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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


LXXXVII»    ANNÉE.    —   SIXIÈME    PERIODE 


rOMB    XL.    —    1"   JUILLET   1917. 


REVUE 


DES 


DEUX  MOIS 


LXXXVII«   ANNÉE.    —  SIXIÈME   PÉRIODE 


TOME    QUARANTIÈME 


PARIS 

BUREAU  DE  LA  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

RUE     DE     l'université,    15 

1917 


7  o-^^':i  ^ 


LA 

CLOSERIE  DE  CHAMPDOLENT 


(1) 


rrERNIERE     PARTIE  (2) 


VI.  —    LA   RÉCOLTET  du    GOEMON 

Quand  les  deux  domestiques  de  Kerjan  eurent  mangé  la 
soupe,  puis  une  large  tranche  de  pain  beurré,  le  plus  jeune, 
qui  se  disait  encore  malade,  se  leva  de  table  ;  mais  Le  Treff 
avala  une  dernière  crêpe  de  blé  noir  et  plusieurs  bols  de  cidre.; 
Puis,  sans  hâte,  il  se  prépara  pour  cette  expédition  de  Mouster- 
lin,  endossant,  par-dessus  son  gilet  de  tricot,  une  veste  sans 
manche,  soutachée  de  velours,  la  seconde  d'après  le  rang  d'an- 
cienneté, et  qu'il  mettait  toujours  s'il  devait  travailler  hors  du 
domaine.  Marie  s'habilla  un  peu,  elle  aussi  :  mais,  pour  pro- 
téger le  bonnet,  le  ruban  et  la  collerette,  elle  jeta,  sur  sa  tête 
et  sur  ses  épaules,  le  châle  de  laine  qu'elle  attacha,  sous  le 
menton,  avec  une  épingle  double.  Et  elle  monta  dans  la  char- 
rette aux  flancs  cintrés,  qui  était  toute  semblable  à  la  carène 
d'un  bateau  de  pêche,  posée  sur  deux  roues.  Le  Treff  monta 
près  d'elle.  Dans  le  fond,  sur  les  planches,  il  y  avait  deux 
fourches,  une  grosse  pour  le  valet,  une  petite  pour  Marie.  Les 
deux  chevaux  étaient  attelés  en  flèche  :  dans  les  brancards,  la 
vieille  jument  couleur  d'acier,  large  de  croupe  et  large  d'épaules, 
mais  lasse  et  qui  n'avait  point  de  trot,  et,  en  avant,  tirant  par 

(1)  Copyright  b>j  René  Bazin,  1917. 

(2)  Voyez  la  Revue  des  l"  et  15  juin. 


6  REVUE    DES    DEUX    MONDÉS.^ 

saccades,  ombrageux,  flairant  le  vent  et  le  sol,  mordant  qui 
s'approchait,  un  avorton  de  cheval  blanc  qui  se  dandinait  entre 
ses  traits  de  corde. 

Il  fallut  bien  vingt  minutes  pour  déboucher,  des  petits  che- 
mins, sur  la  route  qui  va  de  Fouësnant  à  Mousterlin.  Marie 
n'était  point  d'humeur  à  causer;  elle  avait  la  pensée  au  loin. 
Elle  se  répétait  à  elle-même  les  phrases  de  la  lettre  que  l'abbé 
Alain,  en  ce  moment,  devait  emporter  vers  Quimper,  et  qui 
serait  bientôt  lue,  là-bas,  par  des  yeux  qu'elle  essayait  d'imagi- 
ner, dans  la  brume,  ouverts  et  la  regardant  avec  tristesse, 
fermés,  pleurant,  ouverts  de  nouveau  et  ne  croyant  pas  encore. 
L'attelage  allait  un  peu  plus  vite.  Le  Treff  fouaillait,  pour 
s'échauffer. 

—  Aurait  pas  fallu  faire  ça  avec  la  Jolie  !  disait-il.  Elle 
nous  aurait  jetés  dans  la  mer.  Pauvre  Jolie  1  A  présent,  sa  peau 
tannée  court  le  monde  ! 

—  Vous  croyez.  Le  Treff? 

—  Bien  sûr!  Les  bêtes  comme  elle  meurent  les  premières. 
Il  dit  encore  : 

—  Voilà  la  sacrée  brume  qui  s'effiloche;  c'est  pas  trop  tôtl 
Le  grand  nuage,  depuis  trois  jours  et  trois  nuits   montant 

dans  la  mer,  se  brisait,  en  effet.  Dans  la  nappe  uniforme, 
étendue  sur  des  lieues  et  des  lieues  de  pays,  il  s'ouvrait  des 
corridors  d'un  bleu  ardent  que  le  vent  élargissait,  ou  resserrait 
très  vite.  Rai  de  lumière  courant  sur  les  bois  de  Landebecl 
Grain  sur  Beg-Meil  !  Souffle  qui  passe  au  ras  de  terre,  et  sou- 
lève les  cheveux  de  Marie!  C'est  le  monde  qui  va  secouer  son 
chagrin.  Avant  le  soir,  le  ciel  sera  clair.  Marie  était  seule  avec 
Le  Treff,  sur  la  route  devenue  toute  plate,  route  bordée  de 
landes  et  de  maigres  champs,  que  divisent  des  pommeraies. 
Les  maisons  ne  manquent  pas  d'abord,  aux  deux  côtés,  puis 
l'herbe  devient  rare,  la  pointe  s'amenuise  et  la  mer  est  au 
delà.  Plus  d'habitations,  si  ce  n'est  un  petit  hôtel,  volets 
fermés,  bâti  dans  la  coulée  des  dunes,  et,  à  droite  de  la  route, 
la  grande  ferme  de  Mousterlin,  toute  l'année  dans  l'embrun, 
toute  l'année  dans  le  bruit  des  marées,  et  que  protègent  de 
vieux  ormes  drossés  par  la  tempête. 

Les  chevaux  se  sont  mis  au  pas,  à  cause  du  sable  que  le 
vent  a  roulé  jusqu'à  plus  de  trois  cents  mètres  de  la  plage. 

—  Y  a  du  monde  au  goémon!  dit  Le  Treff. 


LA    CLOSERIE    DE    CHAMPDOLENT.  I 

Là  OÙ  la  dune  est  fendue,  droit  en  avant,  là  où  la  route 
s'abaisse,  tourne  un  peu  et  s'unit  à  la  plage,  on  apercevait  le 
haut  bord  des  charrettes  arrêtées  sur  la  grève,  des  têtes  de 
chevaux  dresse'es,  humant  le  vent  de  la  mer,  comme  si  l'avoine 
était  au  large,  et  des  fourches  qui  se  levaient  aussi,  chargées 
de  goémon,  décrivaient  un  arc  de  cercle,  et  retombaient. 

Le  valet  de  Kerjan  cingla,  d'un  coup  de  fouet,  les  reins  du 
Bihan,  le  petit  cheval  de  flèche,  qui  fît  un  rude  effort;  la  peau 
de  la  poulinière  se  plissa;  les  muscles  des  deux  bêtes  se  ten- 
dirent à  se  rompre,  et  les  roues  pénétrèrent  dans  le  sable 
léger. 

C'était  la  pointe  de  Mousterlin,  la  sauvage  et  la  désolée, 
presqu'île  de  sable,  arrondie  à  l'extrémité,  nuit  et  jour  battue 
et  polie  par  les  lames,  et  qui  devrait  céder  et  couler  dans  la 
mer.  Mais  elle  est  bien  armée.  Elle  a,  pour  défendre  son  museau, 
une  corne  comme  un  espadon,  un  éperon  de  roches  brunes  et 
de  roches  noires.  Jusqu'où  va-t-il  ?  Dieu  le  sait,  et  un  peu  les 
pêcheurs  qui  tendent  dans  les  creux  leurs  casiers  à  homards,  et 
abritent  leurs  bateaux  derrière  les  tables  de  pierre,  les  cara- 
paces de  tortues,  les  dos  de  monstres  immobiles,  que  la 
marée  ne  découvre  jamais  tout  à  fait.  Là,  dans  l'abime  des 
eaux  qui  n'ont  jamais  la  paix,  dans  les  courans  qui  luttent,  et 
se  tordent  en  remous,  et  répandent  leur  écume  le  long  des 
anses  voisines,  il  y  a  des  forêts  d'algues  rousses  et  d'algues 
transparentes,  les  unes  en  forme  d'épées,  gaufrées  le  long  des 
bords,  d'autres  aplaties,  souples  comme  des  courroies,  d'autres 
taillées  en  forme  d'arbustes,  qui  portent  au  bout  des  branches 
des  capsules  gonflées  d'air.  On  entrevoit,  dans  les  beaux  jours, 
leurs  bras  qui  montent  et  qui  se  tordent.  La  mer  a  ses  halliers. 
La  tempête  les  abat,  lorsque  l'heure  est  venue.  Le  flot  les 
soulève  et  les  pousse  à  la  côte.  Et,  entre  la  pointe  de  Beg 
Meil  et  celle  de  Ben  Odet,  où  les  chênes  et  les  ormes  verdoient 
sur  les  falaises,  la  pointe  rase  de  Mousterlin  s'avance  dans 
le  grand  large,  et  reçoit  tout  le  fumier  de  mer  qui  fera  lever 
les  blés. 

Voici  donc  la  charrette  de  Kerjan  qui  tourne  sur  la  plage, 
droit  au  vent,  et  qui  suit  le  bourrelet  énorme  de  goémon, 
amassé  et  tassé  par  la  dernière  marée,  dans  lequel  des  fermiers 
de  la  côte  de  Fouësnant,  ou  du  bourg  de  dollars,  des  vieux  ou 
des  tout  jeunes,  enfoncent  leurs  fourches  jusqu'au  manche.  Ils 


8  REVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

enfoncent  leurs  fourches,  ils  ont  de  la  peine  à  les  arracher  du 
tas  et  à  les  soulever,  chargées  de  ces  lanières  gluantes  qui 
pendent  en  banderoles  autour  des  hampes  redresse'es,  et  qui 
sont  jete'es  dans  les  charrettes.  Déjà  six  charrettes  sont  acculées 
au  remblai  de  goémon.  Kerjan,  septième,  se  range  tout  au 
bout  de  l'équipe.  Le  Treff  et  Marie  descendent  de  la  voiture* 
Celle-ci  leur  cache  à  moitié  les  voisins.  Ils  sont  juste  au  milieu 
de  la  courbe  que  décrit  la  plage.  La  pente  est  raide.  Les  cail- 
loux sont  tout  proches  et  la  mer  tourne  autour.  Elle  montera 
bientôt.  Rien  que  du  sable,  des  roches,  des  vagues,  des  nuées 
devant  soi. 

Les  chevaux  soufflent,  les  gens  aussi.  Il  faut  bien  regarder 
le  champ  avant  de  travailler.  A  gauche,  une  clarté  enveloppe, 
au  loin,  les  arbres  de  Beg  Meil.  La  mer  reçoit  des  lumières  qui 
voyagent.  La  mer  s'endort  quand  la  pluie  est  longue.  On  voit 
au  loin  l'archipel  des  Glenans,  comme  une  escadre  disséminée, 
toutes  ses  proues  à  l'Est,  qui  commence  à  s'enlever  sur  l'horizon 
plus  clair.  Et  Le  Treff,  qui  regarde  aussi,  laboureur  habitué  à  la 
compagnie  des  marins,  trotteur  de  grèves  au  lendemain  des 
naufrages,  pêcheur  de  crabes  dormeurs  les  jours  de  grande 
marée,  s'amuse  à  nommer  les  cailloux,  pour  montrer  qu'il 
sait  tout.  Le  vent  lui  trousse  sa  barbe  rousse  et  la  divise  en 
flammes. 

---  Tenez,  Marie,  en  face,  le  Corbeau  ;  plus  loin  Men  Vras, 
avec  la  Vache,  où  l'on  prend  les  plus  beaux  homards.  Plus  loin, 
voyez-vous  une  balise? 

—  Non. 

—  Ce  que  c'est  que  des  yeux  de  femme!  Eh  bien  I  les  îles 
au  moins  ne  peuvent  pas  vous  échapper?  La  grosse,  là,  c'est 
l'Ile  aux  Moutons,  dont  on  parle  souvent  dans  les  cabarets.  Elle 
a  toujours  sa  couronne  de  fleurs  blanches,  mais  pas  bonnes  à 
cueillir,  je  vous  en  réponds.  Des  vagues,  ma  chère,  des  vagues 
qui  ne  sont  pas  tendres  à  connaître!  Ah!  le  soleil  l'amignonne  : 
voyez! 

Une  grande  barque,  à  voile  jaune  et  tendue,  passait  dans  la 
rayée,  à  la  pointe  de  l'île. 

—  Chalutier,  dit  Le  Treff,  ça  va  vers  Concarneau. 
D'avoir  vu  la  voile  et  entendu  ces  noms-là,  Marie  est  toute 

troublée. 

' —  Travaillons!  dit-elle. 


LA    CLOSERIE    DE    CHAMPDOLENT.  9 

Marie  alors  se  détourne  et  prend  sa  fourche.  Elle  enlève  une 
fourchée  de  goémon,  pas  trop  grosse,  comme  elle  peut  faire,  et 
commence  à  charger  l'arrière  de  la  charrette,  tandis  que  Le  Treft 
chargera  l'avant.  Elle  se  hâte,  et  lui  aussi.  Et  après  un  quart 
d'heure,  le  vent  ayant  soufflé,  elle  rajuste  son  fichu  de  laine, 
d'où  sont  sorties  les  brides  du  bonnet.  Par-dessus  la  charrette, 
en  se  soulevant  sur  la  pointe  des  pieds,  en  montant  un  peu 
sur  le  bourrelet  d'algues,  que  voit-elle?  un  vieux  qui  travaille 
à  dix  pas  d'elle,  un  homme  qui  a  de  petits  favoris  courts,  tout 
blancs,  et  qui  a  l'air  bien  las.  C'est  le  closier  de  Ghampdolent. 
Il  est  seul.  Il  a  posé  sa  veste  à  terre  et  mis  dessus  un  galet.  Son 
large  chapeau,  rejeté  en  arrière,  découvre  le  front  qui  est  tout 
en  sueur.  Lentement,  mais  sans  se  reposer,  il  continue  la 
besogne.  Elle  est  loin  d'être  achevée.  Pauvre  ancien!  A-t-il 
aperçu  Marie?  Rien  ne  le  dit.  Il  ne  se  détourne  pas.  Il  ne  prête 
attention  ni  aux  mots  qui  remontent  le  vent,  quand  les  hommes 
crient,  un  peu  plus  bas,  sur  la  plage,  ni  au  mouvement  de  ce 
point  noir,  là-bas,  un  pêcheur  sans  doute,  qui  va  faire  glisser 
sa  plate  sur  le  sable,  et  rejoindre  son  bateau  ancré  entre  les 
roches.  La  pluie  tombe  encore,  mêlée  de  lumière  vive. 

Ainsi  une  heure  s'écoula.  Nerveuse,  désireuse  de  finir  cette 
lassante  besogne,  Marie  avait  fait  sa  part  du  chargement,  ou 
peu  s'en  fallait.  De  la  pointe  de  la  fourche,  elle  se  mit  à  égaliser 
les  couches  de  goémon,  entre  les  montans  de  la  charrette.  Elle 
passa  même  à  droite,  du  côté  où  se  trouvait  Jean  Quéverne,  et 
elle  vit  que  le  closier  de  Ghampdolent  ne  travaillait  plus.  Il 
avait  pris  quelques  poignées  de  foin,  emportées  dans  un  filet 
à  grosses  mailles,  et,  les  ayant  placées  sur  le  sable  mouillé,  sous 
le  nez  de  la  jument  de  Ghampdolent,  il  enlevait  la  têtière  et  le 
mors,  pour  que  la  bête  pût  manger.  Alors,  Marie  s'approcha  : 
il  ne  pouvait  la  voir.  Elle  jeta,  dans  la  charrette  moins  qu'à 
demi  pleine,  une  fourchée  de  goémon,  puis  une  autre,  puis 
une  autre  :  il  ne  pouvait  l'entendre.  En  quelques  minutes, 
comme  elle  y  mettait  toute  sa  force,  elle  en  eut  fait  autant  que 
le  vieux  père  en  une  demi-heure.  Lui,  tranquille,  le  bras 
appuyé  sur  le  garrot  de  la  Buissonne,  il  respirait  l'air  qui 
devenait  plus  doux. 

A  gauche,  du  coin  de  l'œil,  Le  Treff  observait  Marie.  Il  ne 
comprenait  point,  et  riait  dans  sa  barbe  fauve,  de  la  bonne 
plaisanterie.  Mais  quand  il  s'aperçut  qu'elle  ne  s'arrêtait  point 


iO  REVUE    DES    DEUX   MONDÉS. i 

de  travailler  pour  ce  pauvre  closier,  il  haussa  les  épaules,  piqua 
sa  fourche  dans  le  sable,  et,  croisant  les  bras,  les  appuyant  sur 
le  manche,  l'air  dédaigneux,  il  attendit,  pour  voir  comment 
cela  finirait. 

Il  attendit  tout  juste  le  temps  que  mit  la  Buissonne  à 
manger  sa  poignée  de  foin.  Comme  elle  relevait  la  tête,  et  la 
secouait,  ramenant  avec  sa  langue  les  derniers  brins  d'herbe 
sèche  que  le  vent  lui  disputait,  le  closier  se  détourna  :  il  aperçut 
Marie  qui  travaillait  pour  Ghampdolent.  Ses  bras  se  levèrent 
d'étonnement,  la  joie  reparut  sur  ce  visage  d'honnête  homme 
qu'elle  n'habitait  plus  guère,  puis  Jean  Quéverne,  devinant 
qu'on  l'épiait,  à  droite  et  à  gauche,  reprit  son  air  tranquille  et 
las,  et  il  vint  vers  Marie. 

Il  arriva  jusqu'auprès  d'elle,  qui  n'osait  plus  le  regarder, 
et  travaillait  encore, 

—  Marie?  ma  petite  Marie,  c'est  vous  qui  avez  fait  cela? 

—  Je  vous  ai  vu  fatigué,  père,  et  je  vous  ai  servi. 

En  vérité,  ceux  qui  guettaient  les  paroles  ne  purent 
comprendre  celles-là,  qui  furent  dites  à  voix  basse.  Quéverne 
dit  encore,  pour  elle  seule  : 

—  Marie,  je  n'ai  pas  eu  un  si  bon  jour  depuis  trois  ans! 

Il  eut  envie  sans  doute  de  nommer  un  de  ses  fils,  soit  Pierre, 
soit  Alain,  car  il  hésita  un  instant.  Puis,  se  baissant  pour 
ramasser  sa  veste,  il  se  rapprocha  de  la  jument,  reboucla  la 
bride  qu'il  avait  enlevée,  serra  la  sangle,  puis,  à  haute  voix  : 

—  Hue,  la  Buissonne  I 

Les  roues  fendirent  le  sable,  et  le  vent  commença  tout  de 
suite  à  écrèter  les  ornières,  effaçant  la  trace  de  la  charrette  de 
Ghampdolent,  à  demi  pleine,  et  qui  s'en  allait. 

Marie  reprit  sa  place,  à  l'arrière  de  la  charrette  de  Kerjan, 
et  se  remit  à  l'ouvrage.  Le  valet  qui,  lui  aussi,  piquait  la  fourche 
dans  le  goémon,  demanda,  en  soulevant  le  faix  : 

—  Qu'est-ce  qu'il  vous  a  dit,  le  Quéverne? 

—  Il  m'a  dit  merci. 

Mais  l'homme,  avant  d'emporter  la  charge  de  lanières 
brunes  qui  coulaient  et  s'agitaient  autour  de  lui,  éclata  de  rire, 
et  répondit  : 

—  C'est  votre  mari,  que  vous  avez  aidé! 

Elle  se  tut.  Le  travail  pressait.  La  mer  commençait  à  monter, 
et  le  ciel  était  vert  au-dessus  des  Glenans.i 


LA   CLOSERIE    DE    CHAMPÎ)OLENT«  il 


VII.    —   LE   CONCERT    DANS   LES   PINS 

Son  mari  était  au  cantonnement.  Deux  compagnies  logeaient 
dans  le  village,  c'est-à-dire  dans  des  maisons  qui  n'avaient 
plus  de  toit,  plus  de  vitres,  plus  de  meubles.  Les  murs  droits 
sont  encore  des  abris  à  qui  souffre  du  vent.  Des  hommes  dor- 
maient, la  nuit,  entre  les  quatre  clôtures  de  pierre  de  ce  qui 
fut  une  habitation,  une  propriété  jalousement  aimée  :  cuisine 
du  fermier;  boutique  de  l'épicier;  forge  du  charron;  salle  car- 
relée où  le  curé  recevait  ses  paroissiens,  et,  les  jours  de  confé- 
rence, traitait  ses  confrères;  cellier  de  l'aubergiste;  grange 
toujours  pleine  du  riche  du  village,  cultivateur  tout  ensemble 
et  marchand  de  grain.  Canonné  par  les  Allemands,  canonné  et 
reconquis  récemment  par  les  Français,  le  pauvre  village  en 
ruines  rendait  aux  hommes  et  aux  bêtes  plus  de  services,  depuis 
quatorze  mois,  qu'il  n'en  avait  rendu,  au  temps  où  les  grandes 
nuées  d'automne,  crevant  sur  la  plaine  champenoise,  ne  mouil- 
laient que  les  toits  bien  entretenus  et  la  terre  blanche,  maigre 
nourrisseuse  d'herbe.  On  était  à  sept  kilomètres  du  front  nou- 
veau. De  temps  à  autre,  un  aviateur  allemand  en  reconnais- 
sance laissait  tomber  une  bombe  ou  doux  sur  ces  groupes  de 
soldats,  ces  camions,  ces  cuisines,  ces  chevaux  au  piquet,  ces 
bâches  recouvrant  on  ne  sait  quelles  provisions  et  qui  encom- 
braient la  rue  tournante  et  courte,  ne  laissant  au  milieu  que 
le  passage  de  deux  roues.  Et  tout  cela  était  l'arrière,  le  lieu  de 
repos,  le  cantonnement  auquel  on  rêvait,  dans  la  tranchée. 

La  V  compagnie  logeait  plus  haut,  à  moins  d'un  kilomètre, 
sur  le  renflement  très  léger  au  pied  duquel  on  avait  autrefois, 
pour  les  mieux  garantir  de  l'orage  et  du  vent,  bâti  les  maisons 
du  village.  Là,  s'étendait  un  bois  de  pins,  long  et  peu  large, 
suivant  la  ligne  de  faîte,  et  la  crêtant  d'une  falaise  qui  fut  verte 
et  compacte  trente  ans  au-dessus  des  terres  arables.  Dans  les 
jours  chauds,  au  temps  de  la  paix,  toute  la  plaine  le  regardait 
avec  envie.  Les  oiseaux  de  passage  y  logeaient  tous  une  nuit.^ 
Les  arbres  avaient  été  semés  soigneusement  ;  ils  étaient  bien 
venus,  malgré  l'avarice  de  cette  craie  blanche  où  rayonnaient 
leurs  racines.  Mais  la  guerre  est  bûcheronne.  Elle  avait  brisé 
plus  de  branches  que  di^  étés  n'en  font  pousser,  rompu  des 
troncs,  percé  des  jours.  Puis,  par  deux  fois,  une  vague  de  gaz 


12  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

asphyxians  avait  roulé  sur  la  colline.  Et  les  arbres,  ceux  qui 
restaient,  ayant  bu  le  poison,  leurs  couronnes  étagées  autour 
de  la  tige,  leurs  pinceaux  d'aiguilles  vertes,  leurs  épis  large 
ouverts  et  qui  balayaient  le  sol,  avaient  pris  une  couleur  d'ocre 
rouge.  La  futaie  était  morte  et  demeurait  debout,  sanglante.i 
Au  milieu,  deux  baraques  en  planches,  depuis  peu  transportées 
par  le  Génie,  servaient  de  logement  à  des  troupes,  et,  en  ce 
moment,  à  la  7®  compagnie  du  bataillon  d'infanterie  coloniale. 
Dans  une  autre  baraque,  plus  petite,  à  gauche,  le  capitaine 
Hellequin  avait  installé  ses  bureaux. 

Pierre  Quéverne  sortait,  avec  d'autres,  de  la  chambre, 
comme  il  disait,  lorsque,  soudain,  tous  les  autres  le  quittèrent 
et  coururent  vers  la  baraque  où  logeait  le  capitaine.  A  la  porte, 
un  groupe  de  coloniaux  entourait  le  vaguemestre  : 

—  J'en  ai-t-il  une?...  Et  moi?...  Et  moi?... 

C'était  la  famille  qui  venait  aux  avans,  avec  ses  baisers,  ses 
regrets,  les  nouvelles  qui  ne  varient,  guère,  et  le  soutien  des 
mots  qui  furent  écrits  pour  nous.  Les  hommes  tendaient  les 
bras,  comme  s'ils  se  rendaient  à  cette  force  victorieuse  :  «  Et 
moi?  Et  moi?  Et  nous?  » 

Quéverne  ne  se  mêlait  jamais  à  ces  heureux.  Les  déceptions 
eussent  été  trop  fréquentes.  Il  s'éloigna  donc,  comme  d'habitude, 
les  mains  dans  les  poches,  voulant  gagner  la  lisière  du  bois, 
d'où  la  vue  est  grande  sur  la  plaine.  11  avait  pris  de  la  vigueur 
encore  et  de  l'assurance,  depuis  qu'il  faisait  la  guerre,  et  disait 
volontiers  :  «  Je  me  porte  bien,  mais  je  croyais  savoir  ce  que 
c'est  que  le  gros  temps,  et  c'est  ici  que  je  l'ai  appris.  »  Aucun 
soldat  de  métier  ne  lui  en  aurait  remontré,  ni  pour  astiquer  un 
fusil,  ni  pour  chaparder  du  vin  dans  la  cave  d'une  maison 
éboulée,  ni  pour  découvrir  l'emplacement  d'une  mitrailleuse,  ni 
pour  tailler  une  bague  dans  la  fusée  d'  n  obus  :  seulement, 
quand  la  bague  était  faite,  il  la  donnait  aux  amis.  «  Chez  moi, 
disait-il  encore,  on  n'aime  que  les  vrais  bijoux.  » 

Il  allait  donc  vers  la  lisière  qui  n'était  pas  bien  loin  de  là, 
car  on  voyait,  entre  les  colonnes  rompues  des  pins,  entre  les 
branches  pendantes,  fauchées,  tordues,  des  morceaux  de  la 
plaine,  tout  entière  vibrante  dans  la  lumière  du  soir.  Et  il  allait 
lentement,  retenu  par  l'espoir  qui  ne  meurt  pas  d'être  enfin 
comme  un  de  ceux-là,  auxquels  on  écrivait.  Il  portait  haut  la 
tète,  selon  sa  coutume,  et  rien   ne  pouvait  faire  deviner  la 


LA    CLOSERIE    DE    CHAMPDOLBNT.;  43 

détresse  de  ce  tlâneur  qui  cherchait  le  soleil  et  un  coin  pour 
s'asseoir. 

—  Pierre? 

—  Après? 

—  Y  en  a  une  pour  toi! 

Il  tressaillit,  ne  se  détourna  pas,  et  cria  : 

—  Apporte,  Kerdudal,  si  c'est  pas  de  la  blague! 

Derrière  lui,  il  entendit  un  pas  qui  s'approchait,  et  Ker- 
dudal, sautant  devant  lui,  l'arrêta.  Il  avait  une  lettre  à  la 
main. 

—  Voilà,  et  d'une  écriture  jolie,  encore!  Une  femme!  Et  ça 
vient  de  Fouësnant. 

Quéverne  regarda,  et  répondit  : 

—  La  mienne. 

Il  n'avait  pas  perdu  l'expression  insolente  qui  lui  était  habi- 
tuelle; il  avait  seulement  pâli,  et  les  cartilages  de  son  cou 
s'étaient  gonflés,  comme  s'il  étouffait.  Avant  de  tendre  la  main, 
il  regarda  l'enveloppe,  une  seconde  fois. 

—  C'est  bien  d'elle,  dit-il.  Tu  peux  donner. 

Il  prit  la  lettre  et  la  mit  dans  sa  poche  de  gauche,  la  pro- 
fonde, qui  descendait  jusqu'à  son  genou. 

—  Tu  ne  la  lis  pas? 

—  Plus  tard, 

—  Je  croyais  que  tu  n'en  avais  jamais?  demanda  naïvement 
Kerdudal. 

—  C'est-à-dire,  pas  souvent  comme  ça,  par  le  vaguemestre. 
Ah!  mon  pauvre  vieux,  on  dit  tant  de  choses, dans  le  militaire! 
Des  nouvelles  de  chez  moi?  J'en  ai  autant  que  j'en  veux...  plus 
quelquefois...  Allons  nous  reposer,  puisque,  demain,  nous 
remontons  en  ligne. 

Les  deux  hommes,  entre  les  arbres  empoisonnés,  qui 
n'avaient  plus  que  la  forme  de  leur  espèce  et  dont  la  sève  était 
tarie,  continuèrent  leur  chemin  côte  à  côte,  l'un  très  grand, 
flegmatique,  épanoui,  confiant,  l'autre  silencieux,  mais  l'œil 
toujours  ardent  et  courant- les  lointains.  Ils  s'étaient  retrouvés 
depuis  une  quinzaine.  Après  la  grande  offensive  de  Champagne, 
les  unités  décimées  ayant  été  reformées,  Kerdudal  avait  été 
versé  à  la  V  compagnie.  Demande  du  capitaine  Hellequin? 
Erreur?  Hasard?  Il  n'en  saurait  jamais  rien.  Ce  sont  des  choses 
qu'il  ne  faut  point  approfondir.  Ils  étaient  compagnons  de  cham- 


a 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


brée,  de  soupe,  de  marche,  de  guet  et  de  danger.  Le  voisinage 
de  Kerjan  et  de  Champdolent  aurait  dû  rendre  la  conversation 
facile  et  intime  entre  les  deux  hommes.  Fréquente,  elle  l'était. 
Cependant  ils  ne  parlaient  point  de  plusieurs  des  gens  qu'ils 
connaissaient  le  mieux  :  pas  une  fois  le  nom  de  Marie  n'avait  été 
prononcé.  Souvent  même,  ils  ne  causaient  que  des  choses  du 
régiment,  du  vin,  des  chefs,  des  camarades.  Et  Pierre  avait 
commencé  à  donner  à  Kerdudal  des  leçons  de  bombarde. 
«  Comme  ça,  disait-il,  quand  tu  retourneras  au  pays,  tu  pourras 
jouer  dans  les  noces.  » 

A  la  lisière  du  bois,  ils  s'assirent,  adossés  au  tronc  d'un  pin 
abattu,  que  ses  maîtresses  branches,  enfoncées  dans  l'herbe, 
tenaient  encore  incliné,  comme  un  homme  appuyé  sur  ses 
coudes.  Ils  avaient  devant  eux  une  vaste  campagne  plate, 
roussie  par  le  soleil  et  par  la  chimie  de  la  guerre,  tachetée  çà 
et  là  d'un  peu  d'herbe  renaissante,  et  que  traversait,  à  l'horizon, 
du  Nord  au  Sud,  une  route,  autrefois  bordée  d'arbres,  à  présent 
nue.  Le  canon  tonnait  au  delà  de  la  route.  Au  pied  du  plateau, 
deux  charrues,  parallèles,  l'une  conduite  par  un  tout  jeune 
gars,  l'autre  par  une  femme,  défonçaient  la  jachère,  et,  dans 
l'immensité,  soulevaient  une  poussière  minuscule,  comme  deux 
moineaux  qui  se  poudrent.  Ce  fut  l'unique  objet  qui  attira  le 
regard  et  émut  le  cœur  du  valet  de  Kerjan. 

—  Ahl  dit-il,  les  vois-tu,  Quéverne?  Ils  sont  rentrés  d'avant- 
hier,  dans  la  cave  de  leur  maison,  la  mère  et  le  fils,  parce  que 
le  père  est  comme  nous,  un  pauvre  bougre  qui  se  bat,  et  déjà 
ils  travaillent;  c'est  bien... 

Et,  un  moment  après  : 

—  Voilà  tout  de  même  de  la  terre  réconciliée. 

Sans  savoir  pourquoi,  lui,  descendant  de  vieille  race 
terrienne,  il  employait  le  mot  qui,  après  une  profanation, 
exprime  la  rentrée  en  grâce  et  la  bénédiction  nouvelle  d'une 
église. 

—  Oui,  dit  Pierre,  ils  ont  du  cœur.  Ça  n'est  pas  des  domes- 
tiques de  ferme,  que  tu  connais  bien,  qui  viendraient  labourer 
si  près. des  lignes,  au  risque  de  recevoir  un  obusl 

—  Quinquis,  n'est-ce  pas?  Il  n'est  pas  brave.  Mais  Gueule 
de  renard  ne  l'est  guère  plus.  Ne  devrait-il  pas  être  avec 
nous? 

Quéverne  fît  un  signe  d'assentiment. 


LA    CLOSERIE    DE    CHAMPpOLENT.j  15 

—  A  cette  heure,  ils  commencent  tranquillement,  chez 
nous,  à  battre  leur  blé  noir. 

Chez  nous!  Les  mots  sacrés  qui  les  faisaient  tous  rêver, 
soulîrir,  espérer,  et  aussi  affronter  la  mort,  ceux-là  que  la 
guerre,  depuis  quatorze  mois,  avait  arrachés  aux  maisons  per- 
dues dans  les  campagnes,  et  dont  chacune  a  charge  d'un  mor- 
ceau de  la  terre  de  France,  toute  labourée  !  Les  deux  soldats, 
du  même  élan,  étaient  déjà  revenus  au  pays  de  Cornouaille, 
aux  fermes  de  Kerjan  et  de  Ghampdolent,  bâties  sur  la  même 
pente  qui  descend  vers  la  mer.  Ils  ne  pensaient  déjà  plus  aux 
valets  de  ferme,  ni  à  la  récolte  du  sarrasin;  ils  songeaient  à 
la  même  jeune  femme  :  Marie.  Et  il  y  eut  entre  eux  un  long 
silence. 

—  A  propos,  repartit  Quéverne,  il  faut  que  je  lise  ma 
lettre  ! 

Il  disait  cela  sans  hâte.  Il  ne  voulait  pas  se  démentir.  Puis 
il  avait  peur  de  l'inconnu.  Dans  les  rares  occasions  où  le  père 
avait  écrit,  ou  la  sœur  Julie,  la  religieuse,  ou  le  beau  second 
maître  du  Jaurégtiiberry,  Pierre,  pour  décacheter  la  lettre, 
s'était  servi  de  son  doigt,  qui  déchirait  de  travers  le  papier.  Mais, 
quand  il  eut  mis  la  main  au  fond  de  sa  poche,  en  se  baissant, 
il  ramena,  du  même  coup,  la  lettre  et  un  couteau  serpette,  à 
manche  de  corne,  et,  ayant  passé  la  lame  recourbée  dans  la 
fente  de  l'enveloppe,  près  de  l'angle,  il  coupa  le  papier  avec  soin, 
comme  si  c'était  une  relique^  un  morceau  du  voile  d'une  sainte 
de  Bretagne. 

Kerdudal,  par  discrétion,  ainsi  que  cela  se  doit,  regardait 
les  attelages  qui  progressaient  dans  la  plaine,  tandis  que  son 
camarade  prenait  connaissance  de  la  lettre.  Des  grondemens 
d'artillerie  lourde  arrivaient  de  l'horizon;  la  plaine  relançait  de 
la  lumière  vers  le  ciel  comme  aux  jours  d'été;  il  faisait  bon  se 
reposer  sur  l'herbe. 

—  Kerdudal? 

Comme  la  voix  de  Pierre  Quéverne  avait  changé,  en  une 
petite  minute! 

—  Dis,  Kerdudal,  c'est  ma  petite  fille  qui  m'écrit,...  cette 
fois!  La  mère  a  mis  seulement  l'adresse,  et  les  mots,  comme 
de  juste...  Ce  qu'elle  doit  être  mignonne,  cette  Jeanne-Marie! 

Stupéfait,  n'y  comprenant  rien,  trop  timide  pour  le  montrer, 
Kerdudal  continua  de  s'intéressera  la  plaine,  sans  rien  répondre 


16 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


et  sans  bouger.  Il  cueillit  une  herbe,  et  la  mit  dans  sa  bouche. 
Puis,  s'enhardissant,  une  idée  lui  étant  venue  : 

—  Je  l'ai  revue,  ta  Jeanne-Marie  ! 

—  Tu  ne  l'as  jamais  dit  ! 

—  Dame,  c'était  avant  les  attaques  de  septembre,  quand 
j'ai  été  en  permission.  Je  ne  faisais  pas  partie  de  la  septième. 

—  A  qui  elle  ressemble  à  présent? 
Embarrassé,  Kerdudal  mordillait  son  brin  d'herbe. 

—  N'aie  pas  peur!  Dis  franchement!  Ce  n'est  pas  à  moi? 

—  Non,  à  elle,  tout  à  faitl 

—  Elle  est  jolie,  alors!  Elle  promettait,  quand  je  l'ai  quittée. 
Mais  c'était  si  petit!  Ah!  elle  ressemble  à  Marie?  Quelle  bonne 
idée!  Alors  elle  doit  avoir  le  teint  clair? 

—  Tout  blanc,  avec  des  petites  taches  de  rousseur. 

—  Un  air  que  je  n'ai  pas  vu  à  grand  monde  de  chez  nous? 

—  Il  m'a  semblé  aussi. 

—  Une  voix  qui  fait  du  mal  ou  du  bien  à  entendre,  et  qui 
prend  le  cœur.  Tu  te  rappelles? 

—  Elle  n'a  pas  parlé  devant  moi. 

—  Eh  bien  !  mon  compagnon,  c'est  la  fille  qui  me  l'écrit, 
mais  c'est  la  mère  qui  l'a  pensé  :  elles  me  disent  de  prendre  ma 
permission,  et  de  venir  à  Fouësnant! 

Kerdudal  n'y  put  tenir  plus  longtemps.  Il  tourna  la  tête,  et 
reconnut  que  Pierre  Quéverne  s'était  rapproché  de  lui,  qu'il 
avait  de  la  joie  plein  les  yeux,  qu'il  riait  en  montrant  ses  dents 
blanches,  et  qu'il  lui  tendait  la  lettre.  Et,  tout  saisi  d'avoir 
appris  tant  de  choses  en  un  moment,  le  grand  valet  de  Kerjan, 
perdant  cette  prudence  paysanne  qui,  jusqu'alors,  l'avait  empêché 
de  causer  librement,  osa  dire  : 

—  J'ai  revu  aussi  ta  femme,  dans  la  grande  pommeraie,  un 
matin  que  le  vent  avait  rudement  gaulé  les  pommes! 

Il  se  mit  à  raconter  la  journée  passée  à  Kerjan  et  à  Champ- 
dolent,  les  mots  qu'il  avait  dits,  même  ceux  qui  n'importaient 
guère,  et  comment  Marie  s'était  informée  de  Pierre. 

—  Si  j'avais  su  que  ça  te  ferait  plaisir,  bien  sûr,  je  te  l'au- 
rais dit  plus  tôt.  Mais  voilà,  on  a  peur  :  les  ménages,  c'est  des 
secrets. 

—  Oui.  Le  monde  n'y  entend  rien.  N'y  a  que  le  bon  Dieu. 
Toi,  Kerdudal,  qui  connais  maintenant  un  brin  de  la  vérité, n'en 
parle  pas  1 


LA    CLOSERIE    DE    CHAMPDOLBNT.  IT 

—  Bien  sûr! 

—  N'en  parle  ni  à  pre'sent,  ni  plus  tard  ! 

—  On  la  saura,  quand  tu  seras  allé  en  permission. 

—  Si  j'y  vas. 

Kerdudal  mit  la  main  sur  l'e'paule  de  Quéverne,  et  ré- 
pondit : 

—  Oui,  je  sais,  tu  n'as  pas  voulu,  quand  c'était  ton  tour; 
mais  ça  peut  se  reprendre,  une  permission  !  Je  t'amènerai  un 
camarade  qui  n'a  pas  de  famille,  et  qui  a  bon  cœur.  Pour  une 
pièce  de  quarante  sous,  je  suis  sûr  qu'il  céderait... 

—  Non.  Il  faut  qu'auparavant  je  fasse  une  chose. 

—  Laquelle? 

—  Le  coup  de  main  sur  la  tranchée  boche.  Tu  ne  peux  pas 
comprendre  pourquoi.  C'est  des  choses  convenues  avec  le 
capitaine.  Après,  je  répondrai  à  Marie. 

—  Tu  as  donné  ton  nom  au  capitaine? 

—  Pas  encore. 

Ils  se  trouvaient  en  confiance  à  présent  ;  ils  se  sentaient 
plus  d'amitié  l'un  pour  l'autre,  et  Kerdudal,  flatté,  content  de 
lui-même,  prévoyant  que  l'étape  du  lendemain  serait  rude, 
s'étendit  tout  de  son  long  près  de  l'arbre,  la  tête  posée  sur  ses 
mains  jointes.  Il  prit  le  temps  de  rêver  un  peu. 

—  Pierre,  il  y  a  une  chose  qui  me  vient  souvent  à  l'esprit. 
Je  voudrais  te  demander  ce  que  tu  en  penses. 

—  Dis! 

Et  Pierre,  toujours  accoté  contre  le  tronc  du  pin, commença 
de  bourrer  sa  pipe. 

—  Voilà  :  quand  je  serai  rentré  à  Fouësnant,  —  ou  bien  a 
Pleuven,  car  je  peux  changer  d'idée,  —  je  ne  sais  pas  si  je 
ferai  mieux  de  rester  garçon,  comme  je  suis,  ou  do  me 
marier.  Rester  garçon,  ça  n'est  pas  gai,  et  me  marier,  ça  me 
fait  peur. 

Il  n'eût  pas  parlé  ainsi  dix  minutes  plus  tôt.  L'autre  répondit, 
négligemment  : 

—  Tout  dépend  de  ce  que  tu  trouveras. 

—  Oh!  je  ne  serai  pas  embarrassé!  Des  filles,  chez  nous,  il 
n'en  manque  pas  !  Et  des  jolies! 

—  C'est  vrai. 

—  Et  de  celles  qui  s'entendent  à  dépenser  la  paye  de 
l'homme! 

TOMI  XL.  —  1917.  â 


18  REVUE   DES    DEUX    MONDES.- 

Ils  se  mirent  à  rire  tous  les  deux,  et  à  dire  des  noms.  Puis, 
brusquement,  le  grand  blond  Jean-Jérôme  devint  sérieux, 
comme  était  sérieuse  l'idée  qu'il  avait  au  fond  du  cœur,  et  dit, 
les  yeux  fixés  là-haut  : 

—  Tu  crois  vraiment,  Quéverne,  qu'on  est  plus  heureux 
quand  on  se  marie? 

Pierre  tira  quatre  bouffées  de  fumée,  les  suivit  des  yeux 
dans  l'air,  et  dit  : 

—  Oui,  je  le  crois  aujourd'hui. 
Puis,  après  un  moment  : 

—  Peut-être  tu  auras  de  la  chance.  Ce  qu'il  faut,  c'est  une 
femme  douce. 

—  Oui  bien. 

—  Riche  ou  pas  riche,  ça  ne  fait  rien,  pourvu  que  l'ar- 
gent lui  reste  dans  la  main.  Une  qui,  une  fois  mariée,  ne 
regarde  plus  par  la  fenêtre.  Une  qui  pense  à  toi  plus  qu'à  sa 
jeunesse. 

—  Je  voudrais  bien. 

—  Qui  ait  de  la  religion. 

—  Elles  en  ont  toutes. 

—  Oh  I  que  non  !  C'est  leur  bravoure,  vois-tu.  Une  femme 
qui  vaille  mieux  que  nous. 

—  Je  ne  demande  pas  mieux. 

—  Une  gentille  enfin  :  voilà,  mon  vieux.  Tâche  de  trouver! 
Ce  qui  restait  de  tabac  dans  la  pipe  fut  fumé  en  silence. 

Le  soleil  s'était  couché.  Rien  ne  vivait  plus  dans  la  plaine, 
que  le  roulement  du  canon,  très  loin,  par  intervalles.  Les  char- 
rues dételées  se  confondaient  avec  les  mottes.  Des  écharpes  de 
brume,  tendues  au-dessus  des  creux,  montaient  insensiblement 
à  la  rencontre  de  la  lune.  Les  deux  soldats  se  relevèrent,  et 
revinrent  au  cantonnement.  A  la  dérobée,  et  tandis  qu'ils 
marchaient  entre  les  arbres  devenus  couleur  de  fumée,  Ker- 
dudal  regardait  Pierre  Quéverne,  avec  une  certaine  déférence, 
comme  un  être  supérieur,  profond  dans  ses  desseins,  et  dont  la 
conversation  était  pleine  de  mystère.  Car  deux  hommes  ne 
peuvent  causer  l'un  avec  l'autre,  de  quelque  sujet  grave,  sans 
se  trouver  déjà  en  relations  d'autorité.  S'il  avait  pu  connaître 
les  âmes,  il  aurait  vu  un  malheureux  que  la  lettre  de  Marie 
réjouissait  comme  un  trop  beau  rêve,  dont  on  a  peur  de 
s'éveiller  ;  un  fier  qui  défendait  sa  peine  et  son  passé  comme 


LA    CLOSERIE    DE    CHAMPDOLENT.  19 

il  pouvait,  avec  une  pauvre  habileté  ;  un  énergique,  prompt  k 
se  décider,  et  capable  de  suivre  une  résolution,  même  la  plus 
dure  qui  fût. 

Comme  Pierre  Quéverne  longeait  le  mur  de  planches  der- 
rière lequel  se  trouvait  le  bureau  du  capitaine  Hellequin,  la 
porte  s'ouvrit,  un  soldat  sortit,  et  Pierre  entra.  Le  capitaine 
signait  des  pièces.  Il  ne  regarda  pas  qui  entrait. 

—  Qui  est  là? 

—  Quéverne,  mon  capitaine. 

—  Pour  quoi  faire? 

—  Vous  avez  demandé  des  volontaires,  pour  après-demain? 

—  Oui. 

—  Il  paraît  qu'il  vous  faut  des  prisonniers? 

—  Oui,  c'est  l'ordre. 

—  Pour  moi,  les  meilleurs  prisonniers,  c'est  les  morts. 
Inscrivez-moi  tout  de  même;  on  tâchera  d'en  avoir  de 
vivans. 

—  Merci,  mon  brave.  Tu  es  inscrit. 

Pierre  aurait  aimé  que  le  capitaine  se  retournât,  et  lui  dit  : 
«  Eh  bien!  Quéverne?  D'où  en  sommes-nous?  »  Mais  l'officier 
semblait  totalement  absorbé  par  la  paperasserie,  Pierre  se 
retira. 

Le  ciel  demeurait  clair. 

Une  heure  plus  tard,  après  la  soupe,  dans  la  longue  baraque 
d'à  côté,  qui  recevait  encore  un  peu  de  clarté  du  dehors  par  les 
baies  tendues  de  toile  huilée,  quatre-vingts  hommes  de  la  7* 
écoutaient  un  concert.  La  plupart  étaient  étendus  sur  les  bat- 
flancs  inclinés,  bâtis  en  planches  comme  le  reste  et  maigrement 
garnis  de  paille.  La  tête  appuyée  sur  un  coude,  ou  sur  le  mur, 
sérieux,  muets,  ils  se  laissaient  aller  à  la  musique  comme  des 
nageurs  à  la  vague,  tout  entiers  plongés  dans  cette  onde  de 
joie  ou  de  mélancolie  qui  les  berçait  ensemble.  Le  son  d'une 
musette,  grêle  et  passionné,  gouvernait  cette  assemblée  de 
paysans,  combattans  d'hier,  combattans  de  demain,  séparés  du 
monde  et  de  la  tendresse  de  chez  eux.  L'air  était  embrumé 
par  la  fumée  de  quatre-vingts  pipes  ou  cigarettes.  Quatre 
nappes  de  lumière,  très  haut,  adieu  du  ciel  encore  vivant,  tra- 
versaient la  baraque,  et  la  fumée  devenait  bleue  quand  elle 
passait  là. 

Qui  donc  amusait  ainsi  les  compagnons  de  la  guerre  ?  Un 


2Ô  REVUE    DEâ    DEUX    MONDES. 

soldat  aux  cheveux  roux,  au  teint  vif,  assis  au  sommet  du  bat- 
flanc  de  droite,  juste  au  milieu  de  la  salle,  et  qui  appuyait  ses 
épaules  à  la  cloison.  Il  ne  regardait  personne;  il  avait  le  regard 
levé  au-dessus  de  la  paille  et  des  compagnons  ;  il  ne  riait  pas  ; 
il  ne  parlait  pas,  quand,  à  la  fin  des  morceaux,  les  mains 
applaudissaient,  et  que  des  voix  criaient  :  «  Bravo,  Pierre!  Du 
triste,  à  présent  ?  Non  I  du  gai  ?  Auprès  de  ma  blonde!  Non  I  pas 
ça  !  Tu  sais  bien  :  la  Chanson  des  amoureux  pauvres  ?  »  Il  jouait, 
presque  sans  intervalle,  des  morceaux  de  musique  empruntés 
au  répertoire  des  cafés-concerts  ou  de  l'Opéra,  des  pardons  de 
Bretagne,  ou  des  maisons  retirées  où  les  mères  chantent  encore, 
près  des  berceaux.  Il  y  avait  des  airs  canailles  et  des  airs  très 
doux,  et  de  lentes  mélodies  coupées  de  ritournelles  endiablées, 
valses  entremêlées  de  galops,  élégies  qu'un  éclat  de  rire  inter- 
rompait, et  les  hommes,  au  fond  de  leur  âme,  trouvaient  que 
cela  ressemblait  à  la  vie.  Quéverne  jouait  très  bien,  les  joues 
creusées  par  l'effort,  les  doigts  courant  sur  le  flageolet  de  bois 
blanc  acheté  à  la  foire  de  Quimper,  ses  gros  doigts  qui  avaient 
manié  les  voiles,  la  charrue  et  le  fusil. 

Dans  la  baraque  voisine,  le  capitaine  Hellequin  examinait 
les  pièces  comptables  de  la  compagnie.  Le  sergent-major, 
debout  près  de  lui,  classait  les  feuilles,  entre  les  pages  d'un 
registre  ouvert  sur  la  table.  La  chambre  était  très  petite,  et 
séparée  seulement  de  celle  de  la  troupe  par  une  douzaine  de 
pins.  Quelques  notes  et  surtout  le  bruit  des  applaudissemens 
venaient  jusque  là,  dans  le  vent  du  soir.  Quand  il  eut  donné  la 
dernière  signature,  Hellequin  se  leva,  songea  un  moment  : 
«  Est-ce  bien  tout?  Sommes-nous  parés  pour  la  relève?  »  puis, 
à  demi-voix  : 

—  Je  lui  ai  promis  d'aller  l'entendre.  Il  faut  aussi  que  je  le 
félicite  d'autre  chose.  C'est  un  homme,  décidément. 

Et  il  sortit  de  la  chambre. 

Quand  il  entra  dans  la  grande  baraque,  avec  précaution,  les 
hommes  étaient  si  attentifs,  si  absorbés  par  les  variations 
qu'exécutait  Quéverne  sur  l'air  du  Lac  de  Niedermeyer,  que 
personne  n'entendit  le  bruit  de  la  porte,  et  que  personne 
n'aperçut,  l'instant  d'après,  droit  et  debout  le  long  des  planches, 
l'officier  aux  moustaches  de  Gaulois,  qui  souriait.  Ce  fut  seule- 
ment à  la  fin  du  morceau,  qu'une  voix  cria,  au  milieu  des 
bravos  : 


LA    GLOSERIE    DE    CHAMPDÔLENT.  21 

—  Fixe  I 

La  paille  remua;  tout  du  long  des  bat-flancs,  des  torses  se 
redressèrent  vivement. 

—  Repos i  bonsoir,  mesenfansi 

—  bonsoir,  mon  capitaine  I 

Les  hommes,  se  recouchèrent.  Quatre  ou  cinq  seulement 
demeurèrent  assis,  pour  mieux  voir.  Le  capitaine,  faisant  signe 
à  Quéverne  de  continuer,  se  tint  debout  à  trois  pas  de  la  porte, 
et  les  hommes  le  regardaient,  parce  qu'il  avait  bon  air.  Il 
écoutait,  comme  eux,  les  mains  dans  les  poches  de  la  culotte 
qu'il  portait  large,  en  souvenir  des  régimens  d'Afrique.  Qué- 
verne, qui  avait  salué,  en  portant  à  la  hauteur  du  front  la  main 
qui  tenait  le  flageolet,  attaqua  un  de  ses  morceaux  favoris,  une 
sorte  de  complainte,  qu'on  entend,  les  jours  de  fête,  autour  de 
la  chapelle  de  Sainte-Anne  de  Fouësnant,  un  chant  de  biniou 
auquel  répond  la  bombarde,  un  dialogue  en  mineur  d'une  tris- 
tesse infinie,  dont  le  vent  et  la  mer  pourraient  être  les  deux 
voix  accordées  et  toujours  reprenant  le  chapelet  de  leur  misère. 

Un  jeune  gars  breton,  étendu  dans  la  paille,  aux  pieds  de 
l'officier,  et  qui  n'avait  pas  dit  un  mot  depuis  une  heure,  leva 
sa  tête  mince,  trop  pâle,  un  peu  folle,  et  demanda  : 

—  Vous  l'aviez  pas  entendu,  mon  capitaine? 

—  Jamais.  11  joue  comme  un  artiste. 

—  Il  y  en  a  plus  d'un  chez  nous  !  11  y  a  aussi  Bodivit,  vous 
savez,  un  homme  dont  la  femme  est  sortie  de  Kerasploc'h  ;  il 
sonne  du  biniou  encore  mieux  que  Quéverne  ne  joue  de  la 
bombarde  :  on  lui  a  demandé,  un  grand  chef,  oui,  de  faire 
venir  son  biniou,  pour  amuser  les  camarades,  dans  les  tran- 
chées. Mais  son  biniou  de  concours  et  de  noces  est  trop  beau 
pour  les  tranchées  :  Bodivit  en  a  fait  venir  un  autre,  qui  pleure 
tout  de  même  bien. 

—  Alors,  tu  appelles  ça  une  bombarde,  l'instrument  dont 
joue  Quéverne  ? 

Le  Celte  mince  eut  un  fou  rire  : 

—  Non,  mon  capitaine!  C'est  un  flageolet,  une  musette,  ce 
que  vous  voudrez  :  pas  une  bombarde.  11  n'y  en  a  que  chez  nous, 
des  bombardes  1  Elles  sont  noires,  elles  ont  sept  trous,  elles  ont 
un  pavillon  d'ivoire  :  mais  elles  refusent  de  sonner  ailleurs 
qu'en  Bretagne,  parce  qu'il  faut,  voyez-vous,  que  le  sonneur, 
avant  de  souffler,  ait  trempé  l'anche  dans  du  cidre  ! 


22  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Ayant  dit  ce  souvenir  de  chez  lui,  l'homme  se  tut,  coupa 
un  bout  de  corde  de  tabac,  et  se  mit  à  le  mâcher,  lente- 
ment, 

—  Bravo  !  dit  le  capitaine,  tu  m'as  fait  plaisir,  Quéverne. 

Il  s'approcha  de  l'endroit  où  était  Pierre.  Mais  celui-ci  s'étant 
prestement  levé,  se  trouva  dans  le  couloir  central  de  la  baraque, 
avant  que  l'officier  eût  fait  la  moitié  du  chemin.  Le  bruit  avait 
déjà  recommencé  ;  la  plupart  des  hommes,  échappant  au  pou- 
voir des  notes,  réveillés  comme  d'une  ivresse,  parlaient  haut  et 
remuaient.  Le  capitaine  frappa,  d'une  main  amicale  et  forte, 
l'épaule  de  Pierre,  et  ils  purent  causer  quelques  instans,  dans 
le  vacarme  de  tous,  sans  être  entendus  des  voisins. 

—  Je  compte  sur  toi  ? 

—  Oui,  mon  capitaine. 

—  J'ai  mis  ton  nom  sur  la  liste  des  volontaires.  C'est  très 
bien  Encore  mieux  que  de  jouer  du  flageolet.  Après-demain 
soir,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  on  sera  là. 

Les  toiles  huilées  ne  laissaient  plus  passer  qu'une  lumière 
jaune  et  morte. 

Vni.    —   COUP    DE   MAIN 

Le  surlendemain,  presque  à  la  même  heure,  la  7®  compagnie 
occupait  une  partie  du  secteur  où  elle  avait  déjà  tenu  les 
premières  lignes.  La  journée  s'était  passée  très  calme.  On 
connaissait  jusqu'aux  rats,  qui  avaient  des  noms  :  le  pansu,  la 
moustache,  tire-la-jambe,  pince-sans-rire.  La  craie,  délayée  par 
une  averse  froide,  le  matin,  coulait  sous  le  caillebotis,  au  fond 
des  tranchées.  L'orage  passé,  le  ciel  était  devenu  d'une  extrême 
pureté.  Mais,  presque  aussitôt,  le  canon,  muet  jusque  là,  s'était 
mis  à  tonner  chez  les  Français,  puis,  comme  une  réponse 
nécessaire,  chez  les  Allemands.  L'attaque  était  prévue  pour  la 
tombée  de  la  nuit,  et  la  nuit  tombait.  Le  bombardement  aug- 
mentait de  violence.  Sifflemens,  éclatemens,  déchiremens  de 
l'air  qui  ne  cessait  de  crier.  Le  sol  tremblait.  Entre  les  deux 
lignes,  sur  la  pauvre  jachère  champenoise  déjà  bossuée,  des 
obus  de  gros  calibre  tombaient  à  chaque  moment,  et  proje- 
taient, en  éclatant,  des  gerbes  de  terre,  de  fumée,  de  mitraille 
et  de  débris  de  bois.  La  tranchée  allemande  était  entièrement 


LA    CLOSERIE    DÉ    CHAMPDOLENT.:  23 

masquée  par  un  rideau  flottant  de  poussière  et  de  vapeur,  plus 
haut  qu'une  futaie  centenaire,  et  la  tranchée  française,  à  cin- 
quante pas  à  droite  et  à  gauche  du  poste  d'écoute  de  la  Tortue, 
était  aussi  cachée  dans  un  nuage.  Là,  dans  la  petite  redoute 
creusée  en  pleine  craie,  que  protégeait,  insuffisamment,  une 
calotte  de  rondins  et  de  mottes  de  terre,  la  et  dans  les  boyaux 
d'accès,  trente  volontaires  étaient  groupés  autour  de  l'officier, 
un  sous-lieutenant  tout  jeune,  charmant  de  visage,  blême  un 
peu,  et  riant,  et  très  maître  de  ses  nerfs,  qui,  toutes  les 
minutes,  regardait  l'heure,  au  cadran  de  la  montre  attachée 
à  son  poignet.  Ils  étaient  calmes,  sauf  deux  ou  trois,  exaltés 
par  le  danger,  qui  pi  iisan talent.  Quelques-uns  devaient  songer 
à  la  mort,  mais  ils  ne  io  disaient  pas.  C'était  la  campagne 
française  qui  va  au  labour  par  l'orage  ;  c'était  la  marine  qui 
s'embarque  par  gros  temps. 

—  Dans  cinq  minutes,  les  gars,  dit  l'officier  à  voix  basse, 
baïonnette  au  canon,  et  doucement,  hein?  pas  de  plai- 
santerie ! 

Les  hommes,  sans  faire  de  bruit,  exécutèrent  l'ordre,  véri- 
fièrent une  dernière  fois  que  les  cartouches  étaient  bien  à  leur 
place  et  les  grenades  aussi.  Et  ils  se  regardèrent  les  uns  les 
autres. 

—  En  voilà  un  qui  rigole,  dit  un  des  plus  petits.  On  ne  dirait 
pas  qu'on  va  où  on  va. 

—  Eh  bien,  quoi?  dit  Quéverne  :  on  va  faire  des  prisonniers! 
on  le  sait  bien  ! 

—  C'est  l'heure,  mes  gars,  dit  l'officier;  en  avant! 
Il  prit  la  tête,  et  sortit  le  premier. 

Silencieusement,  les  trevte  hommes,  comme  des  lapins  dé- 
boulant d'une  garenne  où  on  a  lâché  le  furet,  escaladèrent  les 
tranchées,  par  les  degrés  taillés  dans  la  paroi  verticale,  et  dans 
la  nuit  presque  faite,  dans  la  fumée,  on  vit  leurs  ombres  se 
mouvoir  vite.  Qui  les  voyait?  des  yeux  amis,  derrière  les  cré- 
neaux des  tranchées  voisines.  Qui  les  regardait?  toute  la  com- 
pagnie, tout  le  bataillon  même,  dispersé  dans  les  petites  allées 
creuses  des  tranchées,  et  qui  savait  qu'à  cette  minute  précise, 
trente  camarades  allaient  tenter  un  coup  de  main.  Mais  tous 
ne  voyaient  pas,  et  la  fumée  cacha  bientôt  les  ombres  même 
aux  guetteurs  demeurés  au  poste  d'écoute.  Pas  un  coup  de 
fusil.  Rien  que  le  canon  qui  continuait  de  gronder;  mais  l'artil- 


24  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lerie  savait,  elle  aussi,  que  les  trente  hommes  venaient  d'atta- 
quer et  elle  allongeait  le  tir. 

Dans  les  abris,  combien  d'oreilles  tendues,  guettant  le  crépi- 
tement des  mitrailleuses,  qui  pouvaient  anéantir  cette  petite 
troupe  aventurée!  Non,  rien  que  les  éclatemens  des  obus,  le 
tremblement  incessant  de  l'air  et  de  la  terre,  et  dans  le  bruit 
énorme,  le  sifflement  des  pierres  et  du  plomb,  des  mortelles 
abeilles  déchaînées  et  volant  à  travers  la  fumée. 

Trois  minutes,  cinq  minutes  d'angoisse.  La  sixième  n'était 
pas  achevée,  qu'un  des  guetteurs  de  la  Tortue  dit  : 

—  Les  voilà  ! 

Une  ombre  qui  grandit,  une  autre,  puis  une  troupe  qui  sort 
de  la  brume  de  guerre;  ils  courent;  ils  sont  tous  là.  Celui  qui 
est  en  tète  crie  : 

—  Nous  avons  pris  six  Boches  1 

Toute  la  grappe,  en  un  instant  se  rassemble,  s'aplatit  et  coule 
dans  la  tranchée,  coloniaux  et  prisonniers,  tous  ensemble. 
L'étroite  fente  est  pleine  de  soldats,  tachés  de  blanc,  déchirés, 
soufflant,  contens,  qui  se  précipitent,  entraînent  les  Boches  vers 
l'abri  où  sont  les  mitrailleuses.  Car  le  bombardement  est  enragé. 
Les  Allemands  se  vengent.  La  crête  de  la  tranchée,  à  gauche, 
est  arrachée  par  l'explosion  d'un  obus.  Un  autre  obus  éclate 
dans  la  tranchée  même,  en  arrière.  Deux  hommes  tombent.  Ils 
se  relèvent  et  rejoignent.  On  se  presse  dans  l'abri,  où  l'on  ne 
peut  tenir  que  sept  ou  huit.  Le  gros  de  la  troupe  reste  dehors. 
Le  sous-lieutenant  est  à  l'extérieur,  accoté  contre  la  paroi  de 
craie.  Il  n'a  plus  de  casque.  Une  déchirure,  d'où  le  sang  coule, 
traverse  son  visage,  de  la  pointe  du  menton  à  l'oreille.  Il  regarde, 
il  compte  ses  volontaires,  il  dit  des  jjoms  qu'on  n'entend  pas.  La 
nuit  est  venue.  Un  à  un,  les  prisonniers  sont  poussés  devant 
lui.  Il  allume  son  briquet,  pour  voir,  et  son  visage  devient  dur. 

—  Emmenez  ça,  et  promptement!  Quéverne,  tu  en  as  pris 
deux  pour  ta  part  :  conduis-les  à  l'arrière,  avec  Morel,  Dutaux 
et  Mouchemin! 

Dutaux  buvait,  pour  se  remettre;  Mouchemin  buvait.  Ils 
continuèrent,  passèrent  le  pouce  sur  l'orifice  du  goulot,  remi- 
rent le  bouchon,  et  firent  demi-tour. 

Ah  !  ce  fut  une  promenade  rapide  !  On  ne  s'arrêtait  pas.  Par 
les  boyaux,  les  six  prisonniers,  —  trois  bravaches  et  trois 
loques,  — ■■  contens  d'avoir  été  pris  et  d'échapper  au  dur  régime 


LA    ÛLOSÉRIE    DE    CnAMPÙOLÊNT.i  25 

de  la  guerre,  trottaient,  reconnus  au  passage  par  les  guetteurs, 
masses  grises,  serrées  contre  la  muraille,  et  qui  se  détournaient 
à  demi,  puis  reprenaient  la  veille,  devant  le  créneau.  Car  on 
ne  pouvait  se  tenir  debout  sur  les  banquettes  de  tir.  Le  bombar- 
dement redoublait.  Quéverne  marchait  le  dernier,  houspillant 
deux  retardataires,  un  géant  carré,  barbu,  à  lunettes,  qui  traî- 
nait la  jambe,  et  une  sorte  d'avorton,  effaré  et  cauteleux,  qui 
croyait  son  heure  venue,  et  levait  les  mains,  dans  la  nuit 
déchirée  d'éclairs,  parce  que,  derrière  lui,  Quéverne,  dont  les 
nerfs  et  le  sang  étaient  encore  travaillés  par  la  colère  du  combat, 
criait  :  «  Hue!  les  Boches I  Hue!  sale  gibier!  »  Et  les  tueurs  de 
Français  s'en  allaient,  roulant,  soufflant,  hagards,  aussi  vite 
que  le  permettaient  le  sol  détrempé,  le  caillebotis  par  endroits 
brisé,  contre  lequel  le  pied  se  heurtait,  et  l'ombre  très  profonde 
dans  la  tranchée  qui  tourne. 

On  fit  ainsi  un  quart  d'heure  de  chemin;  on  descendit  une 
pente  faible,  on  en  monta  une  autre,  et  là,  il  y  avait  un  mau- 
vais passage,  pris  d'enfilade  par  les  batteries  allemandes.  Qué- 
verne, au  moment  oîi  la  tête  de  la  colonne  allait  s'engager 
entre  les  talus  exposés  au  feu  et  déjà  ébréchés  par  les  explo- 
sions, commanda,  de  sa  même  voix  de  colère  : 

—  Baissez-vous,  sales  Boches!  Y  a  du  danger  par  ici! 

Ils  comprirent  le  français  ;  ils  se  plièrent  en  deux  ;  on  passa.. 
Mais,  au  moment  où  la  tranchée  s'infléchissait  vers  l'Est,  et  où 
les  hommes  étaient  tout  près  du  poste  du  commandant,  une 
volée  d'obus  tomba  autour  d'eux.  Tous  furent  jetés  à  terre.  Un 
seul  ne  se  releva  pas  :  Quéverne.  Deux  des  camarades  revinrent 
vers  lui,  des  compagnons,  éparpillés  dans  la  nuit,  furent  hélés. 
Le  poste  de  secours  était  proche.  On  courut  chercher  une  civière, 
et  le  Breton  évanoui,  pansé  à  la  hâte,  l'épaule  ouverte  par  un 
éclat  d'obus,  continua  le  voyage  vers. l'arrière.  C'étaient  les 
deux  Allemands,  le  géant  et  le  pauvre  hère,  qui  portaient  le 
blessé,  et  c'était  un  des  camarades  de  Pierre,  maintenant,  qui 
fermait  la  marche,  et  disait  i 

—  Le  sang  lui  coule  de  partout  :  allez  vite!  Pauvre  gars, 
qui  jouait  si  bien  :  Auprès  de  ma  blonde...  Il  n'est  pas  mort, 
tout  de  même,  mais  ça  n'est  pas  une  bonne  blessure,  l'épaule... 

Ils  commençaient  de  sortir  de  la  zone  du  feu,  et  il  y  avait  du 
vent,  au-dessus  d'eux,  qui  ne  sentait  plus  la  fumée. 


26  REVUE  DES  DEUX  MONDES.i 

Trois  jours  plus  tard,  à  l'hôpital  n°47,  entre  Suippeset  Mour- 
melon-le-Grand,  Pierre  Quéverne  reposait  dans  un  lit  blanc, 
face  à  la  fenêtre,  le  dernier  lit,  à  droite,  dans  la  longue  salle  du 
baraquement.  Il  avait  l'épaule  gauche  enveloppée  de  gaze,  de 
toile,  de  feuilles  d'ouate,  le  tout  ficelé,  serré,  moulé  par  des 
bandes  Velpeau.  Entre  cette  épaule  gonflée  et  l'autre  mince,  et 
qui  soulevait,  à  chaque  respiration,  la  chemise  neuve  du  service 
hospitalier,  la  tête,  exsangue  et  droite  creusait  son  gîte  dans 
l'oreiller.  Les  yeux  étaient  clos,  les  mains  cachées  sous  le  drap. 
Le  blessé,  opéré  une  première  fois  à  l'ambulance,  l'avait  été  de 
nouveau  dans  la  matinée,  à  son  arrivée  à  l'hôpital  47.  Il  dormait. 
Le  chirurgien  avait  dit  :  «  Guérira  certainement,  mais  ce  sera 
long.  Le  n°  1  est  libre?  —  Oui,  monsieur  le  major.  —  Emme- 
nez. »  Le  tuyau  d'un  poêle  traversait  la  salle.  Peu  de  bruit  à 
l'intérieur.  Les  blessés,  nombreux,  presque  tous  atteints  grave- 
ment, avaient  cette  seconde  bravoure  de  souffrir  en  silence.  Les 
grandes  étendues  du  camp  de  Ghâlons,  tout  autour,  protégeaient 
de  leurs  vagues  de  vent  et  de  leurs  bois,  et  de  leurs  bruyères 
désertes,  cet  îlot  habité,  où  toutes  les  douleurs  voisinaient, 
mais  pas  dans  le  bruit,  pas  dans  l'air  empoisonné,  pas  dans  la 
vision  de  la  mort.  C'est  à  peine  si  on  entendait  le  bruit  des 
grosses  assiettes  de  faïence,  coulant  et  s'emboitant  l'une 
dans  l'autre,  et  formant  la  pile,  au  sortir  des  mains  de  cinq 
laveurs  de  vaisselle,  qui  travaillaient  dans  un  appentis,  vers 
le  milieu  de  la  baraque.  Le  canon,  qui  grondait  souvent,  se 
taisait  ce  jour-là.  Il  était  deux  heures.  Le  blessé  dormait. 

Un  officier  arriva  du  bout  de  la  salle,  précédé  par  un  infir- 
mier, qui  s'efl"aça  en  murmurant  :  «  Oui,  mon  capitaine,  c'est 
lui.  »  Et  Hubert  Hellequin  s'avança,  sur  la  pointe  du  pied, 
entre  la  cloison  et  le  lit  de  Quéverne.  Il  avait  sur  les  lèvres  un 
sourire  de  bienvenue  qui  s'effaça.  Il  demeura  immobile,  regar- 
dant son  soldat  qui  respirait  faiblement,  avec  lenteur,  mais 
régulièrement.  Il  pensait  :  ((  Je  suis  le  seul  parent,  moi,  le  chef, 
qui  puisse  venir  le  visiter  aujourd'hui.  J'exerce  mon  droit 
paternel,  j'attendrai  que  mon  fils  blessé  sorte  de  son  sommeil.; 
Ça  ne  sera  pas  long.  Déjà  ses  lèvres  grimacent  et  veulent  se 
plaindre.  La  douleur  l'éveille...  Non,  elle  a  passé.  Gomme  il  est 
blanc!  Pauvre  petit!  Entre  ses  moustachps  rousses  et  ses  che- 
veux fauves,  il  n'a  pas  une  goutte  de  ^>^ng  sous  la  peau.  Je 
voudrais  voir  ici  la  femme  qui  l'a  fait  s  ;ufîrir.  Elle  viendrait, 


LA    GLOSERIE    DE    CHA.MPDOLENT. 


21 


avec  sa  coi ITo  de  mousseline,  et  elle  ne  serait  pas  plutôt  entrée 
que  le  cœur  lui  cliavirerait  de  retrouver  Pierre  dans  cet  état-là. 
Nous  sommes  dans  un  temps  oîi  il  faut  vite  se  réconcilier.  Si 
on  refuse  l'occasion,  est-on  sûr  de  ne  pas  arriver  trop  tard,  la 
seconde  fois?  Ça  doit  être  une  de  ces  filles,  comme  j'en  ai 
connu,  qui  s'entendent  aussi  à  défaire  la  créature  de  Dieu.  C'est 
un  morceau  de  fer  allemand  qui  l'a  blessé  à  l'épaule,  mon 
pauvre  Quéverne,  mais  le  comv  était  malade  depuis  longtemps. 
Il  a  dû  pleurer  à  cause  d'elle.  C'est  pour  cela  que  le  camarade 
leur  faisait  tant  de  peine  à  tous,  et  tant  de  plaisir,  en  jouant  de 
son  flûtiau.  Je  l'avais  deviné,  avant  même  d'avoir  causé  avec 
lui,  une  nuit,  en  faisant  mon  tour  dans  la  tranchée.  Chère 
jeunesse  qui  as  porté  le  plus  lourd  chagrin  :  l'oubli  de  celle  que 
tu  aimes  encore!...  » 

—  Mon  capitaine,  elle  a  écrit  I 

La  voix  qui  disait  cela  était  comme  une  voix  d'enfant,  faible 
et  claire.  Pendant  que  l'officier  regardait  en  l'air,  Pierre  avait 
ouvert  les  yeux;  il  avait  reconnu;  il  essayait  de  sourire;  il 
parlait,  et  sa  main  droite,  avec  précaution  sortait  de  dessous  le 
drap.  Mais  la  tête  n'avait  pas  bougé. 

—  J'en  suis  content,  mon  brave  I  Tu  vas  mieux? 

—  Oui,  un  peu. 

—  Tu  guériras!  Le  major  me  l'a  dit. 

—  Je  veux  bien  guérir  à  présent...  Elle  a  écrit,  c'est- 
à-dire  que  la  petite  a  écrit  :  mais  la  mère  tenait  la  plume,  vous 
comprenez?  C'est  comme  si  elle  avait  marqué,  sur  le  papier  : 
<(  Mon  cher  Pierre,  »  tout  pareil!  Cherchez  dans  ma  musette! 

Les  yeux  du  blessé,  encore  noyés  de  sommeil  et  de  rêve, 
obéissaient  mal  et  erraient  au  plafond... 

—  Tu  veux  que  je  lise  la  lettre  de  ta  femme? 

—  Oui,  et  vous  ne  serez  pas  le  premier  :  Kerdudal  aussi  l'a 
lue;  mais  lui,  il  ne  comprend  pas  tout...  Au  fond,  dans  le 
portefeuille. 

L'officier  s'était  baissé;  il  prenait,  sur  le  plancher,  la 
musette,  puis,  dans  l'étalage  de  bazar  qu'enveloppait  la  toile 
bise,  le  vieux  calepin,  fermé  par  un  lacet  de  brodequin. 

—  Elle  est  facile  à  trouver  :  il  n'y  en  a  qu'une,  mon  capitaine- 

—  Voici,  dit  Hellequin...,  carte  postale  aux  drapeaux  alliés... 
«  Mon  cher  papa.  »  —  ...Gentil,  tout  celai...  très  gentil!...  — 
«  Je  serai  contente,  et  maman  aussi.  C'est  elle  qui  me  le  dit 


28  REVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

pour  VOUS...   »  Eh  bien!   mon  Pierre,  iras-tu  en  permission, 
cette  fois? 

—  Ça  ne  suffit  pas,  mon  capitaine. 

—  Comment  !  Tu  n'irais  pas  montrer,  à  ta  femme  et  à  ta 
fille,  ta  croix  de  guerre? 

—  Je  l'ai  donc? 

—  La  proposition  est  déjà  partie,  et  je  t'ai  fait  une  citation 
soignée,  tu  sais  ! 

Sur  les  yeux  bruns,  Hellequin  vit  que  les  paupières  s'abais- 
saient, et  qu'entre  les  cils,'  deux  larmes,  mal  combattues  par 
une  volonté  affaiblie,  coulaient.  Il  ne  dit  rien,  pour  que  la  joie 
fût  libre  de  durer.  Un  souffle  de  vent  heurta  les  fenêtres,  en 
face,  comme  un  voyageur  qui  veut  entrer.  Les  deux  hommes, 
immobiles  et  muets  l'un  près  de  l'autre,  étaient,  en  esprit,  bien 
loin  de  l'hôpital.  Ils  voyaient  une  cour  de  ferme,  et  la  porte  de 
la  maison  dont  une  jeune  femme  descendait  les  marches, 
tandis  que,  devant  elle,  une  enfant,  portant  sa  première  coiffe 
blanche,  courait  en  tendant  les  bras  du  côté  du  chemin,  et 
criant  :  «  C'est  mon  papa  qui  revient  de  la  guerre  1  Venez, 
maman,  venez  1  »  Sans  doute  ils  se  représentaient  diversement 
les  choses  et  les  personnes,  mais  l'émotion  les  tenait  émerveillés 
et  sans  parole,  parce  que  le  malheur  de  plusieurs  années  prenait 
fin  en  ce  moment,  et  que  Marie  Quéverne,  douce  et  pâle  de 
visage,  ses  rubans  flottant  derrière  elle,  s'avançait  à  son  tour, 
et  qu'elle  aussi,  elle  ouvrait  les  bras... 

Quand  Pierre  et  son  capitaine  se  retrouvèrent  dans  la  salle 
d'un  baraquement  hospitalier,  l'un  déjà  pressé  par  le  temps, 
obligé  de  rejoindre  sa  troupe,  l'autre  couché,  fiévreux,  l'épaule 
gauche  pesante  comme  un  sac  de  blé,  ils  sentirent  mieux  que 
jamais  qu'il  y  avait  entre  eux  de  l'amitié.  Plus  habitué  à  se  com- 
mander soi-même,  l'officier  prit  un  ton  plaisant,  et  dit,  avec 
un  petit  rire  qui  n'était  que  des  lèvres  : 

—  Alors,  je  demanderai  bientôt  pour  toi  un  congé  de  conva- 
lescence? Je  connais  le  major.  Sois  tranquille  1 

L'homme  le  regardait  maintenant,  entre  ses  paupières  demi- 
closes,  d'un  air  si  triste... 

—  Ça  ne  suffit  pas  encore?...  Non?...  Ah!  je  me  rappellel... 
N'aie  pas  l'air  si  malheureux,  mon.  Pierre,  je  me  rappelle,  j'ai 
compris...  Tu  me  l'avais  presque  dit,  déjà,  te  souviens-tu?  dans 
la  tranchée?.,! 


LA    CLOSERIE    DE    GHAMPDOLENT.;  29 

Il  se  pencha. 

—  Tu  veux  que  l'ancienne  condamnation  soit  effacée,  avan 
de  retourner  à  Fouësnant? 

Les  pauvres  lèvres  sourirent. 

—  Une  misère,  mon  Pierre,  cette  histoire-là!  Quand  un 
soldat  a  fait  comme  toi  son  devoir,  on  n'a  plus  le  droit  de  lui 
demander  s'il  n'avait  pas  bu  un  verre  de  trop,  avant  1914...  Mais 
tu  es  haut  d'honneur.  Tu  prétends  avoir  tes  titres  en  règle,  et 
un  arrêt  de  la  Cour  de  Rennes,  pour  le  montrer  à  tes  jaloux. 
C'est  bon,  on  l'aurai  Et  alors  :  une  jolie  femme  qui  t'aime,  et 
qui  te  le  dit,  un  bel  enfant,  une  grande  ferme,  une  croix  de 
guerre  avec  une  étoile  sur  la  poitrine,  une  citation  magnifique, 
l'estime  de  tous  les  camarades  et  l'amitié  de  ton  capitaine,  dis» 
penses-tu  que  tu  en  auras,  des  envieux?  Tiens,  tu  vas  seulement 
signer,  là,  sur  la  page  de  mon  carnet;  moi,  j'écrirai  la  lettre 
ce  soir;  je  la  ferai  passer  par  la  voie  hiérarchique,  et  tu  l'auras, 
ta  réhabilitation,  avant  longtemps,  je  t'en  réponds! 

Hellequin  tira,  de  la  poche  de  sa  vareuse,  un  bloc-note,  tendit 
un  stylographe  au  soldat,  et  quand,  malaisément,  celui-ci  eut 
tracé  «  Pierre  Quéverne,  »  au  bas  de  la  page,  se  retira,  disant  : 

—  Tout  ira  bien.  Repose-toi.  Pense  à  Fouësnant,  à  Marie  et 
à  Jeanne-Marie.  Au  revoir,  mon  glorieux! 

Peu  de  minutes  après,  Hellequin,  devant  la  porte  de 
l'hôpital  47,  sous  le  petit  auvent  de  planches  qui  était  le  seul 
ornement  architectural  de  la  baraque,  montait  dans  un  auto- 
mobile. Le  médecin-chef  l'avait  reconduit. 

—  Je  résume  ainsi  mon  avis  :  blessure  profonde,  mais  tout 
est  remis  en  place;  l'opération  a  débarrassé  votre  soldat  des 
esquilles  et  des  morceaux  de  laine  qui  avaient  déterminé 
l'inflammation;  la  fièvre  va  tomber;  dans  dix  jours,  je  pourrai 
le  faire  transporter  à  Ghâlons. 

—  Combien  de  temps  pour  que  la  plaie  soit  fermée? 

—  Un  mois,  peut-être  un  peu  plus.  Mais  l'homme  est  très 
sain.  Ça  ira  vite. 

—  Au  revoir,  docteur! 

((  Dans  un  mois,  songea  Hellequin,  en  attirant  la  portière  de 
la  voiture,  j'aurai  l'arrêt  de  la  Cour  de  Rennes.  Pierre  Quéverne 
rentrera  chez  lui  avec  la  croix  de  guerre,  le  casier  judiciaire 
net,  et  la  joie  dans  le  cœur.  A  présent,  sa  femme  lui  écrit...  Le 
pauvre  garçon!  Avait-il  l'air  content  de  me  montrer  la  lettre!... 


30  REVUE  DES  DEUX  MONDES.t 

J'aurais  voulu  voir  la  photographie  de  cette  fille  de  Fouësnant 
qui  a  fait  souffrir  mon  ami  très  brave.  Elle  ne  le  vaut  pas,  j'en 
re'pondsl  Lui,  j'ai  connu  son  pareil,  vingt  fois,  en  Afrique  : 
mêmes  yeux  qui  brasillent,  même  poil,  même  allure,  mêmes 
colères  :  et  un  cœur  de  petit  poulet,  quand  on  sait  les  prendre  !...i 
Enfin,  ça  ne  me  regarde  pas.  Ils  s'arrangeront.  Moi,  je  poursuis 
la  réhabilitation  au  pas  de  charge!  Je  l'aurait  » 

La  nuit  descendait.  L'officier,  rencogné  dans  la  voiture  qui 
filait  à  toute  vitesse,  regardait  venir,  du  fond  de  l'immense 
étendue  plate,  les  bois  de  pins  qui  débleuissaient,  grandissaient, 
montraient  leurs  troncs  pelés,  rouges  dans  la  lumière  du 
couchant,  appuyés  à  toute  l'ombre  où  le  soleil  n'entrait  plus, 
et  soudain,  comme  emportés  en  arrière  par  le  vent,  disparais- 
saient, ouvrant  aux  yeux  une  clairière  nouvelle,  dont  l'herbe 
et  les  buissons  coulaient  en  nappes  grises,  et  pauvres,  et  déjà 
endormies.  Et  parfois,  quand  le  squelette  d'un  arbre  mort  se 
levait  à  l'horizon,  tout  seul,  image  qui  tremblait  à  travers  la  vitre, 
et  dérivait  vers  le  gouffre  des  pays  dépassés,  oubliés  et  finis, 
Hellequin,  à  demi  rêvant,  croyait  suivre  des  yeux  une  barque 
de  pêche,  avec  le  filet  pendu  à  la  pointe  du  màt,  et  qui  faisait 
route  vers  un  port  de  Bretagne,  poussée  par  des  rames  invi- 
sibles.; 

IX.    —   LE   DÉPART 

Dès  le  lendemain,  Hellequin  rédigea  la  demande  de  réhabi- 
litation que  Pierre  Quéverne  avait  signée  en  blanc.  Il  y  joignit 
quelques  pièces,  et,  notamment,  son  avis,  qu'il  libella  ainsi  : 

«  Pierre  Quéverne,  soldat  à  la  7®  compagnie,  n'a  cessé  de 
donner  l'exemple  du  courage,  et  de  cette  autre  bravoure  en 
tenue  de  treillis,  qui  se  nomme  endurance.  Dévoué  à  ses  chefs, 
plein  de  cœur,  Français  tout  à  fait,  a  été  grièvement  blessé, 
au  retour  d'un  coup  de  main  heureux,  auquel  il  avait  pris  part 
comme  volontaire.  » 

Le  soir  même,  le  commandant,  nouvellement  arrivé  au 
corps  et  auquel  le  dossier  avait  été  porté,  mettait  sa  note  à  côté 
de  celle  du  capitaine  de  la  1^.  «  Avis  très  favorable.  Cet  homme 
a  largement  racheté  un  moment  de  violence,  dont  personne, 
je  suppose,  ne  se  souvient  plus.  » 

Trente-six  heures  plus  tard,  au  milieu  des  papiers  amassés 


LÀ    CrOSERIE    DE    CHAMPDOLENT.  31 

sur  une  table  de  cuisine  qui  meublait  son  abri,  I*e  colonel, 
—  qui  commandait  le  re'giment  depuis  le  début,  —  signait  ces 
lignes  me'dite'es  avec  scrupule  :  «  J'appuie  vigoureusement  la 
demande.  Energique,  plein  d'allant,  plusieurs  fois  volontaire 
pour  des  missions  périlleuses,  Quéverne  a  su  même  trouver, 
dans  le  danger,  le  commandement  à  jeter  aux  camarades. 
Précieux  soldat.  » 

Le  général  ne  fut  point  d'un  autre  sentiment.  Et  la  demande, 
régulière,  signée,  contresignée,  timbrée,  s'achemina,  d'étape 
en  étape,  vers  la  magistrature.  *  ' 

Huit  jours  encore  s'écoulèrent.  Le  capitaine  Hellequin, 
revenu  en  première  ligne,  dormait  tout  habillé,  dans  la  cou- 
chette de  son  poste  de  commandement.  Il  avait  été  réveillé 
deux  fois,  dans  la  nuit,  par  des  alertes.  Le  jour  commençait, 
pour  ceux  qui  ne  vivaient  pas  sous  terre.  Trois  petits  coups 
furent  frappés  à  la  porte  qui  faisait  communiquer  la  chambre 
de  Tofficier  et  celle  des  soldats.  Le  caporal  téléphoniste,  n'enten- 
dant pas  de  réponse,  entra  : 

—  Mon  capitaine?...  On  vous  demande  au  téléphone. 

—  Qui? 

—  Le  médecin-chef  de  l'hôpital  47. 

Hellequin  sauta  à  bas  de  la  couchette,  passa  dans  la  chambre 
voisine  et,  tournant  à  gauche,  s'assit  devant  l'appareil  où 
déferlaient  jour  et  nuit,  comme  des  vagues  sur  une  plage,  des 
voix  venues  du  large. 

—  C'est  vous,  Marlier?  Oui,  c'est  moi,  capitaine  Hellequin.. 
Qu'y  a-t-il? 

—  Pierre  Quéverne  est  très  mal. 

—  Perdu? 

—  J'en  ai  peur.  L'inflammation  n'a  pas  cédé.  Elle  s'est 
étendue.  Peu  importent  les  causes,  n'est-ce  pas?  Je  suis  inquiet. 
Il  vous  demande. 

—  Hélas I  je  suis  en  première  ligne.  Impossible.  Ce  sera 
un  des  chagrins  de  cette  guerre,  qui  ne  m'épargne  pas  dans  mes 
amitiés.  Quéverne  a-t-il  sa  tête  à  lui? 

—  Toute. 

—  Dites-lui  que  je  l'aime  bien.  Je  vais  prévenir  son  frère, 
l'abbé  Alain. 

Hellequin  raccrocha  le  récepteur,  et  demanda  au  télépho- 
niste : 


32  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Donnez-môi  le  R41. 

Quatre  hommes  étaient  là,  autour  de  lui.;  Ils  avaient  en 
partie  entendu,  en  partie  deviné  le  dialogue,  et,  voyant  l'officier 
très  ému,  l'un  d'eux,  Breton,  qui  avait  une  figure  de  chèvre 
maigre  et  un  regard  toujours  noyé,  dit  : 

—  Faut  pas  vous  en  faire,  mon  capitaine  :  ça  n'est  que  l'un 
de  nous. 

Que  voulait-il  dire?  Quel  sens  obscur,  de  révolte  ou  d'humi- 
lité, revêtait  la  formule  ambiguë?  L'officier  n'eut  pas  l'air  de 
douter.  Il  répondit,  posément  : 

—  C'est  justement  pour  cela,  Le  Goz  :  un  des  miens. 

Et  ceux  qui  se  trouvaient  là,  dans  cette  cave  de  guerre, 
comprirent  tous  que  cet  homme  rude,  leur  chef,  avait  pour  eux 
une  sorte  de  tendresse  dont  la  cause  leur  était  inconnue.  Ils 
crurent  en  lui,  même  Le  Goz.  Aucun  d'eux  ne  l'eût  peut-être 
avoué.  Mais  ils  avaient  tant  besoin  d'affection  que  leur  âme  fut 
remuée,  et  qu'ils  demeurèrent  silencieux,  tant  que  l'officier 
parla  au  chef  d'état-major  de  la  division,  et  même  un  peu  après, 
qu'il  eut  quitté  la  chambre.  Il  n'y  a  qu'un  amour  :  le  souvenir 
leur  était  venu  à  tous  des  choses  de  chez  eux. 

Il  n'était  que  trop  vrai  :  Pierre  Quéverne  allait  plus  mal.  La 
blessure  s'était  infectée,  et  ni  l'opération,  ni  les  pansemens 
renouvelés,  n'avaient  pu  enrayer  l'action  des  poisons  versés 
dans  les  tissus  de  cette  chair  jeune,  par  les  éclats  de  métal,  les. 
fragmens  d'étoffe,  la  boue  et  l'infernale  poussière  du  champ  de 
bataille.  La  fièvre  à  coups  rapides  brassait  et  usait,  dans  les 
veines  de  ce  pauvre  corps,  un  sang  diminué.  Depuis  la  veille,  on 
ne  luttait  plus.  Des  piqûres  de  morphine  calmaient  la  douleur 
quand  elle  s'avivait  trop.  On  avait  transporté  Quéverne  dans 
un  appentis  clos,  par  quoi  se  terminait,  à  droite,  le  baraque- 
ment de  l'hôpital. 

Vers  la  fin  du  jour,  prévenu  dès  le  matin,  l'abbé  Alain  put 
arriver  près  de  son  «  jeune.  »  Il  avait  eu  bien  du  mal  à  faire 
la  longue  route.  Pour  lui,  point  de  voiture  particulière,  mais  le 
hasard  des  rencontres  :  un  camion  automobile  qui  revenait  de 
livrer  de  l'avoine;  la  carriole  d'un  paysan  champenois  pris  de 
pitié  pour  ce  grand  voyageur  sans  parapluie,  coiffé  d'un  bonnet 
de  police,  et  qui  marchait  dans  la  boue,  sous  l'averse.  Puis, 
c'avait  été  une  longue  routera  pied,  à  travers  le  camp  de  Châlons, 
entre  des  bois  tout  pareils  et  des  clairières  toutes  pareilles.  Il 


LA   CLOSERIE    DE    CHAMPDOLENT.  33 

était  arrivé  trempé,  crotté,  exténué.  Mais  l'àme  était  maîtresse. 
U  avait  ouvert  la  porte;  il  avait  aperçu  Pierre  ;  il  s'était  penché 
au-dessus  de  lui,  avec  la  même  tendresse  et  le  même  geste 
qu'aurait  eus  la  mère  Quéverne,  celle  qui  fut  de  Ghampdolent 
et  qui  est  maintenant  en  paradis. 

—  Ah  !  mon  jeune,  comme  te  voilà!  C'est  moi,  me  reconnais- 
tu?  Alain?  l'abbé  Alain  qui  suis  aumônier  des  chasseurs?  Tu 
sais  bien?...  Ton  frère?...  Celui  qui  t'a  appris  à  pêcher  les 
crabes  sur  les  roches  de  Mousterlin?...  Ça  te  dit  quelque  chose... 
Oui,  à  présent,  tu  commences  à  me  retrouver...  Regarde-moi 
encore?  Nous  avons  toujours  été  amis...  Tu  es  en  famille,  mon 
jeune.  Je  suis  là! 

Il  dit  ensuite  à  l'infirmier  : 

—  Vous  pouvez  vous  retirer  :  je  le  veillerai. 

Pierre  était  immobile,  étendu  sous  la  couverture  grise,  les 
mains  cachées  dans  le  lit;  il  ouvrait  les  yeux  à  l'appel  des  mots, 
mais  l'àme  n'y  montait  que  par  degrés,  hésitante.  C'est  une 
chose  alïrcuse,  un  regard  qui  ne  pense  pas.  La  souffrance  avait 
retiré  la  vie  dans  ce  cœur  qui  battait  encore,  et  qui  luttait 
contre  la  mort,  difficilement.  Elle  vint  pourtant,  l'âme  frater- 
nelle, elle  s'annonça  par  un  peu  de  lumière,  elle  s'épanouit 
tout  à  fait,  et  Pierre,  à  qui  on  parlait  de  sa  jeunesse,  pour 
accueillir  et  remercier  Alain  eut  un  sourire  d'enfant. 

—  Tu  t'éveilles  donc,  mon  jeune?  Tu  me  souris.  Comment 
vas  tu? 

—  Très  mal,  mon  vieux.  Je  suis  content  :  on  se  revoit.. .t 
Peut-être  que  tu  n'as  pas  mangé?...  Faut  demander,  tu  sais  : 
il  y  a  du  pain,  ici. 

Ils  causèrent  l'espace  d'un  demi  quart-d'heure.  Le  blessé 
essaya  de  raconter  comment  il  avait  fait  un  coup  de  main  dans 
la  tranchée  allemande,  et  qu'au  retour,  un  éclat  d'obus...  Avant 
qu'il  n'eut  achevé,  la  respiration  lui  manqua.  Il  tourna  la  tête, 
vivement,  pour  ne  pas  montrer  l'angoisse  qu'il  endurait,  et, 
quand  la  crise  fut  passée,  il  s'efforça  de  sourire  une  seconde 
fois,  pour  faire  entendre  à  Alain  :  «  Tu  vois,  c'est  fini,  ce  n'est 
rien!  »  Mais  il  rencontra,  sur  le  visage  de  son  aîné,  une  si 
grande  pitié  et  une  crainte  si  claire,  qu'il  demeura  tout 
interdit.  Il  se  recueillit  un  moment,  puis,  comme  s'il  deman- 
dait à  son  officier  l'heure  de  l'assaut  : 

—  Tu  crois  donc  que  je  m'en  vas? 

TOME  XL.  —  I9i7.  3 


34 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Et  avant  que  la  réponse  lui  lût  donnée  : 

—  Je  me  confesserai  donc  à  toi,  mon  frère  Alain...  Je  veux 
bien...  Je  veux  ce  que  tu  me  diras...  Tu  as  raison  de  ne  pas  me 
tromper...  Aide-moi  seulement. 

Il  dit  encore  : 

—  On  est  plus  longtemps  mort  que  vivant. 

Dans  cette  cabane  de  planches,  que  le  vent  ébranlait  et  que 
battait  la  pluie,  l'abbé  Alain  reçut  la  confession  de  son  frère. 
Ils  pleuraient  tous  deux,  celui  qui  frappait  sa  poitrine  et  celui 
qui  absolvait.  Pierre  demanda  ensuite  à  recevoir  le  viatique,  et 
quand  il  eut  communié,  la  Bretagne  aurait  pu  baiser  au  front 
son  enfant  moribond  :  car  il  était  beau  à  voir,  ses  grosses 
mains  jointes  sur  le  drap,  ses  yeux  clos,  et  ses  lèvres,  ses 
pauvres  lèvres  pâles  sous  la  moustache  rousse,  murmurant  une 
prière  que  Dieu  seul  entendait. 

Il  était  alors  environ  dix  heures  du  soir.  Vers  dix  heures  un 
quart,  Pierre  fit  signe  de  s'approcher  à  l'abbé  qui  était  assis 
au  pied  du  lit,  sur  une  chaise. 

—  Toi,  dit-il,  tu  reverras  Marie,  n'est-ce  pas? 

—  Sans  doute,  à  moins  qu'une  balle  ne  m'attrape  aussi. 

—  Elle  m'a  envoyé  une  lettre,  tu  sais,  une  lettre  où  elle 
m'appelait... 

—  Que  faudra-t-il  lui  dire,  mon  Pierre? 
Le,  fils  du  closier  de  Champdolent  chercha  un  instant  ce 
qu'il    était    nécessaire   de   dire,    la    chose   première,    la   plus 
grande  : 

—  Dis-lui  que  je  la  regrette  tout  de  même. 

Il  sembla  vouloir  dire  quelques  paroles  encore.  Ses  lèvres 
remuèrent.  Mais  la  force  lui  manqua.  Il  s'était  endormi,  de  ce 
sommeil  plein  de  rêves  et  de  combats  intérieurs,  qui  épuise  les 
malades. 

Au  pied  du  lit,  l'aîné  veillait.  Il  laissait,  entre  ses  doigts, 
couler  son  cha[»elet,  comme  s'il  filait  l'amarre  d'un  bateau  qui 
s'en  va.  La  faim,  ni  le  froid  ne  le  tiraient  de  la  prière,  ni  de  la 
contemplation  de  ce  visage  où  la  douleur  creusait  toujours 
plus  avant,  mais  parfois,  quand  la  tempête  secouait  le  toit, 
que  la  pluie  flagellait  les  deux  vitres  de  la  fenêtre,  et  que  la 
flamme  de  la  veilleuse  à  pétrole  tremblait,  au  fond  de  la 
salle,  dans  son  manchon  de  verre,  il  pensait  :  «  Mon  Pierre 
n'entend  pas  même  le  grain,  » 


LÀ.   CLOSERIE    DE    CHAMPDOLENT.i  38 

Et  alors,  laissant  tomber  ses  bras,  et  le  corps  ployé,  il 
revoyait,  en  imagination,  le  beau  marin  qui  ne  dormait  jamais, 
dans  les  mauvais  temps,  même  à  terre. 

Vers  ihinuit,  Pierre  s'éveilla  de  nouveau,  péniblement, 
comme  la  première  fois.  Il  gémissait  ;  il  se  dégageait  de 
l'étreinte  de  ces  forces  obscures  qui  nous  font  dire,  au  réveil  : 
«  Contre  quoi  ai-je  lutté?  Pourquoi  suis-je  si  las?  Quels  sont 
les  visages  dé  tout  à  l'heure,  dont  j'ai  encore  l'épouvante?  » 

—  Alain,  j'ai  oublié  de  te  dire  :  dans  ma  musette,  il  y  a  ma 
croix  de  guerre  ;  ça  n'est  pas  le  gouvernement  qui  me  l'a 
envoyée;  non,  pas  encore.  C'est  un  camarade  qui  est  venu  me 
voir;  il  en  avait  une  :  il  me  l'a  donnée. 

—  Tu  veux  que  je  la  remette,  à  qui,  mon  Pierre? 

—  A  Marie.  Ça  sera  le  souvenir. 

Il  se  tut;  il  eut  l'air  d'apercevoir,  devant  lui,  un  peu  au- 
dessus  de  son  lit,  une  image  toute  pleine  de  joie. 

—  Tu  trouveras  aussi  un  porte-plume  que  j'ai  fait  pour 
Jeanne-Marie,  en  remerciement  de  sa  lettre  ;  tu  trouveras  encore 
mon  espèce  de  flûte;  elle  est  pour  Kerdudal.  Je  lui  ai  appris  à 
jouer.  Et  comme  ça,  plus  tard,  à  Kerjan,  j'aurai  l'air  encore  d'y 
être,  quand  il  jouera. 

La  nuit  continua  de  crier  et  de  pleurer.  Elle  travaillait  pour 
les  semailles. 

Une  autre  fois,  Pierre  Quéverne  parla,  sans  appeler,  sans 
relever  ses  paupières,  et  d'une  voix  qui  rêvait  : 

—  Mon  frère  Alain?  Si  tu  es  encore  là,  mon  frère  Alain  ? 
Un  sanglot  lui  répondit  oui. 

—  Etes-vous  content  ? 

—  De  quoi? 

—  Je  meurs  t'y  comme  vous  voulez? 

Le  prêtre  baisa  la  tempe  toute  moite  de  sueur. 
Pierre  reprit,  mais  si  bas  que  les  mots   ne  quittaient   plus 
les  lèvres  : 

—  Mon  capitaine... 

—  Oui,  le  capitaine  Hellequin.  Je  comprends.  Tu  veux  que 
je  lui  fasse  une  commission  ? 

Il  n'eut  point  de  réponse.  La  grande  marée  du  vent  passait 
sur  la  Champagne.  Les  deux  frères  l'écoutèrent  ensemble)  une 
minute,  comme  ils  avaient  fait  dans  leur  enfance,  bien  loin, 
bien  loin  de  là.  Du  moins  l'abbé  put  croire  que  Pierre  écoutait 


36  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

la  nuit.  Puis  il  entendit,  très  nettement,  ces  derniers  mots  : 
—  Mon  capitaine  l'avait  bien  dit  :  «  Après  la  croix,  ça  sera 

le  retour,  mon  garçon,  ça  sera  le  paradis  I  » 

Un  peu  avant  le  jour,  le  quatrième  fils  et  septième  enfant 

de  Jean  Quéverne,  de  Ghampdolent,  rendit  son  âme  qui  avait 

souffert. 


X.     —    LES    LINGERES 

Dans  la  rue  longue,  montante,  divisée  au  bout  en  trois 
routes  et  qui  est  tout  Fouësnant,  la  maîtresse  lingère  habite  sur 
la  droite,  pas  bien  loin  de  la  poste.  La  salle  est  profonde,  les 
murs  sont  blanchis  à  la  chaux,  trois  femmes  travaillent  :  la 
patronne  au  milieu,  debout;  une  ouvrière  également  debout, 
au  fond,  presque  dans  l'ombre;  une  assise  près  de  la  fenêtre. 
Et  il  y  en  a  deux  qui  repassent  des  coiffes  et  des  bonnets,  et  qui 
lissent,  à  coups  de  fer,  des  rubans  et  des  fonds  de  mousseline, 
et  même  des  mouchoirs  brodés  qui  sont  devenus  à  la  mode,  et 
que  les  belles  filles  se  font  donner,  les  années  de  cidre,  ou  les 
années  de  pêche.  La  plus  jeune  des  trois  femmes,  Mathilde, 
celle  qui  travaille  près  de  la  fenêtre,  Mathilde  qui  est  blonde, 
et  qui  a  le  visage  clair  avec  des  yeux  tout  bleus,  qui  ne  pensent 
guère  et  savent  seulement  rire  et  pleurer,  met  la  dernière  main 
à  une  parure  de  deuil.  Depuis  plus  d'une  heure,  elle  est  assise 
et  penchée,  cousant.  Elle  se  redresse,  prend  entre  deux  doigls 
une  coiffe  en  coton  molletonné,  un  ruban  blanc,  un  col  sans 
dentelle  qui  sera  tuyauté  largement,  son  œuvre  qu'elle  est 
près  d'achever.  Elle  l'élève  dans  la  lumière.  Elle  dit,  pendant 
que  ses  compagnes,  à  quelques  pas  d'elle,  foulent  la  mous- 
seline, de  la  pointe  ou  du  talon  du  fer,  pendant  que  la  vapeur 
d'eau  monte  des  deux  tables,  en  petits  flocons,  et  coule  vers 
la  rue  : 

—  Voilà  donc  la  coiffe  de  veuve  et  le  col  de  Marie  Quéverne. 
Il  fallait  que  ce  fût  fini  ce  soir.  J'aurai  fini  avec  le  jour.  Ça  sera 
pauvre  tout  de  même  ! 

—  Pour  une  qui  est  si  jeune  ! 

—  Pour  une  qui  a  du  bien  ! 

Le  silence  revient.  Le  fer  coule  sur  les  planches  doublées 
d'étoffe.  Personne  n'a  regardé  lacoiffe  pauvre. 

i^a  maîtresse  lingère,  courbée,  au  milieu  de  la  pièce,  et  sans 


LA    CLOSERIE    DE    CIIAMPDOLENT.  37 

s'arrêter  de  lisser  les  rubans  d'une  coiffe  de   noces  peut-être, 
fleurie  comme  un  talus  de  printemps,  demande  : 

—  Dites,  Mathilde,  aura-t-elle  du  crêpe  autour  des  poches  et 
au  bas  de  son  tablier? 

—  Non. 

—  Pourtant,  ça  se  fait  bien,  aujourd'hui,  pour  celles  qui 
sont  riches. 

—  Sans  doute,  mais  elle  a  fait  dire  à  la  couturière,  —  c'est 
Marcelline  elle-même  qui  me  l'a  répété  :  «  Je  ne  veux  que  du 
coton  noir,  tout  uni.  » 

—  Est-ce  curieux?  Une  femme  qui  a  aimé  la  toilette  comme 
pas  une  ici  ! 

Un  rire  sonne,  tout  au  fond  de  l'atelier,  et  une  voix  enrouée 
répond  : 

—  Pourquoi  curieux?  Les  maris,  moins  on  les  regrette  et 
plus  sévèrement  on  porte  leur  deuil.  11  le  faut  bien  :  le  monde 
est  méchant. 

—  Tais-toi,  Léonie!  dit  la  patronne. 

—  Oui,  tais-toi!  reprend  celle  qui  travaille  dans  la  lumière. 
On  a  raconté  d'elle  bien  des  histoires  qui  n'étaient  pas  vraies. 
Elle  est  veuve  à  présent.  Ceux  qui  parleront  mal,  d'elle  ou  do 
lui,  n'ont  pas  de  cœur. 

—  Faut-il  pas  rire? 

—  Il  y  a  des  heures,  ma  petite. 

—  Voyez-vous  cette  blonde,  avec  sa  morale! 

Les  yeux  bleus,  indignés  et  doux  encore,  regardent  vers  le 
fond  de  la  salle. 

—  Sais-tu  bien,  Léonie,  comme  elle  a  appris  son  malheur? 

—  Gomme  tout  le  monde,  je  pense?  Un  homme  est  venu, 
avec  une  dépêche. 

—  Il  était  neuf  heures,  et  les  deux  domestiques,  le  vieux  qui  se 
nomme  Le  Treff,  et  l'autre,  le  petit,  dormaient  dans  la  soupente, 
et  Jeanne-Marie  dans  la  chambre  d'en  bas.  Il  n'y  avait  donc 
dans  la  cuisine  que  la  mère  et  la  fille,  la  maîtresse  de  Kerjan 
et  cette  pauvre  de  vingt-cinq  ans  qui  allait  apprendre,  l'instant 
d'après,  qu'elle  avait  veuve.  Trois  coups  à  la  porte  :  pan!  pan! 
pani  Elles  ont  eu  peur.  Elles  attendent  un  moment  sans  rien 
dire;  la  campagne  est  tranquille  comme  la  crèche  de  Noël;  leur 
chien  même  a  peur,  parce  que  vous  savez  que  les  chiens,  et  beau- 
coup d'autres  bêtes,  sentent  la  mort  qui  passe,  et  il  ne  dit  rien, 


a8 


REVUE    DES    DEUX    MONDE8.1 


—  Qui  était  l'homme? 

—  Je  ne  sais  pas.  Les  uns  disent  l'adjoint,  d'autres  l'ancien 
facteur  k  la  jambe  toute  qui  fait  souvent  les  commissions.  C'est 
encore  quelqu'un  de  l'administration,  puisqu'il  a  sa  retraite. 
La  grosse  maman  qui  est  comme  une  tour,  à  peine  si  elle  a 
reconnu  le  compagnon,  elle  se  lève  vivement  de  la  chaise,  elle 
court  à  lui,  elle  prend  la  dépêche  qu'il  avafit  dans  la  main,  et 
elle  dit,  presque  tout  bas,  mais  pas  assez  bas  il  faut  croire  : 
«  Donnez-moi  ça;  elle  est  là,  ma  petite...  Elle  va  voir  l'enve- 
loppe... Elle  va  comprendre!...  Dites-lui  que  vous  êtes  venu 
pour  autre  chose...  »  Mais  lui,  il  ne  savait  qu'inventer.  Il  se 
taisait.  Une  pauvre  demi-minute  et  le  malheur  a  eu  fait  soft 
œuvre.  Quand  ils  se  sont  retournés,  lui  pour  débiter  je  ne  sais 
quelle  menterie,  et  elle  parce  qu'elle  n'entendait  point  parler 
sa  fille,  ils  ont  aperçu  Marie  étendue  par  terre,  devant  la 
cheminée,  les  yeux  encore  ouverts,  mais  la  bouche  ouverte 
aussi,  et  toute  bleue,  comme  si  l'àme  avait  passé.  Ils  l'ont 
appelée,  elle  n'a  point  répondu.  Ils  l'ont  portée  sur  son  lit 
blanc,  et  soignée  plus  de  vingt  minutes.  Alors,  lui,  il  a  voulu 
s'en  aller  dans  la  nuit,  parce  qu'il  avait  affaire  ailleurs.  Et  il 
n'est  plus  resté  que  la  mère  et  la  fille. 

Les  deux  lingères,  qui  avaient  continué  de  travailler,  posè- 
rent le  fer  sur  la  planche.  La  maîtresse  murmura  : 

—  Pauvre  femme  !  On  dit  toujours  trop  de  mal  du  cœur  des 
autres.  Elle  l'aimait. 

—  Mais  oui,  elle  lui  était  revenue.  Gomment?  Ni  vous  ni 
moi  ne  le  saurons  jamais.  Ce  qui  est  sur,  c'est  que,  depuis 
plusieurs  semaines,  elle  lui  avait  écrit  une  lettre. 

—  La  gueuse!  dit  la  voix  enrouée. 

—  C'est  un  mot  qui  n'est  plus  permis,  quand  le  pardon  est 
descendu.  Elle  était  si  blanche  sur  son  lit,  que  la  mère  la  croyait 
morte.  La  petite  Jeanne-Marie  dormait  dans  le  berceau.  Et 
c'était  toute  la  famille  à  présent  :  une  graud'mère,  une  mère 
et  une  enfant.  L'homme  qui  avait  apporté  la  dépêche  leur  avait 
dit  :  «  Je  ne  peux  pas  m'amuser  plus  longtemps,  j'en  ai  une 
autre  à  porter.  »  Lagrand'ihère  n'a  pas  même  pensé  à  demander 
pour  qui  c'était.  Elle  n'a  pas  demandé  :  u  Allez  cheixher  le 
médecin!  »  Elle  n'avait  d'àme  et  d'idée  que  pour  les  yeux  de  .a 
fille  qui  ne  s'ouvraient  point.  Mais  à  peine  la  porto  eut-elle  élé 
feriïiée,  et  coftimc  on  pouvait  encore  entendre  le  bruit  des  clous 


LA    CLOSERIE    DE    GHAMPDOLENT.  39 

sur  la  pierraille  de  la  cour,  Marie  a  repris  connaissance;  elle 
n'était  qu'un  peu  changée;  elle  a  repris  sa  jeunesse  pour  souffrir.) 
Et  vous  croyez  peut-être  qu'elle  a  pleuré  ? 

—  Moi,  je  l'aurais  fait! 

—  Et  moi  de  même,  Seigneur! 

La  maitressc  lingère  a  soupiré,  et  a  dit  : 

—  Vous  croyez  ça,  parce  que  vous  êtes  jeunes.  J'ai  entendu 
dire  à  des  anciennes,  plus  anciennes  que  moi,  et  que  toi  surtout, 
ma  petite  Mathilde,  que  celles  qui  ont  beaucoup  pleuré  avant  le 
malheur  ne  trouvent  plus  de  larmes  quand  il  est  arrivé.  Je 
n'en  ai  pas  fait  l'expérience.  Je  n'ai  eu  ni  grand  bonheur,  ni 
grand  malheur;  je  n'ai  eu  que  des  jours  de  presse,  où  je  ne 
savais  comment  me  retourner,  et  d'autres  fois  des  semaines  de 
chômage,  la  peur  de  ne  plus  gagner  mon  pauvre  pain  :  tout 
ce  que  je  demande. 

—  Moi,  de  même. 

—  Moi,  j'attends  mieux!  dit  Léonie  au  fond  de  la  salle.  Mais 
que  disais-tu,  Mathilde,  de  Marie  Quéverne? 

—  Eh  bien!  qu'elle  n'a  pas  eu  de  larmes.  Peut-être  qu'elle 
avait  pleuré  toute  seule,  comme  dit  la  patronne,  on  ne  sait 
quand.  Elle  s'est  redressée... 

Pendant  un  temps  elles  restèrent  en  songe.  L'histoire  de 
Marie  Quéverne  occupait  ces  trois  pauvres  cœurs.  Seule, 
Mathilde  la  blonde,  achevant  de  coudre  ses  bandeaux  de  toile 
de  coton,  murmurait  en  espaçant  les  mots  : 

—  Demain  je  ferai  une  collerette  et  une  coiffe  aussi  pour 
l'enfant...  Elle  a  bientôt  cinq  ans,  et  c'est  l'âge  de  mettre  la 
coiffe...  Jeanne-Marie  qui  n'a  plus  de  père...  On  ne  peut  savoir 
si  la  mère,  toute  seule,  l'élèvera  bien...  Je  ne  fais  qu'y  penser, 
parce  que  je  l'aime... 

La  patronne  laissa  couler  les  minutes,  et  le  silence  venir. 
Puis  elle  dit  : 

—  Mes  filles,  si  vous  voulez,  nous  réciterons  un  Ave  Maria, 
pour  Marie  de  Kerjan,  qui  est  dans  la  peine. 

Les  deux  fils  de  l'aubergiste  du  coin  passèrent  en  ce  moment, 
et  ils  racontèrent  dans  la  suite  que,  chez  la  lingère,  on  récite 
le  rosaire  toute  la  journée. 


40  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 


XI.    —   L  APPEL 

Le  closier  avait  tant  pleuré,  en  apprenant  la  mort  de  son 
fils,  qu'il  croyait  bien  ne  plus  rajeunir.  Mais  quand  l'âme  est 
robuste,  elle  se  relève,  et  reparaît,  comme  elle  était,  non 
diminuée.. 

Jamais  peut-être  l'automne  de  Bretagne  ne  fut  si  doux  qu'en 
cette  année-là.  Toutes  les  feuilles  avaient  peine  à  quitter  l'arbre, 
et  demeuraient  vertes,  malgré  le  froid  du  premier  matin  et  ces 
brumes  qui  s'attardent  ensuite,  lumineuses,  caressantes  et 
mortelles.  Le  milieu  du  jour  était  doré.  Jean  Quéverne,  pour 
herser  ses  derniers  champs,  quittait  sa  veste  et  gardait  son  cha- 
peau. Deux  marronniers,  aux  confins  de  Landébec,  crurent  que 
le  printemps  recommençait,  et  se  reprirent  à  fleurir. 

La  veille  de  la  Toussaint,  le  soleil  allait  se  lever,  il  faisait 
clair  et  presque  tiède,  et  le  vent  du  large  n'avait  point  de 
rudesse.  Jean  Quéverne,  toujours  le  premier  dehors,  était  sorti 
du  jardin,  pour  juger  du  temps,  et  se  tenait  dans  le  chemin,  à 
l'endroit  où  le  sol  fait  une  bosse  et  peut  servir  d'observatoire  à 
qui  veut  regarder  les  champs,  la  mer  et  le  ciel.  Il  vit  que  les 
eaux  dormaient  dans  un  brouillard  d'une  blancheur  inégale  , 
que  la  brise  se  maintenait  au  Sud,  et  que  le  feu  blanc  de  l'Ile 
aux  Moutons  et  le  feu  rouge  de  Penfret  tournaient  encore  à 
cause  des  règlemens.  Le  souvenir  de  son  enfant  n'était  jamais 
loin.  Un  mot,  un  coin  de  labour,  le  bruit  des  plages,  une  voile 
au  large,  les  places  vides  à  table,  un  moment  de  relâche  dans 
le  travail  :  et  la  pensée  revenait,  à  lui  comme  à  tant  d'autres, 
de  ce  qu'on  avait  perdu.  «  Mon  pauvre  gars,  je  ne  sais  pas  si 
vous  n'avez  pas  eu  raison  -de  vous  en  aller.  Voilà  le  deuxième 
jour,  depuis  que  le  service  a  été  célébré  pour  vous  dans  notre 
église,  et  Marie  n'est  pas  montée  à  Ghampdolent,  Je  ne  dis  pas 
qu'elle  le  doive.  Elle  n'a  jamais  été  ma  fille  tout  à  fait,  même 
quand  vous  viviez.  Mais  j'aurais  bien  aimé  la  voir,  et  réciter 
votre  nom  avec  elle  :  Pierre  faisait  ceci;  Pierre  faisait  cela; 
Pierre  habitait  ici  avec  moi;  Pierre  aimait  le  temps  doux, 
comme  aujourd'hui.  Je  sens  bien  que  j'en  dirais  long  de  ce 
chapelet-là,  et  je  n'ai  personne  avec  qui  parler  de  mon  fils.  Il  y 
a  bien  les  lettres  de  mes  autres  enfans,  quand  ils  m'écrivent, 
mais   ils   n'ont   guère   le   temps,    elles  viennent  quand   elles 


LA    CLOSERIE    DE    CHAMPDOLENT»  41 

peuvent,  et  c'est  tous  les  jours  que  je  voudrais  plaindre  ma 
petite  de  son  chagrin.  Je  voudrais  l'entendre  me  dire  qu'elle 
vous  regrette.  Ou  seulement  la  voir  triste  près  de  moi.  Tous 
ceux  qui  l'ont  vue  à  Kerjan  me  l'ont  rapporté  :  elle  est  veuve 
comme  je  suis  veuf,  pas  dans  les  mots,  pas  dans  les  cris, 
mais  dans  son  cœur.  Elle  a  commandé  une  robe  et  une  coiffe 
de  deuil  sans  même  un  brin  de  ruban  pour  les  fleurir.  Elle 
cause  à  tout  le  monde  qui  vient,  bien  honnêtement;  elle  leur 
montre  la  croix  de  guerre  qu'elle  a  reçue,  et  la  lettre  du  capi- 
taine, qui  est  si  belle,  à  ce  qu'il  paraît,  qu'on  n'en  a  pas  lu 
d'aussi  belle,  dans  les  fermes  de  Fouësnant  où  l'homme  n'est 
point  revenu.  Je  ne  fais  que  penser  à  Marie,  qui  parle  aux 
autres  et  pas  à  moi.  Faut-il  donc  que  je  sois  mort  aussi,  pour 
qu'elle  me  prenne  en  pitié  ?  » 

Le  closier,  songeant  de  la  sorte,  avait  continué  de  regarder 
la  mer,  qu'il  aimait,  sans  trop  le  dire,  à  cause  de  tout  ce  qui 
vient  d'elle  k  la  terre.  Les  deux  feux,  finissant  la  veille  de  la 
nuit,  cessèrent  de  luire.  Derrière  les  brumes  de  l'Est,  le  globe 
rouge  du  soleil  commença  de  monter.  C'est  de  ce  côté-là  que 
Marie  habitait.  «  Peut-être  je  demande  trop  ;  elle  n'a  pas  la 
force  encore  de  revoir  l'ancienne  maison  de  son  mariage  ?  Ça 
doit  être  ça.  Quand  elle  aura  la  force,  elle  viendra.  Je  le  crois, 
je  le  crois  :  mais  je  voudrais  bien  qu'elle  ne  tarde  pas 
trop  1  » 

—  Jean  Qaéverne,  j'ai  à  vous  parler? 

Il  se  détourna,  et  vit,  debout  sur  l'herbe  du  chemin,  sa 
servante  Eugénie  qui  avaitmis  les  deux  ailes  blanches  sur  son 
bonnet. 

—  Où  allez-vous  donc,  que  vous  êtes  en  coiffe  dès  ce  matin, 
Eugénie?  A  Fouësnant,  pour  vous  préparer  à  la  fête  de 
demain  ? 

—  Oui,  et  pour  dire  adieu  aux  filles  que  je  connais  :  ma 
mère  veut  que  je  m'en  retourne  à  Pleuven. 

—  Je  ne  vous  ai  pas  renvoyée,  pourtant  ! 

—  Oh  I  non,  et  l'ouvrage  ne  me  déplaît  pas  à  Champdolent; 
mais  elle  me  fait  écrire  qu'elle  est  malade,  à  cause  de  la  fatigue 
de  la  guerre,  et  de  mon  frère,  qui  est  revenu  bien  plus  toussant 
qu'il  n'était  parti. 

—  Quand  donc  allez-vous  me  quitter? 

—  Pas  plus  tard  que  la  fête  des  Morts. 


42  REVUE    DES    DEUX    MONDES^ 

Le  vieux  Quéverne  soupira,  et  leva  les  épaules  comme  ceux 
qui  chargent  le  sac. 

—  Faites  donc  comme  elle  dit  :  elle  a  besoin  aussi  d'être 
aidée. 

Il  se  dirigea  vers  la  cour,  d'où  il  entendait  venir  le  bruit 
des  chaînons  de  fer  que  traînait  après  elle,  au  bout  des  traits  de 
corde,  la  Buissonne  qu'on  attelait.  Mais  il  n'avait  pas  plutôt 
rejoint  l'homme  qu'il  appelait  toujours  le  métivier,  que  celui-ci, 
ayant  rejeté  et  croisé  les  traits  par-dessus  les  reins  de  la  jument, 
demanda  violemment,  le  regard  dur  et  direct  : 

—  Me  faut  de  l'augmentation,  Jean  Quéverne  I  Voilà  Eugénie 
qui  part.  Si  vous  ne  me  donnez  pas  mon  droit,  je  m'en  vas 
comme  elle  ! 

Le  closier  se  tut  un  moment.  Il  prit  conseil  de  sa  maison, 
qu'il  regarda  tout  du  long,  et  de  son  étable,  et  de  sa  grange,  et 
de  plusieurs  pensées,  meilleures  encore,  que,  dans  les  jours 
difficiles,  c'est-à-dire  presque  tout  le  temps,  il  avait  coutume 
d'appeler  au  secours. 

—  Combien  demandez-vous  pour  rester? 

—  Cinq  cents  francs  de  plus.  Et  je  ne  rabattrai  point. 

—  C'est  trop  pour  moi.  Je  tâcherai  tout  de  même.  Emmenez 
le  harnais  dans  la  grand'pièce,  et  hersez  bien  menu. 

Lorsque  l'homme  eut  tourné,  avec  la  Buissonne,  à  la  sortie 
de  la  cour,  et  pris  le  chemin  de  la  grand'pièce,  Quéverne  rentra 
dans  la  maison.  En  se  retrouvant  là,  parmi  les  choses  usées  à 
son  service,  il  les  considéra,  l'une  après  l'autre,  comme  s'il  les 
prenait  à  témoin  que  le  monde  est  mauvais  et  la  vie  difficile. 
C'était  là  que  les  anciens,  avant  lui,  avaient  tenu  conseil,  et 
toujours  décidé  de  reprendre  le  combat  contre  la  misère.  La 
peine  d'être  seul,  à  présent,  lui  revint  au  cœur;  il  envia  son 
passé;  et  la  douleur  ne  l'accabla  point,  mais  il  chercha  dans  son 
souvenir  et  se  mit  à  compter  tout  bas  ceux  et  celles  qui  n'étaient 
plus  là.  Puis,  entendant  la  servante  qui,  avant  de  partir,  fer- 
mait à  clé  l'armoire  de  la  chambre  voisine,  l'armoire  où  elle 
serrait  ses  coiffes,  ses  deux  chemises,  son  livret  de  caisse 
d'épargne  et  les  lettres  des  amies  de  Pleuven,  il  se  tint  bien 
droit,  les  bras  croisés,  devant  la  porte. 

—  Eugénie? 

Elle  vint,  étonnée,  intimidée  du  grand  air  d'autorité  qu'il 
avait.  Pour  la  première  fois,  et  la  dernière,  il  la  tutoya  : 


LA    CLOSE  RIE    DE    CHAMPDOLENT. 


43 


—  Écoute,  rends-moi  service,  toi  qui  vas  me  laisser. 

—  Je  veux  bien. 

—  Passe  par  Kerjan;  ne  parie  pas  à  d'autres,  pa:?  à  la  mère, 
pas  aux  valets  :  parle  à  Marie.  Tu  lui  diras  que  je  n'ai  plus  per- 
sonne, à  Ghampdolent,  pour  me  servir. 

— -  Et  vous  croyez  qu'elle  viendra? 

—  Tu  auras  bien  soin  de  ne  rien  lui  dire  de  plus,  Euge'nie^ 
Elle  «^'t  tout  u'j  même  ma  fille  ;  il  faut  qu'elle  sache  les  malheurs 
qui  m'arrivent.  Quand  tu  lui  auras  fait  ma  commission,  tu 
n'attendras  pas  la  réponse. 

—  Si  elle  m'en  donne  une? 

—  Tu  t'en  iras  quand  même  à  Fouësnant,  et  tu  pourras  voir 
tes  amies,  toutes  tes  amies,  et  te  confesser  pour  la  tête  de 
demain.  .Je  ne  suis  pas  pressé,  comme  un  jeune,  de  connaître 
ce  qui  arrivera  de  moi  et  de  mon  bien.  D'ailleurs,  elle  ne  te 
fera  point  de  réponse. 

Et  la  fille  sortit,  en  nouant  le  cordon  de  son  tablier. 

Jean  Quévern^e  était  seul  à  Ghampdolent.  Ce  matin-là, 
jusqu'à  dix  heures,  il  travailla  dans  la  pièce  d'où  l'on  aperçoit 
la  grande  pommeraie  de  Kerjan,  et  aussi  la  voyette,  fermée  par 
une  bairière,  qui  descend  tout  du  long  et  qui  mène  au  ruisseau. 
Du  bout  de  la  fourche  égaillant  le  goémon  mêlé  de  fumier  qu'on 
avait  mis  en  tas,  à  distance  égale,  sur  la  terre,  il  tournait  la 
tête,  souvent,  du  côté  du  vallon,  et  des  aulnes,  et  de  la  lande 
qui  monte  au  delà.  «  Eugénie  entre  à  Kerjan,  à  cette  heure... 
Elle  doit  chercher  Marie  par  les  étables,  ou  dans  le  grenier..., 
Et  maintenant  les  filles  causent,  bien  émoyées...  Je  voudrais 
voir  comment  m.a  servante  a  dit  adieu  à  Marie,  et  les  mots 
qu'elle  retourne  dans  son  cœur...  A  présent,  elle  est  bien  sûr 
partie;  elle  va,  elle  va  par  les  bois,  se  dépêchant  pour  trouver 
ses  amies  chez  la  lingère  encore,  ou  chez  le  boulanger,  ou 
flânant  dans  la  rue,  avant  que  la  soupe  ne  les  rappelle...  » 

Un  peu  après  dix  heures,  il  revint  vers  Ghampdolent,  et, 
pensant  que  peut-être,  tout  à  l'heure,  une  femme  viendrait,  la 
servante  ou  la  fille,  —  Dieu  savait  laquelle,  — ■  pour  préparer  le 
repas  de  midi,  et  qu'elle  arriverait  tard,  et  qu'il  était  bon  de 
dresser  le  bois  dans  le  foyer,  il  prit,  .sur  son  épaule,  un  rondin 
de  bouleau  blanc  réservé  pour  la  Noël,  trois  éclats  de  pin,  deux 
brins  de  chêne  et  une  poignée  de  bruyère  sèche,  qui  avaii 
encore  de  la  fleur  au  bout  des  tiges.  Dans  la  cheminée  énorme, 


44  REVUE    DES    DEUX    MONDEâ.i 

dont  la  moisissure  du  sol  verdissait  les  assises,  il  disposa  le 
tout,  comme  il  convient,  ayant  eu  soin  de  creuser  en  dessous  la 
cendre  toujours  tiède.  En  ve'rité,  il  avait  l'esprit  tout  en  songe. 
Il  écoutait  le  vent.  Il  regardait  la  vieille  horloge,  et,  ne  sachant 
que  faire,  il  tirait  les  deux  poids  jusqu'au  bas  de  la  boite,  de 
peur  que  l'aiguille  ne  s'arrêtât.  Il  ouvrait  la  porte  de  la  chambre 
de  Marie,  et,  s' approchant  du  lit,  il  enlevait  l'oreiller  du  fils 
qui  ne  dormirait  plus. 

Pauvre  coeur  qui  n'avait  qu'un  espoir  bien  faible!  Mais  cela 
suffit  au  grand  courage.  Jean  Quéverne  est  retourné  dans  le 
chemin,  il  a  dépassé  la  haie  de  son  champ;  il  s'est  appuyé  sur 
la  barrière  de  la  voyette,  près  de  la  grande  pommeraie,  et  il 
regarde  devant  lui.  Les  aulnes  n'ont  plus  de  feuilles,  depuis  une 
semaine.  La  lande  n'est  point  haute  sur  le  coteau  d'en  face.i 
Personne  ne  vient.  Le  vent  seul  passe.  Le  vieux  chef  ne  se  lasse 
point  cependant  de  guetter  celle  qui  peut  encore  descendre 
entre  les  mottes  d'ajonc,  rude  arbuste,  qui  tleurit  encore  en 
octobre.  Les  hommes  ont  disparu  des  campagnes;  les  semailles 
sont  finies;  les  filles  qui  portaient  à  l'épaule  la  poche  de  froment 
ou  de  seigle  au  quart  pleine,  ont  repris  leur  place  dans  les 
fermes,  autour  du  feu  ou  des  paillers.  Rien  ne  bougerait  dans 
les  champs  si  le  vent  ne  soufflait  pas.  La  servante  s'attarde  au 
bourg.  La  femme  qu'on  espérait  voir  revenir,  l'autre,  par  qui  la 
closerie  peut  encore  être  sauvée,  n'a  pas  voulu  entendre;  elle 
n'a  pas  eu  pitié. 

Elle  vient  cependant.  Tout  en  haut  de  la  colline,  cette  forme 
noire  qui  tourne  avec  le  sentier,  et  s'approche  de  la  haie,  et 
commence  à  descendre,  c'est  Marie,  c'est  la  femme  de  Pierre; 
elle  tient  leur  fille  par  la  main. 

0  mon  Dieu,  mon  Dieu,  il  y  a  des  heures  bénies  dans 
l'épreuve  de  vivre  1 

La  mère  et  la  petite  mirent  du  temps  à  descendre  la  pente 
et  à  remonter  l'autre  coteau,  à  travers  la  pommeraie  de  Kerjan, 
et  jusqu'à  la  voyette  qui  rejoint  le  chemin  de  Ghampdolent.  Il 
était  près  de  midi  quand  Marie  frappa  du  doigt  à  la  porte  de  la 
closerie.  Jean  Quéverne  l'attendait  au  milieu  de  la  salle,  debout 
près  de  la  table,  chez  lui.  Il  pensait  à  son  gars  qui  aurait  dû 
être  là. 

—  Père,  je  ne  suis  pas  venue  plus  tôt,  —  et  elle  montrait 
l'enfant,  —  à  cause  de  la  coiffe  de  Jeanne-Marie,  qui  ne  pou- 


LA    GLOSERIE    DE    CHAMPDOLENT.  45 

vait  pas  rentrer  chez  vous  sans  son  deuil.  La  lingère  n'en  a  fini 
que  ce  matin. 

Marie  se  tenait  à  trois  pas  de  l'homme,  et  toute  la  maison 
était  dans  le  grand  silence. 

—  Je  vous  ai  demandée  parce  que  j'ai  besoin  d'aide.  Mais 
vous,  pourquoi  êtes-vous  venue?  G'est-il  pour  pleurer  un 
moment? 

—  Non,  pour  travailler  avec  vous.- 

—  Je  ne  suis  plus  jeune,  je  ne  suis  pas  riche  :  c'est-il  pour 
longtemps  que  vous  revenez? 

—  Autant  que  vous  vivrez,  vous  m'aurez  avec  vous. 
Alors,  il  ouvrit  les  bras,    et  il  embrassa  la  veuve   de  son 

enfant,  sans  plus  rien  dire.  Et,  comme  elle  commençait,  tout  de 
suite  ménagère,  de  mettre  de  l'ordre  dans  la  maison,  la  llamme 
jaillit  dans  le  foyer,  et  couvrit  la  suie  ancienne. 

.     '.1 

Depuis  ce  jour  et  cette  fin  d'automne,  Marie  habite  à  Champ- 
dolent.  Nul  ne  l'entend  se  plaindre.  Nul  ne  la  trouve  en  faute 
quand  le  travail  la  demande.  Jean  Quéverne,  à  cause  d'elle,  ne 
parle  plus  de  son  malheur.  Entre  elle  et  lui,  le  nom  de  Pierre 
Quéverne  n'est  jamais  prononcé.  Le  soir  seulement,  après  la 
prière  qu'ils  récitent  tous  deux,  selon  la  coutume,  dans  la  minute 
où  chacun  se  recueille  et  fait  à  Dieu  sa  confidence,  l'ancien  ne 
manque  point  d'ajouter  : 

—  Donnez  à  mon  Pierre  la  paix  éternelle,  et  amenez-moi 
auprès  de  lui  I 

Et  Marie,  de  son  côté,  n'oublie  jamais  de  dire  : 

—  Soutenez  ma  faiblesse,  à  cause  de  lui,  qui  fut  meilleur 
que  moi  1 

René  Bazin^ 


VISITES  AU  FRONT 


(1) 


SUR  LE  FRONT  ANGLAIS 

(JUIN   1916) 


VERS   LES   TRANCHEES 


Nous  les  avons  vus  pour  la  première  fois  du  chemin  de  fer, 
à  trois  heures  de  Paris,  dans  un  maigre  et  délicat  paysage  de 
Cazin  :  buttes  et  collines  de  sable,  encadrant  des  morceaux  de  la 
mer  et  de  l'horizon  pâles  ;  traînées  de  pins  et  de  genêts  en 
tleurs.  Tout  le  long  de  ces  dunes,  où  l'on  n'avait  jamais  connu 
que  solitude,  une  immense  ville  de  toile  est  répandue,  où 
remue  une  population  couleur  de  terre.  Pendant  une  grande 
demi-heure,  le  train,  qui  suit  la  côte,  la  traverse  dans  sa 
longueur,  en  la  dominant  du  haut  du  talus.  Des  centaines  et 
des  centaines  de  tentes  jaunes,  quelques-unes  entr'ouvertes, 
pleines,  par  le  contraste  du  sol  éclatant,  d'ombre  fumeuse  comme 
celle  des  gourbis  arabes.  Des  hommes  assis  à  l'orientale,  sur 
le  sable  ;  d'autres,  immobiles,  à  l'exercice,  en  rangs  précis 
comme  des  palissades  surgies  pour  la  défense  de  cette  terre. 
Des  groupes  bleus,  —  la  couleur  d'hôpital  :  des  malades,  des 
blessés  ;  quelques  chaises  longues  orientées  vers  la  mer.  Plus 

(1)  Voyez  la  Revue  des  15  décembre  1916  et  1"  janvier  19n. 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS.  47 

loin,  des  portiques  de  gymnase  avec  des  mannequins  suspen- 
dus; alentour,  des  pelotons  qui,  à  plein  élan,  travaillent  l'es- 
crime à  la  baïonnette.  Des  cuisines  fument.  De  splendides 
chevaux  sont  alignés  au  piquet.  Et  par-dessus  le  semis  des 
petites  tentes,  de  longs  pavillons  se  lèvent,  portant  des  écri- 
teaux  :  Scottish  Church  Mission,  —  Church  Home,  —  Salvation 
Army,  —  Y.  M.  C.  A.  {{),  —  Gordon  H  ut,  —  Wallon  Hut,  — 
signalant  des  œuvres  d'initiative  privée,  appliquées  au  récon- 
fort, à  l'hygiène  des  corps  et  des  âmes,  celles  d(yit  les  enseignes, 
les  annonces  ont  souvent  frappé  nos  yeux  dans  les  grandes 
cités  industrielles  d'Angleterre. 

Au  bas  du  talus,  de  lestes  soldats  essaient  de  suivre,  en  cou- 
rant, le  train.  On  leur  jette  des  journaux  :  des  figures  se  lèvent, 
toutes  pareilles,  pareillement  et  strictement  rasées,  jeunes, 
claires,  saines,  étonnamment  roses,  les  traits  en  vigueur,  les 
mêmes  jeunes  gens  que  l'on  a  vus,  vêtus  de  blanc,  lancer  leurs 
balles  de  cricket  sur  les  prairies  vertes,  autour  de  toutes  les 
villes  d'outre-Manche.  Il  y  a  aussi  des  Australiens,  des  Nou- 
veaux-Zélandais,  reconnaissables  à  leurs  grands  chapeaux  de 
cowboys.  Un  officier  qui  voyage  avec  nous  me  désigne  des 
hommes  do  l'Afrique  du  Sud,  des  Canadiens.  Voici  des  Hindous, 

—  hauts  turbans  sur  des  visages  de  bronze.  Sur  cette  plage  du 
Boulonnais,  une  émanation  de  tout  l'empire  britannique  s'est 
trouvée  soudain  rassemblée.  Je  vois  le  meilleur,  l'essentiel  de 
l'empire  anglais,  le  plus  vivant  de  sa  substance.  Des  hommes 
de  Londres,  de  Bombay,  de  Melbourne,  du  Gap,  de  Winnipeg, 

—  des  hommes  des  cinq  nations  qu'a  chantées  Kipling,  unis 
entre  eux,  unis  à  nous,  dans  la  même  volonté  de  combat  et  de 
sacrifice  pour  le  droit  et  la  liberté.  Beaucoup  voient  pour  la 
première  fois  le  ciel  d'Europe;  leurs  yeux  n'avaient  connu  que 
les  étoiles  de  l'autre  pôle.  C'est  la  merveille  de  cet  empire.  Les 
((  cinq  nations,  »  des  peuples  séparés  parles  océans  du  globe, 
la  plupart  vraiment  indépendans  les  uns  des  autres,  dont  les 
intérêts  sont  distincts,  et  parfois  s'opposent;  —  et  à  l'appel 
d'une  idée  de  l'ordre  sentimental,  par  l'élan  spontané  de 
chacun,  cette  réunion  devant  la  menace  k  l'idéal  commun 
et  le  danger  de  la  vieille  Angleterre.  On  pense  à  la  façon  dont 
l'Allemagne  fait  marcher  ses  Alsaciens-Lorrains  et  ses  Polonais. 

(i)  Association  des  Jeunes  Gens  Chrétiens. 


48  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

Ni  l'Australie,  ni  le  Canada  n'ont  encore  institué  la  conscription, 
mais  cinq  cent  mille  Canadiens  se  sont  leve's  pour  combattre 
l'Allemagne,  et  les  Australiens,  quittant  la  paix  éternelle  de  leurs 
antipodes,  continuent  toujours  de  s'enrôler  pour  la  guerre.  Un 
empire  qui  ne  se  fonde  pas  sur  la  force  militaire,  mais  sur 
le  sentiment  d'un  lien  spirituel  et  sur  une  certaine  idée  de 
liberté,  un  empire  où  le  sentiment,  agissant  par  les  méthodes 
de  la  liberté,  peut  susciter  la  force  militaire,  —  il  n'est  pas 
besoin  d'être  Anglais  pour  souhaiter  au  monde  la  durée  d'un 
tel  empire. 

* 
*  * 

A  X...,  nous  trouvons  l'officier  qui  nous  reçoit  avec  cet  élan 
de  cordialité  simple  et  de  complaisance  qui  est  la  politesse 
anglaise.  C'est  le  ton  d'une  réception  de  week  end,  dans  une 
maison  de  campagne,  aux  environs  de  Londres.  Les  ordonnances 
enlèvent  les  bagages.  A  la  nuance  spéciale  de  leur  respect,  à 
leur  tenue,  à  leurs  brefs  i/es  Sir,  no  Sir,  on  sent  que  la  diffé- 
rence du  chef  aux  hommes  est  moins  celle  du  rang  militaire 
que  de  la  classe  sociale,  —  on  peut  dire  de  la  caste.  Aussi  bien, 
dans  l'officier,  d'allure  si  naturelle,  facile  (les  Anglais  disent  : 
casual),  on  aperçoit  le  gentleman  avant  le  militaire. 

Nous  traversons  X...  Etrange  réunion  des  deux  mondes,  de 
cette  France  provinciale,  avec  ses  maisons  vétustés,  son  petit 
peuple  bourgeois,  ses  femmes  en  bonnets,  le  cahin-caha  de  son 
trafic,  tout  ce  que  nous  y  aimons  d'ancien  et  de  somnolent,  et 
de  cette  Angleterre  qui,  tout  d'un  coup,  s'y  est  superposée.  Une 
Angleterre  plus  uniforme  et  belle  que  celle  d'outre-Manche, 
puisqu'elle  en  est  l'essentielle  substance,  la  force  jeune  et  virile, 
efficacement  disciplinée,  organisée  pour  la  guerre.  Dès  la  porte 
de  la  gare,  le  contraste  était  surprenant  :  les  antiques  fiacres, 
les  employés  d'octroi,  les  flâneurs,  les  vieux  commissionnaires, 
la  marchande  de  journaux,  les  figures  civiles  et  françaises,  dont 
chacune  dit  d'abord  l'individu  distinct,  —  et  cette  file  mono- 
chrome,  massive  et  nette  d'automobiles  et  camions  anglais, 
ce  peuple  en  khaki  de  jeunes  hommes,  à  qui  des  influences 
incessantes  et  simples,  certaines  disciplines  morales  et  phy- 
siques très  insistantes,  et  puis  les  mois  d'entraînement  mili- 
taire, ont  fait  des  cœurs,  des  regards  et  des  rythmes  de  vie  si 
pareils. 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS.  49 

Dans  les  vieilles  rues,  où  les  soldats  britanniques,  le  petit 
stick  réglementaire  en  main,  passent  par  deux  et  par  trois,  du 
même  pas  sonnant  et  cadence',  l'opposition  se  précisait.  Deux 
mondes  qui  s'entre-pénètrent  et  restent  distans.  Deux  espèces 
qui  se  touchent  dans  le  même  habitat,  et  ne  semblent  pas  com- 
muniquer, dont  chacune  poursuit  à  part  sa  vie  et  sa  pensée 
différentes. 

* 
*   * 

Au  tournant  d'un  quai,  l'automobile  a  trouvé  l'espace  libre 
et  l'horizon  de  mer.  Entre  la  plage  et  la  falaise  que  nous  lon- 
geons, de  plus  en  plus  nous  sentons  se  former  autour  de  nous 
l'Angleterre.  Des  prairies,  des  pelouses,  plutôt,  dont  le  velours 
et  le  lustre  attestent  ce  besoin  et  cette  entente  du  fini  que  les 
Anglais  apportent  à  toutes  leurs  œuvres  matérielles.  Là-dessus, 
un  semis  de  pavillons  de  toile  et  de  bois  clair,  tout  neufs,  dirait- 
on,  posés  comme  des  maisons-joujoux  sur  un  tapis  de  billard. 
C'est  un  hôpital.  La  beauté  du  décor>  ces  belles  nappes  de  ver- 
dure qui  semblent  appeler  des  jeux,  la  qualité  de  ces  baraque- 
mens  —  quelques-uns  avec  terrasses  pour  chaises  longues,  -=- 
tout  cela  fait  penser  à  certains  décors  anglais  de  luxe  et  de 
plaisir,  aux  terrains  de  golf,  avec  leurs  bengalows  où  l'on  prend 
le  thé,  aux  prairies  d'Oxford,  avec  leurs  club-houses  au  bord  de 
la  rivière,  à  des  parcs  seigneuriaux  où  l'on  a  vu  des  tentes  se 
dresser  pour  une  fête  de  charité. 

Pendant  une  heure,  nous  visitons  cet  hôpital  :  on  dirait 
qu'on  se  promène  dans  une  exposition,  et  que  tout  y  mérite  le 
premier  prix  :  les  nurses,  en  linge  éblouissant,  rehaussé  d'écar- 
late  ;  les  majors,  qui  semblent  sortir  d'un  magasin  de  Bond- 
Street,  tant  leur  whip-cord  est  net  et  bien  coupé,  tant  reluit  le 
fauve  de  leurs  bottes  et  courroies  épaisses.  On  nous  montre  des 
dortoirs,  cuisines,  salles  d'opérations,  de  bains,  de  jeux,  de  lec- 
ture :  l'impression  est  toujours  la  même,  —  celle  qu'éprouve- 
rait un  voyageur  en  passant  de  son  hôtel  accoutumé  dans  un 
Palace.  Toutes  les  choses  matérielles  sont  ici  de  qualité  supé- 
rieure, plus  solides,  plus  massives  et  finies,  faites  de  plus 
désirable  matière.  Partout  le  cuir  est  du  cuir,  la  toile,  de  la 
toile  ;  les  baignoires  sont  de  vraies  baignoires,  avec  des  robinets 
d'eau  chaude,  en  cuivre,  et  qui  donnent  véritablement  do  l'eau 
chaude.  Le  thé  sucré,  au  lait,  presque  brun,  dont  on  nous  fait 

lOME  XL.  —  1917.  4 


50  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

goûter,  et  que  l'on  sert  aux  hommes  à  cinq  heures, en  de  grandes 
bassines,  a  le  parfum  et  la  vertu  d'un  thé  de  Geylan  authentique 
et  préparé  suivant  les  règles.  Dans  les  pavillons  qui  portent  les 
initiales  de  tel  donateur,  de  telle  secte  ou  association  religieuse, 
les  fauteuils  d'osier,  chaises  longues,  rockings,  bibliothèques, 
tables  de  jeu  (où  l'on  voit  surtout  des  échiquiers),  feraient  hon- 
neur à  un  joli  club  anglais  de  campagne.  Il  faut  aller  au  7ness 
des  officiers  pour  trouver  mieux  :  des  gravures  et  des  aquarelles 
sur  les  murs,  des  roses  sur  la  table,  un  piano  dans  un  coin,  > 
tous  les  grands  journaux  et  magazines  de  Londres. 

Et  ce  qui  frappe  autant  que  cette  qualité  des  choses,  c'est 
leur  tenue.  Cuivres  et  nickels  fourbis  comme  pour  figurer  der- 
rière une  glace  de  magasin;  parquets  brillans  où  l'on  verrait 
une  poussière;  peintures  et  vernis  immaculés  des  murailles  et 
des  meubles.  Tout  ici  témoigne  de  l'effort  habituel  et  victorieux 
de  l'homme  contre  les  forces  extérieures  d'inertie,  contre  la 
tendance  des  choses  à  se  ternir  et  se  défaire,  contre  sa  propre 
tendance  à  suivre  la  ligne  de  résistance  moindre.  Dans  un 
dortoir  où  l'on  attend  des  blessés,  telle  était,  tout  à  l'heure, 
l'impression  de  pureté  neuve,  de  conformité  absolue,  et  par 
conséquent  instable,  de  l'objet  au  modèle  idéal,  qu'à  peine 
osait-on  marcher  et  toucher  ce  que  l'on  vous  montrait.  Sur  la 
route,  nous  avons  croisé  un  escadron  dont  tous  les  chevaux 
semblaient,  par  leur  lustre  et  leur  beauté,  par  l'étincellement 
des  boucles  et  des  mors,  des  montures  d'officiqrs.  On  songe  à  la 
vigilance  et  la  patience,  aux  heures  de  brossage  et  d'astiquage 
qu'exige  cette  perfection  d'entretien.  Des  Français,  qui  n'avaient 
pas  encore  vu  nos  Alliés  aux  tranchées  de  première  ligne, 
s'étonnaient  :  quelque  critique  perçait  dans  leur  ad^niration. 
«  Les  Anglais,  disaient-ils,  prennent  les  moyens  pour  le  but. 
Tant  de  travail  et  d'argent  dépensé  pouvait  s'employer  plus 
directement  aux  fins  essentielles.  »  D'autre  part,  le  sentiment 
des  Anglais  avant  la  guerre,  quand  ils  n'avaient  pas  vu  les 
Français  à  l'œuvre,  c'est  que  l'objet  français  est  en  général 
insuffisant,  trop  mince,  trop  léger,  pas  tout  à  fait  efficace;  que 
l'ouvrier,  s'il  ne  s'agit  pas  d'œuvre  d'art,  ne  l'a  pas  poussé 
jusqu'au  bout,  —  surtout  qu'il  n'est  pas  attentivement  entre- 
tenu. Je  me  rappelle  (au  temps  lointain  des  «  piqûres  d'épingle  ») 
un  vieil  article  du  Times  sur  «  le  raccommodage  français  au 
bout  de  ficelle.    »  L'auteur  concluait  que  1  objet  n'étant  qu'un 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS.  51 

a  peu  près,  il  ne  rend  qu'à  peu  près  le  service  pour  lequel  il 
est  fait,  qu'un  peuple  dont  tout  l'outillage  souffre  de  cette  insuf- 
fisance est  moins  bien  armé  pour  la  vie. 

G'e&l  ici  le  contraste  et  I-""  malentendu  de  deux  civilisations. 
Les  Anglais  ont  appris,  depuis  la  bataille  de  la  Marne,  ce  que 
les  Français  peuvent  faire,  avec  leur  apparente  insouciance  des 
choses  et  des  soins  mate'riels.  TJn  de  leurs  journalistes  le  savait 
déjà  quand,  il  y  a  cinq  ou  six  ans,  décrivant  une  de  nos  revues, 
il  leur  disait,  en  parlant  do  batteries  de  7o,  dont  le  lustre  lui 
semblait  laisser  à  désirer  :  «  Ces  canons  qui  sont  peut-être  les 
plus  mal  tenus,  mais  'probablement  les  meilleurs  de  l'Europe.  » 
D'autre  part,  nous  avons  compris  que  l'habitude  et  le  besoin  de 
ce  qui  nous  parait  luxe,  confortexcessif,  peuvent  s'allier  aux  plus 
viriles  qualités  d'énergie  et  d'endurance,  au  mépris  de  la  mort, 
à  l'héroïque  volonté  de  dévouement.  A  certains  égards,  ces  dis- 
positions peuvent  même  témoigner  de  vertus  qui  ajoutent  à  la 
puissance  de  l'homme  sur  les  choses.  Car  il  faut  une  grande 
faculté  de  résistance  à  l'ennui,  des  nerfs  stables,  solides,  pour 
tout  prévoir,  achever,  entretenir  ainsi.  Rubinson,  avec  le  labeur 
de  son  installation,  sa  lutte  solitaire,  consciencieuse  et  toujours 
reprise  contre  l'hostilité  des  choses,  demeure  le  type  éternel  de 
ce  peuple.  Un  Latin  est  plus  économe  de  sa  peine  et  plus  dédai- 
gneux de  la  matière.  Pour  la  fin  nécessaire,  il  fera  l'effort  néces- 
saire. Que  son  œuvre  puisse  rendre  l'essentiel  du  service  désiré, 
cela  lui  suffit.  11  est  intelligent,  raisonneur;  il  jugerait  oiseux, 
pédant  d'aller  plus  loin.  11  voit  l'idée  :  l'Anglais  voit  l'objet 
et  le  respecte.  Parce  qu'il  le  respecte,  il  ne  se  résigne  pas  à  le 
réparer  avec  le  serviable  bout  de  ficelle  que  le  journaliste  de 
Londres  donnait  comme  une  caractéristique  de  La  civilisation 
latine,  et  dont  l'usage  apparaît  plus  fréquent,  à  mesure  que  l'on 
descend  vers  le  Midi.  Le  cocher  de  fiacre  parisien  a,  peut-être,  la 
cervelle  plus  active  que  son  confrère  anglais,  mais  reconnais- 
sons que  son  fiacre,  son  cheval  et,  souvent,  sa  personne,  sont 
moins  bien  tenus. 

La  différence  est  bien  celle  du  Nord  et  du  Midi.  Dans  le 
climat  septentrional,  l'homme  a  pris  l'habitude  de  besogner 
pour  opposer  à  la  tristesse  et  l'hostilité  du  milieu  naturel  un 
monde  indépendant  du  dehors,  dont  les  choses  le  servent  et  le 
réjouissent.  A  la  perfection  matérielle  de  ce  monde,  les  Anglais 
trouvent  des  vertus  moralisantes  et  toniques.  D'abord  pour  se 


52  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

maintenir,  elle  exige  de  l'attention,  un  effort  continu.  Et  puis, 
en  se  maintenant,  elle  enveloppe  l'âme  de  suggestions  d'ordre 
et  de  volonté.  Dans  les  plus  pauvres  quartiers  de  Londres,  cette 
idée  se  manifeste  en  des  établissemens  comme  Toynbee  Hall, 
dont  l'architecture  intérieure,  le  décor,  le  mobilier,  qui  rap- 
pellent les  collèges  d'Oxford,  veulent  suggérer  à  une  plèbe  trop 
apathique  la  notion  et  le  goût  d'un  certain  degré  de  bien-être,  le 
désir  de  faire  effort  pour  s'y  hausser.  Soutenir  la  créature  contre 
les  influences  qui  dépriment,  —  misère,  surmenage,  vice, 
sombre  laideur  et  monotonie  du  milieu  industriel;  défendre, 
accroître  ce  que  Ruskin  appelait  «  la  première  des  richesses,  » 
la  quantité  de  vie  de  l'individu  et  du  groupe,  telles  sont  en 
Angleterre  les  fins  directes  de  tout  l'effort  social;  et  l'on  sait 
combien  de  sociétés,  ligues,  clubs  y  travaillent  depuis  le 
milieu  du  xix®  siècle,  combien  d'églises  et  chapelles  aussi,  car 
à  ces  fins  la  religion,  toujours  pratique  en  ce  pays,  confond 
de  plus  en  plus  les  siennes  (1).  Tout  à  l'heure,  au  cercle 
des  ofticiers  où  je  feuilletais  des  journaux,  l'idée  m'appa- 
raissait  en  toute  clarté,  illustrée  par  une  image  parlante  que 
publie  dans  le  Moiming  Post  l'œuvre  anglicane  des  Huttes  du 
■Soldat.  On  voyait  un  paysage  du  front.  Au  loin,  des  arbres 
mutilés,  des  éclatemens  d'obus.  Au  premier  plan,  des  hommes 
se  poussent,  boueux,  harassés,  trop  nombreux  pour  entrer  tous, 
k  la  porte  d'un  de  ces  Pavillons  de  Récréation  que  signalent  la 
croix  et  le  drapeau  de  l'œuvre.  Alentour,  une  série  de  médail- 
lons, montrant  par  le  détail  les  divers  bienfaits  de  l'institution.; 
Il  en  est  deux  q-ui  résument  tous  les  autres.  Le  premier  porte  ce 
titre  :  Nourriture  du  corps.  Des  soldats  en  casques  assiègent  un 
buffet  chargé  de  bonnes  choses  :  théières  fumantes,  bouilloires 
sur  des  réchauds  de  cuivre,  piles  de  sandv^iches,  jattes  d'oranges 
et  de  gâteaux.  Deux  amis,  joyeusement  attablés,  soufflent  sur 
leur  Bovril  en  piquant  de  la  fourchette  un  solide  morceau  de 
jambon.  L'autre  vignette  est  intitulée  :  Nourriture  spirituelle. 
Les  mêmes  Tommies,  sac  au  dos,  tête  nue,  à  genoux,  s'incli- 
nent sous  la  main  du  prêtre  qui  tend  à  l'un  d'eux  le  Sacrement. 
Ce  qui  frappe,  en  ces  deux  tableaux,  c'est  l'air  de  calme,  honnête 
énergie  de  ces  hommes.  Les  certitudes  de  la  religion  s'ajoutent 
aux   influences   salutaires   du    bien-être  et  d'un    milieu    bien 

■  ({)  Ainsi  le  mot  salvalion,  dans  Salvation  Army,  a  presque  changé  de  sens.  On 
le  Lruduirdit  aujourd'hui  plutôt  par  sauvetage  que  par  salut. 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS.  53 

ordonné,  l'hygiène  des  âmes  à  celle  des  corps,  pour  assurer  ce 
qu'un  Anglais  met  au-dessus  de  tout  :  la  force  stable  et  disci- 
plinée de  l'individu,  qui  en  fait  une  créature  heureuse  et  de 
valeur  pour  le  groupe.  Plutôt  qu'un  sentiment  de  justice  ou  de 
charité,  c'est  cette  idée,  toute  pratique,  on  pourrait  presque 
dire  utilitaire,  qui  dirige  en  Angleterre  la  volonté  de  bien- 
faisance. «  J'aime  mieux  donner  »,  disait  Ruskin,  «  pour  main- 
tenir un  homme  debout,  que  de  le  nourrir  quand  il  est  par 
terre.  » 

Une  autre  idée,  d'ordre  non  moins  moral  et  social,  explique 
ce  souci  et  ce  respect  des  perfections  matérielles.  En  cette  dé- 
mocratie, c'est  généralement  le  modèle  aristocratique  qui 
s'impose  :  le  type  régnant  de  civilisation  et  de  vie  vient  d'en 
haut.  Un  homme  tient  à  un  certain  degré  de  raffinement  dans 
son  existence  quotidienne  (et  un  volontaire,  en  s'engageant,  n'y 
a  pas  renoncé).  Il  y  tient  non  par  besoin  de  jouissance,  —  car 
souvent,  en  un  décor  de  luxe,  il  poursuit  un  idéal  stoïque  et 
puritain,  mais  parce  que  l'idée  de  ce  qu'il  se  doit  l'exige, 
comme  de  se  laver  le  corps  tous  les  jours  à  grande  eau;  parce 
qu'il  entend  se  tenir  physiquement  comme  un  gentleman.  Et 
la  même  volonté  le  maintient  moralement  debout,  droit,  atten- 
tif à  ses  consignes  professionnelles  et  personnelles. 

C'est  un  trait  général  de  l'Angleterre  que  le  goût  du  confort 
s'y  allie  depuis  longtemps  au  goût  de  l'effort.  On  y  prête  au 
confort  une  valeur  morale.  Il  est  une  condition,  et  il  est  la 
récompense  de  l'effort. 

* 
*  * 

Sur  le  quai,  où  l'on  attend  un  transport  anglais,  pareil  à 
tous  ceux  qui  s'espacent  au  long  du  haut  mur,  qui  viennent 
d'arriver  ou  qui  vont  repartir. 

Que  de  fois  je  suis  venu  ici,  et  comme  la  guerre  a  tout 
changé!  Il  y  a  beaucoup  de  monde  et,  sur  ce  quai  français, 
pas  une  figure  française.  Le  khaki  règne,  la  teinte  nouvelle 
et  monochrome  qui  est  celle,  aussi,  des  steamers  amarrés. 
Partout  la  couleur  anglaise  de  la  guerre,  et  partout  les  clairs, 
jeunes  visages  venus  de  l'autre  côté  de  la  Manche.  On 
manœuvre  des  grues;  on  charge  des  caisses  sur  des  v^-agons; 
des  officiers  surveillent,  la  badine  en  main.  Une  troupe  de 
%siliers  gallois  attend,  l'arme   au   bras.  Près    du  sémaphore, 


.^4  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

un  groupe,  jaune  comme  tous  les  autres,  et  qu'on  n'avait  pas 
d'abord  distingué,  se  révèle,  quand  on  approche,  d'espèce  bien 
différente.  Hauts  turbans  d'Asie,  eau  mystérieuse  et  sombre 
des  yeux,  fins  et  graves  visages  de  bronze  :  ce  sont  des  cava- 
liers sikhs  chargés  du  service  de  la  posté.  Immobiles,  ils  se 
taisent  et  regardent  la  mer  avec  la  vieille  expression  orientale 
d'attente  et  d'impassible  fatalisme.  C'est  la  première  fois  que 
^ela  se  voit  dans  l'histoire  du  monde  :  les  hommes  d'Extrême- 
Asie  venus  pour  faire  la  guerre  dans  cet  Occident  dont  ils  ne 
savaient  rien,  sino-n  que  c'est  le  fabaleux  pays  des  sahibs  qui  les 
commandent.  Ils  regardent  la  mer,  la  blanche  mer  septentrio- 
nale d'où  montent,  avec  la  marée,  les  bateaux  de  pèche  picards  : 
rudes  chalutiers  anx  voiles  tannées  et  rapiécéos;  aux  ponts 
chargés  de  filets  et  de  marée,  aux  aspects  de  travail  ouvrier 
et  de  misère. 

Un  triste  mugiss'^mriit  de  sirène,  et  tous  les  yeux  se  sont 
touraés  vers  les  musoirs.  Une  fumée  monte  derrière  l'esta- 
caile,  et  tout  de  suite,  voici  paraître,  presque  surgir,  tant  il 
vient  vite  et  grandit  sans  bruit,  glissant  sur  ses  tambours,  le 
transport  attendu.  En  deux  minutes,  il  est  devant  nous,  tout 
près,  manœuvrant  déjà  pour  se  mettre  à  quai,  ses  ponts 
supérieurs  nous  dominant,  chargés  d'humanité  anglaise.  On 
n'entend  que  les  coups  de  timbre  au  cadran  de  la  passerelle,  et 
la  voix  du  commandant  jetant  ses  ordres  par  le  mégaphone. 
Et  puis  le  craquement  des  cables  qui  se  roidissent.  C'est  le 
moment  indécis  où  les  hommes  surgis  des  lointains  de  la  mer 
vont  se  répandre  sur  le  sol  qui  leur  est  nouveau,  se  mêler  à 
ceux  qui  les  attendent  et  en  sont  encore  entièrement  séparés. 
Brèves  minutes,  mais  qui  semblent  bien  longues,  presque 
solennelles,  tandis  que  l'intervalle  se  rétrécit  entre  la  pierre 
du  quai  et  la  muraille  du  grand  bateau.  D'un  côté  à  l'autre, 
des  regards  s'échangent;  un  immatériel  et  silencieux  contact 
s'établit.  Avant  que  cette  masse  humaine  et  couleur  d'argile 
commence  à  couler  sur  les  passerelles,  je  les  vois,  ces  jeunes 
gens,  tels  qu'ils  sont  partis  d'Angleterre,  serrés  les  uns  contre 
les  autres,  les  yeux  tournés  vers  la  terre  où  les  attend  l'in-connu 
de  leur  destin.  Ils  sont  bien  deux  mille  :  magnifiques  garçons 
qui,  depuis  deux  ans,  ne  pensent  qu'à  la  guerre,  ne  l'ont  jamais 
vue,  et  arrivent,  enfin,  au  pays  de  la  guerre.  Troupes  de  renfort, 
: —  drafts,  —  envoyées  par  les  dépôts  pour  compenser  l'usure 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS.  55 

quotidienne  de  l'armée  anglaise.  Plusieurs  fois  par  jour, 
arrivent  de  pareilles  fournées  humaines,  —  le  plus  pur,  le 
plus  frais  et  vivant  de  l'Angleterre,  — ■  qui  vient  entretenir  ce 
brasier  du  Moloch  où  fond  continûment,  depuis  bientôt  trois 
ans,  la  substance  active  de  l'Europe.  Voici  le  commencement 
du  cycle.  Combien  retourneront  sur  la  couchette  du  navire- 
hôpital,  et  combien  ne  retourneront  pas,  mêlés  pour  tou- 
jours à  cette  terre  française  qu'ils  regardent  pour  la  première 
fois  ! 

Maintenant  ils  se  poussent,  en  flux  terreux  et  continu, 
comme  lorsque,  d'un  chaland,  on  décharge  par  des  glissières 
du  sable  ou  du  minerai.  C'est  tout  près  de  nous  qu'ils  mettent 
le  pied  sur  le  sol  français,  par  deux  et  par  trois  à  la  fois,  assez 
lentement  pour  que  nous  puissions  percevoir  chaque  figure 
distincte.  Et  peu  à  peu,  de  tant  d'individus  qui  se  succèdent, 
de  leurs  nombres  qui  passent,  naît  en  nous  le  sentiment  du 
caractère  commun  et  de  l'espèce.  C'est  quelque  chose  de  plus 
élémentaire  et  de  plus  uniforme  que  chez  les  nôtres,  de  plus 
vigoureusement  régulier  et  déterminé  dans  les  traits,  de  plus 
vague  (uncoîisciousj,  aussi,  dans  le  regard.  Un  journaliste 
anglais,  à  la  devanture  d'un  café,  regardant  passer  la  foule 
parisienne,  disait  :  «  Une  population  de  types!  »  Ce  qui  le 
frappait  en  chaque  visage,  c'est  le  caractère  singulier,  le  trait 
ou  l'expression  qui  le  fait  différent  de  tous  les  autres.  Ici, 
probablement,  la  monochromie  du  vêtement  militaire  est  pour 
quelque  chose  dans  notre  impression,  mais  de  tout  temps,  en 
arrivant  en  Angleterre,  j'ai  senti  cette  différence.  Ce  qui  se 
traduit  eu  ces  yeux  limpides  et  ces  traits  énergiques,  c'est 
à  la  fois  la  vigueur  de  la  race  et  l'honnête  simplicité  des 
âmes.  Ces  jeunes  hommes  sont  pareils  comme  de  jeunes  che- 
vaux, aussi  naturels  et  sains,  leurs  physionomies  façonnées, 
non  par  les  mouvemens  de  l'être  cérébral  et  nerveux,  mais 
par  les  influences  de  la  coutume,  toutes  fortement  accentuées, 
arrêtées  dans  le  type  général  par  la  force  des  habitudes  et  cer- 
titudes ataviques  et  communes,  parmi  lesquelles  il  faut  comp- 
ter celles  de  la  religion,  —  une  religion  qui  parle  urtout  du 
devoir. 

Beaucoup  de  figures  heureuses,  dont  l'expression  riante 
persiste  dans  le  sérieux  du  moment.  On  sait  leurs  jeux, 
leurs  chants,  leur  humour.  Simplement,  ils  sont  la  belle  eréa- 


56  REVUE    DES    DEUX   MONDES.; 

ture  humaine,  bien  nourrie,  dressée,  de  corps  et  d'âme,  poui 
l'action  honnête,  efficace,  et  la  résistance  à  la  fatigue. 

On  dirait  des  soldats  de  métier,  des  soldats  qui  viennent  de 
faire  la  guerre,  tant  ils  sont  hâlés,  bronzés  par  de  longs  mois 
d'exercices  et  de  manœuvres,  par  les  pluies,  le  vent,  le  soleil 
et  les  sueurs.  Sous  ce  hâle,  le  sanguin  de  la  complexion  trans- 
paraît. Cela  fait  un  ton  magnifique,  d'un  rouge  foncé  de  cuir, 
011  le  bleu  septentrional  des  yeux  semble  plus  lumineux  et 
plus  clair.  J'avais  vu  déjà,  chez  des  officiers  anglais  de  l'Inde,  ce 
contraste  des  froides  prunelles  du  Nord  et  du  teint  brûlé  par  le 
soleil.  Un  air  de  force  lente,  latente,  que  semble  aggraver  la 
masse  du  harnachement  :  sacs,  bissacs,  bidons,  fusils,  gibe- 
cières, cartouchières,  —  tout  cela  fauve  et  massif  comme  la 
laine  des  longs  manteaux. 

Fusiliers  irlandais  et  gallois,  Borderers,  Blackwatch,  Scot- 
Greys  :  les  voici  déjà  rangés  en  deux  troupes  sur  le  quai. 
Vigilans  comme  des  chiens  de  berger,  les  sous-officiers  aboient 
des  ordres  brefs  :  Shun!  Forrm!  Fours!  Par  rangs  de  quatre, 
ils  se  forment,  épaulent  leurs  fusils,  et  puis,  massivement, 
s'ébranlent. 

Ces  deux  longues  colonnes  apparues  sur  notre  sol,  c'est, 
visible,  mesurable  au  mètre,  l'un  des  accroissemens  quotidiens 
de  l'armée  britannique  en  France,  à  la  veille  d'une  grande 
offensive.  Deux  masses  jaunes,  rectilignes  qui  s'éloignent, 
confondues  à  la  terre,  pareilles  à  de  la  terre  qui  marcherait  : 
deux  mille  hommes  sortis  de  la  terre  anglaise,  et  qui  viennent 
combattre  pour  la  nôtre. 

* 
*   * 

Sur  la  grand  route  française,  à  travers  le  pays  du  Nord,  si 
lumineux  et  clair,  aux  rayons  obliques  du  soir,  l'auto  anglais 
nous  emporte,  nous  ne  savons  pas  où,  dans  l'intérieur  de  ce 
vert  Boulonnais.  Fuite  glissante,  silencieuse  (on  perçoit  le 
petit  chant  infini  des  alouettes),  si  rapide  que  l'on  voit  couler 
d'un  mouvement  continuel  le  plus  lointain  détail  du  paysage  : 
petits  arbres,  villages,  taches  qui  sont  des  boqueteaux  à 
l'horizon.  Passent  de  grandes  ondulations  rasées  par  le  vent  de 
mer,  qui,  derrière  nous,  s'^n  vont  tomber  sur  des  grèves,  en 
tranches  verticales  et  blanches  de  falaises.  Passent  les  plateaux 
boises,  dont  les  lignes  se  chevauchent,  disparaissent,  à  mesure 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS.  57 

que  se  forme  la  haute  plaine.  Passent  les  jeunes  blés,  éclabous- 
se's  du  sang  des  coquelicots,  les  champs  veloutés  de  profond 
trètle  rouge.  Cela  sent  le  soir  et  le  mois  de  Juin,  la  terre 
mouillée,  la  fenaison,  l'églantine.  Paix  infinie  de  ces  cam- 
pagnes. Elles  baignent  dans  le  même  rayon  qui,  à  quinze 
lieues  d'ici,  éclaire  les  terrains  fauves  de  la  guerre  et  de  la 
mort. 

Gomme  c'est  le  Nord,  déjà!  Deux  ou  trois  degrés,  à  peine, 
nous  séparent  de  nos  paysages  accoutumés,  et  tout  semble  plus 
frais,  plus  clair,  plus  léger.  Il  y  a  des  hameaux  presque  anglais, 
avec  de  vrais  cottages,  dont  la  brique  brune  est  tapissée  de  roses, 
des  jardinets  fleuris  de  molles  pivoines  roses,  de  minuscules 
églises,  à  tour  carrée,  crénelée,  comme  celles  que  nos  voisins 
appellent  normandes,  et  qu'on  voit  dans  les  plus  vieux  villages 
du  Kent  et  du  Sussex.  Et  pour  achever  l'illusion,  ces  soldats  au 
cantonnement,  les  mêmes  que  je  voyais,  en  1915,  dans  les 
prairies  et  sur  les  routes  d'Angleterre  :  visages  bien  rasés, 
uniformes  de  bonne  laine  khaki.  Ils  semblent  vraiment  faire 
partie  du  pays,  continuer  naturellement  sa  calme  vie  de  tous 
les  temps.  A  l'entrée  d'une  ferme  où  nous  arrêtons  pour 
prendre  de  l'eau,  l'un  est  assis  sur  un  escabeau  à  côté  d'une 
paysanne,  devant  deux  vaches  immobiles,  tous  les  deux  occupés 
à  traire.  En  voici  d'autres  qui  lavent  la  cour  à  grands  coups  de 
seaux,  la  manche  de  chemise  retroussée  sur  le  bras  vigoureux 
pour  mieux  besogner.  Une  vieille  dame,  en  bonnet  tuyauté, 
est  sortie  de  la  maison.  Ils  l'ont  saluée;  elle  a  répondu  par  un 
signe  amical  de  bonne  grand'mère.  Les  gentils  garçons,  de 
silhouette  si  propre  et  si  droite! 

Eux  seuls,  dans  le  pays,  traduisent  aux  yeux  l'incroyable 
réalité  d'aujourd'hui.  Eux  seuls,  et  de  loin  en  loin,  au  long  de 
la  route,  une  motoclyclette,  un  auto  d'officier  qui  croise  le 
nôtre  avec  un  bruit  vibrant  de  projectile.  Sur  la  grande  chaus- 
sée rectiligne,  où  cheminaient  jadis,  cahin-caha,  les  lourds 
charrois  rustiques,  on  ne  rencontre  plus  que  cette  mécanique 
et  cette  vitesse,  et  l'on  voit  bien,  malgré  les  fermes,  malgré  les 
champs  en  fleurs,  que  le  mouvement  ancien  et  propre  de 
ces  campagnes  est  arrêté,  qu'un  autre  s'y  substitue,  d'espèce 
bien  différente,  produit  immédiat  de  la  logique  et  de  la 
science. 

Surviennent  des  bourgs,  de  petites  villes,  dont  on  croit  sen- 


58  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tir  un  peu,  —  comme  on  perçoit,  au  passage,  le  parfum  propre 
d'un  arbre,  —  l'âme  et  le  caractère  distincts.  Pavé  ancien,  grands 
capuchons  d'ardoises,  reflets  de  briques  vernies  et  de  glaces 
bien  lavées,  sages  pignons  rangés  autour  d'une  petite  place, 
église  au  porche  bas,  dont  les  pluies,  le  vent  de  mer  ont  rongé 
les  ogives  et  fleurons,  —  tout  cela  fort  sombre,  élégant  et  sérieux, 
tenant  à  la  fois  de  la  Flandre  et  de  la  France. 

Le  soleil  était  couché  depuis  longtemps  ;  tout  s'avaguissait,  et 
rien  ne  passait  plus  sur  la  roule.  Dans  la  clarté  d'un  jour  sans 
foyer,  cetle  campagne,  où  nous  n'étions  jamais  venus,  prenait 
je  ne  sais  quels  mystérieux  aspects  de  déjà  vu.  C'était  le  soir, 
qui  apporte  en  tous  pays  les  mêmes  harmonies  et  le  même 
sentiment,  —  le  soir  pareil  à  tous  les  soirs,  la  diversité  de  la 
campagne  se  résumant  alors  en  quelques  grandes  lignes  et 
plans  obscurs  qui,  partout,  se  ressemblent,  et  que  l'on  retrouve 
avec  bonheur,  comme  un  enveloppement  familier  de  solitude 
et  d'intimité.  Alors  les  choses  perdent  leur  nom  ;  le  moment 
présent  disparaît  ;  le  paysage  n'est  plus  que  le  lieu  du  rêve  qui 
naît  et  qui  s'étend;  tout  finit  par  s'en  pénétrer  et  s'y  fondre. 
Combien  rares  ces  minutes  d'oubli,  dans  le  monde  que  nous  a 
fait  la  guerre  I 

De  hautes  masses  végétales  se  levèrent,  noires  dans  le  bleu 
déjà  demi-nocturne,  épanchant  une  profonde  senteur  de  forêt.  La 
voiture  tourna.  Dans  quel  domaine  de  légende  entrions-nous, 
dans  quel  parc  ancien,  crépusculaire,  où  des  figures  de  Watteau 
auraient  pu  chatoyer  dans  l'ombre  ?  Une  avenue  de  grands 
arbres,  dont  les  ramures,  sous  un  ruban  de  ciel  verdissant, 
enfermaient  des  profondeurs  de  nuit.  Et  puis,  entre  deux  pavil^ 
Ions,  une  façade  de  pierre  pâle,  un  long  fronton  Louis  XVI... 
On  sortait  décidément  du  présent  :  une  voiture  magique,  dans 
l'interminable  tombée  de  nuit,  nous  avait  transportés  jusqu'à 
ce  château  de  Belle-au-Bois  dormant,  où  nul  écho  ni  souci  de  la 
guerre  n'était  jamais  entré.  Le  plus  étrange,  c'est  que  cette 
surprise  surprenait  si  peu.  Tout  paraissait  également  naturel 
dans  la  longue  sorcellerie  du  soir. 

Et  puis  des  voix  anglaises  sonnèrent  ;  des  ordonnances 
parurent...  Cinq  minutes  après,  on  montrait  à  chacun  son 
logis  :  Thisway,  please.  Hotwater,  Sir?  Certainly,  Sir.  Dinner  at 
nine.  Et  une  autre  voix,  déjà  toute  cordiale,  amicale  :  We  dont 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS. 


59 


ciress  :  war,  you  know.  Une  autre  illusion  remplaçait  celle  qui 
venait  de  se  rompre.  Le  château  du  vieux  temps  français  se 
muait  en  country  seat.  Que  de  fois,  de  l'autre  côté  de  la  Manche, 
on  avait  reçu  ce  même  accueil  1 

Alors,  dans  une  chambre  qui  a  gardé  ses  meubles  et  presque 
son  odeur  d'autrefois,  par  la  fenêtre  trouvée  grande  ouverte 
(comme  toujours  en  Angleterre),  on  goûtait  la  paix  secrète, 
l'intimité  de  ce  domaine  fermé.  Je  voyais  une  prairie  redevenue 
sauvage,  dans  le  cadre  circulaire  et  ténébreux  d'une  vieille 
futaie.  Et  par  devant,  quand  on  se  penchait,  des  fleurs,  toutes 
les  fleurs  de  Juin,  une  profusion  de  folles  fleurs. 

Hautes  et  froides,  elles  semblaient,  en  leur  vie  si  brève,  plus 
merveilleusement  apparues  sur  ces  fonds  de  brume  pâle  et  de 
nuit. 

» 
*  * 

*  Nous  avons  passé  trois  soirées  et  trois  nuits  dans  cette  calme 
maison,  et  si  j'y  arrête  un  instant  le  récit  d'une  visite  au  front 
anglais,  c'est  que  l'idée,  la  manière,  on  peut  dire  le  style  d'une 
telle  hospitalité  sont  si  caractéristiques,  en  harmonie  avec  tant 
d'aspects  et  façons  d'être  qui  nous  ont  frappé^  de  l'arinée 
anglaise;  c'est  qu'on  y  apprenait  ce  que  nos  alliés  peuvent 
apporter  de  leurs  traditions  les  plus  significatives,  en  France, 
au  milieu  de  la  guerre. 

L'idée  qui  se  traduisait  là  est  d'origine  aristocratique;  elle 
subsiste,  comme  beaucoup  de  traits  de  même  essence,  en  pleine 
démocratie.  Elle  vient  do  ces  manoirs  dont  les  habitans  furent 
les  modèles  de  Gainsborough  et  de  Reynolds,  les  héros  des 
romanciers,  depuis  Addison  jusqu'à  Meredith,  et  composèrent 
si  longtemps  la  personne  active  et  visible  de  l'Angleterre.  De 
cette  gentry  qui  vivait  dans  ses  terres,  les  mœurs,  les  disci- 
plines, tout  l'idéal  de  vie  s'imposèrent,  par  l'effet  d'un  prestige 
qui  reste  l'un  des  principes  de  la  société  d'outre-Manche,  à  la 
bourgeoisie  montante  du  xix^  siècle,  et  de  proche  en  proche, 
plus  ou  moins  atténués,  mais  gardant  toujours  quelque  chose 
de  leur  essence,  à  toute  cette  Angleterre  d'aujourd'hui  que 
Galsworthy  a  définie  :  «  un  mélange  inintelligible  à  l'étranger 
d'aristocratie  et  de  démocratie,  »  et  Kipling  :  <.<-  une  démocratie 
d'aristocrates,  n 

Ainsi  le  manoir  est  devenu,  demeure  le  modèle  dont  toute 


60  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

maison  qui  se  respecte  tend  à  se  rapprocher.  De  là  ces  noms 
à  la  fois  fe'odaux  et  campagnards  dont  se  décorent  les  moindres 
villas  des  faubourgs  ;  de  là  leur  parure  étudiée  de  fleurs  et  de 
feuillages,  et,  peut-être,  la  tradition  qu'est,  en  Angleterre,  l'art 
delà  serre  et  du  jardin.  De  là  l'importance  de  ces  distinctions 
qui  font  le  degré  de  dignité  sociale  d'une  maison,  et  que  ne 
manque  pas  de  faire  sonner  un  commissaire-priseur  :  semi 
detached,  —  detached,  —  standing  in  its  own  groiinds  —  (dans 
le  premier  cas,  on  dit  this  genteel  hoiise  ;  dans  le  dernier,  on 
prononce  le  mot  de  résidence,  évoquant  la  condition  d'une 
famille  qui  vit  dans  ses  terres).  De  là  le  décor  aristocratique  et 
rustique  des  grandes  écoles,  des  vieux  collèges  d'université  : 
c'est  presque  la  vie  de  château  que  l'on  mène  en  ceux  d'Oxford, 
coupée  de  rudes  parties  de  foot-ball  ei  de  lectures  grecques  sur 
des  pelouses  de  velours.  De  là,  enfin,  toutes  ces  demeures 
modernes  de  nouveaux  riches  qui  s'espacent,  au  milieu  de  leurs 
bois  et  de  leurs  parcs,  dans  la  campagne  anglaise  :  campagne 
féodale,  et  non  paysanne,  disait  un  Américain,  en  la  compa- 
rant à  la  terre  de  France.  Il  est  entendu  que  l'existence  me- 
née en  ces  amples  domaines  par  les  hommes  de  la  landed 
gentry  (on  sait  la  valeur  sociale  de  ce  mot,  et  de  quel  ton  on 
le  prononce)  est  le  type  accompli  de  la  vie  anglaise.  Un  Amé- 
ricain y  trouvait  tant  de  dignité  et  de  bonheur  qu'il  disait  avec 
sérieux  :  «  de  la  vie  et  de  la  félicité  humaines.  »  Tout  bourgeois 
anglais  qui  travaille  à  la  ville  y  aspire.  C'est  celle  que  mène, 
dans  sa  retraite  deSandringham,  le  Roi,  simple  5^î«>e  ou  gentil- 
homme campagnard,  à  côté  de  ses  fermiers  et  de  son  ami  le 
recteur.  Et  l'Etat  anglais  s'est  occupé  tout  de  suite  de  l'orga- 
niser pour  ses  invités  dans  un  manoir  de  France,  en  chargeant 
un  officier  de  jouer  le  rôle  de  maître  et  de  maîtresse  de  maison, 
de  veiller  à  la  perfection  silencieuse  et  automatique  du  service  : 
eau  chaude,  le  matin  et  le  soir,  devant  les  portes,  —  puisque, 
hélas!  un  vieux  château  français  est  dénué  de  tuyauteries 
modernes,  —  papeterie  bien  garnie  dans  les  chambres,  fleurs 
sur  les  tables,  vaisselle  sérieuse,  vins  honorables,  cigares  de 
qualité. 

A  huit  heures  et  demie,  la  profonde  rumeur  du  gong,  et 
puis  un  solide  et  tranquille  déjeuner  à  l'anglaise  :  ce  n'est  pas 
pour  le'fe  damned  Germans  qu'il  convient  de  changer  nos  babj- 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS.  61 

tudes.  Il  ne  manquait  sur  la  nappe  éblouissante  que  le  Times 
du  matin,  luisant  et  volumineux,  fleurant  la  fraîche  odeur 
d'imprimerie;  encore  trouvait-on  au  fumoir  celui  de  la  veille, 
avec  les  autres  journaux  de  Londres  et  de  Paris.  Ensuite,  nulle 
hâte  inconvenante  de  se  mettre  en  route.  On  décachetait  son 
courrier.  La  boite  d'argent  passait,  pleine  de  cigarettes. blondes. 
A  neuf  heures  et  demie,  les  autos.  Ils  se  rangeaient  au  bas  du 
perron;  les  domestiques  apportaient  des  paniers,  des  plaids; 
le  capitaine  jetait  son  Ail  right!  et  par  la  belle  allée  circulaire 
de  la  terrasse,  et  puis  la  grande  avenue,  on  filait,  aux  abois 
désolés  des  deux  terriers  qu'une  ordonnance  retenait.  C'étaient 
toutes  les  impressions  du  matin,  dans  une  grande  maison  de 
campagne  anglaise,  lorsque,  sans  oublier  les  provisions  du 
pique-nique,  on  emmène  les  invités  vers  quelque  Epsôm  ou 
quelque  rendez-vous  de  chasse. 

Ce  n'était  pas  Epsom  que  l'on  allait  voir,  mais  des  ruines, 
des  tranchées  où  tombent  toujours  les  obus  et  les  torpilles,  des 
plaines  fauves  où  la  guerre  a  mis  partout  le  ravage  et  la  mort. 
Et  le  soir,  après  une  longue  après-midi  de  marche,  —  car  on 
marchait  rudement  dans  les  boyaux  de  terre  et  de  boue,  —  on 
retrouvait  les  sensations  que  les  Anglais  aiment  tant,  après  une 
journée  de  travail  parmi  la  pierre  et  le  tapage  de  la  ville, 
celles  dont  le  désir  pousse  tant  d'hommes  d'affaires  à  demeurer 
à  la  campagne  :  d'abord  le  plaisir,  dans  une  chambre  calme,  où 
l'eau  est  abondante,  de  dépouiller  le  vêtement  et  la  fatigue  de 
la  journée,  et  puis  le  silence,  l'ordre,  la  fraîcheur  des  feuil- 
lages inviolés,  à  l'heure  où,  le  soleil  baissant,  leur  senteur  se 
fait  vespérale.  Je  regardais  le  capitaine,  suivi  de  ses  deux 
chiens,  tourner  seul,  à  petits  pas,  dans  la  paix  du  soir,  autour 
de  la  sauvage  pelouse.  Et  puis  apparaissaient,  dans  leur  sobre 
et  net  uniforme,  d'autres  officiers,  chaque  jour  différens,  venus 
du  dehors  pour  dîner  avec  les  hôtes. 

Ils  causaient,  de  leur  ton  habituel,  jamais  cérémonieux, 
mais  jamais  lâché,  à  voix  tranquille  et  basse,  en  la  baissant 
encore,  comme  il  convient,  pour  certaines  anecdotes,  certains 
mots  —  bien  véniels,  —  mais  sur  lesquels  un  gentleman  doit 
passer  vite,  avec  l'air  de  s'excuser.  Je  ne  saurais  guère  définir 
ce  qui  manquait  de  professionnel  à  leur  aspect,  à  leurs 
rnanières;    mais    on    avait   l'impression   d'être    reçu    par   des 


62  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

membres  quelconques  d'un  bon  club  de  Piccadilly.  C'étaient 
pourtant  bien  des  ofticiers  de  carrière.  Ils  avaient  tous  la  même 
apparence  de  bonne  humeur  e'gale,  avec  cette  fraîcheur  et 
presque  cette  innocence  lisse  du  visage  que  les  fatigues  et  les 
soucis  de  la  vie  n'ont  pas  touché.  L'Anglais,  dans  cette  classe, 
garde  longtemps  sa  simple  et  souple  jeunesse.  Mais  on  sentait 
le  sérieux  profond,  les  certitudes  fondamentales,  l'expérience 
acquise,  et,  chez  quelques-uns,  une  intelligence  dont  la  vivacité 
et  la  pénétration  surprenaient.  Encore  une  fois  on  constatait 
qu'il  n'est  pas  besoin  d'être  très  intellectuel  pour  être  très 
intelligent. 

L'un  d'eux  nous  disait  (je  rassemble  des  propos  épars,  des 
réponses  à  nos  questions,  car  personne  ne  discourait)  : 

((  Nous  ne  savions  rien,  en  1914  ;  mais,  dans  cette  guerre, 
c'est  presque  un  avantage  de  n'avoir  rien  su  :  on  n'a  rien  à 
oublier.  Simplement,  chaque  jour  apporte  sa  leçon,  et  l'on  finit 
par  connaître  tous  les  tours  de  Frère  Boche.  En  somme,  c'est 
un  foot-ball,  plus  compliqué  :  on  l'apprend  à  force  de  le  jouer. 
A  la  longue  ça  vaut  bien  l'enseignement  d'une  école  de  guerre 
où  personne  ne  pouvait  prévoir  les  nécessités  actuelles.  » 

«  Le  plus  difficile,  »  disait  un  autre,  «  c'a  été  les  cadres.  »  Ceux 
qui  servaient  jadis  à  une  armée  de  deux  cent  mille  hommes, 
ont  à  peu  près  fondu  dans  les  premières  batailles,  et  c'est  trois 
millions  d'hommes  qu'il  a  fallu  dresser,  commander.  On  s'est 
adressé  d'abord  à  tous  les  vieux  majors  et  colonels  en  retraite, 
et  puis  aux  élèves  des  Public  Schools,  aux  jeunes  gens  de  la 
bourgeoisie  :  Tommy  ne  prendrait  pas  au  sérieux  des  officiers 
d'une  origine  moindre.  Ils  passent  d'abord  par  le  rang,  et  puis 
entrent  dans  des  corps  spéciaux  oii  on  les  prépare.  L'éducation 
est  pratique.  Nous  avons  une  école  près  du  front,  où  on  leur 
apprend  les  tranchées,  les  abris,  les  fils  de  fer,  la  routine  de  là 
guerre  de  position.  L'essentiel,  c'est  la  faculté  de  commander  : 
ils  l'ont  presque  tous,  avec  le  sentiment  sérieux  de  leurs  respon- 
sabilités. C'est  très  joli  chez  les  tout  jeunes.  Vous  vous  rappelez 
l'admiration  de  Kipling  pour  nos  midships.  On  raconte  une 
histoire  de  middie  qui  l'aurait  amusé.  C'était  aux  Dardanelles. 
Un  transport  venait  d'arriver,  amenant,  avec  des  troupes,  un 
général  et  son  état-major.  Une  canonnière  vint  les  chercher, 
commandée  par  un  enseigne  de  dix-sept  ans,  un  enfant  aux 
joues  roses,  qui  avait  l'air  plein  de  pain  et  de  beurre.  Près  de 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS. 


63 


terre,  où  tout  le  courant  passe,  voilà  le  bateau  qui  entre  en 
danse.  Le  général,  voyant  une  plage  prochaine  et  d'aspect  pro- 
pice à  l'abordage,  la  montre  du  doigt  au  timonier.  Le  chérubin 
l'arrête  net  :  «  Je  vous  demande  bien  pardon,  Sir,  mais  c'est 
moi  qui  suis  responsable  de  ce  bateau.  /  am  in  charge  of 
this  boat.  » 

Un  autre  jour,  on  parlait  des  hommes  : 

((  Nous  en  avons  de  toute  espèce,  mineurs,  ouvriers,  commis, 
employés,  cultivateurs,  gentlemen,  —  assez  rares,  maintenant, 
ceux-ci,  —  la  plupart  se  sont  engagés  au  début,  et  presque  tous 
ceux  qui  n'ont  pas  été  tués  sont  officiers  aujourd'hui.  Quand  on 
pense  à  ces  commencemens,  aux  rangs  de  civils  qui  manœu- 
vraient avec  des  bâtons  dans  les  squares  de  Londres,  au  dispa- 
rate des  costumes,  des  physionomies,  des  allures  !  C'était  la  foule, 
tout  simplement.  Et  maintenant  cette  unité  du  type,  du  rythme, 
de  l'esprit...  Vous  avez  vu  débarquer  le  produit  achevé  (the 
finislied  article).  Il  faut  huit  à  dix  mois  pour  le  livrer. 

«  Ils  y  ont  mis  du  cœur  et  de  la  conscience.  Ils  nous  éton- 
nent. On  dirait  des  soldats  de  métier:  ils  prennent  la  discipline 
avec  le  même  sérieux  que  leurs  anciens,  et  de  plus,  ils  l'aiment, 
ils  y  tiennent,  et  elle  est  stricte.  Ils  se  persuadent  en  l'observant, 
comme  en  parlant  le  vieil  argot  militaire,  qu'ils  sont  véritable- 
ment ce  qu'ils  ont  voulu  être  :  des  soldats,  non  des  amateurs. 
Elle  fait  partie  do  «  la  vraie  chose  »  {iC^  part  of  the  real  thing); 
elle  rehausse  l'idée  qu'ils  ont  de  leur  tâche  et  de  leur  nouvelle 
vie.  Regardez  les  sentinelles  monter  la  garde.  C'est  aussi  bien 
qu'à  Buckingham-Palace  :  de  l'horlogerie,  —  clock-work. 

...  «  Et  nous  approuvons  cela.  L'expérience  montre  que  le 
meilleur  soldat,  c'est  encore  celui  dont  le  fusil  est  le  mieux 
astiqué.  On  n'a  pas  besoin  d'y  tenir  la  main,  dans  la  nouvelle 
armée.  Ils  ne  demandent  qu'à  bien  faire, —  autrement,  ils  ne  se 
seraient  pas  engagés.  Ils  sont  patiens,  résistans  à  la  fatigue,  à 
l'ennui,  —  sans  doute  parce  qu'on  les  a  rudement  entraînés,  et 
puis,  c'est  une  qualité  qui  leur  est  naturelle;  elle  compense  ce 
que  vous  pouvez  trouver  en  eux  d'un  peu  lourd,  muet,  inarticulé. 
Pourvu  qu'ils  aient  une  pipe  et  du  tabac,  et  qu'ils  sachent  que 
la  Missus,  à  la  maison,  touche  son  allocation...  Et  pourtant  les 
mois  et  les  mois  de  tranchée,  sous  la  pluie,  dans  la  boue,  avec 
laseule  distraction  des  torpilles  et  des  whizz-bangs! ...  Interrogez- 
les  :  ils  ne  feront  pas  de  phrases  :  ils  vous  diront,  peut-être,  que 


64  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

«  ça  n'est  pas  toujours  rose,  »  —  not  in  the  pink;  qu'ils  commen- 
cent à  «  en  avoir  soupe',  »  —  to  be  fed  up.  Mais  ils  passeront 
très  bien  tous  les  hivers  qu^il  faudra.  Us  ne  sont  pas  pressés. 
«  ïu  as  signé  pour  sept  ans?  »  disait  l'un  d'eux  à  un  régulier  : 
«  Veinard!  Moi,  je  suis  pour  la  durée  de  la  guerre.  » 

Un  Français  demanda  :  «  En  somme,  quelle  idée  ont-ils  de 
la  guerre,  qu'est-ce  qui  les  pousse  et  les  soutient?  »  —  «  Pas  la 
haine,  dit  l'officier.  De  la  haine,  on  n'en  manque  pas  à  l'arrière, 
en  Angleterre,  aujourd'hui.  Il  y  en  a  aussi,  chez  les  survivans 
du  début,  qui  ont  vu  les  dévastations  de  la  Belgique  et  de  votre 
Nord...  Mais  en  général,  non;  ils  ne  voient  dans  les  soldats 
boches  que  de  pauvres  diables  qui  peinent  comme  eux  (1).  Et  ce 
n'est  pas  non  plus  le  patriotisme  pur  :  l'Angleterre  n'a  pas  été 
attaquée,  au  début,  et  la  plupart  ne  voient  pas  que  son  existence 
est  menacée.  » 

—  «  Alors?  » 

Il  ne  répondit  pas  tout  de  suite.  Enfin,  à  voix  plus  basse  et 
plus  lente,  avec  l'embarras,  la  pudeur  presque  de  l'Anglais  qui 
n'aime  pas  à  prononcer  les  grands  mots  : 

—  «  Mais,  vous  savez...  Je  crois  vraiment  que  c'est  l'idée  du 
droit  (right),  la  simple  idée  du  bien  et  du  mal.  La  victoire  de 
l'Allemagne  leur  apparaîtrait  comme  le  triomphe  du  mal...  » 

Sous  les  calmes  paroles,  on  sentait  bien  le  sérieux  et  la  force 
de  cette  conviction.  De  l'ennemi  qui  a  chanté  sa  haine,  et  tout 
faitpour  attester  à  l'Angleterre  sa  volonté  d'insulte  et  de  destruc- 
tion, ils  parlaient  avec  les  mots  les  plus  ordinaires,  avec  humour, 
parfois,  et  ils  en  parlaient  fort  peu.  Mais  une  simplicité  si  tran- 
quille traduisait  l'absolue  détermination.  L'Allemagne,  pour 
eux,  c'est  aujourd'hui,  dans  la  société  des  nations,  quelque 
chose  comme  l'anarchiste  ou  le  Fenian  qui  s'est  mis  par  un 
attentat,  —  an  outrage,  —  hors  de  la  société.  Or  l'Anglais,  en 
qui  le  respect  de  la  règle  sociale  est  aussi  fort  que  celui  de  la 
liberté,  ne  tolère  pas  l'anarchiste,  du  moment  que  celui-ci  passe 
aux  actes.  Il  en  parlera  sans  passion,  mais  il  entend  que  la 
police  l'arrête  pour  qu'on  le  juge  et  qu'on  le  pende.  Et  si  la 
police  n'y  suffit  pas,  il  s'engagera  comme  «  constable  spécial  » 

(1)  Une  seconde  visite,  toute  récente,  au  front  anglais  m'a  convaincu  que  ceci 
n'est  plus  vrai  depuis  la  dévastation  systématique,  par  les  Allemands,  du  pays  de 
Bapaume  et  de  Péronne.  On  m'a  dit  et  répété  :  it  fias  made  a  lot  of  différence. 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS.  65 

pour  l'y  aider.  C'est  une  affaire  qui  regarde  tout  Anglais,  et 
tant  qu'elle  n'est  pas  régle'e,  il  n'y  en  a  pas  d'autre.  On  y  mettra 
le  temps,  la  peine  et  l'argent  qu'il  faudra,  mais  la  loi  aura  le 
dernier  mot.  Simplement,  on  n'imagine  pas  le  contraire. 

((  Cette  affaire,  »  «  cette  besogne,  »  c'étaient  leurs  mots 
pour  parler  de  la  guerre.  This  business.  This  job. 

* 

Le  lendemain,  nous  avons  repris  la  même  route,  continuant 
tout  droit  vers  la  région  des  ruines  oii,  les  chemins  ordinaires 
cessant,  des  sentiers  s'enfoncent  dans  la  terre.  Ainsi,  en  ces 
deux  jours,  depuis  le  port  où  les  hommes  et  le  matériel  d'Angle- 
terre débarquent,  nous  avons  traversé  tout  le  pays,  jusqu'à 
l'apparent  désert  entre  les  peuples  opposés,  la  longue  plage 
où  vient  aboutir  et  tomber  le  flot  accumulé  de  la  force  anglaise» 
Et  peu  à  peu,  nous  avons  vu  se  former  et  s'épaissir  ce  flot 
dans  les  campagnes,  à  mesure  qu'elles  prenaient  autour  de  nous 
les  apparences  de  la  guerre. 

On  ne  voyait  d'abord  que  celles  du  printemps,  si  touchantes 
par  un  froid  matin,  sous  un  ciel  obscur.  Les  nuages  pesaient 
sur  les  grandes  levées  du  pays,  où  le  vent  moirait  des  blés  verts.; 
Toujours  des  profusions  d'églantines  sur  les  haies.  Mais  on  croi- 
sait des  motocyclettes,  lancées  avec  leur  allure  de  hàtc  furieuse 
et  d'importance.  Et  puis  parurent  les  premières  troupes  :  des 
Highlanders,  en  jupons  jaunes,  assis,  couchés,  fumant  leur 
pipe  sur  les  talus  où,  de  loin,  ils  semblent  des  tas  de  glaise. 
Nous  passions  vite,  mais  ils  étaient  nombreux,  et  l'on  avait  le 
temps  de  percevoir  la  massive  simplicité  de  ces  hommes  marqués 
de  sueur  et  de  poussière,  et  qui  reposaient  avec  la  même 
gravité  immobile  et  muette  que  les  nobles  animaux. 

A  C...,  où  l'on  arrêta  pour  l'examen  des  papiers,  j'eus  le 
temps  de  mieux  voir  une  section  de  fusiliers  gallois  en  route 
pour  le  cantonnement.  Tous  portaient  la  salade  à  bord  plat,  qui 
semble  une  grande  cuvette  à  barbe;  et  sur  la  nuque,  cousu  à 
leur  veste  khaki,  le  petit  triangle  noir  qui  ne  sert  à  rien  qu'à 
rappeler  les  temps  anciens  du  régiment,  quand  la  queue  de  la 
perruque  portait  sur  ce  morceau  de  drap.  Ils  marchaient  d'un 
pas  petit,  lent,  avec  une  lourdeur  étrange,  celle  de  leur  fatigue, 
et  non  pas  seulement  de  leurs  sacs  et  havresacs,  —  mais  ils 
chantaient  :  quelque  chose  de  sentimental  et  de  mineur,  où  je 

TOME    XL.    1917.  5 


66  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

croyais  reconnaître  une  tonalité  celtique.  Et  les  paroles  étaient 
galloises. 

Nous  rattrapions  des  files  de  camions  :  longues  chenilles 
grises,  progressant  avec  lenteur,  d'un  seul  mouvement  feans 
vie,  à  la  façon  des  aveugles  processionnaires.  L'une  de  ces  files 
'était  française.  Surprise  de  retrouver  là  le  bleu  pâle  et  les 
casques  de  nos  soldats.  Cette  chaîne  de  camions  s'était  intégréeT 
je  ne  sais  comment,  dans  le  va-et-vient  de  la  grande  méca- 
nique anglaise.  La  collaboration  des  deux  races  qui  se  com- 
prennent si  peu  devenait  une  réalité  visible. 

Plus  loin,  ce  furent  des  trains  d'artillerie  montés,  des  che- 
vaux puissans  et  lustrés  comme  des  bûtes  de  concours.  Et  puis, 
par  séries,  des  cuisines  roulantes,  des  ambulances-automobiles, 
des  fourgons  sur  lesquels  on  lisait,  avec  des  numéros  divers, 
des  mots  comme  ceux-ci  :  Wireless,  —  Antiaircraft ,  —  Navy  Air 
Service  (Egypt),  —  tout  cela  neuf,  semblait-il,  avec  cet  aspect 
de  solidité  massive  et  de  fini,  qui  signale  les  matières  et  les 
produits  de  l'industrie  anglaise. 

Nous  longions  une  ligne  de  chemin  de  fer  dont  les  Anglais 
ont  triplé  les  voies.  Les  rubans  d'acier  étincelaient  sur  un  lit 
de  pierres  neuves.  Un  train-hôpital  passa,  marqué  au  chiffre 
du  Great  Western.  On  commençait  à  voir  avec  les  yeux  la 
densité  des  services  à  l'arrière,  l'abondance  et  la  perfection  de 
l'outillage,  le  sérieux  de  la  base  matérielle  que  ce  peuple  a 
construite  à  sa  façon,  graduellement,  consciencieusement,  pour 
y  appuyer  son  effort  militaire,  proportionnant  les  préparatifs  à 
la  grandeur  et  la  longueur  prévues  de  l'effort.  Ceux  qui  savent 
ce  qu'il  peut  dépenser  d'attention,  d'argent  et  d'activité  préa- 
lables à  l'aménagement  d'un  terrain  de  jeu,  pouvaient  imaginer 
ce  que  seraient  ses  installations  de  guerre. 

De  loin  en  loin, dans  les  champs,  des  baraquemens  commen- 
çaient à  se  lever,  indiqués  par  des  flèches  et  des  écriteaux  sur 
les  arbres  de  la  route  :  Watering  Parties,  Coff'ee  Bar,  Blacksmith, 
Motor  Repairs.  D'autres,  tout  le  long  des  trèfles  et  des  blés, 
répétaient  :  Dont  ride,  on  the  fields.  Mais  à  l'entrée  d'un  village, 
nous  lisions  ces  mots  :  Infected  village.  To  he  crossed  witlioiit 
stopping. 

Ces  deux  avis,  —  ne  pas  marcher  sur  les  moissons  ;  traverser 
le  village  sans  s'arrêter,  —  donnaient  idée  des  relations  de 
l'autorité    anglaise    et    de    la   population.    En    se  superposant 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS. 


67 


au  pays,  cette  armée  s'efforce  d'en  rester  inde'pendanie  et  de 
n'y  faire  sentir  aucun  poids.  Si  la  vie  du  pays  s'est  faite  plus 
rare  et  plus  lente,  c'est,  —  comme  par  toute  la  France,  — 
par  l'effet  de  notre  mobilisation.  A  travers  l'organisation  et  les 
hie'rarchies  étrangères,  l'ordre  indigène  persiste  et  transparaît. 
Par  exemple,  au  milieu  des  hommes  et  des  canons  d'Angleterre, 
c'est  une  prévôté  française  qui  fait,  pour  les  Français,  la  police 
de  ces  routes.  A  côté  du  capitaine  anglais,  dans  l'automobile 
anglais,  c'est  à  des  gendarmes  de  chez  nous  que  nous  devions 
montrer  nos  papiers  anglais.  De  même,  dans  les  villes  que  nous 
avons  traversées,  je  n'ai  pas  vu  une  seule  affiche  signifiant  à  la 
population  un  ordre,  un  appel,  un  avis  de  l'autorité  britan- 
nique. Pour  empêcher  les  hommes  de  s'alcooliser  au  cabaret, 
on  ne  s'adresse  qu'aux  hommes  :  nulle  interdiction  au  caba- 
retier.  Seulement,  si  l'on  découvre  qu'un  soldat  a  bu  chez 
lui  des  liqueurs  fortes,  on  agit  comme  pour  le  village  infecté  : 
d'abord  le  soldat  est  puni,  et  puis  défense  à  la  troupe  de 
mettre  les  pieds  chez  ce  cabaretier  pendant  quinze  jours.  Saut 
les  logemens,  où  l'on  a  pris  la  suite  de  l'armée  française,  on 
ne  réquisitionne  pas;  on  achète,  et  la  consigne  est  de  ne  pas 
marchander.  J'ai  su  ce  qu'une  maison,  où  un  important  service 
est  installé,  coûte  à  l'État  anglais  :  c'est  un  surprenant  loyer. 
L'Intendance  pouvait  en  fixer  le  prix.  Comme  nous  le  disait 
un  officier,  le  principe  est  d'éviter  à  l'habitant  tout  sentiment 
des  gènes  et  contraintes  qui  suivent  une  occupation  militaire. 
«  Notre  idéal,  ajoutait-il,  serait  de  passer  invisibles.  » 

Il  parlait  de  l'armée.  Le  soldat  est  invité  «  à  saisir  toute 
occasion  de  cultiver  les  relations  les  plus  amicales  avec  nos 
alliés,  »  et  il  se  fait  beaucoup  de  petits  commerces,  au  canton- 
nement, avec  l'habitant.  On  sait  le  simple  langage  qui  s'est 
improvisé  si  vite  pour  ces  échanges. 

Long  arrêt  à  Saint-Pol,  —  sombre,  sérieuse,  ramassée  dans 
sa  vallée,  —  pour  prendre  les  permis  nécessaires  à  la  visite  des 
premières  lignes.  Nous  attendions  dans  la  cour  du  Quartier 
Général,  installé  dans  une  maison  du  xviii^  siècle  (il  y  en  a 
partout  dans  ce  pays)  :  longue  façade  basse  et  blanche,  avec 
deux  ailes  en  retour;  vaste  grille  de  fer  forgé,  et  dans 
l'espace  enclos,  de  sages  quinconces  de  platanes.  Dans  ce  cadre 
si  français,  je  suivais  les  mouvemens  do  la  sentinelle.  C'était 


68  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bien  ce  que  l'on  m'avait  dit,  du  clock-work,  une  allée  et  venue 
d'automate  comme  on  en  voit  à  certaines  horloges  célèbres  de 
la  Renaissance,  avec  quelque  chose  de  plus  fort,  précis,  impé- 
rieusement rythmé  dans  le  mécanique.  A  droite,  à  gauche,  par 
coups  de  balancier,  une  marche  rectiligne,  le  pas  sonore 
scandant  exactement  le  pavé.  Et  puis,  toujours  au  même  point, 
le  factionnaire  arrêté  net,  sans  un  muscle  qui  bouge,  la  face 
haute,  le  regard  fixe  et  tendu.  Alors,  un  à  un,  les  deux  autres 
temps  du  demi-tour,  chacun  coupé  du  même  arrêt.  Je  songeais 
à  ce  qu'on  m'avait  dit  :  à  tant  de  rigueur  et  de  perfection, 
l'homme  devait  prendre  un  secret  plaisir. 

De  cette  minutie  du  rite  et  de  cette  ardeur  à  bien  faire, 
j'avais  eu  déjà  le  sentiment  en  les  regardant  saluer  leurs  offi- 
ciers. Geste  du  conducteur  de  camion  et  du  tringlot,  dont  le 
bras  se  baisse  instantanément;  geste  de  la  sentinelle  dont  la 
main  droite  vient  s'appuyer  sur  la  crosse  du  fusil.  Le  salut 
ordinaire  est  le  plus  beau,  —  si  ample,  instantané,  complet, 
les  yeux  dans  les  yeux  du  chef.  Quand  c'était  le  chef  habituel, 
je  lisais  mieux  que  du  respect  dans  ce  regard  si  bleu,  si  viril  et 
si  droit  :  de  la  fidélité,  —  loyalty,  —  le  sentiment  de  l'attache 
personnelle,  directe,  au  leader,  à  celui  qui  conduit  dans  une 
entreprise  commune. 

Pourtant  les  officiers  ont  l'air  de  leur  parler  bref.  Et  tout 
à  l'heure,  une  compagnie  passant  devant  le  Quartier  Général, 
au  moment  où  sortait  un  colonel,  j'ai  entendu  ce  comman- 
dement :  Eyes  right!  Et  toutes  les  prunelles  ont  tourné  vers  le 
colonel. 

Une  telle  consigne,  que  l'on  pouvait  croire  tout  allemande, 
étonne  dans  une  armée  démocratique.  Mais  l'Angleterre  n'est 
pas  simple.  En  cette  démocratie,  où  «  l'honneur  et  les  droits 
d'un  lord  »,  disait  récemment  un  ministre,  «  comptent,  aux 
yeux  de  la  loi,  tout  juste  autant  que  celui  d'un  marchand  de 
légumes  (1),  »  on  continue  pourtant  de  croire  aux  distinctions 
de  caste,  et  que  Te  sang  d'un  non-gentleman  n'est  pas  tout  à  fait 
de  même  essence  que  celui  d'un  gentleman.  Dans  l'ancienne 
armée,  où  tous  les  soldats  appartenaient  à  la  première  catégorie, 

(1)  Le  gouvernement  de  Vienne  réclamait  un  signe  spécial  sur  un  bateau 
anglais  amenant  d'Orient  des  Autrichiens  prisonniers,  et  qui  pouvait  être  torpillé. 
L'une  des  raisons  alléguées  était  que  ces  fonctionnaires  appartenaient  pour  la 
plupart  à  la  «  haute  classe.  » 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS. 


69 


et  tous  les  officiers  à  la  seconde,  cette  distinction  et  les  gestes 
qu'elle  impose,  ont  toujours  fait  partie  de  cet  ordre  naturel  des 
choses  dont  un  Anglais  ordinaire  ne  s'avise  pas  de  raisonner.  Or, 
par  amour  du  passe',  l'armée  nouvelle  (si  différente  d'origine,  et 
vingt  fois  plus  nombreuse)  tient  à  continuer  l'ancienne.  Elle  n'a 
pas  voulu  de  drapeaux  nouveaux,  et  les  vieux  régimens  durent 
s'agrandir  de  tous  ses  nombres.  Comme  elle  en  a  repris  les 
noms  hisloriques,  elle  en  a  repris  les  traditions  et  consignes, 
dont  le  prestige  est  exactement  celui  d'une  étiquette  :  une  éti- 
quette que  l'on  observe  pointilleusement,  parce  que,  en  l'obser- 
vant, on  respecte  l'armée,  qui  est  l'œuvre  de  tous  et  de  chacun, 
et  que,  soi-même,  on  se  respecte  davantage.  Ainsi  la  tradition 
ajoute  au  prestige  de  la  règle,  si  puissante  et  spontanément 
conçue,  au  pays  du  puritanisme  et  de  la  liberté.  Voilà  le  trait 
qui,  sous  les  gestes  pareils,  fait  la  différence  profonde  entre  la 
discipline  anglaise  et  l'allemande  :  c'est  par  un  acte  personnel 
que  l'homme  s'y  soumet. 

La'  sentinelle  aux  mouvemens  d'automate  n'était  pas  un 
automate,  mais  énergiquement  un  volontaire. 

Le  général  nous  a  reçus.  Je  le  revois,  avec  ses  deux  officiers 
d'ordonnance,  dans  le  grand  salon  clair  et  lambrissé,  de  si 
parfaites  proportions,  où  les  verdures  brumeuses  du  parc  sem- 
blaient, dans  les  fenêtres  cintrées,  aux  reflets  glauques,  de  hautes 
et  froides  tapisseries.  Des  cartes  a  toutes  les  échelles  couvraient 
les  murs.  D'autres  se  tendaient  sur  de  longues  tables  à  cheva- 
lets. Il  y  avait  deux  téléphones  sur  le  bureau.  Nous  étions  au 
centre  cérébral  où  se  projettent  les  images  d'un  morceau  du 
front,  et  d'où  partent  les  filets  nerveux  qui  le  commandent. 

Il  se  penchait  sur  une  feuille  où  deux  enchevêtremens  de 
lignes,  l'un  rouge  et  l'autre  bleu,  figuraient  les  labyrinthes 
opposés  des  tranchées. 

((  Ce  matin,  disait-il,  c'est  assez  calme.  Vous  entendez  le 
canon  :  c'est  nous  ;  ils  ne  répondent  pas.  Mais  souvent,  c'est 
moins  sain.  Vous  entrerez  par  ici  :  Hospital  road  et  puis  Cabaret 
road.  N'oubliez  pas  de  vous  espacer.  En  tout  cas,  vous  verrez 
des  tranchées  bien  faites.  Tout  le  monde  y  a  travaillé  :  les 
Boches  d'abord,  à  qui  les  Français  les  ont  prises,  et  puis  nous, 
à  qui  vous  les  avez  passées.  » 


70  ÎIEVUE    DES    DEUX    MO^D?^^ 


C'est  près  de  là  que  nous  vîmes  changer  l'horizon.  La  riche 
campagne  de  Juin  continuait  en  houles  bleues  de  jeunes  blés. 
Mais  par  delà,  une  zone  pâle,  un  peu  jaune,  apparut,  comme 
lorsque  dans  le  Sud  du  Sahel,  le  désert  commence  à  se  révéler. 
C'était  bien  le  désert,  celui  que  la  guerre  a  fait,  immobilisée  là, 
chronique  depuis  la  grande  poussée  de  1915  :  les  terrains 
morts,  où  tant  d'hommes  sont  morts.  Nous  arrivions  à  la  limite 
actuelle  de  notre  monde,  —  à  cette  longue  plage  pressentie,  où 
la  force  dont  nous  avions  vu  progresser  une  onde,  vient  chaque 
jour  déferler  et  faire  explosion.  Dans  le  Nord,  à  quinze  ou  vingt 
kilomètres  de  distance,  des  fumées  brouillaient  l'espace  ;  mais 
on  distinguait,  à  demi  voilés,  deux  étranges  triangles  presque 
noirs.  C'étaient  des  crassiers  de  houillères,  les  pyramides  de 
scories  auprès  des  puits  de  Maries  et  de.Bruay,  le  commence- 
ment du  Nord  industriel  et  de  nos  richesses  minières  que,  plus 
loin,  du  côté  de  Lens  et  de  Courrière,  l'ennemi  dévore. 

Nous  avions  quitté  la  grande  chaussée  d'Arras  pour  suivre, 
plus  au  Nord,  des  chemins  compliqués,  chargés  de  troupes  et  de 
voitures.  Si  près  des  premières  lignes,  les  camions  avaient 
disparu,  leurs  chargemens  transbordés  (aux  stations  que  les 
Anglais  appellent  dumps)  en  des  charrettes,  cacolets,  caissons, 
qui  vont  les  distribuer  aux  tranchées.  Le  charroi  était  com- 
mandé comme  à  Londres  :  aux  carrefours  se  trouvait  un  poli- 
ceman  en  khaki  [milhary  police).  Sans  un  mot,  d'un  pelil 
geste  de  la  main,  ilcoupait  les  files,  vous  arrêtait  et  vous  laissait 
repartir. 

Les  canons  tonnaient  devant  nous,  et  maintenant  chacun 
des  coups  se  laissait  à  peu  près  situer.  Ce  n'était  plus  ce  que 
nous  avions  entendu  presque  toute  la  matinée,  le  sombre  mur- 
mure, et  puis  la  rumeur  grossissante  d'orage  qui  semble  venii 
de  tout  l'horizon. 

A  C...,  on  prend  les  casques  et  les  masques.  Presque  aus- 
sitôt, le  paysage  tourne  au  tableau  de  guerre  :  colonnes  massées 
au  long  de  la  route,  villages  pleins  de  troupe  et  de  mouvement, 
canons  de  tous  calibres,  alignés  dans  la  rue,  forges  où  l'on 
travaille,  fils  de  fer  et  tranchées  de  soutien  au  travers  de^^ 
champs,  chevaux  au  piquet,  entre  des  baraquemens  et  des 
semis  de  tentes,  dépôts   de  matériel,   piles   de   rails,    rondins, 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS. 


[1 


obus, —  ceux-ci  couvrant  le  sol  par  champs  rectangulaires  qu'on 
espace  prudemment. 

Et  puis  d'autres  rectangles,  —  hérisses,  ceux-là,  de  croix 
blanches  dont  le  nombre  augmente  chaque  jour... 

Il  fallait  arrêter  souvent.  Un  peloton  de  cavaliers  sikhs 
défila,  dont  je  pus  voir  chaque  visage.  Le  pkis  beau  type  de 
l'Inde  :  sombre,  anguleux,  regard  de  feu  noir  et  languide, 
barbe  de  jais  qui  découvre  tout  le  bel  arc  de  là  lèvre  brune. 
Parmi  les  blés  de  France,  sous  un  ciel  que  ternissent  des  fumées 
de  houillères,  ils  apportaient  l'Asie,  son  ardeur  secrète,  son 
rêve,  son  mystère.  Lance  en  main,  casque  en  tête,  le  pied  à 
fond  dans  l'étrier,  ils  n'étaient  pas  des  soldats,  mais  des  guer- 
riers, des  guerriers  de  Mille  et  une  Nuits  :  on  voit  de  telles 
figures  sur  des  gouaches  persanes.  Voilà  les  contrastes  de  cette 
guerre  où  des  armées  passent  des  années  dans  les  mêmes 
boyaux  de  terre,  où  des  combats  singuliers  se  livrent  en  plein 
ciel,  où  l'ennui  le  dispute  à  l'horreur,  où  les  scènes  d'épopée 
surgissent  à  côté  de  travaux  qui  préparent  et  multiplient  indus- 
triellement la  mort. 

Survint  un  bataillon  d'Australiens  qui  rentrait  des  tranchées.) 
Ils  marchaient  de  ce  même  pas  petit,  sans  rythme,  et  si  lent, 
qui  m'avait  déjà  surpris,  —  le  pas,  me  dit-on,  des  hommes 
habitués  à  cheminer  par  files,  un  à  un,  dans  les  sapes  étroites 
où  la  glaise  colle  aux  pieds.  Grands,  puissans,  brûlés  par  le 
grand  air,  chargés  de  tout  leur  équipement,  le  casque  terni,  le 
fourreau  de  baïonnette  et  l'uniforme  au  ton  de  boue  éclaboussés, 
encroûtés  par  endroits  de  boue  véritable,  ils  allaient  en  silence, 
enfermés  dans  un  sérieux  aussi  farouche  que  la  guerre.  Sous 
leur  fatigue,  on  sentait  leur  force  et  ce  qu'une  telle  troupe 
signifie,  dans  la  bataille,  de  volonté  muette  et  d'obstination.  Un 
de  nos  compagnons  anglais  les  loua  d'un  mot  :  «  By  Jove!  they 
look  business...  » 

Ensuite,  —  dans  le  même  sens  que  nous,  —  un  convoi  de 
munitions,  chaque  fourgon  gris  avec  son  attelage  de  quatre 
mulets  en  flèche,  ses  deux  cavaliers  conducteurs,  dont  la  main 
tient  un  petit  fouet  de  cuir.  Des  Anglais  :  visiblement  la  même 
famille  humaine  que  les  Australiens,  mais  une  branche  diffé- 
rente —  plus  petits,  de  figure  plus  claire,  formée  au  climat  du 
Nord,  aux  frais  brouillards,  le  sang  à   fleur  de  peau.  Ils  sem- 


72 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


blaient  aussi  bien  plus  jeunes.  C'est  peut-être  seulement  que 
l'homme  mûrit  moins  vite  en  Angleterre.  L'unité  du  type 
étonnait  toujours.  On  voyait  le  IVuit  humain  qu'un  certain 
peuple,  façonné  par  une  certaine  culture  — l'une  des  plus  insis- 
tantes, intolérante  aux  variations  individuelles,  —  répète  comme 
tel  cerisier  ses  cerises,  par  générations  et  par  multitudes. 

Ils  se  suivaient  en  longue  frise  où  revenaient  toujours  les 
mêmes  fourgons,  le  même  attelage,  le  môme  couple  de  cavaliers, 
—  le  même  motif  de  jeunesse,  de  force  et  de  consciencieux 
travail. 

Enfin,  nous  sortîmes  de  ce  courant  de  trafic,  et  de  nouveau 
ce  fut  la  solitude.  A  l'entrée  d'un  vallon,  l'auto  s'arrêta.  La 
route  n'allait  pas  plus  loin.  Nous  étions  devant  des  monceaux 
de  pierraille  et  de  plâtras  :  les  premiers  vestiges  de  Carency. 

♦ 
«    * 

Des  vestiges,  non  des  ruines.  J'avais  vti  des  ruines  en 
Argonne,  en  Champagne  :  murs  éventrés,  carapaces  vides,  il 
restait  toujours  quelque  chose  qui  parle,  une  silhouette  pathé- 
tique. Ces  bourgs  dévastés  de  l'Artois  attristent  moins  les 
yeux.  C'est  que  les  cadavres  des  maisons  ont  à  peu  près  dis- 
paru, la  plupart  des  constructions  étant  de  brique,  laquelle,  au 
choc,  à  l'explosion,  se  pulvérise.  Carency  est  plus  morte  que 
Pompéi,  mais  la  mort,  à  ce  degré,  cesse  d'être  sinistre  pour 
n'être  plus  que  ce  qui  n'est  plus.  Çà  et  là,  dans  les  hautes  gra- 
minées de  Juin,  des  lignes  d'arasement,  des  morceaux  de  murs, 
des  socles  plutôt,  par-dessus  lesquels  on  sauterait,  ne  montrent 
que  la  place  et  le  plan  des  habitations.  Et  cette  désolation  se 
prolonge  assez  loin  :  on  s'étonne,  en  marchant,  de  la  voir  conti- 
nuer au  détour  du  vallon.  Je  cherchais  le  célèbre  cimetière 
d'où  l'infanterie  française  (11-13  mai  1915)  finit  par  déloger 
les  Allemands.  Ce  fut  une  lutte  épique,  car  l'ennemi  en  avait 
fait  un  réduit  formidable, et  la  résistance  fut  désespérée,  —  mais 
un  simple  épisode  dans  l'immense  bataille  qui,  de  Notre-Dame 
de  Lorette  au  Mont  Saint-Eloi,  se  développa  d'heure  en  heure, 
et  finalement  nous  donna,  avec  le  promontoire  qui  domine  la 
plaine  de  Lens,  Carency,  les  «  ouvrages  Blancs,  »  une  partie 
de  Neuville,  la  Targette  :  notre  plus  grande  avancée,  à  ce 
moment,  depuis  la  bataille  de  la  Marne. 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS.  73 

Le  cimetière  se  reconnaissait  à  peine  :  des  fragmens  de 
dalles,  des  fosses  ouvertes.  Mais  tout  l'espace  entre  les  deux 
pentes  n'est  plus  qu'un  cimetière  :  l'ennemi  y  a  laissé  des  mil- 
liers de  morts  qu'il  fallut  enterrer  par  grandes  masses.  Par- 
tout se  lèvent  de  verts  tumulus.  Il  n'était  pas  besoin  de  savoir  : 
nous  ne  savions  pas  d'abord...  Nous  étions  assis  sur  l'un  de  ces 
monticules  où  notre  guide,  insensible  à  ces  contingences  de  la 
guerre,  avait  fait  poser  quelques  provisions  de  route.  Par 
momens,  un  subtil,  secret,  mais  affreux  effluve  passait,  mêlé  à 
la  senteur  fraîche  des  buissons... 

Le  lieu  était  vide,  sauf,  à  cinquante  mètres,  une  batterie 
dont  le  tir  secouait  fort  notre  bref  repas.  A  chaque  coup  je 
voyais  le  recul  du  canon  dans  son  logement  :  secousse  rétrac- 
tile,  comme  d'un  tentacule  très  sensible  sous  une  subite  exci- 
tation. Et  puis  la  longue  chose  grise,  lentement,  d'un  mouve- 
ment aveugle  et  certain,  revenait,  recommençait  de  s'al- 
longer... 

Mais,  dans  les  intervalles  de  silence,  on  entendait  des 
gazouillis  d'oiseaux;  le  murmure  des  abeilles  reprenait.  Et  si 
l'on  penchait  un  peu  la  tête  pour  ne  plus  voir  les  bas-fonds,  il 
ne  restait  que  les  pentes  de  fraîche  verdure  et  tout  près,  des 
graminées,  des  buissons,  des  fleurs  :  bouillons  blancs  et  mille- 
pertuis. 

Je  songeais  à  ce  mot  de  l'artiste  français  qui  disparut,  en 
avril  191o,  dans  un  combat  des  Eparges,  et  qui  suivait  avec 
une  si  fervente  attention  l'impassible  mouvement  de  la  nature 
sous  nos  tumultes  de  guerre  :  «  Les  morts  ne  gêneront  pas  le 
printemps...  » 

DEVANT   LA   CRÊTE    DE    VIMY 

C'est  au  sortir  de  Garency,  que  l'on  entre  dans  les  vues  de  l'en- 
xiemi,  et  l'on  prend,  pour  gagner  les  défenses  de  première  ligne, 
un  interminable  boyau  d'accès.  Alors  commence  la  marche  dans 
la  boue,  —  boue  gluante  comme  celle  de  l'Argonne,  parfois 
eau  jaune,  où  les  parois  plongent,  et  presque  toujours  aux 
endroits  où  la  tranchée  va  tourner  à  angle  droit,  en  sorte 
qu'il  faut  y  entrer  sans  savoir  jusqu'où  cette  inondation  conti- 
nue. Il  ne  pleuvait  pas,  il  n'avait  pas  plu  la  veille,  et  nous  étions 
au  mois  de  juin.. 


if-i  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES.; 

Passée  la  route  d'Arras-Bélhune  (en  tranche'e  naturelle- 
ment), commence  la  cité  souterraine,  l'immense  terrier  humain 
oii  respire  et  remue  une  armée,  que  trois  armées  ont  occupé 
l'une  après  l'autre,  sans  que  rien  apparaisse  à  la  surface  que 
des  vagues  successives  de  terre  retournée  comme  celle  que  des 
taupes  géantes  soulèveraient  en  fouissant.  Toujours,  à  gauche, 
à  droite,  de  nouveaux  couloirs  :  c'était  bien  le  dédale  dont  nous 
avions  vu  l'image,  au  Quartier  Général,  en  inextricable  fouillis  de 
lignes  rouges.  Hospital  Road,  Cabaret  Road,  Ersatz  AUey,  je 
retrouvais,  aux  coins  des  galeries,  ces  noms  que  l'on  nous  avait 
montrés  sur  la  carte,  et  aussi  des  Régent  Street,  des  Tottenham 
Court  Road,  évocation,  dans  ces  tristes  fossés,  de  la  fête  et  du  luxe 
de  Londres.  Aux  portes  des  abris,  on  en  lisait  d'autres  :  Rose  and 
Thistle  Mansion,  The  Marygolds,  Shamrock  Cottage,  rappelant 
avec  humour  et  sentiment  la  patrie  locale,  l'Ecosse,  l'Irlande, 
et  ce  que  chantent  les  romances  anglaises  :  le  home,  la  maison 
fleurie  qui  porte  un  nom  de  fleur. 

A  mesure  que  l'on  allait,  il  y  en  avait  davantage,  de  ces 
souterrains  dont  la  noirceur  s'ouvre  sous  un  porche  de  tôle 
ondulée.  Nous  étions  dans  les  tranchées  de  réserve,  et  la  popu- 
lation de  ce  terrier-là  se  révélait  très  dense.  Des  groupes 
s'affairaient  à  des  toilettes,  à  des  cuisines,  à  des  travaux  de  menui- 
serie, de  cordonnerie.  Il  y  avait  beaucoup  de  barbiers,  envelop- 
pant de  neige  savonneuse  les  têtes  de  leurs  patiens.Ges  logettes 
sombres  et  ces  besognes  d'artisans,  cela  rappelait  un  peu  les 
bazars  du  Maroc.  Mais  quelle  autre  humanité!  —  claire,  saine, 
pure,  amie  de  l'eau  froide  et  du  plein  air,  et  dont  les  traits 
parlaient  d'énergie  tranquille  et  qui  se  discipline.  Beaucoup 
travaillaient  sans  veste  ni  gilet,  les  bras  nus  (souvent  historiés 
de  tatouages),  la  chemise  ouverte  sur  la  poitrine.  D'autres,  qui 
se  lavaient,  montraient  des  torses  d'athlètes  grecs.  Une  civière 
passa,  portant  un  blessé  vers  l'arrière  :  une  figure  blonde  et 
blême  d'adolescent.  Le  cou  était  enveloppé  d'un  linge  oii  l'on 
voyait  du  sang.  Gomme  on  se  serrait  contre  le  mur,  et  qu'on  le 
saluait  en  lui  adressant  un  mot  de  sympathie,  il  essaya  de 
sourire  et  répondit  par  un  don  l  mention  it  intimidé. 

Le  «  Brigadier,  »  prévenu  par  téléphone,  nous  attendait  à 
l'entrée  de  son  souterrain.  Bleu  froid  des  prunelles,  teint  de 
maroquin  rouge,  souple  minceur  de  la  silhouette,  malgré  la 
moustache  grise,  le  poids  de  l'âge  réduit  à  rien  :  toujours  le 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS.  75 

même  type  d'officier  supérieur,  dont  le  pratique  et  sobre  khaki 
(le  col  paré  de  vermillon,  et  l'insigne  du  grade  sur  l'épaule)  fait 
ressortir  l'énergique  noblesse.  Il  nous  reçut  comme  à  son  club, 
et  puis  nous  donna  deux  lieutenans  :  «  Divisez-vous  ;  cela  vaut 
mieux,  bien  qu'il  n'y  ait  pas  beaucoup  de  strafhig  en  ce 
moment-ci.  »  Strafmg,  c'est  le  marmitage  allemand,  le  Goit 
strafe  England,  qui  amusa  tant  les  Anglais,  ayant  donné  ce  mot 
qui,  maintenant,  fait  partie  de  la  langue. 

Consciencieusement,  durant  deux  heures,  le  lieutenant  nous 
a  fait  tourner  dans  ces  couloirs  de  première  ligne,  beaucoup 
plus  étroits  et  moins  vivans  que  les  tranchées  de  réserve. 
Impression  de  mortelle  monotonie.  Plus  de  groupes  s'activant 
joyeusement  à  des  besognes  de  métiers.  La  sape  toujours 
pareille,  avec  son  rondinage  et  son  eau  jaune,  sa  banquette,  les 
veilleurs  dont  on  ne  voit  que  le  dos  de  laine  fauve,  les  sacs  de 
terre  empilés  sur  le  parapet,  le  fil  barbelé,  tendu  sur  des  piquets 
de  fer  qui  sont  toujours  ceux  des  Allemands.  Par  terre,  une 
profusion  d'éclats  rouilles  d'obus  et  de  torpilles,  et  surtout,  par 
trois  et  par  quatre,  encore  fixées  sur  la  coulisse  du  chargeur, 
des  balles  boches,  françaises,  anglaises,  celles-ci  à  foison  :  je 
suppose  qu'on  en  fait,  de  temps  en  temps, la  cueillette.  Parfois 
un  officier,  la  jumelle  à  la  main,  dans  une  embrasure;  un 
téléphoniste  agenouillé  devant  son  appareil  ;  un  obusier  sur  un 
terrassement  ;  une  mitrailleuse  dans  un  réduit.  Dans  une 
galerie  latérale,  on  nous  montra  un  éboulis  récent  :  un  coup 
de  torpille.  Là,  venait  d'être  frappé  le  blessé  dont  nous  avions 
croisé  la  civière.  Ces  tranchées,  où  rien  ne  semblait  se  passer, 
n'étaient  pas  inactives. 

Un  ennui  affreux  s'en  dégageait  pourtant.  11  faut  imaginer 
ce  qu'est  la  vie  dans  ces  repaires,  où  la  seule  distraction  est  de 
donner  et  de  risquer  la  mort.  Le  bourbier,  l'eau  jaune,  la  paroi 
suintante,  la  fosse  que  l'hiver  noie,  où  le  printemps  n'apporte 
pas  une  herbe,  la  glaise  et  la  craie  infectées  de  cadavres,  les 
pentes  blêmes  où  ne  poussent  que  les  croix  des  morts  et  du  fil 
de  fér  :  toujours,  à  travers  les  mois,  les  années,  revenir  à  cela 
(beaucoup  de  ces  soldats  furent  d'abcJrd  à  l'Yser,  où  l'inondation 
a  charrié  la  pourriture)  ;  toujours  retrouver  cela,  au  réveil,  k 
matin,  —  quelle  entrée  dans  la  vie  pour  ces  jeunes  gens  qui 
n'avaient  jamais  pensé  à  la  guerre  !  L'existence  des  nôtres  est 
toute   pareille,  mais  ils  semblent  plus  formés,  plus  consciensj 


76  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Paysans,  bourgeois,  ouvriers,  ils  savent  qu'ils  défendent  leur 
terre;  ils  ont  toujours  su  qu'ils  auraient  peut-être  à  la  défendre. 
Avant  la  guerre,  ils  ont  été,  ou  savaient  qu'ils  seraient  soldats. 
Ils  n'ignoraient  pas  l'ennemi  ;  la  frontière  envahie,  ils  se  sont 
mis  à  le  haïr.  Ceux-ci,  les  lieutenans  surtout,  semblent  si 
jeunes  ;  ils  sont  venus  avec  tant  de  candeur  1  Ils  font  penser  à 
des  enfans  qui  voient  et  vivent  ce  qui  n'est  pas  de  leur  âge,  ce 
qui  n'est  pas  pour  eux.  Et  puis,  on  songe  à  ce  qu'était  leur 
vision  du  monde  et  de  la  vie,  à  leur  Angleterre  si  profondé- 
ment civilisée,  où  le  bonheur  était  facile  et  fréquent,  parce  que 
l'homme  y  est  simple,  et  que  tout  s'y  orientait  depuis  long- 
temps vers  un  idéal  d'ordre  et  de  santé,  —  à  cette  Angleterre 
qui  ne  doutait  pas  de  la  raison  et  de  la  sécurité  du  monde,  et, 
de  parti  pris,  se  masquait,  dans  la  vie,  la  vue  du  tragique, 
faisant  une  part  de  plus  en  plus  grande  aux  vacances,  aux  loisirs 
dans  les  jardins,  aux  jeux  sur  les  parfaites  pelouses. 

Seulement,  —  et  c'est  là  le  trait  original,  —  sous  les  habi- 
tudes de  bien-être  et  de  luxe,  persistait  la  foi  à  l'absolu  de  cer- 
tains commandemens,  avec  la  conviction  qu'un  homme  vaut 
suivant  sa  faculté  de  se  les  imposer  à  lui-même.  C'est  le  fonds 
de  l'enseignement  qu'ils  avaient  reçu  à  l'église  et  à  l'école.  Au 
milieu  de  leur  paix,  dans  leurs  jeux  mêmes,  ils  trouvaient  une 
discipline  d'endurance  et  de  volonté.  Ils  avaient  appris  au  foot- 
ball qu'il  faut  se  taire  et  serrer  les  dents  quand  un  coup  de  pied 
vous  démolit  la  jambe.  Ils  savaient  que  le  premier  commande- 
ment de  l'art  honorable  (c'est  leur  mot  pour  la  boxe)  est  de  sou- 
rire tout  doucement  quand  on  reçoit  un  coup  de  poing  dans  la 
figureis  De  leur  éducation  anglaise,  ils  avaient  retenu  surtout 
qu'un  homme  ne  doit  jamais  avouer,  ni  à  autrui  ni  à  lui- 
même,  une  émotion  ou  seulement  une  inquiétude,  —  par 
conséquent,  ne  jamais  admettre  qti'il  se  trouve  devant  une 
difficulté  ou  un  péril  plus  forts  que  sa  résistance  et  sa  déter- 
mination. Ils  apportaient  à  la  guerre  cette  consigne  et  cette 
habitude,  avec  la  convention  sociale  d'un  langage  qui  dit  tou- 
jours le  moins  pour  le  plus,  et  transpose  le  tragique  sur  le 
plan  de  l'humour  et  de  la  plaisanterie.  Il  faut  connaître  ce 
langage  pour  comprendre,  quand  ils  parlent  d'un  assaut,  d'un 
bombardement,  d'une  attaque  de  gaz,  qu'il  ne  s'agit  pas  d'une 
chose  amusante  ou  simplement  curieuse.  Un  sous-lieutenant 
nous  contait  que  dans  la  campagne  de  l'Yser,  le  parapet  de  sa 


SIR    lE    FRONT    ANGLAIS. 


11 


tranchée  avait  contenu,  tout  un  hiver  durant,  un  cadavre  dont 
les  pieds  gelés  sortaient  de  la  paroi.  Ces.  deux  pieds,  on  en 
parlait  toujours  comme  du  «  portemanteau  »  :  ihe  hat  rack. 
Ceci  donne  le  ton.  Il  s'agit  bien  d'une  transposition  constante, 
où  se  manifeste,  sans  doute,  la  verve,  l'inépuisable  vitalité 
de  ces  jeunes  gens,  mais  aussi,  leur  secret  parti  pris  de  ré- 
sistance. 

De  son  pas  tlàneur,  avec  l'allure  d'un  homme  qui  s'acquitte 
par  conscience  d'une  besogne  qu'il  juge  inutile,  l'adolescent 
nous  a  menés  à  deux  cents  mètres  environ  de  l'ennemi  (à  par- 
tir de  là,  le  fossé  s'en  éloignait). 

—  «  Il  n'y  a  pas  beaucoup  d'accidens,  dit-il,  parce  qu'ils 
ont  dos  heures  régulières  de  tir.  Mais  on  ne  sait  jamais  au 
juste.  Passez  vite  les  yeux  par-dessus  le  parapet,  si  vous  voulez 
voir  l'ensemble  des  positions.  » 

Il  était  monté  sur  un  terrassement  qui  sert  aux  mortiers,  et 
ia  moitié  du  buste  hors  de  la  tranchée,  d'une  voix  nonchalante, 
il  expliquait  le  paysage  : 

—  u  Là-bas,  en  face,  cette  crête,  c'est  le  plateau  de  Vimy. 
A  gauche,  au  Nord,  Souchez  et  le  plateau  de  Notre-Dame-de- 
Loretle.  Maintenant,  tournez-vous.  Dans  le  Sud,  Neuville- 
Saint-Vaast,  Ecurie.  Bien  entendu,  les  emplacemens  :  il  ne 
reste  rien  de  visible.  A  droite,  les  deux  tours  lointaines  sur  une 
éminence  isolée,  c'est  Mont-Saint-Eloi.  Arras,  qu'on  ne  voit 
pas,  est  par  derrière.  » 

C'était  tout  le  champ  de  bataille  d'Artois  qui  s'étendait  sous 
nos  yeux,  le  champ  illustre  de  juin  1915,  où  nos  vagues  d'assaut, 
balayant  la  plaine  d'un  élan  que  le  Commandement  n'avait  pas 
imaginé,  percèrent  si  vite,  du  côté  de  Vimy,  que  l'horaire  et 
tout  le  dispositif  de  soutien  en  furent  déconcertés. 

On  ne  voyait  qu'une  étendue  pâle,  pleine  de  ravins  et  de. 
cratères,  qui  descendait,  chaotique,  devant  nous,  et  puis  remon- 
tait pour  finir,  là-bas,  sur  le  ciel,  en  ligne  ondulante  comme, 
en  mer,  la  crête  dénivelée  d'une  longue  houle  qui  vient  de  passer 
et  qu'on  regarde  fuir.  Nul  signe  de  l'ennemi,  rien  de  vivant,  pas 
même  un  détail  visible,  pas  un  arbre  ou  une  maison  dans  cette 
vallée  de  la  mort.  Un  silence  absolu.  Ces  espaces  où  des  nappes 
de  sang  ont  coulé  sous  des  nappes  de  mitraille,  ces  espaces  ter- 
ribles fascinaient.   De  quels  yeux   furent-ils  regardés  à  la  der- 


78  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nière,  infinie  minute  qui  précède  l'altaque,  quand  chaque 
homme,  qui,  pendant  des  mois,  ne  les  a  vus  que  par  un  étroit 
créneau  ou  par  un  périscope,  tend  sa  volonté  pour  s'y  lancer? 
La  nuit,  seulement,  quelques-uns,  les  plus  braves,  s'y  aven- 
turent pour  aller  reconnaître  les  travaux,  approches  de  l'en- 
nemi. Armés  de  grenades,  le  couteau  à  la  ceinture,  une  bous- 
sole phosphorescente  dans  la  poche,  ils  s'en  vont  dans  le  noir. 
Mais  de  bleuâtres,  éblouissantes  étoiles  s'allument.  Alors,  sur 
le  terrain  dont  chaque  relief  s'illumine  impitoyablement,  il 
faut  se  jeter  à  plat  ventre,  ne  plus  bouger,  ou  bien  ramper. 
se  traîner  de  pierre  en  pierre,  sous  de  brefs  bourdonnemens 
de  balles. 

On  essayait  d'imaginer  ces  choses.  Mais  tout  restait  vide 
dans  le  désert  sans  couleur  et  bouleversé,  jusqu'au  moment  où 
la  canonnade  anglaise  rompit  encore  une  fois  le  silence.  Très 
loin,  alors,  jalonnant  la  crête  de  Vimy,  des  fumées  apparurent, 
tout  de  suite  levées  et  ramifiées  comme  de  grands  arbres  fan- 
tômes. Chacune  suivait  un  bruit  ronflant,  propagé  tout  droit 
dans  le  ciel,  comme  d'un  train  qui  passerait  là-haut,  très  vite, 
par-dessus  le  plafond  de  grisaille.  Mais  rien  du  feu  des  éclate- 
mens  :  les  »  arrivées  »  se  produisaient  dans  le  mystérieux 
au-delà,  derrière  le  faux  horizon  tendu  par  la  plaine  mon- 
tante. 

Les  Boches  durent  perdre  patience,  car  des  bruits  nouveaux 
et  prochains  se  mirent  à  fendre  l'espace.  Cela  passait  en  lignes 
sifflantes,  bien  plus  rapide  et  plus  bas  que  les  volées  anglaises. 
C'étaient  comme  d'immenses  coups  de  fouet  lancés  au  ras  des 
parapets  :  on  eût  dit  à  deux  ou  trois  cents  mètres  devant  nous. 
On  sentait  la  véhémence  furieuse  et  rigide  de  la  chose  qui, 
par  là,  tendait  contre  toute  vie  la  barrière  de  son  invisible 
trajet. 

Un  factionnaire  nous  arrêta.  On  ne  passait  plus. 

«  C'est  vrai,  dit  le  lieutenant,  il  vaut  mieux  attendre  un 
moment.  Presque  tous  les  deux  jours,  d'ailleurs,  c'est  la  même 
chose  à  la  même  heure.  On  dirait  un  horaire  de  tir.  » 

Alors  vingt  minutes  d'attente  dans  un  abri  de  mitrailleuse, 
tandis  que  s'épuisait  cette  fureur.  Et  puis,  la  paix  revenue,  en 
route,  de  nouveau,  dans  le  boyau  jaune.  Il  remontait,  et  nous 
allions  maintenant  hors  des  sapes,  sur  une  lar^e  et  libi-e  voie, 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS. 


79 


sorte  de  boulevard  à  demi  protégé,  sur  la  droite,  par  une  pente 
dont  la  coupure  faisait  muraille,  u  Restez  près  du  mur,  »  disait 
un  écriteau.  Tout  d'un  coup,  le  tir  allemand  recommença.  Un 
coup  passa,  coupant  la  route  en  arrière,  assez  près,  cette  fois, 
avec  exactement  le  bruit  prolongé  d'une  fusée  dans  un  feu 
d'artifice,  mais  ici  fusée  horizontale,  tendue  tout  près  de  terre. 
Un  autre  suivit,  toujours  du  même  côté,  et  certainement  très 
proche. 

Et  presque  aussitôt,  une  chose  toute  nouvelle.  Devant  nous, 
un  souffle  violent,  un  whizz  démesurément  enflé,  la  trajectoire 
tendue  à  portée  de  la  main,  semble-t-il,  dans  l'intervalle  de 
quelques  mètres  qui  nous  sépare  de  l'officier.  Instinctivement, 
les  têtes  se  baissent,  les  corps  se  jettent  de  côté,  vers  le  mur  de 
terre,  et  l'on  voit  l'obus  éclater  à  cinquante  mètres  en  contre- 
bas, près  d'un  champ  de  croix  blanches,  sur  la  pente  ravagée 
qui  descend  à  gauche  de  la  route.  On  nous  entraîne  au  fond 
d'un  abri.  A  l'instant  où  il  est  perçu,  le  danger  est  déjà  passé 
(si  danger  il  y  eut,  car  sans  doute  étions-nous  restés  dans 
l'angle  mort  du  talus),  — •  et  l'on  est  bien  sûr  qu'il  ne  se  renou- 
vellera pas.  Mais,  l'expérience  est  bonne.  On  conçoit  plus  direc- 
tement qu'on  ne  faisait  ce  qu'il  faut  avoir  en  soi  pour  imposer 
à  la  «  carcasse,  »  après  une  telle  sensation,  d'en  attendre  sans 
bouger  une  autre,  et  puis  une  autre,  parce  que  la  consigne  est 
de  garder  le  terrain.  On  se  rappelle  ceux  qui  sont  morts  pour 
avoir  impassiblement  laissé  se  rapprocher  d'eux,  un  à  un,  les 
souffles  terribles. 

La  minute  suivante,  nous  sommes  à  huit  mètres  sous  terre, 
dans  une  jolie  chambre  où  la  lumière  des  lampes  éclaire  d'ai- 
mables images  de  la  Vie  parisienne .  De  simples  et  gentils  garçons 
font  passer  des  cigarettes,  du  whisky -and-soda.  Et  puis,  c'est  un 
thé  en  règle,  avec  cake  et  marmelade,  tandis  que  là-haut,  les 
ivhizz-bang  mènent  inutilement  leur  tapage.  On  cause,  on  parle 
des  ennuis  de  l'existence  confinée,  de  la  longueur  des  semaines 
et  des  mois.  L'aîné  de  nos  hôtes, —  vingt-quatre  ans  environ,  — 
dit  avec  nostalgie  :  The  foxes  are  having  a  good  time  at  home  (les 
renards,  au  pays,  se  donnent  du  bon  teriips).  Le  plus  jeune,  qui 
semble  frais  émoulu  d'Eton,  a  fait  toute  la  guerre  :  «  Nous 
sommes  'liés  de  l'Aisne  à  Ypres,  et  quand  nous  en  sommes 
partis,  il  ne  restait  dans  le  bataillon  que  trois  officiers  du 
début.  » 


80 


REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 


Les  whizz-bang  coniinudint,  mêlés  aux  tonnerres  des  canons 
anglais,  nous  sommes  remontés  jusqu'à  l'entrée  du  souterrain, 
pour  regarder  la  fête.  C'était  bien  une  fête.  Du  côté  du  talus, 
devant  les  abris,  la  route,  vide  auparavant,  s'était  remplie  de 
monde.  Têtes  nues,  en  bras  de  chemise,  les  hommes  riaient, 
causaient,  comptaient  les  coups  :  «  Ça,  c'est  eux  !  Ça,  c'est  nous! 
Le  howitzer  de  douze  pouces!  »  Animation  soudaine,  et  qui 
rappelait  l'Orient,  à  l'heure  où,  la  terre  enfin  délivrée  de 
l'insupportable  soleil,  la  vie  se  répand  sur  la  poudre  d'un 
sokko,  bourdonne  devant  les  portes.  L'ennui  de  la  journée  tom- 
bait comme  une  chaîne  de  plomb,  rompu  par  la  canonnade. 
Quelqu'un  grattait  du  banjo.  Un  groupe  se  mit  à  chanter. 

Je  reverrai  longtemps  l'étrange  scène:  désolation  lunaire  du 
paysage,  éclairs  et  fumées  d'explosions  sur  une  pente  vide, 
champ  de  croix  du  petit  cimetière,  heureuse  et  magnifique 
jeunesse  surgie  dans  la  pâleur  du  soir, —  et  puis  ces  voix  chan- 
tantes, ces  traînantes,  nostalgiques  tonalités  anglaises,  entre 
des  bruits  formidables  d'obus... 

André  Chevrillon* 


LE  PERIL 

DE 


NOTRE  MARINE  MARCHANDE 


IIP) 

L'INSUFFISANCE  DE  NOS  PORTS  DE  COMMERCE 


LES   OUVRAGES   DU    PORT        » 

Nous  avons,  au  cours  de  nos  précédens  articles  essayé  de 
montrer  la  détresse  de  nos  constructions  navales,  et  indiqué 
les  lacunes  de  notre  législation  en  ce  qui  concerne  le  navire, 
l'équipage,  le  travail  à  bord.  Nous  voici  maintenant  conduit  à 
dénoncer  l'insuffisance  grave  de  nos  ports  de  commerce  dont 
l'organisation  exerce  une  si  grande  influence  sur  le  développe- 
ment de  notre  flotte  marchande.  Dans  nos  ports,  en  effet, celle-ci 
procède  à  son  armement  et  se  charge  :  plus  tard  elle  y  revient 
pour  se  décharger  et  se  réparer.  Il  est  donc  de  la  plus  haute 
importance  pour  elle  de  savoir  comment  ont  été  réglés  l'appro- 
fondissement des  passes  et  des  bassins,  l'établissement  des 
quais,  la  répartition  et  les  dimensions  des  formes  de  radoub. 

C'est  notre  pavillon  qui  pàtit  surtout  de  l'infériorité  de 
nos  moyens  d'action.-  Alors  que  les  Compagnies  étrangères  ne 
s'arrêtent  pas  définitivement  sur  nos  côtes  et  ne  supportent  que 
d'une  façon  accidentelle  les  inconvéniens  qu'elles  peuvent  y 
rencontrer,  nos  bàtimens  font  de  nos  cités  maritimes  leur  séjour 

(i)  Voyeg  Ia  Rgyue  des  l"  Bvril  et  Vé  mai  19*7» 


82  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

habituel.  II  y  a  pour  les  uns  et  les  autres  la  différence  qui  existe 
entre  un  port  d'escale  et  un  port  d'attache.  Dans  ce  dernier,  le 
navire  compose  son  e'quipage  et  prend  la  majeure  partie  de  son 
fret.  Le  port  d'attache  est,  en  quelque  sorte,  le  domicile  légal 
du  navire.  Bien  souvent,  au  contraire,  les  bateaux  étrangers  ne 
passent  pas  vingt-quatre  heures  à  l'intérieur  de  nos  jetées. 
Quand  ils  jugent  qu'ils  ne  s'y  trouvent  pas  à  l'aise,  ils  se  hâtent 
de  cingler  vers  des  eaux  plus  hospitalières,  détournant  ainsi  le 
trafic  de  nos  rivages. 

Un  fait  à  peine  croyable,  c'est  qu'aucun  de  nos  ports  ne 
soit  en  état  de  recevoir  les  grands  paquebots  modernes  à 
toute  heure  de  marée.  Les  liners  français  de  l'Atlantique,  eux- 
mêmes,  doivent  régler  leur  arrivée  au  Havre,  àSaint-Nazaire,  à 
Bordeaux,  sur  la  hauteur  des  eaux,  car  nos  ouvrages  maritimes 
ne  se  sont  pas  adaptés  en  temps  opportun  aux  dimensions 
des  nouveaux  paquebots.  L'exemple  du  Havre  est  là  pour  le 
démontrer.  Une  première  enquête  pour  l'agrandissement  du 
port  fut  entreprise  dès  1882.  Le  Parlement  ne  vota  qu'en  1895 
les  crédits  nécessaires  à  l'exécution  d'un  plan  restreint  qui  ne 
répondait  déjà  plus  aux  exigences  du  moment.  On  décida  donc 
de  modifier  les  fondations  des  musoirs  d'entrée  et  de's  quais  de 
marée.  Faute  d'avoir  vu  assez  grand,  les  travaux  d'ensemble 
auront  coûté  plus  cher  et  ne  sont  même  pas  encore  achevés.  On 
dut  en  1907  adopter  un  second  programme  dont  la  dépense 
s'élèvera  à  85  millions.  Ce  programme  consiste  en  une  emprise 
sur  la  mer  de  285  hectares  environ,  entourée  de  4400  mètres 
de  quai.  Ces  bassins  eussent  rendu,  au  cours  des  hostilités, 
d'incalculables  services.  Alors  que  le  besoin  s'en  faisait  si 
cruellement  sentir,  on  se  demande  pourquoi  les  Ponts  et  Chaus- 
sées n'ont  pas  réalisé  l'effort  nécessaire  pour  couper  le  batar- 
deau  qui  devait  nous  livrer  l'avant-port,  même  s'il  devait  être 
aménagé  à  l'aide  d'installations  provisoires. 

Les  ouvrages  du  Havre  ont,  d'une  façon  générale,  l'inconvé- 
nient de  concerner  plutôt  l'accès  du  port,  que  les  bassins  inté- 
rieurs. 11  en  résulte  que  ces  entreprises  favorisent  surtout  le 
Havre  en  tant  que  port  d'escale  pour  les  bâtimens  étrangers. 
ASaint-Nazaire  le  chenal  de  la  Loire  est  très  délicat  à  embouquer 
par  suite  de  la  présence  de  la  barre  des  Charpentiers  qu'on  ne 
peut  franchir  qu'aux  hautes  eaux,  et  des  difficultés  analogues 
attendent  les  navires  qui  doivent  remonter  la  Gironde  jusqu'à 


LE  PÉRIL  DE  NOTRE  MARINE  MARCHANDE.  83 

Bordeaux.  On  étouffe  littéralement  dans  nos  ports  de  commerce. 
Tous  ces  derniers  temps,  quand  on  attendait  anxieusement  le 
charbon  et  le  matériel  de  guerre,  on  a  pu  voir  de  véritables 
flottes  de  vapeurs  immobilisées  à  Cherbourg  avant  de  pouvoir 
remonter  jusqu'au  Havre,  où,  d'ailleurs,  de  nombreuse  cargos 
stationnaient  en  rade  de  longs  jours  avant  de  pouvoir  être 
déchargés.  En  Méditerranée,  dans  la  baie  de  l'Estaque,  j'ai 
compté,  à  plusieurs  reprises,  plus  de  trente  de  ces  cargos  à 
destination  de  Marseille. 

Cette  immobilisation  des  bàtimens  dont  le  concours  eût  été 
si  précieux,  outre  les  conséquences  financières  dont  je  parlerai 
plus  loin,  a  eu  le  très  grave  inconvénient  de  condamner  à  l'inac- 
tion des  navires  qui  eussent  apporté  à  notre  pays  le  grain  et 
les  matières  premières  qui  nous  manquent  aujourd'hui.  Si 
l'on  faisait  le  total  des  journées  perdues-  de  ce  fait,  on  arrive- 
rait sans  peine  à  prouver  qu'une  meilleure  utilisation  du  ton- 
nage flottant  aurait  permis  le  ravitaillement  de  la  France 
entière  pendant  plusieurs  mois  de  guerre.  La  question  de  la 
«  souduro  »  ne  se  poserait  pas  et  la  population  n'eût  point  été 
privée  de  charbon  pendant  tout  l'hiver  dernier. 

Tandis  que  Liverpool,  Londres,  Anvers,  Rotterdam,  Ham- 
bourg, Brème,  aux  années  qui  ont  précédé  la  guerre,  se  sont 
développées  dans  des  proportions  gigantesques,  comment  excu- 
ser notre  indifférence?  Les  Chambres  de  commerce  ont  bien 
établi  en  temps  voulu  leurs  prévisions,  mais  les  Pouvoirs 
publics,  à  qui  incombait  le  soin  d'élaborer  les  plans  d'ensemble 
de  notre  outillage  national  l'ont  fait  avec  une  extraordinaire 
lenteur.  On  n'imagine  pas  par  quelle  filière  passent  les  projets 
de  travaux  avant  d'être  convertis  en  lois.  A  force  de  courir  du 
secrétariat  de  la  Chambre  de  commerce  au  bureau  de  l'ingénieur 
local,  au  Conseil  des  ponts  et  chaussées,  pour  s'échouer  enfin 
dans  les  bureaux  du  Parlement,  les  projets  se  démodent  avant 
d'être  adoptés. 

n  semble,  en  outre,  que  l'on  ait  commis  une  erreur  en  émiet- 
tant  nos  ressources  sur  tout  le  littoral  au  lieu  de  les  concentrer 
en  quelques  points  bien  déterminés.  J'approuve,  certes,  les  allo- 
cations de  crédits,  plus  ou  moins  élevés,  qui  ont  servi  à  fonder 
dans  certaines  criques  ou  certains  estuaires  des  ports  utiles  ;  mais 
était-ce  une  raison  pour  négliger  l'exécution  des  travaux  d'agran- 
dissement à  Dunkerque,  au  Havre,  à  Saint-Nazaire,  à  Bordeaux, 


84  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  Marseille?  Durant  la  guerre,  les  ports  secondaires  ont  effecti-' 
vement  rendu  des  services  au  ravitaillement  du  pays,  mais  cela 
tient  surtout  à  ce  que  nos  grands  ports  étaient  débordés.  L'infé- 
riorité de  leur  rendement  n'entraînait  en  temps  de  paix  que  des 
inconvéniens  d'ordre  économique.  La  guerre  éclate  :  des  besoins 
énormes  surgissent  ;  il  faut,  à  tout  prix,  ravitailler  la  France 
et  son  armée.  Nos  ports  devraient  le  permettre.  Hélas!  on 
s'aperçoit  que  rien  n'a  été  prévu  pour  parer  à  cet  accroissement 
des  importations!  Ce  qui  n'était  autrefois  qu'une  faute  admi- 
nistrative devient  un  danger  pour  la  Patrie!  Lorsqu'on  veut  se 
servir  de  nos  ports  d'une  manière  intense,  ils  sont  vite  envahis 
par  des  amoncellemens  de  marchandises,  de  caisses,  de  colis, 
de  ballots  de  toutes  sortes,  qu'on  attend  en  vain  dans  les  villes 
pour  nourrir  ou  chauffer  les  habitans,  dans  les  campagnes  pour 
cultiver  la  terre,  au  front  pour  combattre  l'ennemi.  Partout  on 
doit  se  mettre  à  l'ouvrage  et  se  hâter  pour  improviser  vaille 
que  vaille,  en  pleine  guerre,  ce  qu'on  aurait  dû  préparer  plus 
économiquement  et  mieiix  pendant  la  paix. 

Dans  cette  besogne  les  Chambres  de  commerce  locales  font 
preuve  d'une  remarquable  activité  et  d'un  sens  pratique  averti. 
Partout  elles  multiplient  les  moyens  de  fortune  pour  se  plier 
aux  exigences  du  moment.  Des  wharfs  surgissent  à  l'aplomb  des 
rives  des  fleuves,  où  des  grues  élèvent  leurs  grands  bras  le  long 
de  môles  qui  n'en  avaient  jamais  supporté.  H  faudrait  men- 
tionner tous  nos  ports  pour  rendre  aux  Chambres  de  commerce 
l'hommage  qu'elles  méritent.  Depuis  le  début  des  hostilités, 
celle  de  Bordeaux  a  pu  livrer  600  mètres  de  quais  nouveaux  : 
les  quais  de  Bourgogne,  dits  quais  verticaux,  sur  la  rive  gauche 
du  fleuve  près  du  pont  de  pierre,  ayant  198  mètres  de  longueur 
avec  trois  grues  pouvant  recevoir  deux  navires,  et  les  appon- 
temens  de  Bassins  sur  la  rive  droite  avec  400  mètres  (^e  quais 
et  six  grues  desservant  trois  navires.  Dunkerque  a  ouvert  le 
quai  Freycinet  n°  5  que  la  base  britannique  exploite  à  l'aide 
d'apparaux  perfectionnés  et- grâce  à  une  importante  gare  créée 
de  toutes  pièces. 

Marseille  a  continué  l'exécution  de  son  plan  d'extension  vers 
la  baie  de  l'Estaque.  Le  bassin  de  la  Madrague  est  maintenant 
protégé  par  un  mur  de  quai  de  200  mètres  ;  le  môle  G  a  été 
mis  en  service  et  la  traverse  du  cap  Janet  est  sur  le  point  de 
l'être.  Dans  un  petit  port  comme  Dieppe,  la  Chambre  de  corn- 


LE  PÉRIL  DE  NOTRE  MARINE  MARCHANDE,  83 

merce,qui  possédait  23  grues  en  juillet  1914,  en  avait  11  de  plus 
en  janvier  1915.  Les  travaux  entrepris  :  deux  appontemens  et  la 
prolongation  du  mur  Ouest  du  bassin  à  Ilot,  permettront  de 
porter  à  huit  le  nombre  des  places  à  quai.  Des  voies  ferrées 
nouvelles  ont  été  posées  à  Dunkerque,  à  Saint-Nazaire,  à 
Cherbourg,  etc.,  par  les  prisonniers  allemands. 

Rouen  s'est  distingué  par  sa  merveilleuse  faculté  d'adapta- 
tion. Il  suffit  pour  nous  en  convaincre  de  calculer  le  tonnage 
que  ce  port  a  dû  absorber.  Le  mouvement  des  marchandises, 
qui  était  de  5007  000  tonnes  en  1914,  est  passé  à  8  164  000  tonnes 
en  1915.  En  1910,  Rouen  est  devenu  le  premier  port  importa- 
teur de  France  avec  1  245000  tonnes  contre  6  100  000  tonnes  à 
Marseille.  Se  rend-on  compte  des  efforts  qu'il  a  fallu  réaliser 
pour  faire  face  à  cet  afflux  soudain   de  marchandises? 

Et  tout  cela  ne  sert  qu'à  mieux  faire  ressortir  l'impré- 
voyance du  gouvernement  dans  la  constitution  de  notre  outil- 
lage national.  Malgré  tous  ces  sacrifices  en  effet,  le  service  des 
quais  reste  très  au-dessous  des  besoins  réels,  car  on  n'a  pas  eu 
le  temps  matériel  de  substituer  un  automatisme  bien  compris 
aux  vieux  procédés  désuets  d'embarquement.  On  manque  par- 
tout d'instrumens  mécaniques  et  ce  n'est  pas  en  pleine  guerre 
qu'on  peut  se  les  procurer.  Les  difficultés  ne  se  sont  d'ailleurs 
pas  bornées  au  déchargement  des  marchandises.  Elles  se  sont 
aggravées  lorsqu'il  a  fallu  évacuer  celles-ci  vers  les  lieux  de 
destination  définitive.  On  a  constaté  alors  que  les  voies  d'ache- 
minement ne  pouvaient  même  pas  permettre  l'évacuation  des 
marchandises  déchargées,  quelque  insuffisant  que  fût  déjà  le 
mouvement  des  ports.  Il  n'y  avait  pas  derrière  eux  d'artères 
terrestres  et  surtout  iïuviales,  de  véhicules  de  camionnage,  de 
lignes  ferrées,  de  wagons,  de  locomotives,  de  péniches,  de 
remorqueurs,  en  nombre  assez  considérable. 

Un  exemple  typique  fera  mesurer  les  erreurs  de  cette  poli- 
tique à  courte  vue  qui  a  prévalu  en  France  depuis  trop  long- 
temps. Je  veux  parler  du  canal  de  Marseille  au  Rhône  et  de 
l'utilisation  de  l'étang  de  Berre  ;  Marseille,  qui  bénéficie  par 
ailleurs  d'une  situation  hors  de  pair,  manque  de  moyens  de 
pénétration  naturels  à  l'intérieur  des  terres,  puisque,  seule  de 
toutes  nos  grandes  villes  maritimes,  la  cité  phocéenne  n'est  pas 
située  sur  les  bords  d'un  fleuve.  Pour  obvier  à  cette  condition 
toute  spéciale  d'infériorité  géographique,  il  suffisait  d'établir  le 


8G  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

canal  de  jonction  du  Rhône  à  Marseille  en  employant  l'étang 
de  Berre  et  l'étang  de  Garonte  jusqu'à  Port-de-Bouc.  Ce  travail 
si  important  a  bien  été  entrepris,  mais  avec  quels  retards! 
L'établissement  d'une  voie  de  communication  entre  Marseille 
et  le  Rhône  fut  officiellement  proposée...  en  1620!  Il  a  fallu 
attendre  deux  siècles  et  demi  pour  que  la  question  fût  sérieu- 
sement reprise  et  divers  plans  examinés,  notamment  celui  du 
lieutenant-colonel  du  génie  Marchand,  qui  proposait  d'ouvrir 
un  canal  souterrain  praticable  pour  les  bâtimens  de  la  marine 
commerciale  à  traversées  collines  du  Rove.  C'est  ce  qui  a  été 
décidé  par  la  suite,  mais  le  premier  coup  de  pioche  n'a  été 
donné  qu'en  avril  1911,  à  la  tête  Sud  du  port  de  la  Lave,  par 
lequel  on  accède  à  l'avant-port  de  Marseille.  Le  souterrain  n'a 
été  attaqué  qu'en  1912  du  côté  Nord  par  la  tranchée  de  Gignac. 
La  rencontre  des  deux  tronçons  de  galerie  d'avancement  a  eu 
lieu  avec  une  précision  mathématique  le  18  février  1916. 
Combien  ne  devons-nous  pas  déplorer  que  le  canal  n'ait  pas 
été  achevé  avant  la  déclaration  de  guerre,  quand  nous  réflé- 
chissons aux  services  qu'il  nous  eût  rendus  pour  l'achemine- 
ment des  diverses  marchandises  vers  le  centre  de  la  France! 
De  plus,  l'aménagement  de  la  masse  d'eau  de  l'étang  de  Berre 
comme  succursale  de  Marseille  eût  singulièrement  facilité  la 
navigation  française.  Quand  cette  mer  intérieure,  dont  les 
profondeurs  dépassent  sept  mètres  sur  une  grande  partie  de 
son  plan  d'eau,  sera  rendue  navigable  pour  les  grands  navires 
par  l'étang  de  Garonte  et  reliée  à  Marseille  grâce  à  un  canal, 
une  immense  superficie  de  quais  pourra  y  être  édifiée.  Un 
ingénieur  anglais  me  disait  en  parlant  de  l'étang  de  Berre  : 
«  L'inutilisation  de  ce  bassin  naturel  au  xx*'  siècle  est  une 
hérésie  économique  impardonnable.  » 

D'ailleurs,  on  ne  peut  s'empêcher  de  frémir  en  songeant 
que  Marseille  ne  communiquait  avant  la  guerre  avec  le  reste 
du  pays  que  par  une  seule  voie  ferrée  traversant  un  tunnel 
qu'une  cartouche  de  dynamite  eût  pu  faire  écrouler.  Gomment 
s'étonner  que  notre  marine  marchande  ne  jouisse  pas  de  la 
prospérité  qu'elle  mérite  lorsqu'on  constate  que  les  œuvres 
les  plus  indiquées  pour  favoriser  son  développement  restent  si 
longtemps  dans  les  limbes?  En  vain  la  Chambre  de  commerce  a 
multiplié  les  démarches  pour  faire  aboutir  plus  tôt  ce  projet 
capital.  La  Revue  des  Deux   Mondes  m'a  permis  de   l'exposer 


LE  PERIL  DE  NOTRE  MARINE  MARCHANDE. 


81 


à  ses  lecleiirs  le  l''"'  fe'vrier  1893  et  je  l'ai  rapporté  deux  fois 
devant  la  Chambre  des  Députés,  sans  parvenir  à  faire  com- 
prendre la  nécessité  de  son  exécution  immédiate. 

De  grands  travaux,  sinon  aussi  urgcns,  du  moins  aussi 
utiles,  seraient  aussi  à  entreprendre  :  par  exemple,  la  mise  en 
état  de  navigation  du  Rhône  jusqu'à  Genève.  L'aménagement 
du  Rhône  comme  voie  de  navigation  constituerait  une  artère 
d'une  richesse  merveilleuse  au  sein  de  l'Europe  centrale, 
qu'elle  vivifierait  au  profit  de  la  France  en  détournant  le  trafic 
des  ports  allemands.  Ce  serait  en  outre  le  moyen  de  permettre 
l'organisation  des  forces  hydro-électriques  du  fleuve  et  de  ses 
affluons.  Celles-ci,  d'après  certaines  évaluations,  peuvent  fournir 
un  débit  moyen  de  plus  de  deux  millions  de  chevaux.  On  épar- 
gnerait, par  l'emploi  de  la  houille  blanche,  une  consommation 
considérable  de  charbon  dont  nous  manquons  et  dont  le  prix 
de  revient  pèse  lourdement  sur  l'armement  français.  C'est  un 
point  sur  lequel  on  ne  saurait  trop  insister  que  cette  cherté 
du  combustible  qui  place  la  France  dans  une  condition  si 
défavorable  vis-à-vis  des  marines  concurrentes,  anglaise,  belge, 
ou  allemande. 

Et  que  dire  des  bassins  de  radoub,  ces  hôpitaux  des  navires 
qui  leur  sont  aussi  indispensables  que  les  formations  sanitaires 
à  une  armée  en  campagne?  Actuellement,  le  paquebot  France, 
qui  navigue  en  Méditerranée, est  forcé  de  se  rendre  à  Malte,  s'il 
veut  trouver  une  forme  sèche  assez  longue  pour  le  recevoir. 
Dans  les  ports  de  commerce  le  nombre  des  cales  ne  répond 
nulle  part  à  l'importance  des  carénages  à  effectuer.  Au  Havre, 
les  cales  de  radoub  ne  peuvent  hospitaliser  les  paquebots  que 
construisait  avant  la  guerre  la  Compagnie  Transatlantique  et 
ceux-ci  doivent  aller  se  faire  caréner  à  Southampton.  Mais  ceci 
est  encore  plus  extraordinaire  :  Rouen,  devenu,  nous  l'avons  dit, 
noire  premier  port  d'importation,  ne  possède  ni  forme  sèche  nj 
bassin  de  réparation  à  flot.  Les  navires  qui  ont  eu  besoin  de  se 
réparer,  parmi  la  quantité  considérable  de  bâtimens  fréquentant 
le  port,  ont  dû  se  rendre  en  Angleterre  pour  se  faire  radouber, 
au  lieu  de  trouver  sur  place  de  quoi  remédier  à  leurs  avaries. 
En  revanche,  onéreuse  des  bassins  dans  les  arsenaux  militaires 
où  leur  nécessité  n'est  pas  toujours  démontrée.  C'est  ainsi 
qu'après  l'achèvement  des  travaux  de  Lanninon,  Brest  aura 
trois  formes  de  vastes  dimensions,  Lorient  une,  Cherbourg  une. 


88  FEVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

Si  VOUS  passez  par  Marseille  ou  par  le  Havre,  vous  vous  aper- 
cevrez que  des  navires  attendent  leur  tour  pour  franchir  les 
portes  des  bassins  de  radoub,  tandis  qu'avant  les  hostilités,  les 
bassins  de  Cherbourg,  de  Brest,  de  Lorient,  restaient  presque 
toujours  vides. 

Cette  insuffisance  générale  de  nos  ports  de  commerce  devait 
fatalement  aboutir  à  une  crise  très  grave  :  la  crise  des  transports 
dont  il  a  été  parlé  ici-même.  Je  n'y  reviendrai  que  pour  signaler 
une  fois  de  plus  sa  répercussion  sur  la  situation  militaire  du 
pays.  Il  ne  faut  pas  s'y  tromper,  c'est  faute  de  n'avoir  pas  été  en 
mesure  de  répondre  aux  demandes  de  l'armée  et  de  la  popula- 
tion, dès  les  débuts  de  la  guerre,  que  nous  souffrons  aujourd'hui 
du  blocus  sous-marin.  L'état  de  nos  ports  maritimes  ne  nous 
a  pas  permis  de  constituer  des  réserves  nationales,  et  nous  a 
même  conduits  à  entamer  les  stocks  que  nous  possédions  : 
résultat  désolant  quand  on  sait  que,  pendant  près  de  deux 
années,  nous  avons  possédé,  presque  sans  trouble,  la  maîtrise 
des  mers. 


*  « 


Plaçons-nous  maintenant  au  point  de  vue  commercial  et 
examinons  les  conséquences  du  mauvais  état  de  nos  ports  sur 
l'avenir  de  notre  pavillon. 

Un  navire  peut  se  louer  à  l'heure  comme  une  bicyclette. 
C'est  ce  qu'on  appelle  l'affrètement  en  time  charter.  L'armateur 
compte,  en  effet,  le  prix  de  revient  de  son  navire  par  unité 
horaire  :  heure,  jour,  mois,  etc.  Toute  immobilisation  de  ton- 
nage flottant,  tout  retard  dans  l'entrée  au  port  ou  le  décharge- 
ment des  marchandises  se  traduit  donc  par  une  perte  sèche 
d'autant  plus  considérable  que  la  capacité  du  navire  est  plus 
grande.  En  matière  de  navigation,  le  problème  consiste  à  trans- 
porter le  maximum  de  marchandises  dans  le  moindre  laps  de 
temps  possible.  Quand  les  opérations  de  déchargement  du 
navire  sont  rendues  plus  laborieuses  et  plus  longues,  ce  fait 
produit  une  réaction  immédiate  sur  les  résultats  de  l'exploi- 
tation. 

Tout  d'abord,  la  prolongation  de  l'indisponibilité  du  navire 
entraîne  le  paiement  d'indemnités  appelées  surestaries,  propor- 
tionnelles au  temps  de  l'immobilisation  du  vaisseau.  Elles  se 
sont  chiffrées  en  France  par  25  millions  environ  par  mois  au 


LE    PÉRIL    DE    NOTRE    MARINE    MARCHANDE.  89 

début  des  hostilités.  Les  surestaries,  que  l'armateur  supporte  en 
partie,  influent  fâcheusement  sur  ses  affaires  en  l'empêchant  de 
jouir  de  son  navire  et  d'en  retirer  les  revenus  qu'il  en  attend. 
Ses  combinaisons  sont  déjouées  par  des  contre-ordres  constans 
dans  le  programme  des  voyages. 

Le  mauvais  outillage  des  ports  cause  à  notre  armement  un 
préjudice  beaucoup  plus  grave  encore,  en  lui  enlevant  une 
partie  de  la  clientèle  de  nos  propres  commerçans.  Avant  la 
guerre,  nous  voyions  les  marchandises  françaises  prendre  cou- 
ramment la  route  d'Anvers  où  elles  trouvaient  des  facilités 
plus  grandes  pour  s'embarquer  et  des  conditions  de  fret  moins 
onéreuses,  justement  parce  que  le  port  était  outillé  en  vue.  de 
charger  avec  plus  de  célérité  et  d'économie.  Par  exemple,  un 
cargo  jaugeant  net  3  100  tonneaux  payait  au  Havre  6  227  francs 
comme  droits  de  quai,  péage,  pilotage,  taxes  diverses,  etc., 
tandis  que  le  même  navire  n'avait  à  acquitter  que  2  963  francs 
pour  une  escale  à  Anvers.  C'est-à-dire  que,  par  tonneau  de 
jauge  nette,  les  frais  de  l'armateur  se  montaient  à  0  fr.  95  dans 
le  port  belge  et  à  2  francs  dans  le  port  français  où  le  paquebot 
France  doit  laisser  plus  de  12  000  francs  à  chaque  voyage.  Qu'en 
résultait-il?  Nos  compagnies  de  navigation  se  voyaient  enlever 
un  fret  important  sur  lequel  elles  eussent  été  en  droit  de 
compter,  et  cela  sans  qu'il  y  eût  de  leur  faute. 

La  question  de  l'aménagement  de  nos  ports  est  d'autant 
plus  grave  que,  géographiquement,  la  France  se  prête  assez 
mal  au  succès  de  l'armement  national.  A  cheval  sur  deux  mers, 
sur  le  passage  de  toutes  les  routes  de  navigation  mondiales, 
notre  pays  est  propice  à  la  cueillette  des  marchandises  par  les 
navires  étrangers.  Nos  côtes  sont  des  points  d'escale  rêvés,  aussi 
bien  pour  les  vapeurs  se  rendant  d'Allemagne,  de  Hollande  ou 
des  pays  Scandinaves  en  Amérique  que  pour  ceux  qui,  partant 
de  ces  rivages  et  des  Iles  Britanniques,  vont  franchir  le  canal 
de  Suez.  Nos  armateurs  sont  donc  soumis  à  la  concurrence 
de  tous  leurs  rivaux,  qui,  ayant  déjà  constitué  la  meilleure 
part  de  leur  chargement,  se  bornent  à  combler  chez  nous  les 
vides  de  leurs  cales.  Gonvietit-il  que  cette  situation  d'infé- 
riorité naturelle  soit  encore  aggravée  par  un  vice  d'orga- 
nisation? 

Il  est  facile  de  se  convaincre  du  danger  en  considérant  que, 
sur  60  millions  de   tonneaux   qui  représentaient  en   1913  les 


90 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


entrées  et  les  sorties  de  navires  des  ports  français,  26  pour  100 
seulement  appartenaient  à  notre  pavillon. 

l'autonomie    des    ports    —   LES    ZONES    FRANCHES 

Un   des  meilleurs  remèdes  à  celte  situation   consisterait  à 
accorder  aux  ports  leur  autonomie  administrative  et  financière, 
en  les  poussant  dans  la  voie  de  la  spécialisation  qui  leur  permet- 
trait de  mieux  adapter  leurs  moyens  mécaniques  de  transborde- . 
ment  au  genre  de  mouvemens  qu'ils  sont  appelés   à  effectuer. 

A  la  suite  de  diverses  interventions,  notamment  celle  de 
M.  Taconet,  membre  de  la  Chambre  de  commerce  du  Havre,  et 
de  l'honorable  M.  Louis  Brindeau,  sénateur  de  la  Loire-Infé- 
rieure, le  Parlement  a  bien  voté,  le  5  janvier  1912,  un  texte  de 
loi  relatif  à  l'autonomie  des  ports  ;  mais,  en  fait,  ce  texte  est  si 
éloigné  de  l'autonomie  véritable  qu'il  n'a  nullement  rempli  le 
but  qu'on  se  proposait.  En  quoi  consiste,  en  effet,  cette 
autonomie  ? 

Un  port  dépense  des  sommes  considérables  pour  son  entre- 
tien :  balisage,  nettoyage  des  quais,  réparations  diverses, 
police,  etc.  Les  autorités  locales  doivent  donc  percevoir  des 
taxes  pour  les  rémunérer  des  services  rendus  aux  navires. 
L'idée  qui  se  présente  d'elle-même  à  l'esprit,  c'est  que  le  port 
a  son  budget  autonome,  qu'il  est  organisé  à  la  manière  d'une 
commune  avec  une  sorte  de  conseil  municipal  et  de  maire  à 
la  tête  de  son  administration.  Cependant,  malgré  la  loi  de 
1912,  c'est  l'Etat  qui  continue  à  administrer.  Si  l'on  excepte,  en 
effet,  les  péages  des  Chambres  de  commerce,  les  taxes  fiscales 
rentrent  entièrement  dans  le  budget  général  des  Travaux 
publics.  Il  n'y  a  pas  même  de  compte  spécial  ouvert  à  chaque 
port  :  au  lieu  que  les  ressources  de  chacun  ne  bénéficient 
qu'à  lui  seul,  elles  sont  reportées  sur  tous  les  autres.  Ainsi  que 
je  l'écrivais  autrefois,  il  a  été  créé  une  soixantaine  de  ports  dont 
l'entretien  est  à  la  charge  de  l'Etat.  Or,  il  n'en  existe  que 
quelques-uns  où  les  recettes  soient  supérieures  aux  dépenses. 
Quand  le  fait  se  produit,  l'excédent  des  revenus  ne  sert  nulle- 
ment à  l'amélioration  du  port  qui  a  perçu  les  droits  de  quai  et 
qui  se  trouve  en  bénéfices.  Gomment  espérer,  dans  ces  condi- 
tions, que  nos  ports  puissent  prospérer?  Voit-on  les  communes 
de  France    fondant  intégralement  leur  budget   dans  celui  du 


LE  PÉRIL  DE  NOTRE  MARINE  MARCHANDE.  'M 

ministère  de  l'Intérieur  ?^  Il  n'y  aurait  plus  d'administration 
municipale  possible. 

Le  régime  de  Tautonomie  est  si  logique  qu'il  est  appliqué 
dans  la  plupart  des  nations  de  l'Europe.  En  Angleterre,  à 
quelques  rares  exceptions  près,  les  ports  de  commerce  relèvent 
de  pouvoirs  locaux,  corporations,  villes,  sociétés  commerciales. 
Suivant  la  tradition  anglaise,  l'Etat  laisse  une  extrême  liberté 
aux  exploitans.  Ceux-ci  fixent  à  leur  gré  les  tarifs  d'après 
la  situation  commerciale,  les  besoins  du  moment  et  les  néces- 
sités de  la  concurrence.  En  Allemagne,  les  ports  de  Hambourg, 
Brème,  Lubeck  construits,  entretenus  et  administrés  par  les 
États  de  Hambourg,  de  Brème  et  de  Lubeck,  et  non  par  les 
communes  qui  portent  le  même  nom,  n'en  jouissent  pas  moins 
'd'une  autonomie  à  peu  près  complète  :  l'autorité  locale  qui 
les  dirige  décide  souverainement  de  tout  ce  qui  les  intéresse, 
réserve  faite  de  quelques  questions  d'ordre  général,  qui  doivent 
être  nécessairement  soumises  aux  assemblées  supérieures, 
soit  de  l'Etat  lui-même,  soit  de  l'Empire  d'Allemagne.  Les 
grands  ports  belges  ou  hollandais,  Anvers,  Rotterdam  et 
Amsterdam,  vivent  sous  le  régime  de  l'autonomie  communale. 
L'Etat  n'intervient  que  pour  participer  aux  améliorations  im- 
portantes et  pour  homologuer  les  taxes  perçues  sur  les  usagers. 
Enfin,  depuis  1903,  Gênes  est  administrée  pn.r  un  consoi'zio  local. 

Le  principe  de  l'autonomie  a  été  adopté  i)ar  le  Comité  des 
Armateurs  de  France  qui,  à  la  suite  d'un  référendum,  a  formulé 
le  vœu  que  l'autonomie  fût  organisée  sur  les  bases  suivantes  : 
représentation  prépondérante  des  délégués  de  l'armement  et 
des  industries  maritimes,  au  sein  du  Conseil  chargé  de  l'admi- 
nistration du  port;  adaptation  de  l'organisation  administrative 
aux  circonstances  propres  à  chaque  établissement  et  aux  besoins 
spéciaux  auxquels  il  répond  ;  simplification  des  formalités  admi- 
nistratives ayant  pour  effet  une  plus  grande  rapidité  dans 
l'exécution  des  travaux;  maintien,  entre  les  mains  de  l'industrie 
libre,  des  services  que  celle-ci  exploite,  le  remorquage,  par 
exemple. 

La  loi  qui  a  été  votée  en  1912  pour  créer  l'autonomie  des 
ports  a  été  suivie  d'un  règlement  d'administration  publique 
promulgué  le  10  mars  1916.  Rien  ne  s'oppose  donc  plus  à  ce 
que  le  régime  organisé  par  la  loi  du  5  janvier  1912  soit  institué 
dans  nos  ports.  Mais  ce  régime  est  si  éloigné  de  l'autonomie 


^2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

réelle,  dont  le  principe  avait  été  admis  tout  d'abord  par  le  Par- 
lement et  par  le  gouvernement  lui-même,  qu'on  peut  redouter 
de  le  voir  repoussé  par  les  intéressés.  C'est  ce  qui  semble 
résulter  des  délibérations  de  l'Assemblée  des  présidens  des 
Chambres  de  commerce  qui  s'est  tenue  à  Paris  le  3  avril  1916, 
et  dont  voici  le  compte  rendu  : 

«  L'Assemblée  des  présidens,  après  avoir  pris  connaissance 
du  décret  du  25  janvier  1916,  pris  en  exécution  de  la  loi  du 
5  janvier  1912,  sur  l'autonomie  des  ports  de  commerce,  consi- 
dérant que  les  Chambres  de  commerce  sont  particulièrement 
qualifiées  pour  apprécier  les  conditions  les  plus  favorables  dans 
lesquelles  peuvent  être  assurés  les  services  du  port,  demande 
instamment  que,  si  les  Chambres  de  commerce  intéressées 
croient  devoir  émettre  un  avis  défavorable  à  l'institution  du 
régime  de  l'autonomie,  il  ne  puisse  être  passé  outre  à  leurs 
délibérations.  » 

Pour  moi,  qui  ai  salué  avec  joie  le  premier  avant-projet  du 
gouvernement,  je  reste  fidèle  à  l'idée  d'autonomie.  Jfe  demande 
qu'on  apporte  à  la  réalisation  de  cette  idée  un  esprit  plus  libéral 
et  qu'on  fasse,  grâce  à  lui,  sortir  de  leur  gangue  ces  perles  que 
sont  nos  grands  ports  :  Marseille,  le  Havre,  Saint-Nazaire, 
Nantes,  Bordeaux,  Dunkerque,  etc.  Si  l'on  ne  peut  organiser 
partout  une  direction  autonome  par  la  Chambre  de  commerce, 
qu'on  accorde  au  moins  à  chaque  port  une  autonomie  finan- 
cière pour  lui  permettre  de  grandir  à  l'aide  de  ses  ressources 
personnelles,  sans  faire  appel  à  l'Etat. 

Nous  avons  dit  qu'il  fallait  développer  la  puissance  attractive 
de  nos  villes  maritimes  afin  d'y  faire  affluer  le  plus  de  mar- 
chandises possible.  Une  institution  qui  se  prêterait  admirable- 
ment à  ce  dessein  serait  celle  des  zones  franches. 

Toutes  les  fois  qu'on  a  parlé  des  zones  franches  et  qu'on  en 
a  vanté  l'utilité,  les  divers  gouvernemens  qui  se  sont  succédé 
au  pouvoir  ont  répondu  et  répondent  encore  que  ce  système 
a  été  avantageusement  remplacé  par  celui  des  entrepôts  et  de 
l'admission  temporaire.  Personne  plus  que  moi  n'est  parti- 
san des  entrepôts  et  n'approuve  davantage  l'ordonnance  de 
1817  sur  ce  point,  mais  il  n'y  a  aucune  comparaison  à  établir 
entre  le  régime  des  entrepôts  et  celui  des  zones  franches.  Ils 
répondent  à  des  buts  absolument  diiïérens  et  se  complètent 
l'un  l'autre.  C'est  ainsi  qu'on  le  comprend  chez  nos  cqncurrens 


LE  PÉRIL  DE  NOTRE  MARINE  MARCHANDE.  93 

étrangers  et  il  est  profondément  regrettable  qu'on  s'obstine  à 
ne  pas  le  comprendre  chez  nous. 

La  meilleure  définition  que  l'on  puisse  donner  des  zones 
franches  est  celle  que  l'on  peut  lire  dans  une  délibération  de 
la  Chambre  de  commerce  de  Marseille  en  l'an  XIII.  «  C'est  un 
port  établi  hors  de  la  ligne  des  douanes,  ouvert  à  tous  les 
bàtimens  de  commerce  sans  distinction,  quels  que  soient  leurs 
pavillons  et  la  nature  de  leurs  chargemens.  C'est  un  point 
commun  où  vient  aboutir  par  une  sorte  de  fiction  le  territoire 
prolongé  de  toutes  les  nations.  Il  reçoit  et  verse  de  l'un  à 
l'autre  toutes  les  productions  respectives  sans  gênes  et  sans 
droits.   » 

Les  zones  franches  ne  peuvent  donc  porter  atteinte  à  aucun 
Intérêt  existant,  mais  elles  ouvriraient  en  France  un  champ 
nouveau  à  des  industries  qui  ne  sauraient  se  créer  sous  la 
législation  actuelle  et  imprimeraient  certainement  une  beau- 
coup plus  grande  activité  à  notre  commerce  d'exportation.  Je 
sais  bien  que  le  grand  argument  mis  en  avant  contre  cette 
bienfaisante  mesure  par  les  protectionnistes  consiste  à  repré- 
senter les  zones  franches  comme  favorisant  les  fraudes  et  por- 
tant ainsi  atteinte  à  la  qualité  et  au  bon  renom  des  marchan- 
dises exportées.  —  Mais  la  concurrence  déloyale  ne  serait  pas 
plus  tolérée,  dans  les  zones  franches,  que  l'assassinat  ou  le  vol. 
Si  un  industriel  malhonnête  se  permettait  de  contrefaire  les 
marques  de  fabrique,  il  serait  passible  des  mêmes  peines  que 
s'il  avait  opéré,  quelques  mètres  plus  loin,  en  dehors  des  limites 
de  la  zone  affranchie,  qui,  dénationalisée  au  point  de  vue 
douanier,  doit  rester  soumise  à  toutes  les  lois  françaises.  Ce 
qui  nuit  actuellement  au  commerce  et  à  l'industrie,  ce  n'est 
pas  la  mission  de  police  de  la  Douane,  mais  bien  la  surveil- 
lance fiscale,  les  mille  et  une  formalités  qu'elle  nécessite,  et 
l'interdiction  absolue  de  fabriquer  tel  ou  tel  article.  Il  n'y  a 
donc  pas  plus  de  raison  pour  que  lés  marques  de  nos  indus- 
triels soient  contrefaites  en  zone  franche  qu'en  un  point  quel- 
conque du  territoire  français. 

La  Chambre  des  Députés  a  eu  l'occasion  d'aborder  ce  pro- 
blème de  la  franchise  en  votant  un  projet  de  loi  sur  le  régime 
dos  entrepôts  qui  est  actuellement  réglé  par  un  texte  datant 
du  19  avril  1906  et  qui  vient  à  expiration  le  20  avril  1918.  La  loi 
nouvelle   a    été  disculée   au    Palais-Bourbon    dans  les  séances 


94  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  43  et  15  février,  28,  29  et  30  mars  1917;  elle  a  été  votée 
le  30  mars.  Je  ne  veux  point  entrer  dans  le  détail  de  ses 
articles.  Je  me  borne  à  faire  remarquer  que,  contrairement  à 
ce  qu'on  attendait,  elle  n'innove  pas  suffisamment  en  matière 
de  liberté  économique. 

La  disposition  fondamentale  de  la  loi  est  de  rendre  possible, 
sur  le  territoire,  certaines  manipulations  telles  que  des  opéra- 
tions de  mélanges  ou  de  transvasemens  de  marchandises  intro- 
duites en  vue  d'une  réexportation,  et  cela  sans  payer  les  droits 
de  douane  lors  de  leur  entrée  en  France  ;  mais  l'article  7  stipule 
que  des  décrets  pourront  interdire  l'admission  en  entrepôt  de 
certains  produits  qui  peuvent  servir  à  en  fabriquer  d'autres 
portant  le  cachet  d'origine  français,  tels,  par  exemple,  que  les 
vins  de  cru.  Cette  simple  réserve  annule  tout  le  bénéfice  de  la 
loi  puisque  c'est,  au  contraire,  dans  ces  cas  spéciaux  qu'il  y  a 
intérêt  à  recevoir  en  entrepôt  des  produits  étrangers  similaires 
pour  conserver  la  clientèle  au  cours  des  années  déficitaires.  Je 
suis  d'accord,  malgré  tout,  avec  M.  le  ministre  du  Commerce 
pour  penser  que  la  loi  nouvelle  «  constitue  une  amélioration 
sur  le  régime  actuel  de  l'entrepôt  »  et  qu'elle  est  <(  un  essai 
loyal  d'un  régime  libéral  qui  pourra  nous  conduire  à  des  solu- 
tions nouvelles,  »  auxquelles  M.  Clémentel  «  ne  répugne  nulle- 
ment. »  Ces  solutions  nouvelles  ne  peuvent  consister  que  dans 
la  création  de  zones  franches.  Il  faut  hardiment  s'y  résoudre. 
La  Chambre  des  Députés  a  fait,  à  ce  point  de  vue,  un  sérieux 
pas  en  avant  dans  sa  séance  du  29  mars  dernier.  Dans  un  élo- 
quent discours,  M.  Chaumet  fit  très  justement  observer  que  nous 
ne  saurions  admettre  un  système  unique  d'entrepôts  et  instituer 
le  même  régime  pour  les  villes  de  l'intérieur  et  pour  les  ports 
maritimes.  «  Nous  voulons,  a-t-il  dit,  une  réglementation  plus 
souple.  Nous  vous  demandons  de  considérer  les  intérêts  spé- 
ciaux de  nos  ports  et  de  notre  marine  marchande,  intérêts  qui 
sont  solidaires  des  intérêts  généraux  du  pays,  de  tous  les  inté- 
rêts nationaux.  » 

L'honorable  député  a  adjuré  la  Chambre  de  se  prononcer 
enfin  sur  le  principe  d'une  réforme  dont  elle  est  saisie  depuis 
plus  de  vingt  ans,  non  seulement  par  l'initiative  parlementaire, 
mais  aussi  par  l'initiative  gouvernementale.  En  effet,  sous  le 
ministère  Combes,  M.  Rouvier  déposa  un  projet  de  loi  deman- 
dant la  création  de  zones  franches.  Ce  projet  fut  étudié  par  la 


LE    PÉRIL    DE    NOTRE    MARINE    MARCHANDE.  îio 

Commission  do  l'Agriculture.  Il   Ht  l'objet  d'un  rapport  favo- 
rable, mais  qui   ne    put  jamais  venir  à    l'ordre   du    jour  des^ 
séances  publiques  :  M.  Chaumet  a  formulé  l'espoir  que  le  gou- 
vernement comprendra  toute  la  portée  de  la  réforme  que, nous 
souhaitons. 

Grâce  à  sa  ténacité,  le  député  de  Bordeaux  a  pu  obtenir, 
par  266  voix  contre  235,  que  son  projet  fût  renvoyé  à  la  Com- 
mission du  Commerce.  Ce  renvoi,  qui  était  combattu  par  le  pré- 
sident de  la  Commission  des  Douanes,  constitue  un  succès  pour 
les  partisans  des  zones  franches.  Ceux  ci  ont,  devant  l'assem- 
blée des  Présidens  des  Chambres  de  commerce,  présenté  leurs 
argumens  de  la  façon  suivante  : 

((  En  permettant  d'introduire  en  franchise  des  produits 
étrangers,  de  les  additionner  et  mélanger  à  nos  produits 
nationaux,  sous  réserve  de  l'application  de  la  loi  sur  les  fraudes, 
et  de  présenter  ainsi  ces  derniers  dans  les  conditions  et  sous 
les  formes  que  recherche  à  l'étranger  la  clientèle  du  plus  grand 
nombre,  le  régime  des  ports  francs  augmenterait  le  trafic  du 
port  tant  à  l'importation  qu'à  l'exportation,  contribuerait  pour 
une  large  part  au  développement  de  notre  marine  marchande 
et  ramènerait  chez  nous  les  grands  courans  de  navigation.  » 

Nous  nous  associons  pleinement  à  cet  exposé  d'une  mesure 
qui  peut  avoir  sur  les  destinées  économiques  de  la  France  une 
influence  considérable  et  trop  longtemps  méconnue. 


Si  nous  venons  maintenant  à  envisager  le  régime  douanier; 
nous  ferons  cette  constatation  désolante  qu'il  favorise  les 
marines  étrangères  aux  dépens  de  la  nôtre. 

On  se  préoccupait  autrefois  en  France  de  défendre  nos 
navires  contre  la  concurrence  résultant  de  la  fréquentation 
trop  facile  de  nos  rivages  par  des  étrangers.  L'ancien  régime 
avait  été  même  jusqu'à  réserver  entièrement  importations  et 
exportations  aux  bàtimens  français.  Puis  on  s'arrêta  à  la  surtaxe 
des  pavillons  étrangers  afin  d'avantager  le  nôtre.  Cette  surtaxe 
fut  supprimée  en  1873.  Aujourd'hui,  non  seulement  il  n'existe 
aucune  protection  spéciale  pour  les  navires  français,  mais  le 
régime  douanier  bénéficie  au  contraire  à  nos  rivaux  et  surtout 
à  nos  ennemis!  Il  a  été  décidé  en  1897  que  les  droits  de  quai 
seraient  perçus,  non  d'après  le  tonnage  du  navire,  mais  selon 


96  REVUE    DES    DEUX    MONDB8.1 

l'importance  de  la  cargaison  débarquée  proportionnellement  à 
la  jauge  du  bâtiment.  Naturellement,  les  cargos  français,  qui 
se  déchargent  finalement  dans  un  de  nos  ports,  se  trouvent 
acquitter  le  maximum  du  droit,  tandis  que  celui-ci  ne  frappe 
les  étrangers  que  très  légèrement. 

Le  résultat  de  cette  politique  douanière  néfaste  n'a  pas 
tardé  à  se  faire  sentir.  Les  navires  allemands  qui  hésitaient 
autrefois  à  relâcher  chez  nous  pour  ne  pas  payer  de  droits  de 
quai  ont  saisi  cette  occasion  d'aller  nous  ravir  le  fret  qui 
s'offrait  si  bénévolement  à  eux  le  long  de  notre  littoral  et 
leurs  navires  sont  apparus  sans  cesse  plus  nombreux  dans  nos 
villes  maritimes.  D'ailleurs,  non  contentes  de  favoriser  nos 
ennemis  sous  le  rapport  douanier,  les  autorités  françaises 
poussaient  l'inconscience  jusqu'à  se  faire  les  auxiliaires  con- 
descendans  de  l'invasion  germanique. 

Sans  se  déranger  de  leur  route,  tous  les  navires  allemands, 
à  destination  de  l'Amérique  du  Nord  ou  de  l'Amérique  du  Sud, 
faisaient  escale  à  Boulogne  ou  à  Cherbourg  et  y  prenaient  nos 
passagers  et  notre  fret  dans  des  conditions  de  bon  marché  tout  à 
fait  exceptionnelles, —  puisqu'ils  restaient  en  rade  et  n'avaient 
à  payer  que  les  droits  de  pilotage,  tandis  que  nous  autres,  pour 
entrer  dans  nos  ports  d'attache,  nous  étions  obligés  de  payer 
dix  fois  plus. 

A  Cherbourg,  l'hôtel  où  descendaient  les  passagers,  en  atten- 
dant le  bateau,  était  tenu  par  un  Allemand  et  les  domestiques 
qui  servaient  à  table  portaient  la  livrée  du  Norddeutscher 
Lloyd.  Les  wagons  qui  transportaient  les  passagers  destinés  aux. 
bateaux  allemands,  sur  la  ligne  de  l'Ouest-Etat,  étaient  choisis 
pafmi  les  plus  neufs  et  les  plus  confortables  do  la  Compagnie, 
tandis  qu'on  nous  gratifiait  du  vieux  matériel. 

C'est  également  par  un  Allemand  que  l'hôtel  était  tenu  à 
Bizerte,  mais  à  Alger  c'était  bien  plus  fort  :  un  individu  ven- 
tripotent, qui  répondait  au  nom  de  Heckmann  et  qui  était  censé 
représenter  la  Compagnie  du  Norddeutscher  Lloyd,  n'était  autre 
qu'un  agent  diplomatique  allemand,  pour  ne  pas  dire  un 
espion,  envoyé  là  pour  attirer  aux  Compagnies  allemandes  le 
plus  de  fret  possible,  en  disant  pis  que  pendre  des  Compagnies 
françaises.  Comme  les  navires  du  Norddeutscher  Lloyd,  venant 
de  l'Orient  et  de  l'Extrême-Orient,  s'arrêtaient  à  Alger  pour 
charbonner,  ils  avaient  intérêt  à  détourner  sur  Gènes  le  plus  de 


LE  PÉRIL  DE  NOTRE  MARINE  MARCHANDE.  97 

passagers  possible,  afin  do  les  empêcher  de  pénétrer  en  France 
par  Marseille,  Port-Vendres  ou  Cette,  et  priver  ainsi  notre  pays 
du  mouvement  auquel  ils  donnaient  lieu. 

Nous  avions  eu,  pour  notre  part,  connaissance  de  ces  agis- 
semens;  nous  nous  en  étions  même  rendu  compte  de  visu; 
mais  quand  nous  en  faisions  respectueusement  l'observation  au 
gouvernement,  on  nous  répondait  par  l'éternel  :  «  Pas  d'his- 
toires !  » 

Or,  l'inconvénient  de  cette  mainmise  teutonne  sur  nos  ports 
n'était  pas  seulement  d'ordre  commercial.  Demandez-vous  en 
effet  quelles  étaient  ces  escales  choisies  par  les  Allemands. 
C'était  Cherbourg,  Alger,  Bizerte  :  Cherbourg,  notre  sentinelle 
dans  la  Manche  ;  Bizerte,  arsenal  d'avant-garde  sur  l'Adriatique  ; 
Alger,  la  clef  de  nos  possessions  africaines!  Il  n'est  pas  besoin 
de  réfléchir  longuement  pour  se  rendre  compte  que  le  fait 
d'avoir  toléré  cette  emprise  allemande  sur  ces  points  spéciaux 
mérite  plus  que  d'être  taxé  d'indifférence. 

Au  lendemain  des  hostilités  le  pays  ne  saurait  permettre  le 
retour  d'un  tel  état  de  choses.  Avec  nos  amis  nous  nous  lierons 
par  des  traités  de  réciprocité  ;  nous  aurons,  à  l'égard  des  neutres? 
une  attitude  conforme  à  celle  qu'ils  auront  observée  pendant  le 
conflit;  mais  rien  ne  nous  empêchera  de  barrer  la  route  à  nos 
ennemis  sur  le  terrain  économique,  comme  nous  avons  su  le 
faire  sur  le  champ  de  bataille  de  la  Marne. 

Ce  devrait  être,  en  effet,  une  règle  absolue  que  l'accès  des 
rades  militaires  fût  interdit,  sauf  aux  nations  alliées.  A  l'égard 
de  celles-ci,  la  Conférence  interalliée  du  commerce,  tenue  à 
Rome  le  17  mai,  vient  d'émettre  le  vœu  suivant,  dont  nous  ne 
saurions  trop  recommander  la  lecture  :  «  Une  entente  devra 
intervenir  entre  les  Alliés  pour  l'utilisation  de  leurs  ports  ou 
de  leurs  rades  militaires,  pour  l'accostage,  le  mouillage  et  les 
escales  des  navires  de  commerce.  Un  accord  devra  également 
être  conclu  relatif  aux  droits  de  navigation  à  percevoir.  Les 
Alliés  s'engageront  à  abolir  leurs  conventions  maritimes  avec  les 
neutres.  Les  services  directs  seront  institués  entre  les  chemins 
de  fer  et  les  lignes  de  navigation  des  nations  alliées,  qui  se 
réservent,  dans  toute  circonstance,  de  prendre  les  mesures 
de  défense  exigées  par  la  situation  contre  la  concurrence  enne- 
mie, laquelle  ne  manquera  pas  de  se  manifester  après  la  guerre.: 
Enfin,  la  Conférence  attire  l'attention  des  Alliés  u  sur  l'oppor- 

TOME     XL.    1917.  7 


98  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

tunité  qu'il  y  a  pour  eux  à  apporter  dans  leurs  ports  principaux 
des  améliorations  conformes  aux  conditions  de  la  navigation 
moderne.  » 

Notre  gouvernement,  qui,  jusqu'ici,  a  fermé  l'oreille  aux 
suggestions  pressantes  des  Chambres  de  commerce  et  des  arma- 
teurs français,  écoutera  peut-être  la  voix  de  ses  Alliés  l'invitant 
à  une  meilleure  compréhension  de  ses  intérêts  et  le  conviant  à 
purger  nos  ports  des  hôtes  indésirables  qui  les  ont  exploités 
jusqu'ici. 

LA   RÉFORME   DU    PILOTAGE 

Il  nous  reste  h  nous  occuper  des  pilotes,  qui  sont  les  inter- 
médiaires entre  le  navire  et  le  port. 

En  France,  le  pilotage  est  obligatoire  pour  les  navires,  et  le 
monopole  en  est  réservé  aux  pilotes  brevetés  par  l'Administra- 
tion. Les  prix  perçus  pour  la  conduite  des  navires  résultent, 
dans  chaque  cas,  de  tarifs  fixés  par  des  règlemens  d'administra- 
tion publique,  et  dont  il  n'est  pas  permis  de  s'écarter.  Ainsi, 
le  pilotage  est  un  impôt.  L'armateur  ne  peut,  sauf  exception, 
pas  plus  s'y  soustraire  qu'à  la  cote  personnelle  et  mobilière 
ou  aux  patentes.  Et  cet  impôt  doit  être  acquitté,  même  si  le 
service   qu'il  représente  n'a  pas  été  exécuté. 

L«s  recettes  du  pilotage  ont  subi  une  augmentation  très  sen- 
sible. En  1886,  elles  se  montaient  à  4  300  000  francs;  en  1907, 
elles  s'élevaient  à  7  millions  et  demi.  Pendant  cet  intervalle, 
l'effectif  des  pilotes  n'a  cependant  pas  beaucoup  varié.  On  voit 
dans  quelle  proportion  leur  rémunération  globale  s'est  accrue. 
Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  caractéristique,  c'est  que  les  recette? 
sont  très  inégalement  réparties.  Pour  47  stations,  le  salaire 
moyen  annuel  des  pilotes  n'atteindrait  pas  1  000  francs  et,parm' 
elles,  il  en  est  plusieurs  où  il  serait  inférieur  à  100  francs. 
<(  Dans  l'ensemble  de  ces  47  stations,  nous  dit  M.  Colson,  pour 
141  pilotes  la  recette  brute  est  d'environ  90  000  francs  et  la 
recette  nette  n'atteint  pas  60  000  francs.  Les  pilotes  ne  peuvent 
vivre  qu'en  se  livrant  à  la  pêche,  qui  est  leur  principale  res- 
source. »  Ce  sont  donc  les  pilotes  de  quelques  ports  qui  accapa- 
rent la  majeure  partie  du  produit  des  taxes.  On  compte,  en 
effet,  31  stations  où  le  salaire  moyen  des  pilotes  est  compris 
entre  3  000  et  5  000  francs  et  8  autres  où  il  s'élève  de  5  000  à 


LE    PÉRIL    DE    NOTRE    MARINE    MARCHANDE.  99 

7  200  francs,  ce  qui  est  tout  à  fait  normal.  Mais  il  en  est  7  où 
le  salaire  annuel  moyen  est  de  14  000  francs.  Au  Havre,  il 
atteint  18  000  francs.  A  Cherbourg,  les  recettes  ont  été,  en  1907, 
de  737  000  francs,  laissant  à  chaque  pilote  un  bénéfice  net  de 
i7  800  francs. 

Je  n'ai  certes  pas  l'intention  de  m'élever,  en  principe, 
contre  les  rémunérations  que  touchent  les  pilotes  et  qui,  sauf 
exception,  sont  la  juste  récompense  de  leurs  services.  Leur  mé- 
tier exige  tout  un  ensemble  de  connaissances  techniques  et 
d'habileté  pratique,  et  entraîne  de  grosses  responsabilités.  Mais 
il  importe  d'adopter  une  organisation  telle  que,  sans  nuire  aux 
intéressés,  elle  ne  fasse  pas  peser,  sur  notre  marine  marchande, 
un  fardeau  trop  lourd.  La  première  chose  à  faire,  c'est  de  sup- 
primer une  cinquantaine  de  stations  inutiles.  Dans  toutes  les 
autres  stations,  on  fixerait  un  salaire  minimum  et  maximum 
pour  chaque  pilote.  Si  ce  maximum  était  dépassé,  l'excédent 
tomberait  dans  une  caisse  centrale  commune,  permettant,  le 
cas  échéant,  de  parfaire  la  différence  entre  le  salaire  minimum 
et  le  salaire  effectivement  perçu.  Quant  aux  ports  jouissant  de 
l'autonomie,  ils  auraient  toute  liberté  pour  organiser  le  pilo- 
tage comme  ils  l'entendraient. 

La  réforme  la  plus  importante  à  apporter  au  régime 
actuel,  dans  l'intérêt  de  notre  Marine  nationale,  consisterait,  à 
autoriser  les  capitaines  français  à  passer  des  examens  spéciaux, 
afin  d'obtenir  le  droit  d'entrer  dans  les  ports  sans  recourir 
aux  services  des  pilotes.  Partout  en  effet  où  le  pilotage  est 
obligatoire,  le  règlement  des  taxes  qui  sont  dues,  même  si  le 
service  n'est  pas  effectué,  constitue  pour  nos  armateurs  un 
impôt  injuste,  car  il  faut  passer  coûte  que  coûte  sous  les  four- 
ches caudines  de  la  station.  Nous  demandons,  au  contraire,  la 
libre  circulation  du  pavillon  français  le  long  de  tout  le  littoral, 
dans  les  rades,  les  estuaires  et  les  fleuves,  sous  réserve  que  les 
capitaines  chargés  de  la  conduite  du  navire  aient  justifié  de 
leur  parfaite  connaissance  du  milieu  maritime  où  leur  naviga- 
tion les  appelle.  C'est  ce  qui  se  passe  à  Marseille  où  le  pilotage 
n'est  pas  imposé  :  des  licences  sont  délivrées  à  des  capitaines- 
pilotes.  Mais,  tandis  que  chez  nous  ces  licences  sont  données 
sans  distinction  de  nationalité,  en  Angleterre  le  Merchant 
shipping  act  de  1906  a  décidé  que  de  tels  brevets  ne  pourraient 
plus  être  délivrés  à  des  étrangers.    L'Angleterre  nous  a  tracé 


100  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ainsi  la  voie  à  suivre.  En  généralisant  l'institution  des  licences 
de  capitaine-pilote  dans  nos  ports  au  profit  des  officiers  navi- 
guant sur  nos  lignes  régulières,  nous  obtiendrions  un  dégrève- 
ment sensible  dans  les  frais  généraux  des  entreprises  d'arme- 
ment françaises. 

Il  faudrait  en  outre  régler  le  sort  des  navires  n'ayant  pas  pu 
se  procurer  de  capitaines-pilotes.  En  ce  qui  les  concerne,  le 
système  que  nous  préconisons  permettrait  des  réductions  dans 
l'effectif  des  pilotes,  proportionnelles  à  l'importance  des  entrées 
ou  sorties  des  navires  opérées  sans  leur  concours.  Il  serait  donc 
possible  d'abaisser  le  taux  des  perceptions  dans  les  stations  où 
il  est  abusif.  Avec  quelques  réductions  dans  les  autres  ports  où 
les  gains  des  pilotes  atteignent  jusqu'à  7  000  francs,  et  dans 
ceux  dont  l'effectif  est  exagéré,  on  diminuerait  aisément  le  total 
des  taxes  de  pilotage  de  2  500  000  francs,  soit  du  tiers  de  leur 
montant  actuel.  Le  distingué  conseiller  d'Etat,  M.  Colson 
estime  que  ce  montant  représente  de  0  fr.  25  à  0  fr.  30  par  ton- 
neau de  jauge  nette  sur  les  navires  soumis  au  pilotage;  la 
réduction  atteindrait  donc  de  8  à  10  centimes,  ce  qui,  réparti 
sur  tout  l'armement  français,  mérite  considération. 

En  définitive,  le  régime  du  pilotage,  encore  réglé  par  un 
décret  de  1807,  ne  se  prête  plus  aux  conditions  de  la  navigation 
moderne.  Il  nuit  à  l'armement  national  :  il  faut  donc  y  apportei 
les  modifications  voulues  pour  libérer  nos  armateurs  sans  tuer 
une  institution  nécessaire  et  sans  traiter  défavorablement  une 
corporation  de  travailleurs  très  méritante.  Alors,  quelle  raison 
nous  empêche  de  résoudre  comme  il  convient  cette  question  qui 
a  pour  notre  marine  marchande  une  importance  beaucoup  plus 
grande  qu'on  ne  le  croit  généralement?  On  a  prétendu  qu'il 
existe  une  différence  profonde  entre  les  ports  à  marée  et  ceux 
qui  n'y  sont  pas  soumis,  surtout  pour  les  ports  situés  aux 
embouchures  des  fleuves  ou  dans  leurs  estuaires,  que,  par  consé- 
quent, ce  qui  est  possible  pour  Marseille,  ne  l'est  pas  pour 
le  Havre,  Saint-Nazaire,  et,  à  plus  forte  raison,  pour  Bordeaux. 
Nous  ne  croyons  pas  cette  objection  fondée  parce  que  les  passes 
de  nos  ports  sont  surveillées,  non  point  par  les  pilotes,  mais 
par  le  service  des  Ponts  et  chaussées,  et  que  les  commandans 
de  nos  navires  entrent  dans  leurs  ports  d'attache  et  en  sortent 
assez  souvent  au  cours  d'une  année  pour  en  connaître  tous 
ies    mystères  et  n'être  exposés  à  aucune  surprise.  Jl  en  çst 


LE  PÉRIL  DE  NOTRE  MARINE  MARCHANDE.         101 

donc  de  cette  réforme  comme  d'une  foule  d'autres!  Ce  sont  de 
pures  considérations  électorales  qui  en  empêchei^t  la  réalisation. 

LES    SUBVENTIONS    DE   l'ÉT'AT 

Nous  avons  passé  en  revue  les  principales  causes  d'infério- 
rité qui  mettent  en  péril  notre  marine  marchande.  J'entends 
mes  contradicteurs  m'objecter  :  «  Ces  causes  existent  malheu- 
reusement. Elles  tiennent  à  une  situation  géographique  ou  à 
des  exigences  sociales  qu'il  est  difficile  de  corriger.  Mais  l'Etat 
en  a  tenu  compte  aux  armateurs  en  inscrivant  à  son  budget  des 
crédits  importans  pour  leur  venir  en  aide.  »  Et,  à  l'appui  de 
celte  thèse,  on  me  citera  des  chiffres  impressionnans.  Quelle 
est  la  valeur  de  ce  raisonnement? 

Il  est  exact  que  le  Parlement  a  voté  des  primes  à  la  con- 
struction ;  mais  elles  n'intéressent  pas  l'armement  français, 
ayant  uniquement  pour  but  de  corriger  l'élévation  inévi- 
table du  prix  de  revient  des  navires  commandées  en  France; 
elles  sont  payées  non  aux  armateurs,  mais  aux  construc- 
teurs. Les  crédits  affectés  à  la  navigation  proprement  dite  com- 
prennent des  compensations  d'armement  et  des  subventions 
postales.  Sur  le  premier  point,  je  n'ai  pas  l'intention  de  mon- 
trer dans  quelles  conditions  le  gouvernement  a  été  amené  à 
instaurer,  dès  1881,  le  système  qu'on  a  improprement  qualifié 
de  «primes  à  la  navigation.  )>  On  est  revenu,  plus  tard,  à  une 
conception  plus  juste  en  supprimant  le  m,ot  de  «  primes,  »  qui 
semble  impliquer  une  idée  d'encouragement,  de  gain  à  réaliser, 
pour  adopter  celui  beaucoup  plus  exact  de  compensation  d'arme- 
ment. C'est  une  loi  du  19  avril  1906  qui  règle  actuellement  ces 
compensations  d'armement.  Les  sommes  qui  sont  accordées  par 
cette  loi  et  qui  sont  mandatées  au  compte  des  armateurs  ont 
bien  tout  le  caractère  d'une  compensation.  Il  s'agit  donc  de 
savoir  si  cette  compensation  est  équitable.  Une  sorte  de  contrat 
do  ut  des  a  été  souscrit  entre  l'Etat  et  l'armateur.  L'État  a 
dit  à  l'armateur  :  «  Je  vous  impose  des  eharges,  mais  en  retour 
je  vous  les  compense  par  des  allocations  proportionnelles  à  l'im- 
portance de  ces  charges,  afin  que  vos  entreprises,  si  nécessaire 
au  bien  général,  puissent  vivre  et  se  développer.  » 

Qu'est-il  arrivé  ?  ' 

La  Commission  extra-parlementaire  de  la  marine  marchande, 


402 


REVUE    DES    DETTX    MONDES. 


qui  a  été  chargée  de  préparer  la  loi  de  1906,  a  siégé  de  1903  à 
1904.  Elle  a  évalué  soigueusemeut  les  charges  susvisées,  mais 
elle  n'a  pu  le  faire  que  sur  les  données  de  la  législation  alors 
existante.  Ses  évaluations  sont  consignées  dans  le  rapport  déposé 
par  M.  Millerand,  au  nom  de  cette  commission,  le  4  mai  1904. 
La  loi  issue  de  ces  travaux  n'a  été  promulguée  qu'en  avril  4906. 
Or,  entre  temps,  diiïérentes  dispositions  réglementaires  ont 
augmenté  considérablement  les  charges  de  l'armement.  Par 
suite,  le  jour  où  la  loi  est  entrée  en  vigueur,  l'équilibre  était 
déjà  rompu  entre  les  charges  supportées  par  l'armement  et  les 
allocations  par  lesquelles  la  loi  de  1906  prétendait  les  compenser. 

Un  travail  très  consciencieux  a  été  fait  par  le  Comité  des 
Armateurs  de  France  pour  se  rendre  compte  de  l'aggravation 
des  eharges  qui  a  résulté  des  diverses  décisions  parlemen- 
taires postérieures  aux  études  qui  ont  servi  de  base  à  la  loi 
de  1906.  Voici  les  résultats  de  ces  recherches.  Le  décret  du 
22  juin  1904,  en  modifiant  les  règles  de  jaugeage  des  navires, 
a  eu  pour  effet  de  majorer  de  13  pour  100  le  tonnage  net  de  la 
flotte  commerciale  française.  Les  droits  de  navigation  et  taxes 
de  tolites  sortes  se  sont  trouvées,  de  ce  fait,  majorés  annuelle- 
ment de  1  950  000  francs.  La  loi  du  29  décembre  1905  a  augmenté 
les  cotisations  des  armateurs  à  la  Caisse  de  prévoyance,  d'où 
une  surcharge  annuelle  de  1  OT.jOOO  francs.  Le  14  juillet  1908, 
on  a  imposé  aux  propriétaires  de  navires  un  versement  de 
3  pour  100  sur  les  salaires  des  équipages,  soit  une  contribution 
annuelle  de  1  500  000  francs.  Les  prescriptions  de  la  loi  de  1907 
nous  obligent  à  une  augmentation  de  personnel  d'environ 
10  pour  100,  qui  se  traduit  par  une  dépense  supplémentaire 
de  8  325  000  francs.  Cette  même  loi  prescrit  diverses  visites  qui 
comportent  des  taxes  ressortant  à  environ  227  087  francs,  si  l'on 
prend  pour  base  le  tonnage  sous  pavillon  français  au  moment 
de  la  promulgation  de  la  loi. 

En  outre,  il  faut  tenir  compte  des  charges  résultant  de  la 
rémunération  légale  des  heures  supplémentaires  et  de  l'appli- 
cation de  la  sentence  arbitrale  du  président  Ditte,  en  ce  qui 
concerne  le  repos  hebdomadaire.  Nous  arrivons  ainsi  à  un 
total  annuel  de  plus  de  13  millions.  Quel  est,  en  regard  de 
ce  chiffre,  le  montant  des  compensations  d'armement  payées 
au  titre  de  la  loi  de  1906  depuis  sa  mise  en  vigueur?  Au 
point  culminant  de  son  application  en  1913,  ces  sommes  ont 


LE    PÉRIL    DE    NOTRE    MARINE    MARCHANDE.  103 

atteint  6786000  francs.  Dans  l'ensemble,  de  1906  à  1915 
inclus,  leur  total  n'atteint  guère  plus  de  45  millions,  soit 
une  moyenne  de  4  500  000  francs  par  an  environ.  Ce  raisonne- 
ment établit  formellement  que  les  charges  re'elles  de  l'arme- 
ment sont  de  beaucoup  plus  éleve'es  que  celles  que  l'Etat  a  la 
prétention  de  compenser.  Il  y  avait,  entre  l'Etat  et  les  arma- 
teurs, une  sorte  de  contrat  Synallagmatique  que  l'une  des 
parties  n'a  pas  exécuté,  tandis  qu'elle  exigeait  au  contraire,  que 
toutes  les  clauses  en  fussent  respectées  par  la  partie  adverse  qui, 
en  l'espèce,  n'avait  qu'à  s'incliner. 

Si  l'exploitation  de  nos  navires  doit  être  gérée  sur  les  bases 
de  l'union  entre  le  patron  et  les  marins,  il  est  non  moins 
indispensable  qu'il  règne  entre  les  propriétaires  de  navires  et  le 
Parlement  un  esprit  de  concorde  absolu.  Les  représentans  du 
pays  et  ceux  de  l'armement  doivent  se  mieux  pénétrer,  afin 
d'établir  entre  eux  des  accords  durables.  A  ce  point  de  vue,  il 
est  opportun  que  les  armateurs  soient  fixés  sur  le  régime  qui 
sera  réservé  à  la  marine  marchande,  car  celui  de  la  loi  du 
19  avril  1906  vient  à  expiration  le  20  avril  1918.  Un  projet  de 
loi  prorogeant  la  loi  de  1906  pour  une  durée  égale  à  celle  de  la 
période  de  guerre  a,  il  est  vrai,  été  votée  drnièrement.  Mais  il 
ne  saurait  s'agir  là  que  d'une  mesure  provisoire  destinée  à 
nous  permettre  d'examiner  une  bonne  fois  la  situation  qui 
résulte,  pour  la  marine  marchande,  de  notre  législation  et  de 
notre  réglementation  nationales.  Quand  nous  saurons  oii  nous 
allons  les  uns  et  les  autres,  nous  pourrons  travailler  utilement 
et  faire  des  projets  d'avenir. 

L'Etat  distribue  également  des  subventions  postales.  En 
l'espèce,  il  ne  s'agit  plus  de  compenser  des  charges,  mais  bien 
de  rémunérer  des  services.  La  critique  de  nos  conventions 
nécessiterait  une  longue  étude  que  je  n'ai  pas  l'intention 
d'aborder.  Il  me  suffira  de  dire  que  les  exigences  postales  que 
subissent  nos  courriers,  du  fait  de  l'ingérence  administrative, 
entraînent  pour  eux  plus  d'inconvéniens  que  d'avantages.  La 
preuve  en  est  que  nos  lignes  subventionnées  rapportent  moins 
à  leurs  armateurs  que  les  autres.  Une  commission  a  été  nom- 
mée pour  reviser  les  conditions  des  cahiers  des  charges  et  c'est 
vraisemblablement  à  cette  conclusion  qu'elle  aboutira.  Si  l'on 
veut  permettre  à  nos  compagnies  postales  de  subsister,  il  est 
nécessaire  de  leur  donner  une  plus  grande  liberté  d'allures.  On 


104  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  conduit  actuellement  à  refuser  du  fret  pour  ne  pas  perdre 
quelques  minutes  dans  une  escale  et  violer  ainsi  la  lettre  d'un 
contrat  dont  le  commissaire  du  gouvernement  à  bord  est  le 
gardien  fidèle.  Conséquence  déplorable  aussi  bien  pour  le  pays 
que  pour  l'armement. 

Une  des  obligations  des  Compagnies  subventionnées  consiste 
à  transporter  sur  réquisition  les  passagers  de  l'Etat.  Or,  les 
tarifs  appliqués  pour  les  transports  des  fonctionnaires  sont 
incontestablement  beaucoup  trop  réduits.  Pour  ne  parler  que 
des  lignes  de  la  Méditerranée,  il  est  évident  que  transporter  des 
passagers  de  1'"^ classe,  entre  Marseille  et  Alger,  pour  une  somme 
de  40  fr.  75,  c'est-à-dire  pour  un  trajet  de  vingt-cinq  heures 
environ,  en  cabine,  couchés,  nourris,  constitue  une  opération 
qui  ne  peut  se  solder  que  par  des  pertes.  Il  en  est  de  même  dans 
les  différentes  autres  classes,  puisqu'on  2^  classe,  entre  Marseille 
et  Alger,  le  prix  est  de  27  fr.  05  ;  en  3'^  classe,  entre  Marseille  et 
Bougie,  de  16  fr.  95;  en  4'' classe,  entre  Marseille  et  Philippevillo, 
de  15  fr.  15.  Tous  ces  prix  laissent  les  Compagnies  concession- 
naires en  déficit.  Si  le  nombre  des  fonctionnaires  transportés 
éttait  faible,  on  pourrait  dire  que  la  perte  ne  constitue  qu'une 
charge  relativement  supportable;  mais, pendant  l'année  1913,  le 
nombre  des  fonctionnaires  civils  et  militaires  a  atteint,  pour  la 
seule  Compagnie  Générale  Transatlantique,  le  chiffre  de  80  753.  Si 
l'on  avait  appliqué  à  ces  80  753  passagers  le  tarif  du  commerce, 
il  y  aurait  eu  une  recette  supplémentaire  de  1  440  600  francs.  La 
Compagnie  Générale  Transatlantique  par  l'effet  de  ces  réduc- 
tions manque  donc  à  percevoir  une  somme  supérieure  au  montant 
total  de  sa  subvention  qui  est  d'environ  un  million  par  an. 

Si  encore  ce  tarif,  dit  «  des  fonctionnaires,  »  ne  s'appliquait 
qu'à  des  personnes  ayant  véritablement  la  qualité  de  fonction- 
naires et  à  leurs  familles  ;  mais,  par  suite  d'une  interpréta- 
tion de  plus  en  plus  large  de  la  convention,  on  a  fait  rentrei 
peu  à  peu  dans  la  catégorie  des  fonctionnaires  quantité  de  per- 
sonnes qui  n'ont  avec  l'Etat  ouïes  municipalités  que  les  attaches 
les  plus  lointaines  ou  même  qui  n'en  ont  aucunes.  Le  gouver- 
nement oblige  en  effet  les  concessionnaires  à  transporter  un 
nombre  considérable  de  personnes  «  voyageant  dans  un  intérêt 
d'ordre  public.  »  Le  vague  de  cette  rédaction  permet  de  grands 
abus,  auxquels  il  serait  temps  de  mettre  un  terme. 


LE  PÉRIL  DE  NOTRE  MARINE  MARCHANDE.         105 

«  « 

N'hésitons  pas  à  le  dire,  en  terminant  :  les  questions  que 
nous  avons  traitées  au  cours  de  cet  article  et  des  deux  qui 
l'ont  précédé  sont  des  questions  vitales  pour  notre  marine 
marchande. 

De  toute  évidence,  le  premier  point  à  régler  est  ccJui 
des  constructions  navales,  afin  que  nous  puissions  récupérer, 
tout  au  moins  en  partie,  les  pertes  subies  par  notre  flotte  do 
commerce  du  fait  des  sous-marins.  Le  second  consiste  dans 
la  réorganisation  complète  de  la  législation  intéressant  la  police 
de  la  navigation.  Les  textes  de  loi  régissant  la  composition  de? 
équipages  et  le  commandement,  la  disc'pline  et  le  travail  à 
bord,  doivent  être  profondément  remaniés.  Nous  devons  ouvrir 
largement  le  pont  de  nos  bâtimens  à  tous  les  indigènes  de  nos 
possessions  coloniales  et  abolir  les  mesquines  entraves  qui 
s'opposent  au  choix  des  capitaines,  des  officiers  et  des  matelots. 
Il  est  de  toute  nécessité  d'édicter  un  nouveau  décret  pénal 
sur  la  marine  marchande  pour  sauvegarder  la  discipline  sans 
laquelle  aucune  entreprise  de  navigation  ne  peut  prospérer. 
J'ai  signalé  que  la  plupart  des  dispositions  relatives 'au  tra- 
vail à  bord  plaçaient  nos  armateurs  dans  une  position  des  plus 
défavorables  vis-à-vis  des  étrangers,  qu'il  s'agisse  du  repos 
hebdomadaire,  du  règlement  des  effectifs,  ou  du  traitement  de 
maladie  des  matelots  et  de  leur  rapatriement,  obligations  qui 
font  généralement  double  emploi  avec  celles  qui  découlent  des 
lois  sur  les  retraites  ouvrières  ou  sur  la  Caisse  de  prévoyance 
contre  les  accidens  de  mer.  Enfin,  il  faudra  que  nous  nous  occu- 
pions de  la  question  si  grave  des  ports  et  que  nous  les  aména- 
gions de  façon  à  les  mettre  à  la  hauteur  des  nécessités  actuelles. 
Nous  n'oublierons  pas  de  gratifier  de  l'autonomie  financière 
les  grandes  cités  maritimes  qui  le  demanderont  et  nous  leur 
octroierons  le  droit  de  constituer  des  zones  franches.  Nous 
serons  heureux  d'ouvrir  nos  côtes  librement  à  nos  alliés,  mais 
nous  les  fermerons  aussi  radicalement  que  possible  à  nos 
ennemis,  afin  de  ne  pas  retomber  dans  l'erreur  néfaste  que 
nous  avions  commise  avant  la  guerre  en  faisant  de  quelques- 
uns  de  nos  ports  des  succursales  de  Hambourg  ou  de  Brème- 
La  question  de  la  marine  marchande  est  à  reprendre  o.b  ovo. 
Pour  élaborer  la  charte  qui  lui  conviendrait  et  pour  en  aiain- 


â06  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tenir  ensuite  les  principes,  il  serait  indispensable  qu'il  y  eût 
plus  de  stabilité  dans  la  direction  de  ces  services  si  impor- 
tans.  Malheureusement,  c'est  tout  le  contraire  qui  se  produit. 
Nous  avions,  salué  avec  reconnaissance,  le  29  mars  1913,  la 
création  d'un  sous-secrétariat  d'Etat  de  la  Marine  marchande, 
centralisant  les  divers  services  dont  elle  dépend  et  qui  étaient, 
jusque  là,  dispersés  dans  de  nombreux  ministères.  Les  fluctua- 
tions politiques  ont  rendu  bien  difficile  la  tâche  des  titulaires 
chargés  de  ce  mandat.  Loin  de  '  nous  la  pensée  de  critiquer 
les  cinq  honorables  députés  qui  se  sont  succédé  au  boule- 
vard Montparnasse  du  29  mars  4913  au  29  octobre  1915  : 
MM.  de  Monzie,  Ajam,  Guernier,  Bureau  et  Naill  Mais  personne 
n'a  la  science  infuse,  surtout  quand  il  s'agit  d'une  industrie 
aussi  complexe  que  celle  dont  nous  nous  occupons,  et  c'est 
précisément  quand  *  le  titulaire  commence  à  avoir  quelque 
clarté  des  multiples  questions  à  résoudre  qu'il  doit  quitter  la 
place  et  la  céder  à  un  successeur  dont  l'éducation  est  entière- 
ment à  faire.  S'il  est  impossible  de  convertir  certains  minis- 
tères ou  sous-secrétariats  d'Etat  en  postes  non  politiques,  pour- 
quoi ne  placerait-on  pas,  à  côté  du  sous-secrétaire  d'Etat,  un 
directeur  non  soumis  aux  mêmes  changemens,  un  homme 
connaissant  à  fond  les  questions  maritimes,  ayant  voyagé  sur 
terre  et  sur  mer  et  pouvant  s'appliquer,  avec  compétence  et 
esprit  de  suite,  à  la  bonne  marche  de  notre  industrie  nationale? 
Nous  ne  voyons  pas  d'autre  remède  à  la  situation  actuelle, 
encore  que  ce  remède  soit  lui-même  imparfait. 

Telles  sont  les  réformes  qu'il  nous  paraît  urgent  d' opérer.) 
Il  en  est  une  dernière,  d'ordre  moral,  que  je  crois  indis- 
pensable d'indiquer,  quelque  délicat  que  puisse  être  un  tel 
sujet.  Il  faudrait  que  la  majorité  de  la  représentation  natio- 
nale modifiât  son  état  d'esprit,  que  le  Parlement  cessât  de  se 
faire  le  détracteur  de  l'armement,  qu'il  mît  un  terme  à  des 
accusations  imaginaires  qui  faussent  l'opinion  publique  et 
découragent  les  bonnes  volontés.  Au  lieu  de  combattre  l'arme- 
ment et  de  lui  reprocher  de  u  gagner  de  l'argent,  »  le  Parle- 
ment devrait,  au  contraire,  souhaiter  qu'il  en  gagnât  plus 
encore,  car  les  armateurs  n'ont  aucun  goût  pour  la  thésaurisa- 
tion et  ne  demandent  qu'à  employer  leurs  bénéfices  au  déve- 
loppement de  la  flotte  marchande  et  de  la  prospérité  générale. 

J'ai  voulu  poser  devant  l'opinion  publique  cette  grave  ques- 


LE  PÉRIL  DE  NOTRE  MARINE  MARCHANDE.;         101 

tion  de  la  marine  marchande.  Gomme  on  dresse,  devant  les 
passes  difficiles,  des  phares  indicateurs,  je  me  suis  eflbrcé  de 
mettre  en  pleine  lumière  les  erreurs  et  les  lacunes  dont  souffre 
l'armement  français  et  qui,  si  l'on  n'y  prend  garde,  risque- 
raient de  causer  sa  perte.  Les  Compagnies  de  navigation  ont  pu 
réaliser,  pendant  la  guerre,  des  bénéfices  éphémères,  plus  appa- 
rens  que  réels,  justement  parce  qu'elles  ont  cessé  de  subir  les 
lois  de  la  concurrence  et  que  les  besoins  ont  dépassé  les  moyens 
d'action.  La  paix  signée,  nous  serons  acculés  à  la  même 
impasse  si  nous  ne  corrigeons  pas  les  causes  d'infériorité  que 
j'ai  signalées.  La  décadence  sera  d'autant  plus  rapide  que  nous 
n'aurons  plus  de  navires  pour  faire  face  aux  nécessités  urgentes 
d'un  traific  gigantesque,  alors  que,  de  toutes  parts,  les  étrangers 
se  préparent  à  profiter  du  réveil  économique  sans  précédent  qui 
ne  manquera  pas  de  suivre  cette  période  troublée.  C'est  pourquoi 
j'ai  dénoncé  le  danger  pressant  qui  nous  menace.  Il  n'est  que 
temps  de  prendre  les  mesures  qui  s'imposent  pour  sauver  notre 
marine  marchande  de  la  naine.  Or  le  relèvement  de  cette 
marine  est  indispensable  au  relèvement  lui-même  du  pays  et 
importe  essentiellement  à  son  avenir.  A  quoi  nous  auront  servi 
les  lourds  sacrifices  que  nous  avons  consentis  pour  nous  assurer 
la  victoire,  si  c'est  pour  baisser  ensuite,  devant  les  marines 
marchandes  neutres  ou  même  ennemies,  notre  pavillon  san- 
glant et  glorieux? 

J.  Charles-Roux, 


POÉSIES 


DANS    CETTE    OPPRESSION,.. 

Dans  cette  oppression  qui  lentement  amène 
Le  cœur  à  confesser  un  amoureux  secret, 
Dont  le  désir  convient,  mais  que  l'orgueil  tairait, 
Écoutez-moi,  Chimènel 

J'ai  longtemps  redouté  les  suaves  affronts 
Qu'inflige  au  fier  esprit  une"  âme  consumée, 
Et  j'affirmais,  l'orgueil  éclatant  sur  mon  front  : 
«  L'amour,  c'est  d'être  aimée  I  » 

Je  craignais  le  bonheur  par  le  malheur  doublé. 
Ce  langoureux  bonheur  dont  les  femmes  expirent. 
Et  ces  cruels  désirs  qui  font  se  ressembler 
La  meilleure  et  la  pire! 

Plus  qu'une  autre  j'ai  vu,  fixes  ou  passagers. 
Des  yeux  voluptueux,  battant  comme  des  ailes, 
S'efforcer  de  mêler  dans  mes  graves  prunelles 
Mon  cœur  et  l'étranger. 

Je  voyais  ces  regards  pleins  de  bontés  humaines, 
Calices  débordant  de  chaude  charité. 
Et  bien  que  mon  exil  reconnût  son  domaine, 
Je  fuyais  ces  clartés; 


POIÎSIES.  109 

Mais  ce  soir  mon  amour  est  brûlant  et  prodigue  : 
11  donnerait  le  monde  et  trouve  que  c'est  peu. 
Aviez-vous  cet  élan,  possédiez-vous  ce  feu. 
Quand  vous  aimiez  Rodrigue? 


Je  songe  à  vous,  Chimène,  et  pour  mieux  m'éblouir 
J'entends  le  frais  satin  d'un  pigeon  qui  s'envole  ; 
Les  grillons  dans  les  prés  font  sourdre  et  s'éjouir 
La  guitare  espagnole. 


J'aspire  sur  les  bords  de  mon  lac  endormi 
Un  parterre  d'œillets  mourant  de  poésie  : 
C'est  cette  même  odeur  qui  s'exalte  et  gémit 
Dans  l'air  d'Andalousie  I 


La  passion,  Chimène,  et  la  haute  fierté 
Veulent  qu'on  les  accorde  ou  que  l'amour  périsse; 
Mais  songez  que  peut-être  il  est  quelque  beauté 
Dans  l'entier  sacrifice. 


Peut-être  a-t-on  le  droit,  quel  que  soit  le  destin 
Qui  toujours  met  l'honneur  en  regard  de  l'ivresse, 
De  laisser  consentir  un  cœur  parfois  hautain 
Aux  plus  humbles  caresses.- 


L'honneur  est  un  tel  bien  que  l'on  ne  peut  sans  lui 
Ni  respirer  le  jour  ni  supporter  soi-même; 
Mais  on  ne  quitte  pas  l'honneur,  on  le  conduit 
Jusqu'au  ciel  quand  on  aime.: 


Aussi,  lorsqu'un  soupir  vaste  et  silencieux 
Animera  bientôt  la  nuit  secrète  et  vide, 
Quand  les  parfums,  la  paix,  le  vent,  comme  un  liquide, 
Découleront  des  cieux. 


110  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

Quand  nous  serons  tout  seuls,  comme  on  voit  sur  la  grève 
Deux  promeneurs  errans  aborder  l'infini, 
Quand  nous  nous  sentirons,  ainsi  qu'Adam  et  Eve, 
Isolés,  rapprochés,  vaincus,  maudits,  bénis. 

Quand  je  ne  verrai  plus  de  l'univers  immense 
Qu'un  peu  du  rosier  blanc  et  qu'un  peu  de  ta  main, 
Quand  je  supposerai  que  le  monde  commence 
Et  finit  sur  un  cœur  humain. 

Quand  j'entendrai  chanter  les  astres,  ces  cigales 
Dont  l'éclat  jubilant  semble  un  bourdonnement; 
Lorsque  je  sentirai  que  l'amour  seul  égale 
L'ordre  et  la  paix  du  firmament. 

Je  jetterai  mon  front  dans  ta  main  qui  m'enivre. 
Je  boirai  sur  ton  cœur  le  baume  essentiel, 
Afin  de  n'avoir  plus  ce  long  désir  de  vivre 
De  ceux  qui  n'ont  jamais  goûté  l'unique  miel 
Et  qui  ne  savent  pas  que  le  bonheur  délivre, 
Afin  d'être  sans  peur,  sans  regrets,  sans  remords, 
A  l'heure  faible  de  la  mort... 


JE   CROYAIS    ÊTRE... 

Je  croyais  être  calme  et  triste. 

Simplement,  sans  demander  mieux 

Que  ce  noble  état  sérieux 

D'un  cœur  lassé.  Le  soir  insiste  i 

Avec  les  glissemens  du  vent, 

Et  la  froide  odeur  des  herbages, 

Et  cette  paix  des  paysages 

Sur  qui  le  désir  est  rêvant 

Il  défait  mon  repos  sans  joie, 

Ce  repos  qui  protégeait  bien, 

Il  exige,  hélas  1  que  je  voie 

Ces  rusés  jeux  aériens 


POESIES. 

Où  tout  s'enveloppe  et  se  pille, 
Du  sol  tiède  aux  clartés  des  cieux...: 
—  Pourquoi,  soir  mol  et  spongieux 
D'oii  coule  un  parfum  de  vanille. 
Blessez-vous,  dans  mon  cœur  serré 
Qui  soudain  s'entr'ouvre  et  vacille, 
Cette  éternelle  jeune  fille 
Qui  ne  peut  cesser  d'espérer? 

LE   SILENCE 

Ecoute,  on  n'entend  rien.  Que  le  silence  est  beaul 

Il  est,  ainsi  que  l'aube^et  la  nuit  étoilée, 

Sans  souffle,  sans  projets,  sans  voix  et  sans  écho. 

C'est  un  jour  chaud  dormant  sur  une  immense  allée, 

C'est  midi  terrassant  de  sommeil  les  hameaux, 

C'est  une  grotte  froide  avec  de  l'eau  verdâtre 

Qui  git  dans  le  granit  comme  un  miroir  brisé  ; 

C'est  un  chemin  du  soir,  immobile,  apaisé, 

Où  décroissent  les  pas  des  troupeaux  et  du  pâtre. 

—  0  Silence!  Balcon  sur  la  mer  à  minuit! 
Pointe  hardie,  étroite  et  sableuse  des  grèves, 
Qui  s'en  va  de  la  terre  et  prolonge  son  rêve 

Au  loin,  entre  le  ciel  qui  songe  et  l'eau  qui  luit!..* 

—  Silence  !  0  majesté,  candeur,  sainte  colombe 
Qui  couve  l'on  ne  sait  quel  œuf  immense  et  pur; 
Colonne  de  douceur,  indiscernable  trombe 
Faite  d'âme  rêveuse  et  d'invisible  azur!... 

—  Et  je  vous  dis  cela,  cette  nuit,  mon  ami, 
Car,  lasse  de  bénir  les  lourds  trésors  du  monde 
Sur  votre  chère  épaule  où  je  dors  à  demi, 
J'écoute  le  silence,  onduleux  comme  l'onde. 

Oui,  le  silence  est  frais  ainsi  que  l'eau  qu'on  boit. 
Il  est  prudent  et  fier  comme  un  faon  dans  les  bois, 
Il  paraît  s'assoupir  et  cependant  il  danse  ! 
Et  j'observe,  l'esprit  tendu  comme  un  chasseur, 

—  Tandis  que  je  languis  d'amour  sur  votre  cœur 
Dont  j'entends  en  pleurant  les  mortelles  cadences  — ^ 
La  course  illimitée  et  pure  du  silence  1 


111 


112  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 


IL    PLEUT,    LE    CIEL    EST    NOIR... 


Il  pleut.  Le  ciel  est  noir.  J'entends 

Des  gouttes  d'eau  qui,  sursautant, 

Font  un  bruit  de  pattes  et  d'ailes 

De  maladroites  sauterelles. 

Le  vent,  gluant  de  nuit  et  d'eau, 

Met  sur  mon  front  comme  un  bandeau 

Trempé  dans  l'odeur  de  l'espace. .^^ 

—  Je  suis  bien  ce  soir  avec  vous, 
Jardin  apaisé  tout  à  coup 

Par  la  pluie  qui  tombe  et  se  casse 
Sur  le  feuillage  et  le  gazon  1 
Les  odeurs  que  l'onde  libère 
Semblent  s'évader  de  prison 
Et  flotter,  légères  galères, 
Sur  tous  les  vents  de  l'horizon. .?■ 

—  0  pluie  aimable  à  la  raison, 
Tu  viens  pétiller  goutte  à  goutte 
Sur  le  cœur  qui,  comme  les  lleurs, 
Te  reçoit,  t'absorbe  et  t'écoute. 

Et  je  respire  sans  effroi 
Un  languide  et  terreux  arôme  : 
Odeur  du  sol,  le  dernier  baume 
Autour  des  corps  muets  et  froids! 

—  Parfum  large  et  lent  que  je  hume. 
Calmes  effluves  dilatés. 

Confort  divin  des  nuits  d'été, 
Se  peut-il  que  je  m'accoutume 
A  cette  noire  éternité 
Où  tout  humain  vient  se  défaire? 

—  0  monde  que  j'ai  tant  aimé. 
Un  jour  mes  yeux  seront  fermés, 
Mon  cœur  chantant  devra  se  taire, 
Le  souftle  un  jour  me  manquera, 
En  vain  j'agiterai  les  bras! 

Je  songe,  ardente  et  solitaire, 
Au  dernier  objet  sur  la  terre 
Que  mon  regard  rencontrera..-.. 


POÉSIES.:  113 


CEUX    QUE    LA    JOIE    ENIVRE... 

Ceux  que  la  joie  enivre  à  l'infini  sont  ceux 

Que  la  douleur  étreint  dans  la  même  mesure  : 

Inconsolables  cœurs,  heureux  ou  malheureux 

Ils  portent  une  austère  ou  brillante  blessure. 

L'amour,  le  philtre  unique  aux  humains  proposé, 

S'efforce  d'empêcher  ces  âmes  turbulentes 

De  rechercher  encore,  au  delà  des  baisers. 

L'océan  dé  l'espace  et  l'île  de  l'attente, 

Où,  large  oiseau  tremblant,  l'espoir  vient  se  poser... 

—  Nous  qui  connaissons  bien  ces  grands  cœurs  frénétiques. 
Où  l'univers  se  meut  sans  heurter  leurs  parois, 
Nous  savons  que  l'amour  est  un  refuge  étroit  : 
Alentour,  les  climats,  les  parfums,  les  musiques 
S'effacent,  assoupis  par  le  fort  narcotique 
Du  sensuel  bonheur  et  du  subit  effroi... 

Tous  les  plaisirs  épars  que  jamais  on  n'assemble. 

Les  beaux  ciels  du  voyage,  enduits  de  volupté, 

L'étrangère  cilé  sur  qui  la  chaleur  tremble, 

Les  odeurs  d'un  jardin  bues  dans  l'obscurité, 

Les  orchestres  errans  des  nuits  siciliennes, 

La  mer,  fécond  parfum  plein  de  complicité. 

Enfin,  tous  les  appels,  sont  des  marchands  qui  viennent 

Déployer  les  trésors  de  la  Félicité 

Et  nous  traîner  aux  pieds  de  la  Magicienne... 

Mais  voici  deux  humains  qui  se  sont  reconnus! 

Que  leur  importe  un  monde  éblouissant  ou  iiu? 

Ces  deux  humbles  vivans,  resserrés  dans  l'espace. 

Dont  les  regards,  les  bras,  les  genoux  sont  liés. 

Ne  cherchent,  dans  la  sombre  ardeur  qui  les  terrasse, 

Ni  les  jardins  d'Asie  et  ses  chauds  espaliers, 

Ni  le  lac  langoureux  sur  qui  des  barques  passent. 

Ni  ces  soirs  infinis  où  l'espoir  se  prélasse. 

Mais  le  bonheur  restreint  et  sans  fond  d'oublier.t. 

TOME   XL.   —    1917,  8 


114 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Oublier!  Perdre  en  toi  tout  l'univers  trop  tendre, 
Engloutir  dans  ton  cœur  l'eau  d'or  des  ciels  d'été, 
Précipiter  en  toi,  pour  ne  jamais  l'entendre, 
Le  chant  silencieux  fusant  de  tous  côtés, 
Faire  de  notre  amour  une  tombe  profonde 
Où  parfums,  sons,  couleurs,  s'épuisent,  enfermés, 
Abolir  l'éphémère,  envelopper  les  mondes, 
N'être  plus,  être  toi,  dormir,  mourir,  aimer!... 


CONFESSION 

Je  t'aime  comme  on  aime  vivre, 

A  mon  insu,  et  cependant 

Avec  ce  sens  craintif,  prudent, 

Qu'ont  surtout  les  cœurs  les  plus  ivres! 

J'ai  douté  de  toi,  mon  amour, 
Quelle  que  soit  ta  frénésie. 
Puisqu'il  faut  qu'il  existe  un  jour 
Au  loin,  où,  ni  la  poésie. 

Ni  les  larmes,  ni  la  fureur. 
Ni  cette  vaillance  guerrière 
Qui  criait  au  Destin  :  «  Arrière!  » 
N'empêcheront  l'humble  torpeur.; 

Jamais  je  ne  fus  vraiment  sûre 
De  te  voir,  quand  je  te  voyais  : 
Ce  grand  doute  sur  ce  qui  est 
C'est  la  plus  fervente  blessure! 

Tu  sais,  on  ne  peut  exprimer 
Ces  instinctives  épouvantes  : 
J'ai  peur  de  n'être  pas  vivante 
Dès  que  tu  cesses  de  m'aimerl..., 


POÉSIES.  115 


LE  CRI    DES    HIRONDELLES 

Hirondelles  du  crépuscule 
Qui  volez  sur  un  ciel  de  fleurs, 
Un  ciel  couleur  de  renoncule 
Et  couleur  de  pois  de  senteurs, 

Vous  qui  mêlez  par  vos  coups  d'ailes 
Ce  rose  et  bleu  des  ciels  du  soir, 
Et  qui  jetez  vos  cris  d'espoir, 
Mélancoliques  liirondelles. 

Cris  d'espoir  plaintifs,  anxieux, 
Qu'ont  aussi  les  trains  qui  pénètrent 
Dans  l'humble  et  respirant  bien-être 
Des  horizons  silencieux, 

Hirondelles  mélancoliques. 
Qui  sillonnez  l'azur  où  luit 
La  pure  étoile  spasmodique. 
Muet  balbutiement  des  nuits. 

Pourquoi  vos  longs  vols  en  détresse 

Percent-ils  le  cœur,  harcelé 

Du  besoin  d'être  consolé 

De  la  beauté,  de  la  tendresse, 

Consolé  même  de  l'amour. 
De  sa  paix  distraite  ou  pensive, 
Quand  l'amour  n'a  pas  chaque  jour 
Ses  saintes  fureurs  excessives? 

—  Que  sais-je  de  plus  fou  que  vous. 
Oiseaux  dont  les  cris  tourbillonnent? 
Peut-être  la  nuée  où  tonne 
Le  romanesque  orage  d'août, 


116  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Peut-être,  dans  les  soirs  trop  tendres, 
Le  flot  d'odeurs  glissant  des  bois, 
Peut-être  le  trouble  d'attendre, 
Secrètement,  l'on  ne  sait  quoi... 


PROMENEUSE 

Tu  marchais  sous  le  ciel  nocturne, 
A  l'heure  où  perlent  les  grillons. 
Près  d'un  compagnon  taciturne ^ 
Tu  parlais  à  ce  compagnon. 

On  sentait  que  son  lourd  silence 
S'emparait  amoureusement 
De  ta  plaintive  violence 
Qui  montait  vers  le  firmament. 

Disais-tu  à  l'homme  qui  t'aime 
Tes  regrets,  tes  vœux,  ton  ennui? 
—  Ame  solitaire  quand  même, 
Tu  te  racontais  à  la  nuitl...; 


LE    CIEL  GRIS,   CE    MATIN... 

Le  ciel  gris,  ce  matin,  dénoue 
Son  frais  collier  de  gai  cristal  : 
La  pluie  est  un  soleil  qui  joue 
Avec  des  rayons  de  métal.i 

Le  printemps,  comme  une  arche,  flotte 
Sur  les  eaux  nombreuses,  et  l'air 
Dans  ses  bonds  allègres  cahote 
Un  parfum  incisif  et  vert.i 

Les  branchages,  à  chaque  ondée, 
Entendent  respirer  plus  fort 
Et  se  tendre  le  frais  ressort 
Dos  pousses  fermes  et  bondées. 


POESIES. 

A  travers  ces  pre'paratifs 
De  feuilles,  de  graines,  de  baumes, 
Les  oiseaux  glissent,  légers,  vifs, 
Rapides  comme  des  arômes. 

—  Gais  oiseaux  annonciateurs. 
Dont  le  cri  bourgeonne  et  verdoie, 
Vous  savez,  sous  l'eau  qui  vous  noie, 
Que  le  sol  est  gonflé  d'ardeur  1 

Vous  baignez,  étonnés,  timides, 
Et  pleins  de  pépiemens  joyeux. 
Dans  les  rais  de  la  harpe  humide 
Qu'est  le  mol  éther  pluvieux! 

Vous  hissez  vers  vos  courtes  ailes, 
Vers  vos  cols  dépliés  d'amour, 
Les  chétives  plantes  nouvelles 
Qui  font  l'ascension  du  jour. 

Pleurs  de  joie,  amoureux  baptême, 
Scintillement  preste  et  joyeux  1 
La  nue,  active  et  fraîche,  sème 
Un  blé  argentin  et  frileux. 

Et  puis  ce  beau  jet  soudain  cesse  : 
Tout  est  paisible,  frais,  câlin; 
Partout  des  gouttes  d'eau  se  pressent 
Gomme  un  fin  muguet  cristallin. 

L'atmosphère  est  mouvementée  : 
De  courtes  brises,  dans  l'éther, 
Glapotent,  mollement  heurtées 
Gontre  le  cap  des  rameaux  verts  : 

Les  vents  légers  s'enflent,  s'abaissent; 
Que  de  grâces,  de  politesses  ! 
J'accueille,  dans  mon  cœur  ouvert, 
Ges  salutations  de  l'air... 


Ml 


11^  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

LES    POÈTES    ROMANTIQUES 

J'ai  plus  que  tout  aimé  la  terre  des  Hellènes, 
Une  terre  sans  ombre,  un  pin  vert,  un  berger, 
L'eau  calme,  une  villa  rêveuse  à  Mytilène, 
Dans  le  halo  tl'odeurs  fusant  des  orangers. 

J'ai  plus  que  tout  be'ni  le  regard  d'Antigone 
Levé  vers  le  soleil  que  sa  prière  atteint; 
Mon  cœur,  semblable  au  sien  et  rebelle  à  l'automne, 
'     Eût  souhaité  mourir  en  louant  le  matin. 

J'ai  plus  que  tout  chanté  la  fougueuse  jeunesse 
Qui  bondit  et  s'éboule  et  renaît  dans  ses  jeux. 
Comme  on  voit,  en  juillet,  les  chevreaux  en  liesse 
Mêler  leurs  corps  naïfs  et  leurs  yeux  orageux. 

Certes,  rien  ne  me  plait  que  tes  étés,  ô  monde  1 
Ces  jours  luisans  et  longs  comme  un  sable  d'argent. 
Où  les  yeux  éblouis,  tendus  comme  une  fronde, 
Font  jaillir  jusqu'aux  cieux  un  regard  assiégeant. 

Je  n'ai  rien  tant  vanté  que  vos  vers,  Théocrite  1 
Je  les  ai  récités  à  vos  temples  meurtris. 
Aux  ombres  qu'ont  laissées  vos  cités  favorites 
Dans  le  blé  blanc,  couleur  de  jasmin  et  de  riz. 

Enfant,  au  bord  du  lac  de  saint  François  de  Sales, 
Où  les  coteaux  semblaient  s'envoler  par  leurs  fleurs. 
Tant  un  azur  ailé  soulevait  les  pétales, 
J'ai  repoussé  un  mol  et  langoureux  bonheur. 

Mon  âme,  ivre  d'espoir,  cinglait  vers  vos  rivages, 
Platon,  Sophocle,  Eschyle,  honneur  divin  des  Grecs, 
0  maîtres  purs  et  clairs,  grands  esprits  sans  nuages. 
Marbres  vivans,  debout  dans  l'azur  calme  et  seci 

J'ai  longtemps  comprimé  mon  cœur  mélancolique, 
Mais  les  jours  ont  passé,  j'ai  vécu,  j'ai  souffert, 
Et  voici  que,  le  front  de  cendres  recouvert, 
Je  vous  bénis,  divins  poètes  romantiques  I 


POÉSIES.  119 

Poètes  furieux,  abattus,  révoltés, 
Fiers  interrogateurs  de  l'âme  et  des  étoiles, 
Voiliers  dont  l'ouragan  vient  lacérer  la  voile, 
Vous  qui  pleurez  d'amour  dans  un  jardin  d'été, 

Vous  en  qui  l'univers  tout  respirant  s'engouffre 
Avec  les  mille  aspects  des  fougueux  élémens; 
Vous,  possesseurs  du  monde  et  malheureux  amans, 
Qui  défaillez  de  joie  et  murmurez  :  «  Je  souffre  1  » 

De  quoi?  De  la  forêt,  du  ciel  bleu,  des  torrens, 
Des  cloches,  doux  ruchers  d'abeilles  argentines? 
Dans  Aix,  sur  les  coteaux  pleins  de  ruisseaux  errans. 
De  quoi  souffriez-vous,  mon  tendre  Lamartine? 

J'ai  vu  votre  beau  lac  farouche,  étroit,  grondant, 
Et  la  maison  modeste  où  soupirait  Elvire, 
J'ai  vu  la  chambre  basse  oii  pour  vous  se  défirent 
Ses  cheveux  sur  son  cou,  ses  lèvres  sur  ses  dents. 

De  quoi  souffriez-vous?  Je  le  sais,  un  malaise 
Teinté  de  longs  désirs,  de  regrets,  d'infini, 
Venait  sur  le  balcon  transir  vos  doigts  unis. 
Lorsque  soufflait,  le  soir,  le  vent  de  Tarentaise. 

De  quoi  souffriez-vous  ?  D'éphémère  beauté. 

D'un  jour  plein  de  langueur  qui  s'éloigne  et  qui  sombre, 

D'un  triste  chant  d'oiseau,  et  de  l'inanité 

D'être  un  pauvre  œil  humain  sous  les  astres  sans  nombre  1 

De  quoi  souffriez-vous?  De  rêve  sensuel 

Qui  veut  tout  conserver  de  ce  dont  il  s'empare; 

Et,  lorsque  la  Nature  est  à  chacun  avare. 

De  pouvoir  tout  aimer  pour  un  temps  éternel! 

Hélas!  Je  connais  bien  ces  tendresses  mortelles, 
Cet  appel  au  Destin,  qui  ne  peut  pas  surseoir. 
Je  connais  bien  ce  cri  brisant  de  l'hirondelle, 
Comme  une  flèche  oblique  ancrée  au  cœur  du  soir. 


120  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Je  connais  ces  remous  de  parfums,  de  lumière, 
Qui  font  du  cre'puscule  un  cap  tiède  et  houleux 
Où  le  cœur,  faible  esquif  noyé  par  le  flot  bleu, 
S'enfonce,  en  s'entr'ouvrant,  dans  l'ombre  aventurière.i 

—  Lamartine,  Rousseau,  Byron,  Chateaubriand, 
Ecouteurs  des  forêts,  des  astres,  des  tempêtes. 
Grands  oiseaux  encagés,  et  qui  heurtiez  vos  têtes 
Aux  soleiileux  barreaux  du  suave  Orient, 

Vous  qui,  évaluant  à  l'infini  la  somme 
De  ce  que  nul  ne  peut  étreindre  et  concevoir, 
Ressentiez  cependant  l'immensité  d'être  homme 
Sous  le  dôme  distrait  et  fascinant  du  soir. 

Vous  qui,  toujours  louant  et  maudissant  la  terre, 
Lui  prodiguiez  sans  cesse  un  amour  superflu, 
Et  qui  vous  étonniez  de  rester  solitaire 
Comme  un  rocher  des  mers  à  l'heure  du  reflux, 

Soyez  bénis,  porteurs  d'infinis  paysages. 
Esprits  pleins  de  saisons,  d'espace  et  de  soupirs. 
Vous  qui  toujours  démens  et  toujours  les  plus  sages 
Masquiez  l'afTreuse  mort  par  d'éternels  désirs  1 

Soyez  bénis,  grands  cœurs  où  le  mensonge  abonde. 
Successeurs  enivrés  et  tristes  du  dieu  Pan, 
Vous  dont  l'âme  fiévreuse  et  géante  suspend 
Un  lierre  frémissant  sur  les  murs  nus  du  monde  I 

Comtesse  de  NoailleSis 


L'EXTRÊME-ORIENT 

PENDANT  LA  GUERRE 

(1914-1917) 


Si,  dès  la  première  heure,  et  avant  même  que  le  proche  Orient, 
l'Orient  musulman  et  ottoman  ne  s'émût, le  lointain,  l'Extrême- 
Orient  est  entré,  a  eu  sa  part  dans  la  guerre  qui,  depuis  le 
2  août  1914,  a  éclaté  sur  le  monde,  c'est  que  le  Japon,  la  grande 
Puissance  des  pays  du  Soleil  Levant,  était  depuis  douze  ans 
l'allié  de  l'Angleterre  et  qu'il  a,  au  premier  fracas  des  armes, 
avec  la  fidélité,  la  loyauté  des  anciens  samurais,  uni  ses  éten- 
dards aux  nôtres. 

Mais  il  était  dans  la  loi  de  cette  guerre,  dans  le  caractère 
d'universalité  que  lui  imprimait  la  gravité  croissante  des  intérêts 
en  jeu,  dans  la  contagion  qui,  de  proche  en  proche,  gagnait 
tous  les  continens  et  toutes  les  mers,  que  l'humanité  tout  entière 
eût  peu  à  peu  l'aperception,  la  conscience  que  c'est,  non  point 
de  telle  ou  telle  nation,  de  tel  ou  groupe  d'Etats,  mais  d'elle- 
même  et  de  sa  destinée  qu'il  s'agissait. 

L'objet  de  cette  étude  serait,  en  traçant  le  rapide  tableau  de 
l'Extrême-Orient  pendant  ces  trois  dernières  années,  de  montrer 
comment,  après  le  Japon,  notre  allié  de  la  veille,  notre  com- 
pagnon du  premier  jour,  la  Chine  elle-même,  à  son  tour,  est 
venue,  à  l'appel  des  Etats-Unis,  se  ranger  à  nos  côtés,  et  comment, 
par  la  communauté  d'action  et  d'intérêts  qui  s'est  ainsi  établie 
entre  les  deux  grands  Etats  de  l'Asie  orientale  et  les  Etats-Unis, 
tous  trois  riverains  du  Pacifique,  cette  vaste  région  du  monde 
se  trouve  aujourd'hui  libérée  du  pavillon,  des  sujets,  du  com- 


122  REVUE    DES    DEUX  MONDES.) 

merce,  des  entreprises,  des  menaces  de  l'Allemagne.  L'Asie 
comme  l'Afrique,  l'oce'an  Pacifique  comme  l'océan  Indien, 
nous  offrent  l'image,  nous  donnent  par  avance  la  saveur  de  ce 
que  seront  l'univers  et  notre  vie  lorsque  l'emprise  et  la  tyrannie 
allemandes  en  seront  définitivement  éliminées. 


I 

Au  commencement  de  l'été  de  1914,  quelques  semaines  avant 
que  l'Allemagne  ne  provoquât  et  déchaînât  la  guerre  qui  depuis 
trois  ans  ensanglante  l'Europe,  la  situation  de  l'Extrême-Orient 
pouvait  être  décrite  ainsi  qu'il  suit. 

En  Chine,  après  deux  ans  et  demi  de  péripéties  et  de  luttes, 
le  président  Yuan-che-Kai,  ayant  triomphé  de  ses  adversaires 
de  gauche  et  des  partis  qui  avaient  essayé  de  soulever  contre 
lui  les  provinces  du  Sud  et  de  la  vallée  du  Yang-tse,  était  le 
maître  de  la  République  issue  de  la  révolution  de  1911.  Soutenu 
par  les  généraux,  par  le  haut  mandarinat,  par  les  Puissances 
étrangères  qui  l'avaient  reconnu  au  mois  d'octobre  1913,  et  lui 
avaient  assuré  le  concours  financier  sans  lequel  il  n'eût  pu 
vivre,  il  avait  graduellement  substitué  à  la  constitution  révolu- 
tionnaire sortie  des  délibérations  du  premier-  Parlement  do 
Nankin  et  aux  Chambres  législatives  dont  l'opposition  lui  fai- 
sait obstacle  un  régime  autocratique  et  personnel  comprenant, 
outre  la  Présidence,  le  Conseil  d'Etat,  un  Sénat  purement 
consultatif,  composé  de  soixante-douze  membres,  et  une  nou- 
velle Chambre  (Li  fa  yiien)  que  devaient  élire  au  second  degré 
des  électeurs  censitaires,  âgés,  et  triés  sur  le  volet.  Le  nouveau 
Cabinet,  formé  le  2  mai  1914,  avait  pour  président  Siu  che 
tch'ang,  ancien  vice-roi  de  Mandchourie,  ancien  vice-président 
du  Conseil  privé  de  l'Empire,  qui  avait  été  l'un  des  hauts  fonc- 
tionnaires favoris  de  la  dynastie  mandchoue  et  qui,  après  la 
révolution,  avait  été  nommé  grand  tuteur  et  gardien  de  TEmpe- 
reur.  Les  autres  membres  du  Cabinet,  Souen  paoki,  ministre  des 
Affaires  étrangères,  Tchéou  tsen  tsi,  ministre  des  Finances, 
Touan  k'i  jouei,  ministre  de  la  Guerre,  Leang  touen  yen, 
ministre  des  Communications,  étaient  d'anciens  collègues,  des 
créatures  ou  des  amis  du  président  Yuan.  Yuan  s'était  débar- 
rassé de  tous  ses  rivaux  ou  ennemis  qui  avaient,  ou  succombé 
dans  la  dernière  sédition  de  l'été  de  1913,  ou  cherché  refuge  à 


l'extreme-orient  pendant  la  guerre  123 

l'étranger.  Il  avait  toute  raison  de  se  croire  libre  et  tout-puissant. 

Au  Japon,  l'Empire  avait  traversé,  depuis  la  mort  du  dernier 
souverain,  l'empereur  Meiji-Tennô,  une  série  de  crises  parle- 
mentaires et  presque  constitutionnelles  sous  les  Cabinets  du 
marquis  Saionji,  du  prince  Katsura  et  de  l'amiral  Yamamoto.  A 
deux  reprises,  l'émeute  avait  grondé  dans  Tokyo  contre  les  deux 
derniers  Cabinets  dont  les  chefs  impopulaires  avaient  dû  se 
retirer  devant  l'opposition  du  Parlement  et  de  la  Nation.  Mais 
la  formation,  au  mois  d'avril  1914,  du  Cabinet  présidé  par  le 
comte  Okuma  et  qui  comprenait,  outre  le  chef  entièrement 
acquis  à  la  cause  constitutionnelle,  d'ardens  partisans  du  régime 
strictement  parlementaire,  tels^que  le  baron  Kato,  ministre  des 
Affaires  étrangères,  M.  Wakatsuki,  ministre  des  Finances, 
M.  Ozaki,  ministre  de  la  Justice,  M.  Kono,  ministre  de  l'Agri- 
culture et  du  Commerce,  avait  rétabli  la  confiance  et  le  calme 
au  Parlement  comme  dans  le  pays.  L'Empire  avait  repris  avec 
une  autorité  sereine  le  cours  de  ses  destinées. 

Depuis  le  renouvellement  de  l'alliance  anglo-japonaise 
(12  août  1903)  et  le  traité  de  Portsmouth  (5  septembre  1905), 
mais  surtout  depuis  les  arrangemens  successifs  du  Japon  avec 
la  France  (10  juin  1907),  avec  la  Russie  (30  juillet  4907),  avec 
les  États-Unis  (30  novembre  1908),  la  constellation  politique 
de  l'Extrême-Orient  était  formée  par  cet  accord  entre  le  Japon 
et  les  quatre  grandes  Puissances  de  l'Ouest,  Angleterre,  France, 
Russie,  États-Unis,  qui  s'étaient  entendues  pour  garantir,  avec 
l'indépendance  et  l'intégrité  de  la  Chine,  l'équilibre  et  la  paix 
de  l'Asie  orientale  et  du  Pacifique.  La  Chine,  sans  être  elle-même 
partie  au  dit  accord,  en  était  la  bénéficiaire.  L'ordre  et  le  statu 
quo  du  lointain  Orient  étaient  maintenus,  comme  l'avaient  été 
pendant  de  longues  années  ceux  de  l'Orient  ottoman,  par  une 
coalition  puissante  qui,  outre  qu'elle  veillait  à  la  sécurité  poli- 
tique de  l'Asie,  assurait  la  liberté  et  l'égalité  de  l'expansion 
économique  dans  ces  régions  dont  les  richesses  naturelles  étaient 
à  peine  exploitées  et  dont  les  besoins  ne  pourraient  manquer 
de  s'accroître. 

Seule,  de  toutes  les  Puissances  ayant  des  intérêts  en  Asie, 
l'Allemagne  s'était  tenue  en  dehors  des  arrangemens  ainsi 
contractés  entre  le  Japon  et  l'Occident.  Elle  avait  préféré,  tantôt 
déaoncer  le  péril  jaune,  tantôt  exciter  les  unes  contre  les  autres 
les  Puissances  sur  les  divisions  et  l'affaiblissement  desquelles 


124 


REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 


elle  comptait  édifier  sa  propre  fortune,  l'Angleterre  et  le  Japon 
contre  la  Russie  et  la  France,  la  Russie  contre  l'Angleterre  et 
le  Japon,  la  Chine  et  les  Etats-Unis  contre  cet  empire  du  Mikado, 
considéré  depuis  son  alliance  avec  l'Angleterre  et  depuis  son 
rapprochement  avec  la  France  et  la  Russie,  comme  l'un  des 
ennemis  qu'elle  devait  ruiner  et  détruire.  A  Taide  de  ces 
intrigues,  elle  croyait  pouvoir  tout  ensemble  consolider  et 
étendre  le  domaine  si  perfidement  acquis  sur  la  côte  orientale 
du  Ghan-Tong  et  se  concilier  cependant  le  bon  vouloir  de  la 
Chine  qu'elle  affectait  de  protéger  contre  d'autres  convoitises. 
Avec  la  cécité  habituelle  que  déterminaient  chez  elle  l'esprit  de 
malfaisance,  la  joie  de  iwnre  (Schadenf rende)  et  l'avidité  impa- 
tiente, elle  n'avait  pas  vu  par  quelle  évolution  le  Japon,  en  qui 
s'étaient  mariés  les  deux  cultures  et  les  idéaux  de  l'Orient  et  de 
l'Occident,  avait  senti  la  nécessité  de  ne  poursuivre  le  dévelop- 
pement, ou  plutôt  la  renaissance  de  l'Asie,  que  dans  une  pleine 
entente  entre  lui  et  les  Puissances  de  l'Ouest  qui  comprendraient 
et  approuveraient  son  dessein.  Les  expériences  de  1894-1805  et 
de  1900,  je  veux  dire  la  guerre  sino-japonaise  et  l'insurrection 
des  Boxeurs,  avaient  été,  à  cet  égard,  des  enseignemens  lumineux 
pour  le  Japon,  et  c'est  d'elles  qu'il  s'était  inspiré  avant  de  nouer, 
d'abord  avec  l'Angleterre,  puis  avec  la  France  et  la  Russie,  enfin 
avec  les  Etats-Unis,  les  accords  sur  lesquels  reposaient  solide- 
ment désormais,  outre  l'avenir  de  ses  propres  destinées,  l'équi- 
libre et  la  paix  de  l'Asie.  Les  conséquences  de  ce  contraste  entre 
l'aveuglement  brutal  de  l'Allemagne  et  la  claire  prévision  du 
Japon  et  de  ses  alliés  n'allaient  pas  tarder  à  apparaître,  tant  sur 
le  ciel  du  lointain  Orient  et  sur  les  eaux  du  Pacifique  que  sur 
l'horizon  orageux  de  l'Ouest,  sur  les  mers  b.iignant  les  côtes  de 
l'Europe. 

II 

Lorsque  éclata,  le  2  août  1914,  la  guerre  provoquée  par 
l'agression  de  l'Allemagne  et  que,  deux  jours  plus  tard,  l'Angle- 
terre fut  amenée  par  la  violation  de  la  neutralité  belge  à  se 
ranger  aux  côtés  de  la  France  et  de  la  Russie,  le  Japon  n'hésita 
pas.  Allié  de  l'Angleterre,  et  par  conséquent  de  la  France  et 
de  la  Russie,  il  se  mit  aussitôt  en  ligne  pour  remplir  tout  son 
devoir.  Le  15  août,  le  gouvernement  impérial  du  Mikado  avait 


l'extréme-orient  pendant  la  clerre.  125 

fait  remeltre  aux  représentans  du  gouvernement  allenriand,  à 
Berlin  et  à  Tokyo,  une  note  par  laquelle,  afin  de  sauvegarder 
les  inle'rêts  généraux  prévus  dans  le  traité  d'alliance  anglo- 
japonais  et  d'assurer  la  paix  durable  de  l'Asie  orientale,  il 
invitait  le  gouvernement  allemand  : 

1°  A  retirer  immédiatement  des  eaux  japonaises  et  chinoises 
ses  bàtimens  de  guerre  et  bâtimens  armés  de  tout  genre,  et  à 
désarmer  ceux  qui  ne  pourraient  être  retirés; 

2*^  A  livrer  et  remettre  aux  autorités  japonaises,  à  une  date 
n'excédant  pas  le  15  septembre,  sans  condition  ni  compen- 
sation, tout  le  territoire  cédé  à  bail  de  Kiao-tcheou,  dans  le 
Chan-tong,  en  vue  d'une  restitution  éventuelle  du  dit  territoire 
à  la  Chine. 

Cette  note  étant  restée  sans  réponse,  le  23  août,  à  midi, 
le  gouvernement  impérial  du  Japon  fit  connaître  qu'il  se  consi- 
dérait en  état  de  guerre  avec  l'Allemagne.  Une  proclamation 
de  l'Empereur  commandait  à  l'armée  et  à  la  marine  de  pour- 
suivre de  toutes  leurs  forces  les  hostilités  contre  l'ennemi,  et 
donnait  l'ordre  à  toutes  les  autorités  compétentes  de  faire,  dans 
l'accomplissement  de  leur  mission  respective,  tous  leurs  efforts 
pour  réaliser  les  aspirations  nationales  par  tous  les  moyens  que 
permet  le  droit  des  gens. 

La  récupération  du  territoire  de  Kiao-tcheou,  dont  l'Alle- 
magne avait  prétendu  faire  le  levier  de  sa  pénétration  dans 
l'Asie  orientale  et  de  sa  future  domination  dans  la  mer  Jaune 
et  le  bassin  du  Pacifique,  était  la  première  tâche  qui  s'imposait 
au  Japon.  C'était  en  même  temps  l'exécution  d'un  verdict  de 
l'immanente  justice  et  de  l'imprescriptible  Némésis  contre  la 
fourberie  et  la  violence  avec  lesquelles  l'Allemagne,  sous  prétexte 
de  punir  le  meurtre  de  deux  de  ses  missionnaires  catholiques, 
s'était  saisie  en  pleine  paix  d'un  port  et  d'un  territoire  qu'elle 
convoitait  et  sur  lesquels  elle  avait,  après  une  étude  attentive 
du  littoral  chinois,  jeté  son  dévolu.  Les  agens  allemands  avaient 
bien  songé,  au  dernier  moment,  et  pour  parer  un  coup  mortel, 
à  restituer  eux-mêmes  à  la  Chine  ce  territoire  que  le  Japon 
leur  réclamait  par  un  ultimatum  si  catégorique.  Et  la  Chine 
eût  peut-être  été  tentée,  par  les  influences  malfaisantes  qui 
s'exerçaient  sur  le  président  Yuan,  de  se  laisser  entraîner  dans 
cet  imbroglio,  si  le  Japon  n'avait  clairement  signifié  sa  réso- 
lution  d'accomplir  l'acte  de  revendication  et  d'expiation  qu'il 


126  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

s'était  assigné  comme  son  premier  devoir.  Je  n'ai  pas  èi  redire 
ici  la  façon  magistrale  dont  en  deux  mois  une  escadre  et  une 
armée  japonaises,  assistées  de  quelques  bâtimens  britanniques 
et  du  petit  corps  anglais  du  major-général  Barnardiston,  rédui- 
sirent la  forteresse  allemande  qui  capitula  le  1  novembre  avec 
ses  222  officiers  et  4  426  sous-officiers  et  soldats.  Le  11,  les 
vainqueurs  faisaient  leur  entrée  solennelle  dans  Tsing-tao,  lavée 
et  purifiée  de  la  souillure  allemande.  Je  n'ai  pas  à  rappeler  non 
plus  comment  la  flotte  japonaise,  redevenue  libre,  acheva,  avec 
les  escadres  anglaise  et  australienne,  d'occuper  toutes  les  colonies 
allemandes  du  Pacifique,  l'archipel  des  Samoa,  les  Mariannes, 
les  Marshall,  les  Garolincs,  et  de  purger  les  mers  lointaines  de  la 
présence  du  pavillon  germanique.  Tandis  que  le  dernier  pirate 
allemand,  VEmden,  allait  se  faire  couler  le  7  novembre  par  le 
croiseur  australien  Sydney,  l'escadre  allemande,  composée  de 
deux  croiseurs  cuirassés,  le  Scharnhorst  et  le  Gneisenau,  et  de 
trois  éclaireurs,  le  Nûrnberg,  le  Leipzig,  le  Dresden,  et  qui 
avait  dû  évacuer  le  Pacifique,  était  attaquée  et  détruite  le 
8  décembre,  à  la  sortie  des  détroits  du  Sud  et  à  la  hauteur  des  îles 
Falkland,  par  l'escadre  anglaise  du  vice-amiral  sir  F.  Sturdee, 
dont  les  canons  eurent  raison  en  quelques  heures  des  cinq  bâti- 
mens ennemis.  A  partir  de  ce  jour,  sur  les  mers  nettoyées  et 
libres,  le  commerce  des  Alliés,  le  transport  des  troupes  et  des 
munitions  eurent,  par  le  Pacifique  et  l'océan  Indien,  une 
sécurité  absolue.  C'est  aussi  à  cette  date  que  le  Japon,  ayant 
terminé  sa  tâche  militaire  essentielle,  put  se  consacrer,  en 
faveur  des  Alliés  et  surtout  de  la  Russie,  à  la  fabrication  inten- 
sive du  matériel  de  guerre,  des  munitions,  ainsi  qu'à  l'envoi 
des  équipemens,  vêtemens,  chaussures,  vivres,  ravitaillemens  de 
toute  sorte,  qui,  lors  de  la  retraite  de  Pologne,  furent  d'un  si 
grand  et  si  providentiel  secours  pour  les  armées  du  grand-duc 
Nicolas. 

Le  Japon  s'était  transformé  en  une  vaste  usine  de  guerre, 
en  un  immense  atelier,  pour  subvenir  aux  besoins  des  Alliés. 
Les  canons  légers  ou  lourds,  les  obus  de  tout  calibre,  les  fusils^ 
les  plaques  de  blindage,  le  cuivre,  les  harnachemens,  les 
uniformes,  les  bottes  fabriquées  spécialement  en  Corée,  les 
conserves  de  poisson,  de  viande  et  de  légumes,  le  riz,  toute 
cette  quantité  infinie  de  fournitures  était  expédiée  par  la  voie 
du  Transsibérien  qui,  certes,  à  l'origine,  ne  paraissait  pas  avoir 


l'extrême-orient  pendant  la  guerre.  127 

été  destinée  à  cet  office,  et  qui  devenait  la  grande  artère  de 
communication  entre  les  Etats-Unis,  le  Japon  et  la  Russie. 
Alors  que  les  autres  issues  étaient  fermées  ou  précaires,  alors 
que  la  route  d'Arkhangel  et  de  Kola  même  était  si  pleine  d'aléa, 
le  rail  sibérien  amenait  régulièrement  à  Petrograd,  à  Moscou, 
à  Kiew,  ces  transports  ininterrompus  dont,  pendant  une  si 
longue  période,  vécut  l'armée  xusse.  Nombre  des  canons  quij 
sur  le  front  moscovite,  depuis  les  marais  du  Pripet  jusqu'à 
Stanislau,  Kolomea  et  Gzernowitz,  permirent  en  1916  la  reprise 
victorieuse  de  l'offensive  russe,  venaient  directement  des  arse- 
naux de  Tokyo  et  d'Osaka. 

III 

Le  gouvernement  japonais,  après  la  libération  du  port  de 
Kiao-tcheou  el  du  territoire  de  Tsing-tao,  considéra  qu'il  devait, 
sans  plus  attendre,  déterminer  et  régler  avec  le  gouvernement 
chinois  les  conditions  dans  lesquelles  ces  territoires,  à  la  fin  de 
la  guerre  générale,  seraient  restitués  à  la  Chine.  Une  négocia- 
tion s'imposait.  Le  gouvernement  chinois,  que  la  campagne 
japonaise  avait  troublé  et  inquiété,  était  tout  d'abord  aussi  peu 
enclin  à  accepter  cette  négociation  qu'il  l'avait  été  dix  ans  aupa- 
ravant, à  la  lin  de  1905,  après  la  guerre  russo-japonaise,  à 
ratifier  et  homologuer  avec  les  représentans  du  Mikado  celles 
des  clauses  du  traité  de  Portsmouth  qui  concernaient  le  transfert 
au  Japon  des  baux,  concessions  et  privilèges  que  la  Russie 
avait  obtenus  de  la  Chine  en  Mandchourie. 

La  négociation  à  laquelle  le  président  Yuan  ne  se  prêtait 
que  d'assez  mauvaise  grâce  ne  laissa  pas  d'être  laborieuse. 
Ouverte  le  18  janvier  1915  par  la  remise  au  gouvernement 
chinois  d'un  Mémoire  qui  contenait,  en  cinq  groupes,  les  pro- 
positions du  gouvernement  japonais  concernant  le  Chan-tong, 
la  Mandchourie  méridionale  et  la  Mongolie  intérieure,  et  cer- 
taines concessions  dans  d'autres  régions  de  la  Chine,  elle  se 
poursuivit  par  la  remise,  les  12  février,  26  avril,  i^'  mai,  de 
contre-projets  successifs  des  deux  Hautes  Parties,  et  se  termina, 
l'accord  n'ayant  pu  s'établir,  par  un  véritable  ultimatum  qu'à 
la  date  du  7  mai  le  ministre  du  Japon,  M.  Hioki,  adressa  au 
ministre  chinois  des  Affaires  étrangères,  Lou  tcheng  sian^.  Cet 
ultimatum  renfermait  les  conditions  finales  du  gouvernement 


128  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

japonais  et  laissait  à  la  Chine  quaranle-huit  heures  pour  faire 
connaître  son  assentiment  ou  son  refus.  Le  gouvernement 
chinois  s'inclina  le  9  mai.  Le  25  du  même  mois,  après  les  for- 
malite's  nécessaires,  furent  signés  entre  les  représentans  des 
deux  gouvernemens  deux  traités  et  divers  documens  annexes. 
Le  premier  de  ces  traités  était  relatif  au  Chan-tong  :  le  gou- 
vernement chinois  s'engageait  à  reconnaître  tous  les  arrangc- 
mens  qui  pourraient  être  faits  ultérieurement  entre  les  gouver- 
nemens japonais  et  allemand  au  sujet  des  droits,  intérêts  et 
concessions  jusqu'alors  possédés  dans  cette  région  par  l'Alle- 
magne. Il  s'engageait,  en  outre,  au  cas  où  un  chemin  de  fer 
serait  construit  entre  Tche-fou  et  la  ligne  jusqu'alors  allemande 
de  Kiao-tcheou  à  Tsinan-fou,  à  en  négocier  les  conditions 
financières  avec  des  capitalistes  japonais.  Il  s'engageait  enfin 
à  ouvrir  aussitôt  que  possible  un  certain  nombre  de  ports  et 
de  villes  dans  la  province  du  Chan-tong  pour  la  résidence  et 
le  commerce  des  étrangers.  Le  second  traité  était  relatif  à  la 
Mandchourie  et  à  la  Mongolie  :  les  deux  Hautes  Parties  contrac- 
tantes s'accordaient  à  proroger  pendant  quatre-vingt-dix-neuf 
ans  le  bail  des  territoires  de  Port-Arthur  et  de  Dalny  (Ta-lien- 
ouan),  ainsi  que  les  contrats  d'exploitation  du  chemin  de  fer 
sud-mandchourien  et  de  la  ligne  de  iMoukden  à  Antoung.  Les 
Japonais  obtenaient  le  droit  de  résider  dans  la  Mandchourie 
méridionale  et  de  s'y  livrer  à  tous  les  commerces,  métiers  et 
industries.  Ils  pouvaient  désormais,  dans  la  Mongolie  orientale 
intérieure,  s'associer  aux  Chinois  pour  les  diverses  entreprises 
agricoles  et  industrielles.  Des  tribunaux  mixtes  devaient  juger 
les  causes  et  procès  entre  Chinois  et  Japonais.  Des  ports  et  villes 
devaient  être  ouverts  pour  la  résidence  et  le  commerce  des 
étrangers.  Par  une  série  de  déclarations  et  de  lettres  annexes  à 
ces  deux  traités,  le  gouvernement  chinois  s'engageait  à  n'alié- 
ner, à  ne  céder  à  bail  ou  autrement  à  aucune  Puissance  étran- 
gère aucun  territoire  de  la  côte  ou  des  îles  du  Chan-tong;  il 
fixait  à  des  échéances  précises  :  1992,  2002,  2007,  de  l'ère 
chrétienne,  les  termes  d'expiration  des  baux  de  Port-Arthur  et 
de  Dalny,  des  contrats  du  Sud-Mandchourien  et  de  la  ligne  de 
Moukden  à  Antoung  ;  il  déterminait  en  détail  les  mines  qui 
pourraient  être  exploitées  par  des  Japonais  dans  la  Mandchourie 
méridionale;  il  s'engageait,  au  cas  où  il  ferait  appel  à  des 
instructeurs   ou   conseillers   étrangers   dans    la     Mandchourie 


l'extreme-orient  pendant  la  guerre.  129 

méridionale  en  matière  politique,  financière,  militaire  ou  de 
police,  à  s'adresser  de  préférence  à  des  Japonais;  il  consentait  à 
approuver  les  arrangemens  qui  pourraient  être  faits  entre  Japo- 
nais et  Chinois  pour  l'exploitation  des  mines  et  usines  d'Han- 
yang  dans  la  vallée  du  Yang-tse;  il  affirmait  enfin  sa  résolution 
de  ne  concéder  à  aucune  Puissance  étrangère  ni  arsenal,  ni 
établissement  militaire,  ni  dépôt  naval  ou  de  charbon  dans  la 
province  du  Fo-kien.  Le  gouvernement  japonais  s'engageait, 
d'autre  part,  s'il  avait,  à  la  fin  de  la  présente  guerre,  la  libre 
disposition  du  territoire  cédé  à  bail  de  Kiao-tcheou,  à  le  resti- 
tuer à  la  Chine  moyennant  les  conditions  suivantes  : 

l*»  Ouverture  de  toute  la  baie  de  Kiao-tcheou  dv^mme  port 
de  commerce; 

2°  Établissement  d'une  concession  (settlement)  japonaise 
dans  la  localité  qu'aurait  désignée  le  gouvernement  japonais  ; 

3"  Etablissement  d'une  concession  internationale,  si  les 
Puissances  étrangères  le  désirent  ; 

4°  Arrangement  à  faire,  avant  la  restitution  du»  territoire, 
entre  les  gouvernemens  japonais  et  chinois,  concernant  les 
établissemens  et  propriétés  publiques  appartenant  aux  Alle- 
mands, et  tous  autres  détails  de  procédure. 

Le  Japon,  en  même  temps  qu'il  accomplissait  ainsi  son 
devoir  envers  ses  alliés  d'Occident  et  qu'il  éliminait  l'Allemagne 
des  terres  et  des  mers  d'Extrême-Orient  où  elle  avait  essayé 
d'asseoir  sa  domination,  s'acquittait  une  fois  de  plus  de  sa 
mission  de  paix  et  d'union  envers  l'Orient  lui-même.  Tandis 
qu'il  extirpait  du  Chan-tong  et  des  Mers  jaunes  la  menace 
allemande,  il  soustrayait  la  Chine  aux  dangers  dans  lesquels 
eût  risqué  de  l'impliquer  l'esprit  de  nuisance  et  d'intrigue  de 
la  politique  germanique.  Il  était,  pour  la  Chine  comme  pour 
l'Europe,  la  vigie  attentive  à  ne  plus  laisser  TAllemagne 
tenter  par  de  nouvelles  surprises  je  ne  sais  quels  méfaits  contre 
cette  région  du  monde  d'où  elle  était  désormais  exclue.  La 
Chine  et  le  président  Yuan  n'eussent  pu  que  gagner  à  mieux 
comprendre  et  interpréter  les  intentions  et  les  effets  du  ser- 
vice que  le  Japon  rendait,  non  seulement  à  la  cause  des 
Alliés,  mais  à  la  sécurité,  à  la  paix,  à  la  liberté  de  l'Asie 
orientale. 


TOME    XL.    —    1917. 


130  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


IV 

A  la  date  où  étaient  signés  à  Pékin  les  traités  du  25  mai 
1915,  le  Parlement  japonais  siégeait  à  Tokyo  en  session  extra- 
ordinaire pour  discuter  et  voter  le  budget  complémentaire  qui 
lui  était  soumis  par  le  Cabinet  Okuma.  Le  comte  Okuma  avait 
dû,  à  la  fin  du  mois  de,  décembre  1914,  demander  à  l'Empereur 
la  dissolution  de  la  Chambre  des  représentans  dont  l'énorme 
majorité  était  composée  des  membres  du  parti  dit  constitutionnel 
(Seiyukai),  qui  avaient  soutenu  les  Cabinets  de  ses  prédécesseurs 
le  marquis  Saionji  et  l'amiral  Yamamoto.  Des  élections  géné- 
rales qui  avaient  eu  lieu  au  mois  de  mars  était  issue  une  ma- 
jorité nouvelle,  non  pas  homogène  comme  la  précédente,  mais 
dont  les  divers  élémens,  le  Doshikai  (parti  fondé  par  le  prince 
Katsura),  le  Kokuminto  (parti  nationaliste  formé  des  débris  de 
l'ancien  parti  progressiste),  le  Chuseikai  (parti  de  M.  Ozaki, 
l'ancien  maire  de  Tokyo),  étaient,  chacun  pour  des  raisons  dif- 
férentes, favorables  à  la  personnalité  et  à  la  politique  du  comte 
Okuma.  Cette  majorité  comptait  270  voix  environ  contre  111. 

La  session  ouverte  le  15  mai  et  close  le  10  juin  fut,  malgré 
le  nombre  considérable  des  voix  soutenant  le  Cabinet,  très 
orageuse  et  violente.  La  minorité,  composée  surtout  des  mem- 
bres du  parti  vaincu,  le  Seiyukai,  ne  j)résenta  pas  moins  de 
quatre  ordres  du  jour  de  défiance  contre  le  ministère  dont  elle 
attaquait  la  politique  en  Chine,  la  politique  intérieure  et  la 
politique  financière.  Le  Cabinet  Okuma  sortit  vainqueur  de  la 
lutte,  après  avoir  fait  ratifier  les  divers  articles  de  son  pro- 
gramme, c'est-à-dire  la  création  de  deux  nouvelles  divisions 
militaires  que  depuis  trois  ans  le  Parlement  avait  repoussée, 
l'augmentation  des  crédits  destinés  aux  constructions  navales 
et  l'adoption  des  mesures  financières  requises  pour  le  rétablis- 
sement au  chiffre  de  50  millions  de  yen  du  fonds  annuel  de 
l'amortissement  de  la  dette  qui  avait  été  réduit  à  30  millions. 
—  Mais,  dans  le  feu  de  la  bataille,  plusieurs  des  membres  du 
Cabinet  avaient  été  si  maltraités  par  l'assaillant  que  quatre 
d'entre  eux,  les  ministres  des  Affaires  étrangères,  de  l'Intérieur, 
des  Finances,  de  la  Marine,  préférèrent  se  retirer  quelques 
semaines  après  la  clôture  de  la  session.  Le  vicomte  Kato, 
ministre  des  Affaires  étrangères,  dont  la  politique  à  l'égard  de 


l'extreme-obient  pendant  la  guerre.  131 

la  Chine  avait  été  ardemment  combattue,  était  aussi  le  ministre 
le  plus  visé  parce  qu'il  était  le  partisan  le  plus  résolu  du  gou- 
vernement parlementaire  selon  le  type  anglais  et  de  la  respon- 
sabilité ministérielle  devant  les  Chambres.  Pour  ne  pas  gêner 
l'action  du  comte  Okuma,  il  suivit  dans  la  retraite  le  vicomte 
Oura,  M.  Wakatsuki  et  l'amiral  Yashiro,  tout  en  restant  sincè- 
rement attaché  à  la  personne  du  chef  aimé  et  respecté  sous 
les  ordres  duquel  il  avait  servi.  C'est  dans  le  remaniement 
partiel  qui  eut  lieu  alors  que  le  vicomte  Ishii,  ambassadeur  du 
Japon  à  Paris,  devint  ministre  des  Affaires  étrangères,  tandis 
que  l'amiral  Kato,  MM.  Ichiki,  Taketomi,  Minoura,  recevaient 
les  portefeuilles  respectifs  de  la  Marine,  de  l'Intérieur,  des 
Finances  et  des  Communications.  Le  Cabinet  Okuma,  affaibli 
sans  doute  par  la  perte  de  quelques-uns  de  ses  membres  les 
plus  distingués,  mais  allégé  et  moins  exposé  pour  le  moment 
aux  entreprises  d'irréconciliables  adversaires,  allait  pouvoir  se 
consacrer  entièrement  aux  efforts  qu'exigeait  le  devoir  d'assis- 
tance aux  Alliés  combattant  sur  tous  les  fronts  de  l'Europe.  H 
allait  aussi  présider  à  la  célébration  de  la  grande  cérémonie 
rituelle  qu'avaient  retardée  pendant  plus  de  deux  ans  les  deuils 
successifs  de  la  Cour,  à  savoir  le  couronnement  à  Kyoto  du 
nouvel  Empereur. 

La  Chine,  pendant  ce  temps,  je  veux  dire  le  président  Yuan 
che  kai,  s'abandonnait  à  un  dessein  ou  plutôt  à  une  illusion 
étrange  et  qui  risquait  de  compromettre  l'œuvre  si  laborieu- 
sement édifiée  depuis  la  fin  de  1911.  Le  président  Yuan,  se 
croyant  délivré  de  ses  ennemis  et  affranchi  de  tout  obstacle, 
s'imaginait  pouvoir  reconstituer  par  degrés  à  son  profit  le  pou- 
voir personnel  et  jusqu'au  régime  même  auquel  il  avait  contri- 
bué à  mettre  fin.  Ce  politicien  si  avisé,  ce  mandarin  si  souple 
et  qui  avait  su  avec  tant  d'art  ménager  les  transitions  entre 
la  révolution  et  la  dynastie  de  façon  à  en  dégager  une  répu- 
blique viable,  défaisait  maintenant  tout  ce  travail  et  repre- 
nait à  rebours  les  étapes  parcourues.  Après  avoir  congédié 
le  Parlement  et  les  assemblées  provinciales,  fermé  les  sociétés 
politiques  et  les  clubs,  aboli  la  constitution  de  1912,  il  s'était 
prêté  à  l'élaboration  d'une  constitution  dans  laquelle  la  prési- 
dence élective  de  la  République,  transformée  en  présidence  à 
vie,  puis  en  présidence  héréditaire,  n'avait  pour  contrepoids, 
au  lieu  des  anciennes  Chambres,  qu'un  Conseil  politique,  pure- 


132  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  consultatif,  de  cinquante  à  soixante-dix  membres,  choisis 
dans  la  classe  mandarinale;  au  lieu  de  l'ancien  Conseil  des 
ministres,  une  sorte  de  Cabinet  présidentiel,  dans  lequel  les 
ministres  n'étaient  plus  que  les  secrétaires  du  président  ;  enfin, 
une  Cour  suprême  d'administration,  chargée  de  contrôler  la 
gestion  des  diverses  classes  de  fonctionnaires.  Yuan  che  kai 
avait,  dans  l'intervalle,  quitté  son  ancienne  résidence  pour 
s'installer  au  Palais  impérial,  dans  les  pavillons  mêmes  qu'oc- 
cupait à  la  fin  de  sa  vie  l'empereur  Kouang-siu.  Il  avait  cru 
devoir,  comme  les  empereurs,  présider  lui-même,  au  Temple 
de  l'Agriculture,  aux  sacrifices  et  aux  cérémonies  rituelles  des 
saisons.  Il  avait  fait  épouser  à  une  de  ses  filles  l'ex-héritier  du 
trône  désigné  pour  régner.  Il  avait  enfin  fait  ou  laissé  organiser 
dans  tout  le  pays  une  vaste  campagne  de  pétitionnement  par 
laquelle  le  peuple  était  censé  réclamer  la  transformation  de  la 
présidence  en  empire.  Yuan  devant  être  naturellement  le  chef 
de  la  dynastie  nouvelle.  Toute  cette  préparation  savante,  toute 
cette  intrigue  était,  sinon  conseillée,  du  moins  encouragée  par 
les  représentans  à  Pékin  de  l'Allemagne  et  de  l'Autriche- 
Hongrie,  qui  pensaient  se  faire  les  complaisans  et  les  meneurs 
du  nouveau  monarque,  et  contrarier  ainsi  l'action  du  Japon  et 
des  Alliés  qui  avaient,  au  contraire,  loyalement  soutenu  et 
assisté  les  débuts  difficiles» de  la  République  chinoise. 

C'est  à  ce  moment,  au  mois  d'octobre  1915,  qu'intervinrent 
le  Japon  et  les  Alliés,  désireux  d'éviter  tout  ce  qui  risquerait 
de  troubler  la  paix  intérieure  de  la  Chine  et  l'équilibre  de  l'Asie 
orientale.  Le  gouvernement  japonais,  avec  autant  de  tact  et  de 
modération  que  d'opportunité,  fit  remettre  au  gouvernement 
chinois,  par  son  chargé  d'affaires  à  Pékin,  M.  Obata,  une  Note 
fort  bien  conçue  et  rédigée,  par  laquelle,  et  sans  vouloir  s'im- 
miscer dans  les  affaires  intérieures  du  pays  voisin,  il  s'atta- 
chait à  montrer  tout  le  danger  que  pourrait  présenter  une  telle 
modification  apportée  au  régime  que  toutes  les  Puissances 
avaient  reconnu  en  1913.  Il  donnait  à  la  Chine  le  conseil 
amical  de  laisser  les  choses  dans  l'état,  de  ne  pas  réveiller  l'es- 
prit d'inquiétude,  d'opposition  et  de  désordre,  de  ne  pas  provo- 
quer des  troubles  qui  causeraient  un  dommage  incalculable, 
d'abord  au  pays  lui-même,  mais  aussi  aux  Puissances  étran- 
gères ayant  des  intérêts  sur  son  territoire,  et  particulièrement 
au  Japon  qui  se  trouve  en  relations  spéciales  avec  elle.  Il  ajou- 


l'extrême-orient  pendant  là  guerre.  133 

tait  qu'il  était  guidé  par  l'unique  souci  de  conserver  la  paix  en 
Extrême-Orient  au  moyen  de  mesures  attentives  de  précaution, 
et  que  c'était  là  pour  lui  un  devoir  de  bon  voisin. 

Yuan,  mal  renseigné  sans  doute  sur  le  cours  des  événe- 
mens  du  monde,  égaré  par  les  conseils  de  la  légation  d'Alle- 
magne, crut  pouvoir  tout  d'abord  ne  pas  tenir  compte  de  cet 
avis  du  gouvernement  japonais.  Il  répondit  qu'il  s'agissait  là 
d'une  alfaire  de  politique  intérieure,  que  le  gouvernement 
chinois  ne  pouvait  s'opposer  aux  vœux  du  peuple,  qu'il  était 
seul  responsable  du  maintien  de  l'ordre.  Lorsque,  au  mois  de 
décembre,  une  délégation  des  diverses  provinces  se  rendit  à 
Pékin  pour  déclarer  au  président  que  les  collèges  électoraux  du 
pays  réclamaient  le  rétablissement  de  la  monarchie,  Yuan 
atTecta  de  s'être  laissé  forcer  la  main  et  d'avoir  dû,  le  12  dé- 
cembre, consentir  à  la  publication  d'un  décret  rétablissant 
l'Empire.  Auprès  des  uns,  auprès  des  légations  des  Alliés 
notamment,  il  maintenait  son  titre  de  président;  auprès  des 
autres,  auprès  des  légations  d'Allemagne  et  d'Autriche-Hongrie, 
il  se  laissait  traiter  d'empereur.  Il  voulut,  à  cette  date,  envoyer 
à  Tokyo  un  ambassadeur  extraordinaire  pour  féliciter  l'empe- 
reur Yoshi-Hito  après  l'accomplissement  de  la  cérémonie  du 
sacre,  et  lui  porter  la  plus  haute  décoration  chinoise.  Le  gou- 
vernement mikadonal  ayant  demandé  s'il  s'agissait  d'une  déco- 
ration impériale  ou  d'une  décoration  républicaine,  et  si  l'ambas- 
sadeur serait  un  représentant  du  président  ou  de  l'Empereur, 
Yuan  se  le  tint  pour  dit  et  renonça  à  son  projet  d'ambassade. 

Alors  apparurent  en  Chine  les  premiers  signes  précurseurs 
de  l'orage.  L'amiral  Tsing  ju  cheng,  gouverneur  de  Shanghai, 
avait  été  tué  à  coups  de  revolver  par  deux  adversaires  de  la 
restauration  monarchique.  Dans  ce  même  port  deShanghai,  un 
cuirassé,  à  bord  duquel  étaient  des  marins  rebelles,  tira  sur 
l'arsenal  et  sur  la  ville.  Au  Yunnan,  l'ancien  gouverneur  Tsai, 
brusquement  revenu,  leva,  le  27  décembre,  l'étendard  de  la 
révolte,  protestant  contre  le  rétablissement  de  l'Empire.  Le 
mouvement  ne  tarda  pas  à  se  propager  et  à  s'étendre.  Des  ma- 
nifestes, signés  par  tous  les  chefs  révolutionnaires,  Sun  yat 
sen.Houang  sing,  Gheng-ki-mci,  et  même  pard'anciens  monar- 
chistes tels  queTsen  tchouen  bien  et  Liang  si  chao,  attestaient 
que  la  révolte  allait  grandissant.  A  la  fin  de  janvier,  Yuan  fit 
annoncer  que  la   restauration    de  la  monarchie  était  ajournée,) 


134  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

Le  23  février,  un  décret  présidentiel  rétablissait  la  République. 
Mais  tous  ces  actes  contradictoires  se  succédant  les  uns  aux 
autres  trahissaient  trop  l'alTolement,  l'incohérence  désespérée 
du  joueur  qui  a  perdu  sa  veine  et  la  poursuit  encore.  Yuan  crut 
qu'il  allait  pouvoir  s'entendre  avec  tous  ses  adversaires  conju- 
rés, avec  Tsai,  avec  les  chefs  révolutionnaires,  avec  les  géné- 
raux du  Yang  tse,  qui  avaient  fait  mine  de  l'abandonner, 
avec  ceux  du  Nord  et  de  Pékin  qui  fléchissaient,  en  leur  propo- 
sant la  réunion  à  Nankin  d'une  commission  des  diverses  pro- 
vinces chargée  de  décider  si  le  pouvoir  devait  lui  être  main- 
tenu ou  retiré.  Il  était  trop  tard.  Le  gouverneur  du  Yunnan, 
Tsai,  consentait  à  accorder  la  vie  sauve  à  Yuan,  mais  à  condi- 
tion qu'il  fût  banni  à  l'étranger  et  condamné  à  restituer  les 
60  millions  de  dollars  qu'avait  coûté  la  campagne  de  restaura- 
tion monarchique.  Vinrent  ensuite  les  défections  du  dictateur 
de  Canton,  Long  si  kouang  qui,  après  s'être  déclaré  partisan 
de  Yuan,  laissait  proclamer  l'indépendance  de  la  province; 
celle  du  maréchal  Feng  kouo  chang,  commandant  en  chef  des 
troupes  du  Yang-tse,  qui  invitait  catégoriquement  le  président 
Yuan  à  donner  sa  démission;  enfin  celle  même  du  président  du 
Conseil,  le  général  Touan  k'i  jouei,  qui,  appelé  par  Yuan  au 
poste  d@  premier  ministre,  refusait  de  se  solidariser  avec  lui  et 
demandait  avec  instance  à  résigner  ses  hautes  fonctions. 
Abandonné  de  ceux  qu'il  croyait  ses  fidèles,  huit  provinces 
s'étant  déclarées  contre  lui,  le  Chan-tong,  le  Tche-li,  la  Mand- 
chourie  paraissant  à  la  veille  de  se  détacher.  Yuan  était  vaincu. 
Dans  le  courant  du  mois  de  mai,  le  bruit  se  répandit  qu'il  était 
gravement  malade.  Le  30,  les  dépêches  de  Shanghai  annon- 
çaient qu'il  avait  été  empoisonné.  Le  6  juin,  sa  mort  était  con- 
firmée et  attribuée,  par  les  uns  à  un  suicide,  par  les  autres  à 
une  crise  d'urémie.  Qu'il  ait  succombé  à  la  maladie,  que  le 
jour  fatal  ait  été  hâté  par  une  main  criminelle  ou  qu'il  ait  lui- 
même,  en  absorbant  une  feuille  d'or,  mis  fin  à  ses  jours,  sa 
destinée  n'avait  plus  aucune  issue.  Sa  brusque  disparition  ne 
causa  ni  surprise,  ni  émoi.  Le  général  Touan  k'i  jouei,  reprenant 
aussitôt  possession  de  ses  fonctions  de  président  du  Conseil, 
annonça  qu'en  vertu  de  la  constitution  de  1912  autocralique- 
ment  restaurée,  le  vice-président  Li  yuan  hong  devenait  prési- 
dent de  la  République.  Le  rêve  et  la  chimère  de  Yuan  une  fois 
dissipés,  le  régime   fondé  en  1912  était  rétabli  comme  si  rien 


i/extrême-orient  pendant  là  guerre.  135 

n'en  eût  interrompu  le  cours,  avec  cette  différence  cependant 
que  les  troubles  civils  avaient  fait  de  nombreuses  victimes,  que 
des  deux  côte's,  des  chefs  notoires  avaient  disparu,  et  que,  si, 
dans  la  dernière  phase  de  la  crise,  le  régime  républicain  de  1912 
avait  été  restauré  ou  maintenu,  c'est  surtout  parce  que  les  géné- 
raux du  Sud  et  du  Centre,  comme  ceux  du  Nord,  s'étaient  pro- 
noncés contre  Yuan. 


Ce  dénouement,  en  même  temps  qn'il  laissait  sans  motifs 
et  apaisait  les  mouveinens  insurrectionnels  des  provinces  et 
rétablissait  l'ordre  en  Chine,  donnait  satisfaction  au  Japon  et 
aux  Puissances  alliées,  dont  le  principal  souci  avait  été  précisé- 
ment de  prévenir  toute  modification,  toute  atteinte  au  statu 
quo,  à  l'équilibre,  à  la  paix  de  l'Asie  orientale. 

Le  gouvernement  japonais  qui  avait,  à  la  fin  de  191G,  célé- 
bré les  fêtes  du  couronnement  de  l'empereur  Yoshi-hito,  qui 
avait  reçu  en  grande  pompe  à  Tokyo,  au  mois  de  janvier  1916, 
le  grand-duc  Georges  Mikhaïlovitch,  chargé  de  porter  au 
mikado  les  félicitations  du  Tsar,  et  qui  venait,  durant  toute 
cette  période,  de  porter  au  plus  haut  degré  d'intensité  sa  con- 
tribution militaire,  industrielle,  économique  aux  gigantesques 
efforts  des  Alliés  en  Europe,  avait  cru  devoir  saisir  cette  occa- 
sion pour  marquer  par  un  nouvel  acte  son  intimité  croissante 
avec  la  Russie.  C'est  au  plus  fort  de  l'offensive  russe  sur  tout  le 
frontde  Riga  au  Dniester,  et  notamment  du  général  Broussiloiï 
sur  le  front  de  Bukhovine,  que  s'étaient  engagées  à  Pétrograd 
entre  le  vicomte  Motono  et  M.  Sazonoff  les  négociations  qui 
aboutirent,  le  3  juillet  1916,  à  la  conclusion  d'un  nouvel 
accord  destiné,  comme  les  accords  de  1907,  1910,  1912,  à  asso- 
cier et  unir  les  intérêts  et  l'action  des  deux  gouvernemens  et 
des  deux  pays  dans  toute  la  région  d'Asie  où  leurs  territoires  et 
leur  influence  étaient  limitrophes. 

Par  cet  accord,  qui  ne  comprenait  que  deux  articles,  les 
deux  gouvernemens  s'engageaient  tout  d'abord  à  n'accéder  à 
aucun  arrangement,  à  aucune  combinaison  politique  qui  pour- 
rait être  dirigée  contre  l'un  ou  l'autre  d'entre  eux.  Ils  s'enga- 
geaient, en  outre,  au  cas  où  leurs  droits  et  intérêts  spéciaux  en 
Extrême-Orient  seraient  menacés,  à  agir  de  concert  en  vue  de 


136  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

prendre  toutes  mesures  propres  à  assurer  la  protection  et  la 
défense  de  ces  intérêts  et  de  ces  droits. 

De  telles  dispositions  rendaient  vaine  d'avance  toute  tenta- 
tive qui  pourrait  être  faite  dans  l'avenir  pour  séparer  les  deux 
Puissances  désormais  alliées  et  décidées  à  ne  plus  être  dupes  de 
la  politique  de  duplicité  si  longtemps  pratiquée  par  l'Alle- 
magne. Elles  donnaient  au  rapprochement  russo-japonais  un 
caractère  et  un  rang  égal  à  celui  de  l'alliance  anglo-japonaise 
et  faisaient  de  cette  union  avec  la  Russie  et  l'Angleterre,  comme 
avec  la  France  leur  commune  amie  et  alliée,  la  pierre  angulaire 
de  la  politique  du  Japon  qui,  d'ailleurs,  en  adhérant  à  la  décla- 
ration de  Londres  du  4  septembre  1914,  ainsi  qu'aux  conclu- 
sions de  la  conférence  économique  de  Paris  du  mois  de  juin 
1916,  avait  déjà  témoigné  hautement  de  sa  ferme  résolution  de 
se  tenir  en  une  entière  harmonie  avec  ses  alliés,  non  seulement 
dans  les  régions  lointaines  de  l'Asie  orientale,  mais  sur  tous 
les  points  de  l'immense  et  infini  théâtre  de  la  guerre. 

A  l'accord  du  3  juillet  était  joint  un  arrangement  accessoire 
par  lequel  la  Russie  concédait,  à  titre  onéreux,  au  Japon 
l'exploitation  d'une  partie  de  la  ligne  ferrée  de  Mandchourie 
entre  la  station  de  Kouang-chang-tse,  qui  avait  été  jusqu'alors 
le  terminus  de  la  section  japonaise,  et  la  station  de  Tao  lai 
tchao,  à  une  distance  d'environ  soixante  milles  au  Nord,  immé- 
diatement voisine  de  la  rivière  Sungari,  qui  est  le  point  de 
partage  des  zones  d'influence  russe  et  japonaise.  Par  cette 
concession  se  marquait  encore  le  désir  des  deux  gouvernemens 
de  ne  laisser  subsister  aucun  malentendu,  aucune  équivoque 
sur  les  limites  respectives  de  leurs  sphères  d'action  dans  cette 
région  de  l'Asie  orientale  où  ils  ne  songeaient  plus  qu'à  coopé- 
rer étroitement  l'un  avec  l'autre. 

Au  mois  de  février  de  cette  même  année,  le  gouvernemeni 
mikadoual  avait,  par  une  innovation  mémorable  dans  son  his- 
toire financière,  autorisé  l'émission  au  Japon  de  bons  du  Trésor 
russe,  d'une  valeur  de  50  millions  de  ijen  à  5  pour  100  d'intérêt 
et  au  taux  de  95  pour  100.  Un  syndicat  formé  des  principales 
banques  japonaises  avait,  à  lui  seul,  absorbé  la  quasi-totalité  de 
cette  émission  dont  le  montant  était  destiné  à  payer  les  four- 
nitures de  matériel  de  guerre  et  de  munitions  faites  parle  Japon 
à  la  Russie.  —  Une  nouvelle  émission  de  70  millions  de  yen 
devait,  l'automne  suivant,  porter  au  total  de  120  millions  de 


l'extrême-orient  pendant  la  guerre.  137 

yen  l'ensemble  des  bons  du  Tre'sor  russe  ainsi  placés  au  Japon. 
L'un  des  effets  de  la  guerre  et  de  l'assistance  prêtée  aux 
Alliés  en  matériel,  munitions,  vivres,  équipemens,  fournitures 
de  toute  sorte,  avait  été  d'écarter  et  de  résoudre  pour  le  Japon 
la  difficulté  la  plus  grave  à  laquelle  il  s'était  précisément 
heurté  depuis  la  guerre  de  1004-1905  avec  la  Russie  et  depuis 
la  j)aix  de  Portsmouth  qui  ne  contenait  aucune  clause  d'indem- 
nité. Alors  que,  depuis  cette  date,  le  gouvernement  japonais 
avait  eu  peine  à  équilibrer  ses  budgets  et  à  trouver  dans  les 
ressources  du  pays  les  moyens  de  suffire  à  son  expansion 
industrielle  et  économique,  voici  que  maintenant,  par  l'énorme 
excédent  des  exportations  sur  les  importations,  par  l'accroisse- 
ment extraordinaire  de  sa  navigation  et  de  son  industrie,  par 
les  bénéfices  considérables  qu'en  recueillaient  la  balance  de 
son  commerce  et  sa  situation  monétaire  et  ses  changes,  il  était 
à  même  de  compléter  rapidement  son  outillage,  de  développer 
comme  il  l'avait  désiré  son  armée  et  sa  marine,  d'exécuter  de 
grands  travaux  publics  non  seulement  dans  ses  îles,  mais  en 
Corée,  en  Mandchourie,  en  Chine,  de  payer  une  partie  de  sa 
dette  domestique  et  extérieure,  enfin,  de  prêter  à  son  tour,  aux 
Puissances  alliées.  Le  commerce  d'exportation  qui,  en  1914, 
était  de  591101461  yen,  atteignait,  en  1915,  708  306  997  yen, 
en  1916  1  512  000  000  yen.  Le  commerce  d'importation  atteignait, 
dans  ces  trois  années,  les  chiffres  respectifs  de  595  735  725  ?/e?î, 
332  449  938ye?i,  569  000  000  yen.  Tandis  qu'en  1914  le  com- 
merce d'importation  présentait  encore  un  excédent  de 
4  634  264  yen,  l'excédent  de  l'exportation  sur  l'importation 
atteignait  en  1915  le  total  de  175  857  659  yen,  en  1916  le  chiffre 
énorme  de  371  millions  de  yen.  Une  grande  partie  du  com- 
merce d'exportation  était  sans  doute  représentée  par  les  fourni- 
tures aux  Alliés,  mais  l'accroissement  pris  par  des  articles  tels 
que  les  laines,  les  serges,  les  cuirs,  est  de  ceux  qui  peuvent, 
jusqu'à  un  certain  degré,  survivre  à  la  guerre.  La  dette  exté- 
rieure remboursée  de  1915  jusqu'à  la  fin  de  mars  1917  se 
monte  à  160  millions  de  yen,  dont  une  somme  de  40  millions 
représente  la  moitié  des  bons  du  Trésor  japonais  placés  en 
France  en  1913,  et  qui  n'étaient  remboursables  que  dans  dix 
ans.  Outre  les  120  millions  de  yen  prêtés  à  la  Russie,  le  Japon 
a  autorisé,  à  la  fin  de  1916,  l'émission  à  Tokyo  de  dix  millions 
de  livres  sterling  (100   millions  de  yen]  de   bons  du  Trésor 


138  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

anglais,  au  pair  et  à  6  pour  100,  remboursables  en  trois  ans. 
Le  but  de  la  combinaison  était  de  faire  remettre  aux  Etats-Unis, 
par  l'intermédiaire  du  gouvernement  japonais,  et  grâce  aux 
conditions  favorables  de  change  entre  les  États-Unis  et  le  Japon, 
une  somme  de  dollars  équivalente  à  dix  millions  de  livres.  Ces 
diverses  opérations  n'ont  pas  empêché  le  Trésor  japonais 
d'affecter,  sur  l'exercice  1917-1918,  une  somme  de  80  millions 
de  yen  à  un  rachat  supplémentaire  de  la  dette  extérieure  et  une 
somme  de  100  millions  de  yen  en  bons  intérieurs  aux  cinq 
objets  suivants  :  1°  construction  de  lignes  ferrées  au  Japon  ; 
2°  remboursement  d'avances  faites  sur  les  fonds  des  caisses 
d'épargne  à  la  comptabilité  spéciale  des  chemins  (ïe  fer  de 
l'Etat  ;  3°  exécution  de  travaux  publics  en  Corée  ;  4°  conver- 
sion des  bons  du  Trésor  coréen  ;  S''  exécution  de  travaux 
publics  dans  l'île  de  Formose.  Ajoutez  à  celte  liste  les  sommes 
déjà  convenues  pour  l'augmentation  des  forces  de  terre  et  de 
mer,  dans  un  budget  qui  cependant,  pour  le  même  exercice 
1917-1918,  représente  un  excédent  de  recettes  de  plus  de 
110  millions  de  ijen,  et  vous  vous  ferez  une  idée  de  l'ère  de 
prospérité  économique  et  financière  qu'a  ouverte  au  Japon  une 
guerre  dans  laquelle  il  remplit  en  même  temps  si  loyalement 
son  devoir  envers  les  Alliés. 

Malgré  ces  brillans  résultats,  dont  la  plupart  lui  étaient  dus, 
le  comte  Okuma,  qui,  après  le  couronnement  de  l'Empereur, 
avait  été  élevé  au  rang  de  marquis,  avait  cru  pouVoir,  à  la  fin 
de  l'été  de  1916,  décharger  ses  épaules  d'un  fardeau  trop  lourd 
et  rentrer  dans  sa  retraite  de  Waseda.  Il  invoquait  à  l'appui  de 
sa  résolution  son  grand  âge  (soixante-dix-huit  ans)  et  les 
fatigues  du  pouvoir.  Mais  sans  doute  aussi  il  ne  pouvait  mécon- 
naître les  difficultés  que,  dans  plusieurs  sessions,  la  Chambre 
des  représentans,  même  celle  où  depuis  les  élections  générales 
de  mars  1915  il  avait  la  majorité,  n'avait  cessé  de  lui  opposer. 
Lui  qui  avait  été  pendant  toute  sa  vie  le  chef  des  constitution- 
nels et  des  parlementaires,  qui  avait  depuis  de  longues  années 
réclamé  la  formation  de  Cabinets  de  parti,  homogènes,  s'ap- 
puyant  sur  une  majorité,  il  se  rendait  compte,  par  sa  propre 
expérience  des  deux  dernières  années,  que  la  constitution  même 
de  1889,  les  traditions  bureaucratiques  et  militaires,  l'influence 
persistante  des  «  genro,  »  l'esprit  de  clans  lui  faisaient  obstacle 
et  ne  permettaient  pas  la  réalisation  de  son  idéal  politique.  Il 


L'EXTRÊME-ORIENT    PENDANT    LA    GUERRE.  139 

lui  en  avait  coûté  de  voir  le  vicomte  Kato  se  séparer  du  Cabinet 
en  1913,  évidemment  parce  que  ce  Cabinet  n'était  pas  en 
mesure,  malgré  les  doctrines  et  l'autorité  de  son  chef,  d'appli- 
quer la  politique  résolument  parlementaire.  En  se  retirant  à 
son  tour  le  2  octobre  191  G,  le  marquis  Okuma  rendit  hommage 
à  son  passé  et  justice  au  vicomte  Kato,  en  proposant  à  l'Empe- 
reur le  nom  de  ce  dernier  pour  lui  succéder  comme  président 
du  Conseil.  Mais  les  «  genro,  »  s'ils  avaient  pu,  au  printemps 
de  1911,  dans  une  crise  presque  inextricable,  se  résigner  à 
conseiller  au  souverain  de  faire  appel,  malgré  ses  convictions 
bien  connues,  au  comte  Okuma,  qui  était  le  seul  homme 
d'Etat  capable  de  rétablir  une  situation  compromise,  n'étaient 
aujourd'hui  nullement  disposés  à  indiquer  à  l'Empereur,  pour 
la  présidence  du  Conseil,  le  nom  de  l'homme  politique  qui 
représentait  par  excellence,  et  plus  que  le  marquis  Okuma  lui- 
même,  la  doctrine  parlementaire,  le  système  des  Cabinets  homo- 
gènes et  de  parti,  soutenus  par  la  majorité  de  la  Chambre 
basse.  Ils  n'hésitèrent  pas,  au  contraire,  à  désigner  comme  le 
plus  apte  à  recueillir  la  succession  du  pouvoir  le  chef  reconnu 
de  la  tradition  bureaucratique  et  de  gouvernement  étranger  et 
supérieur  aux  influences  des  partis  parlementaires.  Leur  can- 
didat fut  le  maréchal  Teraoutsi,  l'ancien  ministre  de  la  Guerre, 
présentement  gouverneur  général  de  la  Corée,  homme  d'État 
de  premier  ordre,  d'ailleurs,  et  hautement  digne  de  prendre  sa 
place  à  côté  des  Ito,  des  Saionji,  des  Katsura,  dans  la  lignée 
des  grands  conducteurs  et  maîtres  de  la  politique  japonaise. 

Le  9  octobre,  le  Cabinet  Teraoutsi  était  constitué  :  le  maré- 
chal y  assumait,  avec  la  présidence  du  Conseil,  l'intérim  du 
ministère  des  Finances;  le  vicomte  Motono,  ambassadeur  à 
Pétrograd,  y  recevait  le  portefeuille  des  AITaires  étrangères;  les 
barons  Goto  et  Den,  MM.  Okada,  Matsumuro,  Nakashoji  étaient 
nommés  ministres  de  l'Intérieur,  des  Communications,  de 
l'Education,  de  la  Justice,  de  l'Agriculture  et  du  Commerce,  le 
lieutenant  général  Oshima  et  le  vice-amiral  Kato  restant  titu- 
laires des  ministères  de  la  Guerre  et  de  la  Marine.  C'était  là 
un  gouvernement  fort  par  les  capacités  et  les  talens  des 
membres  appelés  à  en  faire  partie,  et  particulièrement  propre, 
par  les  personnes  de  son  chef  et  de  son  ministre  des  Affaires 
étrangères,  à  inspirer  confiance  aux  trois  grandes  Puiisances 
alliées  de  la  première  heure,  la  France,  la  Grande-Bretagne,  la 


140  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Russie.  Mais  il  offrait  plus  de  prise  encore  que  le  Cabinet 
Okuma  aux  objections  et  à  l'opposition  fondamentale  des  partis 
rangés  sous  la  bannière  du  combat  contre  la  bureaucratie,  les 
<(  genro  »  et  les  clans.  Ces  partis  venaient  précisément  de  se 
coaliser  et  de  s'unir,  sous  la  direction  du  vicomte  Kato.  en  une 
seule  association,  le  Kensei-kai  (Société  de  la  Constitution), 
disposant  de  plus  de  deux  cent  trente  voix  à  la  Chambre  des 
représentans.  Là  était,  pour  le  nouveau  Cabinet,  dès  son  ori- 
gine, l'obstacle  préjudiciel,  la  cause  indéniable  du  péril.  Le 
maréchal  Teraoutsi,  toutefois,  n'était  pas  homme  à  hésiter, 
surtout  lorsqu'il  avait  conscience  de  la  tâche  qui,  ne  fût-ce  que 
pour  une  durée  limitée,  s'imposait  à  lui.  Il  combattrait  à  visage 
découvert  pour  le  Japon  et  pour  les  Alliés,  se  fiant  à  sa  destinée. 

VI 

Trois  semaines  seulement  après  la  constitution  du  Cabinet 
Teraoutsi,  le  gouvernement  chinois,  régi,  depuis  la  mort  de 
Yuan  che  kai,  par  le  président  Li  yuan  hong,  mais  resté  sans 
vice-président,  se  compléta  par  l'élection  à  la  vice-présidence,  à 
la  date  du  30  octobre  1916,  du  général  Feng  kouo  chang,  com- 
mandant en  chef  des  troupes  chinoises  à  Nankin.  L'élection  fut 
faite  par  les  deux  Chambres  du  Parlement  que  Yuan  che  kai  avait 
dissous,  et  qui,  rappelé  par  le  président  Li,  avait  repris  session 
dès  lel®"^  août.  Feng  kouo  chang,  malgré  l'attitude  conservatrice 
et  modérée  qu'il  avait  jusqu'alors  observée,  s'était  trouvé  être, 
3ans  doute  parce  qu'il  résidait  à  Nankin,  le  candidat  des  répu- 
blicains du  Sud  et  du  parti  avancé  du  Kuo-ming-tang.  Il  est 
possible  cependant  qu'à  son  élection  aient  concouru,  non  seu- 
lement les  membres  du  Kuo-ming-tang,  mais  aussi  les  membres 
de  partis  plus  modérés,  ayant  des  sympathies  pour  sa  personne. 
L'élection  a  été,  d'ailleurs,  considérée  comme  de  nature  à  satis- 
faire tout  ensemble  les  républicains  du  Sud  et  les  partis  plus 
conservateurs  du  Nord.  Elle  a  été  suivie,  à  quelques  jours  de 
date,  par  la  désignation  et  la  ratification  parlementaire,  comme 
ministre  des  Affaires  étrangères,  d'un  diplomate  de  carrière, 
Wou  ting  fang,  qui,  après  avoir  été  longtemps  secrétaire  du 
vice-roi  Li  hung  tchang,  puis,  à  plusieurs  reprises,  ministre  de 
Chine  à  Washington,  avait,  à  la  fin  de  1911,  représenté  le 
parti  républicain  aux  conférences  de  Shanghaï  où  le  parti  de 


LEXT.RÊiME-O RIENT    PENDAN'r    LA    GUERRE.  141 

la.  république  l'emporta.  Les  deux  nominations,  bien  accueillies 
l'une  et  l'autre  à  Tokyo,  et  qui  ne  précédèrent  que  de  peu  le 
règlement  définitif  entre  les  deux  gouvernemens  d'un  fâcheux 
incident  survenu  en  Mandchourie  entre  les  troupes  japonaises 
et  la  police  chinoise,  avaient  été  comme  l'occasion  et  le  signal 
du  rétablissement  entre  les  deux  Cabinets  de  relations  plus 
satisfaisantes.  La  disparition  de  la  personne  et  du  régime  de 
Yuan  avait  été  une  première  cause  d'apaisement  :  l'attitude 
observée  par  le  nouveau  président  Li,  par  le  vice-président 
Feng  qui,  dès  son  élection,  avait  fait  des  déclarations  publiques 
de  sympathie  à  l'égard  du  Japon,  par  le  ministre  Wou  ting 
fang  enfin  qui  s'exprimait  de  même  dans  les  termes  du  meil- 
leur augure,  n'a  pu  que  confirmer  cet  heureux  revirement. 

Lorsque,  à  la  réouverture  du  Parlement  japonais,  le  23  jan- 
vier 1917,  le  nouveau  ministre  des  Affaires  étrangères,  le 
vicomte  Motono,  prononça  devant  la  Chambre  des  représentans 
son  discojjrs  sur  la  politique  extérieure  de  l'Empire,  un  long 
et  important  passage  de  cette  harangue  était  consacré  aux  rela- 
tions sino-japonaises.  Le  vicomte  Motono,  avec  autant  de  fran- 
chise que  de  largeur,  reconnaissait  les  fautes  qui,  de  part  et 
d'autre,  avaient  pu  être  commises,  mais  il  rappelait  tous  les 
actes  par  lesquels  le  gouvernement  japonais  avait  marqué  et 
prouvé  son  sincère  désir  d'entretenir  avec  la  Chine  les  rapports  de 
la  plus  cordiale  entente.  Après  avoir  signalé  la  situation  spéciale 
qu'occupe  le  Japon  dans  les  régions  de  la  Chine  limitrophes  de 
la  Corée  et  la  nécessité  pour  le  gouvernement  impérial  de  sauve- 
garder les  intérêts  et  droits  légitimes  qu'il  y  a  acquis,  il  a  ajouté 
que  le  Japon  n'a  aucune  intention  de  poursuivre  une  politique 
égoïste  en  Chine,  qu'il  est  résolu  à  demeurer  d'accord  avec 
toutes  les  Puissances  intéressées,  comme  lui,  au  maintien  de 
l'indépendance  et  de  l'intégrité  du  territoire  chinois  et  qu'il  ne 
se  propose,  avec  elles,  que  la  prospérité  et  la  paix  de  la  grande 
République  voisinç. 

Dans  une  autre  partie  du  discours,  le  vicomte  Motono  insistait 
également  sur  le  désir  du  Japon  d'entretenir  les  relations  le 
plus  sincèrement  amicales  avec  le  gouvernement  et  le  peuple 
des  Etats-Unis.  Il  mentionnait  incidemment  les  propositions 
que  des  capitalistes  américains  avaient  faites  au  gouvernement 
japonais  en  vue  d'une  action  commune  dans  les  affaires  finan- 
cières de  Chine,  en  déclarant  que  le  gouvernement  impérial 


142 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


suivrait  avec  le  plus  vif  intérêt  le  développement  ultérieur  du 
rapprochement  économique  des  deux  pays. 

Mais  le  discours  était  surtout,  comme  il  fallait  s''y  attendre, 
un  exposé  magistral  de  la  politique  japonaise  dans  le  grand 
contlit  qui  avait  ligué  contre  l'ambition  et  la  barbarie  germa- 
niques la  plus  grande  partie  du  monde  civilisé.  Il  disait  la  part 
prise  par  son  pays  à  cette  lutte  gigantesque  et  la  ferme  réso- 
lution du  Japon  de  défendre,  non  seulement  ses  intérêts  parti- 
culiers, mais  ceux  de  ses  Alliés  et  de  l'humanité  tout  entière.  Il 
commentait  les  réponses  faites  parles  Alliés,  y  compris  le  Japon, 
à  la  Note  allemande  du  12  décembre  1916  et  à  la  Note  améri- 
caine du  21  du  même  mois,  concernant  la  prétendue  proposition 
de  paix  des  gouvernemens  ennemis  et  les  buts  de  la  présente 
guerre.  Une  certaine  émotion  s'était  d'abord  manifestée  à  Tokyo 
lors  de  la  remise  par  l'ambassadeur  des  Etats-Unis  de  la  Note 
allemande.  Mais  le  gouvernement  japonais  avait  aussitôt,  comme 
les  autres  Alliés,  pénétré  la  vanité  et  éventé  le  piège  des  soi- 
disant  propositions  de  la  duplicité  germanique.  Il  s'était  donc 
pleinement  associé  à  la  réponse  des  Alliés,  en  marquant  cepen- 
dant, comme  l'indiquait  le  vicomte  Motono,  que,  si  cette  réponse 
ne  contenait  pas  toutes  les  conditions  de  paix  que  les  Puis- 
sances alliées  exigeraient,  il  n'avait  pas  manqué,  quant  à  lui, 
de  prendre  toutes  les  mesures  nécessaires  pour  la  sauvegarde 
de  ses  droits  sur  la  disposition  future  des  territoires  coloniaux 
reconquis  sur  l'Allemagne. 

Une  grande  et  légitime  place  était  faite  aussi  dans  ce  discours 
aux  relations  russo-japonaises  et  a  l'accord  du  3  juillet  1916 
dont  le  vicomte  Motono  avait  été  lui-même  le  négociateur  et  le 
signataire.  «  Le  Japon  et  la  Russie,  ajoutait-il,  ont  de  grands 
intérêts  communs  à  préserver  en  Extrême-Orient.  L'accord 
intime  des  deux  nations,  de  même  que  notre  alliance  avec 
l'Angleterre,  constitue  une  garantie  indispensable  de  la  paix 
dans  ces  parages.  »  Il  avait  dit  plus  haut  -de  l'alliance  avec 
l'Angleterre  qu'elle  était  la  base  de  la  politique  extérieure  du 
Japon  et  que  la  guerre  actuelle  avait  démontré  la  solidité  infran- 
gible de  l'alliance,  ainsi  que  ses  indiscutables  bienfaits. 

Mais  l'heure  était  venue  où,  par  les  provocations  criminelles 
de  l'Allemagne,  et  plus  encore  par  l'admirable  vigilance  et 
fermeté  de  la  première  des  Puissances  neutres,  par  l'une  des 
plus  hautes  et  des  plus  nobles  résolutions  qu'aient  jamais  prises 


l'extrême-oriEiNT  pendant  là  guerre.  143 

dans  l'histoire  une  nation  d'un  grand  cœur  et  un  gouvernement 
docile  au  plus  sublime  idéal,  le  théâtre  déjà  si  vaste  de  la  guerre 
allait  s'étendre  encore  dans  des  proportions  inouïes.  L'heure 
était  venue  où  les  buts  de  la  guerre,  si  clairs,  si  lumineux  pour 
tous  les  Alliés  unis  dans  la  croisade  de  la  liberté  contre  la 
tyrannie,  allaient,  par  l'entrée  des  Etats-Unis  dans  le  conflit  et 
par  la  révolution  russe,  revêtir  plus  de  précision  encore  et  de 
grandeur  et  confondre  dans  la  défense  d'une  même  cause  la 
liberté  des  individus  comme  celle  des  peuples,  les  droits  de 
l'humanité  comme  l'indépendance  des  Nations.  C'est  surtout 
l'accession  des  États-Unis  à  la  coalition  dont  les  conséquences 
devaient  aussitôt  se  faire  sentir  dans  toute  l'étendue  de  l'Extrêmo- 
Orient  et  s'y  traduire  par  des  sanctions  immédiates.  La  Chine 
et  le  Japon  avaient  fort  opportunément,  malgré  les  dernières 
crises  intérieures,  recouvré  toute  la  liberté  d'esprit  et  d'action 
nécessaires  pour  pouvoir,  dans  cette  phase  décisive  de  la  guerre, 
jouer  le  rôle  qui  leur  appartenait  et  contribuer  aux  mesures 
d'exécution  ou  de  garantie  qui  seraient  requises  contre  la 
Puissance  de  proie,  désormais  condamnée  par  le  verdict  des 
Nations  et  l'inéluctable  destin. 

VII 

Lorsque,  le  4  février  1917,  le  président  Wilson  prononça  sa 
sentence  et  fit  connaître  solennellement  ses  résolutions,  ce  fut 
pour  rompre  toutes  relations  avec  l'Empire  félon  qui,  une  fois 
de  plus,  manquait  à  ses  engagemens,  et  pour  ranger  les  Etats- 
Unis  aux  côtés  des  Alliés  qui  menaient  le  combat  de  la  liberté, 
de  la  justice,  du  droit.  Le  président  Wilson,  en  faisant,  dès 
le  même  jour,  notifier  à  toutes  les  Puissances  neutres  par  ses 
représentans  auprès  d'elles  les  résolutions  ainsi  prises  et  la 
rupture  consommée  avec  l'Allemagne,  leur  faisait  exprimer  sa 
conviction  que  ce  serait  travailler  à  la  paix  du  monde  si  elles 
pouvaient  toutes  adopter  une  ligne  de  conduite  analogue  à  celle 
à  laquelle  il  avait  dû  lui-même  s'arrêter. 

Le  Japon,  lui,  était  déjà,  et  depuis  la  première  heure,  dans 
la  lutte.  Il  ne  pouvait  que  saluer,  comme  il  le  fit,  avec  une 
sincère  émotion  et  gratitude,  l'acte  généreux  par  lequel  les 
États-Unis  entraient,  à  leur  tour,  dans  le  conflit  pour  soutenir 
la  cause  de  l'humanité  et  pour  avancer  l'heure  de  la  paix  par  la 


144 


REVUE    DES    DEUX    MONDES^ 


victoire.  Il  se  félicitait,  de  plus,  de  voir  fortifier  par  ce  nouvel 
et  puissant  lien  les  accords  qui,  depuis  le  30  novembre  1908, 
existaient  entre  les  deux  gouvernemens  pour  le  maintien  du 
statu  quo,  de  l'équilibre  et  de  la  paix  dans  le  bassin  du  Paci- 
fique et  dans  l'Asie  orientale.  Il  saisissait  enfin  cette  occasion 
de  repousser  du  pied  les  perfides  et  niaises  manœuvres  par  les- 
quelles le  gouvernement  allemand  avait  cru  pouvoir  l'entraîner 
avec  le  Mexique  dans  une  action  hostile  et  traîtresse  contre  les 
Etals-Unis.  L'accession  des  Etats-Unis  à  la  bonne  cause  fut 
célébrée  à  Tokyo  avec  autant  d'enthousiasme  et  de  foi  que  dans 
toutes  les  autres  capitales  vies  Alliés. 

Parmi  les  Puissances  neutres,  ce  fut  la  Chine  qui,  la  pre- 
mière, entendit  et  suivit  l'appel  des  Etats-Unis.  Le  Cabinet  de 
Pékin  adressa  sans  retard  au  Cabinet  de  Washington  une 
réponse  par  laquelle  il  faisait  connaître  dans  les  termes  les  plus 
éloquens  son  adhésion  sans  réserve  à  la  communication  qui  lui 
avait  été  transmise.  Le  ministre  Wou  ting  fang  envoyait  en 
même  temps  au  gouvernement  allemand  une  Note  de  protesta- 
tion aussi  ferme  que  digne,  se  terminant  par  la  déclaration 
que,  s'il  n'y  était  pas  fait  droit,  le  gouvernement  chinois  se 
verrait  obligé  de  rompre  ses  relations  avec  la  chancellerie  de 
Berlin,  La  Chine,  élevée  dans  les  maximes  de  Confucius  sur 
l'identité  entre  la  morale  des  Etats  et  la  morale  privée,  et  qui, 
depuis  son  adoption  du  régime  républicain,  se  sentait  plus  rap- 
prochée encore  du  gouvernement  des  Etats-Unis  auquel  la 
liaient  déjà  d'anciennes  sympathies,  avait  compris  que  la  Note 
du  président  Wilson  lui  traçait  son  devoir  et  lui  donnait  l'occa- 
sion de  rectifier  l'attitude  obscure  trop  longtemps  observée  par 
le  président  Yuan  che  kai  dans  la  grande  crise  qu'avait  ouverte 
la  guerre  de  1914.  En  se  plaçant  sous  l'égide  américaine,  elle 
allait  du  même  coup  se  trouver  l'alliée  des  grandes  Puissances 
d'Occident,  toutes  prêtes  à  l'accueillir,  et  du  Japon  avec  lequel 
elle  désirait,  depuis  la  mort  de  Yuan,  rétablir  des  relations, 
non  seulement  correctes,  mais  confiantes  et  cordiales.  Jamais 
chance  meilleure  ne  pourrait  se  présenter  pour  elle  de  réparer 
les  erreurs  commises  depuis  l'année  1900  et  de  se  concilier  le 
durable  appui  des  Puissances  dont  il  lui  importait  le  plus  de 
rechercher  et  de  cultiver  l'amitié. 

La  Chine  ne  pouvait  oublier,  d'autre  part,  tout  ce  qu'elle 
avait  eu,  depuis  vingt  ans,  à  souffrir  de  l'Allemagae  qui,  après 


L'EXTRÊME-ORIENT    PENDANT    LA    GUERRE.  145 

avoir  fait  mine  de  lui  venir  en  aide  en  1895,  lui  avait,  en  1897, 
arraché  par  violence  la  cession  à  bail  du  territoire  de  Kiao- 
tcheou,  lui  avait  impose',  en  1900,  la  plus  humiliante  expiation 
de  l'insurrection  des  Boxeurs,  et  qui,  depuis  lors,  n'avait  cessé  de 
l'exciter  dans  un  dessein  intéressé,  d'abord  contre  la  Russie,  puis 
contre  le  Japon,  contre  la  Grande-Bretagne,  contre  la  France. 
Le  président  Yuan  avait  eu  la  faiblesse  de  se  laisser  circonvenir 
par  les  intrigues  et  les  flatteries  des  agens  allemands  qui,  depuis 
le  début  de  la  grande  guerre,  avaient  réussi  à  l'entourer.  Il  les 
avait  laissés  exercer  leur  propagande  et  répandre  dans  tout  le 
pays  les  nouvelles  les  plus  tendancieuses  et  les  plus  fausses  sur 
les  événemens  d'Europe.  C'est  par  eux  qu'il  avait  été  encouragé 
dans  sa  campagne  chimérique  de  restauration  impériale. 

C'était,  ou  jamais,  le  moment  de  rompre  avec  tout  ce  passé, 
d'exorciser  tous  ces  spectres.  Le  ministre  Wou  tingfang,  qu'heu- 
reusement son  long  séjour  aux  Etats-Unis  avait  familiarisé 
avec  l'esprit  et  les  idées  de  la  nation  américaine,  eut  la  sagesse 
de  ne  pas  perdre  une  heure.  En  vain  le  gouvernement  allemand 
s'efForça-t-il  de  démontrer  à  la  Chine  que  la  guerre  sous-marine 
ne  pouvait  la  viser  ni  l'atteindre,  et  que  de  grandes  précautions 
seraient  prises  pour  épargner  les  bàtimens  et  les  sujets  chinois. 
La  Chine,  n'ayant  pu  obtenir  plus  de  satisfaction  que  les  États- 
Unis  et  aucun  autre  gouvernement  n'en  avaient  obtenu,  le 
ministre  d'Allemagne,  l'amiral  von  Heintze,  sur  l'activité 
duquel  l'empereur  Guillaume  II  avait  fondé  tant  d'espérances, 
reçut  ses  passeports  et  dut  s'embarquer  à  Shanghai  sur  un  bâti- 
ment hollandais,  avec  un  sauf-conduit  lui  assurant  le  passage 
par  les  Etats-Unis,  et  de  là  en  Europe.  Les  ministres  de  Chine 
quittèrent  de  même  Berlin  et  Bruxelles  avec  tous  les  consuls  et 
tous  les  sujets  chinois. 

La  rupture  ainsi  consommée,  le  gouvernement  chinois  prit, 
sans  plus  tarder,  les  mesures  qui  s'imposaient  à  l'égard  des 
concessions  allemandes  de  Tien-tsin  et  de  Han-Keou,  de  même 
qu'envers  les  bàtimens  allemands  internés  dans  les  ports.  Il 
interrompit,  d'autre  part,  jusqu'à  la  lin  des  hostilités,  tout 
paiement  au  gouvernement  et  aux  sujets  allemands  des  coupons 
des  emprunts,  dont  le  bénéfice  servait  surtout  à  la  propagande 
pangermaniste.  L'Allemagne  se  trouva  en  même  temps  exclue, 
au  grand  soulagement  des  Alliés,  du  «  consortium  »  financier 
avec  lequel  avait  été   contracté    l'emprunt    de    réorganisation 

TOME   XL.   —    19i7.  10 


446  REVUE    DES    DEUX    MONDES^ 

de  11)13.  Toutes  les  entreprises  commerciales,  maritimes,  indus- 
trielles des  Allemands  en  Chine  furent  autant  que  possible 
suspendues,  les  sujets  allemands  dépouillés  des  privilèges  de 
l'exterritorialité  étant  eux-mêmes  étroitement  surveillés  et  mis 
hors  d'état  de  nuire.  Le  gouvernement  chinois  se  réservait  enfin 
la  faculté  de  prendre  par  la  suite,  à  l'exemple  des  Etats-Unis, 
et  selon  ce  que  les  circonstances  exigeraient,  toutes  les  disposi- 
tions additionnelles  propres  à  accentuer  son  attitude  envers 
l'Allemagne.    . 

Le  Japon  appréciait  autant,  sinon  même  plus  encore  que 
les  autres  Alliés,  le  divorce  qui  délivrait  la  Chine  de  l'emprise 
allemande.  Il  accueillit  très  volontiers  cette  éventualité  nou- 
velle d'une  Chine  faisant  bloc  avec  les  Etats-Unis  et  avec  lui 
contre  les  Puissances  germaniques.  Au  rêve  pangermaniste 
d'une  Allemagne  appelée  à  dominer  l'Asie  d'un  côté,  à  l'Ouest 
par  l'Asie  Mineure,  le  Taurus  et  la  ligne  de  Hambourg  à 
Bagdad,  de  l'autre  à  l'Est,  par  Kiao-tcheou,  le  Ghan-tong,  le 
Tcheli  et  toutes  les  extensions  projetées,  se  substituait  l'union, 
la  coopération  en  Extrême-Orient  et  sur  le  Pacifique  des  trois 
grands  Etats  riverains,  les  Etats-Unis,  le  Japon  et  la  Chine, 
simultanément  alliés  aux  trois  grandes  Puissances  d'Europe,  la 
France,  l'Angleterre,  la  Russie,  ayant  précisément  les  plus 
grands  intérêts  territoriaux,  politiques  et  économiques  en  Asie. 
—  Dès  aujourd'hui,  par  l'impuissance  à  laquelle  la  réduisait 
l'effondrement  de  tout  son  domaine  colonial  et  la  disparition 
des  mers  de  son  pavillon  militaire  ou  marchand,  l'Allemagne 
est  exclue  de  cette  vaste  région  du  monde  où  elle  avait  espéré 
se  créer  un  Empire.  Le  Pacifique  et  l'Asie  sont  à  l'abri  de  ses 
atteintes.  Il  y  a  là  une  heureuse  portion  du  globe  déjà  lavée  et 
purifiée  de  la  souillure,  de  la  lèpre  allemande,  et  qui  nous 
donne  l'avant-goût  de  ce  que  sera  l'univers  définitivement 
alïranchi  où  les  poumons  respireront  un  air  libre,  où  l'huma- 
nité pourra  reprendre  le  cours  de  ses  destinées  et  se  vouer  en 
paix  à  l'avenir  de  la  civilisation  pour  laquelle  la  «  kultur  » 
teutonne  eût  été,  au  cas  où  elle  eut  triomphe',  un  si  effroyable 
péril. 

Pendant  de  longs  siècles  la  Chine  et  le  Japon  s'étaient  eux- 
mêmes  volontairement  enfermés  dans  leur  isolement,  exclus  de 
tout  rapport  avec  l'univers.  Le  continent  américain  était  ignoré, 
inexistant  pour  l'ancien  monde;  et  quand,  trois  siècles  après  la 


l'extrême-orient  pendant  la  guerre.  147 

découverte  de  Christophe  Colomb,  les  descendans  des  émigrans 
du  Royaume-Uni  fondèrent  entre  le  Canada  et  les  embou- 
chures du  Mississipi  la  république  des  Etats-Unis,  eux  aussi, 
ils  eurent  d'abord  pour  politique  d'écarter  d'eux  l'Europe  et  de 
ne  pas  intervenir  eux-mêmes  dans  les  affaires  européennes. 
Tels  furent,  à  l'origine,  le  sens  et  le  but  de  la  doctrine  formulée 
en  1823  par  le  président  Monroe.  Or,  il  est  arrivé  que  ce  sont 
les  Etats-Unis  qui  ont  les  premiers,  de  1840  à  1853,  successi- 
vement ouvert  au  commerce  et  aux  rapports  internationaux  la 
Chine,  la  Corée,  le  Japon.  Et  c'est  le  président  Wilson  qui 
aujourd'hui  fait  de  la  doctrine  de  Monroe  la  formule  même  de 
l'union  entre  l'ancien  et  le  nouveau  monde.  <(  Je  propose,  disait- 
il  dans  un  message  au  Sénat  du  22  janvier  dernier  qui  contenait 
ses  vues  sur  la  future  paix,  sur  les  garanties  et  sanctions  de 
cette  paix;  je  propose  que  les  diverses  nations  acceptent  d'accord 
la  doctrine  du  président  Monroe  comme  la  doctrine  du  monde, 
qu'aucune  nation  ne  cherche  à  imposer  sa  politique  à  un  autre 
pays,  mais  que  "chaque  peuple  soit  libre  de  fixer  lui-même  sa 
politique  personnelle  et  de  choisir  sa  propre  voie  vers  son  dé- 
veloppement. »  Et  il  ajoutait  dans  son  adresse  inaugurale  du 
4  mars  :  «  Nous  ne  sommes  plus  des  provinciaux  :  les  événe- 
mens  tragiques  des  trente  mois  de  guerre  que  nous  venons  de 
vivre  nous  ont  constitués  citoyens  du  monde.  Toutes  les  nations 
sont  également  intéressées  à  la  paix  du  monde,  à  la  stabilité 
politique  des  peuples  libres  et  sont  également  responsables  de 
leur  maintien.  »  C'est  ainsi  dans  la  région  de  l'univers  jadis  le 
plus  fermée  aux  communications  avec  le  dehors,  et  par  l'initia- 
tive de  la  grande  République  du  nouveau  monde  la  plus  rebelle 
par  principe  à  tout  accord  avec  l'Europe  qu'aura  été  scellé,  dans 
la  présente  guerre,  le  pacte  d'alliance  le  plus  vaste  et  le  plus 
compréhensif  qui  ait  jamais  uni  les  hommes.  Ce  sera  le  grand 
et  impérissable  honneur  du  président  Wilson  d'avoir  éto 
l'initiateur  et  comme  le  prédicateur  de  cette  nouvelle  croisade. 
Ce  sera  aussi  pour  les  deux  nations  de  l'antique  Asie,  pour  le 
Japon  allié  de  la  veille,  pour  la  Chine  qui  a  entendu  l'appel  des 
États-Unis,  un  titre  glorieux  d'avoir  été,  dans  cette  lutte,  du 
côté  de  la  justice  et  du  droit  contre  la  barbarie,  du  côté  de  la 
lumière  contre  les  ténèbres. 


14-8  BEVUE    DES    DEUX    MONDES.: 


VIII 


A  la  fin  (lu  mois  de  janvier  de  cette  année,  le  lendemain 
même  du  remarquable  discours  prononcé  par  le  vicomte  Motono 
devant  la  Chambre  basse  sur  la  politique  extérieure  de  l'Empire, 
le  gouvernement  japonais  avait  dû  dissoudre  la  Chambre  des 
représentans  dont  la  majorité  avait  fait  une  opposition  irréconci- 
liable au  Cabinet.  Le  motif  de  cette  obstruction  était  le  grief  pré- 
judiciel contre  le  Cabinet  de  n'avoir  pas  été  formé  selon  les  prin- 
cipes du  gouvernement  parlementaire,  d'être  l'élu  des  «  genro  » 
et  des  clans,  de  représenter,  non  la  nation,  mais  la  tradition 
bureaucratique  et  militaire.  A  ce  grief,  articulé  par  le  vicomte 
Kato,  chef  du  Kensei-kai  et  de  toute  la  coalition  antiministé- 
rielle, le  maréchal  Teraoutsi  répondit  le  9  février,  dans  un 
discours  adressé  à  la  réunion  des  gouverneurs  de  provinces  en 
rappelant  que,  d'après  la  constitution  impériale  de  1889,  les 
ministres  sont  responsables,  non  devant  les  Chambres,  mais 
devant  l'Empereur;  que,  d'ailleurs,  le  Parlement  comprend, 
non-seulement  la  Chambre  des  représentans,  mais  la  Chambre 
des  Pairs,  que  la  Chambre  basse  ne  peut  donc  à  elle  seule 
inspirer  ou  dicter  la  politique  du  gouvernement.  Il  ajoutait  que 
le  Cabinet,  loin  de  méconnaître  l'importance  de, la  Chambre 
basse,  s'était  au  contraire  attaché  à  lui  exposer  ses  intentions,  ses 
desseins,  et  s'était  efforcé  de  rallier  ses  suffrages,  qu'il  regret- 
tait de  n'avoir  pu  la  convaincre,  mais  qu'il  ne  pouvait  vrai- 
ment renoncer  pour  elle  au  devoir  d'accomplir  la  tâche  que  le 
souverain  lui  avait  confiée. 

Les  élections  générales  pour  le  renouvellement  de  la 
Chambre  ainsi  dissoute  viennent  d'avoir  lieu,  à  la  date  du 
20  avril.  Elles  ont  eu  pour  résultat  la  défaite  de  l'opposition, 
réduite  de  230  à  155  voix,  et  la  victoire  du  Cabinet  qui  disposera 
désormais  de  216  voix.  Non  que  le  Cabinet,  qui  demeure  fidèle 
à  ses  origines  et  à  son  principe,  entende  se  subordonner  à  un 
parti  proprement  parlementaire,  mais,  et  tout  en  n'étant  res- 
ponsable que  devant  l'Empereur,  il  ne  fait  pas  difficulté  d'être 
soutenu  dans  la  Chambre  nouvelle  par  le  parti  constitutionnel, 
(Seiyukai)  qu'avait  jadis  fondé  le  prince  Ito,  sur  lequel  s'étaient, 
l'un  après  l'autre,  appuyés,  non  seulement  le  prince  Ito  et  le 
marquis  Saionji,  mais  le  prince  Katsura  et  l'amiral  Yamamoto, 


l'extrême-orient  pendant  la  guerre.  149 

«t  qui  vient  d'obtenir  aux  élections  ge'ne'rales  cette  majorité'  de 
plus  de  200  voix. 

Le  maréchal  Teraoutsi  et  le  vicomte  Motono,  ministre  des 
Alïaires  étrangères,  restent  donc  au  pouvoir  et  se  dédieront 
avec  plus  de  sérénité  et  de  confiance  aux  grands  objets  exté- 
rieurs ou  domestiques  qui  réclament  toute  leur  attention.  Les 
sympathies  envers  notre  pays  du  maréchal  Teraoutsi  qui,  après 
avoir  élé  l'élève  de  notre  école  de  Saint-Cyr,  est  revenu  pour 
plusieurs  années  à  Paris  comme  attaché  militaire,  et  du  vicomte 
Motono,  docteur  en  droit  de  notre  Université,  et  qui,  dans  ses 
différentes  missions  à  Bruxelles,  à  Petrograd,  à  Paris,  s'est 
montré  un  constant  et  sincère  ami  de  la  France,  nous  sont  un 
sûr  garant  de  l'esprit  dont  continuera  de  s'inspirer  leur  gou- 
vernement. Les  déclarations  faites  par  eux  en  octobre  1916 
comme  au  mois  de  janvier  1917  ne  nous  laissent  aucun  doute 
sur  la  façon  dont  ils  poursuivront  leur  tâche  envers  leur  propre 
pays  et  envers  les  Alliés.  Les  dispositions  dont  le  vicomte 
Motono,  dans  son  discours  du  23  janvier  dernier,  s'était  déjà 
fait  l'interprète  à  l'égard  des  Etats-Unis  et  de  la  Chine  n'ont 
pu  être  que  singulièrement  confirmées  et  fortifiées  par  les 
événemens  survenus  depuis  lors  et  par  le  fait  que  les  Etats- 
Unis  et  la  Chine  se  sont  maintenant  ralliés  à  notre  cause 
commune.  Il  n'en  aura  qu'une  autorité  et  une  facilité  plus 
grandes  pour  resserrer  les  liens  entre  les  trois  gouvernemens 
dont  l'objet  et  l'œuvre  consisteront,  en  secondant  de  tout  leur 
pouvoir  les  efforts  des  Alliés,  à  préserver  cette  région  du 
monde,  non  pas  seulement  pendant  la  présente  guerre,  mais 
après  le  rétablissement  de  la  paix,  contre  un  retour  offensif  de 
l'ennemi.  Ce  n'est  pas  d'ailleurs  pour  un  jour  et  pour  une  seule 
campagne  que  la  ligue  entre  les  trois  riverains  du  Pacifique  doit 
s'être  ainsi  faite  et  constituée  contre  l'Empire  insolent  et  jaloux 
qui,  par  la  bouche  de  Guillaume  II,  avait  successivement 
dénoncé  le  péril  américain  et  le  péril  jaune  :  elle  devra,  au 
contraire,  survivre  à  la  victoire  et  réaliser  ce  qui  a  été,  dès  le 
début  de  l'ère  de  Meiji,  le  noble  idéal  de  la  révolution  japonaise, 
l'union  durable  entre  l'Orient  et  l'Occident. 

A.  Gérard. 


NOTRE  AVENIR  ÉCONOMIQUE 


FRANCE  ET  ESPAGNE 


La  guerre  implacable,  qui  déchire  l'Europe  depuis  près  de 
trois  ans,  sera  nécessairement  suivie  d'une  après-guerre  éco- 
nomique, à  laquelle  tous  les  peuples  se  préparent,  comme  ils 
auraient  dû  tous  se  préparer  à  la  guerre  elle-même.  Les  cadres 
de  ces  hostilités  nouvelles  resteront,  dans  leurs  grandes  lignes, 
ceux  que  trois  ans  d'association  armée  vont  avoir  solidement 
établis.  Après  comme  avant  le  traité  de  paix,  les  amis  demeu- 
reront, il  faut  l'espérer,  des  amis,  et  les  adversaires  actuels  ne 
se  réconcilieront  pas  assez  pour  ne  pas  chercher  à  restreindre, 
dans  la  mesure  du  possible,  leurs  relations  d'aflaires.  Il  n'est 
pas  probable  et  il  n'est  pas  à  souhaiter  qu'une  telle  convulsion 
amène  l'établissement  rapide  de  cette  fraternité  universelle  qui 
suscitait,  il  y  a  trois  ans,  l'enthousiasme  illusionné  de  quelques 
rêveurs.  L'après-guerre  économique  présentera  même  cette 
différence  avec  la  guerre  à  coups  de  canon  que  toutes  les  neu- 
tralités apparentes  ou  réelles  d'aujourd'hui  en  seront  éliminées. 
Comme  la  continuation  des  hostilités  le  met  déjà  de  plus  en 
plus  en  lumière,  chaque  peuple,  sans  exception  aucune,  sera 
forcé  d'adopter  un  camp,  sous  peine  de  se  trouver,  plus  encore 
que  dans  nos  conflits  militaires,  pris  entre  deux  feux.  Personne 
ne  pourra  plus  sans  risques  se  dire  «  l'ami  de  tout  le  monde.  » 
Il  faudra  choisir.  Aussi,  dans  cette  veillée  des  armes  commer- 
ciale et  industrielle  qui  coïncide  avec  la  dernière  phase  de  la 
lutte,    chacun  cherche-t-il    à    apprécier    les    ressources  et  les 


FRANCE    ET    ESPAGNE. 


151 


besoins  de  ses  allie's,  de  ses  voisins,  de  ses  fournisseurs  ou 
cliens  possibles,  afin  de  concevoir  l'état  des  marchés  à  venir,  les 
centres  de  production  utilisables,  les  développemens  à  provo- 
quer, à  favoriser  ou  à  craindre,  la  direction  et  l'intensité  des 
futurs  courans  économiques. 

II  se  fait,  dans  cet  ordre  d'idées,  tout  un  grand  travail  sou- 
terrain que  ne  mentionnent  pas  les  «  Communiqués,  ^)  mais 
pour  lequel  nous  ne  saurions  ignorer  l'ardeur  minutieuse, 
organisée  et  persévérante  qu'apportent  nos  ennemis.  A  ne 
considérer  que  les  pays  neutres  (dont  le  nombre,  fort  heureu- 
sement, diminue  de  jour  en  jour),  un  double  danger  nous 
menace  :  l'accumulation  par  les  Allemands  des  stocks  qui 
devront,  au  premier  jour,  leur  fournir  des  matières  premières 
ou  leur  permettre  de  servir  des  produits  fabriqués  à  leurs 
anciens  cliens  et  la  substitution  sournoise  de  marques  neutres 
aux  marques  germaniques  que  nous  aurons  décidé  de  boycotter. 
De  notre  côté,  on  ne  reste  pas  non  plus  inactif  et,  malgré  l'indi- 
vidualisme trop  prononcé  qui  entrave  nos  groupemens,  il  suffit 
de  rappeler  quelles  vastes  organisations  ont  été  conçues  pour 
les  matières  colorantes  ou  pour  les  métaux  :  organisations  dans 
lesquelles  des  parts  seront  sans  doute  attribuables  à  d'autres 
qu'aux  onze  peuples  alliés.  A  l'occasion  de  ces  efforts,  les  sympa- 
thies, les  communautés  de  sentimens  que  détermine  l'unité  de 
race  peuvent  favoriser  des  associations  d'intérêts  qui,  à  leur 
tour,  sont  le  plus  solide  fondement  des  amitiés.  Pour  nous, 
Français,  en  particulier,  il  est  tout  indiqué  de  vouloir  étudier 
plus  à  fond  le  seul  de  nos  grands  voisins  qui  n'ait  pas  pris  part 
à  la  guerre  actuelle;  non  pour  tendre  à  modifier  sa  neutralité 
sincère  et  bienveillante,  mais  afin  de  jeter,  sur  les  deux  versans 
des  Pyrénées,  les  bases  de  relations  économiques  plus  étroites 
et  plus  fructueuses.  Il  existe  là  deux  peuples  séparés  par  une 
frontière  naturelle  assez  nette  pour  que  toute  hypothèse  d'un 
conflit  entre  eux  puisse  être  heureusement  écartée;  et,  néan- 
moins, cette  frontière  naturelle  va  bientôt, avec  l'ouverture  pro- 
chaine des  deux  transpyrénéens,  cesser  d'être  une  barrière. 
Leurs  rapports  d'affaires  sont  déjà  nombreux  et  doivent  le 
devenir  plus  encore.  A  bien  des  égards,  ils  se  complètent  :  sur 
quelques  points  seulement,  pour  lesquels  ils  doivent  aisément 
s'entendre,  ils  peuvent  se  trouver  en  compétition.  Chacun  d'eux 
a  tout  avantage  à  être  en  bons  termes  avec  l'autre;  et  chacun 


152  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

des  deux  ne  peut  que  gagner  à  voir  son  voisin  prospérer;  car 
on  ne  fait  de  bonnes  affaires  qu'avec  les  riches.  Si  Ton  joint  à 
cela  certains  rapprochemens  d'esprit  manifestes  qui  entraînent 
un  pareil  souci  pre'dominant  du  droit  et  de  l'honneur,  pn  com- 
prendra que  l'Espagne  et  la  France  sont  également  intéressées 
à  mieux  se  connaître,  à  voisiner,  à  converser  plus  intimement 
fct  plus  souvent. 

Pour  faciliter  ces  rapprochemens,  l'Institut  de  France  avait 
déjà  pris  l'initiative  d'une  mission  littéraire,  artistique  et 
scientifique,  dont  M.  Etienne  Lamy  a  exposé  ici  les  résultats. 
Une  seconde  mission  de  l'Institut  est  partie  pour  l'Espagne,  au 
mois  de  novembre  1916,  composée  cette  fois,  dans  un  esprit 
différent,  d'hommes  que  leurs  habitudes  intellectuelles,  leurs 
travaux  et  leurs  fonctions  conduisaient  à  envisager  plus  volon- 
tiers le  côté  pratique  des  problèmes,  ou  tout  au  moins  à  cher- 
cher et  à  désirer  l'application  réaliste  de  la  science.  Cette  mis- 
sion peut  être  considérée  comme  la  mise  en  œuvre  d'une  idée 
que  je  crois  fondamentale  pour  l'avenir  de  notre  pays  et  qui, 
malgré  certaines  résistances  occultes,  commence  à  faire  son 
chemin  :  l'association  effica'ce  et  constante  de  la  science  fran- 
çaise avec  l'industrie;  la  démolition  de  cette  cloison  étanche 
qui,  pendant  une  période  trop  longue  où  l'on  a  rompu  avec  la 
tradition  des  Lavoisier,  des  Thénard,  des  Berthollet,  des  Gay- 
Lussac,  des  Monge,  des  Prony,  de  tous  ceux  qui  fondèrent  la 
science  française  au  début  du  xix^  siècle,  a  prétendu  enfermer 
l'Académie  des  Sciences  dans  une  tour  d'ivoire  dédaigneuse, 
pour  ne  plus  laisser  briller  devant  des  yeux  hypnotisés  que  les 
boutons  de  cristal  des  mandarins. 

Dans  le  voyage  de  cinq  semaines  qui  a  été  fait  à  cette  occa- 
sion, on  s'est  proposé  de  voir  et  d'apprécier,  non  plus  la  grande 
Espagne  du  passé,  l'Espagne  du  Cid,  des  conquistadores,  de 
Cervantes  ou  de  Velazquez,  mais  la  non  moins  grande  Espagne 
du  présent,  celle  des  forces  hydrauliques,  des  mines,  des  sucre- 
ries, des  industries  mécaniques  et  chimiques  :  une  Espagne 
nouvelle  que  regardent  en  général  trop  distraitement  les  tou- 
ristes, séduits  d'abord  par  les  musées,  les  palais  arabes  ou  les 
cathédrales;  une  Espagne  qui  me  parait  être  le  pays  d'Europe 
le  plus  intéressant  pour  les  industriels  et  les  financiers  par  ses 
perspectives  de  développement  prochain.  On  a  abordé  ainsi  des 
groupemens  humains  très  actifs  et  très  vivans  qui   sont  ceux 


FRANCE    ET    ESPAGNE.  153 

des  Chambres  de  commerce  ou  des  Chambres  industrielles, 
des  Ecoles  techniques,  des  laboratoires,  et,  pour  employer  un 
terme  très  espagnol,  du  Fomento,  de  cet  échaulVement,  de  cet 
excitement,  de  cet  encouragement  (pour  traduire  le  mot  dans 
son  sens  littéral), qui  embrasse  les  travaux  publics,  le  commerce 
et  l'agriculture. 

Ayant  eu  l'honneur  d'être  associé  à  ce  voyage,  je  me  suis 
trouvé,  pour  ma  part,  conduit  à  visiter,  en  des  villes  que  je 
croyais  bien  connaître,  un  pays  tout  différent  de  celui  qui 
m'avait  attiré  et  ravi,  souvent  passionné,  dans  mes  excursions 
antérieures,  un  peu  surpris  tout  d'abord,  je  l'avoue,  d'aller  voir 
un  haut  fourneau  ou  un  chantier  de  mine  poudreux  quand 
m'appelaient  au  voisinage  de  vieilles  demeures  armoriées,  des 
statues  gothiques  ou  des  retables  aux  fines  sculptures,  d'avoir  à 
examiner  des  alambics  non  loin  du  Prado,  de  visiter  des  instal- 
lations de  port  à  Séville  ou  une  fabrique  de  sucre  à  Grenade, 
mais  bientôt  conquis  par  tout  ce  que  je  découvrais  ainsi  de  vie 
agissante  ou  latente,  de  fermentation  féconde,  d'ardeur  au  tra- 
vail, d'évolution  rapide  vers  l'industrie  la  plus  moderne.  Un 
point  de  vue  nouveau  suggère  toujours  des  idées  nouvelles,  ou 
incite  k  coordonner  différemment  des  idées  anciennes.  Ce  sont 
quelques-unes  de  ces  idées  que  je  voudrais  exposer  ici,  parmi 
celles  qui  touchent  le  plus  vivement  à  nos  préoccupations  pré- 
sentes, et  en  envisageant  uniquement  les  «  choses  d'Espagne  » 
dans  leurs  rapports  possibles  avec  notre  pays. 

Il  ne  s'agit  pas  de  révéler  aux  Français,  suivant  un  mot  qui 
nous  a  été  plus  d'une  fois  redit  avec  amertume,  que  l'Espagne 
n'est  pas  seulement  la  patrie  des  castagnettes,  des  cigarières  et 
des  toreros  :  cette  découverte,  si  elle  a  jamais  été  nécessaire, 
est  réalisée  depuis  longtemps;  mais  peut-être,  sur 'quelques 
points  plus  précis, est-il  certaines  observations  utiles  à  répandre, 
aussi  bien  d'un  côté  de  la  frontière  que  de  l'autre,  pour  faciliter 
les  rapprochemens  économiques.  En  les  énonçant  avec  fran- 
chise et  avec  des  restrictions  nécessaires  que  l'atmosphère  trop 
chaude  des  banquets  ou  des  réceptions  cordiales  amène  parfois 
à  négliger,  je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter  que  je  parlerai  en  mon 
nom  tout  personnel,  plutôt  à  l'occasion  d'une  mission  récente 
que  comme  suite  à  celle-ci.  J'ai  regardé  l'Espagne  avec  infini- 
ment de  sympathie,  une  sympathie  qui  n'est  pas  celle  d'un 
converti,  mais  celle   d'un  Latin  incorrigible,  et  ce  Latin  s'est 


154 


REVUE    DES    DEUX    MONDES, 


très  généralement  réjoui  de  la  transformation  qui  s'opère  au 
delà  des  monts.  Mais  on  doit  la  vérité  surtout  à  ses  amis.  Il 
pourra  donc  arriver  incidemment  que  je  ne  paraisse  pas  trouver 
tout  parfait  en  Espagne;  je  ne  crois  pas  non  plus  tout  parfait 
en  France.  Devrai-je  alors  garder  le  silence?  Ce  n'est  pas  par 
des  congratulations  réciproques  que  l'on  progresse.  Il  vaut 
mieux,  ce  me  semble,  mettre  le  doigt  là  où  il  reste  un  effort  à 
faire,  un  défaut  à  déraciner,  alors  qu'il  ne  s'agit  pas  de  pro- 
blèmes intérieurs  où  les  amis  les  mieux  intentionnés  n'ont  rien 
à  voir.  On  peut  le  faire  d'autant  plus  nettement  que,  presque 
toujours,  les  faiblesses  des  Espagnols  sont  aussi  les  nôtres. 
Nous  sommes  frères,  même  en  cela;  L'Espagne  a  des  ressources 
matérielles  énormes,  et  sa  population  possède  toutes  les  qua- 
lités nécessaires  pour  mettre  ces  ressources  en  valeur.  Elle  l'a 
déjà  commencé  dans  une  large  mesure.  Elle  peut  plus  encore. 
Il  ne  sera  pas  dit,  même  au  delà  des  Pyrénées,  qu'une  mauvaise 
organisation,  sur  les  vices  de  laquelle  nos  voisins  sont  généra- 
lement d'accord,  une  administration  de  politiciens  aux  opinions 
changeantes,  empêchent  tant  d'élémens  fructueux  de  prospérer 
autant  qu'ils  le  devraient. 

LA    QUESTION    MINIÈRE 

Afin  de  mettre  un  peu  d'ordre  dans  un  sujet  très  complexe 
et  qui  demanderait  presque  un  volume,  j'examinerai  tour  à 
tour  les  principales  ressources  actuelles  de  l'Espagne  et  ce 
qu'elles  peuvent  comporter  d'utile  pour  la  France,  en  insistant, 
comme  je  l'ai  dit,  sur  les  moyens  de  les  mieux  utiliser.  On 
m'excusera  de  traiter  avec  quelques  développemens  la  question 
minière,  'dont  l'importance  est  ici  de  premier  ordre,  en  me 
bornant  à  effleurer  d'autres  parties  qui  touchent  moins  particu- 
lièrement notre  pays.  Ce  n'est  pas  un  tableau  de  toute  l'indus- 
trie espagnole  que  j'essaye  de  tracer,  et  je  serai  conduit  à  en 
retrancher  tout  ce  qui  n'a  qu'un  rôle  purement  national. 

Les  ressources  d'un  pays,  envisagées  dans  un  sens  très 
large,  peuvent  se  diviser  en  plusieurs  groupes  principaux  : 
matières  premières  à  extraire  une  fois  pour  toutes  du  sol  par 
le  travail  des  inines  ;  forces  hydrauliques  susceptibles  de  rem- 
placer d'une  façon  plus  durable  le  charbon  de  terre;  sol  culti- 
vable pouvant  emprunter  à  l'air,    aux  nuages,   au    soleil,  des 


FRANCE    ET    ESPAGNE.  ISo 

élémens  chimiques  et  des  calories  indéfiniment  renouvelés; 
facilités  de  communication  intérieures  ou  extérieures  permet- 
tant la  pénétration  utile  ou  le  transit  fructueux  des  produits 
étrangers,  l'exportation  féconde  des  produits  nationaux;  enfin 
capital  argent  et  capital  humain. 

Pour  l'ensemble  des  matières  minérales,  l'Espagne  est,  dans 
l'ensemlile,  merveilleusement  douée.  C'est,  on  peut  le  dire,  le 
pays  d'Europe  le  plus  riche  en  métaux,  celui  qui  soutient  le 
mieux  la  comparaison  avec  les  régions  productrices  du  Nouveau 
Monde.  Cependant,  cette  affirmation  qu'aucun  mineur,  je  crois, 
ne  contredira  et  qui  fut  classique  dès  l'antiquité,  ne  semble 
pas  conforme  aux  calculs  des  statisticiens.  Pour  ne  prendre 
qu'un  chiffre  global,  la  production  minière  de  l'Espagne  en 
•1913  est  estimée  à  572  millions  de  francs,  tandis  que  celle  de 
la  France,  par  exemple,  dépasse  officiellement  800  millions  sur 
le  carreau  des  mines.  Cette  contradiction  apparente  tient,  en 
partie,  à  ce  que  les  gisemens  espagnols  ne  sont  pas  complète- 
ment mis  en  valeur;  mais  elle  résulte  surtout  de  ce  que  l'Es- 
pagne, abondante  en  plomb  argentifère,  en  cuivre,  en  zinc,  en 
mercure,  en  petits  métaux  divers,  en  pyrites  sulfureuses,  voire 
autrefois  en  or  et  peut-être  demain  en  platine,  se  montre,  au 
contraire,  pauvre  en  combustibles  minéraux  :  c'est-à-dire  qu'elle 
parait  manquer  de  cette  richesse  minière  primordiale,  en 
regard  de  laquelle  les  autres  ne  sont  qu'accessoires  et  ne 
peuvent  même  pas  être  totalement  utilisées.  Je  n'ai  pas  besoin 
de'  revenir  sur  cette  importance  de  la  houille  dans  notre  forme 
de  civilisation  moderne,  ayant  traité  le  sujet  ici  même.  Or,  dans 
le  tableau  de  la  production  houillère  européenne,  l'Espagne 
vient  loin  en  arrière,  et  ses  4  millions  et  demi  de  tonnes  font 
piètre  figure,  je  ne  dis  pas  seulement  à  côté  des  260  millions 
que  produisent  la  Grande-Bretagne  ou  l'Allemagne,  mais  même 
en  regard  des  42  millions  de  tonnes  attribuées  à  l'Autriche,  des 
41  millions  que  fournit  la  France,  des  27  millions  extraits  en 
Russie  ou  des  23  millions  sortis  de  terre  en  Belgique.  Il  lui  faut 
importer  près  de  la  moitié  de  sa  consommation  (au  moins 
3  millions  de  tonnes).  La  houille  espagnole  représente  76  mil- 
lions de  francs  d'extraction  annuelle  (lignite  et  anthracite  com- 
pris) contre  639  millions  pour  la  houille  française.  On  doit 
ajouter,  ce  qui  est  plus  grave,  que  la  production  augmente  ici 
avec  une  lenteur  relative  que  fait  encore  ressortir  la  rapidité  de 


156  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

l'essor  simultané  dans  les  autres  pays  :  4,4  millions  de  tonnes 
en  1915  contre  3,2  en  1905  et  1,8  en  1895.  Y  a-t-il  là  disette 
définitive  et  irrémédiable,  ou  simplement  provisoire,  c'est  le 
problème  capital  dont  dépend  en  grande  partie  l'avenir  indus- 
triel de  l'Espagne  et  qu'il  convient  d'examiner  dès  le  début. 
Car  la  solution  actuelle,  qui  consiste  à  acheter  annuellement 
3  millions  de  tonnes  de  combustibles  étrangers,  ne  saurait  être, 
malgré  les  facilités  d'importation  offertes  par  les  côtes  espa- 
gnoles, qu'un  moyen  accessoire.  Avec  le  développement  futur 
de  toutes  les  industries  européennes  et  la  concurrence  crois- 
sante des  pays  entre  eux,  chacun  éprouvera  de  plus  en  plus 
durement  la  nécessité  de  subvenir  à  ses  propres  besoins.  J'ajoule 
aussitôt  que  la  question  nous  touche  aussi  très  vivement.  La 
situation  géographique  des  principaux  charbonnages  espagnols 
et  le  manque  de  débouchés  intérieurs  que  cette  situation 
entraînera  longtemps  encore,  permettraient,  si  la  production 
houillère  espagnole  se  développait,  de  l'envisager  momentané- 
ment comme  un  appoint  très  intéressant  dans  nos  régions 
méridionales  de  France. 

On  connaît  et  l'on  exploite,  dès  à  présent,  en  Espagne,  deux 
zones  de  charbon  principales  :  celle  des  Asturies  et  de  Léon  et 
celle  de  la  Sierra  Morena  (Penarroya-Belmez-Puertollano), 
auxquelles  s'ajoutent  quelques  bassins  accessoires,  ou  des 
lignites,  comme  ceux  de  Teruel  (dont  le  cubage  a  été  estimé  à 
650  millions  de  tonnes).  En  1913,  sur  4  millions  de  tonnes 
extraites  en  Espagne,  le  groupe  Asturien  en  a  produit  2,7  mil- 
lions (près  de  3  millions  en  1915  sur  4,4  millions)  et  le  groupe 
de  la  Sierra  Morena  750  000  tonnes.  Peut-on  découvrir  de 
grands  bassins  nouveaux?  Peut-on  développer  davantage  ceux 
qui  existent?... 

Dans  toute  découverte  de  houille,  il  y  a  deux  stades,  plus 
distincts  qu'on  ne  le  croit  généralement  :  il  faut  d'abord  ren- 
contrer ces  terrains  d'âge  carbonifère  qui,  en  Europe,  contien- 
nent généralement  les  combustibles;  il  faut  ensuite,  dans  ce 
carbonifère  productif,  reconnaître  des  couches  de  charbon 
utilisables.  En  ce  qui  concerne  les  découvertes  de  larges  zones 
carbonifères  nouvelles  pouvant  devenir  fructueuses,  il  est  pru- 
dent de  ne  pas  trop  compter  sur  l'avenir.  En  Espagne  comme 
dans  la  plupart  des  pays  européens,  la  carte  géologique  est 
maintenant  établie,  au  moins  d'une  façon  très  approximative. 


FRANGE    ET    ESPAGNE.  157 

Le  terrain  houiller,  tant  par  son  aspect  caractéristique  que  par 
sa  valeur  marchande,  est  peut  être  celui  de  tous  qui  a  eu  le 
moins  de  chances  de  passer  inaperçu  lorsqu'il  existait  à  la  sur- 
face. On  ne  peut  espérer  le  trouver,  avec  une  vaste  extension, 
en  dehors  des  bassins  déjà  connus,  que  lorsqu'il  est  masqué  au 
jour  par  un  manteau,  par  un  recouvrement  de  terrains  plus 
récens.  C'est  de  cette  manière,  par  exemple,  qu'ont  été  obtenus 
les  grands  succès  récens  en  Belgique,  en  Hollande,  en  Alle- 
magne, par  des  sondages  traversant  le  crétacé  ou  le  tertiaire. 
C'est  ainsi  également  qu'on  a  reconnu  en  France  le  houiller 
souterrain  de  la  Lorraine  ou  de  la  plaine  de  Lyon.  Mais,  en 
règle  générale,  on  n'explore  guère  par  ce  moyen  coûteux  que  le 
prolongement  plus  ou  moins  direct  de  bassins  houillers  déjà 
visibles  et  exploités  ;  nous  n'en  sommes  pas  encore  à  la  période, 
qui  viendra  un  jour,  où  les  gouvernemens  entreprendront 
l'exploration  méthodique  du  sous-sol  primaire  et  de  ses 
richesses  cachées  sous  les  grandes  cuvettes  de  sédimens  stériles, 
telles  que  le  bassin  de  Paris  et  celui  de  la  Garonne,  ou,  en 
Espagne,  les  plaines  de  la  Manche,  les  vallées  de  l'Èbre  et  du 
Guadalquivir.  Etant  donnée  la  disposition  des  bassins  houillers 
espagnols,  on  n'aperçoit  guère  qu'une  région  oii  des  recherches 
par  extension  directe  soient  indiquées  :  c'est  le  bassin  des 
Asturies  dont  je  vais  reparler.  Ailleurs,  aucune  campagne  de 
sondages  ne  s'impose  avec  des  chances  sérieuses  de  réussite. 
Les  petits  bassins  houillers  des  provinces  de  Cordoue,  Jaen, 
Ciudad  "Real  et  Badajoz  pourront  être  l'objet  d'affaires  finan- 
cières brillantes  et  de  trouvailles  limitées  qui  doubleront, 
tripleront  leur  tonnage  :  ils  ne  donneront  jamais  lieu  à  une 
révélation  sensationnelle  de  nature  à  transformer  l'aspect  sous 
lequel  nous  apparaît  l'industrie  houillère  espagnole.  Ce  sont 
les  équivalens  de  nos  bassins  de  la  France  Centrale,  remplis- 
sage d'anciens  lacs  limités,  simples  poches  appelées  à  se  vider 
dans  un  temps  restreint. 

J'ajoute  que,  si  l'on  envisage  l'industrie  minière  espagnole 
d'un  point  de  vue  français,  c'est  encore  le  bassin  des  Asturies 
qui  appelle  notre  attention  :  les  autres  bassins  houillers  n'étant 
intéressans  pour  nous  que  par  une  rémunération  possible 
apportée  à  nos  capitaux. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'étudier  techniquement  ce  bassin 
compliqué  des  Asturies,  et  je  ne  voudrais  pas,  en  signalant  sa 


158  REVUE    DES    DEUX    MONDES* 

valeur  présumée  par  quelques  phrases  brèves,  dépouillées  des 
réserves  nécessaires,  imiter  ces  journalistes  pressés  qui  nous 
annoncent  chaque  jour  avec  indignation  l'existence  de  telle  ou 
telle  richesse  minière  méconnue  sur  le  sol  français.  Ces  char- 
bonnages des  Asturies  ont  une  réputation  assez  médiocre  parmi 
nos  industriels  ;  et  cette  mauvaise  réputation  est  en  partie  jus- 
tifiée :  couches  minces,  tourmentées,  souvent  redressées  verti- 
calement, cendreuses,  ne  donnant  pas  ou  donnant  rarement  du 
charbon  à  coke  ;  renversemens  de  terrains  encore  mal  compris; 
moyens  de  transport  difficiles  arrêtant  l'exportation  vers  l'inté- 
rieur de  l'Espagne;  morcellement  habituel  des  concessions 
espagnoles  paralysant  une  mise  en  valeur  extensive,  toujours 
coûteuse,  etc.,  etc.  L'essor  des  charbonnages  asturiens,  depuis 
longtemps  prévu,  fréquemment  annoncé,  a  été  jusqu'ici  une 
question  à  éclipses,  marquée  déjà  par  quelques  faux  départs  et, 
pour  avoir  cru  prématurément  à  un  développement  trop  rapide 
de  la  région,  plus  d'une  affaire  y  a  déjà  sombré.  Voici  cepen- 
dant quelques  réflexions  très  simples  qui  plaident  en  faveur  de 
ce  pays.  Il  existe  là  un  ensemble  de  terrains  houillers  dont 
l'étendue  visible,  dans  les  deux  provinces  des  Asturies  et  de 
Léon,  dépasse  500  000  hectares  et  dont  le  prolongement  caché 
doit  être  considérable  :  un  bassin  à  couches  marines  comme 
celles  du  bassin  houiller  franco-belge;  ce  qui,  pour  un  techni- 
cien, implique  une  certaine  régularité  de  dépôt,  des  chances  de 
continuité  dans  les  couches.  Or,  ce  bassin,  qui,  dans  son  état 
actuel,  fournit  à  lui  seul  les  deux  tiers  de  la  production  espa- 
gnole et  dont  le  cubage  officiel,  d'après  le  directeur  de  l'Institut 
géologique  espagnol,  dépasserait  3  milliards  de  tonnes  de 
houille,  n'a  été,  jusqu'ici,  l'objet  que  de  travaux  absolument 
superficiels,  ne  constituant  en  aucune  façon  une  exploration 
sérieuse  ;  malgré  les  recherches  théoriques  de  géologues  émi- 
nens,  espagnols  ou  français,  il  est,  à  vrai  dire,  pratiquement 
presque  inconnu. 

Cela  ne  démontre  pas  qu'il  soit  riche;  mais  cela  implique 
des  possibilités  dont  l'économiste  doit  tenir  compte.  La  question 
de  sa  mise  en  valeur  est  mûre  et  les  prix  exorbitans,  auxquels 
la  guerre  a  porté  le  charbon  en  Espagne,  auront  contribué  à 
en  accélérer  la  solution.  La  production  de  1916  a  marqué  un 
accroissement  notable  et  l'Association  des  mines  asturiennes 
s'est  résolue  à  employer  une  grande  partie  de  bénéfices  excep- 


FRANCE    ET    ESPAGNE. 


159 


tionnels  en  travaux  d'installation.  Les  projets  grandioses  de 
tous  genres  ne  manquent  pas,  favorisés  par  la  chaude  imagi- 
nation espagnole.  Le  gouvernement  s'y  inte'resse  activement  et 
ses  ingénieurs  ont  déjà  entrepris  des  sondages  pour  rechercher 
le  prolongement  Nord  du  houiller  dans  le  sens  de  la  mer.  Vers 
le  Sud  également,  il  est  possible  que  le  houiller  existe  en  profon- 
deur sous  la  plaine  de  Léon.  L'avenir  dira  ce  qu'il  doit  advenir 
des  espérances  actuelles.  Mais,  sans  vouloir  préjuger  les  décou- 
vertes, nous  devons,  comme  voisins  immédiats,  envisager  les 
conséquences   qu'elles  auraient  pour  l'Espagne  et  pour  nous. 

La  position  du  bassin  des  Asturies,  presque  sur  le  golfe  de 
Gascogne,  au  flanc  Nord  d'une  chaîne  accidentée  qui  sépare  ses 
charbonnages  de  l'Espagne  centrale,  fait  que  l'avenir  immédiat 
de  ce  pays  dépend,  en  partie,  de  ses  exportations  en  France.  C'est 
en  vue  d'une  opération  semblable  que  les  premières  tentatives 
y  eurent  lieu  à  une  époque  où  on  n'envisageait  pas  comme 
praticable  la  jonction  par  voie  ferrée  avec  la  Castille.  On  acheta 
alors  une  flotte  qui,  seule,  échappa,  dit-on,  au  naufrage  général 
de  l'entreprise.  Aujourd'hui  où  le  réseau  de  chemins  de  fer 
existe,  reliant  les  Asturies  à  Madrid  et  à  Bilbao,  c'est  encore 
vers  la  mer  que  descendent  les  trois  quarts  des  charbons,  vers 
les  trois  ports  de  Gijon,  Avilés  et  San  Esteban  de  Pravia.  Jus- 
qu'ici, cependant,  on  n'a  pas  exporté  en  France.  Avant  la  guerre, 
les  charbons  espagnols  n'auraient  pu  lutter  contre  les  charbons 
anglais,  concurrencés  par  ceux  de  la  Westphalie.  Depuis  la 
guerre,  l'exportation  du  charbon  espagnol  est  interdite.  Mais, 
à  la  paix,  il  y  aura,  pour  suppléer  aux  charbons  allemands, 
une  place  à  prendre  sur  notre  réseau  du  Midi,  et  notre  intérêt 
sera  de  voir  les  houilles  des  Asturies  s'installer  sur  ce  marché 
nouveau. 

Envisager  ainsi  une  exportation  de  charbons  espagnols,  alors 
que  l'Epagne  manque,  nous  Tavons  dit,  de  houille,  et  proba- 
blement en  manquera  toujours,  pourra  sembler  paradoxal,  et  je 
crois,  en  effet,  que  cette  solution  devra  être  provisoire.  Mais, 
en  industrie  (pour  ne  pas  chercher  d'autre  exemple),  existe-t-il 
autre  chose  que  du  provisoire?  Actuellement,  c'est  un  fait  que 
l'Espagne,  en  général,  a  trop  peu  de  charbon,  et  que  les  char- 
bonnages de  ce  pays  sont  néanmoins  forcés  de  restreindre  leur 
production  possible,  faute  de  débouchés.  La  difficulté  tient 
surtout   à   l'insuffisance    des    moyens    de  transport,    qui    sera 


160  REVUE    DES    DEUX   MONDESa 

examinée  plus  loin  et  à  laquelle  on  pourra  remédier  un  peu 
par  l'installation  de  centrales  électriques,  conduisant  au  loin 
l'énergie,  faute  de  pouvoir  y  amener  la  houille.  Il  ne  faut  pa& 
oublier  non  plus,  empêchement  plus  durable,  la  position  géogra- 
phique respective  des  principaux  charbonnages  et  des  centres 
industriels,  eux-mêmes  déterminés  par  toute  une  série  d'autres 
considérations.  Pendant  quelques  années  au  moins,  l'expédition 
par  mer  restera  donc  le  moyen  le  plus  sûr  pour  permettre  aux 
charbonnages  asturiens  d'écouler  en  totalité  une  production 
rapidement  croissante  et  pour  leur  donner  ainsi  la  faculté  de 
s'outiller,  largement,  à  la  moderne.  Ces  ventes  à  l'étranger 
n'empêcheront  pas  de  fournir  d'abord  à  l'Espagne  le  plus  de 
charbon  possible  et,  grâce  aux  bénéfices  supplémentaires  résul- 
tant de  l'exportation,  on  atteindra  ainsi  plus  vite  le  temps  à 
prévoir  oii  se  seront  agrandies  ou  créées,  sur  la  côte  des  Asluries 
et  de  la  Biscaye,  les  industries  susceptibles  d'employer  la  totalité 
du  charbon  produit. 

Il  faut,  pour  cela,  pour  que  la  région  asturienne  puisse 
d'abord  concurrencer  Bilbao,  rivaliser  ensuite  avec  la  Catalogne, 
des  voies  ferrées  mieux  coordonnées,  plus  nombreuses  et  plus 
commodément  exploitables  :  en  un  mot,  des  relations  plus  étroites 
avec  les  producteurs  de  matières  premières  et  les  consomma- 
teurs. Mais,  déjà,  le  port  de  Gijon  se  prépare  fiévreusement  à 
grandir  et  s'outille  en  conséquence.  Ses  hauts  fourneaux  et  son 
aciérie,  qui  vivotaient  péniblement,  trouvent,  grâce  à  la 
guerre,  un  regain  d'activité  propice.  Avilés  voit  également 
s'établir  (au  moins  en  projet)  des  hauts  fourneaux  et  des  chan- 
tiers de  construction  maritime...  Le  développement  sidérurgique 
est  tout  particulièrement  à  envisager.  Un  pays,  qui  possède  à  la 
fois  du  charbon,  du  minerai  de  fer  et  des  ports,  est  indiqué 
pour  des  hauts  fourneaux,  pour  des  aciéries,  pour  des  ateliers 
de  construction  mécanique,  pour  des  chantiers  maritimes.  Par 
là,  cet  avenir  se  trouve  dépendre,  en  grande  partie,  de  la 
proportion  dans  laquelle  on  pourra  obtenir  sur  place  le  coke 
métallurgique  nécessaire  au  traitement  du  fer.  Quant  aux 
minerais  de  fer,  ils  abondent  :  les  uns  très  riches  à  Bilbao,  les 
autres  pauvres,  mais  néanmoins  utilisables,  dans  les  Asturies 
mêmes  et  Léon.  Le  soleil  du  Midi  aidant  aux  mirages,  qui  ne 
se  représenterait  ici  un  futur  Sheffield?... 

Pour  fournir  à  l'industrie  espagnole  le  charbon  qui  lui  fait 


PRANCE    ET    ESPAGNE.  464 

défaut,  ce  charbon  sans  lequel  il  ne  saurait  y  avoir  de  nation 
moderne  réellement  forte  et  adaptée  aux  luttes  de  la  paix  comme 
à  celles  de  la  guerre,  je  viens  d'indiquer  deux  ressources  : 
développer  les  Asturies;  mettre  les  charbonnages  du  centre  en 
communication  avec  les  ports  par  des  transports  de  force  élec- 
trique. C'est  encore  traiter  le  même  sujet  que  d'indiquer  ici 
comment  se  présente  en  Espagne  la  question  de  la  houille 
blanche.  Malgré  la  faiblesse  des  précipitations  pluvieuses, 
l'Espagne  est  bien  dotée  à  cet  égard.  La  forme  même  de  son 
relief,  si  incommode  pour  son  unification  pratique,  y  contribue. 
Non  seulement  elle  possède  tous  les  fleuves  et  torrens  descen- 
dant delà  chaîne  pyrénéenne,  mais  le  reste  du  pays  est  constitué 
dans  son  ensemble  par  le  grand  plateau  élevé  de  la  Meseta,  que 
rehaussent  encore  de  fortes  ondulations.  Les  fleuves  qui  y 
prennent  naissance  et  qui  ont  le  temps  d'y  grossir,  descendent 
par  des  pentes  rapides  vers  les  plaines.  A  la  condition  de  les 
emmagasiner  en  prévision  des  périodes  sèches,  leurs  forces 
sont  prêtes  à  être  captées.  L'Espagne  possède  là,  dans  son  large 
réseau  fluviatile,  une  richesse  qu'elle  commence  seulement  à 
mettre  en  valeur,  tant  pour  la  transformer  en  énergie  que  pour 
l'utiliser  à  l'irrigation  de  ses  champs. 

Il  est  difficile  d'évaluer  la  puissance  hydraulique  disponible 
en  Espagne.  On  a  pu  avancer  un  peu  hardiment  un  total  de  trois 
à  quatre  millions  de  chevaux,  dont  un  million  dans  les  Pyrénées. 
Ces  gros  chiffres  sont  toujours  sujets  à  caution  et  exposés  à 
fondre,  dans  la  pratique,  peut-être  de  moitié.  Mais,  quand  on 
compare  avec  les  calculs  du  même  genre  faits  pour  la  France, 
on  obtient  un  premier  élément  d'appréciation.  Or,  en  France,  on 
estime  les  réserves  totales  de  houille  blanche  (puissance  moyenne) 
à  neuf  millions  de  chevaux-vapeur.  Une  autre  évaluation  plus 
modeste  donnerait  seulement  pour  les  réserves  bien  reconnues 
et  aisément  aménageables  de  l'Espagne  un  million  et  demi  de 
chevaux.  La  proportion  utilisée  est  déjà  considérable,  et  s'accroît 
très  rapidement.  Rien  que  pour  les  grandes  installations  mo- 
dernes et  en  laissant  de  côté  toutes  les  petites  usines,  moulins, 
scieries,  etc.,  on  arrive  dès  à  présent  à  environ  400  000  chevaux- 
vapeur  installés,  comparables  avec  les  500  000  que  nous  utilisons 
dans  les  Alpes.  Le  versant  Sud  des  Pyrénées  s'est  couvert  de 
vastes  organisations  dépassant  souvent  20  000  chevaux,  attei- 
gnant 40  et  50  000.  D'autres  non  moins  considérables  se  trouvent 

TOME   XL.   —    1917.  11 


162  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  Biscaye,  dans  les  Asturies,  autour  de  Madrid,  dans  la  province 
de  Valence.  En  résumé,  on  calcule  que,  dans  les  seules  villes 
de  Madrid,  Barcelone,  Bilbao  et  Valciice,  la  houille  blanche 
remplace  déjà  chaque  année  2o0  000  tonnes  de  houille  noire. 
La  Catalogne,  en  particulier,  présente  le  spectacle  d'installations 
électriques  admirablement  développées.  C'est  1'  «  énergie  élec- 
trique de  Catalogne,  »  avec  son  usine  de  Capdella  fournissant 
40  000  chevaux  et  celle  de  Molinos  en  construction  qui  en 
donnera  20000.  Ce  sont  les  «  Riegos  y  fuerza  del  Ebro  »  dont 
les  usines  de  Seros,  Talarn,  etc.,  arrivent,  comme  puissance 
installée,  à  9G000  chevaux.  C'est  la  (c  Catalana  de  Cas  y  electrici- 
dad  »  avec  ses  30  000  chevaux  disponibles. 

Une  noble  émulation  excite  les  sociétés  dont  les  capitaux  sont 
parfois  de  nationalités  adverses  et,  sur  un  terrain  où  les  Alle- 
mands étalent  volontiers  leur  prétendue  supériorité,  nous  avons 
remporté  récemment  de  belles  victoires.  Ainsi,  à  la  veille  de  la 
guerre,  !'«  énergie  électrique  de  Catalogne  »  engageait  la  bataille 
contre  une  grande  société  allemande  déjà  installée  dans  le  pays, 
en  même  temps  que  contre  un  puissant  groupe  canadien.  Rapi- 
dément  elle  s'outillait,  mettait  sa  première  usine  en  marche  et 
distançait  ses  rivaux. 

Grâce  à  cette  concurrence  fructueuse  pour  l'Espagne,  la 
Catalogne  s'est  remarquablement  modernisée.  Il  y  existe  main- 
tenant en  majorité  de  ces  usines  propres  et  silencieuses,  où  la 
magicienne  de  notre  temps  apporte,  le  long  de  quelques  minces 
fils  suspendus  en  l'air,  la  force  sans  tumulte,  sans  poussière  et 
sans  épuisement  humain.  L'importance  qu'ont  prise  et  que 
prennent  chaque  jour  davantage  les  filatures  et  tissages  de 
laine  ou  de  coton  de  Barcelone,  Tarrasa,  Sabadel,  rappelle  les 
principaux  centres  manufacturiers  de  l'Europe.  En  un  temps  de 
guerre  où  nos  usines  à  laine  nous  manquent  pour  la  plupart, 
nous  sommes  heureux  de  trouver  une  aide  dans  celles  de  ce  pays. 

Avant  cette  digression  amenée  par  la  houille  blanche,  nous 
avions  été  déjà  amenés  à  parler  du  fer;  il  faut  y  revenir,  car  le 
développement  des  usines  de  fer  est  un  de  ceux  qui  manifestent 
le  mieux  aujourd'hui  la  prospérité  industrielle  d'un  pays. 

En  ce  qui  concerne  les  minerais  de  fer,  l'Espagne  offre  de 
larges  ressources,  sans  présenter  pourtant  rien  de  comparable 
à  notre  immense  gisement  lorrain.  Elle  a  paru,  jusqu'ici,  parti- 
culièrement bien  fournie  en  minerais  riches  et  de  qualité  supé- 


FRANGE    ET    ESPAGNE.  163 

rieure.  Les  meilleurs  et  les  plus  célèbres,  ceux  de  Bilbao,  sont, 
depuis  un  demi-siècle,  recherchés  en  France,  en  Angleterre,  en 
Belgique,  en  Allemagne.  A  leur  propos,  il  n'est  peut-être  pas 
inutile  de  rectifier  une  idée  très  répandue  parmi  les  profes- 
sionnels. Chacun  va  répétant  que  les  gisemens  de  Bilbao  s'épui- 
sent et  que  leurs  jours  sont  comptés.  Il  est,  en  effet,  manifeste 
que  la  production  diminue  ftout  en  atteignant  2  600  000  tonnes 
en  1916)  et  qu'elle  tend  à  se  composer  uniquement  de  minerais 
carbonates  remplaçant  les  anciens  oxydes  plus  appréciés,  aux- 
quels est  due  la  vieille  réputation  du  gisement.  Mais  je  serais 
tenté  de  faire,  à  cet  égard,  une  remarque  analogue  à  celle  qui 
trouvait  tout  à  l'heure  sa  place  pour  les  Asturies.  Bilbao,  si 
connu,  si  vanté  industriellement,  est  encore  techniquement  fort 
mal  exploré.  Il  est  arrivé  là  ce  qui  se  produit  souvent  dans  les 
entreprises  trop  riches,  où  les  bénéfices  se  réalisent  si  facilement 
qu'on  oublie  de  penser  à  l'avenir  :  avenir  représenté  en  fait  de 
mines  par  la  prolongation  souterraine  des  gisemens.  Aujour- 
d'hui seulement,  le  temps  des  vaches  maigres  étant  venu  ou 
approchant,  on  commence  à  se  préoccuper  d'explorer  la  pro- 
fondeur. Les  gisemens  qu'on  y  rencontrera  seront  nécessaire- 
ment grevés  de  frais  supplémentaires  et  donneront  de  moins 
copieux  dividendes.  Mais,  en  ce  qui  concerne  le  tonnage  dispo- 
nible, je  ne  serais  pas  surpris,  —  et  c'est  ce  qui  intéresse  surtout 
notre  industrie  métallurgique  française,  —  que  les  explorations 
futures  vinssent  assurer  aux  gisemens  de  Bilbao  une  durée  de 
vie  supérieure  à  celle  que  l'on  a  d'ordinaire  escomptée. 

Bilbao  n'est  pas,  du  reste,  loin  de  là,  le  seul  gisement  de  fer 
espagnol  et,  même  en  s'éloignant  peu  du  littoral  qui  seul  peut 
présenter  des  gisemens  utilisables  quand  il  s'agit  de  minerais 
ayant  une  aussi  faible  valeur,  on  en  citerait  aisément  de  nom- 
breux. Sans  se  perdre  dans  une  longue  énumération,  il  suffit  de 
suivre  la  côte  du  golfe  de  Gascogne  pour  trouver,  d'abord,  à 
l'Est  de  la  Gorogne,  à  Vivero,  des  magnétites  évaluées  à  50  mil- 
lions de  tonnes.  Puis,  dans  les  provinces  d'Oviedo  et  de  Léon, 
on  estime  au  moins  à  150  millions  de  tonnes  certains  minerais 
pauvres  et  siliceux  à  30  ou  40  pour  100  de  fer,  dont  quelques- 
uns  sont  très  voisins  des  charbonnages  asturiens.  S'ils  n'étaient 
aussi  chargés  de  silice,  ce  qui  ne  sera  pas  toujours  un  obstacle, 
on  aurait  Jà  une  ressource  particulièrement  abondante.  On  peut, 
dès  à  présent,  compter  sur  un  autre  grand  gisement  situé  au 


164  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Sud-Ouest  de  ceux-ci,  a  130  kilomètres  de  la  côte,  entre  Pon- 
ferrada  et  Astorga  (Léon).  Ce  gisement  Wagner  contient  au 
moins  25  et  peut-être  60  millions  de  tonnes  de  minerais  ana- 
logues à  nos  minerais  normands.  Au  moment  oîi  la  guerre  a 
éclate',  des  Allemands  s'occupaient  d'un  chemin  de  fer  destiné 
à  l'utiliser.  Près  de  Santander,  la  Nueva  Montana  est  exploitée 
déjà  assez  activement,  en  accord  avec  nos  Aciéries  de  la  Marine, 
pour  fournir  en  temps  normal  1  400  000  tonnes  par  an.  Si  l'on 
passe  à  la  zone  méditerranéenne,  la  Sierra  Mènera,  à  la  limite 
des  provinces  de  Teruel  et  de  Guadalajara,  contient,  sous  la 
forme  de  grands  amas,  près  de  100  millions  de  tonnes,  pour 
l'exploitation  desquelles  on  a  construit  un  chemin  de  fer  de 
270  kilomètres  aboutissant  à  Sagunto.  Bornons-nous  à  men- 
tionner encore  les  nombreux  gisemens  situés  dans  la  région  de 
Carthagène  et  d'Almeria,  sur  lesquels,  en  ces  temps  derniers, 
l'attention  allemande  paraît  avoir  été  particulièrement  attirée. 

La  production  des  minerais  de  fer  espagnols  est  donc  très 
susceptible  de  s'accroître.  Elle  a  atteint,  en  1913,  près  de 
10  millions  de  tonnes  (la  moitié  de  notre  production  fran- 
çaise) représentant,  sur  le  carreau  de  la  mine,  une  valeur  de 
63  millions  et  occupant  environ  34000  ouvriers.  Sur  ce  total, 
les  deux  cinquièmes,  soit  3,9  millions  de  tonnes,  provenaient, 
cette  année-là,  de  Bilbao,  qui  en  exportait  3  millions  à  l'étranger. 
La  sidérurgie  espagnole  n'utilise,  en  effet,  qu'une  portion 
restreinte  des  minerais  nationaux.  Elle  donne  seulement  350 
à  400  000  tonnes  de  fonte  (15  fois  moins  que  la  France)  et 
230  000  tonnes  d'acier.  Pour  grandir,  il  lui  faut  des  combus- 
tibles, il  lui  faut  du  coke.  Jusqu'ici,  la  sidérurgie  espagnole 
s'est  donc  à  peu  près  localisée  à  Bilbao  en  employant  un  peu  de 
charbon  asturien  et  beaucoup  de  charbon  anglais.  Les  entre- 
prises de  Gijon  et  d'Avilès  ont  la  prétention  de  concurrencer 
Bilbao,  ou  tout  au  moins  de  s'assurer  à  côté  une  place  au  soleil. 
Elles  y  réussiront  d'autant  mieux  que  le  charbon  sera  plus  cher 
en  Espagne  et  jouera  un  rôle  plus  important  dans  le  prix  de 
revient,  puisque  leur  supériorité  est  de  confiner  à  des  charbon- 
nages. La  guerre  leur  a  été  particulièrement  favorable  et,  plus 
les  hostilités  se  prolongeront,  plus  elles  accumuleront  des 
réserves  qui  assureront  leur  développement  futur. 

La  France,  dans  cette  question  du  fer,  n'a  pas  le  même 
intérêt  personnel  que  pour  la  houille.  Il  lui  est  commode  actuel- 


FRANCE    ET    ESPAGNE.  165 

lement  de  trouver  à  proximité  de  sa  frontière  des  usines  en 
état  de  lui  fournir  des  lingots,  des  machines  ou  du  matériel. 
Plus  tard,  bien  du  temps  se  passera  avant  que  nous  ayons  à 
craindre  une  concurrence  des  minerais  ou  des  aciers  espagnols. 
Nous  allons  devenir  très  gros  producteurs  de  fer;  nous  aurons 
assurément  intérêt  à  en  vendre  à  l'Espagne  ;  mais  nous  pourrons 
la  voir  sans  jalousie  tendre  à  se  fournir  elle-même;  car,  dans 
le  marché  national  que  ses  usines  s'efforceront  ainsi  de  recon- 
quérir, nous  n'avons  encore  occupé   qu'une  bien  petite  place. 

Après  le  fer,  je  ne  passerai  pas  en  revue  tous  les  autres 
métaux.  Mais  il  en  est  trois  d'inégale  importance,  pour  lesquels 
l'Espagne  tient,  dans  le  monde,  une  place  particulièrement 
importante  :  le  cuivre,  le  plomb  et  le  mercure.  Dans  deux  autres 
cas,  ceux  du  platine  et  de  la  potasse,  il  se  pose,  à  son  propos, 
des  questions  très  actuelles.  Si  l'on  veut  préciser  par  des 
chiffres,  sur  environ  1  200  millions  de  capital  investi  dans  les 
sociétés  minières  espagnoles,  tandis  que  la  houille  et  le  lignite 
en  absorbent  seulement  150  et  le  fer  222,  la  part  du  cuivre 
est  de  260,  et  celle  du  plomb  de  219. 

Pour  le  cuivre,  l'Espagne  vient  loin  en  tête  de  la  production 
européenne  quand  on  envisage,  non  pas  le  traitement  métal- 
lurgique où  interviennent  des  minerais  importés  des  autres 
continens,  mais  les  résultats  calculés  de  la  production  minière. 
Elle  fournit,  dans  la  province  d'Huelva,  52  000  tonnes  de  cuivre, 
soit  le  double  de  la  production  allemande  qui  vient  la  seconde 
en  Europe.  Bien  que  les  principales  sociétés  soient  anglaises, 
des  capitaux  français  y  sont  fortement  intéressés. 

L'Espagne  est  également  le  grand  pays  plombifère  européen. 
Ici  encore,  elle  vient  immédiatement  après  les  Etats-Unis,  avec 
lesquels  elle  rivalise  presque,  et  loin  avant  le  pays  suivant, 
l'Allemagne,  dont  la  production  métallurgique  était,  en  outre, 
alimentée,  pour  près  de  la  moitié,  par  des  importations  de 
minerais  étrangers.  Cette  industrie  du  plomb  espagnole,  qui  est 
montée  de  190  000  tonnes  en  1911,  à  240  000  actuellement,  tire 
une  grande  force  de  sa  cohésion  sous  la  direction  de  la  société 
française  de  Penarroya,  qui  a  pu  ainsi,  dans  la  préparation 
économique  de  l'après-guerre  destinée  à  affranchir  le  marché 
des  métaux  du  joug  allemand,  jouer,  pour  le  plomb,  un  rôle 
prédominant. 

Pour  le  mercure,  l'Espagne  est  encore  plus  favorisée.  Son 


166 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


gisement  d'Almaden  est  de  beaucoup  le  plus  riche  et  le  plus 
puissant  du  monde,  en  même  temps  qu'il  a  été  le  plus  ancien- 
nement exploité.  A  lui  seul,  il  a  certainement  fourni  plus  de 
la  moitié  de  toute  l'extraction  mondiale  depuis  les  origines  de 
l'histoire;  et,  aujourd'hui  encore,  il  contribue,  dans  la  même 
proportion  de  la  moitié,  à  toute  l'extraction  mondiale.  Cette 
production  déjà  si  forte,  il  serait  aisé  de  l'augmenter  dans  des 
proportions  considérables,  si  Almaden  ne  nous  offrait  pas  un 
des  exemples  les  plus  curieux  de  ce  que  peut  devenir  l'organi- 
sation socialiste  dans  une  industrie  d'Etat. 

Je  viens  de  faire  allusion  au  platine.  Les  gisemens  de  pla- 
tine espagnols  ne  sont  encore  qu'un  espoir  très  récent.  Les 
sondages  entrepris  par  le  gouvernement  pour  les  étudier  se 
poursuivent  et  ne  permettent  pas  de  se  prononcer  sur  leur 
valeur.  Ils  ont  cependant  démontré  la  présence  du  platine,  ce 
métal  si  rare,  dans  tout  un  grand  massif  montagneux  de  la 
Sierra  de  Ronda.  Gomme  le  platine  constitue  actuellement  un 
monopole  russe,  étant  à  peu  près  exclusivement  fourni  au 
monde  entier  par  un  petit  coin  de  l'Oural,  la  nouvelle  qu'un 
second  gisement  important  allait  peut-être  apparaître  en 
Espagne  a  suscité  une  très  vive  émotion.  Cette  trouvaille  a 
permis,  en  même  temps,  d'applaudir  à  la  science  des  géologues 
espagnols  qui  ont  procédé  à  ces  investigations  par  une  méthode 
scientifique  d'une  ingéniosité  très  rigoureuse,  en  commençant 
par  deviner  la  dissémination  du  métal  sur  des  traces  infinitési- 
males décelées  seulement  au  spectroscope,  pour  arriver  peu  à 
peu  à  localiser  ses  concentrations  utilisables. 

C'est  contre  un  autre  monopole  mondial  que  l'Espagne  s'ap- 
prête h  lutter  avec  ses  nouveaux  gisemens  de  potasse  de  la  vallée 
de  l'Ebre,  près  de  Cardona.  Toute  la  potasse  a  été,  dans  ces  der- 
nières années,  fournie  au  monde  par  l'Allemagne,  qui  possédait 
à  Stassfurt  et  à  Mulhouse  les  deux  seuls  gisemens  exploités  (le 
second  très  nouvellement  découvert).  Depuis  deux  ans  seule- 
ment, l'Erythrée  a  commencé,  en  outre,  à  jouer  un  rôle.  Les  gise- 
mens espagnols  n'ont  pu,  pour  des  causes  multiples,  être  outillés 
pendant  la  guerre  de  manière  à  fournir  en  Europe  la  potasse 
qui  ne  venait  plus  d'Allemagne.  Des  discussions  très  vives  ont 
eu  lieu  en  Espagne  sur  le  rôle  que  le  syndicat  allemand  de 
Stassfurt  a  pu  jouer  en  sous-main  dans  cette  affaire.  Des  pro- 
jets de  loi  ont  été  déposés  sans  être  votés.  Un  jour  ou  l'autre, 


FRANCE    ET    ESPAGNE.  161 

ces  gisemens  seront  exploités  et  prendront  leur  place  plus  ou 
moins  importante  dans  un  consortium  où  la  France,  ayant 
récupéré  iMulhouse,  sera  fortement  intéressée. 

D'une  façon  générale,  la  loi  minière  espagnole  a  de  grands 
avantages  sur  la  notre  pour  le  premier  développement  rapide 
de  régions  neuves,  de  régions  à  coloniser  :  ses  inconvéniens  ne 
se  manifestent  que  plus  tard  dans  la  seconde  phase  où  il  s'agit 
d'intensifier  à  coups  de  capitaux  et  de  pousser  en  profondeur 
une  exploitation  déjà  acquise.  Los  concessions  s'obtiennent  avec 
une  facilité  extrême.  Il  est  bon  de  savoir,  quand  on  aborde 
pour  la  première  fois  l'Espagne,  qu'elles  n'impliquent  ou  ne 
supposent  en  aucune  façon  l'existence  d'un  gisement  minier. 
L'Etat  enregistre  la  demande  sans  se  mêler  de  la  contrôler.  Il 
se  contente  de  percevoir  un  impôt  assez  élevé  pour  dégoûter 
rapidement  les  preneurs  de  concessions  stériles.  Les  nombres 
de  concessions  que  l'on  voit  figurer  dans  les  tableaux  statis- 
tiques n'ont  donc  à  peu  près  aucun  sens.  Mais,  du  moins,  les 
initiatives  privées  ne  sont  pas,  comme  en  France,  paralysées 
par  la  mauvaise  humeur  d'un  directeur  des  mines  ou  d'un 
ministre.  Plus  tard,  il  en  résulte  un  morcellement  excessif  et 
un  enchevêtrement  des  concessions  qui  constituent  une  diffi- 
culté quand  l'affaire  veut  se  développer,  mais,  dont  la  liberté 
commerciale  permet  de  venir  à  bout.  Une  autre  supériorité 
espagnole  est  que  les  ingénieurs  du  gouvernement  gardent  en 
Espagne  un  contact  intime  avec  l'industrie  et  avec  la  pratique. 
L'Etat  lui-même  les  utilise  à  faire  des  recherches  présentant  un 
intérêt  général,  telles  que  des  sondages  dont  le  produit  immé- 
diat peut  sembler  aléatoire  et  il  ne  les  contraint  pas,  ainsi  que 
cela  se  produit  sur  l'autre  versant  des  Pyrénées,  à  servir  unique- 
ment de  contrôle  et  de  frein. 


L  AGRICULTURE 

L'agriculture  espagnole  nous  arrêterait  peu  si  nous  n'envi- 
sagions ici  que  nos  intérêts  français,  car  la  France  n'a  pas 
besoin  de  son  concours  ;  mais  l'exportation  de  ses  produits  en 
France  préoccupe,  au  contraire,  fortement  certaines  contrées 
espagnoles  et,  à  ce  titre,  c'est  un  côté  de  notre  sujet  que  nous 
ne  saurions  négliger. 

Cette  agriculture  ne  laisse  pas  une  impression  avantageuse 


468  REVUE    DES    DEUX    MONDES.  ' 

lu  voyageur  pressé,  qui  se  contente  de  suivre  les  routes  battues 
de  Burgos,  Madrid,  Tolède,  Sévi  lie  et  Grenade.  Il  n'a  vu,  sur 
la  plus  grande  partie  du  trajet,  que  des  étendues  mornes  de 
blocs  granitiques,  des  steppes  jaunâtres  aux  blés  maigres,  ou 
des  plantations  indéfinies  de  chênes  verts  ;  pas  un  arbre  touffu 
à  haute  tige,  pas  un  pré.  Les  statisticiens  ne  font  que  confirmer 
cette  idée  défavorable.  Près  de  la  moitié  du  territoire  reste  en 
friche.  L'hectare  ne  produit  ici  que  10  à  11  hectolitres  de  blé 
contre  15  à  20  en  France.  L'Espagne  est  très  loin  de  fournir  les 
céréales  destinées  à  la  nourrir.  Elle  doit  en  importer  chaque 
année  pour  40  millions  de  francs.  En  1914,  le  déficit  est  même 
monté  à  126  millions.  Les  météorologistes  en  donnent  l'expli- 
cation :  la  rareté  des  pluies,  et,  quand  elles  tombent,  leur  irré- 
gularité. Avant  de  discuter  cette  pauvreté  apparente  et  de  dire 
ce  que  l'on  tente  pour  y  remédier,  il  faut  corriger  aussitôt  cet 
énoncé  par  une  remarque  :  l'Espagne  est  un  grand  plateau 
pauvre,  entouré  d'une  couronne  fertile.  Quand  on  traverse  les 
huertas  de  Séville,  Cordoue  et  Valence,  le  spectacle  est  tout 
différent  :  c'est  celui  d'un  jardin,  où  une  main-d'œuvre  persé- 
vérante et  industrieuse  jusqu'à  la  minutie  a  tiré  parti  du 
moindre  lopin  de  terre,  l'a  épierré  patiemment,  irrigué,  amené, 
le  soleil  aidant,  à  une  merveilleuse  fécondité.  Et  l'Espagne  de 
la  Biscaye  ou  des  Asturies  est,  elle  aussi,  sans  analogie  avec  ces 
déserts  de  la  Manche,  où  l'on  se  représente  trop  bien  don  Qui- 
chotte errant  au  soleil  :  c'est  un  pays  vert,  boisé,  coupé  de 
ruisseaux,  où  il  semblerait  aisé  de  développer  l'élevage. 

Si  nous  revenons  à  la  partie  pauvre  et  dénudée  qui  occupe 
une  grande  place,  il  faut  encore  distinguer  entre  la  part  de 
stérilité  qui  tient  à  la  nature  et  qui  est  assez  difficilement 
modifiable,  ou  celle  qui  provient  de  l'action  humaine. 

Il  est  incontestable  que  le  déboisement,  dû  à  de  très 
anciennes  habitudes  pastorales,  a  été  funeste.  Le  mal  s'est 
accentué  par  la  répartition  défectueuse  de  la  propriété.  Dans 
les  conditions  actuelles,  l'Espagne  est  appauvrie,  comme  le  fut 
l'Italie  romaine,  par  l'exagération  de  la  grande  propriété.  On 
n'y  entend  parler  que  de  latifundia.  Les  mécontens,  très 
nombreux,  gémissent  sur  l'absentéisme  des  grands  propriétaires 
qui  songent  uniquement  à  l'élevage  des  taureaux  de  course  ou 
à  l'engraissage  économique  des  porcs  sous  les  chênes  verts,  sans  ! 
effectuer  aucun  travail,  sans   apporter  aucuns  fonds   ni   aucun 


FRANCE    ET    ESPAGNE.  169 

engrais.  Ils  disent  que  le  travailleur  pauvre  est  forcé  d'émigrer, 
faute  de  trouver  à  occuper  ses  J)ras,  dans  un  pays  où  tant  de 
terre  reste  en  friche.  Une  minorité  soutient  que,  si  les  grandes 
propriétés  sont  à  peu  près  en  jachère,  c'est  parce  que  la  main- 
d'œuvre  se  dérobe,  attirée  par  de  larges  salaires  dans  les  villes 
ou  à  l'étranger.  Mais,  des  deux  parts,  on  est  d'accord  sur  le 
mal,  sinon  sur  le  remède. 

Ce  que  l'on  peut  réaliser  avec  de  la  bonne  volonté  et,  il  faut 
l'ajouter,  avec  des  capitau.x,  nous  avons  pu  le  constater  dans  un 
des  pays  les  plus  pauvres  de  la  province  de  Jaen,  à  la  Garganta, 
oi^i  une  société  minière  française,  que  j'ai  déjà  eu  l'occasion  do 
nommer,  poursuit  en  pleine  guerre  une  vaste  entreprise  de  reboi- 
sement. Chaque  année,  dans  le  sol  défoncé  profondément  par  des 
"harrues  à  vapeur,  un  million  d'eucalyptus  viennent  là  trans- 
former en  foret  verdoyante  ce  qui  était  un  désert  ;  une  forêt 
dont  l'exploitation  méthodique  va  bientôt  fournir  en  abondance 
des  bois  de  mine,  des  étoffes  de  textiles  et  des  pâtes  à  papier. 

Mais,  si  j'ai  cité  cet  exemple  pour  montrer  comment  s'exerce 
encore  au  dehors,  même  en  des  temps  difficiles,  l'activité 
féconde  de  notre  pays,  c'est  pourtant  la  partie  fertile  de  l'Es- 
oagne  qui  doit  d'abord  attirer  l'attention  de  la  France;  car 
c'est  celle  qui  nous  envoie  et  qui  voudrait  nous  envoyer  encore 
plus  ses  oranges,  ses  primeurs,  son  huile  d'olive,  ses  vins. 
L'Espagne  exporte  (1912)  pour  loO  millions  de  fruits,  25  mil- 
lions d'huile,  80  millions  de  vin  et  voudrait  exporter  davantage. 
Il  y  a  là  un  point  délicat,  sur  lequel  les  intérêts  espagnols  appa- 
raissent quelque  peu  contradictoires  avec  ceux  de  nos  agricul- 
teurs méridionaux  ou  algériens,  voire  avec  ceux  de  nos  alliés 
italiens,  qui,  ayant  versé  leur  sang  avec  nous  sur  les  champs 
de  bataille,  pourront  justement  prétendre,  les  Espagnols  le 
comprennent  bien  et  s'en  inquiètent,  à  quelques  faveurs.  En 
attendant  que  ces  questions  aient  été  résolues  par  des  conces- 
sions réciproques  nous  assurant  des  avantages  équivalens  sur 
d'autres  terrains,  un  certain  marasme  se  manifeste  dans  ces 
contrées  privilégiées.  La  culture  delà  vigne  rétrocède;  celle 
des  orangers  abandonne  peu  à  peu  la  Catalogne  pour  se  réfu- 
gier en  Andalousie  et  à  Valence,  où  elle  pâtit;  les  primeurs 
ne  se  développent  pas  comme  on  l'espérait.  En  revanche,  à 
l'abri  des  tarifs  protecteurs,  l'industrie  de  la  betterave  à 
sucre  s'est  beaucoup    développée  après   la   perte  des   colories 


no 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


espagnoles  qui   fournissaient    auparavant  le   sucre   de  canne. 

Indépendamment  de  l'exportation  vers  la  France  ou  vers 
l'Angleterre,  l'Espagne  a  tout  intérêt  à  développer  ses  cultures 
pour  fournir  davantage  à  sa  consommation  propre.  Gomme 
le  soleil  ne  manque  pas,  comme  la  terre  n'est  pas  plus  stérile 
qu'ailleurs,  c'est  un  peu  une  question  d'engrais  minéraux,  qui 
tend  à  se  résoudre  par  la  création  de  nombreuses  usines  chimi- 
ques où  l'on  fabrique  des  superphosphates,  mais  surtout  une 
question  d'eau,  pour  la  solution  de  laquelle  les  groupemens 
nombreux,  encouragés  et  favorisés  par  l'Etat,  deviennent 
nécessaires. 

De  tous  côtés,  en  Espagne,  les  questions  d'irrigation  et  de 
régularisation  des  cours  d'eau  sont  à  l'ordre  du  jour.  On  construit 
de  grands  barrages;  on  organise  des  canaux.  Un  très  vaste  pro- 
gramme, comportant  320  millions  de  travaux,  est,  depuis  long- 
temps, à  l'étude.  Peut-être  seulement  des  préoccupations  élec- 
torales conduisent-elles  à  disséminer  un  peu  trop  les  efforts. 
Nous  n'ignorons  pas  en  France  ce  qui  se  produit  en  pareil  cas. 
Dans  cet  ordre  d'idées  politique,  je  me  contente  de  mentionner 
d'autres  projets,  également  d'une  large  envergure,  qui,  sous 
des  formes  diverses,  visent  à  socialiser  la  propriété  agricole, 
tantôt  pour  la  diviser  entre  les  travailleurs  au  détriment  des 
grands  propriétaires  actuels,  tantôt  pour  syndiquer  et  grouper 
les  petits  fermiers  morcelés.  Les  moyens  proposés  sont  parfois 
révolutionnaires.  Quant  au  but  visé,  la  France  ne  peut  qu'ap- 
plaudir à  des  efforts  qui  veulent  enrichir  l'Espagne  et  qu'ap- 
porter au  besoin  son  aide  sous  forme  de  machines  agricoles 
fournies  ou  de  capitaux. 


LES   MOYENS    DE  TRANSPORT 


Je  viens  de  rappeler  un  des  projets  de  loi  qui  sont  actuelle- 
ment en  discussion  aux  Cortés.  Leur  nombre  est  très  grand. 
Des  questions  se  posent,  en  effet  :  de  toutes  parts  et  partout  on 
aperçoit  des  progrès  à  réaliser.  Le  faisceau  de  ces  projets  forme 
un  bel  ensemble.  On  conçoit  aisément  la  hâte  des  Espagnols 
à  vouloir  le  réaliser.  JMais,  si  on  met  en  regard  les  ressources 
financières  du  pays,  si  on  réfléchit  au  prix  que  coûteront  les 
capitaux  dans  la  période  de  réorganisation  consécutive  à  la 
guerre,  on  est  amené  à  penser  que,  pour  aboutir,  il  serait  utile 


FRANGE    ET    ESPAGNE.;  iTl 

de  sérier.  En  procédant  ainsi  par  ordre,  je  crois  qu'il  faudrait 
attribuer  le  premier  rang  à  l'amélioration  des  route.s  et  des 
voies  ferrées.  Dans  un  pays  où  tant  de  choses  sont  admirables, 
il  n'est  pas  de  défectuosité  qui  frappe  davantage  un  étranger  et 
qui  paralyse  plus  tous  les  autres  rouages  de.  la  machine  que 
celle  des  moyens  de  communication. 

La  configuration  du  sol  en  est  assurément  la  cause  première. 
Elle  a  de  graves  inconvéniens  qui  frappent  au  premier  examen 
d'une  carte  géographique.  L'Espagne  est  une  masse  compacte, 
surélevée,  malaisément  pénëtrable,  aux  fleuves  rarement  navi- 
gables et  dans  laquelle  une  série  de  cloisons  intermédiaires,  les 
Sierras,  séparent  l'une  de  l'autre  des  régions  distinctes.  L'uhi- 
fication  du  pays  en  a  toujours  souffert.  Il  en  résulte,  pour  les 
chemins  de  fer,  des  profils  en  dent  de  scie  qui  rendent  les 
efforts  de  traction  coûteux  el  amènent  à  réduire  exagérément  la 
capacité  des  trains.  Mais,  dans  un  temps  où  la  Suisse  a  pu 
devenir  un  carrefour  de  routes  européennes,  les  montagnes  ne 
sont  plus  un  obstacle  infranchissable.  Il  faut  seulement,  pour 
arriver  à  les  traverser  économiquement,  de  l'énergie,  de  la 
méthode,  de  la  persévérance  et  de  l'argent. 

On  ne  saurait  trop  insister  sur  cette  question  des  moyens  de 
transport.  Après  le  besoin  de  houille,  la  nécessité  de  bonnes 
routes  et  de  voies  ferrées  bien  coordonnées  est  la  première  qui 
s'impose  à  un  pays  pour  devenir  puissamment  industriel.  La 
houille  ne  se  crée  pas;  on  ne  peut  que  mieux  utiliser  ce  qui 
existe;  les  moyens  de  communication,  eux,  dépendent  des 
hommes.  Qu'il  s'agisse  de  relier  le  producteur  au  consommateur, 
d'alimenter  des  industries  locales,  de  développer  des  exporta- 
tions, ils  sont  également  indispensables.  Pour  les  routes,  je  me 
bornerai  à  rappeler,  parce  qu'on  l'oublie  quelquefois,  qu'après 
les  avoir  construites,  il  est  indispensable  de  les  entretenir.  On 
en  rencontre,  par  exception,  d'excellentes  dans  les  deux  ré- 
gions relativement  autonomes  des  provinces  basques  et  de  la 
Catalogne,  où  elles  coïncident  avec  un  magnifique  développement 
industriel.  Ce  que  les  administrations  régionales  ont  fait  là,  le 
gouvernement  central  pourrait  sans  doute  le  réaliser  ailleurs. 

La  question  des  voies  ferrées  est  à  la  fois  plus  délicate,  plus 
complexe  et  plus  grave  que  celle  des  routes.  Elle  touche  de  très 
près  à  tous  nos  rapports  commerciaux,  à  toutes  les  relations 
économiques    de    l'Europe   avec  l'Espagne.    Quand,    ignorant 


i1i2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

l'histoire  et  la  constitution  des  chemins  de  fer  espagnols,  on  se 
borne  à  e'tudier  la  carte  de  leurs  re'seaux,  leurs  tarifs  et  leurs 
horaires,  on  est  trop  souvent  amené  à  des  constatations  fâcheuses. 
A  tort  ou  à  raison,  les  plaintes  contre  les  Compagnies  exploi- 
tantes sont  très  vives  et  très  générales  en  Espagne.  Ceux  qui  les 
formulent  auraient  parfois  avantage  à  connaître  mieux  le 
régime  légal  et  financier  des  Compagnies,  qui  explique  bien 
des  choses.  Mais  ne  cherchons  pas  à  quelle  époque  remonte  le 
mal,  ni  à  qui  en  incombe  la  faute.  Restons  strictement  dans 
notre  sujet.  Parmi  les  défauts  visibles  des  chemins  de  fer  espa- 
gnols, il  en  est  qui  ne  peuvent  être  réformés  sans  beaucoup  de 
patience,  d'argent  et,  j'allais  ajouter,  d'adresse,  comme  l'enche- 
vêtrement singulier  des  réseaux,"  d'autres  qui  comporteraient 
des  dépenses  difficiles  à  couvrir,  comme  l'amélioration  des 
gares,  la  multiplication  des  trains,  ou  les  10  000  kilomètres  de 
chemins  de  fer  stratégiques  récemment  proposés.  Il  semblerait 
plus  simple  de  revoir  les  tarifs  ou  les  horaires,  et  d'électrifier 
certaines  lignes  montagneuses.  Mais  surtout,  il  paraît  possible 
d'aborder  progressive  ment  une  question  qui  touche  tout  particu- 
lièrement la  France,  et  l'extension  du  commerce  international. 

Les  chemins  de  fer  espagnols  présentent,  de  la  façon  la 
plus  capricieuse  et  avec  les  enchevètremens  les  moins  coordon- 
nés, toutes  les  largeurs  de  voie  imaginables.  Celle  que  l'on  y 
rencontre  le  plus  rarement  est  celle  qui  relierait  l'Espagne  avec 
l'Europe  :  la  voie  de  l'",44,  uniformément  adoptée  sur  tout  le 
reste  du  continent  à  l'exception  de  la  Russie;  d'où  la  nécessité 
de  transbordemens,  les  arrêts,  les  ruptures  de  charge...  Depuis 
longtemps,  on  parle  d'adopter  en  Espagne,  comme  voie  nor- 
male, la  voie  européenne,  en  réservant  un  type  unique  de  voie 
plus  étroite  pour  les  chemins  de  fer  d'intérêt  local. 

Les  objections  sont  de  deux  ordres  :  la  dépense,  évidemment 
importante  à  cause  du  matériel  roulant,  mais  peut-être  moins 
considérable  qu'on  ne  l'imagine,  puisqu'il  s'agit  de  réduire  la 
largeur  actuelle  ;  et  les  considérations  stratégiques.  Ces  der- 
nières paraissent  avoir  été  parfois  mises  en  avant  pour  agir  sur 
une  opinion  publique  insuffisamment  éclairée.  On  peut,  ce 
semble,  les  comparer  aux  objections  qui  ont  arrêté  si  longtemps 
le  tunnel  sous  la  Manche,  avant  les  enseignemens  trop  clairs  de 
la  Grande  Guerre.  S'il  est  un  pays  en  Europe,  auquel  sa  situation 
et  ses   frontières    naturelles    (pour   ne   pas   parler  sentimens) 


FRANCE    ET    ESPAGNE.  1^3 

assurent  tous  les  privilèges  de  la  neutralité',  un  pays  qui  n'ait 
aucune  chance  d'être  attaqué,  c'est  bien  l'Espagne.  Chacun  sait 
d'ailleurs  avec  quelle  facilité  on  coupe  des  voies  en  pays  mon- 
tagneux et,  quand  la  voie  subsiste,  avec  quelle  rapidité  on 
remédie  à  sa  largeur  différente  par  la  pose  d'un  troisième  rail. 
Cet  ordre  d'idées  étant  donc  écarté,  il  n'est  pas  besoin  de  déve- 
lopper les  avantages  que  présenteraient,  pour  l'Espagne,  une 
réduction  de  plusieurs  heures  sur  les  trajets  de  Madrid,  Barce- 
lone et  Saragosse  à  Bordeaux,  Toulouse,  Marseille  ou  Paris,  une 
circulation  de  marchandises  sans  changement  de  wagon,  etc. 
L'inauguration  des  deux  nouvelles  voies  transpyrénéennes, 
imminente  après  la  conclusion  de  la  paix,  prête  un  intérêt 
d'actualité  immédiate  à  des  projets  qui  rencontrent  un  accueil 
très  chaud  dans  tous  les  milieux  industriels  et  commerciaux 
directement  intéressés. 

Un  pays  qui  a  derrière  lui  le  passé  de  l'Espagne,  un  pays 
qui  a  découvert  le  Nouveau  Monde,  a  le  devoir  d'envisager 
l'avenir  et  de  voir  grand  dans  le  futur.  Le  raccordement  de 
l'Espagne  avec  la  France  ne  facilitera  pas  seulement  le  com- 
merce considérable  entre  les  deux  pays.  Si,  par  un  moyen  quel- 
conque, la  voie  européenne,  après  avoir  atteint  Barcelone  et 
Madrid,  arrivait  un  jour  à  Algésiras,  un  premier  grand  pas 
serait  franchi  vers  la  réalisation  de  plans  grandioses  qui  occupe- 
ront dès  demain  l'humanité  pacifiée.  Le  percement  de  Suez 
avait  mis  l'Espagne  en  dehors  des  routes  asiatiques.  Le  Portu- 
gal lui  bloquait  l'accès  direct  vers  l'Atlantique.  Mais  nous  tou- 
chons au  jour  où  l'Afrique  va  se  métamorphoser  en  un  pays 
commerçant  et  industriel,  comme  le  firent  au  dernier  siècle  les 
pampas  du  Mississipi.  Le  sable  du  désert  que  devait  gratter  le 
coq  gaulois  rejoindra,  dans  l'histoire  des  erreurs  humaines,  les 
quelques  arpens  de  neige,  par  lesquels  Voltaire  trouvait  spirituel 
de  désigner  le  Canada.  Pour  l'Amérique  du  Sud,  l'évolution, 
déjà  largement  commencée,  est  plus  proche  encore  et  va  très 
certainement  se  précipiter.  Or,  sur  une  mappemonde,  la  route 
directe  d'Europe  au  Brésil  passe  par  Algésiras,  Ceuta,  Dakar 
et  Pernambuco.  De  telles  considérations  peuvent  paraître  loin- 
taines et  cette  route  est  semée  d'obstacles  qui  l'ont  rendue 
longtemps  impraticable.  Mais  une  génération  qui  a  vu  construire 
le  transsibérien,  percer  Suez  et  Panama,  concevoir  et  presque 
finir  les  lignes  du  Gap  au  Caire  et  du  Mozambique  à  l'Angola 


174  REVUE  DES  di;t;x  mondes. 

entailler  celle  de  New-York  à  liueuos-Aires,  exécuter  un  trans- 
canadien et  un  transandin,  doit  savoir  qu'en  pareille  matière  ce 
que  la  logique  impose  aux  désirs  des  hommes,  les  hommes 
d'aujourd'hui  l'exécutent.  De  la  pointe  d'Algésiras  à  Ceuta,  il 
n'y  a  que  25  kilomètres  de  mer,  alors  qu'il  y  en  a  40  de  Douvres 
à  Calais.  La  profondeur  de  1  000  mètres  a  beau  entraîner  un 
allongiîment  notable  pour  un  tunnel  et  le  courant  créer  une 
gêne  pour  des  ferro-hoats,  le  raccordement  se  fera;  il  aura  lieu 
d'autant  plus  vite  que  la  mauvais  génie  allemand  ne  sera  plus 
là  pour  jeter  des  sorts  sur  tous  les  essais  de  concorde  humaine. 
En  attendant,  Cadix  est  déjà  sur  la  route  de  Rio  Janeiro,  et  la 
traversée  de  Gibraltar  à  Tanger  n'est  que  de  quelques  heures. 
Amener  des  trains  rapides  au  Sud  de  l'Espagne,  c'est  ouvrir  un 
accès  par  terre  vers  tout  le  Maroc,  l'Algérie,  le  Sénégal,  le 
Soudan  :  c'est  réduire  à  quatre  ou  cinq  jours  la  traversée  vers 
le  Brésil.  C'est  créer,  à  travers  l'Espagne,  un  mouvement  de 
transit,  qui  permettrait  d'étendre  largement  son  réseau  de  voies 
ferrées. 

Si  la  topographie  de  l'Espagne  est  un  obstacle  naturel  aux 
communications  intérieures,  ses  4  000  kilomètres  de  côtes  lui 
assurent,  en  revanche,  un  avantage  dont  elle  pourrait  mieux 
profiter.  Les  bons  ports  y  sont  nombreux  :  Bilbao,  Santander, 
Gijon,  iluelva,  Séville,  Cadix,  Carthagène,  Alicante,  Valence, 
Barcelone.  L'Espagne  devrait  être  davantage  un  pays  de  navi- 
gateurs ;  elle  devrait  tout  au  moins  s'assurer  à  elle-même  son 
propre  cabotage,  non  pas  à  coups  de  tarifs  protectionnistes  ou 
de  primes,  mais  par  le  libre  jeu  de  la  concurrence.  En  temps 
normal,  ce  cabotage  apporte  une  aide  précieuse,  mais  qui  pour- 
rait être  plus  grande,  aux  transports  par  terre.  On  apprécie 
mieux  encore  son  concours  disparu  quand  la  navigation  est 
réduite  au  minimum,  comme  cela  se  produit  depuis  la  guerre  ; 
alors  les  chemins  de  fer  s'engorgent  et  tout  le  pays  en  soufï're. 

Le  développement  de  la  marine  marchande  espagnole  est 
une  question  du  jour.  L'Espagne  n'est  encore  qu'une  puissance 
maritime  de  second  ordre,  dont  la  flotte  marchande  ne  dépasse 
pas  800  000  tonneaux.  Mais,  dans  ce  cas  aussi,  la  guerre,  en 
assurant  des  bénéfices  énormes  aux  armateurs,  a  favorisé  nos 
voisins.  Il  se  produit,  en  ce  moment,» un  mouvement  analogue 
à  celui  qui,  de  1897  à  1900,  porta  la  marine  marchande  espa- 
gnole de  500  000  à  près  de  800  000  tonneaux.  Des  chantiers  de 


FRANCE    ET    ESPAGNE. 


175 


construction  se  créent,  ou  travaillent  plus  activement  à  Biibao, 
Avile's,  Barcelone,  Séville  et  Cadix.  Si  les  sous-marins  alle- 
mands, favorisés  par  des  collaborations  mystérieuses,  ne  font 
pas  de  trop  rudes  brèches  à  cette  flotte  grandissante,  le  cabotage 
national  peut  arriver  à  éliminer  le  pavillon  anglais;  il  sera 
aidé  par  l'exportation  croissante  des  minerais,  de  la  houille,  des 
primeurs  et  des  fruits.  Gomme  escale  de  transatlantiques,  Gijon 
se  dispute  déjà  avec  la  Corogne  et  Biibao. 


LES    CAPITAUX 


Si  sommaire  qu'ait  été  cet  exposé,  il  aura  néanmoins  mon- 
tré les  ressources  matérielles  importantes  dont  dispose  l'Espagne 
et  dont  elle  n'a  qu'imparfaitement  tiré  parti.  Pour  accélérer  sa 
mise  en  valeur,  il  faut  deux  élémens  fécondans  dont  nous 
n'avons  pas  parlé  :  les  capitaux  et  les  hommes.  Un  voyage  en 
Espagne  permet  à  la  fois  d'apprécier  les  progrès  récens  du  pays 
et  de  voir  ce  que  ses  ressources  en  hommes  et  en  argent  per- 
mettront d'y  ajouter  dans  un  avenir  prochain  ;  il  enseigne  éga- 
lement (ce  qui  est  le  but  plus  particulier  de  cette  étude)  quelle 
peut  être,  dans  ce  développement,  la  part  de  la  France. 

L'Espagne  était  déjà,  avant  la  guerre,  beaucoup  plus  riche 
qu'on  ne  l'estime  en  général.  La  guerre  a  contribué  grandement 
à  l'enrichir.  Les  progrès  de  son  change,  la  réintégration  des 
valeurs  espagnoles,  auparavant  domiciliées  chez  les  belligérans, 
le  prouvent  assez.  Mais  il  n'en  résulte  pourtant  pas,  jusqu'à 
nouvel  ordre,  que  cet  enrichissement  se  traduise  par  une  aide 
directe  apportée  aux  vastes  besoins  de  l'Etat  ou  aux  appels  des 
Sociétés  espagnoles.  Les  finances  de  l'Etat  sont,  si  on  les  met 
en  parallèle  avec  tous  les  travaux  commencés  ou  projetés,  moins 
florissantes  que  celles  des  particuliers.  De  nombreux  individus 
ont  pu  être  directement  enrichis  par  les  industries  touchant  à 
la  guerre,  ou  du  moins  favorisés  par  la  disparition  de  concur- 
rens  occupés  à  des  opérations  militaires.  Tôt  ou  tard,  la  com- 
munauté en  bénéficiera  ;  mais  il  faut  du  temps  pour  que  cette 
infusion  de  sève  nouvelle  se  répande  dans  toute  la  masse.  En 
attendant,  le  peuple  espagnol  voit  renchérissement  généra) 
qu'entraîne  la  guerre,  le  manque  de  charbon,  la  disette  de 
main-d'œuvre,  la  difficulté  des  transports  et  il  génjit,  comme 
pourraient  le  faire  les  belligérans,  sur  la  longueur  d'une  lutte 


i76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  les  profits  ne  se  traduisent  pas  aussitôt  pour  lui  en  résul- 
tats palpables.  Dans  une  classe  plus  aise'e,  les  émissions  d'em- 
prunts ou  les  placemens  d'actions  nationales  trouvent  en 
Espagne  peu  d'écho.  L'argent  n'y  manque  pas  ;  mais  il  se  réserve 
et  se  cache.  On  se  plaint  souvent  que  le  capital  espagnol  soit 
timide.  Le  capital  est  toujours  timide  quand  il  a  peur,  parce 
qu'il  a  souffert  précédemment  de  se  montrer.  C'est  pourquoi 
les  Espagnols  se  sont  peut-être  un  peu  trop  hâtés  dans  certains 
cas  où  ils  ont  cru  pouvoir  opposer  un  protectionnisme  intran- 
sigeant au  maintien  et  au  développement  d'affaires  étrangères. 

Leur  désir  d'être  seuls  chez  eux  est  parfaitement  légitime; 
mais  il  est  prématuré.  La  coopération  des  capitaux  français, 
qui  atteint  actuellement  près  de  3  milliards,  reste  nécessaire  en 
Espagne,  ne  fût-ce  que  pour  encourager  les  capitaux  espagnols 
à  se  montrer.  D'une  façon  générale,  elle  offre  l'avantage  d'assu- 
rer une  double  garantie  aux  intéressés.  Avec  les  tendances 
actuelles  de  quelques  gouvernemens  à  renouveler  les  lois 
chaque  printemps  comme  poussent  les  feuilles,  les  capitalistes 
de  tous  les  pays,  et  non  pas  seulement  d'Espagne,  rechercheront 
sans  doute  de  plus  en  plus  les  affaires  présentant  un  certain 
caractère  international  et  pour  lesquelles,  par  suite,  une  spolia- 
tion demandera  du  moins  la  complicité  de  deux  Etats. 

L'Espagne  tire  actuellement  une  juste  fierté  de  son  change; 
mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  balance  de  son  commerce 
extérieur  se  traduisait  encore,  dans  la  dernière  année  normale, 
en  1913,  par  un  déficit  de  180  millions;  et  ni  le  mouvement  des 
touristes  en  Espagne  ni  les  placemens  espagnols  à  l'étranger 
ne  sont  suffisans  pour  faire  l'appoint.  Les  résultats  actuels, 
dus  à  des  causes  toutes  momentanées,  ne  produiront  des  effets 
durables  que  si  les  exportations  se  développent,  les  importa- 
tions ayant  suivi,  dans  ces  dernières  années  encore,  une  courbe 
ascendante  très  rapide.  Des  capitaux  français,  qui  permettraient 
aux  Espagnols  d'exporter  plus  de  minerais,  de  métaux,  de  pro- 
duits agricoles,  contribueraient  du  même  coup  à  la  prospérité 
du  pays.  L'association  des  capitaux,  l'association  des  intérêts 
économiques,  c'est,  en  notre  temps,  —  et  quand  on  y  regarde 
d'un  peu  près,  je  crois  que  ce  fut,  presque  à  toutes  les  époques, 
, —  l'occasion  la  plus  agissante  et  la  plus  efficace  d'amitiés  et  de 
confraternités.  Il  n'y  a  de  politique  extérieure  réellement  effi- 
cace qu'une  politique  fondée  sur  les  relations  économiques.  On 


i 


FRANCE    ET    ESPAGNE.  171 

aurait  tort  d'envisager  qu'un  des  pays  doit  y  perdre  si  l'autre 
y  gagne.  Des  deux  côtés,  le  bénéfice  est  le  même,  comme  lorsque 
les  valeurs  montent  en  Bourse  pour  des  causes  sérieuses,  indé- 
pendamment de  la  spéculation. 

Il  ne  faut  pas  non  plus  trop  s'arrêter  à  quelques  inconvé- 
niens  que  le  temps  met  parfois  en  lumière.  Les  peuples 
semblent  volontiers  égoïstes  et  ingrats.  Souvent,  dans  les  affaires 
faites  à  l'étranger,  on  finit  par  être  dépossédé  quand  leur  pros- 
périté s'affirme.  C'est  un  peu  ce  qui  se  passe  pour  les  colonies, 
qui  essaiment  quand  elles  sont  capables  de  se  suffire  k  elles- 
mêmes,  ou  pour  les  fils  qui  abandonnent  le  nid  paternel  quand 
ils  peuvent  gagner  leur  vie.  La  France  a  fait  les  chemins  de  fer 
espagnols;  ces  chemins  de  fer  lui  ont  été  enlevés.  Ne  disons 
pas  trop  vite  :  Sic  vos,  non  vobis ;  à  la  condition,  bien  entendu, 
que  les  contrats  soient  respectés  et  les  engagemens  tenus... 

LES    HOMMES 

J'arrive  enfin  à  ce  capital  humain,  sans  lequel  les  plus  pré- 
cieuses ressources  matérielles  d'un  pays  demeureraient  inutili- 
sées, grâce  auquel  leur  valeur  peut,  au  contraire,  se  trouver 
décuplée.  Un  pays  est  un  peu  ce  que  l'a  fait  la  nature;  mais  il 
est  beaucoup  ce  que  l'ont  fait  les  hommes.  Que  vaut  le  capital 
humain  en  Espagne,  il  est  aussi  utile  de  l'étudier  que  d'examiner 
ce  que  sont  les  réserves  en  houille. 

Pour  apprécier  l'Espagne  comme  pour  juger  la  France,  on 
doit,  je  crois,  si  l'on  veut  être  équitable,  faire  abstraction  d'une 
administration  par  laquelle  la  nation  n'est  que  très  imparfaite- 
ment représentée.  Quand  on  laisse  de  côté  ce  personnel  paraly- 
sant pour  ne  considérer  que  le  personnel  agissant,  on  peut  y 
distinguer,  comme  dans  toute  mobilisation,  trois  degrés  :  les 
officiers,  les  sous-officiers  et  les  hommes.  Tous  5ont  également 
indispensables.  Pour  les  deux  extrêmes,  cela  va  sans  dire;  mais 
le  rôle  des  contremaîtres,  qui  sont  les  sous-officiers  de  l'indus- 
trie, n'est  pas  moins  important.  En  paix  comme  en  guerre,  le 
général  le  plus  habile  ne  saurait  tirer  parti  des  meilleures 
troupes  si  elles  ne  sont  encadrées.  Or,  quand  on  examine  \e 
personnel  des  industries  espagnoles,  on  constate  immédiatement 
que  les  grands  conducteurs  d'hommes  ne  font  pas  défaut.  On 
trouve,  en  nombre  suffisant,   des  esprits  généralisateurs  aux 

TO.ME    XL,    —     1917.  '  12 


178 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


larges  conceptions,  aux  vues  d'ensemble  fécondes,  aptes  à  consti- 
tuer des  chefs.  D'autre  part,  les  troupes  abondent.  L'ouvrier 
espagnol  a  de  sérieuses  qualités,  qui  le  font  apprécier  dans  tous 
les  pays  où  il  émigré.  En  tenant  compte  d'une  certaine  indo- 
lence (qui  n'existe  guère  que  dans  le  Sud)  et  surtout  d'une  fierté 
chatouilleuse,  d'une  initiative  parfois  exagérée,  qu'il  convient 
de  ménager,  l'ouvrier  espagnol  est  intelligent,  travailleur  et, 
comme  disent  nos  soldats,  «  débrouillard.  »  Il  excelle  aux  tâches 
nouvelles,  aux  coups  de  force,  aux  grands  efforts  momentanés, 
pour  lesquels  on  a  mis  son  amour-propre  en  jeu  ;  il  est  égale- 
ment très  capable  d'un  travail  persévérant.  Il  est  sobre  et  se 
contente  de  peu.  Ce  qui  manque  généralement,  ce  sont  les 
intermédiaires,  ce  sont  les  sous-ingénieurs,  les  chefs  d'équipe, 
les  contremaîtres  ayant  reçu  une  certaine  éducation  technique 
sans  pourtant  dédaigner  de  mettre  la  main  à  l'ouvrage.  Les 
défauts  de  l'enseignement  priniaire  et  secondaire  apparaissent 
là,  malgré  les  très  louables  efforts  dont  nous  avons  pu  constater 
le  fruit  dans  de  nombreuses  écoles  techniques. 

Cette  situation  appelle  naturellement  un  échange  avec  la 
France,  où  ces  contremaîtres  existent  en  quantités  très  suffi- 
santes, tandis  que  les  manœuvres  manquent.  Dans  un  com- 
merce, qui  se  traduit  toujours  par  des  apports  réciproques,  les 
deux  pays  ont  ici  chacun  une  chose  à  offrir  qui  manque  à 
l'autre.  L'Espagne  peut  nous  fournir  de  la  monnaie  et  recevoir 
des  pièces  blanches.  Soit  que  nos  contremaîtres  et  maîtres- 
mineurs  français  viennent  encadrer  quelque  temps  les  ouvriers 
espagnols,  soit  que  des  contremaîtres  espagnols  aillent  passer 
un  certain  temps  d'apprentissage  en  France,  le  résultat  peut 
être  atteint;  et,  jusqu'au  jour  où  cette  éducation  sera  faite,  les 
ouvriers  espagnols,  surabondans  dans  leur  pays,  nous  rendront 
de  précieux  services  en  France. 

Si  l'on  estime  que  ce  dernier  service  mérite  une  contre- 
partie plus  forte,  on  peut  la  trouver  dans  l'apport  de  nos  capi- 
taux que  je  proposais  tout  à  l'heure.  A  côté  du  travail  humain 
actuel,  ceux-ci  représentent  du  travail  accumulé,  du  travail  en 
puissance,  comme  la  houille  est  de  l'énergie  ancienne  prête  h 
redevenir  de  l'énergie  vivante  et  active. 

J'en  ai  dit  assez  pour  avoir  indiqué  les  points  principaux 
qui  frappent  d'abord  quand  on  parcourt  l'Espagne  économique. 


FRANCE    ET    ESPAGNE.  179 

Préoccupé  de  montrer  des  routes  à  suivre,  je  n'ai  pas  pu 
insister,  comme  il  aurait  fallu,  sur  le  chemin  accompli  dans 
ces  dernières  années  et  sur  la  vitalité  dont  ce  pays  donne  par- 
tout les  preuves,  présage  heureux  de  son  avenir.  Il  ne  faut  pas 
le  juger  sur  une  réputation  d'autrefois  et  sur  une  somnolence 
accidentée  de  révolutions  dont  il  est  très  heureusement  guéri. 
Ce  réveil  incontestable  de  l'Espagne  nous  touche  de  trop  près, 
intéresse  à  la  fois  trop  vivement  nos  besoins  commerciaux  et 
nos  sympathies  pour  que  nous  ne  lui  prêtions  pas  une  juste 
attention. 

La  collaboration  si  souhaitable  de  la  France  et  de  l'Espagne 
existe  déjà  dans  plus  d'un  domaine.  J'ai  déjà  fait  allusion  à  nos 
grandes  sociétés  minières  et  électriques.  Les  affaires  françaises, 
qui  sont  nombreuses  en  Espagne,  ont  pu  continuer  à  prospérer 
pendant  les  hostilités,  grâce  à  la  courtoisie  chevaleresque  de 
leur  personnel  espagnol,  qui,  sans  faire  parade  de  son  dévoue- 
ment, a  doublé  ses  efforts  pour  remplacer  des  collègues  fran- 
çais mobilisés.  A  l'heure  actuelle,  en  pleine  lutte,  notre 
industrie  donne  là  des  preuves  d'activité  et  d'initiative  dont 
les  fruits  se  récolteront  après  la  paix.  Il  faut  encore  les 
multiplier. 

Les  causes  d'intimité  entre  les  deux  peuples  abondent  et, 
malgré  quelques  malentendus  faciles  à  réparer,  elles  ne  sau- 
raient manquer  d'être  efficaces.  La  France  est,  avec  l'Angle- 
terre, de  beaucoup  le  pays  qui  fait  le  plus  de  commerce  avec 
l'Espagne;  elle  lui  fournit  des  marchandises,  elle  lui  en  achète 
bien  davantage.  Les  exportations  de  l'Espagne  en  Allemagne 
sont  à  peine  le  quart  des  exportations  en  France  ou  en  Angle- 
terre. L'Allemagne  verrait  volontiers,  dans  l'Espagne,  une  sorte 
de  colonie  africaine,  où  l'on  s'attache  d'abord  à  écouler  ses 
produits.  La  France,  mieux  inspirée,  traite  sa  voisine  comme 
une  sœur  aimée,  un  peu  susceptible,  pour  laquelle  sa  politique 
douanière  s'est  montrée,  dans  ces  dernières  années,' particuliè- 
rement affable.  A  une  heure  où  le  monde  entier  doit  être  las 
d'affirmations,  de  négations  et  de  phrases,  ce  ne  sont  pas  là 
des  mots,  mais  des  chiffres,  mais  des  faits.  De  tels  faits  pren- 
dront toute  leur  portée  quand  la  France  aura  assuré,  au  prix  de 
son  sang,  l'avenir  pacifique  de  l'humanité. 

L.  De  Launay. 


LENDEMAINS  DE  UÉYOLUTION 

A  PÉTROGRAD 


LA   LIBERTÉ   DANS  LA  CITÉ 

Pétrograd,  de  mars  à  mai  1917. 

La  révolution  a  pris  fin,  —  du  moins  dans  sa  phase  aiguë. 
Plus  de  cris;  plus  de  coups  de  feu.  On  s'éveille...  D'un 
cauchemar  ou  d'un  rêve?...  On  ne  sait  plus.  On  a  vécu  d'une 
vie  si  intense,  tantôt  épouvantée,  tantôt  enthousiaste!...  On  en 
est  encore  comme  étourdi...  On  se  tàte,  on  se  compte  :  oui,  oui, 
nous  sommes  tous  là  quoiqu'un  peu  pâlis,  les  nerfs  brisés,  et 
hésitans.  Vite,  un  coup  d'œil  à  la  fenêtre,  un  tour  dans  la  rue 
pour  dissiper  les  dernières  brumes  du  cerveau  et  prendre  contact 
avec  la  vie  nouvelle... 

Nous  voici  dehors.  Le  drapeau  si  terni,  si  fripé  de  l'hôpital, 
a  été  remplacé  par  un  autre  où  la  croix-rouge  flamboie  dans  de 
la  blancheur  neuve.  Et  cela  émeut  comme  un  symbole...  Un 
ouvrier,  grimpé  sur  une  échelle,  est  occupé  à  ficher  un  grand 
drapeau  rouge  dans  des  crampons  de  fer  nouvellement  posés. 
L'air  matinal  est  frais,  un  peu  piquant,  tchisti  (propre),  comme 
disent  les  Russes,  débarrassé  des  impuretés  qui  le  rendaient 
lourd. 

La  vie  normale  reprend.  Les  ménagères,  cabas  au  bras, 
attendent  leur  tour  pour  le  pain  devant  les  boutiques.  Elles 
causent  entre  elles  ou  échangent  avec  les  passans  des  réflexions 
rapides. 

—  Eh  bien!  est-ce  qu'il  y  aura  du  pain,  maintenant? 

—  Bôndiet!  bôndiet!  (Il  y  en  aura!  il  y  en  aura!)  Et  bien 
meilleur  :  du  pain  de  la  révolution  1 


LENDEMAINS  DE  REVOLUTION  A  PÉïROGRAD.        181 

Car  tout  le  monde  a  confiance  et  attend  du  gouvernement 
nouveau  plus  peut-être  que  les  circonstances  ne  lui  permettront 
de  donner.  Quelques  isvostç/ii/cs  sont  venus  prendre  l'air  de  la 
rue,  avec  des  chevaux  ragaillardis  par  une  semaine  de  paresse. 
Un  traîneau  villageois  passe,  conduit  par  un  paysan.  Les 
planches  du  fond  disparaissent  sous  une  couche  de  paille.  La 
douga  bariolée,  rouge,  jaune,  verte  et  bleue,  à  dessins  barbares, 
arrondit  son  arc  au-dessus  du  cou  du  cheval.  Gomme  tant 
d'autres,  il  a  dû  arriver  à  Pétrograd,  retentissant  de  grelots  et 
pavoisé  de  rubans,  pour  la  «  semaine  du  beurre  (1).  »  Attardé,  il 
s'est  trouvé  pris  parla  révolution.  Maintenant,  il  s'en  retourne 
au  village,  et  j'imagine  l'accueil  que  les  paysans  avides  de 
nouvelles  lui  feront  au  retour  ! 

Gomme  la  rue  est  vive,  animée  1  Les  promeneurs  débordent 
des  trottoirs  pour  se  répandre  sur  la  chaussée  où  le  charroi  est 
encore  peu  intense.  Les  fripiers  tatares,  leur  enveloppe  de  toile 
ou  de  lustrine  sous  le  bras,  se  remettent  à  errer,  l'oreille  tendue 
au  moindre  appel  ;  les  jeunes  garçons  de  boutique  traînent  par 
une  ficelle  passée  sur  leur  épaule  le  petit  traîneau  familier; 
des  employés,  —  des  tchinovniks ,  —  reprennent  le  chemin 
délaissé  de  leur  bureau  ;  des  juifs,  logés  dans  les  environs  de  la 
synagogue  toute  proche,  aspirent  avec  plaisir  l'air  nouveau, 
beaucoup  plus  favorable  pour  eux  que  l'ancien  ;  des  femmes, 
des  jeunes  filles  trottinent  dans  la  neige,  bottées  de  feutre  sous 
la  jupe  courte,  regardées  en  dessous  par  des  groupes  de  marins 
ou  de  soldats  qui  flânent,  la  cigarette  au  bec,  plaisir  si  nouveau 
qu'il  garde  presque  la  saveur  du  fruit  défendu! 

Près  du  petit  pont,  un  orchestre  de  cuivre  fait  retentir  la 
première  phrase  musicale  de  la  Marseillaise .  Les  sons  partent 
de  la  caserne  des  Equipages  de  la  Garde,  à  l'angle  du  canal.  Et 
tout  le  monde  d'y  courir...  Au  dernier  accord,  applaudisse- 
mens,  hourrahs,  tout  l'enthousiasme  d'une  foule  ivre  de  sa 
jeune  liberté  1 

Nous  sommes  en  pleine  lune  de  miel  du  Peuple  et  de  la 
Révolution... 

La  joie  de  vivre,  éparse  dans  l'air  nouveau,  nous  entraîne. 

(1)  Les  jours  gras,  qui  se  sont  terminés  cette  année  le  20  février.  G"est  -l'iiabi- 
tude  des  villageois  des  environs  de  Pétrograd,  ainsi  que  des  Finnois,  de  venir  à 
cette  époque  dans  la  capitale  avec  leurs  Iraîneau.x  pour  gagner  un  peu  d'argent 
en  promenant  les  citadins. 


182  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Nous  longeons  le  canal  Krionkofî  pour  atteindre  celui  de  la 
Moïka.  Des  curieux  stationnent  autour  de  la  prison  incendiée. 
L'église,  dont  nous  avons  vu  évacuer  les  ornemens  précieux, 
est  l'objet  d'un  véritable  pèlerinage.  Dans  la  cour  d'une  maison 
voisine,  des  soldats  passent  en  revue  un  tas  de  couvertures 
brunes  qu'on  a  jetées  là.  Les  gamins  du  quartier  jouent  autour 
des  piquets  de  tente,  confectionnés  par  les  prisonniers  et  qu'on 
a  sauvés,  puis  amoncelés  aux  abords  de  la  prison.  Plus  loin, 
devant  les  Archives  de  la  police,  les  papiers  brûlés,  d'oii  quelques 
petites  flammes  et  de  la  fumée  s'échappent  encore,  forment  un 
rempart  calciné  dans  lequel  des  moujiks  portent  sans  se  presser 
la  pioche  et  la  pelle.  Des  fils  de  fer  arrachés  pendent  lamenta- 
blement le  long  des  poteaux  télégraphiques.  A  l'angle  de  deux 
rues,  dans  une  tchaïnaya  à  la  devanture  peinturlurée  de  couleurs 
éclatantes,  mais  délavées  par  les  pluies,  on  sert  gratuitement  aux 
soldats  du  thé  et  du  pain.  Nous  déposons  notre  offrande  dans 
une  petite  caisse  gardée  par  deux  jeunes  filles  et  je  monte  déli- 
bérément les  quatre  marches  de  pierre  qui  conduisent  à  la 
tchaïnaya. 

Fumée,  bruit  et  poussière...  A  travers  l'atmosphère  lourde, 
empuantie  de  tabac,  de  relent  humain  et  de  cuir  de  bottes,  je 
distingue  une  salle,  peut-être  vaste,  mais  coupée  en  compar- 
timens  par  de  massifs  piliers  carrés  qui  se  rejoignent  en  cintre, 
à  la  manière  des  églises  romanes, —  avec  l'art  en  moins... 
Derrière  un  comptoir,  où  le  samovar  en  resplendissante  robe 
de  cuivre  a  l'air  d'une  princesse  fourvoyée  dans  un  mauvais 
lieu,  des  matrones  étalent  leur  rotondité.  Les  petites  servantes, 
plus  agiles,  le  torchon  noué  autour  de  la  taille,  portent  de  place 
en  place  le  thé  fumant  et  les  assiettées  de  pain  noir.  Autour  des 
tables  sans  nappes,  le  fusil  posé  entre  leurs  jambes  ou  à  côté 
d'eux,  des  soldats  boivent  et  mangent,  bavardent  et  fument. 
Malgré  mes  efforts,  je  ne  puis  établir  de  rapprochement  entre 
ces  hommes  aux  uniformes  ternes,  maculés  et  déjetés  mais  sans 
pittoresque,  et  les  «  Ça  ira  »  déchirés,  en  lambeaux,  chemises 
ouvertes  et  poitrines  au  vent  de  la  Révolution  française.  Je 
m'imagine  plutôt  être  transportée  dans  une  de  ces  tavernes  du 
quartier  de  Suburre  où,  après  une  dure  campagne,  les  soldats 
des  légions  venaient  boire  et  se  divertir  en  liberté.  La  révolu- 
tion russe  manque  totalement  de  ce  romantisme  qui  a  jailli  de 
la  nôtre  comme  d'une  source  retrouvée  de  l'âme  française  ! 


LENDEMAINS    DE    IIIÎVOLUTION    A    PETROGRAD.  183 

Tout  l'intérêt  qu'offre  cette  troupe  attablée  se  concentre 
dans  l'expression  des  visages.  Elle  révèle  une  brusque  transfor- 
mation intérieure,  une  déviation  inattendue  de  l'axe  autour 
duquel  gravitait  la  sensibilité  de  ces  êtres  encore  primitifs.  Ces 
soldats,  ou  leurs  pareils,  je  les  ai  vus,  il  y  a  quelques  mois,  sur 
le  front,  mais  combien  différensl  Moujiks  arrachés  à  leur 
glèbe,  ils  gardaient  au  fond  de  leurs  yeux,  soudain  traversés 
par  de  rapides  éclairs  de  vaillance,  un  peu  de  cette  rêverie  sans 
but  que  dépose  dans  l'âme  de  certains  paysans,  comme  dans 
celle  des  nomades  du  désert,  le  spectacle  continu  des  vastes 
espaces,  associé  à  un  labeur  solitaire  et  silencieux.  Maintenant 
y  éclate  l'orgueil  de  leur  victoire  civique. 

Près  de  la  Moïka,  des  autos  filent,  rapides,  occupés  par  des 
miliciens  et  des  soldats.  Ils  ont  remplacé  les  fusils  et  les 
mitrailleuses  de  ces  derniers  jours  par  des  paquets  d'imprimés 
qu'ils  distribuent  au  vol,  à  travers  la  ville.  Les  blancs  messa- 
gers tournoient  un  moment  au-dessus  des  têtes.  Les  bras  se 
tendent  pour  les  saisir  ou,  lorsqu'ils  viennent  s'échouer  sur  le 
sol  comme  des  oiseaux  blessés,  la  foule  se  jette  en  bousculade 
sur  la  neige  et  les  couvre  de  son  corps,  tant  elle  en  est  avide. 
C'est  qu'ils  sont,  ces  imprinlés,  les  seuls  porteurs  de  nouvelles, 
les  grands  journaux  n'ayant  pas  encore  repris  leur  publication. 
Celui-ci,  dont  nous  avons  réussi  à  nous  emparer,  est  le  n"  9 
d'Isvestia  (Les  Nouvelles),  organe  du  parti  des  ouvriers  dont  le 
dévouement  de  typographes  bénévoles  assure  la  quotidienne 
apparition.  Entre  autres  choses,  il  publie  la  renonciation  de 
Michel  Alexandrovitch  au  trône  de  Nicolas  II,  son  frère.  La 
nouvelle  en  était  déjà  connue,  mais  on  lit  le  texte  et  on  le 
commente  avec  une  satisfaction  visible.  A  peine  né  à  la  liberté, 
le  peuple  russe  va  d'un  bond  jusqu'au  point  extrême  de  ses 
exigences.  Il  est  pareil  à  ces  gaz  dont  la  violence  d'explosion 
est  en  proportion  de  leur  degré  de  compressibilité.  Une  bonne 
et  durable  constitution  lui  paraissait,  il  y  a  quinze  jours  à  peine, 
un  idéal  inespéré.  En  une  semaine,  la  révolution  a  projeté 
ses  désirs  bien  au  delà.  Il  se  délecte,  il  s'enivre  aux  syllabes, 
nouvelles  pour  lui,  du  mot  respoublika,  et  c'est  déjà  la  république 
sociale  qu'il  lui  faut. 

—  La  Révolution  française?  disent  avec  une  moue  un  peu 
dédaigneuse  ceux  qui  la  connaissent  mal.  Il  en  est  sorti  une 
nation  de  bourgeois.  Nous  ferons  plus  vite  et  mieux! 


184  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

D'autres,  qui  n'ont  retenu  du  grand  mouvement  libérateur 
émané  de  la  France  que  le  côté  sanglant,  comme  des  enfans 
dont  le  cerveau  reste  fermé  aux  idées,  mais  dont  les  sens  et 
l'imagination  perçoivent  le  choc  d'une  image  tragique,  vont 
répétant  avec  un  naïf  orgueil  : 

—  Chez  nous,  ce  n'est  pas  comme  en  France  ;  nous  avons 
fait  notre  révolution  sans  presque  verser  de  sang  I 

Et  quelqu'un  d'ajouter,  conciliant  : 

—  Vous  savez...  la  Révolution  française...  il  y  a  déjà  plus 
d'un  siècle...  Les  gens  sont  plus  civilisés  à  présent. 

Mais,  en  faisant  entrer  en  jeu  la  civilisation  actuelle,  aucun 
de  ces  hommes  ne  songe  à  tourner  ses  regards  vers  l'Alle- 
magne assassine  obligeant  le  progrès  humain  à  se  faire  le 
complice  du  meurtre  et  de  la  ruine,  à  ramener  sa  pensée  sur 
les  ruines  de  Liège,  d'Ypres,  de  Louvain  ou  de  Reims,  la  deu.\ 
fois  sacrée,  —  par  l'histoire  et  par  le  malheur! 

Il  n'est  pas  rare  d'entendre  au  coin  d'une  rue,  dans  un 
magasin,  quelque  Russe  plus  instruit  ou  quelque  Français 
blessé  dans  sa  fierté  nationale,  exposer  avec  calme  ou  déve- 
lopper avec  des  gestes  véhémens  ce  que  fut  la  Révolution  fran- 
çaise, génératrice  de  toutes  celles  du  présent  et  de  l'avenir.  Et, 
pendant  ce  temps,  plus  éloquent  que  toutes  les  paroles,  domi- 
nant toutes  les  controverses,  l'air  sublime  de  la  Marseillaise 
traverse  l'espace,  pareil  à  la  personnification  grandiose  que 
Rude  en  plaça  sur  l'un  des  piliers  de  l'Arc  de  Triomphe,  et 
entraîne  toutes  les  âmes  au  vent  de  son  fougueux  élan  ! 

Une  foule,  plus  avide  que  curieuse,  se  presse  autour  d'une 
façade  en  angle  sur  la  rue  de  la  Poste  et  la  ruelle  de  la  Garde- 
à-Gheval.  Cette  façade  est  tout  ce  qui  reste  du  somptueux  hôtel 
du  comte  Frédériks,  ministre  de  la  Cour.  J'ai  connu  le  comte 
Frédériks  (1)  lors  de  mon  séjour  à  Livadia,  où  il  se  reposait 
avec  sa  famille.  C'était  un  de  ces  Russes  d'origine  allemande 
lettrés,  cultivés  et  courtois,  comme  il  s'en  rencontre  entre  Libau 
et  Narva,  dans  les  provinces  russes  de  la  Baltique,  parfois  très 
sincèrement  attachés  à  la  Russie  et  dont  le  mélange  du  sang, 
l'effet  de  l'éducation  et  des  habitudes  ont  fait  un  type  tout  s 
fait  spécial.  Quant  au  comte  Frédériks,  son  titre  de  ministre 
de  la  Cour,  au  moins  autant  que  son  origine  allemande,  a  fait 

(1)  Le  baron  Frédériks  reçut  de  l'empereur  ^UcoIas  II  le  titre  de  comte. 


LENDEMAINS  DE  REVOLUTION  A  PETROCRAD.        iSo 

que  la  haine  du  peuple  s'est  abattue  sur  lui  dès  la  première 
heure.  Son  hôtel,  où  s'étaient  peu  à  peu  accumulés  les  objets 
les  plus  précieux  et  les  pièces  de  collection  les  plus  rares,  a  été 
envahi,  pillé,  puis  incendié.  On  prétend  cependant  que  bon 
nombre  des  trésors  artistiques  qu'il  renfermait  ont  été  sauvés. 
Maintenant,  des  yeux  et  des  mains  avides  fouillent  entre  les 
pierres  calcinées,  cherchant  s'il  ne  reste  pas  quelques  précieux 
débris  à  recueillir.  Le  comte,  actuellement  arrêté,  se  trouvait 
auprès  de  l'Empereur  au  moment  du  désastre.  Sa  femme,  âgée 
et  malade,  put  être  secrètement  transportée  dans  un  hôpital  où 
on  la  cache  sous  un  nom  d'emprunt;  sa  fille,  atteinte  de  sco- 
liose, réussit  à  se  sauver.  Quant  au  comte,  on  l'accuse  d'avoir 
comploté  contre  la  Russie  en  faveur  de  l'Allemagne.  Il  est  diffi- 
cile de  démêler  avant  le  procès  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  vrai 
ou  de  faux  dans  ces  accusations.  Le  fait  certain,  c'est  que  la 
Russie, empoisonnée  du  venin  allemand  depuis  Pierre  le  Grand,* 
n'a  pas  su  s'en  délivrer  au  moment  de  la  guerre.  Le  peuple  de 
la  révolution  fera-t-il  ce  que  n'a  pu  ou  voulu  accomplir  la 
monarchie  tsariste  ?  Jusqu'à  présent,  et  sauf  le  comte  Frede- 
riks,  il  ne  parait  pas  qu'aucun  Allemand  de  Pétrograd  ou 
d'ailleurs  ait  été  molesté  en  rien. 

Sur  la  place  d'Isaac,  grande  affluence  autour  d'Astoria,  hier 
encore  le  plus  luxueux,  le  plus  bruyant,  le  plus  sélect  hôtel  de 
Pétrograd,  réduit  maintenant  au  silence  et  à  la  désolation.  Sa 
façade  plate,  sa  lourde  architecture  germanique,  ses  glaces 
extérieures  brisées,  forment  un  sinistre  pendant  aux  fenêtres 
aveuglées  de  planches,  au  fronton  découronné  de  l'ambassade 
d'Allemagne  qui  lui  fait  face  et  dont  il  fut,  avant  la  guerre,  un 
des  centres  d'espionnage  les  plus  actifs. 

Le  long  de  la  riche  Morskaïa  (rue  de  la  Mer),  bordée  des  plus 
beaux  magasins  de  la  ville,  et  de  la  Perspective  Newsky,  les 
autos  particuliers  qui  ont  pu  échapper  à  la  réquisition  com- 
mencent à  se  risquer  hors  de  leur  garage,  et  les  gens  timides  à 
sortir  des  maisons  où  une  semaine  de  terreur  les  confina.  Les 
portraits  de  la  famille  impériale,  jusqu'à  celui  de  la  grande- 
duchesse  Tatiana,  qui  fut  la  préférée  du  peuple  russe,  ont  disparu 
des  vitrines.  Sur  les  monumens  d'où  on  n'a  pu  le  retirer  encore, 
le  monogramme  de  l'Empereur  est  recouvert  d'un  lambeau 
d'étoffe  rouge.  C'est  ainsi  que  la  grille  du  Palais  d'Hiver,  sur 
laquelle  ce  monogramme,  enfermé  dans  un  médaillon,  se  répète 


186 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


de  distance  en  distance,  semble  de  loin  porter  des  stigmates  de 
sang.  L'impression  vous  hante  à  la  longue  de  ces  drapeaux 
rouges,  de  ces  revêtemens  d'étolîe  rouge,  de  ces  cocardes  rouges 
attachées  aux  manteaux  ou  piquées  aux  bonnets  de  fourrure, 
de  CCS  affiches  rouges  plaquées  aux  murs, —  lambeaux  arrachés 
par  la  colère  du  peuple  à  la  pourpre  impériale  du  dernier  des 
RomanofT. 

Sur  quelques  maisons  on  lit  encore,  tracé  à  la  machine  à 
écrire,  V Appel  des  soldats  consciens,  affiché  le  l®""  mars,  et  invi- 
tant la  force  armée  à  maintenir  l'ordre  dans  la  rue  pendant  les 
jours  qui  vont  suivre.  L'Appel  constate  que,  malheureusement, 
des  magasins  ont  été  pillés,  des  maisons  et  des  domiciles  parti- 
culiers violés  et  dévastés,  et  il  ajoute  :  u  Ces  désordres  ne  ser- 
vent qu'à  discréditer  dans  l'opinion  publique  le  grand  mouve- 
ment révolutionnaire  du  peuple  russe,  et  il  est  de  notre  devoir 
de  les  rendre  impossibles.  » 

Nous  voici  arrivés  à  la  hauteur  de  Gostiny-Dvor.  On  nomme 
ainsi  un  vaste  bâtiment  blanchi  à  la  chaux,  composé  d'un  rez- 
de-chaussée  surmonté  d'un  étage  en  cintre  et  entouré  d'un  pro- 
menoir à  colonnes.  Il  n'est  pas  de  ville  russe  tant  soit  peu  im- 
portante qui  ne  possède  son  Gostiny-Dvor.  Cela  tient  le  milieu 
entre  le  bazar  oriental,  —  si  amusant  avec  ses  ruelles  étroites  et 
couvertes,  ses  boutiques  où  l'artisan  travaille  sous  les  yeux  de 
l'acheteur  —  et  nos  grands  magasins  d'Occident. 

Le  Gostiny-Dvor  de  la  Perspective  Newsky  mesure  environ 
une  versle  de  tour  (1),  et  contient  près  de  200  boutiques,  ayant 
chacune  sa  spécialité.  Par  tous  les  temps  et  dans  toutes  les 
saisons,  la  circulation  est  intense  sous  le  promenoir.  On  y 
entend  toutes  les  langues  d'Europe  ou  d'Asie,  on  y  rencontre 
tous  les  types  humains,  on  y  croise  tous  le§  costumes,  depuis 
le.  cafetan  du  Sarte,  bordé  d'un  liséré  de  fourrure  et  ouvert  sur 
une  longue  tunique  de  couleur  tendre,  jusqu'aux  derniers 
modèles  de  la  mode  parisienne.  C'est  un  lieu  de  rendez-vous  et 
de  caquetages  autant  que  de  négoce.  Quelques  semaines  avant 
la  Révolution,  on  s'y  pressait  encore  autour  de  la  petite  bou- 
tique du  marchand  grec,  d'où  s'échappait  une  alléchante 
odeur  de  sucre  brûlé.  On  trouvait  là  toute  la  bonbonnerie  chère 
à  l'Orient...  et  à  la  gourmandise  des  Russes.  Le  sucre,  devenu 

(1)  Un  peu  plus  d'un  kilomètre. 


LENDEMAINS    DE    RÉVOLUTION    A    PÎÊTRGGRAD.  187 

rare,  a  terriblement  renchéri;  la  boutique  du  marchand  grec 
et  ses  noix  caramele'es,  son  halvatt  et  ses  figues  confites  s'en 
ressentent. 

Aujourd'hui,  une  étrange  scène  se  déroule  à  Gostiny-Dvor. 
Un  jeune  homme  en  costume  d'étudiant  monte  sur  une  estrade 
improvisée,  crie  et  gesticule.  Nous  approchons.  On  entend  : 

—  Le  numéro  d'hier  du  journal  de  Moscou  Rannïé  onlro 
(la  première  heure),   cinq  kopeks!...  Qui  donne  plus?... 

—  Deux  roubles  !  crie  une  voix. 

Et  aussitôt,  l'enchère  monte  :  10  roubles!  15  roubles!  18! 
28!...  Enfin,  le  numéro  est  adjugé  à  50  roubles. 

Les  journaux  de  Pétrograd  ayant  cessé  de  paraître  depuis 
une  semaine  et  l'arrivée  de  ceux  de  Moscou  ayant  été  inter- 
rompue pendant  trois  jours,  les  étudians  ont  eu,  dès  la  reprise 
de  service  des  chemins  de  fer,  l'ingénieuse  idée  de  vendre 
aux  enchères,  et  au  profit  des  postes  de  ravitaillement  pour 
les  soldats,  les  premiers  numéros  parus.  La  criée  a  été  pro- 
ductive à  Gostiny-Dvor;  elle  ne  l'est  pas  moins,  au  coin  de  la 
rue  Troïtskaïa  où  la  même  scène  se  renouvelle.  Un  numéro 
du  Rouskoyé  Slovo  a  été  adjugé  à  100  roubles,  ainsi  qu'un 
Roiiskij  Viédémosti  et  la  foule  d'applaudir  et  d'accompagner  les 
acheteurs  avec  des  ovations  frénétiques.  On  dit,  mais  je  n'ai 
pas  assisté  aux  enchères,  que  sur  un  autre  point  de  la  Newsky 
un  numéro  de  ce  même  journal  a  atteint  le  prix  fantastique  de 
10  000  roubles  (plus  de  20  000  francs). 

Un  trafic  original  se  fait  sur  les  ponts  oii  l'on  vend  à  vil 
prix  des  revolvers,  des  fusils,  des  sabres  d'officiers  et  des 
kortiks  (épée  courte)  de  marins,  volés  aux  officiers,  pris  à  l'Ar- 
senal ou  réquisitionnés  sans  droit  dans  les  maisons. 

Bien  que  les  tramways  ne  fonctionnent  pas  encore,  que  les 
isvostchiks  soient  rares  et  d'un  prix  inabordable  et  que  l'on 
commence  à  trouver  bien  long  le  chemin,  nous  poussons  jus- 
qu'à la  place  Znamenskaïa  où  eut  lieu  le  choc  sanglant  du 
26  février,  entre  l'armée  et  la  police.  La  statue  équestre  de 
l'empereur  Alexandre  IIl,  lourde  et  sans  majesté  d'ordinaire, 
et  qui  assista  à  l'effroyable  combat,  se  dresse,  invisible  et  tra- 
gique, sous  un  revêtement  d'étoff'e  rouge,  comme  si  avait  passé 
sur  elle  toute  la  vague  de  sang. 

A  Pétrogradskaïa-Stérana,  à  Viborskaïa,  où  retentissent  les 
sinistres  clameurs   de  la  faim,  à  Vassiliewsky-Ostrow  et  dans 


188 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


tous  les  quartiers  ouvriers,  l'effervescence  n'est,  parait-il,  pas 
calme'e  encore.  Le  chômage  continue  dans  les  usines.  Des 
ivrognes  traînent  par  les  rues.  On  continue  à  traquer  les  der- 
niers repre'sentans,  à  poursuivre  la  police.  Quelques  coups  de 
feu  ont  été  échangés...  derniers  effets  d'un  orage  qui  va  s'apai- 
sant. 


A  LA  CASERNE.  LE  CONSEIL  DES    DÉPUTÉS  OUVRIERS 
ET  SOLDATS 

Guiorgni,  le  matelot,  est  revenu  tout  triste  de  la  caserne, 
Certains  de  ses  «  camarades  »  lui  ont  reproché  d'être  un 
M  lécheur  d'assiettes  »  parce  que,  malgré  la  suppression  des 
«  ordonnances,  »  il  continue  à  demeurer  dans  la  famille  de 
son  lieutenant  à  laquelle  il  s'est  attaché.  Lorsqu'il  entra  comme 
matelot  au  service  du  lieutenant  de  marine.  S...  Guiorgni  était 
un  garçon  pâle  et  délicat.  On  lui  épargna  les  travaux  pénibles, 
les  courses  par  les  grands  froids  ;  sa  santé  se  fortifia  peu  à  peu.; 

—  Ne  jugez  pas  du  service  des  ordonnances  et  des  matelots 
en  Russie  parce  que  vous  avez  sous  les  yeux,  médit  quelqu'un. 
Chez  le  lieutenants...  les  subalternes  sont  traités  «  à  la  fran- 
çaise ;  »  mais  la  façon  dont  se  comportent  avec  eux  la  plupart 
des  officiers,  et  surtout  leurs  femmes,  n'explique  que  trop 
leur  animosité  et  leur  révolte.  Tout  ce  qui  porte  un  uniforme 
en  Russie  se  croit  en  droit  d'être  hautain,  arrogant,  voire 
brutal. 

Même  après  la  Révolution  de  1905  des  punitions  corporelles 
n'ont  pas  disparu  du  code  militaire  russe.  Un  jeune  docteur 
militaire  m'a  assuré  qu'avant  la  révolution  il  arrivait  encore 
qu'un  soldat  fût  passé  par  les  verges,  même  sur  le  front. 

—  Il  est  vrai,  m'a-t-il  dit,  que  c'était  presque  toujours 
dans  des  cas  où  les  sévérités  de  la  discipline  eussent  exigé  la 
peine  de  mort. 

Un  autre  officier  m'a  raconté  ceci  : 

—  Un  jour  de  la  fin  de  l'hiver  1916,  j'arrive  à  N...  et  je  me 
rends  tout  droit  à  lacaserne.  La  ville  regorgeait  de  soldats.  N... 
est  un  des  centres  militaires  les  plus  importans  du  Nord-Ouest. 
Elle  reçoit  surtout  les  paysans  des  gouvernemens  du  Nord,  qui 
sont  les  plus  arriérés  de  la  Russie.  Aussi  est-elle  renommée 
pour  l'ignorance  de  ses  recrues.  Ce  sont  de  braves  ^ens,  mais 


LENDEMAINS    DE    REVOLUTION    A    PETROGRAD.  189 

qu'aucun  facteur  de  civilisation  n'a  louche's.  Leurs  villages 
restent  isolés  les  uns  des  autres  pendant  la  plus  grande  partie 
de  l'année,  et  les  hommes  n'y  ont  de  contact  entre  eux  qu'à 
l'époque  des  foires  où  l'on  s'en  va  vendre  les  peaux  des  ani- 
maux tués  pendant  l'hiver.  Imaginez  ces  gens  transportés  tout 
à  coup  à  la  ville,  à  la  caserne.  Tout  leur  est  un  sujet  d'éton- 
nement,  d'admiration  ou  de  terreur.  Le  dernier  des  gradés 
leur  apparaît  comme  une  espèce  de  Dieu,  omnipotent  et 
omniscient.  Ils  ne  manquent  pas  d'intelligence,  mais  tout 
concourt  à  les  paralyser  :  leur  vocabulaire,  qui  les  sert  mal, 
leurs  gestes  que  la  timidité  rend  gauches.  Ils  comprennent  à 
peine  les  ordres  qu'on  leur  donne,  et  Dieu  sait  comment  ils  les 
exécutent!  Une^ parole  ou  un  geste  de  colère  les  terrorise  et  il 
faudrait  être  un  ange  pour  rester  calme  auprès  d'eux.  Cepen- 
dant, une  fois  le  sentiment  de  terreur  dompté,  ils  sont,  comme 
les  autres,  capables  de  faire  d'excellens  soldats,  mais  aussi  de 
se  livrer  aux  pires  fantaisies. 

Donc,  j'arrive  à  la  caserne.  J'entre  au  poste  de  la  com- 
pagnie. Plusieurs  gradés  y  sont  réunis  autour  d'un  praportchik. 
Une  botte  git  sur  le  plancher,  la  tige  fendue  du  haut  en  bas, 
avec  un  couteau.  Le  praportchik,  furieux,  gesticule  et  crie  : 

—  En  voilà  une  brute  !  Fendre  sa  botte  pour  couper  à 
l'exercice!  Et,  en  temps  de  guerre,  encore!  Ah!  il  va  voir! 
Il  va  voir! 

Presque  au  même  moment,  on  introduit  le  soldat. 

—  Te  voilà  !  brute!  triple  brute!  crie  l'officier. 

Et,  saisissant  la  botte  par  la  tige,  il  en  soufflette  l'homme  à 
droite,  à  gauche,  encore  et  encore,  jusqu'à  ce  que,  fatigué,  il 
jette  la  botte  dans  un  coin  : 

—  A  présent,  file  ! 

Le  soldat  ne  se  fait  pas  répeter  le  commandement;  mais  il 
n'a  pas  plutôt  fait  demi-tour  qu'il  reçoit  dans  le  bas  de  son 
individu,  un  coup  de  pied  solidement  appliqué  et  qui  l'envoie 
buter  du  nez  contre  la  porte  par  laquelle  il  allait  sortir. 

J'avais  assisté,  muet,  à  toute  la  scène. 

—  Je  vous  demande  pardon,  mon  cher,  dit  alors  le  jeune 
officier  en  se  tournant  vers  moi;  mais  que  faire  avec  ces  brutes? 
Ma  correction  lui  épargne  quelque  chose  de  pis. 

—  Peut-être,  en  effet,  dis-je,  si  on  avait  demandé  son  avis 
au  soldat,    aurait-il   choisi  de  lui-même  la  punition  imaginée 


190  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

par  son  officier,  plutôt  que  le  jugement  militaire  encouru  ;  mais 
qu'est-ce  que  cela  eût  prouvé,  sinon  que  la  dignité  d'homme 
n'avait  été  ni  éveillée,  ni  cultivée  en  lui? 

—  C'est  précisément  à  cette  conclusion  que  j'en  voulais 
venir.  Toute  la  supériorité  de  la  discipline  française  sur  la 
nôtre  est  là. 

Quel  terrible  cercle  :  le  subordonné  abruti  par  la  peur  ; 
l'abrutissement  du  subordonné  provoquant  dans  le  chef  la 
colère  qui  crée  la  peurl  Cependant  ne  généralisons  pas  outre 
mesure.  Il  est,  dans  tel  régiment,  tels  officiers  qui  surent  conci-- 
lier  la  dignité  humaine  et  la  discipline. 

—  Je  me  revois  à  la  caserne  de  notre  régiment  avant  la 
guerre,  me  dit  le  capitaine  V...  C'est  le  moment  de  la  conscrip- 
tion. Les  jeunes  conscrits  vont  venir.  Chaque  officier  les 
attend  dans  sa  compagnie.  Ils  arrivent.  Ce  sont  de  beaux  gars, 
triés  sur  le  volet,  bien  musclés,  inteliigens.  Mais  ce  sont 
des  paysans,  un  peu  troublés  par  tout  ce  que  leur  situation 
comporte  de  nouveau  et  d'inattendu.  L'officier  les  reçoit,  les 
inscrit,  leur  montre  les  tableaux  qui  rappellent  les  gloires  du 
régiment  auquel  ils  vont  avoir  l'honneur  d'appartenir,  et  dont 
ils  auront  à  continuer  les  traditions,  puis  il  les  conduit  devant 
l'icône.  Ainsi  la  première  personne  avec  laquelle  le  soldat  entre 
en  contact,  c'est  l'officier  appelé  à  le  commander. 

«  Maintenant,  imaginez  les  rapports  qui  vont  s'établir  entre 
ces  deux  hommes  de  milieu,  d'éducation,  de  mentalité  si  diffé- 
rens.  Le  plus  souvent,  le  moujik  n'a  fréquenté  aucune  école;  il 
ne  peut  s'exprimer  qu'en  un  langage  primitif  comme  sa  pensée 
même.  Du  grand  pays  qu'il  habite,  il  ne  connaît  que  son  village/ 
perdu  dans  l'immensité  des  plaines,  entre  l'étang  et  la  forêt.  En 
fait  d'édifice,  il  n'a  vu  que  son  église  ou  celle  du  bourg  voisin 
Arraché  à  ces  spectacles  familiers,  il  se  sent  faible,  isolé,  perdu. 
A  côté  de  lui  vit  un  autre  homme,  à  la  démarche  aisée,  à  la 
parole  facile,  et  cet  homme  est  son  chef.  Il  en  a  d'abord  eu  la 
crainte;  puis  il  s'est  aperçu  que  ce  chef  était  bon.  Or,  de  tous 
les  sentimens,  celui  auquel  le  paysan  russe  est  le  plus  acces- 
sible, c'est  la  bonté.  Le  voilà  rassuré;  à  la  crainte  succède  le 
respect.  Les  jours  passent;  l'accoutumance  se  fait.  Il  ne  tarde 
pas  à  s'apercevoir  que  tout  ce  qui  lui  arrive  d'agréable  ou 
d'utile  à  la  caserne  lui  vient  par  son  officier.  Il  y  est  entré 
illettré;  son   officier  l'instruit;  il   assiste   aux   cérémonies  du 


LENDEMAINS  DE  RÉVOLUTION  A  PETROGRAD.        191 

culte,  et  son  officier  y  assiste  avec  lui.  Est-il  aux  prises  avec 
une  difficulté,  il  lui  suffit  d'en  faire  part  à  son  officier  pour 
qu'elle  s'aplanisse.  Ainsi  naissent  en  lui  la  confiance  et  cet  atta- 
chement qui,  sur  le  champ  de  bataille,  le  rendra  obéissant  et 
dévoué  jusqu'à  la  mort.  » 

Ainsi  parla  le  capitaine  V...  Etrange  contraste  entre  ce 
tableau  idyllique  et  la  scène  peinte  par  le  jeune  officier  de  N... 
La  Russie  est  faite  de  ces  contradictions... 

Quoi  qu'il  en  soit,  Guiorgni  souffre  de  quitter  un  milieu  qui 
convenait  à  son  âme  exempte  de  vulgarité.  Assis  sur  une  chaise 
de  la  cuisine,  dans  une  pose  affaissée,  il  se  lamente  : 

—  Qu'est-ce  j'irai  faire  avec  eux?  Bog  snaït!  (Dieu  le  sait!) 
On  ne  dirait  plus  des  hommes.  Ils  disent  qu'il  ne  doit  plus  y 
avoir  d'officiers  et  que,  s'il  y  en  a,  c'est  eux  qui  les  choisiront. 
A  la  caserne,  ils  m'ont  chargé  des  travaux  les  plus  durs!... 
Et  voilà,  ajoute-t-il  non  sans  logique,  ils  appellent  cela  la 
liberté!...  La  leur,  peut-être...  Mais  la  mienne,  qu'en  font- 
ils?... 

Il  faut  bien  le  dire,  car  cela  est  désormais  de  l'histoire,  c'est 
le  pricaz  (ordre)  n<*  1  publié  par  le  Conseil  des  députés  des 
ouvriers  et  des  soldats  (1)  qui  a  fait  tout  le  mal.  Ce  Conseil, 
aujourd'hui  tout-puissant,  est  sorti  du  groupe  des  députés 
troudoviki  ou  travaillistes.  Il  existait  déjà  lors  de  la  révolution 
de  1905  et  joua  un  grand  rôle  pondant  les  terribles  journées  de 
janvier,  sous  la  présidence  de  Kroustaloff-Nassar.  A  son  nom 
ancien,  il  a  ajouté  les  mots  «  et  des  soldats,  »  afin  de  comprendre 
dans  son  sein  l'énorme  masse  des  travailleurs  actuellement  sous 
les  drapeaux.  Deux  de  ses  membres,  MM.  Kérensky  etTchkéidzé 
siègent  à  la  fois  dans  le  Gouvernement  et  dans  le  Conseil.  Il 
tient  ses  séances  au  Palais  de  Tauride,  qui  fut  celui  de  la 
Douma.  Socialiste,  il  a  refusé  de  suivre  M.  Rodzianko  et  le 
Gouvernement  provisoire,  qui  se  seraient  contentés  d'une  mo- 
narchie constitutionnelle,  au  moins  jusqu'à  la  convocation  de 
l'Assemblée  nationale  constituante.  Il  a  insisté  pour  l'établis- 
sement  d'une    république    démocratique    et    c'est  lui   qui   l'a 

il)  Le  «  Conseil  des  Députés  des  ouvriers  et  des  soldats  »  est  composé  d'environ 
2  000  membres,  élus  par  les  masses  civiles  et  militaires  sous  la  présidence  de 
A.  F.  Kérensky  et  de  Tchkéidzé,  député  du  Caucase.  C'est  une  sorte  de  Conseil 
révolutionnaire  dont  les  tendances  rappellent  celles  du  club  des  Jacobins  dans  la 
Révolution  française.  Pour  plus  de  facilité,  nous  le  nommerons  simplement  ici  : 
Le  Conseil.  * 


192  REVUE    DES    DEUX    MÔNDËâ.i 

emporté.  Néanmoins,  la  création  d'un  gouvernement  définitif 
reste  l'œuvre  attendue  de  la  grande  Assemblée. 

A  plusieurs  reprises,  la  situation  a  été  très  tendue  entre  le 
Gouvernement  et  le  Conseil,  leurs  ordres  étant  parallèles  et 
contradictoires.  Grâce  à  une  première  intervention  du  député 
Kérensky,  le  Conseil  consentit  à  renoncer  à  des  querelles  de 
partis,  et  A.  F.  Kérensky  entra  au  Ministère  avec  le  portefeuille 
de  la  Justice.  Malgré  ses  promesses  et  en  maintes  occasions,  le 
Conseil  a  mis  le  Ministère  en  échec  et  l'on  peut  prévoir  le 
jour  où  il  en  provoquera  la  chute.  Son  rôle  tend  sans  cesse  à 
grandir,  étant  donné  qu'il  a  aussi  pour  lui  la  formidable  masse 
paysanne,  à  laquelle  il  a  promis  la  terre,  et  dont  le  Congrès  se 
réunira  dans  quelques  semaines  a  Pétrograd. 

Dès  sa  formation,  le  Conseil,  par  le  pricaz  n"  1,  intima 
l'ordre  aux  soldats  de  terre  et  de  mer  de  n'obéir  à  leurs  officiers 
qu'à  la  condition  que  leurs  ordres  seraient  en  conformité  avec 
les  siens.  Il  supprima  le  tutoiement;  les  officiers,  jadis  gratifiés 
d'un  titre,  durent  être  désignés  désormais  par  leur  grade.  Il 
déclara  que  les  soldats  étaient  libres  après  leurs  exercices  et 
égaux  à  tous  les  citoyens,  —  ce  qui  leur  ouvrait  le  vaste  et 
dangereux  champ  des  controverses  politiques.  Ce  faisant,  le 
Conseil  a  lue  dans  l'armée  la  discipline.  La  liberté  est  un  vin 
fort  qu'il  ne  convient  pas  de  boire  d'un  seul  trait. 

Le  laQTiiQ  pricaz  subordonnait  les  officiers  aux  soldats  en  les 
soumettant  à  leur  élection.  Voici  comment  la  scène  se  passe. 
Le  feld-webel  donne  le  nom  d'un  officier  qui  commandait  la 
section  ou  la  compagnie  et  le  met  aux  voix,  A  mains  levées,  les 
soldats  acceptent  ou  rejettent.  Cela  a  donné  lieu  à  des  scènes 
qui  seraient  comiques  dans  un  autre  temps  et  pour  un  autre 
objet.  La  plupart  des  soldats  ne  connaissent  pas  le  nom  de 
leurs  officiers,  qu'ils  désignent  ordinairement  entre  eux  par  une 
particularité  quelconque.  Les  votes  se  font  donc  au  hasard  et 
engendrent  toutes  sortes  de  méprises  :  on  voulait  celui-ci,  et 
c'est  précisément  cet  autre  qu'on  a  nommé...  Regrets,  criaille- 
ries,  discussions...  Mais  c'est  ici  comme  aux  enchères  :  une  fois 
que  le  marteau  a  frappé  sur  la  table  et  que  la  voix  du  commis- 
saire a  crié  :  «  Adjugé  !  »  on  n'y  revient  plus. 

Le  Conseil  a  institué  en  outre  des  comités  de  soldats,  pour 
veillera  l'ordre  du  régiment  et  reviser  les  punitions  infligées 
par  les  officiers.  Ces  comités,  limités  d'abord  à  Pétrograd,  se 


LENDEMAINS    DE    RÉVOUTTION    A    PlÊTROGRAD.  193 

sont  peu  à  peu  établis  sur  le  front.  Rien  que  la  formation  des 
comités  de  compagnies  a  retiré  de  la  zone  active  de  guerre  plus 
de  30  000  hommes  qui  ont  passé  h  l'arrière  du  front  avec  les 
élats-majora,  les  réserves  et  les  auxiliaires. 

Les  officiers  ont  eu  beaucoup  à  souffrir  du  fait  de  cette  der- 
nière institution.  Chargés  de  toute  la  responsabilité  et  privés 
des  droits  correspondans,  ils  n'osent  donner  un  ordre  dans  la 
crainte  de  le  voir  discuté  ou  enfreint.  Tous  ceux  d'entre  eux 
qui  le  peuvent  passent  dans  les  cadres  de  la  réserve  et,  sans  la 
guerre,  ils  donneraient  en  masse  leur  démission.  Au  début  de 
la  Révolution,  se  montrer  dans  la  rue  constituait,  pour  un 
officier  de  terre  ou  de  mer,  un  acte  de  courage  :  «  Nous  préfé- 
rerions être  tués  par  les  balles  allemandes!  »  disaient-ils.  Ce 
danger  a  disparu,  mais  un  officier  risque  à  chaque  instant  d'être 
blessé  dans  sa  dignité  d'homme  ou  de  soldat. 

La  plus  grande  confusion  règne  dans  les  casernes  :  des  mi- 
trailleurs se  sont  trouvés,  on  ne  sait  comment,  chez  les  fantas- 
sins ;  des  cavaliers  de  Krasnoïé-Sélo  ont  échoué  dans  une  des 
milices, où  ils  vivent  pêle-mêle  avec  les  miliciens  ;  le  2*^  mitrail- 
leurs d'Oranienbaum  a  pris  possession  de  l'Ecole  des  Ingénieurs 
où  il  a  fallu  établir  pour  lui  un  poste  de  ravitaillement. 

Les  résultats  désastreux  et  foudroyans  de  l'ordre  n°  1  ne 
tardèrent  pas  à  épouvanter  même  le  Conseil.  Par  le  pricaz  n°  2, 
il  rappela  les  soldats  à  l'ordre,  à  la  tenue  et  à  la  discipline.  Mais 
le  mal  était  déjà  profond.  Après  des  jours  de  complète  licence, 
de  promenades  et  de  flâneries  désordonnées  à  travers  la  ville, 
quelques  patrouilles  commencent  à  sortir.  La  foule  s'arrête  et 
regarde,  étonnée.  Le  contraste  est  si  grand,  entre  les  uniformes 
soigneusement  ajustés,  l'allure  martiale  d'autrefois  et  le  laisser 
aller,  la  démarche  piaresseuse  d'aujourd'hui!...  Sont-ce  là  les 
armées  héroïques  des  champs  de  la  Prusse  orientale,  des  cam- 
pagnes de  Pologne  et  de  Galicie?  Sont-ce  là  les  soldats  de  la 
Révolution? 

L  ORDRE  DANS  LA  RUE.  -■  LA  JOURNÉE  D'UN  MILICIEN 

Un  jeune  homme  monte  la  garde  dans  notre  rue.  Il  est  vêtu 
d'un  uniforme  d'étudiant  noir  à  pattes  bleues  et,  à  boutons  de 
cuivre,  et  il  porte  un  brassard  avec  les  lettres  GM.  peintes 
en  rouge  sur  fond  blanc.  Cela  signifie  Gorodskoïa  Militri,  Milice 

TOME    XL.    —    1917.  13 


194  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

de  la  Ville.  C'est  un  de  ces  miliciens  qui  ont  été  appelés  à  rem- 
placer la  police  après  sa  disparition. 

La  milice,  aujourd'hui  notre  unique  sauvegarde  contre  les 
excès  d^une  cohue  lâchée  et  sans  frein,  s'est  d'abord  organisée 
automatiquement.  Dès  les  premiers  jours  do  'n  Révolution,  les 
étudians  prirent  sur  eux  de  maintenir  un  ordre  relatif  dans  les 
rues  où  l'armée  ne  pensait  qu'à  combattre  et  où  se  répandaient 
les  prisonniers  de  droit  commun,  libérés  par  l'incendie  des  pri- 
sons. Dès  le  27  février,  l'inscription  des  jeunes  volontaires  était 
reçue  à  la  Douma  de  la  Ville  ;  le  1"  mars,  le  Comité  provisoire 
exécutif  de  la  Douma  confiait  à  M.  Krijanow'ska  la  mission 
d'organiser  la  milice  de  Pétrograd.  Elle  s'installa  au  petit 
bonheur,  dans  les  quelques  ovitchastoks  qui  avaient  échappé  à 
l'incendie  ou  dans  des  locaux  provisoires. 

Les  nouveaux  enrôlés,  dont  quelques-uns,  dans  les  débuis, 
avaient  à  peine  seize  ans,  organisèrent  des  patrouilles,  se  mirent 
de  faction  à  l'angle  des  rues,  tandis  que  d'autres  se  tenaient 
en  permanence  au  commissariat,  prêts  à  accourir  au  premier 
appel  téléphonique  parti  d'une  des  maisons  de  leur  quartier.) 
C'est  qu'on  n'était  guère  rassuré  dans  les  demeures  particu- 
lières!... Des  bandits,  profitant  du  trouble,  y  pénétraient  sous 
prétexte  de  perquisition,  volant  et  terrorisant.  La  Douma  avait, 
il  est  vrai,  recommandé  à  la  population  d'exiger  pour  n'importe 
quelle  visite  domiciliaire  un  ordre  scellé  de  son  sceau,  mais  la 
crainte  et  l'affolement  étaient  tels  que  l'on  cédait  à  la  moindre 
pression.  Dès  que  l'on  sut  qu'il  suffisait  d'un  appel  téléphonique 
pour  être  secouru,  on  se  rassura. 

Peu  à  peu  l'ordre  se  rétablit.  On  organisa  une  véritable 
police  privée  :  commandans  de  quartiers,  commandans  de  rues 
et  commandans  de  maisons.  Tous  ces  emplois  furent  assumés 
par  des  hommes  de  bonne  volonté.  Le  commandant  de  maisons 
dut  établir  l'ordre  de  garde  pour  tous  les  locataires  (une  heure 
par  jour)  avec  un  roulement  régulier.  Les  locataires  ayant  des 
raisons  valables  pour  se  dispenser  de  cette  garde  purent, 
moyennant  rétribution,  se  faire  remplacer  par  un  milicien.  Ces 
locataires  de  garde,  ou  l'homme  qui  tenait  leur  emploi, 
étaient  les  «  assesseurs  »  du  starché-dvornik  ou  portier-chef. 

Il  convient  de  dire  que  les  maisons  de  Pétrograd  ne  res- 
semblent en  rien  à  nos  demeures  parisiennes.  Ce  sont  pour  la 
plupart  des  espèces  de  cités  à  plusieurs  cours  et  à  deux  ou  trois 


LENDEMAINS  DE  REVOLUTION  A  PETROGRAD. 


195 


entrées.  Un  seul  homme  n'en  peut  assurer  la  surveillance. 
Chacune  d'elles  possède  son  starché-dvornik,  ses  «  suisses,  »  son 
ge'rant,  sa  «  chancellerie.  »  A  Pétrograd,  l'espace,  les  rues,  les 
places,  les  monumens,  les  maisons  et  jusqu'aux  apparteraens, 
tout  est  immense  et  souvent  hors  de  proportions. 

Le  bienfait  de  l'institution  nouvelle  n'a  pas  tardé  à  se  faire 
sentir.  Le  calme,  la  confiance,  la  sécurité  sont  revenus  peu  à 
peu.  Les  fauteurs  de  troubles  n'osent  plus  se  risquer  à  des 
attaques  désormais  difficiles  et  dangereuses  ou,  s'ils  s'y 
hasardent,  comme  à  la  tentative  de  pillage  faite  au  grand 
magasin  des  Gourmets,  ils  sont  arrêtés  aussitôt. 

—  Certes,  la  besogne  ne  manque  pas  aux  miliciens,  répond 
le  jeune  étudiant  au  brassard  blanc  orné  de  lettres  rouges  que 
je  viens  d'interpeller.  Que  n'avons-nous  pas  fait  pendant  la 
révolution  ?  Chasse  aux  malfaiteurs,  aux  agens  de  police,  aux 
ivrognes  ;  perquisitions  sur  ordre  ;  patrouilles  de  jour  et  de 
nuit;  poursuites  des  «  autos  noirs  »  qui  nous  tuaient  à  coups 
de  fusil  dans  la  nuit  :  nous  avons  vraiment  goûté  de  tout  !  Ma 
journée?...  Cela  vous  intéresse.  C'est  à  peu  près  celle  de  tous 
mes  camarades,  vous  savez... i 

—  Racontez  tout  de  même. 

—  Eh  bien,  voilà.  11  y  a  une  semaine  à  peine  que  je  suis 
milicien.  J'ai  choisi  le  service  extérieur  comme  plus  actif. 
J'arrive  vers  dix  heures  du  matin  à  la  milice  et  j'en  pars... 
quand  je  peux.  Avant-hier,  l'aide-commissaire  me  dit  :  «  Ne 
vous  en  allez  pas,  il  y  a  une  affaire  intéressante.  Je  vais 
faire  un  tour  à  la  chancellerie.  »  Avez-vous  vu  notre  com- 
missariat? Non?  C'est  un  ancien  poste  de  police;  mais  comme 
il  est  changé!  Au  lieu  de  l'uniforme  des  gardavoïs,  à  la  vérité 
assez  élégant,  mais  qui  gardait  malgré  tout  un  aspect  servile 
très  spécial  aux  yeux  d'un  Russe,  voici  maintenant  l'uniforme 
noir  et  bleu  à  boutons  d'or  des  étudians,  la  tunique  grise  des 
militaires,  le  vêtement  noir  des  civils.  Plus  de  silences  solen- 
nels, de  conversations  mystérieuses  et  à  voix  basse  ;  les  gens 
ne  se  signent  plus  de  peur  en  entrant.  Ce  lieu  terrible,  cet 
antre  gardé  par  des  cerbères  avides  de  gâteaux  de  miel,  mais 
qui  les  acceptaient  sans  en  être  apaisés,  est  devenu  un  asile 
accueillant.  On  aime  à  s'y  attarder  pour  causer  des  affaires 
générales  ou  particulières,  et  la  vieille  icône  paraît  toute 
réjouie  du  babillage  et  de  l'activité  joyeuse  de  cette  jeunesse^ 


496  REVUE    PES    DEUX    MONDES.i 

«  Le  commissaire  me  fait  appeler  dans  son  cabinet  :  il  venait 
de  recevoir  par  téléphonogramme  l'ordre  d'arrêter  le  général  G... 
C'est  un  partisan  de  l'ancien  régime,  mais  ses  antécédens  seuls 
suffiraient  à  justifier  la  mesure  prise  contre  lui.  Commandant 
du  rayon  militaire  de  V...,  le  général  s'y  fit  la  réputation  d'un 
terrible  justicier.  Il  pendait  les  gens  comme  à  plaisir  et  s'était 
fait  une  règle  de  ne  jamais  signer  une  grâce  ni  une  commuta- 
tion de  peine.  On  s'attendait  à  de  la  résistance  ;  aussi  décida- 
t-on  de  faire  un  choix  parmi  les  plus  forts.  Je  fus  désigné,  avec 
l'adjoint,  deux  autres  miliciens  et  huit  soldats 

«  Arrivés  à  la  maison  indiquée,  nous  plaçons  un  soldat  en 
sentinelle  à  chaque  porte.  Ordre  de  ne  laisser  entrer  ni  sortir 
personne.  Nous  entrons  dans  Ja  cour,  revolver  au  poing.  Le 
dvornik,  stupéfait  de  voir  un  canon  de  revolver  à  deux  pouces 
de  son  visage,  se  lève  d'un  bond,  le  dos  arqué,  les  bras  collés 
au  corps  et  tremblant  de  peur.  J'avais  un  peu  envie  de  rire... 
Mais  il  faut  soutenir  la  dignité  de  son  rôle  :  ce  n'est  pas  un 
acte  d'opérette  que  nous  jouons.  Nous  montons  à  l'appartement 
suspect.  Le  dvornik  nous  suit.  La  maîtresse  de  maison  est 
absente.  La  bonne  n'a  pas  les  clés.  Une  seconde  d'hésitation, 
puis  nous  faisons  sauter  les  serrures  des  a,rmoires,  nous  retour- 
nons les  lits,  nous  vidons  les  grands  coffres  :  bref,  tout  ce  qui 
peut  donner  asile  à  un  homme,  passe  par  nos  mains.  La 
bobonne  pleurait  et  s'essuyait  les  yeux  avec  son  tablier  blanc. 

«  La  crainte  est,  dit-on,  le  commencement  de  la  sagesse  :  nous 
l'avons  bien  vu.  Le  dvornik  sur  qui  la  menace  du  revolver, 
compliquée  de  sa  responsabilité  personnelle,  continue  d'agir, 
s'avise  soudain  de  nous  donner  une  adresse  oii  il  se  pourrait 
bien  que  notre  gibier  se  cachât...  Et  nous  voilà  dégringolant 
l'escalier,  non  sans  avoir  placé  une  sentinelle  à  côté  du  téléphone, 
afin  d'éviter  les  risques  d'un  avertissement  officieux. 

((  Une  foule  de  curieux  s'était  amassée  devant  la  porte.  On  est 
déçu  de  nous  voir  redescendre  seuls!  Songez  donc,  quel  plaisii 
d'annoncer  au  diner,  en  servant  le  borchtch  :  «  Vous  savez,  on 
a  arrêté  le  général  G...  J'étais  là!  »  Une  locataire  à  qui  on 
avait  refusé  l'entrée  de  la  maison  s'était  tranquillement  installée 
dans  notre  auto  pour  se  réchauffer  et  lisait  le  journal.  Il  y 
avait  à  peu  près  20°  de  froid  1 

<(  Au  commissariat  du  rayon  où  nous  devons  prendre  un 
nouvel  ordre  de  perquisition, nous  laissons  partir  nos  camarades 


LENDEMAINS  DE  RÉVOLUTION  A  PETROGRAD.        197 

et  nous  ne  restons  que  deux,  l'adjoint  du  commissaire  et  moi. 
Mon  compagnon  monte  à  l'appartement,  tandis  que  je  me  tiens 
debout  près  de  la  porte  d'entrée,  avec  un  revolver  de  dame  à  la 
n  ain,  un  vrai  joujou  nacré...  Tout  à  coup,  doucement,  douce- 
n:ent,  une  tête  passe  dans  l'entre-bâillement  de  la  porte,  je 
reconnais  le  général.  La  souris  est  prise!  Je  braque  mon  revolver 
entre  les  deux  yeux  de  l'homme.  Il  tressaille,  s'arrête.  J'étais 
décidé  à  tirer  au  moindre  mouvement.  Il  n'en  fît  aucun,  et  se 
rendit.  En  plus  ou  moins  de  temps,  c'est  ainsi  qu'ils  se  sont 
laissé  prendre,  tous.  » 

LA  FÊTE  RÉVOLUTIONNAIRE 

Les  tramways  recommencent  à  circuler.  Mais  heureux  qui 
peut  les  prendre!  Non  seulement  ils  sont  bondés  à  l'intérieur 
au  point  qu'une  fois  entré  on  n'en  peut  plus  sortir,  mais  les 
voyageurs,  les  militaires  surtout,  obstruent  l'entrée  et  la  sortie, 
pendent  en  grappes  le  long  des  appuis-main  de  cuivre,  s'accro- 
chent aux  moindres  saillies,  se  suspendent  les  uns  aux  autres 
comme  de  monstrueux  essaims!...  Jadis  les  soldats  n'avaient 
accès  que  sur  la  plate-forme  de  devant;  la  révolution  leur  ayant 
donné  tous  les  droits,  ils  en  usent!  On  ne  voit  plus  qu'eux  dans 
les  trains!  Gomment  lutter  d'agilité  ou  de  force  avec  ces  gail- 
lards aux  muscles  puissans,  capables  de  vous  envoyer  d'un  coup 
de  pouce  rouler  au  milieu  de  la  chaussée?  Parfois,  cependant, 
ils  mettent  une  certaine  bonhomie  à  vous  aider  dans  vos  tenta- 
tives d'escalade.  Vous  tendez  une  main  confiante,  le  tramway 
démarre  et...  vous  restez,  jusqu'au  prochain  arrêt,  suspendu  à 
une  poigne  aussi  solide  qu'un  crampon  de  fer. 

Dès  cinq  heures  les  premiers  jours,  à  six  heures  maintenant, 
la  circulation  s'interrompt,  les  usines  se  ferment,  les  magasins 
mettent  leurs  volets.  Ne  faut-il  pas  que  conducteurs,  ouvriers, 
employés  prennent  part  aux  réunions  du  soir?...  Car  la  fête 
révolutionnaire  a  commencé.  On  a  beau  crier  :  «  Et  la  guerre! 
Et  la  reprise  du  travail  I  »  Nul  n'écoute.  «  Un  pied  dans  l'usine, 
un  pied  dans  la  rue,  »  telle  est  la  devise. 

La  boutique  ou  le  bureau  fermés,  on  se  précipite  au  dehors, 
à  pied  dans  la  boue  du  dégel.  Il  n'est  pas  de  quartier  qui  n'ait 
ses  salles  de  réunion  et  ses  orateurs.  Le  plus  souvent,  le  meeting 
est  agrémenté  d'un  concert.  Tous  les  artistes  se  font  un  honneur 


198  REVUE    DES    DEUX    MONDES.^ 

de  prêter  leur  concours  à  ces  fêtes  révolutionnaires.  Aussi,  sous 
le  lourd  manteau  qui  n'épargne  ni  les  ruches  ni  les  volans,  les 
citoyennes  ont  fait  un  brin  de  toilette.  On  s'engouffre  entre  les 
globes  électriques,  on  quitte  les  pelisses  et  les  caoutchoucs,  on 
ajuste  son  vêtement  ou  ses  cheveux  en  passant  et,  de  l'entrée  au 
vestiaire,  le  pavé  où  tant  de  «  galoches  »  boueuses  ont  traîné 
n'est  plus  qu'un  bourbier  affreux. 

Une  atmosphère  ardente  règne  dans  la  salle,  —  l'atmosphère 
d'un  camp  les  soirs  de  victoire  I...  Libre  I  Libre!  on  est  libre!... 
De  toutes  parts  résonne  ce  mot  :  Soobodia  (liberté)  ou  cet  autre  : 
/auarzsA  (camarade)  I  J'avoue  entendre  ce  dernier  sans  plaisir 
depuis  l'odieuse  profanation  que  les  Allemands  en  ont  faite.  En 
Russie,  y  a  quelques  semaines  encore,  on  s'abordait  avec  une 
tendre  appellation  :  bratie  (1)  (frère)  ou  sistra  (sœur).  Combien 
cela  était  plus  doux!  Le  terme  de  ((  camarade,  »  plus  socialiste, 
a  remplacé  l'ancien,  et  c'est  grand  dommage. 

Il  n'est  pas  une  de  ces  réunions  où  quelques-uns  des  grands 
orateurs  de  la  révolution  ne  prennent  la  parole  :  Rodzianko, 
Kérensky,  Goutchkow...  Mais  le  moment  le  plus  émouvant, 
celui  qui  soulève  des  tempêtes  d'applaudissemens,  c'est  lorsque 
apparaît  sur  la  scène,  ou  monte  sur  l'estrade,  un  des  vieux 
combattans  de  la  révolution  russe,  de  1905  ou  d'avant,  un 
Tchaïkowsky,un  Lopatine,  une  Véra  Figner,  blanchi  dans  l'exil 
ou  dans  les  prisons... 

Le  printemps  est  arrivé,  brusque,  brillant  et  chaud.  Les 
canaux  commencent  à  faire  craquer  leur  armature  de  glace; 
les  rues  ressemblent  à  des  lits  de  torrens  gonflés  par  les  pluies 
d'hiver.  On  passe  sur  des  planches,  on  piétine  dans  la  boue,  on 
s'enfonce  dans  un  cloaque,  mais  on  a  du  bleu  sur  la  tête  et  de 
l'espérance  dans  le  cœur.  Pourquoi  donc  une  telle  espérance? 
Les  Allemands  ont-ils  évacué  la  frontière,  de  Liban  à  la  Bessa 
rabie?  Les  usines  débordent-elles  à  ce  point  d'obus  que  nous 
puissions  escompter  une  définitive  victoire?  Pétrograd  regorge-  r 
t-il  de  vivres?  et  n'y  mourra-t-on  plus  de  froid  l'hiver  prochain? 
Les  millions  de  réfugiés  qui  font  craquer  les  ceintures  de  nos 
villes  vont-ils  rentrer  dans  leurs  foyers? 

—  Non,  en  vérité,  non  ;  mais  ne  savez-vous  pas  que  c'est  la 
révolution? 

(1)  «  Brahe,  »  prononcez  comme  tie  dans  Éh'enne. 


LENDEMAINS    DE    RÉVOLUTION    A    PETROGRAD.  199 

—  Oui,  oui,  je  sais,  c'est  la  révolution;  mais  à,  quoi  bon 
l'avoir  faite,  si  c'est  pour  tomber  demain  sous  la  servitude 
allemande? 

Déjà,  heureusement,  un  mouvement  se  dessine  en  faveur 
d'une  reprise  active  de  la  guerre.  Des  soldats  venus  du  front 
ont  jeté  le  cri  d'alarme  :  les  provisions  d'obus  diminuent,  l'élan 
héroïque  des  troupes  menace  de  se  ralentir...  Et  de  toutes  parts 
des  manifestations  militaires  s'organisent  :  les  soldats  reprennent 
leurs  promenades  rythmées  par  les  chants  nationaux;  on  passe 
des.  revues  de  troupes  sur  la  grande  place  du  Palais  d'Hiver. 
Tout  le  long  de  la  Perspective  Newsky,  les  Cosaques  ont  défilé 
avec  leurs  drapeaux  et  leurs  lances...  Puis  ce  fut  le  tour  des  Ecoles 
militaires  :  l'infanterie  (École  Vladimir  et  Paul),  l'artillerie 
(École  Michel  et  Constantin)  traînant  ses  canons  et  ses  caissons. 
D'éloquentes  inscriptions  en  lettres  d'or  éclatent  sur  le  rouge 
des  orillammes  :  Orotidi  soldatatn  (Des  canons  pour  les  soldats).: 
Et  ia  Marseillaise  enroule  tout  dans  sa  frémissante  volute  ! 

Tant  de  courans  se  croisent  et  se  contrarient  en  ce  moment 
dans  la  capitale  bouillonnante  que  la  pensée  y  perd,  à  chaque 
instant,  son  fil  directeur.  Tandis  que  soldats  ou  officiers  du 
front,  élèves-officiers  des  Ecoles,  cherchent  à  canaliser  vers  eux 
l'attention  et  l'enthousiasme,  mille  autres  sujets  les  sollicitent.! 
Un  cortège  de  femmes  passe  avec  ses  drapeaux,  ramenant  tous 
les  esprits  vers  la  conquête  des  conquêtes  :  le  suffrage  uni- 
versel!... Ailleurs,  les  ouvriers  manifestent  pour  la  journée  de 
huit  heures;  les  femmes  des  soldats,  pour  l'augmenlation  de 
l'indemnité.  La  réunion  de  l'Assemblée  constituante,  le  partage 
de  la  terre,  la  question  des  nationalités,  que  de  sujets  dangereux 
et  passionnans!... 

L'appel  à  la  liberté,  jeté  aux  quatre  coins  de  la  Russie  et  du 
monde  par  les  clairons  de  la  révolution  russe,  a  retenti  parmi 
les  nationalités  si  diverses,  et  pareillement  opprimées,  de 
l'ancien  empire  des  tsars.  Mazeppa  en  a  tressailli  dans  les 
steppes  de  l'Ukraine  et,  d'entre  ses  rochers  de  granit,  la  Finlande 
se  dresse,  attentive.  Les  tronçons  de  la  Pologne  ont  frémi  à 
l'espoir  d'une  jonction  prochaine;  l'Arménie  pantelante  s'est 
soulevée  sur  son  lit  de  douleurs,  la  Géorgie  a  lancé  son  cri  de 
guerre  et  frappé  sur  son  bouclier  1...  Dans  toutes  les  rues  de  la 
capitale,  à  certains  jours,  les  étendards  enfin  déroulés  ont  claqué 
au  vent,  mêlés   à   la  bannière  révolutionnaire  :  le  blason  de 


200  REVUE    DES    DEUX    MÔNDÉâ.: 

Finlande,  au  lion  jaune  sur  fond  rouge  ;  le  drapeau  blanc,  noir 
et  azur  des  Esthoniens  et  jusqu'au  bouclier  de  David  des 
Israélites,  —  les  seuls  d'ailleurs  dont  les  revendications  ne 
constituent  pas  un  danger  pour  l'intégrité  de  la  Russie.  Car  on 
n'ose  se  demander  jusqu'à  quel  point  il  convient  d'apporter  ici 
l'approbation  ou  le  blâme.  Que  serait  dans  le  concert  futur  des 
peuples  la  nouvelle  Russie,  diminuée  de  la  Finlande,  de  la 
Pologne,  de  l'Ukraine,  de  l'Esthonie,  de  la  Livonie,  de  la  Gour- 
lande,  du  Caucase  et  de  l'Arménie?  Ainsi  mutilée,  elle  recule- 
rait, par  delà  Pierre  le  Grand,  jusqu'à  l'époque  du  grand-duché 
de  Moscou.  Mais  allez  donc  parler  raisons  pratiques  et  écono- 
miques à  d'incorrigibles  idéologues  1  Ceux  qui  le  tentent  en  ce 
moment,  comme  Milioukoff,  y  jouent  leur  popularité.  D'ail- 
leurs, c'est  une  façon  de  voir  courante  parmi  les  Russes  que 
tous  les  anciens  États  dépendans  auxquels  ils  offrent  le  choix 
entre  l'indépendance  et  l'autonomie  adopteront  ce  dernier 
modus  vivendi  pour  former  avec  eux  la  grande  république  des 
Etats-Unis  de  Russie.  Rêve  voisin  de  l'utopie.  Toutes,  ou  presque, 
les  individualités  consultées  affirment  que  leur  pays  veut 
l'indépendance.  De  savoir  s'il  est  capable  d'en  jouir  d'abord  et 
de  la  conserver  ensuite,  ce  n'est  pas  la  question,  et  l'avenir  le 
montrera  ;  mais  chacun  d'eux  entend  soutenir  son  droit.  Le 
problème  n'est  pas  nouveau  ;  il  était  tout  entier  en  germe  dans 
la  Russie  d'avant  la  Révolution.  N'en  avoir  pas  tenu  assez 
compte  sera  peut-être  pour  ceux  qui  ont  préparé  et  déclenché  le 
mouvement  d'aujourd'hui  une  impardonnable  faute  devant 
l'Histoire. 

Tout  de  même  avant  qu'on  en  arrive  aux  difficiles  et  dange- 
reuses procédures,  ces  drapeaux  flottans,  ces  enthousiasmes 
exhalés  en  chants  patriotiques,  ces  orchestres  de  cuivre  jetant 
à  tous  les  vents  l'hymne  français,  symbole  éternel  de  la  liberté 
des  peuples,  ajoutent  à  l'éclat  de  la  fête  révolutionnaire. 
Pétrograd  est  vraiment  une  ville  en  joie,  frémissante  de  vie,  de 
mouvement  et  de  bruit.  Les  menaces  de  l'étranger  viennent 
battre  ses  murs  sans  l'émouvoir,  les  inquiétudes  du  ravitaille- 
ment se  perdent  dans  l'ivresse  de  la  liberté,  toutes  les  difficultés 
à  résoudre  sont  rejetées  dans  un  avenir  dont  l'imprécision  satis- 
fait le  tempérament  temporisateur  des  Slaves. 

Pendant  que  le  peuple  fête  la  liberté,  le  Gouvernement  pro- 
visoire travaille  pour  lui.  Bureaux  et  commissions  siègent  aller- 


LENDEMAINS    DE    RÉVOLUTION    A    P^TROGRAD.  201 

nalivement  et  sans  interruption  au  Palais  de  Tauride.  Tout  est 
à  réorganiser  dans  ce  vaste  empire,  et  à  réorganiser  en  pleine 
invasion,  avec  une  population  mâle  terriblement  amoindrie.  La 
tâche  est  rude.  Seuls  des  Titans  en  pourraient  assumer  la  res- 
ponsabilité sans  trembler.  Les  ministres  de  la  jeune  révolution 
russe  sont,  heureusement,  ce  que  la  nation  compte  de  meil- 
leur, de  plus  actif,  de  plus  désintéressé  et  aussi  de  plus  sage. 
Pendant  les  trois  années  de  guerre  qui  rendirent  si  ardente  leur 
lutte  contre  l'incapacité  du  gouvernement  aujourd'hui  déchu,  ils 
ont  pris,  en  même  temps  que  l'habitude  des  affaires  et  du  pou- 
voir, un  contact  intime  avec  lo  peuple  et  acquis  une  exacte 
connaissance  de  ses  tendances  et  de  ses  besoins.  Si  les  partis 
extrêmes  ne  l'emportent  pas  sur  eux,  on  peut  attendre  beaucoup 
de  l'avenir  du  peuple  russe. 

UNE  INTERVIEW  DE  M.  MILIOUKOFF 

Coup  de  téléphone.  Le  secrétaire  du  ministre  des  Affaires 
étrangères  méfait  savoir  que  le  ministre,  de  qui  j'ai  sollicité 
une  interview, me  recevra  ce  jour  même,  à  une  heure  et  demie.: 
Un  coup  d'oeil  à  la  pendule,  midi  45.  Je  n'ai  que  le  temps  1  Vite 
ma  toque,  mon  manteau,  mes  boltikis...  Je  hèle  un  isvostchik 
et  en  route  pour  la  Place  du  Palais. 

Qui  ne  connaît  le  ministre  actuel,  M.  Milioukolf?  S'il  fut 
sous  le  tsarisme  ce  qu'on  appelait  un  «  homme  européen  »  par 
l'étendue  de  ses  connaissances,  par  la  largeur  de  ses  vues  et 
l'indépendance  de  ses  idées,  il  l'est  aujourd'hui  par  sa  réputa- 
tion. C'est  un  des  hommes  qui  ont  le  plus  fait  pour  la  Révolu- 
tion russe.  Exilé  pour  son  libéralisme,  puis  revenu  dans  son 
pays  avec  un  bagage  intellectuel  accru,  M.  Milioukoff  joua  un 
rôle  important  comme  publiciste  pendant  l'époque  qui  précéda 
immédiatement  la  Révolution  de  1905.  Il  fut  l'un  des  princi- 
paux organisateurs  du  parti  Konstitutional-Démocratt  ou  Cadet. 
Depuis,  il  a  suivi  une  ligne  politique  continue.  Il  a  représenté 
son  parti  à  la  troisième  et  à  la  quatrième  Douma  avec  maîtrise 
et  éloquence,  et  s'est  trouvé  y  être  sans  cesse  l'un  des  princi- 
paux leaders.  Après  la  prorogation  de  la  Chambre,  en 
jnillet  1915,  il  commença  l'organisation  du  Bloc,  coalition  de 
tous  les  libéraux  à  quelque  parti  qu'ils  appartinssent,  et  qui  fit 
la  force  de  la  quatrième  Douma.  Son  discours,  à  l'ouverture 


202 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


de  l'avant-dernière  session  1/14  novembre  1916,  fit  en  Russie 
et  à  l'étranger  une  très  grande  impression. 

C'est  un  homme  intègre,  mode'ré,  mais  profondément  libéral, 
et  très  au  courant  des  nécessités  vitales  de  son  pays. 

Dans  le  vaste  salon  ministériel,  je  retrouve  le  même  accueil 
aimable  et  simple  que  M.  Milioukoff  me  faisait  en  1915, 
lors  de  mon  arrivée  en  Russie,  dans  son  cabinet  de  travail 
de  la  rue  Bassenaïa.  Seulement,  alors,  un  sourire  de  tris- 
tesse errait  sur  sa  bouche  ;  maintenant  ce  sourire  est  d'espé- 
rance...; 

Après  avoir  fait  allusion,  pour  les  réfuter,  aux  craintes  de 
paix  séparée  qui  ont  percé  dans  le  public  en  ces  derniers  temps, 
le  ministre  déclare  : 

«  La  guerre  que  nous  menons  et  à  laquelle  l'Allemagne  nous 
a  contraints  est  une  guerre  libératrice  et,  comme  telle,  en 
concordance  avec  les  idées  généreuses  de  la  démocratie.  »  Puis, 
après  avoir  exposé,  avec  la  clarté  qui  lui  est  coutumière,  les  rai- 
sons déterminantes  de  la  Révolution  russe  :  germanophilie  des 
hautes  sphères,  mésentente  entre  le  gouvernement  et  le  peuple, 
M.  Milioukoff  ajoute  :  «Le  militarisme  prussien,  l'autocratisme 
prussien  sont  en  opposition  flagrante  avec  les  principes  de  la 
démocratie  russe.  L'Allemagne  est  la  dernière  forteresse  de 
l'autocratie  en  Europe.  La  victoire  des  Alliés  sur  l'Allemagne 
prussianisée  sera  donc  le  triomphe  de  l'idée  démocratique.  La 
démocratie  russe  veut  ce  triomphe. 

({  Il  est  vrai  qu'il  peut  y  avoir  des  doutes  chez  nos  Alliés, 
des  craintes  même  d'un  affaiblissement  possible  de  nos  forces  à 
cause  des  conséquences  immédiates  et  inévitables  de  la  révolu- 
tion :  la  grève,  l'indiscipline,  la  diminution  momentanée  de  la 
production.  Tout  cela  n'est  que  temporaire.  Je  puis  même  dire 
que  ce  sont  des  inconvéniens  qui  appartiennent  déjà  au  passé. 
Dans  les  usines,  le  travail  reprend;  dans  les  casernes,  la  disci- 
pline se  rétablit  peu  à  peu.  Après  ce  trouble  passager,  ces  nou- 
velles forces  créatrices  se  montreront  dans  leur  pleine  lumière 
avec  la  totalité  de  leur  pouvoir  créateur.  » 

Paroles  réconfortantes  si  l'avenir  les  justifie  1  Certes,  la 
Russie  est  incapable  de  trahir  ses  engagemens.  Ce  qui  est  à 
craindre,  c'est  un  affaiblissement  de  ses  forces  militaires,  une 
trop  complète  absorption  de  son  énergie  par  le  mouvement 
révolutionnaire,  un  désintéressement  dangereux  de  la  guerre 


LENDEMAINS  DE  REVOLUTION  A  PETROGRAD. 


203 


qui  est,  en  réalité,  sa  plus  grande  afTaire  du  moment,  celle  dont 
le  succès  peut  seul  consolider  sa  jeune  liberté. 

POUR  ÉCLAIRER  L'AVENIR 

Bien  des  changemens  se  sont  opérés  en  peu  de  jours.  La 
révolution  russe  évolue  avec  une  rapidité  inouïe  vers  le  socia- 
lisme. Au  20  mars,  l'horizon  politique  russe  peut  se  limiter 
ainsi.  A  l'extrême  droite,  M.  Milioukoff,  partisan  et  continua- 
teur, —  avec  des  nuances,  bien  entendu,  — ■  des  idées  de 
M.  Sazonoiî  :  continuation  de  la  guerre  et  pour  cela  accroisse- 
ment progressif  et  continu  de  la  force  militaire  ;  responsabilité 
dans  les  affaires  balkaniques;  annexion  de  Gonstantinople  et 
des  Détroits  après  la  victoire.  A  l'extrême  gauche  se  dresse  la 
dangereuse  fraction  des  socialistes  bolché-wiki.  Ce  terme  appelle 
une  explication.  Il  y  a  une  dizaine  d'années,  des  conférences  du 
parti  social-démocrate  russe  se  tinrent  à  Paris  et  en  Suisse. 
Deux  courans  s'y  sont  affirmés  et  combattus  :  l'un,  extrême, 
s'étendant  jusqu'aux  limites  les  plus  reculées  du  programme 
maximiste,  touchant  même  par  certains  points  à  l'anarchisme, 
reconnaissant  les  procédés  d'action  les  plus  énergiques  et  les 
plus  violens  dans  la  guerre  sociale  et  la  lutte  des  classes; 
l'autre,  plus  modéré,  vers  lequel  gravitaient  davantage  les  asso- 
ciations professionnelles.  A  l'époque  dont  il  s'agit,  et  sous  la 
haute  pression  d'une  réaction  brutale,  c'est  le  parti  extrême 
qui  eut  la  majorité  parmi  les  représentans  des  principaux 
groupes  socialistes.  Leurs  chefs  ont  pour  la  plupart  partage» 
leur  séjour  entre  l'étranger  et  la  Sibérie.  Ces  deux  courans 
s'intitulèrent  les  bolché-wiki  et  les  menché-iviki,  que  l'on  pour- 
rait rendre  par  :  les  gros  et  les  petits.  Deux  hommes  surtout 
acquirent  parmi  eux  une  énorme  réputation  de  leader  :  M.  Lé- 
nine pour  les  bolché-wiki,  M.  Plékhanoff  pour  les  menché-wiki. 
Dans  la  politique  actuelle,  le  point  de  vue  de  M.  Milioukolî 
réunit  la  droite  et  les  modérés  jusqu'à  l'aile  gauche  du  parti 
Cadet.  D'autre  part,  les  bolché-iviki  comptent  dans  leur  suite 
toutes  sortes  d'élémens  anarchiques,  tâchent  de  mettre  constam- 
ment en  échec  la  politique  du  gouvernement,  meiianent  de 
ruiner  la  force  militaire  de  la  Russie  et,  ainsi,  d'ouvrir  la  porte 
aux  Allemands. 

Entre  ces  deux  points  extrêmes,   les  sentimens  confus  qui 


204  REVUE    DES    DEUX    MONDESji 

flottaient  dans  la  nouvelle  atmosphère  se  sont  cristallisés  autour 
de  deux  positions  intermédiaires  qui  se  sont  nettement  dessi- 
nées en  ces  derniers  jours.  L'une,  celle  des  menché-ioiki,  a  pré- 
valu dans  le  sein  du  <(  Conseil  des  députés  des  ouvriers  et  des 
soldats,  »  et  a  trouvé  son  expression  dans  le  document  histo- 
rique àe,VAppel  à  tous  les  peuples  ;  l'autre,  celle  des  socialistes 
agrariens  et  des  troudovikis  (travaillistes)  insiste  pour  que 
soient  publiées  des  déclarations  affirmant  l'extrême  modération 
des  buts  de  la  guerre,  en  harmonie  complète  avec  les  principes 
proclamés  par  les  Alliés  pendant  la  première  période  de  la 
guerre. 

C'est  entre  ces  deux  positions  nouvelles,  mais  déjà  fortes, 
d'une  part,  et  le  gouvernement  d'autre  part,  que  va  s'engager 
la  lutte.  Elle  se  livrera,  vraisemblablement,  autour  de  la  ques- 
tion des  «  buts  de  guerre.  »  Elle  est  à  peine  engagée  encore  que 
déjà  on  parle  de  la  nécessité  pour  M.  Milioukoff  de  «  se  sou- 
mettre ou  se  démettre.  »  Cette  exigence  des  partis  de  l'opposi- 
tion pourrait  bien  être  le  point  de  départ  d'une  terrible  crise 
pour  la  politique  intérieure  et  extérieure  de  la  Russie. 

LES  OSCILLATIONS  DU  PENDULE 

Nous  passons  par  de  terribles  alternatives  d'espoir  et  de 
découragement.  Des  journées  comme  celle  du  27  mars  où  un 
million  de  citoyens  traversèrent,  sans  police  et  dans  le  plus 
grand  ordre,  les  principales  artères  de  la  capitale,  en  portant 
sur  les  épaules  ou  en  accompagnant,  avec  des  hymnes  et  des 
chants,  les  cercueils  des  victimes  de  leur  révolution,  donnent 
le  droit  de  tout  espérer  ;  celles  où  un  peuple  enthousiaste  s'en 
va,  musique  en  tête,  recevoir  à  la  gare  un  Lénine  qui  s'intitula 
au  début  de  la  guerre,  «  partisan  de  la  défaite  »  et  qui  rentre 
en  Russie  après  avoir  obtenu  du  Kaiser  la  permission  de  tra- 
verser l'Allemagne,  autorisent  à  tout  craindre.  Certes,  le  calme 
règne  dans  la  capitale.  En  apparence,  tout  semble  rentré  dans 
l'ordre.  Il  n'est  pas  un  discours  dans  lequel  on  n'affirme  haute- 
ment la  volonté  de  continuer  la  guerre.  Les  socialistes  alle- 
mands ont  répondu  par  une  fin  de  non  recevoir  à  l'invite 
lancée  par  leurs  «  camarades  »  russes  dans  l'Appel  à  tous  les 
peuples,  de  se  débarrasser  du  Kaiser,  comme  eux-mêmes  ont 
fait  de  leur  tsar.  Cette  douche  brutale  a  rabattu  les  illusions 


LENDEMAINS  DE  REVOLUTION  A  PÉTROC.RAO.        20,S 

un  peu  naïves  des  internationalistes  russes.  Tout  de  même  on 
peut  noter  d'inquiëtans  symptômes.  Le  ministre  de  la  (jiuerre, 
M.  GoutchkofT,  vient  de  déclarer  que  :  seront  considérés  comme 
déserteurs  tous  les  hommes  qui  n'auront  pas  regagné  leur 
régiment  le  15  avril.  Cet  ordre  a  eu  surtout  pour  efiet  d'encou- 
rager les  timides  à  se  donner  quelques  jours  de  congé  :  «  Nous 
reviendrons  pour  le  15  avril  1  »  disent-ils.  Pendant  ce  temps, 
l'Allemagne,  beaucoup  moins  persuadée  que  nous  de  «  l'enthou- 
siasme irrésistible  des  armées  révolutionnaires,  »  retire  ses 
divisions  du  front  russe  pour  les  jeter  sur  le  front  occidental  et 
arrêter  la  magnifique  offensive  franco-anglaise!... 

Je  vis  parmi  des  officiers  de  marine.  Il  n'est  pas  de  jour  où 
il  ne  vienne  s'en  asseoir  un  ou  deux  à  la  table  de  mon  amie. 
Quelques-uns  sont  de  Pétrograd  ;  d'autres  arrivent  de  Gronstadt, 
de  Réval,  d'Helsingfors.  Leur  tristesse  et  leur  découragement 
sont  profonds.  La  marine  russe,  faible  au  début  des  hostilités, 
a  travaillé  à  se  constituer  pendant  la  guerre.  Elle  pouvait 
s'estimer  fière  des  résultats.  Deux  jours  de  désordre  ont  presque 
réduit  tant  d'efforts  à  néant...  Vite,  on  s'est  mis  à  l'œuvre 
pour  réparer  de  si  irréparables  dommages,  Les  ministres, 
MM.  Goutchkoff  et  Kérensky,  multipliant  les  visites  et  les 
démarches,  font  appel  au  patriotisme  des  marins,  à  l'activité 
de  tous  les  chantiers.  Les  dégâts  matériels  seront  réparés,  mais 
que  de  temps  avant  que  l'impression  morale  s'atténue!  On 
prête  aux  Allemands  l'intention  de  tenter  un  débarquement 
sur  les  côtes  baltiques.  Les  glaces  du  golfe  de  Finlande  craquent 
de  toutes  parts.  Bientôt  entre  l'ennemi  et  la  capitale  il  ne  res- 
tera d'autre  barrière  que  le  courage  et  le  patriotisme  des 
marins.  C'est  à  cette  épreuve  que  la  Russie  les  attend.  Que  ne 
pardonnerait  pas  la  patrie  sauvée?... 

Les  socialistes  anglais  et  français  sont  arrivés.  On  espère 
beaucoup  de  leur  influence  sur  les  socialistes  russes.  J'ai  assisté 
à  la  réception  qui  leur  a  été  faite  au  Congrès  des  Jroudoviki 
Ci  avril).  J'étais  dans  la  salle  bien  avant  eux.  Je  tenais  à 
m'imprégner  de  l'atmosphère  ambiante,  à  voir  ce  que  leur 
présence  y  ajouterait.  En  arrivant,  je  croise  deux  députés 
paysans  de  la  Douma,  exilés  en  Sibérie  au  début  de  la  guerre. 
L'un  porte  la  chemise  russe,  la  roubachka,  serrée  à  la  taille  par 
une  ceinture  et  retombant  de  quelques  centimètres  au-dessous. 
L'autre    est  vêtu   d'un   armiak  gris.  Ses  longs  cheveux   plats, 


206  BEVUE    DES    DEUX    MONDES.^ 

grisonnans,  rejoignent  le  col  de  1  armiak  qu'aucun  linge  blanc 
ne  souligne.  Tous  deux  ont  les  pantalons  enferme's  dans  de 
hautes  bottes.  Ils  prennent  place  dans  la  salle  où  sont  déjà  des 
personnalite's  connues.  Voici  M.  Tchaïkowsky,  qui  vécut  en 
Angleterre  ses  longues  années  d'exil,  M.  Lopatine,  vingt-cinq 
ans  prisonnier  dans  la  forteresse  de  Schlusselbourg... 

La  discussion  porte  sur  le  système  de  la  représentation  pro- 
portionnelle. L'un  après  l'autre,  les  orateursse  lèvent,  débitent 
leurs  argumens  pour  ou  contre,  tantôt  approuvés,  tantôt 
contredits,  puis  ils  s'asseyent,  remplacés  par  d'autres... 
M.  VodovozolT,  membre  du  parti  des  paysans,  petit,  maigre, 
pâle,  échevelé  et  barbu,  va  d'un  orateur  à  l'autre  avec  sa  main 
en  cornet  à  l'oreille,  car  il  entend  mal...  La  représentation  pro- 
portionnelle?... Est-ce  que  je  rêve,  grand  Dieu  ?...  La  représen- 
tation proportio?inelle?  Oii?  Pourquoi?  Comment?  La  repré- 
sentation proportionnelle  pour  une  Chambre  qui  n'existe  pas 
encore  ;  qui  ne  sera  élue  qu'après  une  Assemblée  Constituante 
dont  la  convocation  n'est  pas  même  fixée.  La  représentation 
proportionnelle?...  A  voir  l'ardeur  que  l'on  met  à  l'attaquer  et 
à  la  défendre  ;  à  voir  l'attention  qu'elle  suscite  et  les  a  parte 
qu'elle  provoque  ;  à  voir  la  célérité,  l'empressement  que 
M.  Vodovozoff  met  à  déplacer  son  oreille  d'un  orateur  à  l'autre, 
il  semble  que  les  destinées  de  la  Russie  y  soient  suspendues! 
La  représentation  proportionnelle,  messieurs?  Mais  l'Allemand 
est  à  vos  portes  !  Que  dis-je,  il  est  chez  vous  !  il  vit  dans  vos 
villes,  il  se  nourrit  du  blé  de  vos  champs,  il  se  chauffe  avec  le 
bois  de  vos  forêts  I...  La  représentation  proportionnelle  !  Mais 
que  l'ennemi  fasse  encore  un  pas,  et  c'en  sera  peut-être  fini 
pour  vous  dé  l'Assemblée  Constituante,  de  la  Chambre  qui  la 
suivra  et  de  cette  représentation  proportionnelle  en  quoi  se 
concentrent  actuellement  toutes  vos  énergies  pensantes  et  dont 
le  nom  sonnera  désormais  à  mes  oreilles  comme  le  symbole 
des  inutiles  discussions  de  Byzance  pendant  que  les  coups  de 
Mahomet  II  font  crouler  les  murs  de  la  cité  ! 

Le  surlendemain,  les  socialistes  anglais  et  français  ont 
fait  leur  entrée  dans  la  salle,  au  moment  fixé.  Ils  ont  parlé, 
on  les  a  applaudis.  Malheureusement,  cela  ne  prouve  rien, 
—  qu'une  politesse  un  peu  chaude.  Je  n'ai  rien  entendu, 
su  presque.  La  représentation  proportionnelle  sonnait  à  mes 
oreilles  comme  un  glas.  Aujourd'hui,  je  suis  venue  à  l'Hôtel  de 


LENDEMAINS  DE  RÉVOLUTION  A  PETROGRAD.        201 

l'Europe  voir  un  des  socialistes  que  je  connais.  Il  me  reçoit 
gentiment,  en  camarade.  Je  lui  fais  part  de  mes  craintes  :  la 
Révolution  russe  déviant  de  sa  véritable  voie,  passant  de  l'élan 
libéral  et  démocratique  au  socialisme  révolutionnaire,  puis  à 
l'internationalisme  et  enfin  risquant  de  verser  dans  l'anarchie  ; 
je  montre  la  capitale  menacée,  insuffisamment  protégée  par 
des  troupes  en  qui  le  souffle  révolutionnaire  semble  avoir  éteint 
la  flamme  patriotique  qu'il  aurait  dû  aviver. 

Une  avalanche  de  reproches  fond  aussitôt  sur  ma  tête  :  — 
On  voit  bien  que  depuis  près  de  deux  ans  je  «  respire  le  souffle 
empoisonné  de  pessimisme  de  Pétrograd  !  »  Les  Allemands  vont 
venir?  Eh  bien!  qu'ils  viennent!  On  les  recevra.  Savez-vous, 
oui  ou  non,  de  quoi  une  armée  révolutionnaire  est  capable 
pour  sauver  la  patrie  en  danger? 

Hélas  !  encore  la  classique  formule,  née  de  l'admirable 
héroïsme  de  nos  «  sans-culottes  »  de  89!  Oui,  ceux-là,  oui!  Ils 
avaient  l'amour  du  sol  natal  chevillé  à  l'âme.  Sans  pain,  sans 
souliers,  armés  de  faux  et  de  bâtons,  pareils  à  des  Titans,  ils 
faisaient  trembler  les  canons  de  Brunswick.  Qui  refera  après 
eux  l'assaut  de  Valmy?  Cette  sublime  indifférence  devant  le 
danger,  ce  consentement  joyeux  au  devoir  héroïque,  ce  dévoue- 
ment fleuri  de  toute  une  jeunesse  à  une  cause  idéale  et  sacrée, 
—  ah!  saluez!  c'est  la  France  qui  passe  :  qui  la  suivra  dans 
ses  rudes  chemins? 

Les  socialistes  partent  pour  le  front  russe.  Je  les  attends  au 
retour. 


DEVANT  LE  PALAIS  DE  LA  DANSEUSE 

Lénine,  le  zimmervaldien,  le  partisan  de  la  défaite,  le  pro- 
pagateur de  la  paix  à  tout  prix,  a  fait,  en  arrivant  dans  son 
pays  œuvre  de  parfaite  indépendance  en  s'installant  dans  le 
palais  de  M"°  Kchétinskaïa,  la  célèbre  danseuse  qui  fut  l'amie 
duTsar,  encore  grand-duc.  C'est  ainsi  qu'à  l'instar  de  leurs  bons 
amis  les  Allemands,  les  bolché-viki  comprennent  la  propriété. 
Le  site  ne  manque  pas  de  majesté.  Quant  au  palais,  s'il  est  sans 
glace,  on  ne  peut  cependant  prétendre  qu'il  soit  sans  beauté. 
Construit  dans  le  style  encore  innomé  de  cette  architecture 
que  les  Finnois  disent  avoir  inventée,  mais  qui  parait  plutôt 
dériver  des  lourdes  innovations  allemandes,  il  se  dresse  der- 


208  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

rière  les  arbres  du  Jardin  Alexandre,  h  l'angle  de  Kamenny- 
Ostro  et  d'un  des  quais  de  la  Neva.  Tout  près,  le  minaret  bleu 
et  la  coupole  cannelée  de  la  mosquée,  —  copie  réduite  de  celle 
de  Samarcande  —  ajoutent  au  tableau  une  note  d'exotisme,  pré- 
cieuse pour  une  princesse  de  la  Danse,  chargée  d'interpréter 
les  multiples  manifestations  de  son  Art. 

Tous  les  jours,  la  foule  s'amasse  autour  du  balcon  désormais 
célèbre  et  populaire  où  Lénine,  l'illustre,  daigne  apparaître 
quelques  instans!  Gomment  ne  pas  s'offrir  au  moins  une  fois  ce 
spectacle  nouveau,  —  et  sans  doute  éphémère? 

Traversons  le  fleuve.  C'est  le  soir;  un  soir  lent  qui  s'accroche 
à  la  robe  lumineuse  du  jour.  Nous  entrerons  bientôt  dans 
la  période  des  nuits  blanches.  Le  ciel  est  une  opale  laiteuse, 
teintée  de  bleu.  Du  lointain  Ladoga,  des  îles  de  glace  descen- 
dent au  fil  des  eaux  désenchaînées  de  la  Neva.  L'air  est  si  frais 
qu'on  serre  ses  fourrures  contre  soi,  d'un  geste  instinctif. 
Des  mâts  de  navire,  des  coupoles  d'église,  des  flèches  dorées, 
des  groupes  de  maisons  inégales,  pointillées  de  lueurs  et  sépa- 
rées par  de  grands  espaces  de  ciel,  des  girandoles  de  lumières 
répétant  la  courbe  des  ponts,  des  flocons  de  nuages,  blancs 
et  légers  comme  des  toisons  récemment  passées  au  lavoir, 
se  renversent  dans  le  miroir  liquide  du  fleuve.  C'est  un  coin  de 
Venise,  élargi,  amplifié  jusqu'à  l'évanouissement  insaisissable 
des  détails.  De  l'autre  côté,  on  distingue  une  foule,  ou  plutôt 
des  groupes,  nombreux,  comme  des  îlots  sur  une  mer.  Le  bruit 
des  voix,  pareil  à  celui  des  vagues,  complète  l'illusion.  Les  larges 
baies  du  rez-de-chaussée  sont  illuminées;  à  travers  les  glaces 
sans  tain  on  aperçoit  les  tentures  rouges,  les  lustres  de  cristal. 

—  Dieu  merci,  dit  quelqu'un,  il  n'est  pas  passé  par  mer. 
On  l'aurait  noyé  ! 

L'imprécision  de  ce  on  me  laisse  rêveuse.  Qui  représente- 
t-il?  Pas  Guillaume.  Le  retour  de  Lénine  en  Russie  lui  était 
bien  trop  précieux,  ainsi  qu'il  l'a  montré  en  lui  accordant  le 
passage...  Il  avait  fondé  trop  d'espérances  sur  ce  retour.  Je 
préfère  ne  pas  pousser  ma  recherche. 

On  bavarde  beaucoup  dans  les  groupes,  on  discute...  Pour- 
tant on  n'en  est  pas  encore  arrivé  aux  coups. 

—  Camarades,  je  suis  bolché-vjiki,  crie  un  grand  diable  à 
casquette  et  sans  linge,  et  voilà  je  dis  :  Tous  les  travailleurs 
doivent  être  avec  Lénine  et  penser  comme  lui. 


LENDEMAINS  DE  REVOLUTION  A  PETROORAD. 


209 


Puis  il  s'éloigne  et  va  porter  plus  loin  sa  profession  de  foi. 

Sur  le  trottoir,  un  soldat  très  entouré  déclare  : 

—  Et  alors,  quoi?  Vous  voulez,  vous  voulez  que  nous,  les 
soldats,  nous  cessions  comme  ça  de  faire  la  guerre.  Mais, 
camarades,  est-ce  que  vous  y  avez  pensé?  Si  nous  signons  la 
paix,  je  vous  le  demande;  sur  qui  retombera  la  honte?  Sur 
nous,  camarades,  sur  nous  seuls.  Nous  serons  déshonorés,  non 
seulement  devant  les  Alliés,  mais  devant  tous  les  peuples. 
Quand  vous  direz  :  «  Je  suis  Russe,  »  on  crachera  sur  vous  (il 
se  détourne  et  crache),  et  personne  ne  voudra  vous  donner  la 
main...  ♦ 

Deux  personnages  assez  équivoques  circulent  bras  dessus, 
bras  dessous,  et  se  frappent  la  poitrine  en  criant  :  «  Nous 
sommes  anarchistes!  »  Et  je  crois  qu'ils  sont  un  peu  aussi  dans 
les  vignes  du  Seigneur... 

Et,  tout  à  coup,  tableau  :  Lénine  paraît  au  balcon I...  Toutes 
les  têtes  se  lèvent...  On  applaudit.  La  moitié  des  gens  qui 
composent  cette  foule  sont  venus  là  en  curieux,  comme  au 
spectacle.  Ils  témoignent  (eur  satisfaction  de  ce  que  le  rideau  se 
lève.  Au  moins  en  auront-ils  eu  pour  leur  peine! 

M.  Lénine  est  un  petit  homme  sans  majesté.  Même  juché 
sur  son  balcon,  il  n'en  impose  guère.  Il  a  un  visage  pâle,  ter- 
miné par  une  barbe  noire,  en  pointe.  Des  'boutons  en  brillans 
ornent  ses  manchettes.  C'est  un  révolutionnaire  élégant. 

Élégante,  sa  femme  l'est  encore  plus  que  lui.  On  la  voit 
passer  dans  les  rues  de  la  capitale,  dans  un  confortable  auto- 
mobile,—  sorti  peut-être  du  garage  de  la  danseuse,  —  portant 
des  toilettes  signées,  semble-t-il,  de  quelque  grand  couturier  de 
Paris...  ou  de  Berlin. 

Des  quelques  paroles  jetées  par  M.  Lénine  du  haut  de  sa 
tribune  aérienne,  il  ressort  qu'il  faut  terminer  la  guerre  au 
plus  vite  et  procéder  au  partage  des  terres  sans  attendre  l'As- 
semblée Constituante.  On  voit  que  ces  actes  sont  en  plein 
accord  avec  ses  théories.  M""^  Kchétinskaïa  lui  ayant  fait  inti- 
mer l'ordre  de  sortir  de  son  palais,  l'illustre  zimmerwaldien  a 
répondu  qu'il  en  sortirait  «  lorsqu'on  lui  donnerait  le  palais 
Marie!  »...  l'ancien  palais  du  Conseil  d'Empire  n'étant  pas,  à 
beaucoup  près,  au-dessus  des  mérites  de  ce  «  partageux  !  » 

L'orateur  a  disparu  ;  aussitôt  le  public  de  se  précipiter  vers 
la   grande    porte.    Quelques     personnes  entrent,   jalousement 

TOME    XL.    1917.  14 


210 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


regardées  par  tous  ceux  qui  restent.  A  partir  de  huit  heures, 
l'entre'e  est  libre  pour  les  militaires;  pour  les  civils  on  exige 
l'inscription  dans  le  parti. 

J'aurais  voulu  voir  de  près  cet  oiseau  rare,  et  j'exprime  le 
regret  de  ne  me  sentir  aucune  disposition  pour  l'anarchisme. 
Un  jeune  officier  venu  avec  nous  me  propose  de  profiter  des 
droits  que  lui  confère  son  costume  pour  aller  interviewer 
Lénine  en  mon  lieu  et  place. 

—  Je  vous  en  prie  ! 

Et  il  franchit  aussitôt  le  seuil  gardé  par  deux  sentinelles, 
baïonnette  au  fusil.  Son  absence  dure  a  peine  quelques 
minutes. 

—  Je  vous  avoue  que  j'ai  fait  une  assez  mauvaise  impres- 
sion, me  dit-il.  Après  avoir  salué  Lénine,  je  lui  ai  posé  tout  de 
go  la  question  :  Gomment  avez-vous  pu  traverser  l'Allemagne? 

—  Pour  me  poser  une  pareille  question,  a  gravement  dé- 
claré le  ledideT  bo le hé-wiki,  il  faut  que  vous  soyez  un  provoca- 
teur!... 

Car  c'est  certainement  là  que  le  bât  le  blesse.  Mais  vous 
pensez  bien  qu'ainsi  étiqueté,  j'ai  dû  aussitôt  me  séparer  du 
troupeau  !... 

—  A  la  vérité,  reprend  le  jeune  homme,  il  y  avait  peu  de 
monde  dans  le  fameux  salon  qui  entendit  des  propos  plus 
amènes,  au  temps  où  y  fréquentaient  les  grands-ducs.  Nous 
avons  grand  tort  de  faire  de  la  popularité  à  ce  moderne  Eros- 
trate  qui  mettrait  la  Russie  en  feu  pour  se  faire  un  nom.  Il 
fallait  le  tuer  par  le  silence. 

...  Maintenant,  il  faudrait  connaître  la  répercussion  des  évé- 
nemens  de  la  Révolution  dans  les  campagnes. 

Comment  vont  se  comporter  les  villages  au  moment  des 
élections  pour  l'Assemblée  Constituante?  On  n'en  peut  rien 
savoir  encore,  et  cela  fait  frémir.  En  attendant,  un  fait  en  dira 
long.  L'alcool,  dont  la  suppression  avait  amené  un  véritable 
bien-être  dans  les  campagnes,  l'alcool  est  en  train  de  faire  sa 
réapparition.  L'avenir,  —  et,  pour  la  Russie,  l'avenir  c'est 
demain,  —  se  révèle  gros  d'inquiétudes  et  de  complications. 

Marylie  xMarkovitch. 


REVUE  DRAMATIQUE 


Comédie-Française.  —  VÉlévation,  pièce   en  trois  actes, 
de  M.  Henry  Bernstein. 

Je  suis  persuadé  qu'il  sortira  de  la  guerre  un  théâtre  renouvelé. 
Une  guerre  qui  jusqu'aux  extrêmes  confins  du  monde  met  les  peuples 
aux  prises,  dépose  les  rois,  défait  sous  nos  yeux  l'œuvre  des  siècles, 
pourra  bien  aussi  modifier  quelques  recettes  d'art  dramatique.  Mais 
il  y  faudi'a  du  temps  :  les  transformations  de  l'art  sont,  comme  celles 
de  la  nature,  lentes  et  insensibles.  Après  une  période  plus  ou  moins 
longue  d'élaboration  inconsciente,  nous  nous  trouverons  en  pré- 
sence de  spectateurs  qui  auront  un  autre  idéal,  d'auteurs  sur  qui 
ne  pèsera  pas  le  poids  de  tout  un  passé  de  succès.  Jusque  là,  et  pen- 
dant des  années,  le  théâtre  continuera  d'être  tel  qu'U  était  avant  la 
guerre,  ce  qui  fera  dii*e  aux  gens  pressés  que  les  plus  formidables 
événemens  de  l'histoire  générale  sont  sans  influence  sur  l'histoire 
litéraire.  Les  mêmes  pièces  recueilleront,  pour  les  mêmes  effets, 
les  mêmes  applaudissemens.  On  en  actuahsera  le  décor,  on  y  par- 
lera de  la  guerre,  mais  ce  seront  les  mêmes  pièces.  Et  le  public, 
conservateur  dans  les  moelles,  saura  gré  aux  auteurs  d'être  restés  le? 
mêmes  et  de  ne  pas  le  déranger  dans  ses  habitudes. 

C'est  ce  qui  vient  de  se  passer  pour  la  pièce  de  M.  Bernstein, 
VÉlévation.  Comme  toutes  les  pièces  d'hier  et  d'avant-hier,  celle-ci  est 
empruntée  au  cycle  traditionnel  de  l'adultère.  La  guerre  a  eu  beau 
soulever  toutes  sortes  de  questions  et  même  remettre  toutes  choses  en 
question,  il  reste  convenu  que  le  théâtre  ne  saurait  prendre  ses 
sujets  en  dehors  de  ce  cercle  consacré.  On  sait,  au  surplus,  depuis 
un  siècle  à  peu  près,  depuis  que  les  romantiques  se  sont  emparés  du 
théâtre,  que  deux  êtres  sur  qui  la  passion  s'est  abattue  ont  un  devoir  : 


512  REVUE  DÉS  DEUX  MONDES. 

c'est  d'accomplir  atout  prix  leur  destin.  Quant  à  l'honnête  homme  de 
mari,  son  devoir,  non  moins  strict,  est  de  regarder  passer  ce  torrent 
déchaîné,  sans  en  contrarier  d'aucune  manière  la  course  saintement 
dévastatrice.  Qu'il  soit  prêt  à  tout,  soit  que  sa  femme  réclame 
d'être  mise  en  liberté  ou  qu'elle  exige  de  rentrer  la  tête  haute. 
Témoin  d'événemens  qui  le  dépassent,  il  doit  y  assister  avec  une 
terreur  respectueuse  et  une  hébétude  sacrée.  Ainsi  en  a-t-il  été  dans 
des  centaines  et  des  centaines  de  romans  et  de  pièces'  de  théâtre, 
depuis  Jacques  et  depuis  Monsieur  Alphonse;  ainsi  en  est-il  dans 
l'Élévation.  Et  tel  est  le  thème  que  M.  Bernstein  a  mis  en  œuvre 
avec  l'art  que  nous  connaissons  depuis  longtemps  à  M.  Bernstein, 
je  veux  dire  :  depuis  sa  première  pièce.  Cet  art,  d'un  effet  considé- 
rable au  théâtre,  consiste  à  agir  sur  les  nerfs  du  spectateur  dans  un 
continuel  crescendo,  à  suggestionner  le  public  et  l'amener  progres- 
sivement à  un  état  d'exaltation  très  particulier.  Il  a,  encore  une  fois, 
produit  tout  son  effet  et  valu  à  l'auteur  un  gros  succès. 

Le  jour  de  la  déclaration  de  guerre,  chez  un  grand  médecin,  le 
professeur  Cordeher.  Ce  professeur  est  un  homme  d'âge  ;  sa  femme, 
Edith, est  beaucoup  plus  jeune  que  lui.  Louis  de  Génois,  jeune  homme 
élégant  et'  content  de  soi,  vient  prendre  congé,  avant  de  rejoindre 
son  régiment.  Il  reste  seul  avec  Edith  :  aussitôt,  celle-ci  tombe  dans 
ses  bras,  éperdue,  bouleversée,  tremblant  de  toute  son  âme  et  de 
tout  son  corps  de  femme  amoureuse.  Car  Edith  n'est  pas  une  grande 
patriote,  ce  n'est  pas  une  grande  Française,  mais  c'est  une  grande 
amoureuse  ;  ou  plutôt  c'est  une  amoureuse,  rien  qu'une  amoureuse 
et  qui  ne  sait  que  son  amour.  Louis  de  Génois  va  se  battre,  courir 
des  dangers,  être  blessé,  tué  peut-être  :  une  telle  monstruosité  est- 
elle  possible?  Au  moins  qu'avant  ce  fatal  départ  elle  puisse  dire 
adieu  à  ce  cher  amant,  qu'il  la  reçoive  chez  lui,  qu'elle  puisse 
s'abîmer  sur  son  cœur!  Louis  de  Génois  ne  s'en  soucie  guère;  il 
n'a  pas  le  temps  ;  il  est  très  pressé  :  des  tas  de  courses  à  faire. 
Cette  indifférence  contraste  avec  la  fièvre  d'Edith,  et  j'ai  à  peine 
besoin  de  dire  qu'elle  nous  choque  un  peu  :  nous  sommes  au  théâtre 
et  nous  avons  bien  de  la  peine  à  admettre  qu'un  jeune  homme  qui 
part  pour  la  guerre  ait  rien  de  mieux  à  faire  qu'à  recevoir  une  der 
nière  fois  sa  maîtresse.  Cependant  on  continue  d'aller  et  venir  chez 
le  professeur  Cordelier.  Un  de  ses  collègues  lui  amène  ses  deux  fils, 
qui  doivent  se  mettre  en  route  le  soir  même,  faisant  partie  des  troupeg 
de  couverture  de  Verdun...  Soudain  Edith  s'affaisse,  évanouie...  On  lui 
porte  secours  ;  elle  reprend  connaissance,  mais  elle  ne  reprend  pas 


1 


REvrJE    DRAMATIQUE.  âi3 

possession  d'elle-même.  A  la  voir  ainsi  agitée,  fébrile,  étrange,  plus 
qu'étrange,  Cordelier,  très  intrigué,  très  ému,  sent  grandir  en  lui  une 
inquiétude  ;  il  la  presse  de  questions  :  o  Tu  trembles  pour  quelqu'un... 
ïu  as  un  amant...  Qui?  »  Edith  ne  cherche  pas  à  nier.  Elle  ne  met 
dans  sa  confession  ni  honte  ni  forfanterie.  C'est  une  femme  d'une 
psychologie  peu  compliquée.  Elle  ne  fait  nulle  difficulté  d'avouer 
qu'ayant  deux  ou  trois  fois  rencontré  dans  le  monde  un  beau  jeune 
hommeparfaitement  nul,  elle  l'a  tout  de  suite  aimé, non  pour  l'esprit 
qu'il  n'a  pas,  non  pour  les  belles  actions  qu'il  n'a  pas  faites,  mais 
pour  son  beau  physique.  Son  nom?  Louis  de  Génois.  Cordelier  se 
met  fort  en  colère  :  qu'eussiez-vous  fait  à  sa  place?  Mais  presqu'aus- 
sitôt  il  s'avise  que  l'extrême  différence  d'âge  entre  sa  femme  et 
lui  est  pour  Edith  une  sérieuse  excuse  ;  il  n'aurait  pas  dû  l'épouser  ; 
et, à  prendre  les  choses  d'une  certaine  manière,  les  premiers  torts 
sont  de  son  côté.  Au  surplus,  c'est  la  guerre.  Devant  le  grand 
drame  public  les  drames  intimes  doivent  s'effacer.  Jusqu'à  la  fm 
de  la  guerre,  le  ménage  gardera  les  apparences:  Cordelier  dirigera 
un  hôpital,  Edith  y  servira  comme  infirmière... 

Telle  est  la  situation,  et  elle  est  très  bien  posée.  Ce  qui  en  est 
tout  à  fait  frappant,  c'est  qu'elle  désigne  à  nos  sympathies  un  per- 
sonnage et  un  seul.  De  tous  les  êtres  qui  viennent  de  nous  être  pré- 
sentés, il  y  en  a  un  qui  aime,  qui  vit  par  le  cœur,  qui  tremble  pour 
un  autre  :  nous  ne  voyons,  nous  ne  connaissons  qu'Edith,  ses 
craintes,  ses  inquiétudes,  son  trouble  nerveux  qui  passe  en  nous. 

Second  acte.  Quelques  mois  après.  Edith  se  dépense  auprès  des 
blessés  avec  une  frénésie  de  dévouement.  Elle  excède  ses  forces. 
Cordelier  lui  conseille  un  mois  de  repos.  Arrive  un  télégramme  : 
Louis  de  Génois  blessé,  transporté  dans  un  hôpital  du  front,  appelle 
Edith.  Aussitôt  le  parti  d'Edith  est  pris  :  Louis  de  Génois  l'appelle, 
elle  vole  à  l'appel  de  Louis  de  Génois.  Mais  Cordelier  prétend  l'em- 
pêcher d'aller  à  ce  tragique  rendez- vous  :  si  elle  quitte  le  domicile 
conjugal  dans  ces  conditions,  elle  n'y  rentrera  pas.  Cette  opposition, 
que  jamais,  au  grand  jamais,  elle  n'avait  prévue,  et  qui  révolte  son 
esprit  simpliste  de  femme  passionnée,  exaspère  Edith.  Il  y  a  toujours 
dans  les  pièces  de  M.  Bernstein  un  moment  où  l'un  des  personnages 
se  jette  sur  l'autre  et  le  secoue  fortement,  en  paroles  quand  ce  n'est 
pas  en  action.  Attendons-nous  à  une  brusque  explosion  de  violence, 
à  une  tempête  de  reproches.  Ce  n'est  pas,  bien  entendu,  Cordehoi 
qui  reproche  à  sa  femme  de  rompre  la  trêve  et  de  dénoncer  le 
pacte  conclu   entre  eux.  Non.   C'est  Edith  qui,    hors  d'elle-même, 


211  REVUE    DES    DEUX   MONDES.; 

déverse  sur  l'infortuné  Cordelier  un  torrent  d'injures.  Elle  l'accuse 
de  lâcheté,  tout  simplement.  C'est  un  embusqué  !  Mais  oui.  Il  est 
bien  tranquille,  à  l'arrière,  dans  la  molle  tiédeur  de  son  hôpital  ;  il 
n'est  pas  exposé,  il  ne  risque  rien,  et  grâce  à  qui  ?  grâce  à  Louis 
de  Génois  qui,  lui,  se  bat,  qui  fait  face  à  l'ennemi,  qui  se  conduit 
en  héros,  qui  de  sa  poitrine  fait  un  rempart  aux  inutiles  et  aux 
peureux,  qm  verse  pour  des  tas  de  vieillards  stupides  son  sang,  son 
jeune  sangl  Maintenant  elle  lit  dans  le  jeu  de  son  mari.  L'hypo- 
crite! Sournoisement,  il  escomptait  la  mort  de  Génois  !  Il  séquestre 
une  malheureuse  femme  !  etc.,  etc.  Et  elle  sort,  pareille  à  une  furie. 
CordeUer  est  atterré.  Il  sanglote  dans  les  bras  de  sa  mère.  Son 
chagrin  n'est  pas,  comme  vous  pourriez,  croire,  d'aimer  encore  une 
femme  qui  en  aime  un  autre.  Un  dramaturge  aussi  expert  que  M.  Bern- 
stein  se  devait  à  lui-même  de  trouver  autre  chose,  de  plus  singulier 
et  de  plus  piquant.  Voici  le  coup  de  surprise  qu'il  nous  réservait. 
Cordeher  sait  que  l'amant  de  sa  femme  est  indigne  d'elle,  et  c'est 
cela  qui  le  torture.  Il  a  pris  ses  informations  sur  Génois,  comme 
doit  le  faire  tout  mari  soucieux  que  sa  femme  place  bien  ses 
affections  ;  or  ce  Génois  est  un  viveur  qui  a  une  autre  maîtresse,  elle 
aussi  tout  à  fait  indigne  d'Edith,  une  femme  des  colonies,  à  qui  il  a 
laissé  prendre  les  lettres  d'Edith  et  qui  les  a  vendues  à  Cordelier. 
M""^  Cordelier  mère  et  son  fils  tombent  d'accord  qu'en  pareil  cas  un 
mari  a  le  devoir  d'avertir  sa  femme...  Cette  conversation  d'un  mari 
avec  sa  mère  sur  les  garanties  de  moraUté  qu'offre  l'amant  de  sa 
femme,  n'est  certes  pas  banale  :  on  ne  s'ennuie  pas.  Et  elle  n'est  que 
la  préface  d'une  autre,  encore  beaucoup  plus  surprenante.  Car  Edith 
revient,  non  pas  calmée  mais  transfigurée;  —  après  la  violence, 
l'extase  ;  —  il  faut  lui  pardonner  ses  paroles  de  tout  à  l'heure,  il 
faut  comprendre  qu'elle  aime  en  Génois  le  héros  ;  et  quoi  de  plus 
beau  au  monde  que  cet  amour  où  la  tendresse  d'une  femme  est  le  prix 
du  sang  héroïquement  répandu?  Cordelier  est  de  cet  avis  et  convient 
que  cela  change  du  tout  au  tout  la  situation.  Il  estime  qu'il  serait 
coupable  —  coupable  une  fois  de  plus  et  de  plus  en  plus  coupable, 
—  s'il  touchait  à  un  si  bel  amour. Il  ne  dira  rien.  Il  laissera  partir 
Edith.  Il  ne  faut  pas  détruire  de  si  nobles  illusions.  On  ne  doit  pas 
tuer  une  âme...  Nous  sommes  en  pleine  folie  et  je  crois  inutile  de  le 
démontrer.  Mais  le  spectateur  ne  réfléchit  pas.  Il  est  gagné  par  la 
passion  d'Edith  et  entraîné  par  le  mouvement  de  la  pièce.  Secoué, 
bousculé,  déconcerté,  renversé,  rudoyé  et  mené  tambour  battant,  il 
écoute  ces  propos  étranges  dans  un  état  de  surexcitation  nerveuse 


REVUE    DRAMATIQUE.  215 

€t  de  suggestio»  qui  le  met  entièrement  à  la  merci  de  l'auteur- 
Après  ces  deux  actes  fiévreux,  et  en  opposition  avec  eux,  le  troi- 
sième est  un  acte  de  détente  et  d'apaisement.  Edith  est  à  l'hôpital, 
auprès  du  lit  de  Génois  grièvement  blessé.  Il  va  mourir,  il  le  sait,  et 
il  lui  dicte  ses  dernières  volontés.  Il  lui  dit  la  conscience  nouvelle 
que  lui  a  faite  le  champ  de  bataille,  et  qu'il  n'a  commencé  à  aimer 
vraiment  la  jeune  femme  que  du  jour  où  la  guerre  l'a  révélé  à  lui- 
même,  et  qu'il  est  heureux  d'avoir  fait  pour  son  pays  le  grand  sacri- 
fice,  et  que  maintenant  Editli  doit  vivre  et  garder  son  souvenir,  mais 
non  porter  son  deuil  et  qu'elle  doit  retourner  chez  son  mari..  Cet  acte 
est  moins  un  acte  qu'un  épilogue.  C'est  le  testament  d'un  mourant, 
une  sorte  de  lamentation  dans  le  goût  antique...  M.  Bernstein,  qui  sait 
admirablement  le  théâtre,  a  voulu  donner  à  sa  pièce  une  conclusion 
dénuée  de  tout  artifice  scénique  et  terminer  le  drame  en  méditation. 
Voilà  donc  une  pièce  très  bien  faite.  Mais  j'y  ai  vainement  cherché 
ce  que  le  titre  semblait  annoncer  et  que  l'auteur  a  sans  doute  voulu 
y  mettre.  Car  où  est,  dans  toute  cette  affaire,  1'  «  élévation?  »  Je  vois 
bien  que  le  mari,  en  devenant  une  sorte  d'ange  gardien  des  amours 
de  sa  femme,  s'élève  à  des  hauteurs  séraphiques.  Mais  c'est  lui,  ce 
grand  honnête  homme,  qui  avait  le  moins  besoin  de  s'élever.  Toute 
sa  xie  n'a  été  consacrée  qu'au  travail,  au  devoir,  au  dévouement.  En 
lui  conseillant  de  s'élever  encore,  de  s'élever  au-dessus  de  lui-même, 
on  risque  de  faire  de  lui  une  sorte  de  surhomme  :  profession  aujour- 
d'hui disqualifiée,  made  in  Germany,  et  qui  marque  mal.  A  vouloir 
faire  l'ange,  on  fait  la  bête  :  il  y  a  longtemps  qu'on  l'a  dit  et  cela  peut 
s'entendre  en  toute  sorte  de  manières.  En  revanche,  Edith  et  Louis 
de  Génois  auraient,  eux,  quelques  progrès  à  faire.  Ils  auraient  à 
s'examiner  eux-mêmes  et  à  se  juger.  Edith  a  trompé  le  meilleur  des 
hommes  pour  un  bellâtre  ;  Génois  a,  par  pur  libertinage,  brisé  un 
foyer  :  on  peut  imaginer  une  conception  du  devoir  plus  élevée.  Mais 
vous  savez  de  reste  que  dans  ce  genre  de  pièces  c'est  l'usage  de 
donner  au  mari  d'exceUens  conseils,  et  de  ne  faire  aux  amans  aucuns 
reproches.  On  invite  le  mari  à  s'élever  au-dessus  de  vaines  contin- 
gences; mais  ceux  qui  l'ont  trahi,  humiUé,  torturé,  on  trouve  tout 
naturel  qu'ils  n'en  aient  ni  honte,  ni  repentir,  ni  remords.  J'entends 
bien  que  Génois  s'est  battu  avec  courage  ;  il  va  mourir  pour  son  pays  ; 
c'est  très  beau  et  nous  nous  inchnons  devant  sa  bravoure,  mais  ce  n'est 
pas  la  question.  L'élévation,  pour  Génois,  aurait  consisté  à  com- 
prendre qu'il  a  commis  une  mauvaise  action  en  prenant  la  femme 
d'un   autre.  Pas  un  instant  cette  idée  ne  l'effleure.  Il  se  reproche 


216  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'avoir  aimé  Edith  trop  peu  et  trop  mal  ;  il  ne  se  reproche  pas  d'avoir 
été  son  amant.  Vivant,  il  eût  gardé  Edith;  mourant,  il  la  renvoie  à 
son  mari.  Ce  mari  est  un  homme  avec  qui  on  ne  se  gêne  pas.  Tel 
que  nous  le  connaissons,  il  ne  pourra  manquer  d'accueillir  Edith. 
Les  deux  époux  se  réconcilieront  dans  le  culte  du  héros  mort. 
Désormais  Génois  sera  celui  dont  on  ne  prononce  le  nom  dans  la 
maison  qu'avec  un  respect  attendri  :  il  sera  le  parent  dont  on  garde 
pieusement  dans  une  famille  la  noble  mémoire.  Il  est  la  gloire  de  ce 
ménage  à  trois. 

L'Élévation  est  une  pièce  adaptée  au  cadre  de  la  guerre  :  ce  n'est 
pas  encore  et  ce  n'est  en  aucune  manière  une  pièce  de  ce  théâtre  «  né 
de  la  guerre  »  que  nous  souhaitons  et  qu'on  nous  donnera  certaine- 
ment quelque  jour.  Il  y  faudra  non  pas  quelques  touches  nouvelles, 
mais  un  renouvellement  foncier.  Il  faudra  que  les  auteurs  de  demain 
brisent  résolument  un  moule  qui  apparaît  bien  mesquin  dans  l'im- 
mensité des  événemens  d'aujourd'hui,  et  qui  n'est  plus  à  l'échelle  de 
notre  tragique  époque.  Il  ne  sera  pas  nécessaire  qu'ils  parlent  de 
combats  et  de  bombardemens,  de  tranchées  et  de  fils  de  fer  barbelés  ; 
et  même  il  vaudra  mieux  qu'ils  n'en  parlent  pas.  Ces  visions  du 
champ  de  bataille,  dont  nous  savons  tous  l'atroce  réalité,  nous 
choquent,  évoquées  sur  les  planches  entre  cour  et]  jardin.  L'in- 
fluence de  la  guerre  sur  le  théâtre  devra  être  profonde,  intime, 
continue,  tout  en  étant  une  influence  indirecte.  Les  faits  de  la  guerre 
ne  seront  pas  mis  à  la  scène  matériellement  et  dans  leur  détail  ;  mais 
sur  tout  ce  théâtre  planera  l'image  de  la  guerre.  Ce  qu'il  faut,  c'est 
une  autre  atmosphère.  Ce  qu'il  faut  surtout,  c'est  un  théâtre  qui  ne 
soit  pas  consacré  exclusivement  à  l'éternelle  petite  histoire  d'alcôve. 
Après  comme  avant  V Élévation,  il  n'y  a  rien  de  changé  dans  notre 
théâtre  :  il  n'y  a  qu'une  pièce  de  plus  sur  l'adultère.  Adultère  et  Patrie. 

L'interprétation  est  excellente.  L'honneur  en  revient  surtout  à 
M'^^  Piérat.  Elle  a  été,  dans  le  rôle  d'Edith  et  comme  le  voulait  le  rôle, 
ardente,  vibrante,  passionnée,  volontaire  et  douloureuse.  Un  jeu  sec, 
mais  net  et  en  relief.  C'est  une  création  des  plus  remarquables.  M.  de 
Féraudy  a  joué  en  grand  comédien,  avec  un  art  consommé,  le  rôle 
de  Cordelier  qui  exigeait  du  tact  autant  que  de  l'émotion.  M.  Grand, 
au  troisième  acte,  a  été  un  peu  trop  gémissant  pour  un  si  brave 
soldat. 

IIené  Ooumic. 


REVUE  LITTÉRAIRE 


LES  AMOURS  D'UN  PHILOSOPHE  (1) 


On  éprouve  assez  souvent  quelque  scrupule  à  raconter  les  amours 
des  grands  hommes,  à  chercher  dans  les  archives  les  traces  de  leurs 
plaisirs  et  de  leurs  chagrins,  à  lire  leurs  billets  doux  et  aigres-doux,  à 
ne  pas  leur  laisser,  pour  les  alarmes  de  leurs  tendresses  défuntes,  ce 
dernier  repos  qu'est  l'oubli.  Cependant,  ces  grands  hommes,  nos 
maîtres  dont  l'influence  continue  très  longtemps  après  eux,  n'est-il 
pas  vrai  que  nous  ayons  à  les  juger  ?  Ils  s'imposent  à  nous  :  de 
plusieurs  manières,  nous  dépendons  et  de  ce  qu'Us  ont  pensé  ou 
affirmé  jadis  et  de  ce  qu'ils  ont  valu.  Nous  dépendons  de  leur  génie; 
mais  ils  dépendent  de  notre  estimation  légitime. 

Et,  quant  à  celui-ci,  dont  l'histoire  amoureuse  vient  d'être  exami- 
née avec  un  soin  très  attentif,  Auguste  Comte,  il  ne  demandait  pas 
l'oubli  et  il  n'a  pas  donné  aux  biographes  et  commentateurs  l'exemple 
de  la  discrétion.  M™*  de  Vaux,  qu'il  aima,  U  a  prétendu  que  l'univers 
la  connût  à  merveille  et  lui  décernât  des  honneurs  religieux.  Il  y 
a  de  ces  poètes  qui,  dans  leurs  vers,  ne  dissimulent  pas  beaucoup 
leur  bien-aimée  :  mais  ce  philosophe,  lui,  affichait  la  sienne  avec 
tant  d'exubérance  qu'on  n'évite  guère  de  trouver  en  lui  du  roi  Can- 
daule;et,  son  Gygès,  ce  fut,  en  somme,  l'Humanité.  Alors,  tant  pis 
pour  lui  !  Tant  pis  pour  elle  ?  On  n'oserait  le  dire  :  elle  eut  de  la 
réserve  et  de  la  pudeur.  Mais,  pour  elle,  le  mal  est  fait,  depuis  long- 
temps, par  son  adorateur  extrêmement  bizarre.  Et  la  vérité,  on  le 
verra,  est  favorable  à  son  souvenir. 

(1)  L'amoureuse  histoire  d'Auguste  Comte  et  de  Clotilde  de   Vaux,   par  Charles 
de  Rouvre  (Calmann-Lévy). 


218  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

M.  Charles  de  Rouvre,  rautcur  de  V Amoureuse  histoire  d^ Auguste 
Comte  et  de  Clotilde  de  Vaux,  eut  pour  grands-parens,  et  qu'il  a  bien 
connus,  le  frère  et  la  belle-sœur  de  Clotilde.  Il  a  recueilli  les  tradi- 
tions de  la  famille,  les  témoignages  et  les  papiers,  lettres  et  documens 
divers,  qui  lui  permettent  de  contrôler  les  opinions,  les  récits,  peut- 
être  les  rancunes  :  enfin,  le  dossier  du  procès  ;  car  l'histoire  d'amour 
s'est  terminée,  après  la  mort  de  Clotilde,  en  vive  et  terrible  querelle 
entre  sa  famille  et  Auguste  Comte.  Parmi  ces  vieux  papiers,  il  y  en  a 
un  que  le  petit-neveu  ne  s'est  pas  cru  autorisé  à  lire  :  le  manuscrit  de 
ce  roman  de  Willielmine  que  M"""  de  Vaux  avait  commencé  d'écrire 
peu  de  temps  avant  de  tomber  malade  et  de  mourir.  C'est  un  senti- 
ment de  pieuse  déférence  qui  l'empêche  de  tirer  d'un  rouleau  de  cuir 
noir,  où  la  mère  de  la  romancière  les  a  enfermés,  les  feuillets  de 
l'œuvre  inachevée.  Clotilde,  en  ce  roman,  parlait  de  soi,  de  son  entou- 
rage; en  train  de  confession,  les  écrivains  ne  bornent  pas  toujours  à 
eux-mêmes  leurs  aveax  et,  d'habitude,  livrent  avec  leur  secret  celui 
du  prochain.  Renonçons  à  Willielmine  :  ce  qu'on  nous  donne  com- 
pense largement  ce  qu'on  nous  refuse.  A  mon  avis,  pourtant,  il  valait 
mieux  tout  donner,  du  moment  qu'on  n'avait  pas  tout  refusé. 
D'ailleurs,  si  M.  Charles  de  Rouvre  écarte  l'une  des  pièces  du  dossier, 
ce  n'est  pas  au  profit  de  sa  cause.  Il  ne  soutient  pas  une  cause  ;  ou, 
du  moins,  il  ne  se  montre  jamais  partial.  11  ne  cache  les  torts  de  per- 
sonne ;  et  même  il  raffine  un  peu,  quelquefois,  pour  découvrir  les 
torts  de  sa  famille  à  l'égard  d'Auguste  Comte.  Il  ne  dénigre  pas 
Auguste  Comte;  et  même  il  rend  pleine  justice  à  l'originalité  puis- 
sante et  à  la  portée  de  son  génie. 

Née  au  printemps  de  l'année  1815,  Clotilde  était  fille  d'un  ^deux 
soldat  de  l'Empereur,  le  capitaine  Joseph-Simon  Marie,  et  de  très 
noble  dame  Henriette-Joséphine  de  Ficquelmont,  celle-ci  appartenant 
à  l'un  de  ces  quatre  noms  de  Lorraine  qu'on  appelait  depuis  long- 
temps les  «  grands  chevaux.  »  Le  capitaine,  de  modeste  origine, 
engagé  volontaire  à  dix-sept  ans,  avait  servi  très  bien,  sans  gloire 
aucune,  partout  où  les  armées  de  la  République  et  de  l'Empereur 
travaillaient  :  de  1792  à  1815,  pendant  ces  vingt- trois  ans  de 
guerre,  il  avait  exactement  fait  vingt-trois  ans  de  guerre.  C'était 
un  homme  insupportable,  qui  vous  jetait  à  la  Seine  un  cocher  mal 
obhgeant  et  passait  de  la  violence  à  la  faiblesse  un  peu  vite. 
Après  l'Empire,  un  demi-solde.  On  le  nomma  percepteur  à  Mrru, 
dans  l'Oise,  où  Clotilde  eut  son  enfance,  et  puis  son  adolescence, 
et  puis  son  mariage.  Elle  épousa,  en  1835,   M.   Amédée  de  Vaux, 


REVUE    LITTERAIRE. 


219 


qui  acquérait  ainsi  une  charmante  femme  et,  comme  on  dit,  ime 
position  :  car  il  succédait  à  son  beau-père  et  dcA'-enait  percepteur  de 
Méru.  Seulement,  M.  de  Vaux  était  un  imbécile  et  un  joueur  :  cela 
fit,  de  M.  de  Vaux,  un  coquin.  Bref,  quatre  ans  après  le  mariage, 
l'inspecteur  des  Finances  ayant  annoncé  sa  venue  et  le  projet  de 
regarder  un  peu  les  livres  de  la  boutique  aux  impôts,  M.  de  Vaux  eut 
la  conscience  d'éloigner  sa  femme  ;  ensuite,  il  mit  le  feu  à  la  maison 
et,  quant  à  lui,  s'esquiva.  Quand  on  reçut  de  ses  nouvelles,  il  était 
loin.  M"'*  de  Vaux,  sa  vie  ainsi  détraquée,  a  tous  les  ennuis  et  l'incon- 
vénient de  la  pauvreté.  Elle  se  rapproche  de  sa  famille,  composée  du 
capitaine  Marie,  de  M™'  Marie,  née  Ficquelmont,  ses  parens,  d'un 
jeune  frère,  un  savant  très  distingué,  très  bon,  d'une  droiture  un  peu 
rigide  et  qui  vient  d'épouser  une  fillette  de  quinze  ans.  La  famille 
arrange  comme  ceci  l'habitation  de  chacun  :  le  capitaine,  ayant  le 
caractère  incommode,  aura  son  logement  séparé;  ClotUde  également, 
car  elle  a  le  goût  de  l'indépendance  ;  M"*  Marie  la  mère,  son  fils  et  sa 
bru,  demeureront  ensemble.  Et  tout  le  monde  au  Marais,  dans  un 
aimable  voisinage,  le  trio  rue  Pavée,  ClolUde  rue  Payenne  ;  Clotilde 
prend  ses  repas  rue  Pavée.  Le  capitaine,  on  le  voit  à  l'occasion. 

Et  M.  Comte?  Ces  excellentes  et  modestes  personnes  qui  tâchent 
de  vivoter  doucement  n'ont  pas  l'air  d'attendre  un  si  fameux  visiteur. 
C'est  le  frère  de  Clotilde,  Maximilien,  qui  l'amena. 

Maximilien  Marie  connaissait  M.  Comte  pour  l'avoir  eu  comme 
examinateur  à  l'École  polytechnique  en  1836.  Et  Comte  examinateur 
est  une  chose  déjà  fort  singulière.  Il  dit  au  candidat  :  «  Monsieur, 
vous  comprenez  les  mathématiques;  mais  vous  êtes  jeune.  Il  y  a 
intérêt,  pour  vous  et  pour  l'École,  à  ce  que  vous  soyez,  lorsque  vous 
y  entrerez,  en  pleine  possession  de  votre  cours  de  spéciales.  Je  pour- 
rais vous  donner  la  note  16  ou  17,  qui  vous  permettrait  sans  doute 
d'être  admis  ;  je  vais  vous  donner  la  note  13,  qui  vous  exclura  certai- 
nement. De  la  sorte,  j'aurai  l'an  prochain  le  plaisir  de  vous  donner  la 
note  18...  »  Ce  n'est  qu'une  petite  anecdote  :  je  l'aime  beaucoup  ;  on 
y  voit  Comte  parfaitement.  Si  bien  solennel;  si  hardiment  dévoué  à 
son  devoir  ;  si  prompt  à  confondre  avec  la  loi  morale  son  caprice  ; 
loyal  et  pénétré  du  grand  orgueil  de  s«s  lubies  !  Et  l'on  y  voit  com- 
ment un  admirable  doctrinaire  n'é\ate  pas  toujours  de  ressembler  à 
un  auteur  gai.  Le  trop  jeune  Maximilien  fut  refusé  ;  l'année  suivante, 
il  le  fut  encore  :  il  ne  réussit  qu'à  la  troisième  tentative.  Mais  où  il 
montra  la  dignité  de  son  âme,  c'est  en  ne  maudissant  pas  du  tout  les 
rudes  fantaisies  de  son  examinateur.  Il  voua  même  une  fidèle  admi- 


220  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ration  très  méritoire  à  M.  Comte.  Un  peu  plus  tard,  élève  à  l'École 
de  Metz,  et  plus  tard,  quand  il  eut  renoncé  à  la  carrière  militaire  afin 
de  se  consacrer  tout  aux  mathématiques,  il  correspondit  avec  son 
maître  qui,  du  reste,  lui  prodigua  les  meilleurs  conseils  et  les  plus 
précieux  encouragemens.  Comte,  célèbre  et  laborieux,  n'épargne  ni 
son  temps  ni  son  obligeante  amitié.  Un  jour  d'avril,  en  1844,  il  vint 
rue  Pavée. 

Il  avait  quarante-six  ans.  Il  n'était  pas  riche;  il  n'était  pas  élégant, 
ni  amusant;  il  n'était  pas  beau.  Le  crâne  dégarni  :  une  mèche  pourtant 
barrait  le  front  par  le  miheu,  pour  ainsi  dire,  à  la  Napoléon.  Les 
regards  doux  ;  mais  un  œil  qui  pleurait.  Et  la  bouche  éloquente  ;  mais, 
à  la  commissure,  une  légère  mousse  de  saUve.  La  taille,  assez  lourde. 
Elle,  Clotilde,  à  vingt-neuf  ans,  est  délicieusement  jolie,  et  fine,  et 
rose,  une  fleur  en  son  bel  épanouissement  :  une  fleur  gaie.  La  gaieté, 
voilà  son  caractère  ;  une  gaieté  innocente  et  charmante.  La  visite  de 
M.  Comte  dura  un  peu  de  temps.  Et,  quand  il  fut  parti,  Clotilde  prend 
par  les  deux  mains  sa  petite  belle -sœur  de  quinze  ans.  Les  deux 
folles  éclatent  de  rire  et,  tournant  comme  un  toton,  l'une  et  l'autre  se 
récrient,  chantent  ;  Clotilde  :  «  Ah  !  qu'il  est  laid  !  Ah!  qu'il  est  laid  !  » 
et  la  petite  belle-sœur  :  «  Et  il  pleure  d'un  œil  !  »  et  Clotilde  reprend  : 
«  Et  il  pleure  d'un  œil!  »  Elles  se  rasseyent  et  n'ont  pas  fini  de  rire. 
C'est  ainsi  que  M"^  de  Vaux  a  vu  pour  la  première  fois  Auguste  Comte. 
Elle  n'a  rien  deviné. 

Lui,  Comte,  s'il  n'a  pas  tout  deviné,  — quoiqu'il  soit  en  possession 
de  la  méthode  et  sache  tout  l'avenir  de  l'humanité,  ou  croie  le 
connaître,  ce  qui,  pour  lui,  revient  au  même,  —  il  ne  doute  pas  d'être 
amoureux.  Il  est  marié, cependant.  Il  a  épousé,  de  bonne  heure,  une 
Caroline  Massin  qu'il  avait  rencontrée,  dans  le  jardin  du  Palais-Royal, 
un  jour  de  fête,  le  jour  qu'on  baptisait  le  comte  de  Chambord,  et  qui 
était  fille  de  joie  et  qu'il  sut  conduire  au  plus  respectable  chagrin. 
Comte,  ennemi  du  divorce  qu'il  appelle  une  «  désastreuse  aberration,  » 
n'hésita  point  à  répudier  Caroline.  Il  la  laissa  dans  un  état  proche  de 
la  misère.  Lorsqu'il  aura,  touchant  Clotilde,  quelques  dépenses  de 
surcroît,  c'est  Caroline  qui  verra  sa  maigre  pension  diminuée.  Et. 
après  la  mort  de  son  amante,  il  écrit  à  son  épouse  :  «  Avec  un  esprit 
non  moins  distingué  que  le  vôtre,  elle  vous  surpassait  infiniment 
par  le  cœur...  Quoique  plus  jeune  que  vous  de  douze  ans...  »  Et  plus 
jeune  que  lui  de  dix-sept  ans...  «  mon  angéUque  Clotilde  m'accorda 
bientôt  la  réciprocité  d'affection  que  je  n'avais  jamais  pu  obtenir  de 
vous...  Telle  fut,  madame,  ma  seule  véritable  épouse.,,  »  Le  drôle 


REVUE    LITTÉRAIRE.  221 

d'homme  !  et  quelle  idée  de  s'adresser,  pour  de  telles  confidences  et 
pour  les  protestations  de  son  fier  émoi,  précisément  à  cette  aban- 
donnée, laquelle  ne  lui  demande  rien  de  ce  genre  et  lui  demande  tout 
au  plus  de  quoi  ne  pas  mourir  de  faim  !  Mais  il  a  résolu  de  donner  à 
ses  amours  une  «  publicité  »  remarquable  et  juge  opportun,  décent 
même,  d'en  informer  Caroline. 

A  la  première  rencontre,  il  a  trouvé  Clotilde  ravissante  :  elle  l'a 
trouvé  très  laid.  Et  il  n'y  a  nulle  apparence  qu'une  liaison  s'établisse 
entre  ces  deux  êtres.  M"*  Marie  la  mère  ne  le  redoutait  pas.  Elle 
écrira  ensuite  :  «  Plus  d'une  chose  devait  me  rassurer.  Il  était 
ennuyeux  et  profondément  raisonneur;  ma  fille  était  gaie,  aimait  à 
rire  :  je  pensais  que,  quand  elle  aurait  assez  ri  àses  dépens,  tout  serait 
fini...  »  Clotilde,  pareillement,  ne  s'attendait  à  rien  d'autre.  Elles 
ignoraient,  la  mère  et  la  fille,  l'acharnement  du  philosophe  et  son 
adresse  de  volonté.  Dès  le  premier  jour,  il  a  décidé  d'être  aimé 
d'elle  ou,  du  moins,  de  l'annexer  à  son  amour.  Il  ne  doute  pas  un 
instant  d'y  parvenir  ;  et,  pour  y  parvenir,  il  ne  ménagera  ni 
l'énergie  imposante,  ni  les  stratagèmes  subtils.  Sa  confiance  lui 
vient  de  son  amour  et,  il  faut  l'avouer,  d'une  certaine  ingénuité 
d'amour  qui  fait  que,  d'une  manière  assez  touchante,  il  n'admet  pas 
de  tant  aimer  sans  être  aimé.  Sa  confiance  lui  vient  aussi  d'un  orgueil 
immense  et  qui  fait  qu'il  ne  conçoit  pas  la  possibilité  d'être  M.  Comte 
sans  qu'une  femme  qu'il  adore  l'aime  aussi,  trop  heureuse  d'avoir  été 
distinguée  par  le  plus  grand  homme  de  tous  les  temps  et  de  tous 
les  pays.  En  outre,  il  est  un  réformateur,  il  est  le  législateur  de 
l'humanité  ;  formuler  des  lois  vous  mène  à  supposer  que  l'on  gou- 
verne :  et  le  maître  de  l'humanité  n'imagine  pas  qu'une  petite  M""®  de 
Vaux,  née  Marie,  compte  lui  résister.  Ces  diverses  considérations 
l'empêchent  de  s'attarder  aux  intentions  de  Clotilde,  qui  ne  sont  pas 
du  tout  les  siennes.  Et  il  adore  cette  jeune  femme  ;  mais  il  ne  l'a 
point  consultée. 

Il  commença  par  aguicher  l'esprit  de  Clotilde,  s'occupa  de  ses 
lectures,  la  pria  de  Lire  Fielding  et  lui  prêta  les  trois  doubles 
volumes  de  Tom  Jones.  Clotilde  ïépondit  :  «  Vos  bontés  me  rendent 
bien  heureuse  et  bien  fière,  monsieur...  Puisque  votre  supériorité 
ne  vous  empêche  pas  de  vous  faire  tout  à  tous,  je  me  réjouis  de  l'es- 
pérance de  causer  avec  vous  de  ce  petit  chef-d'œuvre...  »  Il  ne  perd 
pas  son  temps.  Il  remercie  du  remerciement  :  «  Combien  je  suis 
touché  du  précieux  accueil  dont  vous  daignez  gratifier  une  légère 
marque  d'attention  que  pouvait  seule  commander  une  opportunité 


222  REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

empressée,  d'ailleurs  trop  naturelle  envers  vous!...  »  C'est  du  gali- 
matias; mais  enfia,  c'est  du  galimatias  de  M.  Comte  :  et  n  le  sait.  Et 
il  vante  à  ClotUde  les  mérites  de  son  «  intéressante  famille.  »  Il  se 
lance  et  il  ajoute  :  «  Une  triste  conformité  morale  de  situation  per- 
sonnelle constitue  encore,  entre  vous  et  moi,  un  rapprochement 
plus  spécial.  »  Cette  triste  conformité,  c'est,  évidemment  le  fait  que 
M.  Comte  et  M"*  de  Vaux,  mariés  l'un  et  l'autre,  soient  l'un  et  l'autre 
séparés  de  leurs  conjoints  :  il  y  a  un  M.  de  Vaux  et  il  y  a  une 
M""  Comte  ;  cela,  pourtant,  sépare  M.  Comte  et  M""*  de  Vaux  en 
quelque  manière.  La  conformité  «  morale  »  serait  plus  indiquée  entre 
le  philosophe  et  une  autre  personne  de  la  même  famUle,  M"''  Marie 
la  mère,  qui  a  le  goût  de  la  philosophie,  et  de  la  philosophie  sociale, 
et  qui  a  écrit  un  petit  volume.  Le  Sculpteur  en  bois,  où  M.  Comte 
saurait  apercevoir  du  comtisme.  S'il  ne  s'agit  que  de  causer  et 
d'épiloguer  sur  les  destinées  humaines,  c'est  à  la  mère  que  M.  Comte 
doit  songer.  11  préfère  la  fille. 

Il  n'a  rien  d'un  séducteur;  il  est  pesant,  gauche  :  mais  aucun  roué 
n'eût  été  plus  malin  que  lui,  pour  se  ghsser  dans  cette  famille,  pour 
y  installer  son  habitude  et  pour  s'en  retirer,  le  moment  venu,  mais 
pour  en  retirer  aussi  l'ubjet  aimé.  Il  futobUgeant,  aimable.  Et  il  avait 
du  génie,  un  grand  génie,  dont  il  jouait  à  merveille,  avec  autant 
d'industrie  que  de  sincérité.  Les  Marie,  inteliïgens  et  pauvres,  ne 
menaient  pas  une  existence  bien  divertie;  les  visites  de  M.  Comte  les 
ont  flattés,  les  ont  charmés.  Un  soir,  dans  le  petit  appartement  de  la 
rue  Pavée,  Auguste  Comte  et  Maximihen  Marie,  les  trois  dames  les 
entourant,  causent,  discutent  ;  les  objections  de  l'élève  animent  le 
maître  :  et  le  maître  est  plus  que  jamais  éloquent.  Les  idées  passent, 
éclairées  de  lueurs  splendides.  Puis  le  sentiment  succède  aux  idées  ; 
plutôt,  ce  sont  les  idées  qui,  dans  la  ferveur  de  l'esprit,  s'échauffent  à 
devenir  des  sentimens.  Soudain,  le  maître  dit  :  «  On  ne  peut  pas  tou- 
jours penser,  maison  peut  toujours  aimer...  »  C'est  une  de  ces  petites 
phrases  qui  facilement  tombent  dans  la  causerie  comme  une  pierre 
tombe  dans  l'eau.  Mais  Comte,  au  plus  fort  de  la  tendresse,  surveille 
les  ronds  que  font  ses  phrases.  Il  a  dit  :  «  On  ne  peut  pas  toujours 
penser,  mais  on  peut  toujours  aimer;  »  et  il  nota  qu'il  l'avait  dit. 
Dans  son  Discours  sur  Vensemble  du  positivisme,  trois  ans  plus  tard, 
U  reprend  sa  formule  et  il  l'arrange  un  peu  :  «  On  se  lasse  de  penser 
et  même  d'agir;  jamais  on  ne  se  lasse  d'aimer.  »  Et, en  1849,  au  cours 
d'une  de  ces  cérémonies  commémoratives  qu'il  organisait  auprès  de 
la  tombe  de  Clotilde,  au  cimetière  du   Père  de  La  Chaise,  il  déclare  : 


ê 


BEVUE    LITTERAIRE. 


223 


«  Le  positivisme  religieux  commença  réellement,  dans  notre  pré- 
cieuse entrevue  initiale  du  16  mai  1845,  quand  mon  cœur  proclama 
inopinément,  devant  ta  famille  émerveillée...  »  car  il  s'adresse  à 
l'ombre  de  Clotilde...  «  la  sentence  caractéristique  qui,  complétée, 
dcAint  la  devise  spéciale  de  notre  grande  composition.  »  Ce  qu'il  en 
dit,  c'est  pour  l'histoire.  Et,  auprès  de  Clotilde  vivante  ou  morte, 
jamais  U  ne  cesse  de  songer  à  l'histoire  :  mais,  l'histoire,  c'est  lui. 
Quand  il  eut  opinément  proclamé  qu'on  peut  toujours  aimer,  quand 
il  se  fut  aperçu  que  c'était  là  une  belle  chose,  et  la  péripétie  princi- 
pale de  sa  philosophie,  et  conséquemment  le  plus  grand  épisode  de 
l'histoire  humaine,  la  famille  Marie,  avertie  par  lui,  s'émerveilla  sans 
doute  comme  il  le  raconte.  Maximilien  Marie,  au  dire  de  M.  de 
Rouvre,  \it  avec  appréhension  le  célèbre  penseur  dédaigner  la 
pensée,  la  ravaler  au-dessous  du  sentiment  :  et  le  système  positiviste 
se  détraquait  ou  commençait  à  se  détraquer.  Les  trois  femmes  applau- 
dii'ent,  non  pas  aux  tribulations  du  système  positiviste,  mais  à  la 
revanche  de  l'amour.  Et  Clotilde  n'ignore  pas  que,  si  M.  Comte  fait 
soudainement  dévier  sa  philosophie,  c'est  à  propos  d'elle.  Non,  elle 
ne  l'ignore  pas  :  M.  Comte  l'engage  à  le  deviner  ;  puis  il  le  lui  dira  et, 
infatigablement,  le  lui  ressassera. 

Comte,  écrivant  à  Caroline,  sa  femme  délaissée,  lui  vante  les 
vertus  et  les  charmes  de  Clotilde,  après  la  mort  de  la  pauvre  petite, 
son  «  éternelle  collègue;  »  et  il  vante  la  «  puissante  influence  invo- 
lontaire »  que  la  pauvre  petite  a  exercée...  sur  quoi?...  «  sur  l'amé- 
Uoration  fondamentale  de  mon  second  grand  ouvrage.  »  Il  dit  : 
«  Pendant  une  année  sans  pareille,  la  profonde  révolution  morale  qui 
pouvait  seule  produire  en  moi  un  tel  ascendant...  »  N'a-t-U  pas 
voulu  dire:  que  pouvait  seul  produire  en  moi  un  tel  ascendant?  Car  on 
se  perd  dans  ce  langage  aventureux...  <-  a  heureusement  réagi  sur 
l'ensemble  de  ma  nouvelle  élaboration  philosophique,  en  faisant 
ressortir,  d'une  manière  plus  nette  et  plus  décisive,  le  vrai  caractère 
sentimental  du  positivisme...  «Ainsi,  Clotilde, son  éternelle  collègue, 
n'est  pas  du  tout  sa  collaboratrice  :  ou  bien  elle  est  sa  collaboratrice 
involontaire.  En  d'autres  termes,  Clotilde  a  pour  mission,  devant 
l'histoire  et  l'humanité,  d'être  aimée  de  M.  Comte.  Le  positivisme 
sentimental  naîtra  des  amours  de  M.  Comte.  Il  importe  que  Clotilde 
soit  aimée  ;  son  devoir  est  d'exciter,  puis  d'alimenter  la  passion  de 
M.  Comtp.  Voilà,  en  peu  de  mots,  son  emploi,  que  M.  Comte  se  charge 
de  lui  rappeler.  Eh  !  M.  Comte  ne  pourrait-il  se  contenter  d'aimer 
l'humanité,  comme  il  sied  à  un  philosophe?  U  avoue  que  ça  ne  lui 


224  REVUE    DES    DEUX    M0NDB9. 

suffit  pas  :  «  Sans  doute,  les  grands  sentimens  d'amour  universel  où 
m'entretiennent  habituellement  mes  travaux  propres  sont  délicieux 
à  éprouver  :  mais  combien  leur  vague  énergie  philosophique  est  loin 
de  suffire  à  mes  vrais  besoins  d'affection  !  »  Alors,  il  a  choisi  Clotilde. 
Et  elle?...  Car  il  faudrait  la  consulter.  Clotilde  a  bien  de  l'amitié 
pour  M.  Comte  :  il  est  obligeant  ;  et  son  amour  a  de  quoi  flatter  une 
jeune  femme  qui  n'attendait  pas  un  tel  honneur.  Quant  à  aimer 
M.  Comte,  ce  qui  s'appelle  aimer,  quant  à  l'aimer  d'amour  :  cela,  non. 
Et,  pour  le  cas  où  M.  Comte  aurait  le  tort  de  s'y  tromper,  elle  le  lui 
déclare  tout  de  go  :  «  Vous  m'avez  donné  un  témoignage  de  votre 
estime  :  puissiez-vous  en  trouver  un  de  la  mienne  dans  ce  que  je  vais 
vous  dire...  Au  nom  de  l'intérêt  que  je  vous  porte,  je  vous  en  prie, 
travaillez  à  surmonter  un  penchant  qui  vous  rendra  très  malheureux 
Un  amour  sans  espérance  tue  l'âme  et  le  corps  ;  il  vous  fauche 
comme  un  brin  d'herbe.  Il  y  a  deux  ans  que  j'aime  un  homme  de  qui 
je  suis  séparée  par  un  double  obstacle...  »  C'est  assez  clair  :  non  seule- 
ment M*"^  de  Vaux  n'aime  pas  M.  Comte,  mais  elle  aime  un  autre 
homme;  et,  aimât-elle  M.  Comte  ainsi  que  l'autre  homme,  elle  sérail 
pareillement  très  attentive  à  1'  «  obstacle,  »  au  double  obstacle  de  son 
mariage  et  du  mariage  de  M.  Comte  ou  de  l'autre  homme.  Donc, 
M.  Comte  n'a,  somme  toute,  qu'à  surmonter  son  penchant.  Il  paraîi 
que,  l'autre  homme,  c'était  Armand  Marrast.  Et,  si  l'on  dit  que  ce 
garçon  n'avait  pas  le  génie  de  M.  Comte,  il  était  de  Saint-Gaudens  et 
très  beau  parleur,  avec  ime  chaleur  de  voix  qui  enflammait  son  audi- 
toire ;  il  avait  la  chevelure  abondante  et  la  moustache  drue  :  Clotilde 
enfin  l'aimait.  Et  Clotilde  était  vertueuse  :  Armand  Marrast  ne  se 
sut  point  aimé;  ses  mânes  l'auront  appris  de  M.  Charles  de  Rouvre. 
M.  Comte,  informé  par  M"^  de  Vaux  d'avoir  à  surmonter  son  pen- 
chant, répond  le  mieux  du  monde  :  «  J'aurai  le  courage,  madame,  de 
vous  remercier  cordialement  pour  votre  douloureuse  confidence  et  de 
vous  témoigner  avec  sincérité  combien  votre  admirable  lettre  d'hier 
confirme  ma  haute  opinion  de  votre  rare  noblesse  morale...  «A  peine 
reproche-t-il  à  M""^  de  Vaux  de  n'avoir  pas  fait  sa  confidence  quinze 
ou  vingt  jours  plus  tôt  :  ses  «  malheureux  sentimens  »  n'auraient  pas 
eu  le  temps  de  s'enraciner...  «  Quoi  qu'il  en  soit,  le  remède,  j'espère, 
vient  encore  à  temps  pour  prévenir  un  cours  d'affection  qui  pouvait 
à  mon  insu  finir  par  tout  compromettre  en  moi,  tout  jusqu'à  ma  rai 
son...  »  Il  promet  de  consacrer  toutes  ses  forces  à  éteindre  «  le  seul 
véritable  amour  qu'il  ait  jamais  ressenti;  »  et  sa  douleur  est  émou- 
vante. Puis,  la  courtoisie  d'un  aveu  méritant  une  pohtesse  analogue, 


REVUE    LIXriiRAlRE.  225 

il  entend  payer  M"*^  de  Vaux  de  pareille  monnaie.  J'aime  un  autre 
homme  !  a  dit  M""'  de  Vaux.  J'ai  été  fou!  réplique  M.  Comte;  fou, 
pendant  la  majeure  partie  de  l'année  1826.  «  Comme  la  plénitude  de 
votre  confiance  doit  provoquer  la  mienne,  je  compléterai  cette  indi- 
cation par  un  aveu  que  je  n'ai  jamais  livré  à  mes  plus  intimes  amis  : 
durant  la  convalescence  de  cette  horrible  maladie,  je  fus  malgré 
moi  retiré  de  la  Seine...  »  Auguste  Comte  et  M""*  de  Vaux  sont-ils 
à  deux  de  jeu,  après  cet  échange  de  lettres?  M™*  de  Vaux  a  dit  à 
Comte  :  ne  me  regrettez  pas;  si  je  vous  aimais,  je  ne  serais  pas  plus 
a  vous  que  je  ne  suis  à  l'homme  que  j'aime.  Et  Comte  à  M"""  de  Vaux  : 
ne  me  regrettez  pas;  je  suis  un  fou.  Seulement,  Comte,  le  récit  de  sa 
folie  ne  lui  sert  point  à  mettre  l'impossibilité  entre  Clotilde  et  lui. 
Tout  au  contraire,  il  utilisera  le  souvenir  et  la  menace  de  sa  folie  pour 
attendrir  sabien-aimée.  Prenez  garde  à  mon  cerveau,  qui  est  sublime 
et  qui  n'est  pas  solide!  ce  sera  désormais  son  argument  perpétuel. 
Faute  d'avoir  séduit  le  cœur  et  l'imagination  de  ClotDde,  le  fou  d'hier 
et  d'après-demain  s'efforcera  de  l'apitoyer.  Et  avec  quelle  insistance! 
Il  y  a  des  momens  où  Clotilde  succombe  à  la  torture.  Une  fois,  ce  cri 
de  souffrance  lui  échappe  :  «  Épargnez-moi  les  émotions,  comme  je 
désire  vous  les  éviter  :  je  ne  sens  pas  moins  vii'ement  que  vous.  » 
Hélas!  il  faut  qu'elle  se  rappelle  à  M.  Comte,  et  lui  rappelle  qu'elle  a 
une  âme  susceptible  de  douleur.  M.  Comte  n'y  pensait  plus!  Et  il  n'en- 
tendra pas  ce  cri  de  souffrance  :  il  ne  songe  qu'à  lui.  A  lui  et  à  l'huma- 
nité; à  lui  et  à  l'homme  qui  mène  l'humanité  :  c'est  toujours  lui. 
]\ime  (jg  Vaux  aura  beau  lui  donner,  avec  une  discrétion  parfaite,  le 
signe  d'être  là,  terriblement  alarmée,  accablée,  déchirée  par  lui  : 
«  Dans  mon  ouvrage  fondamental...  »  répond-il.  Ou  bien  :  «  Après 
avoir  jadis  conçu  toutes  les  idées  humaines,  il  faut  maintenant 
que  j'éprouvetous  lessentimens...  »  Et, Clotilde,  c'est  votre  affaire!... 
Ou  bien  :  «  Une  expansion  habituelle  de  nos  principales  émotions, 
surtout  de  la  plus  décisive  et  la  plus  douce  à  la  fois,  devient  donc 
autant  indispensable  aujourd'hui  à  mon  second  grand  ouvrage  que 
mon  ancienne  préparation  mentale  dut  d'abord  l'être  au  premier...  » 
Conclusion  :  «  J'espère  que,  d'après  ces  aperçus,  vous  ne  pouvez 
conserver  aucun  doute  essentiel  sur  l'heureuse  efficacité  philosophique 
que  j'attends  de  votre  éternelle  amitié.  »  Allons,  Clotilde,  c'est  pour  la 
philosophie;  et  c'est  pour  l'humanité!...  «  Mon  organisme  areçu, d'une 
tendre  mère,  certaines  cordes  intimes,  éminemment  féminines,  qui 
n'ont  pu  encore  assez  \ibrer,  faute  d'avoir  été  convenablement  ébran- 
lées. »  Or,  pour  le  premier  volume,  essentiellement  logique,  il  n'avai* 

TOME  XL.  —  1917.  15 


226  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pas  besoin  de  vibrer;  mais,  pour  le  prochain  ouvrage  et  pour  le  tome 
quatrième  surtout,  la  vibration  s'impose  :  «  C'est  de  votre  salutaire 
influence,  ma  Clotilde,  que  j'attends  cette  inestimable  amélioration.  « 
C'est  pour  l'humanité.  Si  Clotilde  fait  la  belle  inhumaine,  quelle  signi- 
fication nouvelle  et  scandaleuse  elle  prête  à  ce  mot!  Clotilde  est,  pour 
ainsi  parler,  commandée  de  ser\dce  par  l'humanité,  auprès  de  M.  Comte, 
pour  l'humanité.  En  chagrinant  M.  Comte,  elle  le  rendrait  fou  :  l'hu- 
manité ne  le  lui  pardonnerait  pas.  Cette  exigence  dialectique  a  l'air 
d'une  bouffonnerie. 

Ce  n'est  pas  une  boulTonnerie;  et  l'on  n'a  pas  envie  de  rire,  quand 
on  voit  le  drame  se  dérouler  jour  après  jour,  avec  une  extraordinaire 
intensité  de  passion.  De  jour  en  jour.  Comte  se  plaint,  se  lamente  et 
geint  plus  fort.  Clotilde,  éperdue,  ne  sait  que  devenir  et  que  faire. 
Elle  n'est  pas  sûre  que  son  étrange  amoureux  ne  soit  à  la  veille  de 
trépasser.  Elle  écrit,  un  matin  de  septembre  :  «  Je  ne  veux  pas  que 
vous  soyez  malade  ou  malheureux  à  cause  de  moi...  »  Malheureux,  il 
l'est,  dans  une  merveilleuse  exaltation  d'amour;  et  malade,  à  sembler 
repris  de  sa  folie  ancienne...  «  Je  ferai  ce  que  vous  voudrez...  »  Qu'est- 
ce  à  dii"e  ?  Précisément,  ce  qu'elle  dit.  Elle  ne  dissimule  rien  à  elle- 
même;  et  elle  n'élude  pas  la  pensée  de  son  engagement.  Elle  ne  dis- 
simule pas  à  Comte  la  vérité;  au  moment  de  se  donner  à  lui,  elle  ne 
lui  jure  pas  d'autres  sentimens  que  les  siens  :  «  la  tendresse  que  vous 
me  témoignez  et  les  sentimens  élevés  que  je  vous  connais  m'ont 
attachée  sincèrement  à  vous...»  Sincère  attachement,  gratitude  et  la 
crainte  qu'il  n'ait  pâti  à  propos  d'elle  :  est-ce  là  tout  ce  qui  l'amène 
au  parti  de  céder?  Elle  ajoute  l'excuse  qu'elle  a  trouvée  pour  elle- 
même  :  «  Depuis  mon  malheur,  mon  seul  rêve  a  été  la  maternité; mais 
je  me  suis  toujours  promis  de  n'associer  à  ce  rôle  qu'un  homme  dis- 
tingué et  digne  de  le  comprendre.  Si  vous  croyez  pouvoir  accepter 
toutes  les  responsabilités  qui  s'attachent  à  la  vie  de  famUle,  dites-le-."^ 
moi,  et  je  déciderai  de  mon  sort...  »  Et  lui,  cette  lettre  pouvait  le  dés- 
espérer :  cette  lettre  l'enivre  d'une  immense  joie. 

Il  attend  Clotilde.  Et  la  voici.  Elle  est  venue  comme  elle  avaitj 
promis  de  venir.  Elle  a  conscience  d'avoir  tout  promis.  Soudain,  tout 
ce  qu'elle  a  promis  chavire  dans  sa  tête  :  et  elle  se  sauve.  Sa  révolte 
été  plus  vive  que  ses  promesses. 

Tout  aussitôt,  rentrée  chez  elle  et  haletante,  elle  écrit  à  l'amou- 
reux déçu  :  «  Je  veux  vous  écrire  tout  de  suite.  Pardonnez-moi  mes 
imprudences.  Hélas!  je  me  sens  encore  impuissante  pour  ce  qui! 
dépasse  les  limites  de  l'affection.  Personne  ne  vous  appréciera  mieux 


REVUE    LITIEUAIRE. 


22T 


que  je  ne  fais;  et,  ce  que  vous  ne  m'inspirez  pas,  aucun  homme  ne 
me  l'inspire.  Le  passé  me  fait  mal  encore  ;  et  j'ai  eu  tort  de  le  braver... 
Je  compte  beaucoup  sur  votre  équitable  raison.  Moi,  j'ai  fait  essai  de 
mes  forces  :  pardonnez-le-moi,  en  faveur  de  la  volonté...  Adieu.  Si 
vous  me  comprenez  réellement,  vous  ne  m'en  voudrez  pas.  S'il  en 
était  autrement,  je  désespérerais  de  me  faire  entendre...  »  Elle  ne 
pouvait  pas  dire  plus  net  et  juste  l'état  de  son  esprit,  l'état  de  son 
cœur  et  de  son  corps.  Sa  fine  loyauté  demande,  mieux  que  la  com- 
passion, l'estime.  Une  «  équitable  raison,  »  mieux  que  de  lui  pardonner, 
l'approuve.  Mais  Comte,  lui,  n'est  pas  en  train  d'équitable  raison  ;  car 
il  est  tout  affolé  d'amour.  Avec  une  triste  déférence  et  avec  un  entê- 
tement farouche,  il  insiste.  Elle  réphque  :  <<  Je  suis  incapable  de  me 
donner  sans  amour.  Je  l'ai  senti  hier...  » 

Il  devait,  après  cela,  laisser  tranquille  cette  infortunée.  Mais  il 
l'aimait  !  Et  les  conseils  de  courtoisie  ou  de  discrète  fierté  qu'on  lui 
eût  offerts  ne  sont  pas  de  ceux  qui  touchent  un  possédé  d'amour.  Il 
ne  se  résigne  pas;  il  se  débat.  Et  il  est,  dans  cette  crise  effrayante, 
ce  qu'il  est  de  coutume  :  un  logicien.  Certes,  il  argumente  et  ratiocine, 
plus  que  ne  font  les  amoureux  dans  les  romans.  C'est  qu'il  n'est  pas 
un  amoureux  comme  un  autre.  Il  est  Auguste  Comte,  amoureux 
comme  un  autre,  mais  qui  garde,  jusque  dans  son  délire,  son  génie  et 
les  singularités  de  son  génie.  Et  puis  il  est  un  pauvre  homme  qui 
aime,  qu'on  n'aime  pas,  qu'on  a  déçu  et  qui  réclame  :  «  Quoi!  vous 
me  faites  spontanément,  vendredi,  la  promesse  imprévue  d'un  bonheur 
prochain,  vous  la  confirmez  samedi,  vous  l'éludez  dimanche,  et  vous 
la  retirez  lundi  !  N'est-ce  pas  abuser  un  peu  du  privilège  féminin?  » 
Le  reproche  aboutit  à  chicaner  sur  une  faute  de  logique.  Évidemment, 
Clotilde  a  manqué  de  méthode.  Et  Comte,  n'a-t-il  pas  manqué  de  mé- 
thode? Il  a  été  logique  au  sujet  de  lui-même  :  au  sujet  de  Clotilde,  — 
il  a  oublié  de  savoir  qu'elle  ne  l'aimait  pas, 

La  suite  de  cette  histoire,  on  la  connaît.  Comte  n'a  point  renoncé 
à  Clotilde.  Il  n'a  point  cessé  de  la  suppher  ;  elle  n'a  point  cessé  de  se 
refuser.  Puis,  elle  est  tombée  malade  :  elle,  et  non  pas  lui.  Elle  était 
déjà  très  malade  aux  semaines  de  la  crise  la  plus  ardente.  Puiselle 
n'a  pas  eu  l'énergie  ou  l'entrain  qui  lui  aurait  permis  de  s'éloigner, 
d'arranger  sa  vie  à  l'écart.  Auguste  Comte  l'a  entourée  de  prévenances, 
de  bontés.  Maladroitement?  Peut-être.  Elle  était  pauvre  et,  pour 
gagner  un  peu  d'argent,  rêvait  de  pubUer  des  articles  dans  les 
journaux.  Elle  avait  donné  a.n  National  cette  petite  nouvelle  de  Lucie, 
laquelle   n'est  point  un  chef-d'œuvre,  mais  un    essai   d'une  grâce 


228  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

attrayante.  Le  National  accepterait  une  collaboration  quasi  régulière 
de  l'auteur  de  Lucie.  Mais  le  directeur  du  National  est  Armand  Mar- 
rast  :  Comte  est  jaloux  d'Armand  Marrast;  Comte  n'aide  pas  du  tout 
Clotilde  à  écrire  pour  le  National.  Clotilde  a  un  médecin  qui  l'a  tou- 
jours soignée.  C'est  le  médecin  de  la  famille.  Mais  il  est  amoureux, 
dit-on,  de  Clotilde.  Et  Comte  réussit  à  écarter  ce  prétendu  rival,  qui 
en  outre  a  l'inconvénient  d'être  le  médecin  de  la  famille  Marie,  de 
n'être  pas  le  médecin  de  M.  Comte.  Il  impose  le  médecin  de  son 
choix.  Et  les  documens  que  M.  Charles  de  Rouvre  a  pu  assembler 
donnent  à  supposer  que  le  premier  médecin  soignait  Clotilde  le  mieux 
du  monde;  le  second,  très  mal.  Comte  paraît  l'avoir  reconnu  tardive- 
ment. Il  y  eut  de  cruels  démêlés  entre  la  famille  Marie  et  Auguste 
Comte  ;  il  y  eut  des  querelles  auprès  du  Ht  de  la  mourante,  blanche, 
belle  et  silencieuse,  l'âme  déjà  retirée  d'ici -bas. 

Qui  a  eu  tort  ?  Comte  plus  que  personne.  Mais  principalement  il  a 
eu  tort  d'aimer,  et  d'aimer  M""^  de  Vaux,  qui  n'était  pas  destinée  à  lui 
et  qui  surtout  n'était  pas  destinée  par  sa  nature  à  être  une  Béatrice. 
Intelhgente  et  si  gaie  de  cœur  et  d'esprit,  déUcate  de  sentiment, 
habile  à  trouver  de  johs  mots  pour  son  émoi,  étrangère  à  la  philoso- 
phie, elle  n'était  pas  prête  au  sort  bizarre  que  la  passion  d'Auguste 
Comte  lui  infligeait.  Et  Béatrice,  quand  elle  devint  la  Théologie,  par 
la  volonté  impérieuse  de  Dante  Ahghieri,  c'est  qu'elle  était  morte. 
Clotilde  aussi,  ce  ne  fut  que  la  mort  qui  lui  donna  cette  docihté  aux 
vœux  d'Auguste  Comte,  cette  douceur  indiflerente  qui  la  fit  devenir, 
dans  la  sociologie  et  dans  la  mystique  de  l'Humanité,  la  Vierge-Mère. 

La  passion  dAuguste  Comte  pour  M"*  de  Vaux  a  été  despotique. 
Elle  a  torturé  la  bien-aimée.  Elle  n'a  pas  moins  torturé  l'amoureux.  Il 
a  prodigieusement  souffert.  Il  a  commis  la  désolante  faute  de  ne  se 
point  sacrifier.  S'il  avait  à  la  vérité  aimé  Clotilde  autant  qu'il  a  été 
amoureux  d'elle,  eût-il  souffert  davantage?  du  moins,  il  eûtépargnéune 
âme  innocente.  lia  été,  plus  que  déraisonnable,  impitoyable,  et  pour 
lui-même.  Avec  tout  son  génie.  Comte  a  fait  de  son  amour  une  cala- 
mité. Peut-être  l'amour  veut-il  plus  de  simplicité  ;  peut-être  l'amoui^ 
ne  veut-il  pas  être  mêlé  de  génie  ;  peut-être  l'amour  ne  veut-il  aucui 
mélange  de  ce  qui  n'est  pas  lui  et  naïvement  lui. 

André  Beaunier. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


L'opération,  si  heureusement  commencée,  il  y  a  quinze  jours, 
entre  Ypres  et  Arnientières,  par  celle  des  armées  anglaises  qui  est 
aux  ordres  du  général  sir  Herbert  Plumer,  l'a  conduite,  sur  le  canal 
de  Comines.  la  Lys,  la  Douve  et  la  Warnave,  à  des  résultats  très 
intéressans  en  eux-mêmes,  et  gros  peut-être,  pour  la  suite,  d'événe- 
mens  beaucoup  plus  importans  encore.  Le  moindre  de  ces  résul- 
tats, déjà  acquis,  n'est  pas  que,  des  crêtes  où  ils  sont  montés,  nos 
vaillans  et  perse vérans  alliés  commandent  toutes  les  vues  de  la 
vallée  et  de  la  plaine  ;  que,  de  là-haut,  ils  lisent  sur  le  terrain 
comme  sur  la  carte,  et  peuvent,  en  connaissance  de  cause, 
choisir  leur  objectif,  mesurer  les  difficultés,  préparer  les  voies  et 
moyens,  adapter  leur  plan,  dans  le  détail,  aux  circonstances  du 
temps  et  des  lieux.  Ainsi  l'action  se  conforme  aussi  exactement  que 
possible  à  ses  conditions,  le  succès  en  est  assuré,  et  le  coût  en  est 
réduit  autant  que  possible.  Des  objectifs  que  peut  maintenant  se  pro- 
poser l'état-major  britannique,  en  accord  avec  le  nôtre,  nous  ne 
savons  rien,  et  nous  en  aurions  deviné  quelque  chose,  que  nous  ne 
dirions  rien,  mais  l'atlas  parle,  il  n'y  a  qu'à  l'interroger.  Ce  que  nous 
savons  bien,  ce  que  des  témoignages  enthousiastes  nous  rapportent, 
c'est  que  l'état  matériel  et  moral  de  l'armée  anglaise  est  magnifique; 
qu'elle  est,  aux  approches  de  la  quatrième  année  de  guerre,  très  supé- 
rieure à  ce  qu'elle  était  les  deux  premières  années  ou  même  la  troi- 
sième, et  que  sa  tactique  en  découle  :  pression  constante  d'une  force 
croissante.  Sur  tout  le  reste,  il  vaut  mieux  nous  taire,  regarder  et 
attendre. 

Nous  avons  de  quoi  regarder,  dans  un  silence  patient,  mais  actif, 
car  le  vrai  sens  d'attendre,  pour  nous,  c'est  espérer.  Le  général 
Pershing,  désigné  pour  être  le  chef  des  troupes  américaines  qui  vont 


230  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

venir  en  Europe  prendre  part  à  la  défense  du  droit  odieusement 
violé  et  de  l'humanité  honteusement  outragée,  est  arrivé  avec  de 
nombreux  officiers.  Dans  les  rues,  la  population  de  Paris,  et  la  France 
entière,  par  ses  représenlans  dans  les  deux  Chambres,  ont  rendu  aux 
États-Unis,  en  sa  personne,  l'hommage  que  leur  doivent  ici  tous  les 
cœurs.  Il  n'est  personne  parmi  nous  qui  n'ait  été  profondément  ému 
en  lisant  le  récit  des  manifestations  par  lesquelles  avaient  été  accueil- 
lis en  Amérique,  à  côté  du  maréchal  JofTre  devenu  le  vivant  sym- 
bole de  la  France  en  armes,  arrêtant  les  Barbares  sur  la  Marne, 
M.  Viviani,  l'amiral  Chocheprat  et  les  autres  membres  de  la  mission. 
Journées  inoubliables  où  reverdissaient  et  se  ^^.vifl aient  de  chers  et 
glorieux  souvenirs,  vieux  de  plus  d'un  siècle;  où,  sous  les  auspices 
de  George  Washington  et  du  jeune  La  Fayette,  se  renouait  l'alliance 
nécessaire  et  presque  fatale,  comme  voulue,  dès  l'origine,  parle 
Destin,  la  belle  alUance  fondée,  dans  la  foi  commune  au  même 
idéal,  par  l'échange  de  deux  grands  amours  désintéressés.  Entre  la 
France  et  les  États-Unis,  U  n'a  jamais  été  question  de  dette  ni  de 
reconnaissance  ;  il  ne  s'agit  pas  de  savoir  ni  qui  a  donné  le  premier, 
ni  qui  a  donné  le  plus  :  chacun  a  tout  donné  à  l'autre,  puisqu'il  se 
donne.  Des  services  du  genre  de  ceux-là  ne  se  paient  pas,  ils  se 
restituent,  ils  renaissent,  ou  plutôt  ils  continuent,  se  retrouvent  et  se 
renouvellent  en  se  retournant. 

Quelle  joie,  aujourd'hui,  et  quel  orgueil  de  saisir,  dans  toute 
l'étendue  de  sa  puissance,  avec  toutes  les  nuances  de  sa  déUcatesse, 
le  sentiment  qui  pousse  la  Hbre  Amérique  vers  nous  !  Et  comme  elle 
se  plaît  elle-même  à  l'analyser  pour  en  jouir!  M.  Viviani,  dans  la 
vibrante  harangue  qu'il  a  prononcée  à  la  Chambre  des  députés,  le 
14  juin,  en  présence  du  général  Pershing,  n'a  pas  manqué  de  rappeler 
un  mot  qui  contient  toute  une  psychologie  du  peuple  américain  pens 
dant  la  guerre,  ce  mot  de  l'ancien  ambassadeur  de  la  Confédération  à 
Londres,  M.  Schoot:  «  Nous  vous  avons  toujours  aimés;  après  la 
Marne,  nous  vous  avons  admirés  ;  depuis  Verdun,  nous  vous  respec- 
tons. »  Et  cet  autre  mot  du  maire  de  New-York,  disant  un  peu  rude- 
ment à  ses  compatriotes  :  «  Courbez  donc  la  tête,  car  il  y  a  trois  ans 
que  la  France  saigne  pour  vous  !  »  C'est  un  point  que  tous  ceux  qui 
reviennent  d'Amérique  ont  fixé.  Les  États-Unis  voient,  dans  cette 
guerre,  le  genre  humain  à  travers  la  France.  L'idée,  qui  s"est  faite 
obsédante  dans  les  derniers  mois,  de  la  France  combattant  et  s'im- 
molantpour  les  causes  les  plus  généreuses  à  la  fois  et  les  plus  géné- 
rales qu'une   nation  puisse  servir,  pour   l'honneur   de  sa  signature, 


REVUE. 


CIIROMOUE.  231 


pour  la  protection  des  faibles, la  libération  des  opprimés,  la  punition 
des  coupables,  a  ])eu  à  peu  vaincu  les  pri'jugés  qu'à  tort  ou  à  raison 
ils  avaient  lono:temps  nourris  contre  d'autres.  Ils  veulent  dune  égale 
résolution  relever  la  France  de  son  sacrifice  et,  non  pas  se  relever 
d'une  faute  qu'ils  n'ont  point  commise,  mais  proprement  s'élever  eux- 
mêmes  par  le  sacrifice.  Quelque  injuste  que  soit  le  reproche  d'avoir, 
au  début,  profité  de  la  calamité  universelle,  ils  savent  qu'on  le  leur 
adresse  de  certain  côté,  et  ils  savent  de  quel  côté  ;  comme  il  leur  serait 
insupportable  de  jouer  le  rôle  ingrat  du  «  nouveau  riche  »  dans  la 
«  société  des  nations  "  qu'ils  rêvent  d'organiser,  ils  brûlent  de  verser 
leur  sang  pour  laver  leur  or,  et  de  verser  aussi  leur  or  purifié  pour 
ajouter  à  la  vertu  de  leur  sang,  de  se  dévouer,  de  souffrir,  de  mourir 
pour  prouver  qu'ils  connaissent  les  plus  hautes  valeurs  de  la  vie;  et 
ils  se  jettent  dans  la  bataille  des  principes  avec  l'emportement  de  leur 
ardeur  aux  affaires  :  ils  sont  idéalistes  en  réalistes  à  qui  l'expérience 
a  appris  qu'en  rien  il  ne  faut  rien  faire  à  demi. 

«  Jusqu'au  dernier  sou  !  jusqu'au  dernier  homme  !  jusqu'au  der- 
nier battement  de  cœur!  »  a  déclaré  à  M.  Viviani  le  gouverneur  d'un 
des  États,  élu  par  des  centaines  de  milliers  de  citoyens.  M.  "Wilson 
l'a  publiquement  et  magistralement  expliqué  en  deux  occasions 
récentes,  dans  la  communication  qu'il  a  fait  remettre  au  gouverne- 
ment provisoire  de  Russie,  puis  dans  son  discours  du  Flag  Day 
Cn  même  temps,  il  a  fait  entendre  à  la  jeune  démocratie  russe,  à 
peine  sortie  des  limbes  où  sont  les  âmes  d'enfant,  on  ne  veut  pas 
dire  la  leçon,  mais  la  voix  d'une  démocratie  plus  \àrile  ou  plus  mûre. 
Le  discours  pour  le  Jour  du  Drapeau  n'est  que  la  répétition,  la 
transposition  à  l'usage  du  peuple  américain  de  la  lettre  au  gouverne- 
ment russe.  Il  n'en  est  pas,  de  M.  Wilson  ou  de  tout  autre  homme 
d'État,  qui  soit  plus  positif,  plus  ferme  et  plus  plein,  moins  encombré 
de  circonlocutions,  plus  dégagé  d'obscurités.  C'est  le  langage  solide, 
illuminé,  définitif  d'un  historien.  C'est  un  mémoire  et  un  jugement. 
M.  "Woodrow  'Wilson  y  expose  au  peuple  des  États-Unis,  pour  qui 
l'Europe  est  très  loin  et  les  affaires  européennes  sont  très  petites,  les 
origines  de  la  guerre.  Il  lui  enseigne  des  choses  familières  pour  nous 
et  précises  jusqu'à  la  douleur,  mais  qui  ne  touchaient  pas  le  citoyen 
américain,  perdu  dans  les  villes  populeuses  ou  isolé  dans  les 
immenses  plaines  de  l'Ouest  :  le  long  martyre  de  l'Alsace-Lorraine,  la 
mutilation  delà  Pologne,  l'assassinat  de  la  Belgique,  de  la  Serbie,  de 
la  Roumanie.  Il  lui  découvre  l'Empire  allemand,  ses  hommes,  ses 
desseins,  ses  méthodes,  ses  pompes  et  ses  œuvres.  Il  extrait  des  faits 


232 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


leur  morale.  Juriste  et  puritain,  homme  par-dessus  tout,  citoyen 
non  plus  seulement  des  États-Unis,  mais  du  monde,  remuant  chez  ses 
concitoyens  les  fibres  les  plus  intimes,  évoquant  toutes  les  puissances 
de  leur  passé  et  de  leur  présent,  il  dresse  contre  le  crime,  contre  le 
Mal,  la  nation  de  Washington  et  de  Lincoln. 

Mais  nous,  aucun  danger  ne  nous  a-t-il  menacés  et  n'y  avait-il 
rien  à  nous  dire  ?  Avouons  franchement  que  si  ;  qu'il  pouvait  y  avoir 
pour  nous  un  danger  qui  viendrait  de  nous,  qui  serait  en  nous;  non 
certes  le  découragement,  encore  moins  la  défaillance,  mais  la  fatigue  ; 
une  espèce  de  détente  de  nos  nerfs  trop  Aàolemment  et  trop  long- 
temps tendus.  La  France  a  donné  dans  cette  guerre  un  éclatant 
démenti  à  tout  ce  qu'on  avait  jadis  pensé  et  écrit  d'elle,  et  qui  pour- 
rait se  résumer  dans  le  fameux  aphorisme,  que  «  le  Français  est  plus 
qu'un  homme  dans  le  premier  assaut,  et  moins  qu'une  femme  dans  le 
second.  »  Elle  a  montré,  suivant  une  expression  heureuse,  sur  la  Marne, 
qu'elle  avait  conservé  l'élan;  à  Verdun, qu'elle  avait  acquis  la  patience. 
EUe  a  fait  plus  qu'une  flambée,  un  feu  qui  dure  depuis  trois  ans- 
Mais  quoi!  Comme  le  remarquait  le  maire  de  New-York,  il  y  a  «  trois 
ans  qu'elle  saigne.  »  Trois  ans  que  la  France  de  l'arrière  souffre  de  la 
France  du  front  qui  saigne,  de  ses  dix  départemens  envahis,  de  la 
misère  de  leurs  exilés,  de  la  ruine  de  ses  monumens,  de  ses  maisons, 
de  ses  jardins,  de  ses  usines,  de  ses  mines,  de  ses  champs,  du 
meurtre  des  hommes  et  des  choses.  A  quoi  bon  vouloir  le  cacher  ? 
Jamais,  pour  plus  de  sang,  ni  pour  plus  d'épreuves,  plus  de  pleurs  ne 
furent  permis.  Sans  doute,  il  y  avait  quelque  chose  à  nous  dire,  et 
M.  Viviani  l'a  dit  éloquemment.  Il  a  éloquemment  traduit  la  pensée 
essentielle,  la  pensée  de  continuité  et  de  perpétuité,  qu'on  eût 
voulu  inclure  dans  l'ordre  du  jour  de  la  Chambre;  et  c'est  «  qu'il  n'y 
a  pas  de  paix  sans  victoire,  à  moins  que  nous  n'abandonnions  le 
respect  de  nos  tombeaux,  le  respect  de  nos  berceaux,  et  que,  par  un 
rythme  barbare  qui  se  renouvellera  tous  les  trente  ans,  nous  permet- 
tions à  nos  fils  d'aller  reprendre  sur  le  champ  du  combat  la  place  où 
leurs  pères  sont  tombés.  » 

Voilà  ce  que  nous  refusons  de  permettre.  «  La  paix  sans  annexions 
et  sans  contributions,  >>  insinuent  le  Soviet  de  Pétrograd  et,  derrière 
lui,  les  Germains,  germanisans  ou  germanophiles  plus  ou  moins 
masqués,  qui  tirent  les  ficelles  de  la  faction  «  maximaliste.  »  Comme 
l'appel  de  M.  Wilson,  la  note  du  gouvernement  français  et  la  note  du 
gouvernement  britannique  répondent  :  Pas  d'annexions  et  pas  de 
contributions,  soit;  «  la  France  ne  songe  à  opprimer  aucun  peuple,  ni 


REVUE.    —    CUnOMQUB.  233 

aucune  nationalité,  même  celle  de  ses  ennemis  d'aujourd'hui.  Mais 
elle  entend  que  l'oppression  qui  a  si  longtemps  pesé  sur  le  monde  soit 
enfin  détruite  et  que  soient  châtiés  les  auteurs  des  crimes  qui  demeu- 
reront pour  nos  ennemis  la  honte  de  cette  guerre...  Pour  elle-même' 
elle  entend  que  soient  Ubérées  et  lui  fassent  retour  ses  fidèles  et 
loyales  provinces  d'Alsace  et  de  Lorraine,  qui  lui  ont  été  arrachées 
jadis  par  la  violence.  Avec  ses  Alhés,  elle  combattra  jusqu'à  la  vic- 
toire pour  que  leur  soient  assurées  la  restauration  intégrale  de  leurs 
droits  territoriaux  et  de  leur  indépendance  politique  ainsi  que  les 
indemnités  réparatrices  pour  tant  de  ravages  inhumains  et  injustifiés 
et  les  garanties  indispensables  contre  le  retour  des  maux  causés  par 
les  incessantes  provocation  s,  de  nos  ennemis.  »  De  même,  la  Grande- 
Bretagne  «  n'est  pas  entrée  dans  cette  guerre  pour  faire  des  conquêtes 
et  ne  la  poursuit  pas  avec  ce  dessein.  Son  but  était,  à  l'origine,  de 
défendre  l'existence  du  pays  et  d'imposer  le  respect  des  engagemens 
internationaux.  A  ces  objets  primitifs  s'ajoute  aujourd'hui  celui  de 
hbérer  les  populations  opprimées  par  la  tyrannie  étrangère.  »  Le  gou- 
vernement britannique,  conclut  la  note,  estime  que,  dans  leurs  lignes 
générales,  les  accords  faits  par  lui  de  temps  à  autre  avec  ses  Alliés  se 
conforment  à  ces  règles.  Toutefois,  au  cas  où  le  gouvernement  russe 
le  désirerait,  le  gouvernement  britannique  et  ses  Alliés  sont  parfai- 
tement disposés  à  examiner  ces  accords  et,  si  c'est  nécessaire,  à  L.'s 
reviser.  » 

Personnellement,  —  s'il  n'est  pas  présomptueux  d'avoir  une  opi- 
nion personnelle  sur  un  tel  sujet,  —  nous  persistons  à  croire  qu'une 
«  revision  des  buts  de  guerre,  »  en  pleine  guerre,  n'est  pas  sans 
inconvéniens  ;  qu'il  y  en  a,  au  contraire,  de  plusieurs  ordres;  et  qu'il 
eût  été  plus  sage  d'opposer  aux  questions  du  Conseil  des  ouvriers  et 
soldats  quelques  questions  préalables.  Mais  ce  n'est  pas  la  peine  de 
récriminer.  Il  suffit  qu'on  soit  décidé,  tout  en  marquant  à  la  nais- 
sante démocratie  russe  le  sympathie  qu'inspirent  ses  bonnes  inten- 
tions et  que  mériteront  ses  efforts,  à  ne  point  incliner  plus  qu'il  ne 
convient,  devant  un  régime,  des  hommes  d'État,  et  des  assemblées 
ou  des  comités  improvisés,  les  principes,  les  maximes  et  les  tradi- 
tions par  lesquels  ont  vécu  et  se  sont  maintenus  de  siècle  en  siècle  les 
États  qui  possèdent,  par  droit  d'aînesse,  la  culture  politique  la  plus 
ancienne  et  la  mieux  éprouvée.  Démocratie  tant  qu'on  voudra;  mais 
la  République  des  États-Unis,  la  République  française,  et  même  l'An- 
gleterre monarchique,  et  l'Italie  monarchique  elle-même,  en  un 
certain  sens,  le  meilleur,  sont  aussi  des  démocraties. 


234  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Cette  quinzaine  a  été  dure  aux  trônes  et  aux  gouvernemens.  Ce 
n'est  pas  pure  métaphore,  de  dire  que  la  terre  tremble  et  que,  par 
ondes,  l'ébranlement  gagne  de  proche  en  proche.  La  déposition  du 
roi  Constantin  n'est  évidemment  pas  un  acte  ré volutionnaire ,  mais  un 
acte  diplomatique,  où  le  protocole  cérémoniel  a  été  un  peu  bousculé. 
Tout  s'est  pourtant  passé  aussi  bien  que  possible.  M.  Jonnart,  nommé 
haut-commissaire  des  Puissances  protectrices  en  Grèce,  après  avoir 
pris,  de  concert  avec  le  général  Sarrail,  commandant  en  chef  de 
l'armée  d'Orient,  et  l'amiral  Gauchet,  commandant  des  forces  navales 
alliées,  les  précautions  militaires  indispensables,  après  avoir  fait 
franchir  à  nos  troupes  les  limites  de  la  ThessaHe,  fait  fermer,  à  ses 
deux  issues,  le  canal  de  Corinthe,  fait  débarquer  des  détachemen? 
au  Pirée,  et  amené  à  proximité  d'Athènes  les  renforts  dont  on  eût  pu 
avoir  besoin,  a  signifié,  le  lundi  matin  12  juin,  à  M.  Zaïmis,  prési- 
dent du  Conseil  des  ministres,  la  résolution  des  Puissances,  en  lui 
demandant,  par  une  sorte  d'ultimatum  que  cette  fois  nous  étions  en 
mesure  d'appuyer,  une  réponse  pour  le  lendemain,  avant  midi.  Et  le 
mardi  matin,  12  juin,  à  neuf  heures  et  demie,  M.  Zaïmis,  prenant 
acte  de  ce  que  «  la  France,  la  Grande-Bretagne  et  la  Russie  avaient 
réclamé  l'abdication  de  Sa  Majesté  le  roi  Constantin  et  la  dési- 
gnation de  son  successeur  (à  l'exception  du  diadoque,  dont  les  dis- 
positions hostiles  avaient  été  scandaleusement  affichées),  »  faisait 
connaître  que  «  Sa  Majesté  le  Roi,  soucieux  comme  toujours  du  seul 
intérêt  de  la  Grèce,  a  décidé  de  quitter  avec  le  prince  royal  le  pays  et 
désigne  pour  son  successeur  le  prince  Alexandre.  » 

De  ce  successeur  ainsi  désigné,  on  savait  simplement  jusqu'à  hier 
que  c'était  le  deuxième  fils  du  roi  Constantin  et  de  la  princesse  Sophie 
de  Hohenzollern.  On  sait  maintenant,  par  sa  proclamation,  que  c'est 
un  bon  fils  ;  dans  son  exemplaire  attachement  à  son  «  auguste  père,  » 
qui  vient  de  faire  «  un  sacrifice  suprême  à  notre  chère  patrie,  »  il  feint 
de  ne  tenir  que  de  la  délégation  paternelle,  comme  s'ils  lui  étaient 
spontanément  confiés,  «  les  lourds  devoirs  du  trône  hellène;  » 
dans  «  sa  douleur  d'être  séparé,  en  des  circonstances  aussi  critiques 
de  ce  père  bien-aimé,  »  il  a  «  pour  seule  consolation  de  remphr  son 
mandat  sacré  (le  mandat  du  roi  Constantin).  »  Il  aura  toujours  son 
image  dans  le  cœur  comme  devant  les  yeux,  et  tâchera  de  toutes  ses 
forces  de  suivre  les  traces  de  son  règne  si  brillant,  avec  le  concours 
du  peuple  grec,  obéissant,  par  delà  l'effacement  propitiatoire,  aux 
volontés  toujours  royales  de  celui  qui  reste  pour  l'un  et  pour  l'autre 
Constantin  l*^  Tout  cela  est  naturel  et  louable,  mais  il  y  en  a  trop. 


REVUE.    —    CHROMQUE.:  235 

Si  l'on  rapproche  le  texte  de  cette  proclamation  du  texte  de  la  com- 
munication adressée  par  M.  Zaïmis  à  M.  Jonnart,  on  ne  saurait  man- 
quer d'être  frappé  de  certaines  coïncidences,  où  s'est  peut-être 
exercée  la  subtilité  des  Grecs  habiles  à  user  de  toutes  les  finesses  de 
l'esprit  et  à  manier  toutes  les  ressources  de  la  langue.  Que  dit 
M.  Zaïmis,  ou  même  qu'écrit-il?  Que  la  France,  la  Grande-Bretagne 
et  la  Russie  ont«  réclamé  l'abdication  du  roi  Constantin  et  la  désigna- 
tion de  son  successeur,  »  d'une  part  ;  et,  d'autre  part,  que  «  le  Roi, 
soucieux  comme  toujours  du  seul  intérêt  de  la  Grèce,  a  décidé  de 
quitter  le  pays  avec  le  prince  royal  et  désigne  pour  son  successeur  le 
prince  Alexandre.  »  Il  n'est  question  d'abdication  que  dans  la 
demande,  et  dans  la  réponse  il  n'est  question  que  de  départ;  en  cours 
de  route,  Constantin,  par  une  habitude  invétérée,  s'est  laissé  prendre 
une  internew  :  U  n'a  parlé  que  d'e  éloignement.  »  —  Heureux  qui, 
comme  Ulysse,  a  fait  un  beau  voyage!  —  Il  y  a  bien,  dans  la 
réponse  même,  ladésiguation  du  successeur,  mais  relisons  les  articles 
45,  46,  52  de  la  Constitution,  et  prenons  garde  que  ce  ne  soit  là  encore, 
artiticieusement  ménagée,  une  source  de  chicanes. 

Peu  importe,  au  surplus.  Il  faut  le  dire  tout  net.  Nous  sommes 
allés  en  Grèce,  non  par  des  scrupules  juridiques,  mais  par  des  né 
cessités  poUtiques.  Nous  y  sommes  allés  parce  que  la  situation  qui 
nous  y  était  faite  n'était  digne  ni  de  la  France,  ni  de  l'Angleterre,  ni 
de  la  Russie;  «  parce  que  nous  ne  pouvions  pas  oublier  que,  le 
l*""  décembre  dernier,  nos  marins  y  avaient  été  traîtreusement  mis  à 
mort;  »  et  parce  qu'enfin,  tant  que  le  gouvernement  royal  faisait  de  ce 
pays  une  base  allemande,  notre  armée  d'Orient,  prise  à  revers,  était 
paralysée.  Si  c'est  changé,  si  le  départ  de  Constantin  suffit, si  nous 
sommes  débarrassés  de  ses  Slreit,  de  ses  Dousmanis  et  de  ses 
Metaxas,  si  les  deux  Grâces  ennemies,  la  Grèce  de  Salonique  et  la 
Grèce  d'Athènes,  peuvent  se  réunir,  sous  Alexandre,  avec  M.  Veni- 
zelos,  en  une  Grèce  qui  nous  soit  sûre,  c'est  bien,  quoique  nous 
ayons  beaucoup  tardé.  Nous  n'aurons  pour  elle  que  de  l'indulgence, 
et  nous  lui  en  avons  déjà  donné  un  gage  en  levant  le  blocus.  Mais, 
dans  la  douceur,  de  la  fermeté.  Inutile  d'exhiber,  comme  l'Empereur 
furieux,  un  «  poing  de  fer,  »  pourvu  que  nous  ne  lâchions  plus  la 
main.  La  seconde  épitre  d'Alexandre  est  déjà  plus  raisonnable. 

Au  lendemain  de  son  succès  du  Carso,  et  à  la  veille  de  l'entrée  des 
troupes  franco-anglaises  en  Thessalie,  l'itahe  a  proclamé,  par  l'inter- 
médiaire du  général  commandant  son  corps  expéditionnaire,  l'unité 
et  rindcpendance  de  l'Albanie  *<  sous  sa  protection,  »  sotto  la  pro- 


â3G 


REVUE    DES    DEUX    MONDES., 


tezione  ;  nous  avions  noté  la  nuance,  et  c'est  à  tort  qu'on  a  traduit  : 
«  sous  son  protectorat.  »  Elle  a  poussé  son  avance  en  Épire  et 
occupé  Janina,  non  sans  soulever,  à  ce  qu'il  semble,  des  protesta- 
tions. Depuis  quelque  temps  aussi,  la  petite  république  de  Koriza 
l'agaçait,  comme  une  amorce,  comme  une  pointe  venizeliste,  et  il 
convient  de  ne  pas  négliger  ce  symptôme.  Que  l'Italie  soit  désormais 
au  contact  de  la  Grèce,  c'est  peut-être  plus  qu'un  incident  ;  il  se 
pourrait  que  de  vrais  événemens  en  vinssent,  surtout  si  les  deuj 
Grèces  réunies  retrouvaient  et  reprenaient  les  voies  de  la  plus  grande 
Grèce.  L'Entente  doit  avoir  l'œil  ouvert  de  ce  côté.  Pour  l'Italie,  nous 
l'avons  dit,  la  proclamation  de  l'indépendance  albanaise  sous  sa  pro- 
tection est  un  geste  à  triple  et  quadruple  détente  :  comme  l'Albanie 
méridionale  ne  se  distingue  pas  nettement  de  l'Épire  septentrionale^ 
U  barre  le  chemin  à  la  Grèce;  il  coupe  le  chemin  de  l'Adriatique^ 
dans  le  cas  probable  de  la  victoire  des  Alliés,  à  un  futur  grand  État 
yougo-slave,  et,  dans  le  cas  contraire,  aux  ambitions  de  l'Autriche  oï 
de  la  Bulgarie  ;  au  pis  aller,  il  met  une  monnaie  d'échange  ou  de 
rançon  dans  le  portefeuille  de  la  Consulta.  Si  l'itahe  avait  tenu 
l'Albanie  pour  elle-même,  c'est-à-dire  à  l'Albanie  en  elle-même,  voiU 
trente  ans  qu'elle  aurait  pu  l'avoir.  En  1887,  à  Friedrichsruhejl 
Bismarck  l'offrit  à  Crispi,  pour  toutes  sortes  de  raisons,  quelques- 
unes  plaisantes,  mais  qui  ne  durent  guère  plaire  à  sonvisiteur,  dont 
la  famille  était  originaire  de  cette  région.  On  croyait  que,  bien  plus 
qu'à  prendre  l'Albanie,  l'Italie  tenait  à  ce  que  l'Autriche  ne  la  prîl 
pas,  et  que  c'était  le  but  du  combat  d'influence  qu'elle  y  livrait  à^ 
l'empire  des  Habsbourg.  D'oii  l'essai,  d'avance  condamné,  auqueï 
présida  ridiculement  ie  prince  de  Wied.  Mais,  quels  que  soient  poui 
demain  les  projets  de  l'Italie  autour  de  Vallona  et  de  Santi-Quaranta,; 
ce  n'est  pas  aujourd'hui  ce  qui  appelle  nos  observations  :  jusqu'à  ce 
qu'elle  se  pose  internationalement,  l'affaire  albanaise  se  présente 
comme  une  affaire  italienne  d'ordre  intérieur. 

Eh  !  quoi,  dans  l'instant  même  où  la  Révolution  russe  lance  soi 
veto  :  «  pas  d'annexions,  »  et  où  les  Puissances  de  l'Entente,  tout  ei 
faisant  des  réserves,  en  définissant,  s'accordent  à  répondre  :  «  Ei 
effet,  pas  d'annexions,  »  dans  cet  instant  même,  l'Italie  déclare 
prendre  l'Albanie  «  sous  sa  protection,  »  et  l'on  pense  savoir  ce  que 
c'est,  dans  le  style  des  chancelleries,  que  de  «  prendre  sous  sa  pro- 
tection »  un  pays  préalablement  proclamé  uni  et  indépendant.] 
Encore  qu'Os  ne  soient  pas  de  la  stricte  observance,  MM.  Bissolati,] 
Bonomi  et  Comandini,  qui  représentent  dans  le  Cabinet  Boselli  des! 


REVUE.    —    CHROiMQUE. 


231 


inclinations  socialistes,  ont  tressailli  à  ce  réveil  d'un  «  égoïsme  sacré  » 
que  certains  de  leurs  amis  se  flattaient  d'avoir  tué  avec  M.  Salandra. 
Pendant  toute  une  séance,  ils  ont  boudé  le  Conseil,  et  n'y  ont  point 
paru.  On  s'est  imaginé  que  la  crise  allait  s'ouvrir,  et  qu'en  Italie 
comme  ailleurs,  allait  être  discutée  «  la  revision  des  buts  de  guerre.  » 
Ei,  de  fait,  la  crise  s'est  ouverte,  ou,  plus  exactement,  il  y  a  eu 
comme  une  crise  larvée.  Mais, quand  elle  s'est  résolue,  MM.  Bissolati, 
Bonomi  et  Comandini  sont  demeurés  dans  le  ministère  ;  c'est  le 
ministre  de  la  Guerre  et  le  ministre  de  la  Marine  qui  sont  partis,  sans 
compter  que  M.  Arlotta  est  devenu  haut- commissaire  italien  aux  Ëtats- 
Unis,  pour  permettre  le  remembrement  des  Travaux  publics,  par  les 
soins  d'un  technicien  éminent,  M.  Ricardo  Bianclii,  et  que  le  général 
DairOlio  a  été,  de  sous-secrétaire  d'État,  promu  ministre  titulaire  des 
Munitions. 

MM.  Bissolati,  Bonomi  et  Comandini  étaient  au  début  de  la  crise, 
durant  son  cours  ils  disparaissent,  et  ils  n'y  sont  plus  à  la  fin  :  c'est 
^touT  eux  res  iîiter  alios  acta.  M.  Sonnino  l'a  traversée  comme  eux, 
mais  tout  droit,  impassible,  intransigeant,  bien  qu'au  fond  elle  ait 
été  suscitée  contre  lui.  N'est-ce  pas  lui  en  chair  et  en  os,  la  <>  diplo- 
matie secrète,  »  et  n'est-ce  pas  lui  l'ouvrier  opiniâtre,  silencieux, énig- 
matique,  de  «  l'égoïsme  sacré,  »  qui  travaille  sans  cesse  et  ne  livre  à 
personne  les  mystères  de  son  métier?  Seulement,  le  sens  politique 
est  si  fort  en  Italie,  que  ceux  mêmes  que  cette  attitude  en  apparence 
dédaigneuse  blesse  ou  irrite,  ne  perdent  jamais  de  vue,  fût-ce  aux 
heures  troubles,  les  conditions  de  la  vie  et  de  l'action.  Ils  savent,  ils 
sentent,  que,  s'il  n'y  a  plus  de  secret,  c'est  qu'il  n'y  aura  plus  de  diplo- 
matie, et  que,  s'il  n'y  a  plus  d'égoïsme  sacré,  c'est  qu'il  n'y  aura  plus  de 
nation.  La  vie  nationale  suppose  l'égoïsme  national,  comme  l'action 
diplomatique  suppose  le  secret  :ce  sont  des  Itabens  qui  ont  trouvé  les 
deux  formules.  Des  masses  ignorantes  ou  des  peuples  tout  neufs  peu- 
vent imaginer  le  contraire,  et  c'est  bien  simple,  mais  c'est  trop  simple. 
Pas  un  ItaUen  ne  les  en  croira.  La  ?ci;nce  et  l'instinct  se  rebellent 
également  contre  cette  chimère.  M.  Boselli,  bien  qu'il  passe  pour 
être  teinté  d'un  peu  de  romantisme  politique,  a  sûrement  dégagé 
l'intime  volonté  de  tous  ses  compatriotes,  en  disant,  le  20;  à  la 
Chambre  :  «  Sans  la  victoire,  aucune  classe  sociale,  et  le  prolétariat 
moins  que  toutes  les  autres,  ne  pourrait  espérer  un  avenir  de  progrès 
et  une  vie  heureuse.  Personne  ne  peut  ne  pas  souhaiter  de  tous  ses 
vœux  la  paix, mais  ceux  qui  la  voudraient  sans  la  complète  libération 
nationale  voudraient  une  paix  impossible,  renieraient  leur  qualité 


238  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


1 


d'Italiens  et  prépareraient  inconsciemment  pour  un  avenir  prochain 
une  nouvelle  et  terrible  guerre.  Je  ne  puis  croire  que  des  tendances 
semblables  existent  en  Italie.  Si  elles  existaient,  et  si  l'on  tentait  de 
les  réaliser,  le  gouvernement  sévirait  inexorablement  contre  elles.  » 

En  tant  qu'elle  se  heurte  sourdement  au  mot  d'ordre  adopté  par  la 
Soviet^la.  crise  italienne,  on  le  voit,  n'est  pas  sans  rapport  avec  la  crise 
russe;  et  pareillement,  à  d'autres  égards,  la  crise  espagnole.  Ce  n'est 
point  que  l'Espagne  ait  suivi  l'exemple  ou  subi,  de  si  loin,  la  conta- 
gion de  la  Russie.  Les  «  comités  de  défense  »  de  ses  régimens  et 
ceux  qui  s'organisent  dans  les  diverses  corporations,  mais  particulière-, ,| 
ment  les  militaires,  n'ont  eu  à  copier  aucun  modèle  étranger;  le  type 
a  été  produit  par  le  milieu,  et  nous  retrouvons  là  aussi  «  cette  vieille  4 
infanterie  espagnole  »  qui,  avec  les  autres  armes  du  reste,  avait,  pour 
le  grand  malheur  du  pays,  rempli  le  xi.x*  siècle  de  ses  pronuncia' 
m/e/îfo^.  Depuis  1874,  on  espérait  que  l'Espagne  en  était  délivrée,  et  l'oi 
s'attriste,  lorsque,  comme  nous,  on  l'admire  et  on  l'aime,  deconstatel 
que  les  germes  n'en  étaient  pas  définitivement  étouffés.  A  la  suite  de  ■ 
la  démission,  dans  des  circonstances  pénibles,  de  son  ministre  de 
la  Guerre,  le  Cabinet  de  M.  Garcia  Prieto  s'est  tout  entier  décidé  à 
la  retraite  ;  et  il  y  a  eu  plus  :  les  libéraux  ont  cédé  la  place  aux  conser- 
vateurs. C'est  l'inverse  de  la  manœuvre  qu'exécuta  en  d'autres 
temps  Canovas  del  Castillo  pour  soutenir  et  consohder  la  Restaura- 
tion encore  chancelante,  quand,  par  deux  fois,  il  ha  à  sa  fortune  le 
parti  libéral,  en  lui  remettant  le  pouvoir.  M.  Dato,  qui  ne  s'est  pas 
dérobé  à  une  tâche  dont  le  poids  peut  être  accablant,  est  un  homme 
de  rare  valeur,  honoré  de  tous,  ayant  le  goût  et  le  sens  des  problèmes 
sociaux,  en  cela  semblable  à  son  ancien  chef,  le  grand  ministre 
conservateur.  Il  a  appelé  au  ministère  de  la  Guerre  le  maréchal 
Primo  de  Rivera,  de  qui  la  verte  vieillesse  se  souvient  des  âges  dis- 
parus, et  qui,  au  long  des  soixante-dix  ans  pendant  lesquels  il  porta 
l'uniforme,  assista  à  tant  de  mouvemens  dans  l'armée,  jusqu'à  celui 
de  Sagonte,  qui  fut  le  bon ,  puisqu'il  fut  le  dernier. 

Mais  la  crise  a  été  très  grave,  et  l'on  ne  saurait  nier  qu'elle  a  failli 
dépasser  les  proportions  d'une  crise  ministérielle.  Des  choses  ont  été 
discutées,  même  dans  des  journaux  modérés,  qui  ne  le  sont  jamais 
sans  que  ce  soit  un  avertissement.  Toutes  ces  dissertations  sur  les 
monarchies  qui  tournent  à  la  répubUque  et  sur  les  républiques  qui 
gardent  les  avantages  de  la  monarchie  sont  l'indice  d'une  agitation 
dans  les  profondeurs.  Les  élémens  de  dissociation,  si  répandus  dans 
toutes  les  Espagnes,  des  dix  royaumes  maures  â  la  Catalogne  et  à  la 


REVUE.    —    CHRONIQUE. 


239 


Biscaye,  le  carlisme  des  provinces  basques,  le  régionalisme  de  l'Est, 
le  cantonalisme  du  Sud-Est,  ce  mal  endémique  ou  épidémique,  qui 
fut  porté  à  son  paroxysme,  en  1874,  par  la  débilité  anarchique  de  la 
Révolution  ;  jointe  à  cela,  la  gêne  imposée  par  une  neutralité  à 
laquelle,  sauf  l'effusion  de  sang,  n'est  épargnée  aucune  des  souf- 
frances de  la  guerre  ;  jointes  à  cela,  en  outre,  les  dissensions  que 
fomente,  entretient,  exaspère  l'espionnage  allemand,  les  colères  que 
provoquent  l'impudence,  l'audace  allemandes;  oui, tout  cela  déborde 
ou  menace  de  déborder  et  les  personnes  des  ministres  et  les  cadres 
des  partis.  Le  point  faible  de  la  monarchie  des  Bourbons  restaurée 
nous  a  toujours  paru  être  dans  la  force  même  de  l'artisan  de  cette 
restauration.  L'épigraphe  ne  se  trompait  pas,  qui,  au  pied  des  por- 
traits royaux,  disait  :  «  A  don  Antonio  Canovas  del  Castillo,  une 
famille  espagnole  reconnaissante,  »  Comment  ne  pas  nous  rappeler 
que  nous  écrivîmes  ici,  lors  de  l'attentat  de  Santa-Agueda  :  «  M.  Cano- 
vas est  mort:  que  Dieu  garde  l'Espagne  et  la  monarchie!  » 

Crises  encore,  et  plus  que  ministérielles  encore,  en  Autriche  et  en 
Hongrie,  en  Cisleithanie  et  en  Transleithanie.  Le  comte  Clam-Mar- 
tinitz,  à  Vienne,  n'a  pu  séduire  le  club  polonais,  maître  du  parlement 
impérial  depuis  le  temps  de  Badeni  et  même  de  Taaffe.  L'idée  de 
ressusciter  le  Reichsrath  après  une  longue  léthargie  lui  a  été  fatale.  Et 
cette  aventure  prouve  qu'en  Autriche,  sous  Charles  I*""  comme  sous 
François-Joseph,  la  monarchie  et  ses  différens  peuples  ne  s'entendeni 
jamais  mieux  que  dans  le  silence.  A  Budapest,  un  débutant,  un  tout 
jeune  homme,  le  comte  Maurice  Esterhazy,  a  fini  par  réussir  où  les 
plus  vieux  routiers  avaient  échoué.  Nous  ne  savons  de  lui  que  son 
nom,  et  nous  ne  voulons  le  voir  qu'à  travers  les  souvenirs  de  son 
père,  le  comte  Nicolas-Maurice,  et  de  son  grand-oncle, grand  seigiieur 
tchèque  et  président  de  -la  Diète  de  Bohême,  le  prince  Georges 
Lobkowitz.  S'il  leur  ressemble,  il  n'aura  pas  l'espèce  d'àpreté  fana- 
tique d'un  Tisza,  et  il  ne  devrait  pas,  au  même  degré,  être  asservi  au 
germanisme.  D'aussi  faibles  indices,  il  serait  imprudent  de  vouloir 
tirer  un  pronostic.  Mais,  quand  on  considère  les  quatre  autres  comtes 
qui  font  partie  du  Cabinet,  et  dont  le  comte  Andrâssy  n'est  pas,  rien, 
à  première  vue,  ne  détourne  de  l'impression  qu'en  Hongrie  comme  en 
Autriche,  on  essaie  de  donner  timidement  de  petits  coups  d'épaule 
pour  secouer  le  joug  de  Berhn. 

Ce  joug,  la  Suisse  ne  supporte  pas  qu'on  le  lui  impose  d'autorité 
ou  qu'on  le  lui  glisse  par  hypocrisie.  Le  chef  du  département  poli- 
tique, ministre  des  Affaires  étrangères,  M.  Hoffmann,  personnage  très 


240 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


considérable,  ancien  président  de  la  Confédération,  ayant  commis 
l'imprudence  et  rincorrection  de  servir  d'honnête  courtier  pour  une 
proposition  de  paix  allemande  à  la  Russie,  dénoncée  avec  indignation 
par  le  gouvernement  provisoire,  va  méditer,  dans  une  retraite  anti- 
cipée, sur  ce  que  peuvent  coûter  les  liaisons  dangereuses.  Le  Conseil 
fédéral,  en  son  ensemble,  a  repoussé  toute  solidarité  avec  ce  mala- 
droit, qui  aurait  déjà  pu  se  faire  prendre,  et  près  de  qui  M.  Grimm 
n'a  peut-être  fait  que  remplacer  M.  Ritter.  Encore,  dans  quelques 
cantons,  juge-t-on  la  sanction  insuffisante.  Meetings  et  manifesta- 
tions se  succèdent,  où  l'écusson  de  l'Empire  est  criblé  de  pierres. 
Constantin  fut  mal  inspiré  de  s'arrêter,  sur  ces  entrefaites,  à  Lugano, 
quels  que  pussent  être  les  parfums  de  Germanie  qui  l'y  attiraient.  Le 
soir,  comme  il  faisait  un  tour  sur  la  Piazza  délia  Riforma  (n'aurait-il 
pas  eu  droit  à  la  Place  de  la  Révolution  ?)  il  fut  reconnu  et...  acclamé 
d'une  façon  significative.  Mais  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  et,  lui-même, 
il  n'a  pas  dû  s'y  tromper.  La  Suisse  a  vu  passer  trop  de  rois  en  exil, 
elle  a  été  hospitalière  à  trop  de  grandeurs  déchues,  elle  a  accueilli  et 
salué  trop  de  malheurs,  pour  qu'il  ait  pu  croire  que  ces  rumeurs 
fussent  réellement  à  son  adresse.  Non,  ce  que  la  foule,  moins  cruelle 
que  justicière,  conspuait  en  lui,  ce  n'était  pas  Le  roi  de  Grèce,  c'était 
le  beau-frère  de  l'Empereur.  Tandis  que  le  mark  perd,  à  Bâle,  de 
ûO  à  55  pour  100  de  sa  valeur,  M.  de  Bethmann-Hollweg,  par  ses 
avocats  social-démocrates,  Scheidemann,  Ebert  et  David,  fait  plaider 
à  Stockholm  les  circonstances  atténuantes,  ou  même  la  non-culpa- 
bilité. Il  n'y  a  plus  personne  qui  ait  «  voulu  cela.  »  C'est  un  signe 
terrible  pour  celui  qu'on  croyait  le  plus  fort,  de  ne  plus  être  ni  le 
plus  respecté,  ni,  du  moins,  le  plus  redouté.  Qu'il  s'agisse  de  me- 
surer les  chances  de  la  guerre  par  l'argent,  les  armes,  ou  l'estime, 
ou  la  peur,  l'Allemagne  baisse.  Voilà  sa  cote. 

Charles  Benotst. 


Le  Directeur-Gérant. 
René  Doumic. 


LA 

(1) 


BATAILLE  DES  FLANDRES 

LTSER  ET  YPRES 


I.   —  LA   COURSE  A   LA  MER 

La  victoire  de  la  Marne  avait,  avec  Paris,  sauvé  la  France 
de  l'invasion,  mais  elle  n'avait  qu'un  moment  déconcerté 
l'Etat-major  allemand.  Battu  sur  toute  la  ligne,  de  l'Ourcq  à 
rOrnain,  l'ennemi  avait  reculé,  parfois  en  assez  mauvais  arroi  ; 
mais,  ayant  atteint  l'Aisne,  il  avait  pu  s'y  arrêter,  s'y  installer, 
s'y  fortifier  et  il  comptait,  sur  cette  nouvelle  ligne,  nous  tenir 
en  échec.  Mais,  tandis  que,  entre  l'Oise  et  la  Meuse,  il  repous- 
serait l'assaut  des  vainqueurs,  —  fatigués,  —  de  la  Marne,  il 
tenterait,  d'une  part,  de  percer  notre  liane  droit  au  Sud  de 
Verdun  et,  d'autre  part,  de  déborder  notre  aile  gauche  au  Nord 
de  Beauvais. 

On  sait  comment,  la  bataille  de  front  se  pourstiivant  fort 
âprement  sur  les  bords  de  l'Aisne,  l'essai  de  percement  des 
Allemands,  après  avoir  semblé  réussir,  du  21  au  24  septembre, 
entre  la  Woëvre  et  la  Meuse,  vint  échouer,  le  25,  à  Ghauvon- 
court,  en  face  de  Saint-Mihiel. 

Il   était  logique   que,    n'ayant  pu  percer    notre  flanc   droit, 

(1)  Copyright  by  Louis  Madelin,  1911. 

TnvF.   >;t,.    —   lOIT.  !6 


242 


BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


l'ennemi  reportât  tous  ses  espoirs  sur  la  seconde  manœuvre  : 
le  débordement  de  notre  aile  gauche. 

Pendant  que  des  combats  meurtriers  continuaient  à  se 
livrer  au  Nord  de  Soissons  et  de  Reims,  sans  qu'aucune  déci- 
sion en  résultât,  la  cavalerie  allemande  commençait,  dès  la 
dernière  semaine  de  septembre,  son  mouvement  vers  le  Nord 
sur  la  rive  gauche  de  l'Oise.  De  grands  espoirs  lui  semblaient 
permis  :  la  région  qui  s'étend  entre  Beauvais  et  Dunkerque 
était  démunie  de  troupes  capables  de  contenir  des  forces  impor- 
tantes, et  le  général  von  der  Marwitz,  grand  maître  de  cette 
cavalerie,  était  résolu  à  aller  aussi  loin  qu'il  le  faudrait,  —  au 
besoin  jusqu'à  la  mer,  —  pour  trouver  notre  défaut. 

Il  eût  suffi  que  cette  manœuvre  se  dessinât  pour  que  rEtat-l 
major  français  prit  toutes  mesures  pour  garnir  de  forces  le^^ 
provinces  du  Nord.  Mais,  par  ailleurs,  constatant,  après  les  prt 
miers  jours  de  combats,  la  solidité  des  organisations  allemande! 
de  l'Aisne,  notre  haut  commandement  avait  eu  la  même  pen' 
sée  stratégique  que  l'Etat-major  adverse.  Si  celui-ci  espérait 
nous  déborder  sur  notre  aile  gauche,  nous  pouvions,  gagnant 
l'ennemi  de  vitesse,  le  déborder  sur  son  aile  droite,  et,  la 
guerre  de  siège  commençant  sur  l'Aisne,  aller  chercher  sur  les 
plateaux  et  dans  les  plaines  du  Nord  un  champ  de  bataille  où, 
derechef,  pourrait  se  déployer  notre  valeur. 

Alors  avait  commencé  cette  Course  à  la  Mer  des  deux  partis, 
qui  vaut  de  faire  l'objet  d'une  étude  spéciale.  Deux  semaines, 
la  double  manœuvre  tint  le  monde  en  suspens  :  lequel  des  deux 
ennemis  déborderait  l'autre?  Le  haut  commandement  français, 
tandis  qu'il  opposait  cavalerie  à  cavalerie,  Conneau  et  Mitry  à 
Marwitz,  transportait  états-majors  et  corps  d'armée  en  Picardie, 
en  Artois.  Castelnau,  appelé  de  l'Est,  couvrait  Amiens  avec  la 
2®  armée,  Maud'huy,  détaché  de  l'Aisne,  le  prolongeait  en 
Artois,  couvrant  Arras,  tandis  que  le  groupe  des  divisions 
territoriales,  sous  les  ordres  du  général  Brugère,  doyen  de 
notre  armée,  collaborait  à  la  défense  des  deux  provinces.  Mais 
la  Flandre  restait  ouverte  et  de  nouvelles  forces  ennemies 
pouvaient,  de  Belgique,  déboucher  d'un  moment  à  l'autre, 
venant  faire  leur  jonction  avec  celles  qui,  précédées  de  la  cava- 
lerie de  Marwitz,  montaient  du  Sud.  Seules,  deux  divisions 
territoriales,  aux  ordres  du  gouverneur  de  Dunkerque,  le 
général  Bidon,  couvraient   notre    grand  port   du  Nord    et  fer- 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES.  243 

niaient,  —  on  pense  avec  quelle  insuffisance,  —  la  forte  trouée 
qui,  le  5  octobre  encore,  s'ouvrait  de  Dunkerque  à  Arras.  Lille 
e'tait  déjà  menacé  par  la  cavalerie  allemande,  que  nos  divisions 
de  cavalerie  n'étaient  encore  que  dans  les  environs  de  Saint-Pol. 
Tandis  que  la  bataille  faisait  rage  sur  le  front  Castelnau,  puis 
sur  le  front  Maud'huy,  —  ces  combats  trouveront,  je  l'espère, 
bientôt  leur  historien,  —  la  Flandre  semblait  livrée.  Deux  bri- 
gades territoriales,  envoyées  de  Dunkerque,  étaient  à  la  vérité 
descendues  sur  Bergues  et  Saint-Omer  et  des  divisions  de 
l'armée  Maud'huy  (la  nouvelle  10'^  armée)  remontaient  vers 
Loos  ;  le  8,  une  brigade  de  cavalerie  occupait  Cassel,  juste  à 
temps  pour  en  éloigner  les  patrouilles  allemandes,  et  la  jonction 
Se  faisait,  le  9,  entre  les  territoriaux  venus  du  Nord  et  les  cava- 
liers accourus  du  Sud.  Mais  il  fallait  bien  d'autres  forces  et 
d'une  autre  importance,  car,  à  cette  heure  même,  Anvers,  qui 
dans  une  certaine  mesure  pouvait  être  considéré  comme  la 
défense  avancée  des  Flandres,  tombait,  et  sa  chute  rendait  dis- 
ponibles de  nouveaux  corps  allemands.  En  revanche,  l'armée 
belge,  battant  en  retraite,  échappait  à  l'encerclement  de  la  place. 
Mais,  légitimement  fatiguée,  s'arrêterait-elle  entre  Ostende  et 
Gand,  entre  Nieuport  et  Ypres?  Pourrait-elle  même  s'arrêter 
pour  combattre  ? 

Il  devenait  de  plus  en  plus  probable  que,  de  la  mer  à  la  Lys, 
les  forces  allemandes  allaient  déferler  et  la  bataille  du  Nord 
qui,  en  attendant  qu'elle  s'étendit  jusqu'à  la  mer,  continuait  à 
se  déchaîner  en  Picardie  et  en  Artois,  devenait  décidément, 
pour  l'heure,  la  grosse  affaire  de  la  guerre. 

Les  Anglais  allaient,  sur  leur  requête,  y  être  jetés. 

Depuis  le  début  des  combats  de  l'Aisne,  les  troupes  du 
maréchal  French,  trois  corps  qu'allaient  grossir  d'importans 
renforts  coloniaux,  occupaient,  entre  les  armées  Maunoury  et 
Francliet  d'Espérey,  la  partie  du  front  de  bataille  oi^i  les  avait 
amenés  la  poursuite  d'après  la  Marne.  Mais  le  maréchal  s'en 
accommodait  mal  et,  dès  la  fin  de  septembre,  il  avait  manifesté 
le  désir  de  reprendre  sa  place  primitive  à  l'extrême  gauche 
de  l'armée  alliée.  Il  se  trouverait  ainsi,  à  son  sens,  dans  son 
rôle  en  quelque  sorte  naturel,  car,  porté  vers  le  Nord,  il  se 
rapprocherait  par  là  de  ses  bases  de  ravitaillement,  les  ports 
du  Pas  de  Calais,  tandis  que  ses  soldats  (je  dirai  tout  à  l'heure 
combien    l'événement    justifiait    ce    sentiment)    se    pourraient 


244  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

flatter  de  l'idée  que,  dans  une  certaine  mesure,  ils  couvraient 
de  leurs  corps  la  route  de  Londres. 

Il  avait  été  convenu  que  les  trois  corps  britanniques  seraient 
successivement  transportés  en  Artois  et  dans  la  région  d'Haze- 
brouck-Ypres.  On  pouvait  espérer  que  l'armée  alliée  serait 
déployée  jusqu'au  Nord  de  la  Lys  assez  tôt  pour  donner  la 
main  à  l'armée  belge  en  retraite.  Et,  de  fait,  celle-ci  se  trou- 
vant, —  on  verra  dans  quelles  conditions,  —  le  11  octobre,  dans 
la  région  Ostende-Furnes  et  le  3^  corps  britannique  atteignant, 
le  12,  le  Nord-Ouest  de  Hazebrouck,  le  l^""  corps,  celui  qui,  sous 
le  général  Haig,  devait  combattre  à  Ypres,  roulait  vers  son 
futur  champ  de  bataille  où,  à  la  vérité,  il  ne  devait  être  en 
ligne  que  le  20,  quand,  déjà,  tout  prenait  feu  en  Flandre.  Ypres 
qui,  le  10,  au  rapport  d'un  haut  visiteur,  «  était  gardé  seulement 
par  dix  cyclistes,  »  avait  été  occupé  par  deux  divisions  territo- 
riales, les  89^  et  87^,  qui,  en  attendant  les  Anglais,  organisaient, 
dès  le  15,  une  forte  position  défensive  en  avant  de  la  ville, 
couvertes  par  le  corps  de  cavalerie  Mitry.  L'armée  belge,  retrai- 
tant toujours,  avait,  le  12,  atteint  la  ligne  de  l'Yser  entre 
Nieuport  et  Dixmude  où  une  brigade  de  fusiliers  marins  qui, 
nous  dirons  comment,  avaient,  depuis  Gand,  couvert  la  retraite, 
s'embossait,  on  sait  pour  quels  exploits.  Et  le  haut  commande- 
ment, aussitôt  finis  les  transports  de  l'armée  anglaise,  expédiait 
vers  Dunkerque  l'une  de  nos  plus  belles  divisions,  la  42®,  qui, 
sur  cette  ligne  de  l'Yser,  allait,  aux  côtés  de  l'armée  belge,  se 
couvrir  de  gloire  sous  les  ordres  du  général  Grossetti. 

Ainsi,  le  20,  la  ligne  qui,  quelques  jours  avant,  était  encore 
bien  médiocrement  tenue  et  presque  inexistante  de  la  Lys  à  la 
mer, semblait  assurée  d'une  sérieuse  défense, et  déjà  l'on  pensait 
faire  de  cette  ligne  de  défense  un  solide  tremplin  d'où  s'élancer 
à  la  reconquête  de  la  Belgique  envahie.  C'est  en  vue  de  celle 
offensive  que  l'Etat-major  français  songeait  à  grossir  considéra- 
blement les  forces  françaises  opérant,  aux  côtés  de  nos  deux 
alliés,  au  Nord  de  la  Lys.  Le  9®  corps  d'armée  y  était  acheminé, 
qui  commencerait  à  débarquer  le  21,  et  les  troupes  françaises 
qui  allaient,  au  cours  même  des  premières  opérations,  se  grossir 
jusqu'à  dépasser  de  beaucoup  en  Flandre  les  forces  anglaises  et 
belges  réunies,  seraient  mises  sous  les  ordres  supérieurs  du 
général  d'Urbal, placé,  dès  le  20,  àla  tête  du  Détachement  d'annéa 
çle  Belgique,  —  bientôt  la  8*=  armée, 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES.  245 

Depuis  le  5,  le  général  Foch,  avec  le  titre  ^'adjoint  au  com- 
mandant en  chef  et  la  mission  de  coordonner  les  efforts  des 
troupes  engagées  de  l'Oise  à  la  mer,  dirigeait  de  haut,  avec  une 
ferqaeté  rare  et  une  ingénieuse  activité,  les  opérations  des 
armées  du  Nord.  Le  20,  son  attention  était,  pour  les  trois  quarts, 
absorbée  par  les  angoissans  événemens  de  Flandre.  Il  allait, 
le  24,  transférer  son  grand  quartier  général,  de  Doullens,  dans 
le  vieil  hôtel  de  ville  de  Cassel,  et  ce  transfert  même  eût  suffi  à 
indiquer  quel  intérêt  capital  prenait  à  cette  date  la  bataille 
entre  Lys  et  mer. 

La  Course  à  la  mer  était  close,  décevant  le  plan  allemand  de 
débordement;  mais  les  Allemands  ne  sont  pas  gens,  on  le  sait, 
à  se  résigner  facilement  à  une  déception  ;  ils  allaient  essayer 
d'obtenir  par  une  formidable  poussée  le  résultat  qu'ils  n'avaient 
pu  atteindre  par  la  rapidité  de  leurs  mouvemens,  et  la  Course 
à  la  mer  n'était  pas  terminée  que  la  Bataille  des  Flandres  battait 
déjà  son  plein. 

II.    —   LE   CHAMP    DE   BATAILLE 

«  La  partie  de  l'Europe  où  les  Pays-Bas  expirent  en  face  de 
l'Angleterre  et  qui  s'ouvre  entre  l'Ardenne  et  le  Pas  de  Calais 
vers  le  bassin  parisien  est  une  région  historique  entre  toutes,  » 
écrivait,  en  1904,  M.  Vidal  La  Blache. 

La  géographie  ici,  une  fois  de  plus,  explique  l'histoire.  Ces 
plaines  attirent  la  bataille.  C'est,  entre  la  mer  et  les  massifs 
boisés  de  l'Ardenne,  le  champ  ouvert  aux  grands  tournois, 
arène  immense,  commode  à  qui  entend  manœuvrer  et,  d'ail- 
leurs, trouée  énorme  où  les  armées  se  peuvent  engager  à 
l'aise,  sans  être  pour  ainsi  dire  gênées  par  rien,  ni  fleuves 
profonds,  ni  forêts  épaisses,  ni  chaînes  élevées.  Et  l'enjeu, 
par  surcroit,  a  toujours  paru  à  la  portée  immédiate  du  vain- 
queur ;  car,  si  ce  pouvait  être,  pour  qui  venait  de  France, 
Bruxelles,  Anvers,  Liège,  ce  peut  être,  pour  qui  se  rue  des 
Allemagnes  ou  des  Pays-Bas  mêmes,  Dunkerque,  ce  peut  être 
Lille,  ce  peut  être  Calais,  —  et  par  delà  Arras,  Paris,  et 
par  delà  Boulogne,  Douvres  et  Londres  :  «  bassin  de  Londres 
et  des  Flandres,  écrit  encore  le  géographe,  parties  d'un  même 
tout.  » 

Jamais  plus  qu'en  parcourant,  il  y  a  quelque  temps,    cette 


LA    BATAILLE     DES     FLANDRES. 


247 


région  flamande,  je   n'avais  été  frappé  de  ce  caractère  à' arène 
large  ouverte  aux  combats. 

C'est  d'abord  la  Dune  oii,  un  jour  du  xvii'^  siècle,  Condé, 
hélas!  avecles Espagnols,  s'aiï'rontaàTurenne  et  perdit  la  partie, 
merde  sable  jaune  aux  vagues  immobiles  où  vient  mourir  la  vraie 
mer,  pâle  et  triste,  bande  de  terrain  souvent  large  d'une  demi- 
lieae  et  qui,  s'élevant  parfois  de  dix,  vingt,  trente  mètres,  —  le 
Hoog  Bliker,  à  Goxyde,  atteint  32  mètres,  —  sert  de  rebord 
septentrional,  fragile  et  bas,  à  la  cuvette  flamande.  De  Dunkerque 
à  Nieuport  par  Goxyde  et  Oost-Dunkerque,  de  Nieuport  à 
Ostende  par  Lombartzyde  et  Westende,  la  bande  d'or  pâle 
enserre  la  campagne  verte  absolument  plate  où  vers  la  Dune, 
se  traînent  les  cours  d'eau. 

L'Yser  est  le  type  de  ces  cours  d'eau,  le  plus  important,  —  et 
aujourd'hui  à  tout  jamais  illustre.  Cette  petite  rivière  canalisée, 
—  de  Dixmude  à  Nieuport,  —  a  une  pente  si  insignifiante  qu'on 
se  peut  demander  par  quel  miracle  elle  a  cours  :  on  lui  a,  entre 
Lombartzyde  et  Nieuporl-Bains,  à  travers  la  chaîne  des  dunes, 
frayé  un  estuaire  cimenté,  mais  la  marée  refoulerait  le  cours 
d'eau  bien  en  amont  de  Nieuport-ville,  —  petite  ville  forte 
située  à  3  kilomètres  plus  au  Sud,  —  si  un  formidable  jeu 
d'éclus_es,  plus  que  jamais  célèbre  depuis  octobre  1914,  ne  per- 
mettait, au  centre  de  la  ville,  de  manœuvrer  d'eau.  Que  ces 
écluses  soient  ouvertes  au  flux  ou  brisées  par  quelque  cataclysme, 
la  mer  reprendrait  jusqu^à  six,  sept,  huit  lieues  vers  le  Sud,, 
possession  de  son  ancien  domaine. 

Car  la  plaine  qui  s'étend  des  Dunes  jusqu'à  la  ligne  un  peu 
plus  élevée  de  Saint-Omer-Cassel-Poperinghe-Ypres-Langemark, 
est  de  récente  existence  —  s'entend  relativement  :  elle  a  été 
conquise,  au  prix  de  quel  labeur  séculaire  !  sur  les  flots  marins. 
Mais,  située  généralement  à  un,  deux,  au  plus  quatre  mètres 
au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  elle  est  parfois  de  beaucoup  en 
contre-bas.  Et  le  procès  de  la  terre  et  de  la  mer  est  si  peu  ter- 
miné qu'en  plein  xix*^  siècle,  on  a  vu  celle-ci  menacer  de 
reprendre  sa  place.  En  tout  cas,  l'élément  liquide  demeure  au 
fond  le  maître,  sournoisement  insinué  dans  le  sol  qui  reste 
crevé  de  toutes  parts  de  lagons,  de  minuscules  étangs,  coupé  de 
fossés,  —  les  watergands,  —  où  filtre  l'eau,  vraie  éponge  qu'il 
suffit  de  presser  bien  légèrement  pour  que  l'eau  suinte  de  toutes 
parts  sous  l'argile  :  au  demeurant,  le  pays  le  moins  propre  à  la 


248  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tranchée,  donc  impropre  à  la  défense  et  favorable  à  l'attaque, 
—  sauf  que  l'eau  peut  y  devenir  elle-même  défense.  Les  gens 
de  Cassel  et  d'Ypres  appellent  cette  région  des  polders  et  des 
hautes  chaussées  le  Noordland,  on  pourrait  l'appeler  Groenland 
(terre  verte),  car  entre  les  chaussées  élevées  où  passent  routes  et 
chemins  de  fer,  ce  n'est  que  verdure,  tapis  d'herbe,  merveilleux 
pâturage  où  la  guerre,  nos  soldats  en  témoigneraient,  surprit 
des  troupeaux  qu'elle  affolait,  prés  où  poussent  des  saules,  des 
bouleaux,  des  arbres  bas  au  frêle  feuillage  frémissant.  A  l'Est 
de  l'Yser,  —  retenons  ce  trait,  — il  y  a  encore  quelques  bois; 
il  en  est  un  au  Nord  de  Thourout,  un  à  l'Flst  de  Keyem,  et, 
entre  Roulerset  Merkem,  cette /o?t/  d' Hoittlmlst  qui  n'est  certes 
importante  qu'au  regard  d'une  région  sans  bois,  mais  qui  n'en 
jouera  pas  moins  dans  cette  chronique  un  rôle  important. 
A  l'Ouest  de  la  rivière,  pas  un  bouquet  sérieux. 

Au  Sud  de  ce  pays,  au  delà  d'une  ligne  qui  va  de  Cassel 
à  Langemark,  le  pays  s'élève  un  peu,  mais  il  faut  vraiment  que 
ces  Flandres  soient  la  région  la  plus  plate  de  l'Europe  pour 
que  ce  piton  de  Cassel  en  soit  le  belvédère,  d'où,  dit-on,  on 
peut,  aux  beaux  jours,  découvrir  cent  trente  bourgs  et  villages. 
Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  cette  vieille  petite  ville  de  Cassel 
a  été,  de  par  sa  situation,  un  des  nœuds  historiques  de  ces 
«  pays  bas,  »  puisque  trois  batailles  se  sont,  au  xi®,  au  xiv^,  au 
xvii"  siècle,  livrées  autour  d'elle,  en  attendant  que  le  général 
Foch  en  fit,  au  xx®  siècle,  l'observatoire  d'où  il  dirigera  la 
bataille  des  Flandres. 

Des  ondulations, —  parfois  des  taupinières, —  font  de  cette 
ligne  Cassel-Langemark,  orientée  de  l'Ouest  à  l'Est,  un  rebord 
de  terrasse  au-dessus  du  Noordland  :  une  autre  série  de  collines 
partant  également  de  Cassel  vers  le  Sud-Est  peut  encore,  à  la 
rigueur,  jouer  les  chaînes,  se  dirigeant  vers  Bailleul.  Et,  entre 
les  deux  branches  du  compas,  trois  ou  quatre  hauteurs,  —  tout 
étant  relatif,  —  sont  appelées  monts  :  le  mont  des  Cats,  le 
Mont  Noir,  le  Sherpenberg,  couronnés  de  moulins  à  vent  et 
surtout  le  mont  de  Kemmel,  qui  domine  vraiment,  de  Bailleul 
à  Lille,  de  Lille  à  Menin,  de  Menin  à  Langemark,  toute  la 
région  et  cette  légère  crête  Wytschaete-Messines,  qui,  à  l'Est  du 
Kemmel,  en  est  le  gradin  inférieur,  suffisamment  élevée  pour 
qu'elle  ait  été  la  partie  la  plus  disputée,  —  avec  les  bords  de 
l'Yser,  —  de  ce  vaste  champ  de  bataille. 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES.  249 

A  travers  ce  pays  relativement  boise',  —  les  gens  du 
Noordland  l'appellent  «  le  pays  des  bois,  » —  le  canal  d'Ypres, 
qui  n'est  que  l'Yperlée  canalisé,  tend  du  Nord  au  Sud  sa  ligne 
droite  d'eau  pâle.  Il  unit  l'Yser  à  la  Douve.  Cette  rivierette  coule 
lentement  de  l'Ouest  à  l'Est  au  Sud  d'Ypres  jusqu'à  Warneton 
où  elle  se  jette  dans  la  Lys. 

C'est  la  Lys  qui,  très  nettement  au  Sud,  de'Iimite  le  champ 
de  bataille  flamand  :  issue  des  collines  de  l'Artois,  elle  va, 
après  Merville,  Estaires,  Aire,  Armentières,  Warneton,  arroser 
Werwicq,  Menin  et  Gourtrai.  C'est  un  médiocre  cours  d'eau, 
mais,  grâce  à  la  nature  du  sol,  il  s'est  creusé  une  vallée  qui, 
écrit  avec  raison  M.  Vidal  La  Blache,  «  étonne  par  sa  largeur.  » 

Ce  fossé  borne  l'arène  oii  tiendra  notre  bataille  des 
Flandres,  les  combats  se  poursuivant  d'ailleurs  entre  Arras  et 
Lille. 

Si,  de  la  mer  du  Nord  à  la  Lys,  les  élévations  sont  nulles  ou 
médiocres,  les  rivières  étroites  et  lentes,  et  rares  les  bois,  les 
villages  sont  abondans.  Guichardin  écrivait  au  xv''  siècle  que  la 
Flandre  «  n'est  qu'une  ville  continue.  »  Telle  impression  ne 
résulte  pas,  dans  sa  rigueur,  du  spectacle  qu'offre  la  région  située 
à  l'Ouest  de  l'Yser  et  de  l'Yperlée  :  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que 
tout  le  long  des  chaussées  élevées  de  nombreux  villages,  —  les 
hajn,  —  s'allongent  au-dessous  de  leurs  ;^erÂ:e  (églises)  sans  parler 
des  fermes, — -hofstede,  —  qui  sont  de  vrais  hameaux  sur  chaque 
monticule  :  Saint-Georges,  Saint-Pierre-Cappelle,  Shoore,  Kloos- 
terhoeke,  Keyem,  Beerst,  Vladsloo,  Stuy\vekenskerke,Oostkerke, 
Caeskerke,  Saint-Jacques-Cappelle,  Woumen,  Clercken,  Hou- 
thulst,  Staden,  Merkem,  Westroosbeke,  au  Nord  et  au  Sud  de 
Dixmude,  et  autour  d'Ypres,  Noordschoote,  Zuydschoote,  Elver- 
dinghe,  Boesinghe,  Bixschoote,  Pilken,  Langemark,  Poelcapelle, 
Paschendaele,  Saint-Jean,  Zonnebeke,  Zillebeke,  Gheluvelt, 
Bacelaere,  Dardizele,  Gheluve,  Kruiseik,  Zandwoorde,  Vormi- 
zeele,Hollebeke,  Houthem,  Messines,  Comines,  etc.  —  noms  qui 
vont  devenir  familiers  au  lecteur,  villages  dont  vingt  tiennent 
à  la  fois  dans  le  regard  de  l'observateur  qui,  d'un  moulin  à  vent 
ou  de  quelque  clocher  de  kerkc,  embrasse  un  peu  d'horizon.  Car 
kerke  et  moulins  sont  dans  le  Noordland,  —  avec  quelques 
hautes  cheminées  de  briqueterie,  —  les  seuls  observatoires;  c'est 
ce  qui  a  fait  leur  infortune  :  la  plupart  des  villages  ne  présentent 
plus  dans  la  zone  de  la  bataille  que  des  amas  de  ruines  d'où,  çà 


2o0 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


et  là,  émerge  une  tour  croulante.  En  revanche,  les  chaussées  sont 
restées  à  peu  près  intactes  :  c'était  un  réseau  de  voies  de  terre 
et  de  fer  qui,  dans  la  bataille,  ont  joué  plus  d'un  rôle;  car,  si 
la  plupart  ont  simplement  été  les  voies  d'accès  à  la  ligne  de  feu, 
certaines,  tels  le  remblai  du  chemin  de  fer  de  Nieuport  à 
Dixmude  et  la  route  d'Ypres  à  Menin  par  Gheluvelt,  resteront 
célèbres,  —  véritables  parapets  derrière  lesquels  les  alliés 
continrent,  en  des  jours  sévères,  la  poussée  germanique. 

Terre  basse  et  large  ouverte,  sans  obstacles  naturels  sérieux, 
tel  est  le  champ  de  bataille.  Au-dessus,  un  ciel  presque  toujours 
bas  et  terne,  mais  qui,  à  l'automne,  laisse  encore  filtrer,  à 
travers  la  brume  presque  constante,  assez  de  lumière  pour 
que  cette  brume  reste  légère  et  bleuâtre,  —  fort  différente  du 
brouillard  presque  opaque  dont  une  légende  romantique  enve- 
loppe la  Flandre  et  sa  dernière  bataille.  Cette  brume  tlotte,  à  la 
vérité,  sur  toutes  choses,  estompant  les  contours,  déroutant 
parfois  toute  observation  :  elle  donne  à  la  contrée  un  grand  ay* 
de  tristesse  douce.  Des  collines  de  la  Lys,  sous  le  ciel  pâle,  vers 
la  pâle  mer,  sur  les  prés  crevés  d'eau,  sur  les  bourgs  gris,  sur 
les  dunes  de  sable  clair,  elle  jette  un  voile  léger.  Le  pays  entier 
apparaît  ainsi  empreint  d'une  mélancolie  uniforme  et  vient 
mourir,  sans  qu'un  instant  soit  rompue  sa  monotonie,  à  la  mer 
du  Nord  aux  flots  blancs. 

Cette  contrée,  c'est,  —  je  le  répète, —  l'arène  ouverte  aux 
querelles  de  l'Europe  occidentale.  Aucune  région  n'évoque 
certainement  tant  de  souvenirs  guerriers.  Du  Gourtrai  de  1302, 
—  cette  bataille  des  È'perons  où  les  Flamands  «  rompirent  »  la 
chevalerie  française,  —  au  Cassel  de  1328  et  au  Roosebeke  de 
1382,  où  les  rois  de  France  prirent  une  si  éclatante  revanche,  des 
Dunes  de  1658  où  Turenne  battit  les  Espagnols  au  Oudenarde 
de  nos  où  Vendôme  fut  déconfit  par  les  Anglais  de  Marlborough 
jusqu'au  Roulers  de  1794  où,  en  mettant  en  déroute  les  Autri- 
chiens de  Glarfayt,  Macdonald  et  Pichegru  préparèrent  Fleurus, 
sans  parler  de  Bouvines,  de  Malplaquet  et  de  Denain,  si  proches, 
que  de  souvenirs!  Il  flotte  dans  cette  brume  fluide,  au-dessus 
de  ce  sol  argileux,  sous  ce  ciel  laiteux,  des  milliers  d'ombres  de 
guerriers  morts.  César  lui-même  avait  failli  y  voir  sombrer  sa 
fortune  contre  les  Gaulois  Ubiens. 

Le  champ  se  rouvrait  en  octobre  1914,  —  paisible  campagne 
remplie  de  tout  un  tumultueux  passé. 


LA    BATAILLE    DES    FLANDRES.  251 


III.    —   l'enjeu    et   les   traits   de   LA    BATAILLE 

Les  Allemands,  eux,  voyaient,  dans  ce  champ  clos,  en 
octobre  1914,  un  avenir  plein  de  promesses. 

Ils  venaient  de  s'emparer  d'Anvers  et  leur  absolue  confiance 
dans  la  ((  victoire  allemande,  »  à  peine  ébranlée  le  soir  de  la 
Marne,  s'en  augmentait  jusqu'au  paroxysme.  Sans  doute,  un 
accident  malheureux,  pensaient  les  chefs,  leur  avait  fermé,  — 
momentanément,  —  le  chemin  de  Paris,  mais  tout  chemin 
mène  à  Paris  et,  si  on  ne  pouvait  forcer  la  barrière  que  les 
Français  achevaient  d'élever  de  Thann  à  Arras,  on  la  pourrait 
sans  doute  tourner.  C'était  le  but  primitif  de  la  manœuvre,  et  il 
'eût  certes  suffi  à  surexciter  les  courages.  Mais  depuis  qu'ils 
venaient  de  balayer  de  la  Belgique  le  gouvernement  et  l'armée 
qui  (j'emprunte  les  termes  à  vingt  articles)  ((  avaient  osé  leur 
résister,  »  les  Germains  ne  connaissaient  pas  de  bornes  à  leur 
orgueil.  Et,  c'était,  —  peut-être  surexcitée  encore,  —  la  mentalité 
monstrueusement  outrecuidante  que  j'ai  décrite  chez  les  Alle- 
mands courant,  —  à  la  fin  ji'août,  —  sur  l'Ile-de-France  et  la 
Champagne  (1).  Ils  entendaient  que  la  dépossession  du  roi  des 
Belges  fût  totale,  —  et  complète  l'exemplaire  exécution  des 
«  coupables.  »  Pas  un  coin  de  terre  ne  devait  rester  à  Albert  T'^'' 
et,  après  Liège,  Bruxelles,  Anvers,  Bruges,  Gand,  le  pays 
d'Ypres  et  de  Furnes  devait  être  occupé,  — dernier  lambeau  du 
royaume  piétiné.  Ce  serait  le  premier  acte  et  le  premier  résul- 
tat de  la  victoire,  —  si  tant  est  que  les  Belges  en  déroute 
«  osassent  »  encore  lutter  sur  ce  dernier  morceau  de  leur  sol 
national.  Même  étayés  par  des  Anglais  et  des  Français,  — et  ils 
ne  pouvaient  l'être  que  faiblement,  —  ils  seraient  écrasés  entre 
Nieuport  et  Dixmude  et  livreraient  le  passage. 

C'est  alors  Dunkerque  menacé,  assiégé,  bientôt  pris  comme 
l'avaient  été  Liège,  Namur,  Maubeuge,  Anvers.  Et  après 
Dunkerque,  c'étaient  Calais,  Boulogne.  Car  le  grand  dessein 
déjà  se  trahissait  dans  la  presse  officieuse  et  jusque  dans  les 
propos  des  hommes  d'Etat:  la  Bataille  pour  Calais,  c'est  ainsi  que 
l'xVUemagne  baptisera  l'assaut  qui,  du  16  octobre  au  1.5  no- 
vembre, se  déchaînera.  Se  jetant  sur  le  littoral  du  Pas  de  Calais, 

(1)  La  victoire  de  la  Marne,  dans  la  Revue   du  15  septembre  1916. 


2o2  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

l'Allemagne  tout  d'abord  isolerait, —  ou  presque,  —  de  son  île, 
le  corps  expéditionnaire  anglais.  Mais  qui  sait  même  si,  maî- 
tresse de  la  cote,  elle  ne  parviendrait  point,  —  quels  projets 
paraissent  fabuleux  à  la  mégalomanie  germanique?  —  à  réaliser 
cette  expédition  d'Angleterre  que  Napoléon  a  projetée  et  crue 
possible,  Napoléon  dépourvu  de  sous-marins,  d'avions  et  de 
canons  à  longue  portée.  En  tout  cas,  saisir  Dunkerque,  Calais, 
Boulogne,  c'est  proprement  étrangler  l'Entente;  c'est,  avant 
même  sans  doute  que  l'exécution  ait  à  suivre,  faire  capituler 
Albion  Rêvant  une  formidable  menace.  L'Allemagne  marche 
nach  Cales  avec  autant  d'exaltation  que  naguère  elle  niarchait 
nach  Paris.  Car  elle  entend  frapper  tout  à  la  fois  Paris  et 
Londres,  —  en  achevant,  chemin  faisant,  la  Belgique  :  «  Hour- 
rah  pour  la  grande  Allemagne,  s'écrie  un  soldat  allemand 
au  début  de  la  bataille.  Hourrah!  nous  allons  conquérir  le 
monde  (1)  !  »  Et,  à  la  même  date,  le  Kronprinz  de  Bavière,  com- 
mandant de  Douai  la  VP  armée,  dit  à  ses  soldats  :  «  Le  moment 
est  arrivé  où  la  VP  armée  doit  amener  la  décision  des  rudes 
combats  qui  durent  depuis  des  semaines  à  l'aile  droite  de  l'armée 
allemande...  En  avant  donc  sans  arrêt  jusqu'à  ce  que  l'ennemi 
soit  complètement  abattu!  » 

Non  seulement  des  forces  importantes  seront  prélevées  sur' 
le  front  allemand,  maintenant  stabilisé  de  la  Meuse  à  la  Somme, 
non  seulement  l'armée  d'Anvers  dévalera  sans  perdre  un  jour 
sur  l'Yser,  mais  des  corps  nouveaux,  fiévreusement  et  secrète- 
ment forgés  au  fond  de  l'Allemagne,  seront  soudain  jetés,  qui 
achèveront  la  déroute  par  le  double  effet  de  la  surprise  et  de  la 
masse.  Et  de  fait,  sous  l'effroyable  poussée,  d'abord  sur  le  front 
de  l'Yser,  ensuite  sur  le  saillant  d'Ypres,  l'armée  alliée  paraîtra 
à  plusieurs  reprises  fléchir  :  l'Empereur  arrivera  derrière  ses 
guerriers,  prêt  à  faire  dans  Ypres,  dans  Dunkerque,  dans 
Calais,  l'entrée  solennelle  que  Paris  ni  Nancy  n'ont  vue. 

Toujours,  cependant,  la  ligne  des  alliés  se  refermera  devanf 
lui. 

C'est  que,  précisément,  nous  avons  pour  résister  là  des 
raisons  tout  aussi  fortes  que  l'Allemagne  peut  en  avoir  pour 
attaquer.  Sans  doute,  le  haut  commandement  français,  d'accord 
avec  l'État-major  britannique,  entend-il,  au  début,  non  seule- 

[\)  Deutsche  Krieg  in  Feldposlbrief,  I,  p.  235  citée  par  M.  Albert  Pingaud  dans 
la  hevae  du  1"  décembre  1916. 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES.  2,^3 

ment  achever  de  dore,  de  la  Lys  à  la  mer,  ce  mur  qui  déjà 
des  Vosges  aux  collines  d'Artois  se  dresse  devant  l'envahisseur, 
mais  aussi  s'élancer,  par  une  oft'ensive  combinée  des  armées 
alliées,  à  la  reconquête  de  la  Belgique.  Mais  si  cette  offensive, 
se  heurtant  à  une  poussée  allemande,  plus  forte  qu'on  n'avait  pu 
l'imaginer,  se  trouve  contrariée,  du  moins  arrêtera-t-elle,  au 
seuil  des  champs  de  bataille  même,  les  efforts  allemands  et 
brisera-t-elle,  avec  cet  effort,  pour  de  longs  mois,  la  force 
offensive  de  l'ennemi.  Et  si,  cependant,  les  armées  alliées  ont 
conservé  au  roi  des  Belges  fût-ce  quelques  lieues  carrées  de 
S3n  royaume,  si  elles  ont,  en  faisant  échouer  les  projets  sur 
Dunkerque  et  Calais,  assuré  la  pleine  liberté  des  communi- 
cations entre  la  France  et  l'Angleterre  et,  à  tout  jamais,  couvert 
la  Grande-Bretagne,  si  enfin  elles  ont,  tout  en  combattant, 
«Dlidement  fermé  la  barrière  défensive  derrière  laquelle  la 
France  se  pourra  préparer  à  de  nouveaux  combats,  elles  auront 
remporté  tout  à  la  fois  sur  l'orgueil,  la  force  et  la  fortune  de 
l'Allemagne  la  plus  grande  victoire. 

A  cette  victoire  tout  sera  donc  employé.  Si,  dès  les  premiers 
jours,  l'intérêt  de  celte  bataille  est  clairement  apparu  au  haut 
commandement  français,  il  est  certain  qu'en  se  développant, 
se  magnifiant  et  s'aggravant,  elle  s'imposera,  à  la  fin  d'octobre, 
à  son  attention  comme  la  bataille  —  tout  court.  Le  grand  quartier 
général  qui,  dès  la  seconde  semaine  d'octobre,  songe  déjà  à 
étayer  d'importantes  forces  les  armées  belge  et  anglaise,  est 
peu  à  peu  amené  à  doubler,  tripler  bientôt  ces  forces.  Relevant 
sur  les  parties  stabilisées  et  relativement  calmes  du  front, 
régi  mens,  divisions,  bientôt  corps  d'armée,  —  on  verra  tout  à 
l'heure  lesquels,  —  il  constituera  au  général  d'Urbal  une  armée 
vite  si  importante,  que,  nos  alliés  aidant,  l'énorme  masse  alle- 
mande se  viendra  briser  là  contre,  comme,  dix-huit  mois  plus 
tard,  devant  Verdun. 

C'est  bien  plutôt  en  effet  à  la  célèbre  bataille  de  la  Meuse  de 
191G  qu'à  celle  de  la  Marne  de  1914,  qu'il  est  permis  de  comparer 
la  bataille  des  Blandres,  premier  type  de  ces  grandes  mêlées  où 
les  corps  viennent  des  deux  côtés  s'ajouter  aux  corps,  mêlée 
forcément  échevelée,  d'apparence  désordonnée,  remplie  de  haut? 
et  de  bas,  de  coups  de  théâtre,  de  reculs  et  de  rétablissemens, 
se  terminant  par  la  déconfiture  allemande,  mais  au  prix  de 
quels  efforts  surhumains!  C'est  ce  qui   me   ferait  dire  que  la 


254  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bataille  de  la  Marne  m'apparaissant  comme  une  belle  tragédie    > 
classique,  celle  des  Flandres  serait  plutùt  un  passionnant  drame 
romantique. 

Ce  qui  ajoute  à  ce  caractère,  c'est  l'étrange  pêle-mêle  d'ëlé-|    . 
mens    qui,  du    15  octobre  au    15    novembre,  prennent  part  à| 
cette  mêlée.  Tandis  qu'à   la  Marne   notre  armée  active  et  nos 
divisions  de  réserve  presque  seules,  —  l'armée  britannique  ne 
comptant  alors  que  trois  corps,  —  s'affrontent  aux  Allemands, 
c'est,  en  Flandre,  un  étrange  mélange  de  troupes,  d'armes,  de^ 
races  et  même   de   couleurs.    Les   Anglais,   grossis  d'élémen 
coloniaux  et  d'abord  des  Hindous,  occupent  les  abords  d'Ypres 
l'Yser  est  tenu  par  les  Belges,  descendans  de  ces  gens  des  com 
munes  de  Flandre  et  de  Wallonie  qui,  dans  des  siècles  passés, 
tenaient  tête  aux  princes  et  aux  rois  ;  et  tandis  que  le  maré- 
chal   French   et,    sous    lui,    sir    Douglas    Ilaig,   veillent    à    lai 
«  bataille  anglaise,  »  c'est  le  roi  des  Belges,  Albert  I®',  qui,  de 
Fumes,  commande  les  troupes  de  sa  nation.  Le  général  Foch] 
enfin,   et    bientôt,   sous  lui,   le    général    d'Urbal,    dirigent    la 
bataille  française,  enchevêtrée  d'ailleurs  aux  batailles  anglaise 
et  belge.  Mais   notre   armée  elle-même  présente  un  caractère 
singulièrement  plus  composite  qu'à  la  Marne  :  les  territoriaux 
du  général   Bidon,  les  fusiliers  marins  de  l'amiral  Ronarc'h  y 
jettent  une  note  nouvelle  ;  on  verra  des  goumiers  marocains  en 
pleins  polders,  des   bataillons  sénégalais  soutenir  les  marins. 
Et  lorsque  les  monitors  de  la  flotte  britannique  et  les  contre- 
torpilleurs  français  seront  venus,  devant  les  Dunes,  prolonger 
la  bataille,  on  se  fera  une  idée  du  caractère  étrange  et,  répé- 
tons-le, romantique  de  ce  drame  dont  un  survivant  me  disait  : 
<{  C'était,  de  la  Lys  à  la  mer,  la  tour  de  Babel,  — •  sauf  qu'on 
s'y  entendait  fort  bien.  » 

On  s'y  entendra,  —  j'y  reviendrai  lorsque,  à  la  fin  de  cette 
étude,  je  chercherai  à  dégager  les  causes  du  succès  et  les  consé- 
quences de  l'action.  On  s'y  entendra  parce  que  tous  ces  soldats 
de  toutes  les  races,  de  toutes  les  couleurs,  de  tous  les  bans,  de 
toutes  les  armes  communient  dans  une  égale  résolution  : 
empêcher  à  tout  prix  l'Allemand  de  passer.  Des  Français  qui 
entendent  préserver  d'une  nouvelle  invasion  le  sol  de  France, 
aux  Anglais  qui  ont  conscience  de  couvrir  lointainement,  avec 
Calais  derrière  Ypres,  le  seuil  de  leur  maison,  et  aux  Belges 
accrochés  au  dernier  morceau  de  la  leur,  tous  sentent  battre 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES. 


255 


leur  cœur  à  l'unisson  en  face  d'un  ennemi  abominable,  abo- 
miné, déjà  souillé  de  mille  crimes.  Des  chefs  dont  je  dirai  les 
réciproques  témoignages  de  cordiale  confiance  à  ces  soldats 
]ui  s'embrasseront  dans  les  tranchées  conservées  ou  recon- 
duises ensemble,  tous,  s'entr'aidant  et  reconnaissant  leur 
intr'aide,  devaient  vaincre  parce  que,  plus  même  que  les 
Bavarois,  Wurtembergeois,  Ilessois,  Prussiens  des  deux  princes 
de  Bavière  et  de  Wurtemberg,  ils  sont  résolus  à  vaincre,  et 
que  cette  résolution  les  fait  frères  d'armes,  frères  de  pensée. 

Sur  cette  large  scène,  que  la  mer  elle-même  ne  ferme  pas, 
nais  prolonge  et  complète,  dans  ce  décor  glorieux  en  sa  mélan- 
colie et  peuplé  de  tant  de  souvenirs  guerriers,  avec  ces  acteurs 
lous  animés, —  des  deux  princes  allemands  aux  chefs  alliés,  — • 
de  larésolution  de  vaincre,  le  drame  s'allait  jouer,  du  11  octobre 
au  20  novembre,  où  tenaient  tant  et  de  si  grands  intérêts. 

On  peut  le  diviser  en  quatre  actes  —  sans  entr'actes  :  l'inslal- 
ation  des  trois  armées  alliées  sur  le  champ  de  bataille  :  Belges 
sur  l'Yser,  Anglais  autour  d'Ypres,  Français  partout  ;  l'assaut 
allemand  de  Nieuport  à  Dixmiide,  ce  qu'on  a  appelé  la  bataille 
de  l'Yser, dM  cours  de  laquelle  les  Belges  et  Français  confondus, 
après  des  fortunes  diverses,  parviennent  finalement  à  barrer  la 
route  à  l'Allemand;  puis  ce  qu'on  a  coutume  de  dénommer 
la  première  bataille  d'Ypres,  où  Anglais  et  Français,  après  un 
début  d'offensive  heureuse,  menacés  d'enfoncement  dans  les 
tragiques  journées  des  30  et  31  octobre,  arrachent  à  l'ennemi 
les  positions  un  instant  conquises  par  lui  ;  enfin,  cette  deuxième 
bataille  d'Ypres,  où,  après  un  nouvel  assaut  marqué  par  l'inter- 
vention de  la  Garde,  échoue,  vers  le  15  novembre,  la  dernière 
tentative  de  l'ennemi. 

Ce  sont  ces  quatre  actes  dont  il  s'agit  maintenant  de  tracer 
les  grandes  lignes  et  de  retracer  les  principales  péripéties. 

IV.   —   LES    BELGES    SUR    l'ySER 
(9  octobre.  —  21  octobre.) 

Le  9  octobre,  un  pigeon  arrivait  à  tire  d'aile  à  la  place  de 
Paris;  il  portait  sous  son  aile  la  première  nouvelle  d'un  événe- 
ment bien  grave,  qui  tenait  dans  ce  court  message,  venant  de 
la  grand'ville  assiégée  :  <(  Anvers  envahi.  >• 

La  ville  tombait  trop  vite.  Depuis  que  la  première  ligne  des 


256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

forts  avait  été  forcée,  le  haut  commandement  français,  d'ac- 
cord avec  le  gouvernement  anglais,  songeait  à  aller  recueillir, 
sous  les  murs  mêmes  de  la  place  assaillie,  l'armée  belge  qui  en 
devait  sortir.  Tandis  que  le  général  Pau  courait  vers  Anvers 
avec  mission  de  donner  au  Roi  toutes  indications  de  nature  à 
assurer  la  coopération  complète  des  armées  belge  et  française 
et  d'obtenir  particulièrement  que  les  troupes  belges,  sorties  de 
la  place,  «  continuassent  leur  effort  au  Sud-Ouest  avec  les 
forces  alliées,  »  6  000  fusiliers  marins,  débarqués  le  7, de  Paris,| 
à  Dunkerque,  sous  le  commandement  de  l'amiral  Ronarc'h, 
étaient  immédiatement  dirigés  sur  Anvers  où  ils  recevraienl 
les  instructions  du  général  Pau.  Par  ailleurs,  le  gouvernement 
britannique  jetait  vers  la  place  sa  T  division,  sous  les  ordres  dé 
sir  Henry  Rawlinson.  Brigade  Ronarc'h  et  division  Rawlinson 
n'étaient,  dans  l'esprit  des  chefs  alliés,  que  les  avant-gardes  de 
l'armée  alliée  elle-même.  Celle-ci,  se  réunissant,  dans  les  cir- 
constances indiquées  au  début  de  cette  étude,  dans  le  Sud- 
Ouest  de  la  Flandre,  devait,  par  une  offensive  à  très  largd 
envergure,  prévue  pour  le  12,  s'avancer,  par  Tournai,  Gourtrai, 
Thourout  et  Ostende,  vers  Bruges  et  Gand  et  arriver  assez  vite 
dans  la  Flandre  orientale  pour  menacer,  en  liaison  avec  l'armée 
belge,  l'armée  allemande  assiégeante. 

La  chute  d'Anvers  ne  déconcertait  qu'en  partie  encore  ces 
projets  d'offensive;  le  général  Joffre  insistait,  —  et  le  général 
Pau  en  son  nom,  —  pour  que  l'armée  belge,  qui  serait  sous  peu. 
secourue,  essayât  de  résister  à  l'ennemi  dans  la  région  de 
Bruges-Gand.  Mais,  fatiguées,  en  partie  désorganisées,  les  six 
divisions  belges  sorties  d'Anvers  se  sentaient  incapables  de 
tenir  tête  au  vainqueur.  «  La  défense  héroïque  de  Liège,  sitôt 
suivie  d'une  longue  retraite  sur  Anvers,  écrit  un  de  leurs  com- 
patriotes qui  fut  témoin  de  la  retraite,  de  glorieuses  et  utiles 
sorties  toutes  terminées  par  un  dur  mouvement  de  recul  vers 
la  protection  des  forts,  l'énervement  d'un  long  siège,  ce  départ 
dramatique  par  le  dernier  chemin  qui  fût  libre,  la  fatigue,  la 
faim,  le  déchirement  d'abandonner  à  chacun  de  ses  pas  un  peu 
de  sol  natal,  tout  cela  avait  fait,  semblait-il,  des  fantômes  de 
nos  Soldats.  » 

Tandis  que  les  Anglais  de  Rawlinson,  les  fusiliers  marins 
de  Ronarc'h,  —  arrêtés  à  Gand  par  la  nouvelle  de  la  chute 
d'Anvers,  —  et  la  cavalerie  du  général  belge  Wittc  protégeaient 


LA    BATAILLE    DES    FLANDRES.  257 

leur  repli,  les  troupes  du  roi  Albert  s'écoulaient  vers  le  Sud- 
Ouest,  sans  paraître  même  penser  qu'elles  pussent  s'arrêter 
avant  d'avoir  atteint  le  territoire  français  où  elles  se  reconsti- 
tueraient. Elles  étaient,  le  11,  parvenues  dans  la  région  Thou- 
rout-Ostende,  et  déjà,  par  sa  6^  division,  l'armée  belge  atteignait 
les  environs  de  Dixmude,  mais  avec  l'évidente  intention  de 
continuer  la  retraite  sur  Calais.  «  Nous  sommes  des  morts 
vivans  (1),  »  disaient-ils. 

Il  semblait  au  haut  commandement  français  que  l'armée 
belge  serait  avantageusement  dirigée  sur  la  région  Ypres- 
Poperinghe  où  elle  serait  en  liaison  immédiate  avec  les  forces 
anglaises  et  françaises.  A  cette  même  heure,  répondant  au  désir 
de  tous,  le  roi  Albert  qui,  dans  ces  circonstances,  déployait  de 
si  rares  qualités  de  cœur  et  d'intelligence,  faisait  savoir  qu'il 
((  serait  heureux  de  recevoir  les  instructions  du  général  Joffreau 
même  titre  que  l'armée  anglaise,  »  et  se  prêtait  ainsi  entière- 
ment à  la  «  coordination  »  que  le  général  Foch  avait,  on  le  sait, 
mission  d'établir  entre  les  efforts  de  tous.  Les  cinq  divisions 
disponibles  seraient  réunies  «  dans  la  région  de  Nieuport- 
Furnes-Dixmude,  »  cette  concentration  étant  couverte  par  les 
élémens  anglo-franco-belges  qui  avaient  protégé  la  retraite  :  la 
7^  division  de  cavalerie  française  était  par  surcroît  portée  à  Ypres 
pour  établir  une  liaison  avec  les  forces  belges,  la  division  Rawlin- 
son  ralliant,  par  Roulers  et  Ypres,  l'armée  du  maréchal  French. 

L'armée  allemande  ne  s'était  pas  attardée  à  Anvers.  Les 
avant-gardes  se  fussent  jetées  aux  trousses  de  l'armée  belge  si 
elles  ne  se  fussent,  dans  les  environs  de  Gand,  heurtées  aux  alliés 
couvrant  la  retraite.  Mais,  dès  le  14,  on  signalait  que  l'armée 
de  siège  rendue  disponible,  —  40000  à  oO  000  hommes,  —  mar- 
chait, en  trois  colonnes,  de  Gand  par  Bruges  sur  Ostende,  de 
Deynze  par  Thielt  sur  Roulers  et  d'Audenarde  par  Gourtrai  sur 
Menin.  Ce  jour-là,  les  Belges  atteignaient  les  bords  de  l'Yser  et 
s'y  arrêtaient. 

A  peine  s'étaient-ils  arrêtés  qu'il  était  sensible  que  «  leur 
moral  se  relevait.  »  On  était  d'ailleurs  bien  résolu  à  assurer  la 
droite  belge,  ce  dont  l'amiral  Ronarc'h  se  chargerait.  D'autre 
part,  et  pour  protéger  leur  gauche,  on  demandait  la  coopé- 
ration de  l'escadre  britannique,  en  attendant  qu'une  division 

(1)  Pierre  iNolhomb,  Revue  des  Deux  Mondes,  15  septembre  1916. 

lOME  .VL.   —   li?17.  i^ 


258 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


française,  —  ce  sera,  on  le  sait,  la  42",  —  pût  être  amenée  par 
Dunkerque  dans  la  région  de  Nieuport. 

Le  roi  Albert,  qui  venait  d'avoir,  le  16,  la  plus  émouvante 
entrevue  avec  le  général  Foch,  donnait  à  son  armée  «  ordre  de 
rester  sur  la  ligne  de  l'Yser  et  de  s'y  défendre  avec  la  dernière 
énergie.  »  Les  chefs  avaient  compris  que  ((  la  Belgique  jouait 
son  existence.  »  Quant  aux  soldats  belges,  on  n'avait  qu'à  leur 
demander  de  tenir  bon  :  on  n'entendit  pas  un  murmure;  ils 
sont  les  petits-lils  des  piquiers  de  Courtrai,  et  le  Roi,  comme 
jadis  le  grand  Flamand  Arteweld,  leur  avait  dit  :  «  Notre 
honneur  national  est  engagé.  » 

Par  ailleurs,  on  annonçait  à  la  même  heure  «  l'envoi  dans 
le  Nord  d'une  nouvelle  division  »  dès  que  les  transports  anglais 
n'encombreraient  plus  le  réseau.  En  outre,  l'ambassade  anglaise, 
saisie  le  15  de  la  requête  qu'on  sait,  avisait,  le  17,  le  général 
en  chef  que  «  trois  monitors,  portant  chacun  deux  canons  de 
six  pouces  et  deux  de  sept,  seraient  à  Dunkerque  dans  la  matinée 
du  17  pour  couvrir  l'aile  gauche  des  armées  alliées.  »  Enfin,  la 
brigade  Ronarc'hqui,  pas  un  instant,  n'avait,  depuis  Gand, séparé 
sa  fortune  de  celle  de  l'armée  en  retraite,  était  venue  s'arrêter 
à  Dixmude  où  l'amiral  avait  trouvé  les  instructions  de  Foch  : 
«  Vous  ne  devez  songer  à  évacuer  la  position  que  sur  un  ordre 
formel  de  vos  supérieurs  à  la  suite  de  l'enlèvement  de  toute  la 
position.  ))Ge  solide  Breton  était,  on  lésait,  homme  à  l'entendre. 

Ainsi  l'armée  belge  était-elle,  le  16,  assurée  d'être  soutenue 
à  ses  deux  ailes. 

C'est  qu'il  était  «  essentiel  de  rendre  inviolable  »  la  ligne  de 
l'Yser,  —  moins  encore  pour  la  sécurité  de  Dunkerque  (où,  dès 
le  IS,  le  général  en  chef  avait  pris  soin  de  prescrire  qu'on  laissât 
toute  la  belle  garnison)  que  pour  la  protection,  contre  une  désas- 
treuse surprise,  du  flanc  gauche  de  l'armée  anglaise  qui,  en 
voie  de  débarquement,  allait,  nous  le  verrons,  avoir,  dès  le  20, 
à  combattre.  On  comprend  donc  toutes  les  précautions  prises. 
L'armée  belge,  —  courageusement,  —  commençait  d'ailleurs 
l'organisation  défensive  de  la  ligne,  le  17,  n'étant  inquiétée,  ce 
jour-là,  que  «  par  une  canonnade  assez  molle  qui  dura  une 
heure  environ.  »  Les  Allemands  semblaient  se  concentrer  vers 
Roulers  et  Menin;  une  forte  reconnaissance  ennemie  dirigée 
sur  Dixmude  avait  été  repoussée  par  nos  marins.  En  outre, 
<(  l'arrivée  d'une  nombreuse  cavalerie  française  avait  produit 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES.  259 

un  excellent  effet  moral  »  sur  l'armée  belge.  Le  Roi  parcourait 
toutes  les  divisions,  u  leur  rappelant  que  l'armée  belge  dispu- 
tait le  dernier  lambeau  du  territoire  national  et  aftirmant 
qu'elle  devait  mourir  plutôt  que  de  ce'der.  »  Il  était  accueilli 
avec  enthousiasme.  La  défense  s'organisait  :  en  première  ligne, 
du  Nord  au  Sud,  les  2'',  l'®  et  4^  divisions  occupaient  la  rivière 
de  Lombartzyde  à  Dixmude,  les  3'',  S*'  et  6^  étant  en  deuxième 
ligne,  cette  dernière  en  liaison  au  Sud  de  Dixmude  avec  la  89*^ 
division  territoriale  française  et  la  cavalerie  de  Mitry  opérant 
entre  Dixmude  et  Roulers. 

L'ennemi,  cependant,  approchait  :  si  le  sérieux  bombardement 
qui,  le  18,  au  matin,  se  déchaînait  sur  le  front  de  l'Yser,  n'eût 
pas  suffi  à  l'annoncer,  les  incendies  qui,  toute  la  nuit  du  17 
au  18,  avaient  illuminé  le  ciel,  —  Iloograde,  Vladloo  et  autres 
villages  étaient  en  flammes,  —  indiquaient  que  les  hordes  du  duc 
Albrecht  de  Wurtemberg  se  déchaînaient.  Un  prisonnier  fait 
le  n  affirmait  que  ses  compatriotes  étaient  résolusàforcer  à  tout 
prix  la  ligne  de  l'Yser.  L'ordre  courait  de  iXieuport  à  Dixmude 
à  travers  l'armée  frémissante  :  <(  Tenir.  »  Mais  si,  de  Nieuport 
à  Shoorbake  et,  au  Sud,  de  Klosterhoek  à  Dixmude,  la  rivière  se 
prêtait  à  une  défense  aisée,  la  boucle  faite  par  elle  en  face  de 
Keyem,  de  Shoorbake  à  Tervaete,  était  au  contraire  difficile  à 
tenir  :  c'était  le  souci  dès  le  17,  ce  sera  le  défaut  bientôt. 

Le  18,  l'ennemi  attaquait  à  Lombartzyde  en  face  de  Nieuport 
et,  au  Sud,  devant  Dixmude,  tandis  qu'un  assaut  concentrique 
se  produisait  sur  la  fameuse  boucle  :  l'ennemi  s'installait  à 
Keyem.  Au  Nord,  le  combat  continua  le  19  et  le  20  :  au  claque- 
ment du  77  se  mêlait  le  formidable  concert  des  pièces  lourdes 
allemandes  maintenant  en  batterie  :  on  dut  abandonner  Lom- 
baertzyde,  défense  avancée  de  Nieuport.  C'est  cependant  à 
Dixmude  que  Tennemi  attaquait  le  plus  violemment  :  la  brigade 
belge  du  général  Meiser  y  avait  rejoint  l'amiral  ainsi  que 
quelques  goumiers  marocains.  Le  19,  l'ennemi  enlevait  Beerst, 
défense  avancée  de  Dixmude,  aux  Belges  :  les  marins  reprirent 
à  midi  le  village,  mais  durent,  en  fin  de  journée,  céder 
devant  des  forces  supérieures.  Le  lendemain  20,  l'assaut  était 
donné  aux  abords  de  Dixmude  :  la  ville,  qui  est  sur  la  rive 
droite,  est  une  tète  de  pont  et  déjà  devenait  un  redan  :  la 
fureur  de  l'attaque  s'explique  par  là  suffisamment  et  celle  des 
vingt  autres  assauts  qui,  vingt  jours,  allaient  venir  se   briser 


260  REVUE    DÉS    DEUX   MONDES. 

contre  la  résolution  des  «  demoiselles  au  pompon  rouge  »  et 
de  leur  amiral.  Tandis  que  derrière  eux  les  marmites  venaient 
tomber  sur  la  malheureuse  ville,  Belges  et  Français  tenaient 
bon  :  les  soldats  belges  de  l'héroïque  colonel  Jacques,  comman- 
dant le  12'^  de  ligne,  se  battaient  avec  plus  de  ilegme  que  nos 
marins  qui,  excités  par  la  lutte,  les  étonnaient  par  leurs  cris  : 
On  va  en  moudre,  répétaient-ils,  tandis  que  les  mitrailleuses 
jetaient  par  terre  des  files  d'Allemands  attaquant  à  rangs 
serrés. 

Le  21,  l'effort  allemand  redouble,  — devant  Nieuport,  cette 
fois.  Entre  Saint-Georges  et  Shoorbacke,  d'autre  part,  l'ennemi 
se  ruait,  ainsi  que  vers  Tervaete.  La  boucle  de  l'Yser  était  très 
menacée.  L'artillerie  allemande  faisait  de  cruels  ravages.  Déjà 
il  fallait  engager  les  réserves  belges  et  on  n'était  qu'au  troisième 
jour  de  combat.  A  Dixmude  même,  oii  on  tenait  si  bien,  ce 
n'était  pas  sans  «  casse,  »  pour  parler  comme  les  marins  : 
l'artillerie  allemande  y  croisait  ses  feux  de  Woumen  et  de 
Keyem.  Tiendrait-on?  Une  vague  inquiétude  se  répandait 
des  Dunes  à  Dixmude. 

Mais  ce  soir  du  21,  un  bruit  courait  de  Furnes  à  Nieuport, 
à  Ramscapelle,  à  Tervaete,  à  Dixmude  :  «  Les  Français  arri- 
vent. »  C'était  Grossetti,  la  42®  division,  et  soudain,  à  la 
nuit,  dans  Furnes  angoissé,  une  éclatante  fanfare  de  clairons 
ébranlait  les  vieux  murs  et  réveillait  les  espoirs.  C'était  le 
16^  bataillon  de  chasseurs  à  pied  qui,  au  son  de  la  Sidi- 
Brahim,  <(  avec  une  splendide  allure  guerrière,  »  faisait  son 
entrée,  avant-garde  de  Grossetti.  Le  roi  Albert  sortit  de 
l'hôtel  de  ville  pour  saluer  l'arrivée  des  vainqueurs  de  Fère- 
Champenoise  qu'assaillait  l'enthousiasme  «  indescriptible  »  de 
la  foule.  Le  général  Grossetti  venait  de  se  présenter  au  Roi. 
Et,  de  JNieuport  à  Dixmude,  l'arrivée  de  la  célèbre  division 
surexcitait  tous  les  courages.  Sur  la  mer,  ce  soir-là,  un  sourd 
grondement  se  fit  entendre.  Les  monitors  de  l'amiral  Hood 
et  les  contre-torpilleurs  français  donnaient  de  la  voix.  La  vraie 
bataille  de  FYser  s'engageait. 

A  cette  heure,  la  bataille  française  des  Flandres  commençait 
aussi,  puisque  se  constituait  l'état-major  du  détachement 
d'armée  de  Belgique  qui,  sous  les  ordres  du  général  d'Urbal, 
allait  prendre  en  main  la  direction  des  opérations  entre  la 
bataille  belge  et  la  bataille  anglaise. 


LA    BATAILLE    DES    FLANDRES.  264 


V.    —    LES    ANGLAIS    AU    SUD   D  YPRES 

Il  faut,  pour  l'intelligence  du  récit,  quitter  un  instant  les 
rives  de  l'Yser  et  descendre  plus  au  Sud  oij  l'armée  anglaise, 
qui  vient  de  terminer  enfin  ses  débarquemens,  va,  de  son  côté, 
s'engager,  car  la  création  d'une  armée  française  de  Belgique  se 
trouvait  justifiée  par  les  événemens  du  Sud  autant  que  par  ceux 
du  Nord.  Et  d'ailleurs,  les  deux  actions,  —  celle  du  Nord  et 
celle  du  Sud,  —  resteront  constamment  liées  et  il  importe  de 
ne  pas  les  séparer  un  moment. 

Tandis  que  la  bataille  engagée  de  l'Oise  à  la  Lys  faisait  rage, 
courageusement  menée  par  les  soldats  de  Gastelnau  et  de 
Maud'huy,  le  maréchal  Frencli,  installé  à  Saint-Omer,  achevait 
d'asseoir  son  armée  dans  le  Nord  de  l'Artois  et  le  Sud  des 
Flandres,  à  la  gauche  de  Maud'huy  et  sous  le  couvert  de  nos 
corps  de  cavalerie. 

Le  12  octobre,  l'armée  anglaise  avait  fait  sentir  son  action 
au  Sud  de  la  Lys  :  son  2'"  corps,  qui  avait  atteint  Cambrin- 
Lagorgue,  avait  pu,  par  sa  brigade  de  droite,  appuyer  une  contre- 
attaque  de  nos  troupes  sur  Vermelles,  au  Sud  de  la  Bassée.  Son 
3^  corps  était  arrivé  au  Nord-Ouest  d'Hazebrouck  et  sa  cavalerie 
avait  occupé  le  Mont  des  Cats,  la  route  de  Gassel  à  Armentières 
et  celle  de  Gassel  à  Ypres.  Le  haut  commandement  français 
espérait  que,  dès  le  13,  une  offensive  pourrait  être  entreprise 
par  nos  troupes  sur  Lille,  récemment  tombé  aux  mains  de 
l'ennemi,  et  Tournai  ensuite,  tandis  que  les  corps  britanniques 
attaqueraient  dans  la  direction  de  Gourtrai,  —  ce  qui  eût  reporté 
la  bataille  bien  à  l'Est  de  la  ligne  Ypres-Lille.  Mais  le  comman- 
dement britannique,  manifestement,  préférait  ne  point  porter 
de  grands  coups  avant  que  les  forces  anglaises  fussent  groupées 
dans  le  Nord  ;  or  il  n'attendait  point  avant  le  20  l'installation 
sur  sa  ligne  de  bataille  de  son  l*^""  corps  et  de  la  division  hin- 
doue de  Lahore.  Le  14,  le  gros  des  forces  alliées  n'atteignait  au 
Nord  de  la  Lys  que  le  front  Ypres-Messines-Neuve  Église-Mer- 
ville  ;  le  16,  il  s'étendait  à  la  ligne  Paschendaele-Zoonebeke- 
Messines,  —  abords  d'Armentières.  A  l'Est  d'Armentières,  les 
for  cesallemandes,  —  élémens  des  XIP  et  XIX^  corps  d'armée 
que  précédait  une  nombreuse  cavalerie,  fermaient  la  route  de 
Menin.  Le   maréchal  attendait  que  son  l*"'  corps,  en  train  de 


262  REVUE    DES    DEUX    MONDES,, 

rouler  vers  le  Nord,  fût  au  complet  et  installé  à  l'Est  d'Ypres 
pour  donner  le  signal  d'une  offensive  générale.  Le  corps  de 
cavalerie  de  Mitry  allait,  lui,  de  l'avant, — car  entre  Bixsclioote 
et  Woumen,  au  Nord  d'Ypres,  il  occupait  la  lisière  Ouest  de 
la  forêt  d'Houthulst,  cherchant  sa  liaison  avec  les  Belges  vers 
Dixmude,  et  les  87^  et  89°  divisions  territoriales  continuant 
sous  son  couvert  à  organiser  fort  sérieusement  de  Boesinghe  à 
Vormizele  et  à  Poperinghe  la  position  d'Ypres;  la  division 
Rawlinson,  loin  de  songer  à  se  porter  à  l'avant,  se  retirait 
de  Rouiers  vers  le  Sud  d'Ypres,  en  tendant  avant  toutes  choses 
à  rallier  le  corps  Haig.  Le  15  enfin,  la  1'^  division  du  1"  corps 
anglais  débarquait  dans  la  région  d'Hazebrouck  et,  tandis 
que  le  3^  corps  anglais  à  sa  droite  s'emparait  d'Armentières, 
le  46,  et  que  la  cavalerie  britannique  s'avançait  entre 
Messines  et  Houthem,  la  division  Rawlinson  gagnait,  en  rétro- 
gradant, la  région  à  l'Est  de  Gheluvelt  (Est  d'Ypres).  Le  18,  le 
3*^  corps  anglais  atteignant  le  front  Radinghem-Premesques- 
Frelinghemet  la  1'^  division  arrêtée  vers  Gheluve-Dadizeele,  le 
front  dessinait  autour  d'Ypres,  de  Bixschoote  à  Armentières  par 
Dadizeelle,  un  saillant  énorme  où  le  1^''  corps  anglais,  ayant 
terminé  ses  débarquemens,  allait  prendre  sa  place  sous  le 
commandement  du  générai  Haig.  Le  20,  celui-ci  poussait  ses 
divisions  sur  Langemark  et  Boesinghe. 

Mais  depuis  deux  jours,  le  mouvement  en  avant  qu'en 
attendant  la  grande  offensive  tentaient  les  troupes  alliées,  — 
cavalerie  française  et  anglaise  (à  l'Est  de  Bixschoote),  territo- 
riaux français  (poussés  jusqu'à  Merkem  et  Paschendaele), 
division  Rawlinson  (remise  en  route  vers  l'Est),  —  se  heurtait 
à  des  colonnes  allemandes  de  plus  en  plus  denses  dont  l'origine 
et  la  composition  restaient  mystérieuses,  mais  dont  la  force 
semblait  importante;  Rawlinson  estimait  à  un  corps  au  moins 
l'effectif  des  ennemis  débouchant  de  la  ligne  Thielt-Gourtrai  et 
se  repliait  de  Gheluvelt  à  Houthem,  tandis  que  le  corps  de  cava- 
lerie Mitry,  attaqué  dans  sa  marche  vers  Rouiers  par  des  forces 
très  supérieures,  regagnait  la  région  Nachtigael-Bixschoote,  ce 
qui  entraînait  le  repli  des  divisions  territoriales  dans  la  région 
proche  d'Ypres  sur  le  front  d'Hoondschoote-Zillebeke. 

Évidemment,  des  forces  considérables  allemandes  mar- 
chaient en  masse  vers  la  région  d'Ypres,  tandis  que  d'autres 
assaillaient  la  ligne  de  l'Yser.  Sur  la  genèse  et  la  nature  de  ces 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES.  263 

forces  imprévues,  on  devait  n'être  fixé  que  quelques  jours 
après.  C'étaient  des  corps  de  constitution  récente  portant  les 
n''^'  XXII,  XXIII,  XXVI  et  XXVII  :  formés  d'engagés,  de  volon- 
taires d'un  an  et  de  landwehriens  encadrés  d'officiers  déjà 
aguerris,  ils  avaient  été,  deux  mois,  instruits  et  entraînés  dans 
le  fond  de  l'Allemagne  en  grand  mystère  ;  ils  étaient  brusque- 
ment jetés  sur  la  Flandre  où  ils  venaient,  nous  le  verrons,  avec 
leurs   120  000    hommes,  presque   doubler  la  force    allemande. 

Pour  le  moment,  on  avait  simplement  l'impression,  pour 
se  servir  d'un  terme  employé  par  bien  des  chefs  qu'un  gros 
nuage  noir,  aux  imprécises  limites  et  à  l'épaisseur  inconnue,  se 
formait  dans  notre  ciel  et  que  tous  les  jours  se  confirmait  la 
résolution  des  Allemands  de  passer  coûte  que  coûte,  dans  le 
dessein  que  l'on  sait,  entre  la  mer  du  Nord  et  la  Lys,  sur  le 
corps  des  Anglais  et  des  Belges. 

De  nouvelles  mesures  s'imposaient  au  haut  commandement 
français  devant  une  situation  que  cette  intervention  de  corps 
nouveaux  aggravait  singulièrement. 

VI.    —    UNE   ARMÉE    FRANÇAISE   DE   BELGIQUE 

Les  lîeli];es  n'avaient  aucune  réserve  et  les  Anglais  ne 
comptaient  point  recevoir,  avant  des  semaines,  les  renforts 
que  lord  Kitchener  forgeait  au  corps  expéditionnaire.  Le  général 
de  Maud'huy  qui  se  battait  en  Artois  pouvait,  à  la  vérité,  for- 
tement étayer  le  2*^  corps  anglais,  mais  avait  trop  à  faire  sur 
son  front  de  bataille  pour  espérer  intervenir  plus  au  Nord.  Le 
haut  commandement  français  songeait  donc  à  former  une 
armée  importante  en  Belgique.  Relevant  sur  les  différens  fronts 
de  nouvelles  forces,  il  les  expédierait  au  Nord  de  la  Lys  :  unies 
aux  forces  françaises  éparses  et  un  peu  hétérogènes  qui  se  trou- 
vaient déjà  en  Flandre,  elles  constitueraient  cette  armée.  Dès 
le  20  octobre,  on  savait  qu'outre  la  42''  division  qui  venait  de 
débarquer  à  Dunkerque,  le  général  en  chef  mettait  dès  ce  jour 
à  la  disposition  du  général  Foch  la  31®  division  d'infanterie, 
ainsi  que  la  9®  division  de  cavalerie;  d'autres  forces  suivraient; 
le  9^  corps  d'armée  d'abord  qui,  sous  le  commandement  du 
général  Dubois,  allait,  le  21,  commencer  ses  débarquemens 
dans  la  région  Doullens-Saint-Pol  et  les  aurait  achevés  le  24; 
puis  on  verra  le  16®  corps  d'armée,  le  32°  corps  d'armée  (recon- 


264  REVUE  DES  DEUX  MONDSS. 

stitué  avec  les  38^  et  42«  divisions),  la  43*  division,  la  26'^  divi- 
sion, la  brigade  Gros,  la  brigade  Gastaing  et  enfin,  plus  tard,  le 
20®  corps  d'armée  se  joindre  à  ces  troupes  au  cours  de  la  bataille. 
Ges  forces  jointes  à  celles  que  nous  possédions  déjà  au  Nord  de 
la  Lys,  —  corps  de  cavalerie  Mitry,  87"  et  89"^  divisions  territo- 
riales, brigade  des  fusiliers  marins  et  42^  division,  —  allaient 
former  une  magnifique  armée.  Dès  le  20,  il  avait  paru  opportun 
de  grouper  les  forces  existantes  ou  près  de  débarquer  sous  un 
commandement  unique  et,  à  l'heure  même  où  le  général  Gros- 
sctti  arrivait  avec  sa  division  à  Dunkerque  et  où  le  général 
Dubois  s'embarquait  avec  son  9^  corps,  un  détachement  d'armée 
de  Belgique  était  créé  sous  les  ordres  d'un  des  chefs  les  plus 
énergiques  et  les  plus  brillans  de  l'armée,  le  général  d'Urbal, 
alors  commandant  du  33®  corps.  Gelui-ci,  en  quelques  heures, 
accourait,  constituait  son  état-major,  installait  son  quartier 
général  à  Rousbrugge,  au  Nord-Ouest  d'Ypres,  prenait  le  com- 
mandement de  toutes  les  forces  françaises  au  Nord  de  la  Lys 
et  entrait  immédiatement  en  relation  avec  le  général  Haig  à 
sa  droite,  l'état-major  belge  à  sa  gauche. 

Quatre  jours  après,  le  général  Foch  lui-même  s'installait 
à  Gassel  d'où  il  dirigerait  de  haut  la  bataille  des  Flandres. 

On  suppose  bien  que  cette  nouvelle  armée,  —  constituée  de 
remarquables  élémenset  commandée  par  un  chef  entreprenant, 
n'avait  point  qu'une  mission  purement  défensive.  Au  général 
Foch,  comme  au  général  d'Urbal,  il  apparaissait  clairement  que 
le  meilleur  moyen  de  déconcerter  l'offensive  allemande,  tous  les 
jours  plus  menaçante,  était  de  prendre  pour  son  compte  l'offen- 
sive et  très  hardiment.  D'Urbal  reçut  mission  de  la  prendre 
dans  trois  directions:  Roulers,Thourout  et  Ghistelles  avec  l'aide 
de  l'armée  anglaise  à  droite,  de  l'armée  belge  à  gauche  :  ainsi 
pourrait-on  peut-être  percer  les  forces  ennemies  et  séparer  du 
gros  de  celles-ci  le  détachement  considérable  opérant  dans  la 
B'iandre  maritime,  devant  l'Yser.  G:i  premier  résultat  atteint, 
l'armée  d'Urbal  devait  laisser  à  son  aile  gauche  et  à  l'ar- 
mée belge  le  soin  d'acculer  ce  détachement  à  la  mer  et  de 
rabattre  la  majeure  partie  de  ses  forces  sur  Audenarde  et  Gand, 
tandis  que  les  Anglais  se  dirigeraient  sur  Gourtrai  et  Menin. 
Ge  pendant,  l'aile  droite  de  l'armée  d'Urbal  et  les  Anglais  fran- 
chiraient la  Lys  et  attaqueraient  de  flanc  et  à  revers  la  droite 
du  gros  des  forces  allemandes. 


LA    BATAILLE    DES    FLANDRES. 


2G5 


Mais  si  cette  pensée  offensive  ne  devait  pas  cesser  d'inspirer 
les  ope'rations  et  ceux  qui  à  tous  les  degre's  les  dirigeaient,  le 
plan  allait  se  trouver  dès  l'abord  contrarie'  par  l'état  d'épui- 
sement trop  explicable  où  se  trouvait,  nous  l'avons  vu,  l'armée 
belge.  Celle-ci  déclarait  ne  pouvoir  participer  qu'à  une  tâche 
défensive  et  la  nécessité  de  l'étayer  allait,  dès  les  premiers  jours, 
détourner  les  troupes  du  général  d'Urbal  de  leur  mission  offen- 
sive; à  quoi  eùt-il  servi  de  s'avancer  vers  Thourout  et  Roulers 
si,  au  Nord  de  Dixmude,  l'Allemand  était  parvenu  à  forcer  la 
barrière?  Par  ailleurs,  avant  que  les  trois  corps  français  qui 
allaient  successivement  venir  grossir  le  détachement  d'armée 
de  Belgique  fussent  débarqués  au  Nord  de  la  Lys,  les  Anglais 
allaient  se  heurter  à  des  forces  si  importantes  entre  Ypres  et 
Menin,  que  les  aider  à  en  soutenir  l'assaut  et  à  le  briser  paraîtra 
déjà  victorieuse  besogne. 

VII.    —   LES   DISPOSITIFS    ET   LES    FORCES 

Le  21,  la  situation  était  la  suivante. 

L'armée  anglaise  occupait  la  droite  du  dispositif  allié  : 
prolongeant  au  Sud  de  la  Lys,  par  son  2°  corps,  l'armée  Maud'huy, 
elle  était,  par  son  3*  corps,  à  cheval  sur  la  rivière  et  occupait, 
par  son  l*""  corps  (Haig),  l'Est  d'Ypres,  la  gauche  de  ce  corps  étant 
couverte  par  la  1^  division  Rawlinson  entre  Langemark  etl'Yser 
(cette  T  division  étant  souvent  dénommée  «  i*"  corps  »  par  les 
ordres  du  maréchal)  :  le  i^""  corps  de  cavalerie  (de  Mitry),  refoulé 
à  l'Ouest  de  la  forêt  d'Houthulst,  avait  rejoint,  vers  le  coude  de 
l'Yser,  les  87^  et  89''  divisions  territoriales  qui  bordaient  le  canal 
jusqu'auprès  de  Dixmude.  C'était  la  région  où  le  9''  corps 
français  (général  Dubois)  et  la  31*  division  allaient  prendre 
place,  en  attendant  que  vinssent  y  opérer  les  différens  corps 
français  qui  allaient  débarquer  entre  le  25  octobre  et  le  5  no- 
vembre. A  Dixmude,  point  de  liaison  entre  cette  armée  fran- 
çaise d'entre  Ypres  et  l'Yser  et  l'armée  belge,  se  trouvait,  on 
se  le  rappelle,  la  brigade  de  fusiliers  marins  Ronarc'h  avec 
la  brigade  belge  Meiser.  De  Dixmude  jusqu'aux  environs  de 
Nieuport,  les  six  divisions  belges,  —  4en  première,  2en  deuxième 
ligne,  —  tenaient  l'Yser  canalisé,  fortes  totalement  d'environ 
40  000  fusils  à  cette  date  du  21,  mais  qui,  avant  huit  jours, 
seront  réduites  de  moitié.  Enfin,   au  Nord,  la  42^  division   du 


266 


REVUE    DES     DEUX    INTONDES, 


général  Grossetti  se  concentrait  à  la  Clytte  et  à  Nieuport, 
poussée  dès  le  21  en  avant,  dans  l'idée  de  commencer,  par  la 
reprise  de  Lombarizyde,  l'offensive  projetée.  Enfin  sur  mer,  les 
monitors  anglais  et  les  contre-torpilleurs  français  surveillaient 
la  côte,  —  prêts  à  intervenir. 

En  face,  les  Allemands  déployaient  des  forces  relevant  de 
deux  armées  :  la  VP  (kronprinz  Ruprecht  de  Bavière)  dont 
le  quartier  général  était  à  Douai,  et  la  IV*  (duc  Albrecht  de 
Wurtemberg)  qui  avait  le  sien  à  Gand,  bientôt  à  Thielt. 

C'étaient,  du  Sud  au  Nord,  le  XVIIP  corps  au  Nord-Est  de 
Lille,  des  fractions  du  XIIP  dans  les  environs  du  Quesnoy,  le 
IV°  corps  de  cavalerie  au  Sud  de  Menin,  face  à  Ypres,  deux  des 
nouveaux  corps,  les  XXVII^  et  XXVI®  corps  de  réserve,  plus 
haut  dans  la  région  de  Merkem  ;  et  en  face  de  Dixmude  les 
deux  autres  :  XXIfP  et  XXIP  de  réserve;  au  Nord  de  Dixmude, 
le  IIP  corps  de  réserve;  enfin,  entre  Nieuport  et  Ostende,  la 
IV^  division  Ersatz  que  devait  venir  appuyer  une  division  de 
fusiliers  marins.  A  cette  masse  de  troupes  allaient,  en  cours  de 
bataille,  s'ajouter  le  XV^  corps,  la  IV^  division  de  réserve  bava- 
roise, la  XLVni''  division  de  réserve,  la  XXVP  division  du 
XIII^  corps,  le  IP  corps  bavarois,  le  IP  corps,  le  IIP  corps  de 
réserve,  des  élémens  du  XIX^  corps  et  du  V"  corps  de  réserve, 
enfin  une  division  et  demie  de  la  Garde;  et  il  sera,  entre  les 
VP  et  IV*'  Armées,  constitué  un  détachement  d'armée  confié  au 
général  von  Fabek,  commandant  le  XIIP  corps,  tandis  que  le 
général  von  der  Marwitz,  commandant  les  corps  de  cavalerie, 
assurera  constamment  la  liaison  entre  les  armées, 

La  supériorité  matérielle  de  l'armée  allemande,  —  si  numé- 
riquement considérable,  —  résidait  cependant  moins  dans  ses 
masses  d'infanterie  que  dans  la  quantité  de  ses  gros  canons  : 
son  artillerie  lourde,  amenée  d'Anvers,  s'était  installée  dès  le  16 
en  face  des  lignes  alliées;  les  Belges  en  avaient  déjà  éprouvé 
les  cruelles  rigueurs. 

Enfin,  il  est  peu  contestable  que,  maîtresse,  —  tout  au 
moins  de  Ghistelles  à  Menin,  ■ —  d'une  position  dominante, 
elle  empruntait  par  ailleurs  aux  couverts,  —  notamment  aux 
bois  de  Keyem  et  à  la  forêt  d'Houthulst,  —  un  avantage 
que  n'avaient,  en  aucun  lieu  de  leur  front,  les  armées  alliées. 

C'est  miracle  que  dans  ces  conditions  l'armée  allemande 
n'ait  pu,   par  trois  semaines  de  combat  acharné,   forcer   nos 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES.  267 

lignes.  Miracle,  non;  mais  re'suUat  do  la  force  de  résistance  des 
arme'es  alliées,  servie  par  la  souplesse  du  commandement  et 
l'entente  des  grands  chefs. 

vu  —  LA  BATAILLE  DE   l'ySIîR  —  LA  LUTTE   POUR  LA  RIVIÈRE 

Il  est  peu  douteux  que,  le  20,  le  principal  objectif  ne  fut 
pour  les  Allemands  le  passage  de  l'Yser  :  d'une  part,  si  légers 
que  fussent  autour  d'Ypres  les  mouvemens  de  terrain,  ils  suffi- 
saient à  rendre  cette  ville  moins  abordable  que  Furnes;  d'autre 
part,  avec  l'outrecuidant  mépris  qui  si  souvent  devait  préparer 
leurs  déconvenues,  les  Allemands  tenaient  pour  ((  inexistante  » 
l'armée  belge  et  hésitaient  à  croire  qu'elle  pût  être  secourue  à 
temps  par  des  forces  françaises  sérieuses.  La  ligne  droite  étant 
d'ailleurs  le  plus  court  chemin  d'un  point  à  un  autre,  il  était 
logique  que,  visant  en  ces  premiers  jours  Dunkerque  plus  encore 
que  Calais,  ils  tentassent  avant  tout  de  passer  entre  Nieuport  et 
Dixmude,  quitte  à  élargir  ensuite  leur  action  ou,  si  elle  échouait' 
à  la  reporter  sur  le  saillant  d'Ypres. 

A  la  vérité,  un  facteur  imprévu,  dès  l'abord,  les  assombris- 
sait, gênant  leur  épaule  droite  :  les  bateaux.  «  Feu  sérieux  de 
onze  bateaux  ennemis,  »  télégraphiera  non  sans  souci  un  des 
grands  chefs  allemands.  Puis  ce  fut  Grossetti. 

La  42®  division,  dès  le  21,  était  à  pied  d'œuvre  entre  la  mer 
et  Nieuport.  C'est  de  là  qu'elle  devait  partir  pour  exécuter  la 
partie  de  l'offensive  qui  lui  était  confiée. 

Dans  la  nuit  du  22  au  23,  en  effet,  le  général  d'Urbal, 
d'accord  avec  le  général  Foch,  ordonnait  l'offensive  générale 
sur  tout  le  front  de  l'Yser  :  le  général  de  Mitry,  à  droite, 
commandant  le  2®  corps  de  cavalerie  et  les  divisions  terri- 
toriales, attaquerait  entre  le  canal  et  la  forêt  d'Houthulst  et 
empêcherait  ainsi  l'ennemi  de  franchir  l'Yser  entre  Bixschoote 
et  Dixmude;  l'amiral  Ronarc'h  continuerait  devant  Dixmude 
k  tenir  le  débouché  pour  permettre  ultérieurement  à  l'offensive 
sur  Thourout  de  se  déclencher,  tandis  que  la  42®  division  atta- 
querait sur  Slype  entre  Lombaertzyde  et  Ghistelles. 

Lombartzyde  ayant  été,  le  22,  réoccupé,  la  42°  division 
Grossetti  avait,  le  23,  passé  tout  entière  l'estuaire  de  l'Yser, 
appuyée  par  la  flotte  alliée.  Un  Belge  décrit  le  passage  de  l'Yser 
par  les  soldats  français  au  milieu  des  marmites,  «  se  lançant 


REVUE  DES  DEUX  MONDES 


CARTE      POUR     LA     BATAILLE     DE     L    Y9ER 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES.       "         269 

sur  les  passerelles  comme  à  une  fête,  »  et  criant  aux  soldats 
belges  étonne's  :  «  On  va  àOstende,  s'pa?  »  Ils  semblaient  aussitôt 
en  prendre  le  chemin,  puisque  quelques  heures  après,  ils  attei- 
gnaient Westende  et  se  trouvaient  en  mesure  de  marcher  sur 
^lype. 

Le  géne'ral  de  Milry,  ayant  d'autre  part  réussi  à  enlever  Bix" 
schoote  en  faisant 350  prisonniers  aux  troupes  du  XXIIP  corps  de 
réserve,  recevait  l'ordre  de  marcher  sur  Merkem,  tandis  qu'à  sa 
droite,  la  17^  division  (la  première  débarquée  du  9"  corps)  était 
poussée  vers  Paschendaele  :  encadrée  par  deux  divisions  du  corps 
de  cavalerie,  elle  pousserait  sur  Roulers.  A  Dixmude,  le  22,  les 
Allemands,  après  une  violente  attaque,  avaient  été  repoussés, 
laissant  entre  nos  mains  des  prisonniers  et  des  mitrailleuses. 

Malheureusement,  entre  Nieuport  et  Dixmude,  se  produisait 
le  grave  accroc  qui  devait  arrêter  une  opération  si  bien 
commencée.  Les  Belges  avaient  perdu  la  boucle  de  l'Yser  :  des 
troupes  du  III®  corps  de  réserve,  soutenues  par  l'artillerie  de  la 
4"  Division  Ersatz,  avaient  passé  la  rivière,  occupé  Stuyveken- 
skerke,  Shoorbake  et  Terwaete  et,  après  avoir  pu  jeter  deux 
passerelles  et  fait  passer  six  bataillons,  menaçaient  Pervyse  sur 
la  ligne  même  du  chemin  de  fer  dont  ils  n'étaient  plus  qu'à 
cinq  cents  mètres.  Ce  fut^  toute  la  journée  du  23,  une  mêlée 
terrible  dans  l'intérieur  de  la  boucle  :  Pervyse  pris,  c'était  la 
percée,  car  rien  alors  n'arrêterait  plus  le  flot  allemand.  Les 
Belges  se  battaient  bien,  mais  cédaient,  cédaient  encore,  quand 
soudain  on  vit  arriver  derrière  Pervyse  les  troupes  françaises,  — 
«  arrivée  qui  sembla  miraculeuse,  »  écrit  un  Belge. 

Aussitôt  avisé  de  ce  qui  se  passait,  le  général  d'Urbal  avait 
fort  à  propos  donné  ordre  au  général  Grossetti  de  suspendre  son 
mouvement  sur  Slype  et,  ne  laissant  qu'une  brigade  à  Lom- 
baertzyde,  de  jeter  son  gros  vers  Pervyse.  La  brigade  de 
Bazelaire  (83^),  se  portant  avec  une  rapidité  extrême  derrière 
l'Yser  et  au  Sud,  tombait  sur  les  Allemands  à  Stuyvekenskerke, 
leur  arrachait  le  village  et  semblait  rétablir  la  situation,  — 
tandis  que,  sur  le  reste  du  front,  les  Belges  et,  autour  de 
Dixmude,  les  fusiliers-marins  tenaient  bon  sous  un  bombar- 
dement atroce  pendant  toute  cette  journée  du  23. 

((  La  ligne  de  l'Yser  doit  être  maintenue  ou  rétablie  à  tout 
prix,  »  écrivait,  le  2i,  le  général  d'L  rbal  au  général  Grossetti: 
d'autre  part,  sur  un  morceau  de  papier  de  fortune,  il  grifl'onnait 


270 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


à  l'amiral,  de  Saint-Jacques-Capelle  où  il  s'était  porté,  l'ordre 
de  ne  pas  céder  d'une  semelle.  «  Il  est  du  plus  haut  intérêt  que 
l'occupation  de  la  ligne  du  canal  de  l'Yser  par  les  armées 
alliées  soit  maintenue  coûte  que  coûte...  Il  y  va  de  notre  honneur 
d'aider  les  Belges  dans  cette  tâche  jusqu'à  l'extrême  limite  de 
nos  moyens.  En  conséquence,  le  camp  de  Dixmude  doit  être 
tenu  par  vous  tant  qu'il  restera  un  fusilier  marin  vivant,  quoi 
qu'il  puisse  arriver  à  votre  droite...  Si  vous  étiez  trop  pressés, 
vous  vous  enterrerez  dans  des  tranchées.  Si  vous  êtes  tournés, 
vous  ferez  des  tranchées  du  côté  tourné.  La  seule  hypothèse  qui 
ne  puisse  être  envisagée,  c'est  la  retraite.  »  C'était  prêcher,  — 
dans  un  style  superbe,  —  un  converti  :  l'amiral  était  à  son 
bord  et  voyait  la  tempête  d'un  œil  fort  calme. 

Cependant,  on  essayait  d'aveugler  la  voie  d'eau  de  Tervaete. 
Sept  batteries  de  120  étaient  installées  à  l'Ouest  de  la  boucle 
pour  soutenir  la  contre-attaque  de  Grossetti.  Mais  l'ennemi 
s'était  fortifié  dans  Tervaete  et  la  ligne  de  la  rivière,  du  fait 
de  cet  accroc,  paraissait  décidément  bien  scabreuse  à  tenir  par 
l'armée  belge.  Un  aviateur  signalait  que  onze  ponts  déjà  avaient 
été  jetés  par  l'ennemi  entre  Gepaert  et  Shoorbake.  D'autre  part 
le  25,  les  fusiliers  de  Dixmude  cruellement  malmenés  par  le 
canon  demandaient  des  renforts;  on  envoya  à  Dixmude  deux 
bataillons  sénégalais.  Enfin,  on  rappela  du  Nord  tout  ce  qui 
restait  de  la  42'^  division  qui,  évacuant  Lombartzyde  et  ne  lais- 
sant à  Nieuport  que  trois  bataillons  nécessaires  pour  maintenir  la 
protection  des  écluses  (nous  allons  voir  quelle  importance  elles 
prenaient)  assumait  la  défense  dans  le  secteur  de  Ramscapelle, 
—  du  canal  de  Nieuport  au  canal  de  Shoorbake,  —  pour  que 
tout  au  moins  la  chaussée  du  chemin  de  fer  fût  garantie  contrt 
toute  surprise,  notamment  à  Pervyse. 

C'est  que  cette  chaussée  du  chemin  de  fer  de  Nieuport  à 
Dixmude  apparaissait  comme  la  suprême  ressource  ;  on  envi- 
sageait la  perspective  d'y  faire  replier  les  forces  alliées  ;  l'armée 
belge  très  éprouvée,  n'ayant  plus  une  unité  constituée  et  com- 
mençant à  manquer  de  munitions,  semblait  tout  à  fait  ébranlée* 
son  état-major  délibérait  d'ordonner  une  retraite.  Même  si  les 
élémens  français  ne  s'y  associaient  pas.  Mais  comment  défendre 
la  ligne  de  l'Yser  maintenant  crevée  et  qui  ne  tenait  bon  qu'à 
ses  deux  extrémités?  La  42®  division,  malgré  sa  vaillance,  n'y 
pouvait  suffire. 


LA    BATAILLE    DES    FLANDRES. 


271 


C'est   alors  que  la    même   pensée  vint   aux  grands  chefs  : 
r  inondation. 


Vni.  —  LA  BATAILLE  DE  L  YSER.  L  INONDATION 

Il  y  a  à  Niouport,au  centre  des  «  Cinq  Ponts,  »  une  maison 
blanche,  aujourd'hui  crevée  d'obus  et  que  le  visiteur  contemple 
avec  vénération  :  c'est  la  maison  de  l'Èclusier.  Il  est  difficile  de 
décrire  le  dédale  de  canaux  et  rivières  canalisées  qu'est  ce  point 
de  Nieuport.  Sur  le  plan  de  la  ville,  on  croirait  voir  une  gigan- 
tesque pieuvre  à  cinq  longs  tentacules  jetés  vers  le  Sud-Ouest,  le 
Sud,  le  Sud-Est,  l'Est;  la  plus  forte  est  l'Yser  canalisé.  Un  jeu 
énorme  d'écluses  règle  le  débit  de  l'eau  dans  les  canaux;  à 
l'heure  de  la  marée  basse,  on  laisse  l'Yser  hier  vers  la  mer  ; 
mais  à  la  marée  haute,  on  ferme  les  portes,  car  la  mer  s'engouf- 
frant  dans  le  bras  de  l'Yser  ferait  refluer  les  eaux  et  après  quatre 
marées  recouvrirait  le  Shooi^e  qui  redeviendrait  lagune  de  cinq, 
six,  sept  lieues  de  long  sur  une  de  large. 

Puisque  la  ligne  de  l'Y'ser  paraissait  intenable,  la  manœuvre 
s'imposait  qui  peut-être  conjurerait  un  grand  péril:  l'eau  vien- 
drait s'épandre  entre  les  défenseurs  et  les  assaillans;  dès  que  le  sol 
commencerait  à  s'imbiber,  l'armée  belge  retraiterait  rapidement 
derrière  la  chaussée  du  chemin  de  fer  qui,  haute  d'un  mètre 
cinquante  environ,  peut-être  suffirait  à  faire  obstacle  à  l'eau  ; 
l'important  serait  alors  de  tenir  aux  extrémités  de  cette  corde  de 
l'arc,  à  Nieuport  et  à  Dixmude,  pour  réduire,  sUr  celte  partie  du 
champ  de  bataille  des  Flandres,  l'ennemi  à  l'impuissance.  A  cet 
instant,  M.  Ch.  Louis  Kogge,  garde  Wateringe  et  grand  maître 
des  écluses,  devient  le  plus  précieux  auxiliaire  des  chefs  alliés. 

A  dire  vrai,  on  hésitait  encore  le  26  :  l'Etat-major  belge 
craignait  qu'il  «  ne  fût  pas  possible  de  tendre  les  inondations.  » 
On  insista. 

La  journée  du  26  avait  été  terrible  :  comme  ils  pressentaient 
le  coup  qui  allait,  de  là,  leur  être  porté,  les  Allemands  avaient 
dirigé  sur  Nieuport  et  Saint-Georges,  son  faubourg,  une  furieuse 
attaque  qu'avait  repoussée  la  42®  division,  tandis  qu'une  canon- 
nade <(  effroyable  »  se  déchaînait  de  Pervyse  à  Dixmude.  Un 
instant  même,  on  avait  pu  craindre  que  l'amiral  se  trouvât 
enlevé  :  dans  la  nuit  du  25  au  26,  des  Allemands  avaient  pu, par 
un  coup  de  surprise,  se  jeter  dans  la  ville  où,  en  pleine  rue, 


272 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


les  mitrailleuses  du  capitaine  Marcotte  de  Sainte-Marie  les 
avaient  arrete's,  puis  ils  s'e'taient  rejete's  sur  Gaeskerke  à  l'Ouest 
de  la  ville  et  de  la  rivière,  et,  arrêtés  par  la  ligne  du  chemin  de 
fer,  s'étaient  égaillés  après  avoir  lâchement  assassiné  le  com- 
mandant Jeanniot  et  quelques  marins  faits  prisonniers  au  cours 
de  cette  surprise  (1). 

Grossetti,  investi  du  commandement  de  tous  les  élémens 
français  engagés  derrière  la  rivière,  —  groupement  hétéroclite  où 
entraient, avec  les  troupes  de  la42^division,  les  fusiliers  marins, 
le  8'^  chasseurs  à  cheval,  le  6^  hussards,  les  deux  bataillons  de 
Sénégalais  de  Dixmude,  —  faisait  organiser  défensivement  la 
chaussée  du  chemin  de  fer;  sous  lui,  ses  lieutenans  les  colonels 
Glaudon,  Deville  et  de  Bazelaire  et  l'amiral  Ronarc'h,  chargés 
chacun  d'un  secteur,  tenaient  la  rivière  avec  ordre  d'assurer  à 
tout  prix  la  défense  du  front  Dixmude-Nieuport  ;  le  6^  terri- 
torial relevait  dans  les  tranchées  au  Nord  de  Pervyse  un  régi- 
ment belge.  Mais  l'artillerie  devenait  absolument  insuffisante  ; 
l'état  des  munitions  commençait  à  devenir  grave  ;  il  ne  restait 
plus  à  l'armée  belge  que  180  canons  non  encrassés  et  environ 
130  coups  par  pièce  et  les  effectifs  belges  engagés  n'étaient  plus 
que  de  14  500  hommes.  La  situation  devenait  angoissante. 

Vers  le  soir  de  la  journée  du  27,  qui  heureusement  avait  été  M 
relativement  calme,  les  défenseurs  sentirent  un  léger  frémis- 
sèment  sous  leurs  pieds  :  d'innombrables  petites  flaques  se 
produisaient,  de  minces  filets  d'eau  couraient,  les  fossés  se 
remplissaient.  On  avait  ouvert  le  matin  les  écluses  de  Nieuport 
au  flux;  le  génie  belge  travaillait  à  manœuvrer  les  crics.  Les 
Allemands  ne  soupçonnaient  pas  qu'on  allait,  en  petit,  renouveler 
contre  eux  la  célèbre  manœuvre  qu'en  1672,  grâce  aux  écluses 
de  Muyden,  les  Hollandais  avaient  opposée  à  Louis  XIV.  Ayant 
été  repoussés  avec  de  cruelles  pertes  le  26,  ils  n'attaquaient  pas 
lorsqu'il  en  était  encore  temps.  Fatigués,  ils  étaient  en  outre 
attaqués  au  Sudde  Dixmude  par  Mitry  et  une  brigade  du  9^ corps  ; 
et  il  fallait  qu'ils  s'en  préoccupassent. 

Le  28,  la  situation  paraissait  cependant  encore  «  aggravée  :  » 
un  rapport  d'aviateur  signalait  que  «  de  nombreuses  batteries 
lourdes  s'installaient  sur  les  deux  rives  de  l'Yser,  dont  le  total 

(1)  Cf.  à  ce  sujet  et  sur  les  épisodes  de  la  défense  de  Dixmude  les  articles,  — 
depuis  longtemps  célèbres,  —  de  M.  Charles  Le  Gofflc,  dans  la  Revue  des  1"  et 
15  mars  1915. 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES,  273 

paraissait  supérieur  à  cent.  »  Le  général  d'Urbal.qui  entendait 
facilitera  l'armée  belge  le  retrait  prévu,  n'en  voyait  qu'un  moyen  : 
intensifier  l'attaque  au  Sud  de  Dixmude;  le  colonel  Deville,  à 
la  tète  d'élémens  de  la  42^  glissant  vers  cette  région,  se  rendait  à 
AYoestern,  à  la  disposition  du  général  de  Mitry,  dans  la  direction 
de  Zuydscoote.  Le  reste  continuait  à  organiser  défensivement,  dans 
la  journée  du  28,  la  voie  ferrée,  tandis  que  les  marins  de  Ronarc'h 
repoussaient  à  Dixmude  de  nouveaux  assauts.  «  La  splendide  atti- 
tude et  la  résistance  des  marins,  écrit  avec  émotion  un  témoin, 
excitaient  dans  l'armée  belge  une  généreuse  émulation  et,  si 
réduite  qu'elle  fût  par  des  pertes  cruelles,  celle-ci  disputait,  avec 
une  nouvelle  énergie,  le  terrain  pied  à  pied.  «  A  la  42*^ division, 
la  38*^,  naguère  débarquée,  venait  par  ailleurs  s'ajouter  et  toutes 
deux,  —  avec  la  89^  division  territoriale,  —  constituaient  un 
magnifique  corps,  le  32^,  placé  sous  les  ordres  de  «  l'Africain,  » 
—  comme  vont  l'appeler  certaines  dépêches, —  ce  général  Hum- 
bert,  l'homme  de  Mondement,  bien  digne  de  servir  sous  un 
d'Urbal,  sous  un  Foch  ;  sa  mission  était  tout  à  la  fois  de  défendre 
le  front  attaqué  et  de  pousser  vivement  la  diversion  au  Sud-Est 
de  Dixmude,  dans  la  direction  de  Glerckem-Zaaren-ïhourout. 

L'eau  s'avançait  sournoisement,  l'inondation  recevant  toutes 
'es  douze  heures  un  nouvel  aliment.  Le  28,  à  la  tin  de  la  journée, 
une  légère  couche  d'eau  continue  s'étendait  entre  Nieuport  et 
Ramscapelle  et,  au  rapport  du  génie  belge,  passait  par-dessus 
le  pavé  même  du  chemin  de  Ramscapelle;  tous  les  fossés  débor- 
daient d'une  eau  jaune,  et  des  tranchées  allemandes  envahies 
on  voyait  sortir  les  ennemis  effarés.  De  notre  côté,  on  suivait 
avec  une  impatience  inquiète  la  marche  de  l'inondation  qui, 
écrit  un  témoin  le  29  au  soir,  «  s'étend  bien  lentement.  » 

Cette  impatience  s'expliquait  :  dans  les  journées  du  28  et  du 
29,  l'ennemi  attaquait  furieusement,  les  pieds  dans  l'eau  et 
d'autant  plus  enragé.  Le  28,  ce  fut  surtout  entre  Pervyse  et 
Dixmude  ;  il  se  heurta  aux  soldats  de  la  42",  à  quelques  élémens 
belges  et  aux  marins,  tandis  que,  sous  cette  couverture,  les 
divisions  belges  se  repliaient  en  bon  ordre  derrière  la  chaussée 
dont  l'eau  commençait  à  lécher  le  revers.  On  attendait  la  qua- 
trième marée  après  laquelle  l'inondation  deviendrait  sérieuse. 
Le  29,  un  brouillard  épais  enveloppait  choses  et  gens  :  il  favo- 
risait l'ennemi  qui,  après  une  canonnade  violente  de  dix  heures 
à  treize  heures  cinquante,  attaqua  en  rangs  serrés  de  Pervyse  à 

TOME  XL.  —  1917.  18 


274  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

Dixmude  :  nos  tirailleurs  le  rejetèrent  cependant  au  Nord- 
Est  de  la  station  de  Pervyse  ainsi  que  sur  Klosterhoek  et  Vicogne, 
tandis  que  l'aniirai  repoussait,  en  avant  de  Dixmude,  le  dixième 
assaut.  Mais  l'ennemi  poussait  fiévreusement  son  artillerie  dans 
la  boucle  et  sur  la  rive  gauche. 

Maintenant,  l'inondation  était  si  incommode  que  l'Etat- 
major  allemand  devait  s'en  préoccuper.  Sa  proie  allait  lui 
échapper.  Il  fallait  dans  les  vingt-quatre  heures  et  quand,  au 
risque  d'enfoncer  dans  l'eau  parfois  jusqu'à  la  ceinture,  on  lo 
pouvait  encore,  pousser  jusqu'à  la  voie  ferrée,  en  saisir,  à  tout 
prix,  un  point  et,  en  franchissant  ce  faible  rempart,  rendre  vaine 
l'inondation.  Le  30,  ce  fut  une  ruée  sur  Ramscapelle  tenue  par 
les  Belges.  Ceux-ci  furent  balayés  à  cinq  heures  du  matin  et  déjà 
les  Allemands,  maîtres  de  la  voie,  poussaient  leurs  hourras  de 
victoire  :  ils  dépassaient  la  station,  le  village,  couraient  vers 
l'Ouest;  ils  étaient  hideux,  mouillés  jusqu'à  mi-corps,  crottés 
jusqu'aux  cheveux,  mais  d'autant  plus  excités  à  élargir  la  trouée, 
ne  fût-ce  que  pour  échapper  à  la  plaine  inondée.  A  midi,  de 
Dixmude  à  Nieuport  courut  la  consternante  nouvelle  :  le  nou- 
veau front  était  percé  et  l'inondation  déjouée  par  l'ennemi. 

IX.   —   LA   BATAILLE    DE    l'ySER    :    LE   COMBAT    POUR    RAMSCAPELLE 

«  Là  incident  de  Ramscapelle,  écrivait  à  quatorze  heures  le 
général  d'Urbal  au  général  Humbert,  ne  modifie  pas  mes  inten- 
tions (d'offensive  sur  le  Sud).  Grosseiti  rétablira  certainement  la 
situation.  Donnez-lui  un  bataillon  et  un  groupe,  si  vous  le  jugez 
nécessaire  ;  mais  ne  vous  laissez  pas  influencer  par  ce  qui  se 
passe  de  son  côté:  vous  vous  habituerez  comme  moi,  ajoutait-il 
presque  plaisamment,  à  avoir  mal  à  l'épaule  gauche.  » 

Et,  en  efiet,  tandis  que  la  38°  division  attaquait  au  Sud 
sur  le  front  Merkem-Luyghcm  en  liaison  avec  le  groupe  Mitry, - 
Grossetti  jetait,  dès  le  30,  à  quatorze  heures,  sur  Ramscapelle,: 
avec  mission  de  reprendre  à  tout  prix  village  et  chaussée,  un 
bataillon  du  151%  un  du  8°  tirailleurs,  un  du  4^  zouaves  et 
le  16^  chasseurs  à  pied,  le  7*  de  ligne  belge  devant  déborder, 
cependant,  le  village  au  Sud  et  au  Nord. 

L'attaque  fut  d'abord  brisée  par  des  mitrailleuses  placées  ë 
la  lisière  Ouest  du  village.  On  fit  appel  à  l'artillerie  pour  une 
nouvelle  préparation.   Pendant  qu'entre  Pervyse  et  Dixmude, 


t^    BATAILLE  DES  FLANDRES.  275 

une  attaque  allemande  était  enrayée,  on  donnait  à  Ramscapelle 
un  nouvel  assaut.  Les  grosses  pièces  allemandes  faisaient  rage 
sur  toute  la  ligne,  mais  les  abords  de  Ramscapelle  surtout 
semblaient  un  enfer.  Sans  se  laisser  intimider,  aux  cris  de 
«  Vive  la  France!  »  nos  troupes,  zouaves,  tirailleurs,  chasseurs, 
fantassins,  et  les  Belges  aux  cris  de  «  Louvain,  Louvain!  »  se 
ruèrent...  Moment  critique  :  si  le  village  reste  une  nuit  de 
plus,  avec  la  chaussée,  aux  mains  de  l'ennemi,  la  bataille  de 
l'Yser  peut  tourner  en  irréparable  défaite.  Avec  des  pertes 
cruelles  nos  gens  avançaient  :  les  lisières  Ouest  et  Nord  du 
village  sont  prises,  on  se  bat  maintenant  maison  par  maison  : 
on  se  prend  à  la  gorge,  mais  les  Allemands  reculent.  A  la 
chute  du  jour,  on  a  le  village  et,  dans  la  nuit,  une  attaque  à  la 
baïonnette  permet  de  reprendre  la  chaussée  d'où  les  ennemis 
sont  rejetés  dans  l'eau,  — •  maintenant  haute,  400  prisonniers 
restant  entre  nos  mains.  Des  reconnaissances  aussitôt  poussées 
au  delà  de  la  voie  ferrée  peuvent  constater  avec  quelles  forces 
l'ennemi  a  opéré.  Dans  les  flots  bourbeux  de  la  nouvelle 
lagune,  on  voit  se  débattre  un  monde  de  blessés.  L'ennemi  en 
fuite  a  maintenant  regagné  la  rive  droite  de  la  rivière  qui,  sur 
le  terrain  inondé,  se  distingue  à  peine. 

Le  31,  l'inondation  a  gagné  Pervyse  :  déjà,  les  environs  de 
Dixmude  s'imbibent.  Le  16®  chasseurs  achève  de  nettoyer 
d'Allemands  quelques  maisons  au  Nord  de  Ramscapelle  oîi  ils 
se  sont  défendus  avec  grand  courage  et  «  vide  les  caves.  »  L'en- 
nemi ne  réattaque  pas,  ne  manifestant  sa  rage  que  par  un  bom- 
bardement plus  violent  que  jamais.  Cruellement  déçu,  (les 
prisonniers  avouent  que  deux  divisions  ont  attaqué  et  que 
l'Empereur  est  arrivé,)  plus  cruellement  éprouvé,  (ses  perles 
semblent  énormes,)  (1)  il  soufflait,  tandis  qu'attaqué  vers 
Luyghem  et  Merkem,  il  est  obligé  d'y  renforcer  sa  défense. 
«  L'ennemi,  écrit  un  sous-officier  allemand  du  24^  d'infanterie 
de  réserve,  occupe  une  position  colossale,  »  et  la  surprise  autant 
que  la  déception  allemande  se  révèle  dans  le  mot  du  sous- 
officier  Seipel  :  «  Nous  avons  a/faire  à  trop  de  Français.  » 

(1)  Un  rapport  trouvé  le  2  novembre  sur  un  mort  à  Bixchoote  révélera  que  le 
lendemain  de  Ramscapelle  un  régiment  n'avait  plus  à  mettre  en  ligne  que 
3oO  hommes.  Le  sous-officier  Seipel,  de  son  côté,  dit  dans  son  carnet  que  la 
6®  division  a  subi  «  des  pertes  considérables.  »  Un  officier  prisonnier  dira,  le 
3  novembre,  que  la  seule  bataille  du  Bas-Yser  a  coûté  aux  Allemands  30  000  hommes, 
dont  10  000  morts. 


276  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

Le  l®*"  novembre  au  matin,  une  nappe  d'eau  continue  d'où 
émergeaient  des  îlots  de  verdure,  s'étendait  de  Nieuport  aux 
environs  de  Dixmude.  Deux  canons  lourds  et  quelques  pièces 
de  campagne  s'apercevaient,  enlisés,  battus  par  le  flot  sur  lequel 
flottaient  mille  débris  hideux. 

L'ennemi  avait  reculé  derrière  la  rivière.  Un  rapport 
d'agent  anglais  signalait  qu'il  «  devait  retirer  des  troupes  du 
Nord  pour  renforcer  l'attaque  sur  Ypres.  »  Et,  de  fait,  les 
Allemands  semblent  abandonner  tout  espoir  sur  le  Bas-Yser  ; 
le  3,  les  Belges  leur  reprennent  Lombartzyde.  Nos  ennemis 
sentaient  bien  que,  sur  l'Yser,  la  partie  était  perdue.  «  Notre 
empire  est  sur  l'eau,  »  avait  dit  un  jour  leur  Empereur,  on  se 
répétait  le  mot  avec  une  ironie  légitime.  Cette  mer  dont  les 
incursions,  jadis,  faisaient  pour  les  gens  du  Noordland  une 
ennemie,  on  l'avait  appelée  en  alliée  contre  un  fléau  mille  fois 
pire.  Maintenant,  elle  s'étendait,  teinte  de  sang  allemand,  entre 
l'armée  belge  échelonnée  derrière  la  chaussée,  —  pour  combien 
de  mois,  d'années,  —  et  les  ennemis  déçus,  furieux. 

Cependant,  sur  la  rive  droite  même,  comme  une  presqu'île, 
le  redan  de  Dixmude  tenait  bon.  Un  fier  marin  maintenait 
les  drapeaux  des  deux  nations,  comme  au-dessus  d'un  cui- 
rassé battu  par  le  flot.  Les  fusiliers,  qui  parfois  s'étaient  étonnés 
du  sort  qui  les  faisaient  terriens,  souriaient  de  voir  la  mer 
revenir  à  eux,  vieille  connaissance  qui  maintenant  les  aidait  à 
braver  «  le  Boche.  » 

C'est  contre  ce  redan  insolemment  avancé  que  l'Allemand 
allait  s'acharner,  tandis  qu'il  s'efforcerait,  nous  Talions  voir,  de 
chercher  plus  au  Sud  l'accès  des  ports  de  la  Manche.  Il  le  fallait 
bien;  il  n'était  plus  permis,  ricanaient  en  i672,  après  l'ouver- 
ture des  écluses,  les  soldats  de  Guillaume  d'Orange,  il  n'était 
plus  permis  au  grand  Roi  Louis  <(  que  de  faire  les  sièges  que  les 
eaux  et  les  marées  permettraient.  »  On  en  pouvait  dire  autant  de 
Guillaume  II  le  l"  novembre  1914.  Ypres  après  Dixmude  allait 
subir  ses  assauts.  Mais  Dixmude,  hier  droite  de  la  bataille  de 
l'Yser,  devient  gauche  de  la  bataille  d'Ypres.  Celle-ci  bat  déjà  son 
plein.  Et  il  nous  faut,  avec  les  deux  armées,  glisser  vers  le  Sud. 

Le  premier  acte  du  drame  était  clos.  L'Allemand  n'avait  pu 
saisir  sa  première  proie. 

Louis  Mapelin, 
l'A  suivre. } 


MARSEILLE 

PENDANT   LA   GUERRE 


10  mai  1917. 

Dans  le  Irain,  qui  m'amène  de  Nice  à  Marseille,  nous  sommes 
un  grand  nombre  debout,  tout  le  long  du  couloir,  envahi  par 
les  soldats  et  les  officiers  permissionnaires.  Et  la  prise  de  pos- 
session du  convoi  par  les  foules  militaires  continue  à  toutes  les 
stations  importantes  :  il  en  monte  à  Antibes,  à  Cannes,  à  Saint- 
Raphaël,  à  Fréjus,  à  Toulon,  par  colonnes  profondes,  par 
groupes  compacts,  par  vagues  d'assaut.  On  se  bouscule,  on  se 
serre,  on  se  tasse  comme  on  peut.  A  mes  pieds,  un  jeune  fan- 
tassin, écrasé  de  fatigue  et  de  sommeil,  est  assis  sur  son  derrière, 
la  tète  appuyée  contre  sa  musette  en  guise  d'oreiller.  De  l'autre 
côté,  un  aspirant  de  marine  ne  sait  quelle  posture  prendre, 
pour  caser  son  long  corps.  Près  de  lui  un  monsieur  à  décora- 
tion et  à  beau  pardessus  fait  une  tête  austère  au  milieu  du 
vacarme  formidable  qui  emplit  tout  le  wagon. 

Derrière  nous,  comme  dans  le  couloir,  tout  est  bondé.  Des 
matelots,  des  fusiliers  marins,  retour  de  Salonique,  —  parmi 
lesquels  beaucoup  de  Bretons,  —  se  prélassent  sur  les  coussins 
des  premières  classes.  Oubliant  les  transes  et  le  harassement 
d'une  traversée  longue  et  mouvementée,  ils  sont  comme  pris 
d'une  ivresse  à  la  pensée  de  revoir  bientôt  le  pays.  Ils  parlent,  ils 
crient  avec  une  sorte  d'exaltation.  Ils  paradent  aussi  pour  les 
femmes,  en  contant  leurs  alertes  ou  leurs  exploits.  11  y  a  là 


278  REVUE    DES    DEUX  MONDES., 

une  bande  de  petites  bonnes  foréziennes  et  dauphinoises  qui 
ont  servi,  tout  l'hiver,  dans  les  hôtels  de  la  Riviéra,  et  qui 
s'en  retournent,  comme  les  matelots,  au  pays,  la  saison  étant 
close.  Des  bourgeoises,  hiverneuses,  femmes  d'officiers,  leur 
font  vis-à-vis  :  toutes  les  classes  sont  confondues,  il  n'y  a 
plus  de  classes.  Ou  plutôt,  il  n'y  a  plus  qu'une  classe,  image 
officielle  de  la  nation  une  et  indivisible  devant  l'ennemi... 
On  roule  dans  le  noir  et  la  chaleur.  Il  est  dix  heures  du  soir.: 
Le  train  a  du  retard,  et  l'on  s'arrête  aux  moindres  stations, 
où  l'on  continue  à  embarquer  du  monde,  toujours  des  permis- 
sionnaires, qui  s'empilent  comme  ils  peuvent  dans  les  recoins 
ou  les  réduits  encore  libres.  On  n'ose  plus  se  demander  quand 
on  arrivera,  tant  cela  traîne,  tant  le  trajet  parait  devoir  être 
interminable.  On  s'impatiente,  on  s'énerve  dans  l'air  orageux 
et  suffocant.  Alors  les  petites  bonnes  de  Saint-Etienne  et  de 
Saint-Marcellin,  pour  tuer  le  temps,  tirent  des  cahiers  de 
chansons  de  leurs  sacs  à  main,  et  se  mettent  à  chanter  le  Poilu 
de  Verdun,  ou  le  Fusilier  de  rVser...  Immédiatement,  les 
énergies  se  raniment  :  des  voix,  des  chœurs  répondent  dans 
les  autres  compartimens,  dans  les  voitures  voisines,  d'un  bout 
à  l'autre  du  convoi,  —  et  la  hurlée  formidable,  couvrant  presque 
le  bruit  des  roues,  nous  donne  la  sensation  plus  dense,  plus 
oppressante  de  l'énorme  foule,  qui  roule  avec  nous  dans  la  nuit 
et  la  fumée... 

Enfin,  nous  traversons  la  banlieue  marseillaise.  A  mesure 
que   nous  approchons  de  la   gare  Saint-Charles,  une  rumeur 
sourde,  de  plus  en  plus  perceptible,  semble  venir  au-devant  de 
notre  convoi  plein  de  clameurs  et  de  tumulte.  Le  train  se  ralentit 
toujours,  les  feux  de  la  voie  se  précisent  et  se   multiplient. 
Voici   l'arche  immense    du   hall    qui   s'ouvre    là-bas,   dans   la 
pénombre,  comme  une  caverne  fourmillante  et  confuse.  Une 
mer  humaine  encombre  les  quais.  Accroupis  sur  leurs  talons, 
à  la  mode  orientale  et  africaine,  des  milliers  de  travailleurs 
algériens  et  marocains  attendent  d'être  embarqués  à  leur  tour 
vers  des  directions  mystérieuses.  Et,  tandis  que  le  train  s'en-  : 
fonce  sous  la  haute  nef  métallique,  on  voit  s'incliner  et  onduler    : 
sans  fin  les  rouges  chéchias,  comme  des  myriades  de  coque-  ': 
licots  dans  un  champ  crépusculaire.  Serrés  les  uns  contre  les  : 
autres  à   ne  pouvoir  bouger,  comment  vont-ils  trouver  place    î 
dans  ce  convoi  déjà  si  encombré,  si   alourdi  de  chair  lasse  et   ■ 


MARSEILLE  PENDANT  LA  GUERRE.  279 

somnolente?...  Pourtant,  l'assaut  recommence,  l'effraction  vio- 
lente des  portières,  dont  les  loquets  se  rabattent,  au  milieu 
d'une  clameur  nouvelle,  qui  s'enfle,  qui  s'engouflVe  sous  le  hall, 
comme  un  grand  vent  farouche  sorti  de  toutes  ces  bouches  et 
de  toutes  ces  poitrines  d'ouvriers  et  de  soldats.  D'autres  trains 
croisent  le  nôtre.  Des  figures  bouffies  et  hagardes  de  dormeurs 
mal  éveillés  surgissent  aux  portières,  derrière  les  vitres  bruyam- 
ment baissées;  des  visages  de  toute  couleur,  des  uniformes  de 
tous  pays,  puis  des  chevaux,  des  mulets,  des  bêtes  et  des  hommes 
venus  de  l'autre  bout  de  la  planète,  Hindous,  Sénégalais,  Aus- 
traliens, Canadiens.  Dans  la  stupeur  soudaine  du  sursaut,  les 
yeux  s'affrontent,  se  scrutent  intensément  au  passage,  comme 
s'ils  cherchaient  à  saisir  on  ne  sait  quel  secret.  Oui!  pourquoi 
est-on  là?  Pourquoi  cette  rencontre  trépidante  et  brève  dans  la 
nuit,  cette  confrontation  inattendue,  entre  tant  de  gens  qui 
s'ignoraient,  qui  se  trouvent  jetés,  brusquement,  face  à  face, 
pendant  une  minute,  et  qui  ne  se  reverront  plus  jamais?  Où 
court-on?  Où  s'en  va-t-on  ainsi,  dans  les  ténèbres  et  dans  l'in- 
connu, —  vers  quelle  tragique  aventure?... 

Dehors,  sur  le  terre-plein  de  la  gare,  dans  la  lueur  mou- 
rante des  lampes  électriques  très  espacées,  l'agitation  se  calme, 
devient  presque  indistincte.  Le  flot  des  voyageurs  qui  descendent 
n'est  rien  à  côté  de  ceux  qui  partent.  Plus  loin,  l'obscurité  est 
presque  complète.  Les  boulevards  en  zigzag  qui  montent  vers 
la  station  sont  à  peu  près  déserts.  Les  hôtels  et  les  bars  ont 
éteint  leurs  feux.  Les  platanes  en  bordure,  vaguement  éclairés 
par  de  rares  becs  de  gaz,  projettent  leur  ombre  sur  les  façades 
des  maisons  hermétiquement  closes  et  sur  les  hautes  portes  de 
chêne  des  huileries  et  des  chais.  C'est  le  silence  d'une  petite 
ville  provinciale  après  le  couvre-feu. 

Et  puis,  à  mesure  qu'on  se  rapproche  des  Capucines  et  des 
Allées  de  Meilhan,  voici  que  la  rumeur  de  foule  reprend,  comme 
sur  les  quais  de  la  gare.  Cependant,  on  ne  distingue  rien,  tout 
est  dans  le  noir.  A  la  croisée  de  la  Cannebière  et  du  Cours 
Belsunce,  la  longue  voie  montante,  qui  se  développe  entre  la 
Colonne  de  Castellane  et  la  Porte  d'Aix,  et  qui  perce  d'une  vague 
trouée  rectiligne  la  masse  confuse  des  ténèbres,  semble  une 
tranchée  de  voie  ferrée  dans  une  région  montagneuse.  Le  plein 
cintre  de  l'arc  de  triomphe  baille  sur  le  ciel  nocturne  comme  la 
bouche  d'ombre  d'un  tunnel.  Mais  autour  de  vous,  la  rumeur 


280  REVUE    DES    DEUX   MONDES., 

augmente,  des  passans  vous  heurtent  jusque  sur  les  refuges 
des  tramways,  des  groupes  nombreux,  continus,  de  promeneurs 
traversent  la  chaussée,  et,  peu  à  peu,  tandis  que  les  regards 
s'habituent  à  cette  demi-obscurité,  on  s'aperçoit  qu'une  foule 
très  dense  déborde  des  trottoirs,  circule  continuellement  par  les 
larges  voies  sans  lumières.  C'est  étrange,  un  peu  inquiétant, 
ces  gens  qui  cheminent  dans  la  nuit,  cet  énorme  fourmillement 
humain,  à  peu  près  invisible,  et  que  l'on  sent  et  que  l'on  devine 
à  la  chaleur  des  corps  et  des  haleines,  aux  éclats  soudains  des 
conversations,  où  grondent  les  rauques  syllabes  africaines,  où 
détonnent  çà  et  là  les  miaulemens  félins,  les  chevrotemens 
vieillots  des  parlers  asiatiques  et  extrême-orientaux  :  foules 
de  travailleurs  et  de  soldats,  déversés  par  les  grands  croiseurs 
militaires  ou  les  grands  paquebots  transocéaniques,  foules  élé- 
gantes aussi.  Gomme  d'habitude,  Marseille  perpétue  sur  ses 
boulevards  son  animation  nocturne,  qui,  pour  être  moins  écla- 
tante, est  peut-être  plus  intense  encore  qu'en  temps  de  paix.  La 
vie  continue  tout  simplement.  On  flâne,  on  cause,  on  prend  le 
frais,  ou  on  essaie  de  se  donner  une  illusion  de  fraîcheur.  C'est 
à  peine  si  l'influence  inconsciente  des  ténèbres  met  une  sour- 
dine aux  propos  et  aux  rires.  Ni  dépression,  ni  tristesse,  pas  de 
gaîté  indécente  non  plus.  On  se  délasse  après  une  journée  de 
labeur,  voilà  tout.  On  s'adapte  spontanément  aux  circonstances, 
chacun  accepte  sans  récriminer  sa  part  d'obligations  civiques  : 
on  sait  que  c'est  la  guerre  1 

Quelle  difTérence  pourtant  avec  la  Marseille  bruyante  et 
joyeuse  d'autrefois,  aux  cafés  et  aux  bars  tout  reluisans  de 
dorures,  et  dont  les  hautes  glaces,  en  des  perspectives  mou- 
vantes et  sans  lin,  reflétaient  les  terrasses  encombrées  de  flâ- 
neurs cosmopolites,  sous  le  givre  éblouissant  des  globes  élec- 
triques !  Cette  arrivée  dans  le  noir  me  surprend  un  peu  :  elle 
contraste  singulièrement  avec  d'autres  arrivées,  si  je  puis  dire, 
plus  triomphales.  Néanmoins,  cette  Marseille  voilée  d'ombre  et 
tendue  dans  un  effort  insolite  peut  bien  dépayser  mes  yeux, 
elle  ne  contredit  point,  elle  fortifie  au  contraire  l'idée  superbe 
et  tous  les  rêves  de  force  et  de  radieuse  expansion  que  je  nourris 
autour  d'elle  depuis  bientôt  trente  ans. 

La  première  apparition  de  cette  ville  extraordinaire,  non 


MARSEILLE  PENDANT  LA  GUERRÈ.i  281 

point  seulement  Porte  de  l'Orient,  mais  grande  Porte  mondiale, 
est  liée  dans  mon  souvenir  à  l'image  riante  et  splendide  de 
toute  ,une  jeunesse  studieuse,  enivre'e  d'art  et  de  poésie,  gais 
compagnons  qui  s'élançaient  avec  tant  de  confiance  vers  un 
avenir  renouvelé,  et  dont  beaucoup  déjà  sont  morts  dans  les 
batailles  de  cette  dernière  guerre.  Quelques-uns  furent  mes 
premiers  élèves  :  c'est  un  honneur  et  un  pieux  devoir  pour 
moi  que  de  les  commémorer  au  seuil  de  ces  pages  à  la  gloire 
de  Marseille  et  de  la  Provence. 

Parmi  ces  visages,  maintenant  plus  que  virils,  émerg-e 
d'abord,  pour  moi,  celui  de  leur  chef  de  chœur  à  tous,  —  de 
Joachim  Gasquet,  poète  et  dramaturge,  le  tempérament  lyrique 
le  plus  vigoureux  et  le  plus  complet  que  je  connaisse  depuis 
Banville  et  depuis  Hugo  lui-même.  Je  songe  à  lui  avec  orgueil 
et  attendrissement.  Lorsque  je  l'avais  pour  élève  au  lycée 
d'Aix,  sa  ville  natale,  je  sortais  de  l'Ecole  normale  ;  je  n'avais 
jamais  connu  de  poètes  que  dans  les  livres.  Et  voilà  que,  sous 
la  figure  de  ce  jeune  homme  de  quinze  ans,  la  poésie  vivante 
venait  au-devant  de  moi,  portant  sur  son  front  tous  les  signes 
et  toutes  les  promesses  du  génie  adolescent.  D'instinct,  je 
l'aimai  aussitôt  comme  un  frère  plus  jeune,  parce  qu'il  m'of- 
Irait  déjà  réalisé  et  épanoui  tout  ce  qu'on  avait  comprimé  et 
presque  atrophié  chez  moi.  Je  sentais  en  lui  les  mêmes  richesses 
intérieures,  une  force,  une  fougue,  un  jaillissement , lyrique, 
que  ni  les  duretés  de  la  vie,  ni  les  austérités  chagrines  de  la 
discipline  scolaire  n'avaient  jamais  contrariés.  Je  l'aimais  sur- 
tout parce  que  je  croyais  deviner  en  lui  la  génération  qui  refe^ 
rait  la  France.  Lorrain,  vivant  à  deux  pas  de  la  nouvelle  fron- 
tière, faisant  chaque  année  de  longs  séjours  dans  nos  provinces 
annexées,  je  voyais,  par  comparaison,  que  notre  pays  était  bien 
malade,  malade  faute  de  volonté,  d'énergie  persévérante,  d'au- 
dace, d'esprit  d'entreprise,  de  sentiment  de  sa  grandeur  et  de 
toute  grandeur.  Or  ces  instincts  vitaux,  je  les  trouvais  impa- 
tiens de  s'affirmer  et  de  resplendir  chez  ce  jeune  poète  aixois. 
Sans  en  avoir  précisément  conscience,  je  lui  donnais  le  conseil 
que  Ferdinand  Bac  prête  à  un  vieux  seigneur  de  l'ancienne 
France  disant  à  son  fils  :  «  Souvenez-vous  de  faire  grand, 
dussiez-vous  y  périr  I  »  INul  n'élait  mieux  préparé  que  Gasquet 
pour  écouter  de  telles  suggestions.  Nous  nous  exaltions  alors 
,  dans  un  même  culte  pour  la  Vie,  la  Lumière,  symbole  de  la  vie 


282 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


ardente  et  magnifique,  l'Empire,  suprême  efflorescence  de 
toutes  les  énergies  d'une  race,  et  avec  cela,  —  ce  qui  est  bien 
méridional  et  bien  lorrain  aussi,  —  besoin  profond  de  l'ordre, 
aspiration  confuse  vers  la  discipline,  affirmation  un  peu 
anarchique  de  la  Loi.  Tout  cela  me  ravissait  chez  mon  élève, 
qui  était  déjà  mon  ami.  Je  sentais  que  si  mon  pays  devait 
continuer  à  vivre,  c'était  grâce  à  de  riches  natures  comme 
celle-là,  grâce  à  des  hommes  pétris  dans  cette  pâte,  taillés 
d'après  cet  idéal.  Depuis,  j'ai  connu  des  poètes  plus  fins,  plus 
distingués,  plus  artistes,  plus  émouvans  ou  même  plus  pro- 
fonds ;  je  n'ai  trouvé  chez  aucun  le  bouillonnement  de  sève 
lyrique  qui  s'épanchait  dans  les  vers  de  Gasquet.  C'est  la 
source  poétique  la  plus  opulente  que  j'aie  connue.  Et,  par  son 
sens  de  la  grandeur,  il  s'apparentait  aux  générations  héroïques 
du  Romantisme  et  de  la  Pléiade.  Parmi  les  derniers  serviteurs, 
ou  les  derniers  névrosés  d'une  littérature  assurément  très 
raffinée,  mais  expirante,  il  était  un  vivant. 

C'est  avec  lui  que  j'ai  découvert  Marseille,  voilà  longtemps 
déjà.  Notre  commune  admiration  pour  cette  grande  ville  de 
transit  et  de  commerce  n'inspirait  que  du  mépris  dans  les 
cénacles  littéraires  d'alors.  11  y  avait,  en  ce  temps-là,  une  Ecole 
d'Aix,  dont  Gasquet  était  vaguement  le  chef,  d'ailleurs  assez 
mal  écouté  et  suivi.  Il  y  avait  aussi  une  Ecole  de  Toulouse, 
voire  une  École  de  Marmande,  et,  si  je  ne  m'abuse,  une  Ecole 
de  Perpignan.  Dans  ces  petits  milieux  étroitement  régiona- 
listes,  on  jugeait  avec  dédain  nos  enthousiasmes  marseillais. 
Même  en  Provence,  il  était  de  bon  ton  de  sacrifier  Marseille  à 
Aix,  —  Aix-la-savante,  la  ville  aux  vieux  hôtels  et  aux  fon- 
taines mélodieuses,  dont  personne  plus  que  nous  n'a  aimé  la 
majestueuse  et  mélancolique  décrépitude.  Les  admirateurs 
d'Aix  se  détournaient,  avec  de  petits  airs  mijaurés,  de  celte 
Marseille  bruyante  et  quelque  peu  triviale,  de  ce  perpétuel  rou- 
lement de  charroi,  de  ce  vacarme  strident  de  locomotives  et  de 
sirènes,  de  ces  foules,  de  cette  poussière,  de  toute  cette  agita- 
tion vulgaire  enfin  !...  Gasquet  et  moi  nous  nous  y  délections. 
Il  se  montrait  assurément  moins  sensible  que  je  ne  l'étais  à  la. 
beauté  extraordinaire  de  ce  paysage  de  mer  et  de  montagnes,  — 
paysage  si  vaste  et  si  varié  qu'à  chaque  séjour  j'y  fais  de  nou- 
velles découvertes,  beauté  d'un  si  haut  style  qu'il  faut  bien 
avouer  que,  décidément,  il    n'y   a  rien  de  pareil  en  Méditer- 


MARSEILLE    PENDANT    LA    GUERRE. 


283 


ranée.  Mais  ce  qui  nous  émouvait  surtout  l'un  et  l'autre,  c'e'tait 
moins  le  spectacle  re'ellement  incomparable  que  le  foyer 
d'énergie  provençale  et  française  qu'est  Marseille.  Pour  qui 
sait  entendre  sa  leçon,  cette  grande  ville  affairée  et  matérielle 
est  une  étonnante  excitatrice  d'exaltation  poétique  et  d'activité 
positive.  Assis  à  une  table  de  cabaret,  sur  les  quais  du  Vieux- 
Port,  tandis  que  les  portefaix  pieds  nus  escaladaient  les  balan- 
celles  chargées  d'oranges  ou  les  lourds  cargos  regorgeant 
d'arachides  et  de  caroubes,  nous  nous  grisions  à  la  contempler. 
Marseille  nous  apparaissait  comme  un  lieu  de  splendeur,  de 
force,  de  luxe,  de  volupté,  de  vie  large,  active  et  joyeuse... 

Quant  à  Gasquet,  un  voyage  à  Marseille  le  mettait  pour  des 
semaines  dans  l'état  lyrique.  De  temps  en  temps,  il  venait  y 
faire  son  butin  d'émotions  et  d'images,  et,  périodiquement, 
nous  avions  coutume  de  nous  y  rencontrer.  J'arrivais  d'Alger, 
et  lui,  de  sa  vieille  maison  familiale  d'Aix-en-Provence.  On  se 
rejoignait  dans  un  café  de  la  Cannebière,  et,  tout  de  suite, 
sitôt  le  premier  déjeuner  expédié,  il  m'entraînait  dans  des 
courses  folles  et  qui  ne  prenaient  fin  que  lorsque,  rendu, 
harassé,  je  demandais  grâce.  On  partait  sans  savoir  pour  où,  ni 
pourquoi  :  l'essentiel  était  de  partir.  Brandissant  une  canne, 
l'air  inspiré,  les  yeux  brillans,  les  lèvres  vermeilles  et  comme 
humides  d'un  fruit  où  il  aurait  mordu,  solide  sur  ses  mollets 
trapus  de  fantassin,  Gasquet  dévorait  l'espace,  pendant  des 
kilomètres  et  des  kilomètres,  sous  le  soleil  ardent  et  les  flots 
de  la  poussière.  Enfin,  très  tard  dans  la  soirée,  après  des 
courses  sans  nombre,  on  rentrait  en  ville  :  je  me  laissais  choir 
à  demi  mort  de  fatigue  sur  un  banc  du  Café-glacier,  tandis  que 
mon  compagnon,  agitant  sa  canne,  commandait  intrépidement 
un  bock  et  proclamait,  devant  nos  voisins  ahuris,  que  cette 
journée  était  «  un  pur  triomin  phe ! . . .  » 


D'habitude,  on  commençait  par  monter  chez  Valère  Ber- 
nard, qui  était  déjà  officiellement  le  peintre  de  Marseille.  Il 
avait  alors  son  atelier  tout  en  haut  du  boulevard  Notre-Dame, 
proche  le  sanctuaire  de  la  Garde,  dans  une  vieille  maison  très 
grande,  que  je  ne  me  rappelle  plus  que  confusément  et  que  je 
me  représente  comme  une  sorte  de  hangar  maritime,  plein 
d'agrès,  de  câbles,  de  cordages,  de  choses  obscures  et  entassées, 


284  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

qui  sentaient  le  goudron  et  la  salure  marine.  Ce  dont  je  suis 
sûr,  c'est  qu'il  y  avait  une  écurie  au  rez-de-chaussée  :  la  bonne 
odeur  saine  des  chevaux  et  des  fourrages  pénétrait,  à  travers  les 
vieux  planchers  disjoints,  jusque  dans  le  studio.  Respectueuse- 
ment, nous  grimpions  un  rojde  escalier  obscur  et  tout  droit, 
qui  débouchait  sur  le  palier  du  maître.  A  toute  heure  nous  le 
trouvions  au  travail,  drapé  dans  sa  longue  blouse,  comme  un 
prêtre  en  surplis.  Nous  admirions  de  vastes  compositions  sym- 
boliques à  la  Puvis  de  Chavannes,  qui  étaient  de  mode  en  ce 
temps-là,  ou  nous  nous  penchions  sur  des  suites  d'eaux-forles, 
que  l'artiste  feuilletait  d'une  main  complaisante,  et  qu'il  met- 
tait sous  nos  yeux,  sans  rien,  dire.  Un  silence  auguste,  chargé 
d'émotions  et  de  pensées,  emplissait  l'atelier.  Notre  hôte  nous 
montrait  notamment  sa  fameuse  série  sur  La  Guerre,  qui  prend 
aujourd'hui  une  sorte  d'actualité  prophétique  :  c'étaient  des 
scènes  de  carnages  et  d'émeutes,  de  batailles,  de  parades  et 
d'orgies  militaires.  Gasquet  était  surtout  sensible  aux  aspects 
orgiastiques  et  dionysiaques  de  ces  gravures.  L'inspiration 
s'emparait  de  lui,  et,  à  partir  de  ce  moment  jusqu'à  la  fin  de 
la  journée,  partout  où  nous  allions,  chez  tous  nos  amis,  devant 
tous  les  sites  célèbres  de  Marseille,  les  alexandrins  et  les 
strophes  jaillissaient  de  lui  en  un  flux  torrentiel. 

Il  m'emmenait  à  l'extrémité  du  Prado,  sur  la  route  de  Mont- 
redon,  où  il  passait  les  mois  d'été  avec  sa  jeune  femme,  dans 
une  villa  au  bord  de  la  mer,  et  là,  devant  le  cercle  éblouissant 
du  golfe  et  les  îlots  crayeux  de  Planier  et  du  Chàteau-d'If,  il  se 
mettait  à  déclamer  : 

Le  matin  frissonnant,  semé  d'îles  tranquilles, 

Pose  ses  mains  au  front  des  villes. 

Elles  s'éveillent  en  chantant. 
Les  forgerons  joyeux  jettent  sur  leur  enclume 

Un  bloc  nouveau.  La  mer  s'allume. 

Les  pins  boivent  le  jour  flottant. 


Un  long  moment,  la  mer  de  roses  se  couronne, 

Les  roches  d'or  qu'elle  environne 

Sont  les  autels  aimés  des  eaux. 
Des  vaisseaux,  qui  des  dieux  montrent  encor  la  trace. 

Vont  emporter  toute  une  race 

Plus  joyeuse  que  les  oiseaux,. 


MARSEILLE    PENDANT    LA    GUERRE.,  285 

Il  était  la  voix  lyrique  et  triomphale  du  paysage.  Surtout,  il 
débordait  de  vie,  de  coniiance  dans  la  vie,  dans  l'avenir,  dans 
une  France  régénérée  par  des  disciplines  à  la  fois  neuves  et 
traditionnelles. 

D'autres  jours,  nous  étions  à  l'Estaque,  à  l'heure  du  cré- 
puscule. Par  delà  les  mauves  du  couchant,  qui  se  déployaient  à 
travers  tout  l'espace,  et  la  suavité  infinie  des  eaux,  la  Vierge 
d'or  resplendissait  au  sommet  de  la  Colline  sainte.  Gasquet 
était  alors  fiancé,  il  éprouvait  d'avance  toute  la  ferveur  de 
l'ivresse  nuptiale.  Aussitôt  il  chantait  : 

0  sœur,  que  j'ai  connue  au  milieu  des  victoires, 
Sagesse  de  mon  cœur,  ordre  parfait  des  temps, 
Sous  les  astres  pourtant,  là-bas^  des  guerres  noires 
Foulent  sous  leurs  chevaux  les  autels  du  printemps. 

J'irai,  jadis  mon  peuple  a  labouré  le  monde. 
Il  s'endort  à  présent  à  l'ombre  des  vieux  murs. 
J'ai  faim,  j'ai  soif  pour  lui,  qu'il  se  lève  et  réponde, 
Qu'il  se  dresse,  atfamé  :  les  temps  nouveaux  sont  mûrsl 

Victoire,  tout  mon  corps  nourri  de  ta  puissance. 
J'irai,  j'exciterai  cette  race  à  mon  tour. 
Astres,  d'un  siècle  d'or  annoncez  la  naissance  : 
Sur  la  terre  et  la  mer,  la  joie  est  de  retour. 

La  Victoire  !  C'est  la  haute  montagne  bleuâtre,  qui  domine 
la  plaine  d'Aix  et  dont  le  nom  perpétue  le  souvenir  de  la  défaite 
des  Cimbres  et  des  Teutons  écrasés  par  les  légions  de  Marins.; 
Sa  silhouette  symbolique  a  hanté  toute  l'enfance  et  l'adolescence 
de  Gasquet,  elle  domine  son  œuvre  comme  son  paysage  natal. 
Souvent,  il  me  conduisait  vers  elle,  par  les  chemins  ombreux 
du  Tholonet,  et,  sous  les  aiguilles  des  pins,  en  face  de  cette 
muraille  géante  qui  barre  tout  l'horizon,  il  me  récitait  son 
Départ  d'Héraclès  : 

La  pluie  a  fécondé,  ô  forêt,  tes  cheveux. 
Je  suis  pareil  à  toi,  mais  plus  que  toi  prospère. 
Je  sais  l'auguste  nom  que  m'a  légué  mon  père. 
Je  suis  libre  et  vivant,  car  je  sais  et  je  veux. 

Dieu  brûle  au  fond  de  moi,  son  souffle  est  sur  ma  face 

Rien  ne  pourra  jamais  arrêter  mon  élan, 

Et  quand  je  monterai  sur  mon  autel  brûlant, 

A  mes  pieds  j'entendrai  chanter  toute  ma  race. 


286  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

0  mère,  bénis-moi  :  je  pars  vers  l'avenir. 
Pour  me  voir  plus  longtemps,  gravis  ces  hautes  roches. 
Quelqu'un  m'appelle  au  loin,  je  pars,  les  temps  sont  proches. 
Baise  au  front  le  héros  que  je  vais  devenir! 

Ce  qu'il  y  a  d'étonnant  dans  ces  vers  de  jeunesse,  dont  les 
plus  récens  datent  de  vingt  ans  au  moins,  —  ces  vers  enivrés, 
comme  gonflés  de  force  et  délirans  de  joie,  —  c'est  le  perpétuel 
pressentiment  du  départ  tragique,  de  la  guerre  inévitable. 
Lorsqu'elle  fut  déclarée,  Gasquet  me  dit  simplement  ce  mot  : 
«  Enfin  1  »  Et  je  le  vis  partir  en  effet  pour  ce  grand  départ 
depuis  si  longtemps  pressenti,  lui,  simple  caporal  aux  tempes 
déjà  grises,  avec  les  territoriaux  de  son  escouade.  Sain  et  sauf 
par  miracle,  nommé  porte-drapeau  à  cause  de  sa  bravoure  et  de 
son  ascendant  sur  ses  hommes,  il  a  subi  plusieurs  saisons  dans 
les  tranchées  de  Lorraine.  Au  lendemain  d'une  longue  conva- 
lescence, il  m'écrivait  cette  lettre,  la  dernière  que  j'aie  reçue 
de  lui  :  «  J^ai  repris  ma  vie  guerrière.  Je  puis  passer  des  nuits 
à  l'afrùt  dans  la  neige,  courir  par  des  sentiers  gelés,  monter  à 
cheval...  Par  exemple,  il  fait  un  froid  terrible,  14  au-dessous 
de  zéro,  mais  nos  hommes  préfèrent  ce  gel  à  la  boue  et  aux 
pluies.  Ils  sont  étonnans  de  tranquille  endurance.  Nous  sommes 
en  pleine  Argonne,  dans  des  vallons  neigeux,  boisés,  tout 
déchiquetés  par  la  guerre  de  mines,  les  torpilles  et  les  obus.' 
C'est  une  guerre  toute  nouvelle  pour  nous.  On  s'y  fait  vite  :  il 
y  a  du  soleil,  c'est  l'essentiel  I  » 

Les  autres,  ses  compagnons  de  jeunesse,  ses  cam,arades  de 
collège,  ses  émules  en  poésie,  ses  cadets  et  ses  disciples,  com- 
munient-ils avec  lui  dans  cette  confiance,  dans  cette  joie  indé- 
fectible? Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  beaucoup  sont  morts 
devant  l'ennemi,  comme  les  Lionel  Des  Rieux,  les  Léo  Latil, 
et  combien  de  jeunes  Marseillais  et  Provençaux  plus  obscurs  I 
Beaucoup  aussi  ont  donné  leurs  enfans,  comme  le  poète  Paul 
Souchon,  mobilisé  à  quarante-deux  ans  avec  ses  deux  fils  :  le 
plus  jeune,  un  adolescent  aux  yeux  de  pervenche  et  au  front 
déjà  pensif,  est  tombé  sous  les  balles  allemandes.  Parcourez 
maintenant  la  région  :  presque  tous  les  foyers  sont  en  deuil., 
Dans  un  petit  village  près  de  Gardanne,  un  vieil  homme  me 
disait  qu'il  y  a  déjà  cinquante  morts.  Ces  Provençaux  ont  su 
noblement  mourir.  Pourtant,  leurs  aînés  avaient  rêvé  pour  eux 


MARSEILLE    PENDANT    LA    GUERRE.,  287 

un  autre  de.slin  que  cette  mort,  même  glorieuse.  C'est  une 
France  digne  d'eux  qui  leur  a  manqué  beaucoup  plus  qu'ils 
n'ont  manqué  à  la  B'rance.  A  cette  ardente  jeunesse,  au  lieu  des 
vagues  aspirations  qui  la  firent  se  gaspiller  en  de  vaines  aven- 
tures, il  aurait  fallu  un  idéal  national  bien  défini,  avec  un  chef 
pour  la  conduire.  Mais  il  ne  se  peut  pas  que  leur  sacrifice 
demeure  inutile  :  plus  que  jamais  nous  devons  à  leur  mémoire 
d'espérer... 


Leur  souvenir  m'accompagne  à  travers  les  rues  de  Marseille, 
transformées  par  la  guerre.  S'ils  ne  sont  plus  là,  si  l'habituelle 
population  masculine  de  travailleurs  et  de  négocians  a  sensi- 
blement baissé,  —  en  revanche  la  figuration  cosmopolite  est 
devenue  quelque  chose  d'énorme  et  d'envahissant.  Les  Balkans. 
l'Asie-Mineure,  l'Afrique  du  Nord  et  l'Afrique  occidentale, 
l'Orient  et  le  Moghreb  se  déversent  sur  la  ville  à  flots  tou- 
jours plus  nombreux  et  plus  denses.  Des  fonctionnaires  m'as- 
surent qu'en  ce  moment  Marseille  a  plus  de  six  cent  mille 
habitans. 

Le  nombre  des  Hellènes  a  considérablement  augmenté 
depuis  la  guerre.  Ces  métèques  qui,  en  temps  normal,  consti- 
tuent à  Marseille  une  importante  colonie,  se  sont  vus  renforcés 
par  des  bandes  de  fugitifs  venus  de  l'Archipel,  de  Gonstanti- 
nople  et  du  Levant.  Dans  le  quartier  qu'ils  affectionnent,  entre 
la  Gannebière,  la  place  de  la  Bourse  et  la  rue  du  Jeune^Ana- 
charsis,  les  ctîens  se  pressent  aux  devantures  des  cafés  peints 
en  bleu  et  blanc,  les  couleurs  du  pavillon  hellénique.  Des 
inscriptions  en  lettres  grecques  signalent  aux  nouveaux  débar- 
qués Jes  lieux  de  rendez-vous  de  leurs  nationaux,  —  Caphcnia 
et  Xcnodochia,  — •  avec  la  nomenclature  de  leurs  boissons  et  de 
leurs  mets  favoris.  Ils  sont  beaucoup  (beaucoup  plus  qu'on  ne 
pense),  mais  ils  font  le  moins  de  bruit  possible,  et  l'on  dirait 
qu'ils  s'évertuent  à  ne  pas  tenir  de  place.  Un  deuil,  ou  une 
pudeur,  parait  peser  sur  leurs  conciliabules.  Des  groupes  restent, 
pendant  des  heures,  assis  autour  d'une  petite  table,  devant  un 
verre  de  mastic.  Silencieux  et  fertiles  en  ruses,  ils  méditent 
dans  leurs  cœurs  des  combinaisons  profondes.  Quelques  hommes 
mûrs,  aux  nez  en  bec  d'aigle  et  aux  fortes  moustaches  de  pal- 
likares,  égrènent,  entre  leurs  doigts  velus,  le  chapelet  d'ambre 


288  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

cher  aux  Orientaux.  Un  vieillard  tourne  fébrilement  la  queue 
d'une  rose  rouge,  tandis  que  ses  petits  yeux  gris  sont  comme 
perdus  dans  des  calculs  qui  semblent  franchir  des  mers  loin- 
taines.... 

Leurs  voisins,  les  Serbes,  se  font  aussi  remarquer  par  leur 
affluence  insolite  :  officiers  aux  uniformes  flambant  neuf,  aux 
buffleteries  et  aux  bottes  éblouissantes,  ouvriers  et  paysans 
aux  complets  minables,  tout  déteints  par  l'eau  de  mer  et  les 
averses.  Parmi  eux,  des  Juifs  de  Salonique,  et  même  des  Juifs 
algériens  et  tunisiens.  Je  reconnais,  sur  les  têtes  des  femmes, 
les  mouchoirs  de  soie  h  double  corne  pendante,  qui  empri- 
sonnent les  chevelures  de  nos  Rébecca  et  de  nos  Esther,  dans 
les  petites  rues  d'Alger,  aux  alentours  de  la  place  Randon. 
En  général,  tout  ce  qui  est  algérien  et  marocain  a  élu  domicile 
aux  environs  d'un  terrain  vague,  qui  s'étend  derrière  la  Bourse, 
sur  l'emplacement  d'un  vieux  quartier,  prodigieusement  sordide 
et  pittoresque,  démoli  à  la  veille  de  la  guerre,  pour  y  faire 
un  square.  J'y  cherche  en  vain  les  venelles  noires  et  fétides, 
encombrées  de  tas  d'ordures,  où  de  perpétuelles  tendues  de 
linges  claquaient  aux  fenêtres,  sous  les  coups  du  mistral,  mais 
qui  portaient  des  noms  si  poétiques  :  rasée  la  rue  Ventomagy, 
et  la  rue  de  la  Pierre-qui-rage!  La  rue  de  la  Lune-d'Or  est 
réduite  à  un  misérable  tronçon.  Quant  à  la  rue  Pavé-d'Amour, 
elle  a  perdu  tout  un  côté  de  ses  maisons. 

C'est  une  désolation.  Une  plaie  béante  s'ouvre  dans  le  vieux 
Marseille,  un  grand  espace  bouleversé  et  coupé  de  ruines, 
comme  effondré  entre  la  Bourse  et  la  Nouvelle  Poste.  Sous  le 
soleil  méridional,  qui  dore  étrangement  les  vieux  murs,  qui 
prête  une  noblesse  au  moindre  débris  architectural,  ces  ruines 
marseillaises  vous  évoquent  tout  de  suite  un  paysage  romain, 
une  sorte  de  Ca?npo  vaccmo,  où  courent  les  poules  et  les  coqs 
du  voisinage  et  où  il  ne  manque  que  les  buffles  des  anciennes 
estampes.  Pour  peu  qu'on  y  mette  de  bonne  volonté,  l'illusion 
est  elle-même  assez  complaisante.  Là-haut,  cette  tour  moyen- 
âgeuse, avec  ses  croisillons  et  ses  mâchicoulis,  au-dessus  d'une 
grande  bâtisse  aux  murailles  dénudées,  c'est  la  tour  carrée  du 
Capitole  dominant  la  Maison  du  Sénateur.  A  gauche,  cette 
église  rococo  flanquée  d'un  campanile  italien,  ce  ne  peut  èlre 
queSaints-Gosme-et-Damien.  Cette  voie,  pavée  de  larges  dalles 
et  k  demi  enfouie  sous  les  décombres,  c'est  l'amorce  de  la  Vie 


MARSEILLE    PENDANT    LA    GUERRE.  289 

sacra,  avant  les  fouilles  du  Forum.  Et  partout  des  racines  de 
murs,  des  semblans  d'atriums  avec  des  restes  de  mosaïques, 
évidemment  de  la  décadence,  des  voûtes  éventrées  à  fleur  du 
sol...  Dans  un  coin,  une  petite  place  rustique,  ombragée  de 
quelques  platanes,  où  l'on  découvre  une  fontaine  murmurante, 
entourée  d'un  bassin  quadrangulaire  et  de  baquets  pour  les 
laveuses.  Une  Napolitaine  dépenaillée  remplit  au  goulot  de  la 
fontaine  un  affreux  bidon  à  pétrole,  en  guise  de  seau,  puis  elle 
le  place  sur  son  épaule, —  et  la  voici  qui  s'avance  avec  le  même 
rythme  et  la  même  dignité  que  si  elle  portait  une  amphore. 
Derrière  elle,  sur  le  rebord  de  la  vasque,  un  Arabe  lave  du 
linge,  en  le  pressant  en  cadence  de  ses  deux  pieds  nus,  à  la 
manière  des  foulons  antiques. 

Dans  ce  terrain  vague,  aux  vestiges  hétéroclites,  on  perd  la 
notion  des  temps  et  des  milieux.  Rome  et  l'Afrique  s'entre- 
mêlent et  s'embrouillent.  Sur  les  côtés  de  ce  moderne  Campo 
vaccino,  il  y  a  des  cafés  maures,  hantés  par  toute  une  clientèle 
en  chéchias,  en  gandouras  et  en  culottes  bouffantes.  Semblables 
à  des  autels  domestiques,  les  cheminées  lambrissées  de  faïences 
peintes  exposent  leurs  burettes  et  leurs  petites  tasses  aux 
couleurs  crues,  que  le  kaouaâji  apporte  toutes  fumantes  aux 
joueurs  d'échecs  accroupis  sur  les  nattes  des  divans.  En  face, 
proche  la  vieille  église  dominicaine  de  Saint-Ganat,  les  Balka- 
niques ont  établi  des  cafés  turcs,  aussi  primitifs  que  ceux  de 
leurs  voisins,  mais  beaucoup  moins  pittoresques  :  de  misérables 
bancs  de  bois  y  remplacent  les  divans,  et  l'attitude  sans  gloire 
de  ces  pauvres  exilés,  le  ton  discret  et  comme  craintif  de  leurs 
conversations  forment  un  vif  contraste  avec  les  façons  tapa- 
geuses et  un  peu  brutales  des  autres,  avec  les  sonorités  cuivrées 
des  gosiers  africains. 

L'Afrique  est,  ici,  maîtresse.  Elle  règne,  à  peu  près  sans 
conteste,  sur  la  majeure  partie  de  la  Vieille-Ville,  oii  ne  s'aven- 
turent guère  ni  les  Français  de  la  métropole,  ni  les  Britan- 
niques, ni  les  Hindous.  Par  la  Grand'Rue,  qui  traverse  le  Campo 
vaccino  et  le  ci-devant  boulevard  de  l'Impératrice,  l'infiltration 
africaine  pénètre  jusqu'au  cœur  de  l'antique  Massilia,  et,  par 
les  rues  aquatiques  et  grouillantes  du  Vieux-Port,  elle  monte 
jusqu'à  la  caserne,  où  sont  campés  les  coloniaux,  et  ainsi  elle 
submerge  toute  la  vieille  acropole  massiliote.  Ces  quartiers 
regorgeans  de  restaurans  populaires,  infestés  de  bouges  et  de 

TOME  XL.   —  1917.  19 


290 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


cabarets  borgnes,  semblent  appartenir  exclusivement  à  l'armée 
d'Orient  et  à  l'armée  d'Afrique.  Messieurs  les  Sénégalais  s'y 
pavanent,  par  petits  groupes  conquérans  au  milieu  des  turcos, 
des  tirailleurs,  des  spahis,  fiers  de  leurs  manteaux  rouges,  de 
leurs  chamarres  et  de  leurs  belles  bottes.  De  jeunes  officiers 
indigènes  y  viennent  aussi  étaler  avec  complaisance  les  cuirs 
jaunes  de  leurs  ceinturons  et  de  leurs  molletières.  Quelques 
fantassins  italiens  en  uniforme  gris-vert,  des  fils  adoptifs  de 
Marseille,  exhibent,  çà  et  là,  les  étoiles  nickelées  de  leurs  collets. 
Mais  c'est  le  Croissant  qui  triomphe  sur  la  plupart  des  coifTures 
militaires,  képis,  tarbouches,  et  chéchias,  —  le  croissant  de  la 
vieille  Afrique  phénicienne,  à  qui  l'Islam  l'a  dérobé.  Toute 
cette  soldatesque,  qui  fait  sonner  ses  souliers  ferrés  sur  les 
pavés  gras  de  la  Vieille- Ville,  tous  ces  jeunes  gars  au  teint 
d'ébène  et  aux  yeux  de  gazelle  sont  des  enfans  de  la  Déesse 
lunaire,  celle  qui  s'intitulait  «  la  Reine  des  choses  humides,  » 
—  la  Rabbetna,  qui  dilate  les  pupilles  des  chats,  qui  gonfle  les 
coquillages  et  qui  putréfie  les  cadavres... 

Cette  Reine  humide  et  méphitique,  maîtresse  des  germes  et 
des  pourritures,  on  dirait  qu'elle  a  élu  domicile  ici,  comme  en 
une  colonie  de  son  choix,  à  cause  de  la  véhémence  des  odeurs, 
du  foisonnement  de  l'ordure,  et,  si  l'on  peut  dire,  de  l'invrai- 
semblable splendeur  de  l'immondice.  Tous  les  habitans  de  ce 
quartier  semblent  d'ailleurs  se  porter  à  merveille.  De  même 
qu'en  Orient,  la  virulence  de  la  saleté  tue  le  microbe.  Mais  cette 
invasion  d'Africains  et  d'Orientaux  a  produit,  dans  ces  ruelles 
qui  sont  comme  des  égouts  à  ciel  ouvert,  une  telle  recrudes- 
cence de  gadoue,  de  détritus  et  d'épluchures,  que,  pris  de  décou- 
ragement devant  l'opulence  des  tas,  les  services  municipaux 
rendent  leurs  balais. 

Pour  oublier  cette  pestilence  et  le  délabrement  farouche  de 
ce  quartier,  je  cherche  vainement  un  endroit  propre,  une 
silhouette  de  bâtisse  qui  n'attriste  pas  mes  yeux.  Je  aalue  au 
passage,  près  de  l'Hôtel  de  Ville,  la  Maison  aux  Chimères,  avec 
son  portail  de  la  Renaissance,  et  la  sombre  Maison  de  Diamant 
qu'autrefois  j'ai  chantée,  et,  sur  la  place  des  Accouls,  ce  bel  hôtel 
Louis  XVI,  dont  on  a  fait  un  local  administratif.  Mais  de  sordides 
voisinages  vous  g<àtent  ces  beaux  profils  architecturaux.  Seule 
une  église  peut  purifier  et  ennoblir  une  telle  atmosphère. 
J'entre  dans  la  première  qui  s'olfre.  C'est  une  vaste  chapelle  en 


MARSEILLE    PENDANT    LA    GUERRE.  291 

rotonde,  aux  voûtes  et  aux  murailles  peinturlurées  et  dorées, 
encombrée  de  toute  une  flore  arlilicielle  et  de  toute  une  statuaire 
sicilienne  ou  napolitaine.  Un  Christ  de  grandeur  naturelle,  aux 
plaies  livides  et  saignantes,  aux  genoux  couverts  d'ecchymoses, 
est  suspendu  derrière  la  porte,  près  du  bénitier...  Soudain,  la 
porte  s'ouvre  d'une  poussée  brusque  et  violente.  Une  vieille 
femme,  complètement  vêtue  de  noir,  une  mère  ou  une  grand'- 
mère  de  soldat  sans  doute,  se  précipite  à  genoux  devant  le 
crucifix,  le  buste  élancé  en  une  supplication  muette,  les  mains 
jointes  avec  une  tension  si  fervente  des  doigts  extraordinai- 
rement  allongés,  les  yeux  levés  avec  une  telle  ardeur  de  prière, 
que  cette  pauvresse  égale  en  beauté  et  en  noblesse  d'attitude  les 
Mères  de  Douleur  les  plus  illustres.  Puis,  elle  se  prosterne,  elle 
baise  la  terre,  et  soudain,  avec  une  pieuse  familiarité,  elle  se 
relève,  s'accroupit  sur  ses  talons,  s'installe  comme  chez  elle, 
et,  le  menton  dans  la  paume  de  la  main,  les  yeux  dardés  vers 
la  Tête  couronnée  d'épines,  elle  Lui  parle,  elle  Lui  conte  toute 
sa  souffrance  à  elle... 

Ces  contrastes,  ces  foules  mouvantes  et  bigarrées,  ce  bario- 
lage amusant  ne  doivent  pas  nous  faire  perdre  de  vue  les 
dessous  du  décor,  —  l'importance  capitale  de  Marseille,  lieu 
d'échange  et  de  passage,  base  militaire  de  notre  défense  en 
Méditerranée.  Ni  Topinion  ni  nos  dirigeans  n'avaient  prévu 
cette  importance.  Il  a  fallu  la  force  des  choses,  le  déroulement 
automatique  des  circonstances  pour  imposer  des  notions  qui 
auraient  dû  être  présentes  et  précises  depuis  longtemps  dans 
les  esprits  de  ceux  qui  nous  conduisent.  Je  me  souviens  qu'en 
1914,  comme  je  parlais  de  Marseille  au  directeur  d'un  de  nos 
plus  considérables  magazines,  celui-ci  haussa  les  épaules,  en 
me  disant  :  «  Marseille?  c'est  trop  loin  du  front!  »  Personne 
ne  soupçonnait  alors  que  Marseille  commande  notre  front  de 
mer,  lequel  est  au  moins  aussi  nécessaire  que  l'autre,  attendu 
qu'il  assure,  pour  une  très  grande  part,  notre  subsistance,  nos 
ravitaillemens  en  hommes,  en  vivres  et  en  munitions,  nos 
communications  et  celles  de  nos  alliés  avec  nos  possessions 
africaines  et  asiatiques.  Une  pareille  erreur  a  été  commise  au 
sujet  de  la  Grèce  et  de  l'Espagne.  Avant  même  d'avoir  visité  ces 
deux  pays,  il  suffisait  d'y  appliquer  un  instant  sa  réflexion, 


292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  en  comprendre  tout  de  suite  la  haute  importance  straté- 
gique et  navale.  Quand,  à  la  fin  de  1915,  je  signalais,  ici  môme, 
à  travers  des  réticences  et  des  mutilations  imposées  par  la  cen- 
sure, le  danger  permanent  que  l'Espagne  représente  pour  nous, 
je  ne  rencontrai  que  des  sceptiques  ou  des  indifîérens  :  depuis, 
les  sous-marins  allemands  se  sont  chargés  de  faire  l'éducation 
de  l'esprit  public.; 

Il  suffit  de  parcourir  les  quais  de  Marseille,  pour  sentir  de 
quel  poids  cette  grande  ville  méridionale,  cette  seconde  capitale 
de  la  France,  pèse  sur  les  destinées  de  la  Patrie  tout  entière. 
Ces  kilomètres  de  môles,  de  docks,  de  hangars  sont  quelque 
chose  de  déconcertant  pour  l'imagination.  Déjà,  avant  la  guerre, 
les  ports  de  Marseille  couvraient  une  superficie  immense.  On 
les  a  prolongés  jusqu'à  l'Estaque  :  les  travaux  ne  se  sont  pas 
interrompus,  malgré  les  difficultés  de  la  main-d'œuvre.  Une 
Compagnie  suisse  en  poursuit  l'achèvement.  Bientôt,  grâce  au 
canal,  qui  va  relier  l'Estaque  à  l'Etang  de  Berre  et  celui-ci  au 
Rhône,  Marseille  pourra  communiquer  avec  notre  réseau  de 
navigation  intérieure  :  la  Porte  de  l'Orient  deviendra  de  plus 
en  plus  la  Grande  Porte  occidentale,  celle  qui  amènera  la  mer 
au  cœur  de  notre  pays. 

Sans  doute,  le  transit  habituel  de  Marseille  a  quelque  peu 
diminué  depuis  la  guerre  :  les  dangers  de  la  navigation  en 
Méditerranée  suffiraient  seuls  à  l'expliquer.  Si  l'on  visite  les 
anciens  môles,  où  nos  grandes  compagnies  maritimes  ont  leurs 
hangars  et  leurs  pontons  de  débarquement,  on  n'y  retrouve  plus 
l'animation  d'autrefois.  La  place  d'Afrique,  centre  de  cette 
région  mouvementée,  est  moins  encombrée  de  barriques  et  de 
peaux  des  Pampas,  bien  que,  cependant,  des  escouades  de  pri- 
sonniers allemands  y  entretiennent  une  activité  continuelle. 
Mais  la  direction  du  transit  s'est  déplacée.  Aujourd'hui,  le  grand 
mouvement  du  port  se  détourne  surtout,  —  ce  qui  est  très 
compréhensible  et  très  naturel,  —  vers  les  nouveaux  môles,  où 
s'effectuent  les  erabarquemens  et  les  débarquemens  de  troupes, 
de  subsistances  et  de  matériel,  où  le  génie,  l'artillerie  et 
l'intendance  ont  leurs  services  et  leurs  entrepôts. 

Un  peuple  de  travailleurs  de  toute  espèce,  de  tous  pays  et 
de  toute  couleur  assure  le  bon  fonctionnement  de  ces  services. 
Il  faut  entrer  sous  les  hangars  vitrés  du  môle  D  pour  ge  rendre 
compte  de  ce  que  mange  un  corps  expéditionnaire,  de  ce  qu'il 


MARSEILLE  PENDANT  LA  GUERRE,  293 

exige  et  de  ce  qu'il  coûte.  Annamites,  Chinois,  Marocains, 
Espagnols,  Grecs  et  Yougo-Slaves  travaillent  pour  l'armée 
d'Orient.  On  lui  envoie  de  la  farine,  de  l'avoine,  de  l'orge,  du 
maïs,  des  afïùts  de  mitrailleuses,  des  caisses  d'obus,  des  fers 
pour  les  mulets  et  les  chevaux,  des  clous  à  ferrer,  des  pointes 
et  des  varlopes  pour  les  menuisiers,  —  sans  oublier  le  vermouth 
et  le  tabac  pour  la  consolation  du  poilu.  Une  longue  file  de 
hangars,  —  qu'on  appelle  les  «  ilôts  de  la  Chambre  de  Com- 
merce, »  —  est  occupée  par  les  services  de  l'habillement  et  de 
ses  annexes.  Plus  de  vingt-cinq  millions  d'effets  sont  passés 
par  les  planches  de  ce  dépôt,  depuis  le  commencement  des 
hostilités  :  uniformes  de  chasseurs  à  cheval,  de  fantassins, 
d'alpins,  de  zouaves  et  de  turcos,  dolmans,  culottes  et  cein- 
tures sont  là  empilés  sur  des  rayons  qui  s'étagent  jusqu'au 
toit.  Chaque  mois,  le  tiers  de  ces  provisions  doit  être  renou- 
velé. Après  cela,  les  fournitures  de  toutes  sortes,  que  le  dénue- 
ment et  l'insalubrité  des  régions  orientales  rendent  indispen- 
sables :  des  toiles  de  tentes  avec  leurs  supports,  sont 
expédiées  par  ballots,  des  moustiquaires,  qu'on  nomme  des 
«  tombeaux,  »  et  qui  recouvrent  tout  le  corps  du  patient, 
comme  sous  une  carte  pliée  en  deux.  Et  l'on  voit  encore,  dans 
ces  magasins,  des  machines  à  coudre  pour  les  tailleurs  de 
régimens,  des  rasoirs  et  des  blaireaux  pour  les  coiffeurs,  des 
tas  de  bûches  et  de  charbon  pour  la  cuisine.  Plus  loiui  des 
amoncellemens  de  planches  et  de  planchettes,  voire  des  rondins 
pour  le  soutènement  des  tranchées... 

Après  avoir  ainsi  prodigué  toutes  ces  fournitures  par  mil- 
liers et  par  millions,  on  s'évertue  ensuite  à  en  sauver,  à  en 
récupérer  le  plus  qu'on  peut.  Préalablement  désinfectés  pour  la 
réexpédition  et  passés  à  l'étuve  dès  l'arrivée,  des  ballots  de 
vieux  pantalons  et  de  vieux  vestons  kakis  reviennent  à  leur 
point  de  départ.  On  les  trie,  on  les  détache,  on  les  lave  et  on  les 
ravaude  de  façon  à  les  rendre  encore  utilisables.  Des  montagnes 
d'effets  usagés  se  déploient  dans  des  locaux  particuliers.  On  y 
entrevoit  des  cavernes,  on  y  longe  des  falaises  de  vieux  souliers, 
de  harnais,  de  cuirs  de  tout  genre.  |Comme  les  habits,  tout  cela 
est  trié,  nettoyé,  assoupli,  remis  à  neuf.  Le  rebut  est  vendu  à 
de  rapaces  trafiquans  qui,  grâce  à  d'ingénieuses  préparations 
ou  k  d'astucieux  maquillages,  en  extraient  les  chaussures  qui 
s'achètent  soixante  francs  la  paire  chez  les  cordonniers  élégans. 


294  REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

Ces  services,  laborieusement  organisés,  ont  leur  pendant 
chez  nos  alliés  britanniques.  A  côté  de  nous,  les  Anglais 
occupent  leurs  môles  et  leurs  hangars  particuliers,  leurs  quais 
d'embarquement  et  leurs  entrepôts.  Les  mêmes  ouvriers  cos- 
mopolites sont  employés  de  part  et  d'autre  aux  manipulations. 
Mais  il  a  fallu  les  encadrer  de  vieux  dockers  marseillais  :  on 
n'improvise  pas  plus  un  portefaix  qu'un  commandant  d'armées, 
—  cela  soit  dit  en  passant  pour  les  fauteurs  d'une  chimérique 
mobilisation  civile  !  En  général,  ces  Orientaux  sont  de  fort 
médiocres  manœuvres.  Un  sous-officier  qui  commande  une 
escouade  de  ces  dockers  asiatiques  et  qui  est  un  véritable 
contremaître,  me  faisait  remarquer  leur  paresse,  leur  négli- 
gence, leur  tempérament  peu  débrouillard,  et  il  classait  ainsi 
ses  subordonnés  par  ordre  de  valeur  :  tout  en  bas  de  l'échelle, 
l'Annamite,  puis  le  Chinois,  le  Marocain,  le  Tunisien,  l'Algé- 
rien, enfin,  au  sommet  de  la  hiérarchie,  le  prisonnier  allemand. 
On  constatera  que,  chez  ces  travailleurs,  les  aptitudes  profes- 
sionnelles augmentent,  selon  leur  degré  de  culture  ou  d'adap- 
tation européenne.  Il  est  tout  naturel  que,  parmi  eux, 
l'Allemand,  en  sa  qualité  d'Européen,  manifeste  une  certaine 
supériorité.  Il  lui  est  facile  d'être  supérieur  à  un  Annamite 
ou  à  un  Marocain  débarqué  du  bled.  Autrement,  il  en  prend  à 
son  aise,  comme  on  dit:  il  ne  peut  pas  se  plaindre  d'être  écrasé 
de  travail.  Et  il  faut  le  surveiller  sans  cesse,  car  le  sabotage 
n'a  point  de  secrets  pour  lui  :  il  a  tôt  fait  de  déchirer  l'étolfe 
d'une  culotte  ou  de  donner  un  coup  de  couteau  dans  l'empeigne 
d'un  soulier. 

Est-il  besoin  de  l'ajouter  ?  Ces  prisonniers  sont  très 
humainement  traités.  Que  la  presse  germanique  n'essaie 
pas  de  nous  calomnier  aux  yeux  des  neutres  !  Souhaitons  seule- 
ment que  les  nôtres  aient,  en  Allemagne,  une  vie  aussi 
douce  que  les  prisonniers  allemands,  chez  nous!  J'ai  visité  en 
détail  un  de  leurs  campemens  :  j'ai  été  émerveillé  de  la  pro- 
preté et,  autant  qu'on  peut  le  leur  donner,  du  confort  de  leur 
installation.  Pour  tous  les  visiteurs  impartiaux,  il  n'y  a  qu'un 
cri  : 

—  Ils  sont  mieux  que  nos  soldats! 

J'assistai  au  retour  d'une  équipe,  qui  rentrait  du  travail, 
après  une  journée  torride.  Tous  portaient  de  larges  cha- 
peaux de  paille,  dont  les  bords  leur  couvraient  presque  com- 


MARSEILLE  PENDANT  LA  GUERRE. 


295 


plètement  les  épaules.  Le  commandant,  qui  m'accompagnait, 
me  dit  : 

—  Voyez!  ils  ont  des  chapeaux  de  planteurs,  et  le  territorial 
qui  les  escorte  n'a  même  pas  de  cache-nuque! 

Leurs  cuisines,  leurs  réfectoires  sont  parfaitement  tenus. 
Des  lavabos,  voire  des  appareils  à  douches,  ont  été  installés  en 
maints  endroits  du  campement.  Ils  ont  une  infirmerie  très 
convenablement  outillée;  ils  ont  même  une  espèce  de  casino, 
an  grand  hangar  à  la  fois  théâtre,  salle  de  récréation  et  salle  de 
lecture,  avec  un  piano,  une  bibliothèque,  des  journaux,  —  le 
tout,  il  est  vrai,  organisé  par  les  soins  d'une  association  chré- 
tienne helvétique.  Je  n'oserais  pas  affirmer  que  j'y  ai  vu  des 
fleurs.  Au  moins,  j'ai  vu,  autour  des  baraquemens,  des  jardinets 
pleins  de  gemillh,  où  poussaient  des  légumes.  A  coup  sur,  ce 
campement  n'est  pas  précisément  un  lieu  de  délices!  Sous  ces 
abris  en  planches,  nos  soldats  n'en  ont  pas  d'autres,  il  doit 
faire  terriblement  chaud  en  été,  et,  malgré  la  douceur  du 
climat  marseillais,  un  peu  froid  en  hiver.  Mais,  comme  ils  disent, 
«  la  guerre  est  la  guerre!  »  Et  ce  n'est  pas  nous  qui  l'avons 
voulue! 

Néanmoins,  si  nombreux  qu'ils  soient,  ces  prisonniers  alle- 
mands sont  loin  de  donner  la  note  dominante  dans  la  physio- 
nomie nouvelle  du  port  et  des  quais  de  IVlarseille.  Là,  comme 
partout,  l'Afrique,  —  notre  Afrique,  —  est  triomphante.  Il  faut 
assister,  entre  cinq  heures  et  demie  et  six  heures  du  soir,  à  la 
sortie  des  docks  et  des  chantiers.  Je  reconnais  bien,  au  passage, 
des  groupes  de  Catalans,  de  Mahonnais,  de  Valenciens,  de 
Grecs  d^  iles,  mais  le  flot  de  nos  u  Bicots  »  recouvre  tout.  Ils 
s'avancent  par  files  profondes,  comme  une  armée  en  marche.  Un 
chapeau  de  feuillage  enroulé  autour  de  la  chéchia,  ou  un  brin 
de  basilic  piqué  dans  la  narine,  ils  piétinent  les  rails  de  la  chaus- 
sée, en  gesticulant  et  en  criant  très  haut,  comme  des  hommes 
qui  vont  toucher  une  haute  paie  et  faire  pleuvoir  une  pluie 
d'or,  là-bas,  dans  le  gourbi  abandonné,  oîi  les  femmes,  tatouées 
de  figures  bleuâtres,  attendent  leur  mandat-poste  mensuel. 


Pour  nous  reposer  un  peu  de  ce  tumulte  et  de  cette  bigar- 
rure cosmopolites,  regardons  un  instant  Marseille  .vue  du  Vieux 
Port,  sur  le  quai  de  Rive-Neuve. 


296  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

Il  est  huit  heures  passées  :  le  cre'puscule  s'attarde  longue- 
ment dans  le  ciel,  et  le  couchant  est  encore  assez  clair  pour 
qu'on  puisse  saisir  cette  couleur  indéfinissable  qui  revêt 
d'une  splendeur  étrange  les  vieilles  bâtisses  marseillaises  : 
une  sorte  de  gris  ambré  et  chaud,  comme  flottant  dans 
une  poussière  vermeille.  En  face,  sur  l'autre  quai,  les  hautes 
maisons  aux  façades  percées  de  petites  lumières  très  bril- 
lantes semblent  faites  d'une  argile  blonde,  encore  tiède  du 
four.  Sous  ses  corniches  et  ses  moulures  rococo,  l'Hôtel  de 
Ville  prend  des  tons  orangés  de  palais  vénitien,  tandis  que, 
derrière  lui,  contre  le  firmament  d'une  pâleur  nacrée,  se  décou- 
pent la  masse  sombre  de  l'hôpital,  le  noir  clocher  des  Accouls, 
et,  à  peine  visible,  la  lanterne  dorée  de  la  Major.  Dans  l'eau 
dormante,  aux  reflets  métalliques  et  aux  exhalaisons  fiévreuses, 
des  colonnes  de  feu  s'enfoncent  verticalement  comme  des  ves- 
tiges de  cité  engloutie.  Au  milieu,  dans  l'espace  uni  et  miroitant 
laissé  libre  par  les  carènes  des  navires,  glisse  une  gaze  légère,] 
une  ombre  bleue,  refiet  du  ciel  toujours  clair,  où  vogue  un] 
unique  et  lourd  nuage  couleur  de  prune... 

Sur  le  quai  envahi  par  la  nuit,  entre  les  blocs  de  marbre  deî 
Carrare,  les  entassemens  confus  d'où  monte  la  senteur  marine] 
du  goudron,  des  petites  filles,  qui  se  tiennent  par  la  main,] 
chantent  et  font  des  rondes.  La  vergue  d'un  voilier  se  dresse 
obliquement  sur  les  profondeurs  de  l'espace,  tournée  vers  les] 
voies  innombrables  de  la  rner,  —  départ  de  nuit,  par  un  cieli 
radieux,  vers  des  paysages  que  l'on  rêve  toujours  enchantés,] 
malgré  les  sous-marins... 

Autour  des  lampadaires  qui  s'allument  de  loin  en  loin,  h 
presse  s'éclaircit  :  parmi  les  flâneurs,  on  ne  voit  plus  guère  erre  J 
que   les  soldats  permissionnaires.   Les    travailleurs  sont  déjà' 
couchés,  ou  rentrés  dans  leurs  campemens. 

Ces  campemens  des  manœuvres  coloniaux,  c'est  tout  ui 
monde  a  part.  Dès  les  premiers  mois  de  la  guerre,  il  a  falli 
subitement  loger  ces  hôtes  inattendus,  leur  improviser  des  giles 
aussi  économiques  et  expéditifs  que  possible  :  ce  ne  fut  pas  une 
petite  affaire.  Tout  de  suite,  on  songea  à  utiliser  les  anciens 
locaux  de  l'Exposition  Marseillaise  et  les  tenains  avoisinans,^ 
tout  cet  immense  parc  qui  s'étend  le  long  de  la  promenade  du 


I 


MARSEILLE  PENDANT  LA  GUERRE.  297 

Prado.  Le  grand  Palais  et  la  Galerie  des  machines  offraient  des 
baraquemens  tout  trouvés,  mais  qu'il  était  indispensable  de 
remettre  en  état  et  d'approprier  à  leur  nouvelle  destination  : 
des  dortoirs,  des  réfectoires,  des  cuisines  avec  leurs  dépen- 
dances durent  être  aménagés  en  toute  hâte.  Mais  ces  locaux 
étaient  loin  de  suffire.  On  construisit  autour  une  véritable  cité 
africaine  et  orientale,  alignement  géométrique  de  baraques  en 
planches  et  en  briques.  Pour  cela,  il  devint  nécessaire  de  bou- 
leverser l'emplacement,  de  raser  des  pelouses,  de  combler  des 
excavations  et  des  tranchées,  de  niveler  ua-sol  profondément 
raviné.  L'officier  supérieur  chargé  de  cette  tâche  s'en  acquitta  à 
merveille.  Aujourd'hui,  grâce  à  ses  soins,  l'Exposition  de  Mar- 
seille est  redevenue  le  Palais  des  Nations. 

Ces  casernemens  ouvriers  du  Prado,  qui  peuvent  contenir 
près  de  huit  mille  hommes,  sont  traversés  par  un  perpétuel 
va-et-vient  de  travailleurs  cosmopolites,  que  l'on  dirige  vers 
tous  les  points  du  territoire  où  leur  concours  est  nécessaire.  Il 
y  a  là  des  Annamites,  des  Chinois,  des  Tunisiens,  des  Algériens, 
des  Marocains,  des  Sénégalais.  On  y  a  même  vu  des  Canaques 
jusqu'à  ces  derniers  temps,  mais  on  a  dû  renoncer  aux  services 
par  trop  défectueux  de  ces  Océaniens.  En  tout  cas,  on  remarque 
toujours,  parmi  ces  troupeaux  d'Asie  et  d'Afrique,  des  Euro- 
péens très  bruns,  l'air  vigoureux  et  intelligent,  qui  portent 
l'uniforme  français  avec  un  léger  signe  distinctif  :  ce  sont  des 
déserteurs  bulgares.  On  les  emploie,  au  dehors,  à  des  travaux 
dont  il  vaut  mieux  ne  rien  dire  et  dont  ils  s'acquittent  à  la 
grande  satisfaction  de  leurs  chefs.  La  plupart  montrent  une 
bonne  volonté  méritoire  et  font  tous  leurs  efforts  pour  apprendre 
le  français.  Il  en  est  de  môme  de  nos  ouvriers  kabyles,  lesquels 
passent  pour  les  meilleurs  de  tous.  Ceux-là  s'acclimatent  faci- 
lement chez  nous,  s'adaptent  sans  trop  de  peine  à  la  vie  de  nos 
paysans.  J'ai  pu  causer  avec  l'un  d'eux,  qui  arrivait  de  la  Beauce, 
où  il  avait  travaillé  toute  une  saison  dans  une  exploitation 
agricole  :  il  parlait  couramment  le  français  et  se  déclarait 
enchanté  de  son  séjour.  Beaucoup  de  ses  compatriotes  sent 
comme  lui.  On  m'assure  que  les  lettres  qu'ils  expédient  régu- 
lièrement dans  leurs  douars,  —  très  nombreuses,  ce  qui  dénote 
une  certaine  culture  généralisée,  —  sont  au  moins  aussi  sou- 
vent rédigées  en  français  qu'en  arabe.  Tout  cela  est  de  bon 
augure.  Le  Kabyle,  si  on  l'encourage  avec  persévérance,  peut 


298 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


être,  parmi  les  Musulmans  de  l'Afrique  du  Nord,  un  élément 
assimilateur  de  premier  ordre. 

Déjà  nombre  de  ces  travailleurs  ont  adopté  le  costume 
européen.  Bien  des  Kabyles  ne  portent  plus  la  chéchia.  D'autres 
Africains,  qui  continuent  à  la  porter,  ont  jugé  plus  prudent,  ou 
plus  avantageux  pour  leur  prestige,  de  s'affubler  de  défroques  ^ 
militaires  achetées  au  décrochez-moi-ça.  Et  ainsi  des  étrangers 
peu  physionomistes  peuvent  confondre  ces  honnêtes  manœu- 
vres, sous  leur  travestissement  dépenaillé,  avec  des  prisonniers 
turcs  ou  des  soldats  coloniaux  mal  tenus.  Quant  aux  Anna- 
mites, ils  sont  à  peu  près  vêtus  comme  nos  ouvriers  d'Europe! 
Les  Chinois  ont  sacrifié  leur  queue  légendaire.  Tondus  de  près 
et  coiffés  de  larges  chapeaux  de  paille,  les  pieds  dans  des  espa- 
.drilles,  ou  chaussés  de  forts  souliers  à  clous,  ils  sont  tout 
habillés  de  bleu  à  l'instar  de  nos  mécaniciens,  sauf  qu'ils  ont 
conservé  la  culotte  bouffante  des  Orientaux.  Ainsi  vêtus  d'azur, 
ces  Célestes  apparaissent  comme  les  vrais  fils  du  Ciel.  Ils  se 
présentent  généralement  par  grandes  ma.sses,  sous,  l'aspect 
grégaire,  et  quand,  à  la  sortie  des  docks  ou  des  chantiers,  ils  se 
répandent  sur  le  pavé  en  un  énorme  flot  ininterrompu,  on 
dirait  un  jaillissement  de  turquoise  en  fusion. 

Les  chaleurs  presque  tropicales  de  ces  derniers  jours  prin- 
taniers  leur  donnent  sans  doute  l'illusion  du  soleil  d'Extrême- 
Orient.  Nus  jusqu'à  la  ceinture,  ou  même  complètement  nus, 
ils  se  plongent  dans. le  bassin  qui  s'arrondit  devant  la  façade 
exotique  du  Grand  Palais,  parmi  les  grenouilles  et  les  monstres 
de  faïence  qui  émergent  de  l'eau.  Des  sapins  et  des  cèdres, 
profilés  en  silhouettes  aiguës  et  précises  sur  le  bleu  dense  du 
ciel  achèvent  d'évoquer  l'atmosphère  japonaise  ou  chinoise.; 
Et  dans  ce  parc  marseillais,  à  deux  pas  du  Château  Borély, 
—  pur  joyau  de  style  Louis  XVI,  —  on  est  tout  surpris  de 
rencontrer  un  paysage,  qu'on  n'avait  jamais  contemplé,  jusque- 
là,  .  que  sur  les  ventres  des  potiches,  ou  sur  les  soies  des 
paravens. 

Marseille,  Porte  de  l'Orient,  est  la  première  à  bénéficier  du 
travail  de  ces  Orientaux.  Il  est  évident  que,  même  en  temps  de 
guerre,  certaines  de  ses  industries  ont  pris  un  essor  nouveau.] 
Des  esprits  chagrins  lui  en  ont  fait  un  crime.  Mais  par  quelle 
sotte  pudeur  s'en  cacherait-elle?  N'est-il  pas  honorable,  au 
contraire,   d'avoir  pu   maintenir   et  développer   cette  activité 


I 


MARSEILLE  PENDANT  LA  GUERRE,  299 

industrielle,  au  milieu  des  pires  difficulte's  économiques,  d'avoir 
donne  l'exemple  du  travail,  de  l'esprit  d'initiative  et  d'organi- 
sation, quand  ailleurs  on  pataugeait  dans  le  gâchis,  on  s'enlisait 
dans  la  paresse  et  la  routine?  Que  Marseille  se  soit  enrichie, 
c'est  évident.  Mais  demain,  après  la  paix,  le  pays  n'aura  jamais 
trop  de  capitaux  disponibles.  Aujourd'hui  même,  il  en  a  besoin 
pour  se  refaire,  pour  relever  les  ruines  des  régions  dévastées  : 
c'est  à  quoi  contribuera  sans  doute  VOEuvre  de  la  Provence 
pour  le  Nord,  dont  le  Comité  à  peine  formé  a  déjà  réuni 
deux  millions  et  dont  les  ressources  vont  sans  cesse  en  s'aug- 
mentant... 

* 

A  côté  de  ces  campemens  ouvriers  et,  un  peu  partout,  dans 
les  faubourgs  et  dans  la  banlieue  marseillaise,  s'essaiment  les 
campemens  militaires,  beaucoup  plus  nombreux  et,  en  généi:al, 
aussi  vastes  que  les  précède ns.  Troupes  françaises,  troupes 
britanniques  et  alliées,  permissionnaires  de  l'armée  métropoli- 
taine, de  l'armée  d'Afrique,  ou  de  l'armée  d'Orient,  occupent  de 
véritables  territoires,  qu'il  a  fallu,  comme  pour  les  travailleurs 
coloniaux,  aménager  aussi  rapidement  que  possible. 

Les  cantonnemens  de  VAmerican  Park  et  du  Skating  de 
l'Exposition  représentent  la  plus  considérable  de  ces  agglomé- 
rations militaires  :  deux  mille  cinq  cents,  trois  mille  hommes, 
quelquefois  même  jusqu'à  quatre  mille,  y  sont  abrités  et  nourris 
journellement.  Ces  hôtes  sont  des  nomades  qui  ne  font  que 
passer.  Ils  s'arrêtent  ici  sur  la  route  de  Salonique,  d'Alger  ou 
du  Caire.  Le  campement  en  reçoit  de  cinquante-cinq  à  soixante 
mille  par  mois  :  c'est  la  grande  étape  entre  les  deux  fronts.  Bien 
que  les  métropolitains  y  foisonnent,  les  coloniaux,  les  indigènes 
d'Afrique  et  d'Indo-Ghine  forment  le  gros  des  contingens.  Même 
bigarrure  de  blancs,  de  jaunes  et  de  noirs  que  dans  les  bara- 
quemens  des  manœuvres.  Joignons-y  des  Yougo-Slaves  et, 
—  détail  significatif,  qui  requiert  nos  réflexions,  —  des  engagés 
volontaires  japonais.  Mais  si  spacieux  que  soient  ces  locaux, 
ils  n'ont  pas  tardé  à  devenir  insuffisans.  Il  a  fallu  en  créer 
d'autres.  Le  camp  de  la  Delorme  et  les  cantonnemens  des 
Nouvelles  Facultés,  sur  la  place  Victor-Hugo,  proche  la  gare 
centrale,  se  sont  ouverts  aussi  pour  abriter,  outre  les  déta- 
chemens  de  la  garnison,  des  troupes  de  passage,  surtout  celles 


300  REVUE    DES    DEUX    MONDES.^ 

qui  stationnent  peu  de  temps  à  Marseille  et  qu'on  achemine,  par 
voie  ferrée,  vers  des  directions  spéciales.  Des  écuries  de  chevaux 
et  de  mulets  ont  été  installées  aussi  dans  ces  baraquemens 
supplémentaires.  Ailleurs  (qui  le  croirait?)  les  ânes,  les  petits 
ânes  d'Algérie,  si  vifs,  si  fringans,  et,  si  l'on,  ose  dire,  si  spiri- 
tuels, ont  un  camp  pour  eux  tout  seuls.  Le  parc  aux  ânes 
du  boulevard  Rabatteau  est  une  des  singularités  et  une  des  ^ 
attractions  du  Marseille  de  guerre.  Ces  bêtes  indépendantes  et 
capricieuses  rendent  à  nos  soldats  d'inappréciables  services. 
Je  les  regarde,  derrière  les  palissades  de  leurs  boxes,  se  frotter  | 
mélancoliquement  l'une  contre  l'autre,  en  agitant  leurs  longues 
oreilles.  Pauvres  bourricots  dépaysés,  se  doutent-ils  des  corvées 
héroïques  auxquelles  on  les  destine  et  qu'ils  accompliront  comme 
la  chose  la  plus  simple  du  monde,  en  braves  petits  Africains 
qu'ils  sont?...  Car,  dans  ce  grand  carnage  de  l'Occident,  les 
bêtes  ont  payé  de  leur  sang  comme  les  hommes  :  ânes,  chevaux 
et  mulets,  plus  de  quatre  cent  mille  sont  passés  par  ces  écuries 
pour  prendre  le  chemin  des  fronts.  Et  comment  dénombrer  ceux 
que  le  commerce  et  l'industrie  marseillaises  ont  employés 
depuis  trois  ans,  sur  les  quais  et  leurs  chantiers,  pour  les  ser- 
vices des  subsistances  et  des  munitions  ?  Chaque  fois  que  je 
m'arrête  sur  la  place  d'Aix,  devant  cet  arc-de-triomphe,  qui 
voit  passer  tant  de  malheureuses  bêtes  fourbues,  écrasées  sous 
le  poids  des  charges,  je  me  dis  que  la  municipalité  remplirait 
un  devoir  de  stricte  gratitude,  en  faisant  graver  au  fronton 
cette  belle  inscription  en  lettres  d'or  :  «  Aux  chevaux  de  Mar- 
seille, la  Cité  reconnaissante  !  » 

Mais  Marseille  a  tant  d'hôtes  à  caser,  k  héberger,  à  amuser 
même!  Avec  le  soin  de  notre  ravitaillement  à  tous,  civils  et 
militaires,  elle  assume  des  fonctions  hospitalières  si  diverses 
qu'elle  n'a  pas  le  temps  de  songer  aux  animaux  1 

Parmi  les  installations  étrangères  auxquelles  elle  a  dû  pour- 
voir, il  sied  de  rappeler,  en  passant,  celle  des  Russes,  qui,  un 
beau  matin,  lui  débarquèrent  de  Wladivostock.  Leur  campement 
existe  toujours.  Mais  ces  contingens  ne  sauraient  se  comparer 
aux  contingens  britanniques.  Quoique  numériquement  bien 
inférieure  à  la  base  française,  la  base  anglaise  de  Marseille  a 
une  importance  qui  ne  saurait  échapper  même  au  passant  le 
plus  distrait.  Ils  sont  partout  dans  la  banlieue.  A  la  Pointe 
Rouge,  ils  ont  un  camp  spécialement  alfecté  aux  troupes  hin- 


MARSEILLE    PENDANT    LA    GUERRE.  301 

doues  et  qui  comprend  un  hôpital  et  des  infirmeries.  La  cava- 
lerie asiatique  est  parquée  à  La  Yalentine  et  à  La  Barasse, 
l'infanterie  au  Parc  Borély.  A  Santi  et  à  Garcassonne,  à  Bonne- 
veine  enfin,  on  a  construit  des  canlonnemens  pour  l'infanterie 
anglaise.  Sur  les  boulevards  exte'rieurs,  le  camp  Fournier  reçoit 
un  dépôt  de  cavalerie.  Et  constamment,  dans  le  port  de  la 
Joliette,  des  navires  ancrés  et  prêts  à  partir  constituent  de  véri- 
tables casernes  flottantes. 

Il  est  certain  que  ces  troupes  jetées  du  jour  au  lendemain, 
et  par  milliers,  sur  le  pavé  de  Marseille,  y  ont  causé  d'abord 
un  certain  JDrouhaha  et  même  quelque  confusion.  Mais  petit  à 
petit  tout  s'est  tassé  et  arrangé.  A  part  certaines  excentri- 
cités un  peu  vives,  comme  il  s'en  commet  dans  toutes  les 
villes  de  garnison,  les  soldats  et  les  officiers  anglais  ont  tenu 
à  donner  à  leurs  hôtes  un  parfait  exemple  de  correction  et  de 
discipline. 

Puis,  les  jours  succédant  aux  jours,  à  mesure  qu'une 
intimité  plus  étroite  s'établissait  entre  l'indigène  et  l'étranger, 
la  cordialité  britannique  a  prouvé  qu'elle  ne  le  cédait  point,  en 
chaleur  de  paroles  et  de  sentimens,  à  la  cordialité  provençale. 
Le  maire  de  Marseille,  M.  Eugène  Pierre,  me  disait  qu'il  avait 
reçu,  à  l'occasion  du  dernier  nouvel  an,  avec  les  vœux  très  ami- 
caux du  commandant  anglais,  des  protestations  enthousiastes  de 
gratitude,  d'attachement  et  de  patriotisme  marseillais.  Ce  même 
officier  supérieur,  le  très  distingué  et  très  aimable  colonel  T., 
à  qui  je  parlais  de  l'armée  anglaise,  me  répondit  avec  une 
charmante  vivacité  : 

—  11  n'y  a  pas  d'armée  anglaise  :  il  y  a  l'armée  franco-bri- 
tannique! 

Gomment  s'étonner  qu'avec  ces  façons  courtoises  et  frater- 
nelles, et  aussi  avec  leur  prodigalité  bien  connue,  les  Anglais 
soient  très  populaires,  non  seulement  parmi  les  commerçans, 
mais  dans  toute  la  ville  ?  Leurs  officiers  y  entretiennent  une 
animation,  une  gaîté,  un  train  de  vie,  qui  ont  permis  à  Mar- 
seille de  traverser,  sans  trop  s'en  apercevoir,  les  heures  les  plus 
sombres  de  cette  guerre.  Leurs  troupes  asiatiques  sont  un  des 
grands  spectacles  pittoresques  de  la  rue  marseillaise  et  la  joie 
des  badauds. 

Quand  les  Allemands  jettent  à  la  tête  de  ces  Orientaux 
l'épithète  de  «  barbares,  »  c'est  bientôt  dit,  en  vérité.  Ce  qu'il 


302  REVUE    DES    DEUX    M0NDE3* 

y  a  de  sûr,  en  tout  cas,  c'est  que  ces  troupes  de  couleur  sont,- 
comme  les  nôtres,  admirables.  Il  suffit  de  les  voir  manœuvrer, 
comme  de  voir  défiler  nos  Sénégalais,  le  sac  au  dos  et  le  fusil 
sur  l'épaule,  pour  que,  tout  de  suite,  on  s'écrie: 

—  Voilà  des  soldats! 

Ces  vieilles  races  de  l'Inde  sont  à  la  fois  très  militaires  et 
très  aristocratiques.  Elles  sont  aussi  très  modernes.  Lorsqu'on 
pénètre  dans  leurs  campemens,  on  est  frappé  d'abord  par  leur 
tenue  extérieurv^.  et  aussi  morale,  par  le  raffinement  de  leurs 
usages,  la  persistance  de  traditions  très  archaïques  et  l'habi- 
tude déjà  sensible  du  confort  européen. 

A  l'exercice,  en  train  de  manœuvrer  leurs  lances  ou  leurs 
sabres  à  larges  coquilles,  véritables  colichemardes  de  drame 
romantique,  ils  font  songer  à  des  guerriers  du  Moyen  Age. 
Mais  ces  preux  Asiatiques  se  tubent  et  se  douchent  quotidienne- 
ment comme  des  Anglais  :  il  est  vrai  qu'ensuite  ils  ont  coutume 
de  se  frotter  d'huile  comme  des  lutteurs  antiques.  Ils  mangent 
nos  lentilles  et  nos  pimens,  qu'ils  écrasent  avec  un  rouleau 
sur  une  pierre  tendre  et  dont  ils  font  une  sorte  de  pâte  écar- 
late;  mais  le  beurre,  dont  ils  usent,  vient  de  leur  pays,  soudé 
dans  de  grandes  boites  de  fer-blanc.  Ils  en  assaisonnent  des 
plats  spéciaux  qui  mijotent  sur  des  réchauds  de  terre  brune. 
Leur  cuisine,  d'ailleurs  entravée  par  toute  espèce  de  prescrip- 
tions religieuses,  est  d'une  extrême  propreté.  Il  faut  voir  les 
boulangers  accroupis  rouler  sur  une  planche  circulaire  de 
petites  boules  de  pàto,  les  taper  sur  le  bois  saupoudré  de  farine 
et  les  étendre  prestement  en  galettes  souples  et  minces  comme 
des  crêpes  :  ils  en  tirent  des  pains  azymes,  d'une  couleur  dorée 
et  d'un  goût  délicieux.  Ces  hommes  propres  ont  leurs  mosquées 
établies  dans  le  camp,  à  peine  distinctes  des  autres  tentes,  mais 
tapissées  de  belles  nattes  en  paille  de  riz.  Seule  la  couleur  d'un 
étendard  distingue  de  la  mosquée  musulmane  la  pagode  des 
Sikhs,  sectateurs  de  Brahma.  A  côté  dé  ces  lieux  de  prière,  très 
primitifs  comme  décor  et  comme  mobilier,  ils  ont  des  salles  de 
récréation,  munies  de  débits  de  tabac  et  de  bars  à  boissons 
indigènes,  de  phonographes,  d'harmoniums,  de  jeux  de  toute 
espèce,  jeux  hindous  et  jeux  européens.  Près  de  la  porte  d'entrée, 
sur  un  tableau  noir,  on  inscrit  deux  fois  par  jour  les  dépêches 
des  communiqués,  en  caractères  persans  et  hindoustanis.  Beau- 
coup d'entre  eux  sont  des  lettrés.  On  me  dit  même  que  certains 


MARSEILLE    PENDANT    LA    GUERRE.  303 

de  leurs  officiers  parlent  notre  langue  bien  plus  correctement 
que  l'anglais. 

Avec  leurs  belles  barbes  en  éventail,  leurs  turbans  aux 
cacbe-nuques  largement  étalés,  tout  leur  accoutrement  d'Orien- 
taux, les  Hindous  ont  fini  par  se  fondre  dans  la  vieille  couleur 
locale  marseillaise.  Aujourd'hui,  on  remarque  à  peine  leur 
présence.  Mais,  au  début  de  la  guerre,  lorsque  des  régimens 
entiers  débarquaient  à  la  Joliette,  lorsque,  en  files  intermi- 
nables, ils  traversaient  la  Gannebière  et  le  Cours  Belsunce,  avec 
leurs  fourgons,  leurs  mitrailleuses,  leurs  lourds  camions  auto- 
mobiles qui  ébranlent  les  pavés,  ce  fut,  pour  le  patriotisme 
provençal,  un  réconfort  inoubliable  :  la  puissance  de  l'Empire 
britannique  était  à  nos  côtés.  Et  voici  qu'en  constatant  la  force 
de  nos  amis  et  alliés,  on  s'aperçut  d'une  chose,  qu'on  n'avait 
pas  assez  remarquée  jusque-là,  dont  on  n'avait  pour  ainsi  dire 
pas  conscience  :  la  force  de  l'Empire  français.  Après  que  nos 
colonies  africaines  et  asiatiques  eurent  déversé  sur  les  quais  de 
Marseille  de  véritables  armées,  des  troupeaux  de  bètes  de 
somme  et  de  boucherie,  des  tonnes  de  vivres  et  de  marchan- 
dises, nous  ne  pouvions  plus  douter  de  nous-mêmes  ni  de  nos 
ressources.  Nous  prîmes  une  première  idée  confuse  de  notre 
grandeur  réelle,  comme  de  notre  grandeur  possible.  Sur  près  de 
quatre  milllions  d'hommes  qui  sont  passés  ici  depuis  le  début 
des  hostilités,  trois  millions  sont  des  soldats  français. 

* 
*  * 

A  mesure  que  la  guerre  sous-marine  s'intensifie,  ce  déploie- 
ment de  force,  —  non  seulement  préventive,  mais  offensive 
et  défensive,  —  s'amplifie  et  s'accentue  d'un  bout  à  l'autre  du 
front  de  mer  méditerranéen.  Il  devient  aussi  actif,  sinon  aussi 
meurtrier,  que  le  front  terrestre  occidental.  Partout,  l'image  de 
la  guerre  est  présente.  A  ceux  qui  seraient  tentés  de  l'oublier, 
les  campemens  et  les  hôpitaux  disséminés  sur  tout  le  littoral 
auraient  tôt  fait  de  la  rappeler.  Même  dans  les  villes  hiver- 
nales, villes  de  paresse  et  de  plaisir,  où  il  semble  que  l'on 
devrait  être  à  l'abri  de  l'efTervescence  belliqueuse,  il  faut 
prendre  sa  part  des  gênes  et  des  tribulations  civiques,  qui 
s'imposent  à  tout  le  pays. 

Comme  au  temps  des  pirates  barbaresques  et  des  soudaines 
agressions  sarrasines,  on  tourne  les  yeux  vers  la  haute   mer 


304 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


avec  un  sentiment  nouveau,  qui  n'est  pas  précisément  de  l'admi- 
ration pour  la  beauté  du  paysage.  Mais  nos  gardes-côtes  et  nos 
avions  font  bonne  garde.  A  toute  heure  du  jour  et  de  la  nuit, 
on  entend  ronfler  les  moteurs  de  nos  sentinelles  aériennes. 
Telle  une  cage  géante,  celte  baie  ou  cette  anse  du  rivage  est 
toute  bruissante  de  leur  vol.  On  les  voit  planer  très  près  du 
regard,  avec  leurs  queues  recourbées  de  monstres  marins  et 
leurs  ailes  d'oiseaux,  —  s'abaisser  d'une  brusque  chute,  raser 
le  flot,  s'y  ébrouer  dans  des  jaillissemens  d'écume,  comme  de 
lourds  albatros,  puis  remonter  et  se  perdre  dans  l'espace.  On  ne 
les  distingue  plus,  mais  on  est  assourdi  par  l'immense  vibration 
farouche  que  leurs  hélices  déchaînent  par  tout  le  ciel.  Lorsqu'ils 
sont  très  nombreux,  cette  rumeur  céleste  a  quelque  chose 
d'un  bruit  panique,  d'un  tumulte  sacré  :  c'est  le  grondement 
des  sphères,  tel  que  l'imaginaient  les  poètes  et  les  métaphy- 
siciens antiques.  A  de  certains  momens,  on  dirait  une  marche 
héroïque  ou  nuptiale,  jouée  là-haut,  sur  des  orgues  géantes, 
par  un  musicien  de  l'Azur.  Et,  tandis  que  le  fracas  de  la  grande 
phrase  mélodique  se  déroule  à  travers  l'étendue,  les  maîtres 
dépossédés  de  ces  régions  aériennes,  les  oiseaux  du  ciel,  s'en- 
fuient devant  les  oiseaux  de  la  terre,  en  longues  files  affolées, 
comme  chassés  en  déroute  par  le  battement  des  ailes  de  la 
Victoire... 

A  ces  hydravions,  dont  le  rayon  de  surveillance  est  forcément 
assez  restreint,  on  a  dû  joindre  d'autres  moyens  de  défense  et 
d'attaque  encore  plus  efficaces.  Parmi  ces  moyens  d'action,  nos 
Alliés  se  sont  chargés  d'en  fournir  quelques-uns.  Par  exemple, 
ce  n'a  pas  été  une  mince  surprise  pour  la  population  marseil- 
laise, que  de  voir  des  torpilleurs  japonais  jeter  l'ancre  dans  le 
port,  tandis  que  des  cargos  nippons  continuaient  à  stationner 
derrière  les  môles  de  la  Joliette.  Ces  navires  de  chasse  ont  déjà 
fait  de  bonne  besogne  contre  les  sous-marins  germaniques.  Ils 
sont  aussi,  pour  des  yeux  attentifs,  un  des  spectacles  les  plus 
suggestifs  et  les  plus  stimulateurs  d'énergie  morale,  que  nous 
ait  donnés  cette  guerre. 

En  tout  cas,  l'attention  du  peuple  de  Marseille  est  vivement 
frappée  par  la  présence  de  ces  torpilleurs.  Deux  fois  par  jour, 
matin  et  soir-  à  l'heure  du  salut  au  drapeau,  des  foules  s'amas- 
sent le  long  des  quais,  avides  de  contempler  les  élégans  navires, 
aux  poupes  arrondies,  aux  carènes  luisantes  et  nettes  comme 


Marseille  pendant  la  oûerrei.  305 

des  boîtes  de  laque.  On  regarde  ces  équipages  inconnus,  ces 
petits  hommes  lestes  et  musclés,  qui  semblent  bondir  aux  coups 
de  sifflet,  aux  appels  des  sonneries  si  semblables  aux  nôtres,  mais 
qui  portent  sur  leurs  bérets  des  inscriptions  en  caractères  énig- 
matiques.  Ils  vont  et  viennent  avec  une  légèreté  d'acrobates, 
tandis  qu'à  l'extrémité  du  pont,  les  officiers,  assis  sur  desplians, 
fument  des  cigares  ou  jouent  de  l'éventail...  Soudain,  une  son- 
nerie retentit,  puis  un  coup  de  canon  :  instantanément,  tout 
s'arrête,  le  mouvement  est  suspendu  sur  le  navire.  D'un  bout 
à  l'autre  du  pont,  le  long  des  passerelles  et  des  vergues,  on  ne 
vo*''  ^x'us  que  des  files  blanches  de  matelots,  immobilisés  dans 
un  geste  identique  de  salutation  militaire  et  religieuse.  Des 
trompettes  sonnent  une  musique  étrange,  qui  n'a  plus  rien  de 
commun  avec  les  nôtres,  une  musique  telle  qu'on  en  doit 
entendre,  là-bas,  dans  les  temples  de  bois  peint,  où  brûlent  les 
bâtonnets  d'encens,  parmi  les  tintemens  clairs  des  gongs.  Et, 
—  comme  soulevé  par  l'hymne  qui  perpétue  la  psalmodie  pieuse 
des  ancêtres,  — •  sur  la  blancheur  symbolique  de  .son  étendard, 
le  rouge  Soleil  nippon  monte  dans  une  apothéose... 

Regardez-les  bien,  gens  de  Marseille,  et  vous  tous,  gens  de 
notre  France,  regardez-les,  ces  petits  hommes  jaunes  venus  de 
si  loin  sur  lès  coques  de  fer  de  leurs  navires,  et,  devant  un 
symbole  national  et  religieux  vieux  de  trois  mille  ans,  raidis 
dans  une  attitude  hiératique,  comme  des  statues  de  la  Disci- 
pline !... 

Louis  Bertrand. 


lOME   XL.  —  1917.  20 


RÉCITS  DE  L'INVASION 


L'OUBLIÉE 


(1) 


M"*  Estier  rentrait  de  l'hôpital  en  traversant  le  Luxem- 
bourg. Il  était  rare  qu'elle  fût  libre  assez  tôt  pour  goûter  ce 
plaisir,  et  il  lui  était  plus  habituel  de  gagner  la  rue  de  Fleurus 
à  la  nuit  noire,  en  contournant  les  grilles  du  jardin  clos. 
C'était  un  soir  rose  et  glacé  de  la  première  semaine  de  février  ; 
le  jet  d'eau  qui  fusait  d'un  pilier  de  glace  dispersait  dans  la 
solitude  enchantée  du  crépuscule  son  bruissant  cristal.  Une 
lune  bleuâtre,  phosphoresc^ente  à  peine,  montait  au-dessus 
de  La  terrasse  en  demi-cercle  couronnée  de  marronniers. 
M"'®  Estier,  enveloppée  jusqu'au  menton  dans  sa  jaquette  de 
fourrure,  marchait  d'un  pas  allègre.  Après  la  journée  de  travail 
chaude,  heurtée,  bourdonnante,  elle  avançait  les  joues  roses, 
la  bouche  entr'ouverte  et  voilée  de  vapeur,  dans  l'air  froid  qui 
faisait  bleuir  les  visages  moins  jeunes  et  se  recroqueviller  les 
corps  moins  actifs.  Elle  jouissait  physiquement  de  cet  air  dur 
et  pur  et  de  sa  propre  vigueur  qu'une  marche  rapide  et  bien 
rythmée  reposait  des  fatigues  du  jour  ,  mais  c'était  sans  y  faire 
attention.  L'hôpital  peuplait  encore  son  esprit  ;  elle  emportait 
avec  elle_,  dans  les  oreilles,  dans  les  narines,  l'atmosphère  de  la 

(1)  Copyright  by  Camille  Mayran. 


L  OUBLIEE. 


307 


grande  maison  malodorante  où  l'on  apprend  à  connaître  d'une 
façon  si  amèrement  détaillée  la  douleur,  la  patience,  la  soli- 
tude, l'humilité.  Le  médecin-chef  devait  amputer  demain  un 
de  ses  malades.  Elle  pensait  à  l'innocente  figure  de  petit  paysan 
qui  venait  encore  de  lui  sourire  sur  l'oreiller,  puis  au  vide  qu'il 
y  aurait,  dans  quelques  heures,  à  la  place  du  pauvre  membre 
qu'elle  avait  longtemps  soigné.  Cela  ne  se  supportait  pas  facile- 
ment I  Elle  pressait  le  pas  :  «  C'est  incroyable,  se  disait-elle, 
que  je  n'aie  jamais  pu  m'habituer  à  ces  amputations  I  » 

Le  Luxembourg  était  si  beau  qu'arrivée  au  bord  de  la  ter- 
rasse, au  lieu  d'en  descendre  les  marches,  elle  alla  s'appuyer  à 
la  balustrade,  derrière  laquelle  s'alignent  les  romantiques 
reines  de  France.  Elle  reposa  son  regard  sur  le  grand  cercle 
désert  étendu  à  ses  pieds  entre  les  deux  terrasses.  Le  sol  avait 
cette  nuance  presque  invisible,  ce  gris  si  pâle  des  fortes  gelées. 
Les  marronniers  d'en  face  entrelaçaient  leurs  brunes  ramures 
contre  le  ciel  couleur  de  lilas.  A  droite,  les  vieux  platanes 
s'échevelaient  plus  haut  dans  l'infini  de  l'azur  cendré.  C'était 
ce  soir  mystérieux  qui  revient,  fidèle  et  furtif,  une  fois  chaque 
année  au  penchant  de  l'hiver,  ce  soir  léger,  ce  soir  transpa- 
rent qu'on  reconnaît  soudain  comme  un  parfum  et  qui  vous 
fait  dire  avec  un  délicieux  étonnement  :  «  Ah!  commue  les  jours 
allongent  !  »  L'heure  nouvelle  conquise  sur  la  nuit  de.  l'hiver 
parut  suave  à  la  jeune  femme  dont  le  cœur  vivait  depuis  long- 
temps d'attente  et  d'espérance.  Elle  évoqua  son  mari,  —  l'hô- 
pital recula  vers  d'indifférens  lointains.  L'absent  était  là  ;  elle 
s'appuyait  à  son  épaule...  Elle  goûta  une  seconde  d'illusion 
fraîche  et  surprenante  comme  à  l'assoiffé  qui  se  penche  sur  un 
puits  l'odeur  de  l'eau.  Elle  serra  les  dents  et  se  redit  l'acte  de 
foi  quotidien  que  cette  grise  lueur  du  premier  printemps  rendit 
plus  intense  :  «  Il  me  reviendra.  » 

Une  femme  en  deuil,  conduisant  par  la  main  un  petit 
garçon,  apparut  du  côté  des  grands  platanes.  La  solitude  était 
si  complète  que  tout  de  suite  M™^  Estier  remarqua  le  petit 
groupe.  Les  doux  silhouettes,  nettement  détachées  sur  le  sol 
blafard,  lui  produisirent  une  impression  de  mélancolie.  Que 
tout  le  monde  avait  donc  l'air  chétif  et  triste  dans  ce  froid  ! 
Elle  les  suivit  vaguement  des  yeux  jusqu'au  bord  du  bassin  où 
elles  s'arrêtèrent  devant  la  fiexible  aigrette  de  cristal.  Alors, 
sans  savoir  pourquoi,.  M"""  Estier  se  mit  à  penser  à  Vouziers  où 


308 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


elle  avait  été  élevée  dans  un  joli  couvent  et  à  son  amie  de  pen- 
sion, Denise  Huleau,  la  petite  Nise  comme  on  disait,  qui  s'était 
fiancée  tout  juste  après  elle,  six  mois  avant  la  guerre,  et 
n'avait  pu  se  marier  avant  que  l'invasion  l'eût  emprisonnée 
à  Vouziers.  «  Pauvre  petite  Nise,  si  bizarre,  si  gentille,  qu'est- 
elle  devenue?  »  Sur  cette  réflexion,  M""^  Estier  sentit  l'onglée 
lui  mordre  les  pieds,  et  elle  reprit  vivement  sa  marche.  Elle 
passa  près  du  bassin  gelé,  sauf,  au  milieu,  un  rond  noir  oîi 
retombait  la  pluie  du  jet  d'eau.  Elle  croisa  la  femme  en  deuil, 
qui  tenait  dans  son  manchon  d'astrakan  la  main  du  petit 
garçon.  Puis  elle  entendit  une  voix  frêle,  presque  cristalline, 
qui  disait:  «Quand  le  bassin  sera  dégelé,  Léonard,  je  te  donnerai 
un  petit  bateau.  » 

M*"^  Estier  se  retourna  :  cette  voix  charmante  avait  pour 
elle  un  son  si  familier  !  Elle  fit  quelques  pas  derrière  la  prome- 
neuse, puis,  s'écartant  un  peu,  essaya  de  distinguer  un  profil 
sous  les  bords  du  chapeau  noir,  et  soudain  elle  s'avança  en 
murmurant  : 

—  Denise!  Est-ce  possible? 

—  Oh!  Adrienne î  s'écria  la  voix  frêle. 

Et  deux  jeunes  visages  glacés  se  pressèrent  avec  ferveur. 

—  Depuis  quand  es-tu  revenue? 

—  J'ai  été  rapatriée  en  décembre. 

—  Et  tu  ne  m'as  rien  dit  ? 

—  Pas  encore.  Ne  m'en  veuille  pas. 

Et  les  grands  yeux  timides  se  baissèrent. 

Adrienne  Estier  dit  tout  bas,  en  touchant  le  voile  de  crêpe  : 

—  Je  n'ose  pas  t'interroger? 
Denise  dit  : 

—  Mon  frère  Max  il  y  a  un  an,  maman  k  l'automne. 
Muettes,  elles  s'embrassèrent  de  nouveau. 

Puis  M'""  Estier  demanda  : 

—  Rentre  avec  moi,  c'est  tout  près  ;  où  habites-tu? 

—  A  l'hôtel  Corneille. 

—  A  l'hôtel!  Mais,  Denise,  tu  m'as  oubliée!  ' 

—  Non,  non,  dit  Denise  avec  un  battement  nerveux  des 
paupières.  Mais  tu  ne  sais  pas...  J'ai  traversé  des  choses  très 
dures.  Écoute,  pas  encore  ce  soir,  demain  si  tu  veux... 

Adrienne  Estier  chercha  les  yeux  de  son  amie,  de  grands 
yeux  dont  elle  avait  aimé  la  clarté  depuis  l'enfance. 


l'oubliée.  309 

—  Encore  M"'  Huleau?  demanda-t-elle  d'une  voix  tendre.- 

—  Oui. 

Il  y  eut  une  seconde  de  silence.  M™^  Estier  regarda  le  petit 
garçon  qui  avait  laisse  sa  main  dans  le  manchon  de  M"« Huleau. 
Mais  elle  ne  demanda  plus  rien. 

—  Je  suis  à  l'hôpital  toute  la  journe'e,  reprit-elle,  au  mieux 
je  rentre  pour  six  heures  :  tu  me  resteras  à  diner... 

La  jeune  fille  secoua  la  tête.  M™'  Estier  la  prit  dans  ses  bras 
et  sentit  frémir  les  minces  épaules.  «  A  demain,  dit  encore 
Denise  Huleau  avec  un  sourire  plein*  d'une  grâce  humble  et 
blessée.  Comme  tu  es  bonne,  comme  je  vais  être  heureuse  que 
tu  m'aies  trouvéel  »  Puis  elle  se  retourna  vers  le  muet  petit 
garçon,  lui  sourit  aussi  et  l'entraînant,  elle  s'éloigna  rapi- 
dement vers  la  Fontaine  Médicis. 

L'entrevue  avait  été  si  brève  dans  l'ombre  du  soir  que 
M"®  Estier  aurait  pu  se  demander  si  elle  n'avait  pas  rêvé. 

La  nuit,  dans  sa  jolie  chambre  do  jeune  mariée,  où  le 
berceau  de  son  bébé  était  posé  près  de  son  lit,  elle  dormit  mal., 
La  pâle  figure  de  la  petite  Nise  lui  apparaissait  voletant  décolorée 
parmi  des  feuilles  mortes.  C'était  dans  un  bois  où  un  amputé 
courait  sur  des  béquilles,  furieux  et  cherchant  sa  jambe. 
Elle  se  réveillait  la  tète  pleine  de  confusion,  le  cœur  étreint 
—  et  elle  pensait  :  «  Pauvre  petite  Nise,  pauvre  mignonne  1 
Est-ce  qu'elle  est  vraiment  seule  dans  la  vie  maintenant? 
Son  fiancé?  elle  ne  l'a  pas  nommé...  il  a  dû  arriver  quelque 
chose...  Et  qu'est-ce  que  c'est  que  ce  petit  garçon?  »  A  peine 
s'assoupissait-elle  que  de  nouveaux  songes  peuplaient  son 
sommeil  de  chuchotemens  douloureux  :  c'était  M"'^  Huleau, 
blanche  comme  la  cire,  qui  murmurait  pendant  qu'on  la 
mettait  en  bière  :  «  Faites  bien  attention  à  Nise  ;  »  et  Denise 
répondait  d'une  voix  impatiente  :  «  Ne  dites  pas  cela,  maman; 
il  n'y  a  plus  personne  pour  faire  attention  à  moi.  Ah!  sil 
les  deux  bouleaux  dans  le  jardin.  Pardonnez-moi,  maman  I  » 
et  la  voix  s'éteignait  dans  un  long  soupir. 

Vers  deux  heures,  Adrienne  Estier  se  leva,  alluma  sa  lampe 
et  alla  ouvrir  un  petit  secrétaire  où  étaient  rangés  quelques 
souvenirs  de  sa  vie  de  jeune  fille.  Elle  en  sortit  une  enveloppe 
pleine  de  photographies  et  un  paquet  de  lettres  qu'elle  ouvrit 
aussitôt  recouchée.  C'étaient  les  lettres  que  Denise  Huleau  avait 
écrites  à  son   amie   entre   la   dix-huitième   et   la   vinçt-troi- 


3^10  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

sième  année,  pendant  les  séparations  de  l'été  ou  du  printemps. 
La  jeune  femme  se  mit  à  les  relire  :  de  gracieuses  lettres  d'un 
ton  modeste  et  tendre  où  passait  quelquefois  comme  un  frisson 
de  mélancolie.  Gomme  des  lettres  de  vieille  dame,  elles  commen- 
çaient presque  toujours  par  :  «  Ma  belle...  » 

Adrienne  Estier  sourit  en  revoyant  cette  appellation.  Au 
couvent,  autrefois,  on  disait  :  «  jolie  comme  Adrienne!  »  Elle 
leva  les  yeux  vers  le  miroir  pendu  en  face  de  son  lit  et 
regarda  sa  longue  figure  claire  aux  traits  fins.  Un  instant  elle 
pensa  à  son  mari  :  «  Je  ne  lui  ai  jamais  montré  mes  vieux 
trésors,  »  se  dit-elle.  Je  me  demande  s'il  comprendrait?  » 
Puis  elle  s'absorba  longuement  dans  ses  photographies.  C'étaient 
d'abord  des  groupes  de  pensionnaires  sous  les  lilas  de  leur 
couvent.  Denise  Huleau  était  là,  toujours  au  premier  rang 
parce  qu'elle  était  la  plus  petite,  assise  au  bout  du  banc  avec 
un  air  de  diablotin,  des  cheveux  de  soie  pâle  ébouriffés  autour 
de  son  front  et  des  yeux  si  grands,  si  clairs,  si  sensibles... 
Une  étrange  petite  fille,  changeante  et  pleine  de  mystère!  Elle 
n'était  pas  jolie,  trop  pâle  avec  un  nez  rond  quelconque,  —  un 
ovale  médiocrement  dessiné,  —  mais  quand  elle  était  émue  et 
qu'un  peu  de  rose  léger  palpitait  a  ses  joues,  elle  devenait  ravis- 
sante. Elle  intéressait  tout  le  monde  par  sa  mobilité.  Il  y  avait 
des  jours  où  l'on  disait  :  «  Tiens,  Nise  a  ses  yeux  de  feu  d'ar- 
tifice! »  et,  dès  le  lendemain,  quelquefois  :  <t  Tiens,  Nrse  est 
sous  la  cendre!  » 

Ces  jours-là,  les  jours  de  cendre,  elle  n'était  plus  qu'une 
pauvre  petite  chose  vague,  chétive,  accablée  par  les  leçons 
trop  difficiles,  les  exigences  de  la  règle,  les  taquineries  des 
compagnes.  Adrienne  se  rappela  Nise,  le  buste  enfoncé  sous  le 
couvercle  de  son  pupitre,  s'abandonnant  au  désespoir.  Elle  se 
rappela  aussi  que,  devant  ce  couvercle  spasmodiquement  secoué, 
elle  avait  un  jour  haussé  les  épaules,  et  la  honte  soudaine 
que  lui  avait  causée  le  regard  profond  et  compatissant  d'une 
jeune  maîtresse.  Elle  sentait  encore  aux  joues  la  chaleur  de  ce 
moment-là,  et  dans  son  cœur,  avec  le  subit  renversement  de 
son  orgueil  d'enfant  sage  —  la  perception  obscure,  poignante 
d'un  mystère  de  tristesse  qui  enveloppait  sa  petite  amie.  En 
rentrant  à  la  maison  elle  avait  demandé  à  ses  parens  :  «  Nise 
Huleau,  elle  a  perdu  son  père,  n'est-ce  pas?  Est-ce  qu'il  y  a 
longtemps?  »  Plus  tard  on  lui  avait  raconté  la  longue  agonie 


l'oubliée-  311 

de  Denys  Huleau,  paralysé  en  pleine  jeunesse  par  une  lésion  de 
la  moelle  dont  il  avait  mis  trois  ans  à  mourir.  Quand  Denise 
était  venue  au  monde,  sœur  cadette  de  deux  garçons,  le  mal 
était  déjà  là.  L'enfant  portait  en  elle  quelque  chose  d'une  nature 
malade,  une  avidité  découragée.  Elle  ne  ressemblait  pas  du  tout 
à  sa  mère,  et  d'après  les  portraits  qu'Adrienne  avait  pu  voir 
toute  sa  vie  dans  la  maison  des  Huleau,  pas  à  son  père  non 
plus, —  quoiqu'elle  tint  de  lui  le  front  bombé  et  le  blond  léger 
des  cheveux.  Dans  ses  jours  de  rêverie,  Adrienne  avait  song'é 
quelquefois  :  elle  ressemble  à  la  maladie  de  son  père,  —  elle 
reproduit  ce  qu'a  pu  sentir,  ce  qu'a  pu  souffrir  cet  être  jeune  et 
condamné,  cet  infirme  amoureux,  cette  âme  qui  dans  la  gangue 
d'un  corps  paralysé  s'affolait  par  momens  du  désir  de  vivre. 
On  savait  que  le  ménage  Huleau  avait  été  passionnément  uni. 
jyjme  Huleau  qui,  après  son  veuvage  ne  quitta  plus  jamais  le 
deuil,  vit  grandir  d'un  œil  un  peu  lointain  et  presque  sévère  ce 
troisième  enfant.  C'était  comme  si  elle  n'eût  pas  cru  tout  à 
fait  que  cette  créature  sensitive  et  singulière  fût  vraiment 
son  enfant  à  elle,  le  dernier  fruit  de  sa  jeunesse  et  de  son 
amour  brisé.  Veuve,  elle  avait  essayé  de  supporter  la  vie 
en  s'adonnant  à  la  dévotion  et  aux  bonnes  œuvres;  son  carac- 
tère s'était  précisé,  simplifié  sous  l'action  d'une  rigide  disci- 
pline. C'était  une  femme  de  volonté  cornélienne.  Lorsqu'elle 
retrouva  quelque  joie,  ce  fut  par  ses  fils  qui  lui  ressemblaient 
et  dont  les  études  exceptionnellement  brillantes  lui  apportèrent 
cet  élément  de  fierté  qu'une  femme  de  son  espèce  regarde 
instinctivement  comme  son  dû.  Mais  Denise,  trop  petite,  trop 
nerveuse,  avec  ses  accès  de  convoitise  et  ses  désespoirs,  l'inquié- 
tait sans  émouvoir  vraiment  son  cœur. 

Tout  en  scrutant  ses  photographies  de  couvent.  M""*  Estier 
reformait  intérieurement  l'image  de  sa  petite  compagne,  dans 
les  années  qui  suivent  ta  première  communion.  Comme  elle 
était  touchante  et  charmante,  cette  enfant  chétive  dont  les  yeux 
pâles  avaient  de  subites  ardeurs  1  Sur  ses  tempes  presque  transpa- 
rentes sinuail  une  coulée  bleue.  Sçs  cheveux,  nattés  en  semaine 
sur  le  sarrau  noir,  s'étalaient  le  dimanche  entre  ses  deux 
épaules,  —  un  flot  soyeux,  d'un  blond  où  l'on  eût  dit  qu'était 
coulé  un  peu  d'argent,  et  qui  luisait  avec  un  éclat  tiède.  Ce 
flot  sur  sa  robe  de  pensionnaire,  c'était  comme  l'épanchement 
visible  d'une  qualité  secrète  de  son  être,  l'effluve  émané  de  sa 


312  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

douceur  profonde.  Elle  avait  de  petites  mains  fiévreuses,  tou- 
jours chaudes,  égratignées  par  les  chats.  La  raisonnable 
Adrienne  éprouvait  tant  d'attrait  pour  ces  petites  mains  que 
souvent,  pendant  l'étude,  elle  les  cherchait  sous  le  pupitre 
voisin  et  leur  abandonnait  la  sienne... 

A  seize  ans,  Denise  avait  été  prise  de  la  fièvre  typhoïde  et 
était  restée  un  mois  en  danger.  Au  couvent,  on  avait  beaucoup 
prié  pour  elle.  Dès  qu'elle  n'était  plus  là,  chacun  sentait  le 
besoin  qu'on  avait  de  sa  présence,  de  son  charme  humble  et 
ardent,  de  sa  douceur  faible,  de  ses  grands  yeux  où  les  événe- 
mens  quotidiens  se  coloraient  d'une  manière  imprévue.  Quand 
Denise  n'y  venait  plus,  les  leçons  de  littérature  n'étaient  pas 
moins  intéressantes,  ni  le  jeu  de  barres  moins  animé,  ni  le 
chant  du  salut  à  la  chapelle  moins  pieux.  Mais  c'est  au  fond  de 
soi-même  que  l'on  sentait  manquer  quelque  chose  d'indéfinis- 
sable, comme  si  toute  la  série  bien  rythmée  des  heures  se  dérou- 
lait sur  un  fond  d'ennui.  Adrienne  se  rappelait  la  classe  de 
seconde  consacrant  ses  récréations  à  réciter  le  chapelet,  sous  les 
acacias  du  jardin,  pour  la  guérison  de  la  petite  Nise.  Pendant* 
longtemps,  l'idée  de  fièvre  typhoïde  était  restée  associée  pour 
elle  à  l'odeur  des  grappes  molles  que  le  souffle  de  juin  balançait 
au-dessus  de  la  procession. 

A  la  rentrée  d'octobre,  Nise  était  revenue  changée,  grai. die 
d'un  seul  jet,  avec  des  cheveux  courts  qui  faisaient  un  désordre 
soyeux  sur  sa  tête.  Elle  avait  l'air  perdu,  comme  si  son  âme 
d'enfant  ne  pouvait  pas  s'accommoder  de  ce  corps  transformé, 
allongé,  alangui.  Elle  s'abandonnait  à  des  crises  de  larmes,  en 
pleine  classe,  sans  aucun  instinct  de  cacher  ses  peines  comme 
font  les  grandes  personnes.  A  cette  époque,  un  sentiment  pas- 
sionné qu'elle  éprouvait  pour  la  maîtresse  d'études  épuisait  les 
forces  de  son  être  en  désarroi.  Quand  la  jeune  Mère  Perpétue,  | 
. —  droite  eomme  un  cierge,  —  la  tête  haute  et  souriante,  la 
démarche  invariablement  calme,  venait  prendre  la  garde  de 
l'étude  ou  de  la  récréation,  on  voyait  Denise  Huleau  rougir  et 
se  troubler.  Plusieurs  de  ses  compagnes,  en  l'observant  à  de 
tels  momens,  avaient  senti  leur  curiosité  demi-moqueuse  se 
muer  en  une  étrange  émotion  :  le  visage  malheureux  et  ravi  de 
la  petite  Nise  exerçait  un  magnétisme,  Adrienne  s'attardait 
dans  la  nuit  froide  et  silencieuse  à  cette  évocation  de  souvenirs, 
les  chauds  souvenirs  de  la  prime  jeunesse,  de  l'éclosion.  Pai 


l'oubliée.  313 

delà  l'horreur  monotone  de  l'hôpital  et  des  récits  de  guerre,  par 
lelà  les  brutalités,  les  angoisses,  les  désastres  de  chaque  jour 
°X  tout  cet  épouvantable  étonnement,  quelle  tendre  lumière 
brillait  sur  le  couvent  de  Vouziers  !  L'insomnieuso,  triste,  se 
penchait  sur  une  autre  petite  image,  non  plus  un  groupe  de 
classe,  mais  une  photographie  d'amateur  tirée  un  après-midi 
d'été  par  une  élève  qui  avait  apporté  son  kodak  h  la  récréation  : 
c'était  Nise,  debout,  en  uniforme  d'écolière,  les  épaules  minces 
et  tombantes  sous  la  pèlerine  plate,  la  tête  un  peu  inclinée  de 
côté,  la  bouche  aux  coins  tendrement  incurvés,  le  petit  front 
bombé,  les  yeux  pareils  à  deux  fontaines  transparentes.  — 
«  Pauvre  petite  mignonne  !  songeait  Adrienne,  qu'est-ce  que  la 
guerre  t'aura  fait,  à  toi?  »  Et  elle  sentit  le  poids  des  deux  ans 
et  demi  de  silence  et  de  douleur  qui  venaient  4e  passer  sur  sa 
ville  natale,  sur  tout  le  petit  monde  de  son  enfance  et  de  sa 
jeunesse,  sur  son  amie.  En  contraste  avec  la  silhouette  énigma- 
tique  et  endeuillée  qu'elle  avait  embrassée  an  crépuscule,  près 
du  bassin,  la  fantaisie  du  souvenir  lui  montra  Nise  un  soir  de 
bal,  chez  une  de  ses  tantes.  Cette  petite  Nise,  toute  chétive  et 
maladroite  qu'elle  était  restée  parmi  ses  compagnes  devenues 
de  sveltes  et  vigoureuses  jeunes  filles,  dansait  avec  délices,  — • 
et  comme  un  sylphe.  Le  soir  de  ce  bal,  elle  était  apparue  por- 
tant une  robe  d'un  rouge  clair  de  coquelicot,  —  bien  hardie 
pour  Vouziers,  mais  cette  sévère  M'"*=  Huleau  savait  ce  qui  était 
joli!  — dans  laquelle  sa  pâleur  s'enflammait  comme  une  fleui 
blanche  dans  l'incandescence  de  midi.  Elle  avait  dansé  infati- 
gablement, enivrée,  sans  orgueil,  sans  coquetterie,  lumineuse 
comme  le  duvet  qui  flotte  et  tournoie  dans  l'air.  Les  groupes, 
inévitablement  massés  dans  les  portes,  la  regardaient.  On 
disait  :  «  Elle  est  étonnante!  C'est  Gendrillon!  »  Mais  la  chose 
qui  ravissait  encore  la  mémoire  d' Adrienne,  c'était  le  radieux 
regard  que  sa  petite  amie  lui  avait  jeté  plus  d'une  fois  par- 
dessus l'épaule  d'un  danseur,  quand  elles  se  croisaient  dans 
les  remous  de  la  valse.  Quel  infini  de  confiance,  quelle  puis- 
sance d'aimer  dans  ce  regard!  Aucune  jeune  fille  n'avait  cei 
amoureux  éclair,  aucune  n'était  aussi  ouverte,  —  simple  et 
singulière  à  la  fois,  comme  les  enfans  de  l'immense  nature 
inconsciente,  comme  une  fleur  qui  déplie  sans  inquiétude  au 
soleil  sa  corolle  où  s'inscrit  un  dessin  étrange.  Les  obscurités, 
les  tristesses,  les  violences  de  l'âge  des  tempêtes  avaient  passée 


314,  REVUE    DES    DEUX    MONDES.- 

On  est  plus  heureux  et  plus  calme  à  vingt  ans  qu'à  seize.  Mais 
dans  l'âge  nouveau,  les  traits  inaltérés  de  l'enfance  apparais- 
saient plus  purs.  On  sentait  dans  tout  son  être  une  irrémédiable 
sincérité,  une  naïveté  que  la  vie  ne  changerait  pas,  quelque  chose 
d'humble,  de  réfractaire  à  toute  prétention  et  même  à  toute 
élégance,  quelque  chose  d'aérien  et  de  sauvage,  quelque  chose 
de  passionné.  A  côté  d'elle,  des  filles  plus  jolies  et  mieux  faites 
semblaient  vulgaires  ;  les  petitesses  cachées  devenaient  sensibles. 

Adrienne  était  arrivée  au  bout  du  petit  paquet  de  photogra- 
phies; elle  tenait  la  dernière  dans  sa  main.  Elle  l'avait  prise 
elle-même,  elle  s'en  souvenait  bien,  dans  le  jardin  de  M™''  Hu- 
leau  pendant  une  courte  visite  qu'elle  faisait  à  Vouziers  au 
retour  de  son  voyage  de  noces.  La  petite  feuille  était  encore 
toute  fraîche...  Pourtant,  ce  printemps  de  4914,  comme  c'était 
loin!  Denise  avait  vingt-quatre  ans;  elle  était  fiancée  depuis 
trois  mois,  elle  devait  se  marier  à  l'automne,  aussitôt  que  son 
fiancé,  professeur  de  philosophie  dans  un  lycée  de  Paris  et  qui 
préparait  le  doctorat,  aurait  achevé  d'écrire  sa  petite  thèse.  Il 
était  venu  passer  auprès  d'elle  les  congés  de  la  Pentecôte. 
Adrienne  avait  été  invitée  pour  faire  sa  connaissance.  On  avait 
pris  le  thé  dans  le  jardin  qu'embaumaient  les  seringas.  «  Sais-tu 
qu'il  est  exquis?  »  avait-elle  dit  à  Denise  au  tournant  d'une 
allée.  C'était  un  grand  jeune  homme,  mince,  qui  avait  un  beau 
front  élevé,  une  figure  tout  en  hauteur,  des  yeux  gris  légère- 
ment inégaux  dans  de  profonds  orbites,  des  moustaches  et  une 
petite  barbe  châtain  doré  entre  lesquelles  on  voyait  la  lèvre 
inférieure,  fine  et  vivement  colorée.  Ses  mains  étaient  longues 
et  noueuses.  Il  parlait  d'une  voix  scandée,  un  peu  âpre,  qui  se 
faisait  quelquefois  très  caressante.  «  Denise,  disait-il  en  souriant 
avec  l'air  d'un  homme  perdu  dans  un  rêve  d'opium,  promettez- 
moi  que  nous  ne  passerons  jamais  la  Pentecôte  ailleurs  qu'à 
Vouziers.  » 

C'était  un  ami  de  Max  Huleaa,  alors  élève  de  troisième  année 
à  l'Ecole  normale.  Il  s'appelait  Philippe  Brunel.  Denise  l'avait 
connu  au  cours  d'un  séjour  à  Paris  où  sa  mère  l'emmenait 
quelquefois  voir  son  frère.  Au  séjour  suivant,,  les  deux  jeunes 
gens  s'étaient  fiancés. 

Ils  étaient  là,  tous  les  deux  sur  la  petite  feuille  encore 
fraîche  et  luisante,  couple  fluet  dans  la  moiteur  d'un  jour  de 
juin.  Ils  avaient  un  aspect  irréel,  —  on  n'aurait  su  dire  pour- 


l'oubliée,.  315 

quoi,  —  elle  avec  une  figure  de  première  Communion;  lui, 
oh!  lui,  bizarre,  charmant  du  reste,  avec  une  expression  à 
la  fois  voluptueuse  et  distraite,  comme  s'il  jouissait  non  pas 
de  l'heure  présente,  mais  de  quelque  lointaine  transposition  de 
cette  heure  en  musique  ou  en  philosophie...  L'image  évoquait 
pour  Adrienne  les  frais  et  forts  parfums  de  la  Pentecôte,  et  les 
rossignols  du  jardin  de  M"*  Huleau. 

Elle  remit  dans  leurs  enveloppes  les  lettres  et  les  photogra- 
phies, les  posa  SUT  sa  petite  table  ;  elle  regarda  son  bébé  qui,  sous 
sa  lente  de  mousseline  bleue,  les  lèvres  entr'ouvertes,  semblait 
sucer  le  sommeil  comme  du  lait;  une  seconde,  elle  pensa  au 
mystère  de  la  croissance,  h  l'inexorable  enchevêtrement  de 
forces  qui  du  dedans  et  du  dehors  pousse  chaque  être  à  son 
destin...  elle  soupira,  éteignit  sa  lampe,  essaya  de  dormir.  Mais 
elle  avait  trop  ouvert  l'écluse  des  souvenirs  et  jusqu'au  matin 
le  bouillonnement  du  passé  continua  de  bruire  à  travers  son 
insomnie.) 

* 

Le  lendemain,  comme  elle  rentrait  en  hâte  à  six  heures, 
oppressée  de  tristesse,  après  avoir  passé  la  journée  au  chevet 
de  l'amputé,  elle  trouva  Denise  qui  l'attendait  assise  au  coin  du 
feu  dans  le  salon,  —  mince,  modeste,  provinciale,  les  mains 
jointes  dans  le  creux  des  genoux. 

Elle  avait  un  air  assagi,  un  maintien  tranquille;  elle  était 
devenue  une  jeune  dame  pareille  à  beaucoup  d'autres  de 
l'espèce  menue  et  discrète. 

—  Denise,  ma  mignonne  !  enfin,  enfin!  tu  es  près  de  moi! 
Laisse-moi  ôter  ton  chapeau,  tes  gants;  que  nous  soyons 
ensemble  comme  autrefois I  Tu  as  froid,  n'est-ce  pas?  ce  froid 
est  affreux I .. .  »  Elle  s'agenouilla  pour  remettre  deux  bûches 
dans  le  feu.  Puis  elle  prit  des  mains  de  la  jeune  fille  le  chapeau 
noir  et  le  voile  de  crêpe.  «  Oh!  ce  noir!  dit-elle.  Oh!  Denise, 
que  j'ai  de  peine  de  te  revoir  ainsi!  »  Elle  courut  ranger  ce 
chapeau  et  enlever  le  sien  dans  le  vestibule.  «Oh!  toi,  toi!  » 
murmurait-elle  en  étreignant  son  amie.  Il  lui  semblait 
embrasser  sa  propre  enfance  et  l'image  meurtrie  des  tendresses 
et  de  la  douceur  d'autrefois.  «  Gomme  tu  as  maigri!  et  tu 
ne  me  dis  rien.  Tu  me  brises  le  cœur...  Mon  Dieu,  comme 
tu  as  souffert  !.. .3 


316 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Les  larmes  roulaient  sur  les  joues  de  M""*  Estier,  tandis 
qu'entre  ses  mains  elle  tenait  le  visage  appauvri  aux  lèvres 
pâles,  gercées,  où  les  yeux  brillaient  d'une  lumière  désincarnée, 
comme  deux  étoiles  solitaires  dans  un  ciel  froid. 

—  Et  toi?  demanda  Denise.  N'est-ce  pas?  on  a  peur  de 
raconter  et  on  a  peur  de  demander! 

—  Moi?  répondit  Adrienne,  je  suis  une  privilégiée,  j'ai 
encore  mon  mari,  j'ai  un  enfant;  et  pourtant,  je  vis  dans  une 
angoisse  telle  que,  par  momens,  il  me  semble  qu'il  vaudrait 
mieux  être  morte. 

—  Ohl  dit  Denise,  tu  as  un  enfant! 

—  Oui,  laisse-moi  te  le  montrer,  veux-tu?  j'aimerais  le 
voir  dans  tes  bras. 

Elle  disparut  et  revint  aussitôt  portant  un  poupon  qu'elle 
déposa  sur  les  genoux  de  Denise.  Elle-même  s'accroupit  à  côté, 
collant  sa  joue  à  celle  de  l'enfant. 

—  Comme  il  est  joli!  dit  Denise.  Quel  âge  a-t-il? 

—  Un  an  ces  jours-ci.  Mon  mari  a  été  blessé  en  Artois  au 
printemps  de  1915,  je  l'ai  eu  un  mois  en  convalescence,  —  il 
m'a  laissé  ce  petit  monstre  pour  me  tenir  compagnie,  pour  que 
je  ne  sèche  pas  de  chagrin  et  d'impatience,  n'est-ce  pas,  Ray- 
mond? n'est-ce  pas,  mon  pauvre  ami? 

Elle  fermait  les  yeux  en  parlant  et  arrondissait  sa  belle 
petite  bouche.  L'enfant  dévisageait  Denise  d'un  regard  intense 
et  noir. 

—  Oh!  dit-elle,  comme  il  me  regarde,  quel  sérieux!  Et 
elle  l'embrassa  impulsivement,  d'un  mouvement  presque 
sauvage. 

—  Est-ce  qu'il  ressemble  à  son  père?  demanda-t-elle. 

—  Oui,  beaucoup. 

—  Je  lui  fais  peur,  il  va  pleurer,  dit  brusquement  De- 
nise. Tiens,  reprends-le. 

Adrienne  le  prit  dans  ses  bras  et  s'en  alla  en   le  berçant. 

—  Voilà,  dit-elle  en  rentrant,  je  l'ai  rendu  à  nounou.  Je 
veux  l'avoir  à  moi  toute  seule.  Denise,  comment  est-ce  chez 
nous  ? 

—  Chez  nous?  c'est  comme  dans  une  prison  et,  pour  beau- 
coup de  pauvres  gens,  c'est  le  bagne.  Ceux  qui  sont  forcés  de 
travailler  pour  l'ennemi!  Je  pense  que  vous  le  savez  ici,  qu'il  y 
a  des  martyrs,  là-bas?  Des  garçons   qu'on   attache   au  poteau. 


L  OUBLIEE. 


317 


hors  la  ville,  tout  nus,  jour  après  jour,  parce  qu'ils  refusent  le 
travail.  On  les  attache  avec  des  fils  de  fer  barbelés,  —  ils  sai- 
gnent dans  le  froid,  l'hiver,  et  l'été  au  grand  soleil,  piqués  par 
les  taons.  Un  jour  on  nous  en  a  ramené  un  à  Vouziers  qui  déli- 
rait, frappé  d'insolation.  Il  y  en  a  qui  cèdent;  j'en  ai  vu  qui  s'en 
allaient  en  file,  tête  basse,  la  pioche  sur  l'épaule.  Nous  savions 
qu'on  les  emmenait  aux  tranchées.  Tu  te  rappelles  ce  petit 
Julien  que  nous  aimions  tant,  le  fils  de  notre  jardinier?  Il  y 
est  allé... 

—  Mon  Dieu,  Denise!  mais  c'est  horriblel 

—  Ohl  oui!   Ohl  c'est  une   abomination  de  tous  les  jours., 
Ces  gens-là  marcheraient  sur  le  Christ  en  croix.  Ils  détruisent 
tout  ce  qu'on  aime.  Nos  forêts,  tiens,  les  forêts  de  notre  pays, 
sont  toutes  rasées,  nous   les    avons  vues    passer   en    camions 
sous  nos  fenêtres.  Elles  aussi  elles  allaient  à  leurs  tranchées  1 
Pour   les   abattre,    ils    emploient    des   prisonniers    belges    et 
russes  qu'ils  laissent  dépérir  de  faim.  Tout  leur  est  machine. 
Eux-mêmes    fonctionnent  comme    des    pièces    d'une    machine 
énorme.  Le  plus  étonnant,  c'est  que,  pris  en  particulier,  sou- 
vent les  soldats  ne  sont  pas  méchans.  Mais  ils  font  partie  de 
la  machine»  et    cela    rend    tout    possible.    Imagine    cela,   nos 
vieilles  forêts  tondues  par  ces  troupeaux  d'affamés  I  Les  gens 
de  chez  nous  partageraient  volontieae  leur  pain  avec  ces  mal- 
heureux.  C'est    une   horreur,    tu  sais,   de  voir    des    gens    qui 
souffrent  de  la  faim  ;  ils  prennent  des  expressions  effrayantes 
qui  ne  vous  laissent  plus  de  repos,  —  surtout  ces  Russes  que 
nous   ne  comprenons  pas   et  qui  n'ont   que  leur   regard  !   Les 
Allemands  défendent  qu'on  leur  donne  quoi  que  ce  soit  :  pour 
un   morceau   de    pain    tendu    à    un   prisonnier    on    paye   une 
amende,  —  assez  grosse  pour  ne  pas  pouvoir  souvent  recom- 
mencer!   Et  il   y   a  eu  les   déportations  de  jeunes   filles  pour 
le  travail  des  champs.  Les  journaux  en  ont  souvent  parié  ici, 
n'est-ce  pas  ?  On  est  venu  chez  nous  pour  chercher  s'il  y  avait 
quelqu'un  à  prendre.  On  m'a  laissée  à  cause  de  maman  qui  était 
si  malade;   —  du    reste  je   crois  que   de   toute   façon,    on   ne 
m'aurait  pas  trouvée  assez  robuste,  —  mais  bien  d'autres  sont 
parties!  C'était  l'été  dernier;  depuis,    les  familles  ont  reçu  de 
leurs   nouvelles    deux  ou   trois  fois,  pas    plus,   et  on    ne   sait 
pas  comment  ces   malheureuses  sont  traitées,   ni  quand  elles 
reviendront. 


318  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

—  Et  la  ville?  demande  Adrienne.  Est-ce  qu'il  y  a  eu  des 
destructions  ? 

—  Non,  mais  petit  à  petit  les  maisons  finissent  par  être 
vidées.  Les  soldats  ne  volent  jamais  rien,  sauf  les  légumes  quand 
ils  ont  mal  diné  et  qu'ils  trouvent  moyen  d'escalader  le  mur 
d'un  potager.  Mais  la  Kommandantur  vous  envoie  constam- 
ment un  peloton  commandé  par  un  officier  pour  emporter  un 
jour  des  chaises,  un  jour  des  draps,  un  jour  votre  piano,  un 
jour  votre  batterie  de  cuisine...  Ah!  qu'ils  sont  pédans,  qu'ils 
sont  sordides!...  Le  jour  où  j'ai  vu  un  Boche  ouvrir  mon  lit 
pour  y  compter  mes  couvertures,  j'ai  senti  que  je  pourrais  lui 
crever  les  yeux.  Il  allait  faire  la  même  chose  dans  le  lit  de  ma 
pauvre  maman  si  malade  !  mais  cela,  je  l'ai  empêché. 

H  y  eut  un  lourd  silence  entre  elles.  Le  poids  de  l'oppression 

leur  humiliait  le  cœur. 

Adrienne  murmura  :  «  Chérie,  parle-moi  de  toi-même!  )> 
Denise  était  courbée  sur  sa  chaise  basse,  le  menton  appuyé 

sur  ses  deux  poings,  son  pâle  visage  tourna  vers  le  feu. 

—  Ah!  répondit-elle,  psurdonne-moi  I  on  prend  tellement 
l'habitude  de  souffrir  seule.  Et  j'ai  traversé  tant  de  choses!  je 
ne  me  connais  plus.  Maman  est  tombée  malade  dans  l'été  de 
1915.  Jusque-là,  pendant  toute  la  première  année,  elle  n'avait 
été  occupée  que  de  charité.  Il  y  avait  beaucoup  à  faire  :  dès  le 
premier  hiver,  nos  pauvres  ont  manqué  de  vêtemens;  et  puis 
il  y  avait  les  malades  à  soigner  :  on  n'en  prenait  presque  plus 
à  l'hôpital  qui  était  toujours  plein  d'Allemands.  Moi,  j'accom- 
pagnais maman  partout.  Je  ne  pouvais  plus  •être  seule,  je  ne 
sais  pas  comment  j'aurais  passé  deux  heures  sans  elle.  J'avais 
perdu  le  sommeil  :  sans  nouvelles  de  Philippe,  sans  nouvelles 
de  mes  frères,  j'étais  désespérée.  Et  maman  était  si  bonne  pour 
moi,  elle  me  soutenait,  je  ne  la  quittais  plus.  Et  tu  sais  comme 
je  suis  distraite  et  maladroite  et  qu'il  faut  de  la  patience  pour 
faire  les  choses  avec  moi  1 

Sans  que  maman  se  fût  jamais  plainte,  je  remarquais  sa 
mauvaise  mine.  Je  pensais  qu'elle  se  donnait  trop  de  mal,  qu'il 
lui  faudrait  du  repos.  Mais  elle  s'était  rendue  nécessaire  à  bien 
des  gens,  et  toutes  les  deux,  quand  nous  avions  passé  un  jour 
sans  voir  nos  pauvres,  nous  étions  trop  tristes.  Pour  moi,  tu  le 
devines,  l'idée  que  j'aurais  pu  me  marier  dans  la  semaine  de  la 
mobilisation,  être   à  Paris   chez   Philippe,   où   maman    serait 


L^OUBLIÉE.  319 

sûrement  venue  me  rejoindre  avant  l'invasion;  avoir  de  ses 
nouvelles,  le  voir  peut-être  quelquefois,  le  soigner  s'il  était 
blessé,  le  pleurer  s'il  était  mort  :  c'était  le  supplice  du  regret, 
ajouté  à  celui  de  l'absence  et  de  l'inquiétude.  J'étais  dévorée. 
Au  commencement,  je  parlais  tout  le  temps  de  mon  chagrin  à, 
maman.  Mais  il  me  sembla  qu'elle  n'aimait  pas  beaucoup  Phi- 
lippe et  qu'elle  ne  regrettait  pas  vraiment  que  je  ne  fusse  pas 
mariée.  Dans  la  suite,  je  cessai  de  lui  en  parler. 

Ce  fut  le  12  juillet,  au  matin,  que  notre  vieille  Danielle  entra 
chez  moi  comme  je  m'habillais  et  me  dit  avec  une  figure  bou- 
leversée que  maman  était  malade.  Je  courus  chez  maman,  qui 
était  très  pâle,  dans  son  lit,  les  traits  tirés  :  elle  me  dit  de  ne 
pas  m'inquiéter,  mais  d'aller  avec  Danielle  à  l'hôpital  demander 
un  médecin.  Nous  connaissions  un  peu  un  jeune  major  dont 
maman  avait  obtenu  quelquefois  la  visite  chez  un  malade 
pauvre. 

J'y  allai,  le  major  vint  à  midi  en  sortant  de  l'hôpital  ; 
maman  voulut  le  recevoir  seule.  Il  partit  en  disant  qu'il  revien- 
drait le  lendemain  et  maman  ne  me  donna  aucune  explication 
ce  jour-là  que  je  passai  tout  entier  près  d'elle.  Le  lendemain 
quand  elle  eut  revu  le  major,  elle  me  dit  que  c'était  un  cancer 
au  sein.  Elle  l'avait  laissé  se  développer  en  secret  depuis  deux 
mois  :  il  ne  pouvait  y  avoir  aucun  doute.  Elle  était  d'un  calme 
absolu.  Elle  me  dit  :  «  C'est  une  longue  maladie,  j'espère  que  je 
reverrai  tes  frères.  »  Moi,  hélas!  je  ne  pouvais  pas  me  contenir, 
je  sanglotais  comme  une  folle  :  cela  lui  déplaisait.  Elle  reprit 
cette  expression  sévère  qui  m'intimidait  quand  j'étais  petite.  Je 
ne  peux  pas  me  figurer  qu'une  sainte  aille  au  martyre  avec  plus 
de  force  et  de  majesté.  Et  pourtant  elle  m'avait  emmenée  chez 
des  gens  qui  avaient  cette  maladie-là,  et  nous  savions  toutes 
les  deux  ce  que  c'était.  Elle  continua  de  sortir  encore  quelque 
temps,  et  de  se  lever  tous  les  jours,  et  presque  jusqu'au  milieu 
de  novembre.  A  ce  moment-là,  un  coup  terrible  brisa  ses  forces. 
Nous  reçûmes  une  lettre  de  Jean  qui  venait  d'être  fait  prison- 
nier et  qui  nous  annonçait  la  mort  de  Max. 

Ma  pauvre  maman  I  On  ne  peut  pas  parler  de  ces  choses-là  1 
Max  avait  été  tué  dès  le  début  de  la  guerre,  à  la  bataille  de  la 
Marne. 

Jean  disait  aussi  :  «  J'ai  reçu  un  mot  de  Philippe  un 
mois  avant  d'être   pria.  Il   était   au    front  et   il    allait  bien.  » 


320  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Nous  commençâmes  un  hiver  sinistre.  Maman  souffrait 
beaucoup.  La  nourriture  à  laquelle  tout  le  monde  est  réduit 
là-bas  ne  lui  convenait  pas  et  elle  s'amaigrissait.  Nous  n'avions 
pas  de  quoi  nous  éclairer.  La  première  année,  il  restait  dans  la 
ville  un  peu  de  pétrole,  mais,  dès  le  commencement  du  second 
hiver,  on  n'en  pouvait  plus  trouver.  Pas  une  goutte  d'huile  non 
plus.  La  bougie  était  si  chère  qu'il  fallait  la  ménager  ;  nous 
brûlions  de  petites  lampes  au  saindoux,  mais  le  saindoux, 
nous  le  prélevions  sur  la  ration  qui  est  bien  juste,  et  c'était 
quelquefois  à  choisir  entre  se  nourrir  et  s'éclairer.  Ah  I  ce  lumi- 
gnon dans  la  grande  chambre!  Maman  me  le  faisait  mettre 
tantôt  sous  le  portrait  de  mon  frère  et  tantôt  sous  le  portrait  de 
Max.  A  partir  de  quatre  heures  du  soir,  nous  vivions  comme 
dans  un  sépulcre.  Les  bons  jours,  maman  me  demandait  de  lui 
faire  la  lecture.  Je  m'asseyais  près  de  la  lumière  et  de  là  je  la 
voyais  à  peine,  elle,  si  pâle  sur  son  oreiller,  les  yeux  grands 
ouverts  comme  deux  trous  d'ombre  plus  noire,  au  fond  de  cetle 
ombre.  Elle  m'envoyait  chercher  des  livres  sur  l'étagère  de  la 
chambre  de  mon  père  (que  nous  n'avions  jamais  changée,  tu 
te  le  rappelles),  les  livres  qu'elle  lui  avait  lus  à  lui-même  pen- 
dant sa  maladie.  Il  y  avait  des  choses  sur  l'histoire  romaine  ;  je 
me  demandais  comment  cela  pouvait  l'intéresser.  J'aurais  eu  si 
envie  de  lui  lire  les  livres  que  m'avait  donnés  Philippe,  des 
livres  nouveaux  qui  avaient  passionné  Philippe  et  Max, —  écrits 
par  ieurs  maitres.  Mais  j'étais  trop  timide  pour  le  lui  proposer.... 
Quand  elle  souffrait  trop,  nous  ne  lisions  pas,  je  tricotais,  tou- 
jours près  de  la  veilleuse,  mais  souvent  sans  rien  voir  et  mes 
larmes  tombaient  dans  mon  ouvrage.  Malgré  toute  sa  force 
d'âme,  maman  gémissait  quelquefois... 

Les  soirs  où  elle  me  laissait  approcher  d'elle  notre  petite 
lumière,  cela  m'apaisait  de  voir  sa  figure.  J'avais  là  comme 
une  heure  d'anesthésie  entre  le  jour  gris  où  l'on  traîne  sa 
peine  et  la  nuit  insomnieuse,  où  elle  vous  ronge.  Ce  visage 
de  maman,  même  douloureux,  m'apparaissait  si  beau,  si  cher, 
dans  une  auréole  au  milieu  des  ténèbres,  séparé  de  tout  ce 
qui  n'était  pas  lui!  Malgré  l'immense  respect  que  m'inspirait 
maman,  je  sentais  quelque  chose  d'avare  en  moi  qui  se  refer- 
mait sur  la  possession  de  son  visage;  c'était  à  moi,  ce  visage, 
à  mes  yeux,  à  mon  amour.  Mais  les  soirs  où  elle  ne  voulait  pas 
que  je  fusse  près  d'elle,  où  elle  ne  voulait  pas  être  éclairée,  et 


l'oubliée.  321 

les  nuits  où  elle  gémissait  à  voix  e'touffe'e,  dans  le  tond  de  cette 
chambre  qui  me  semblait  grande  et  noire  comme  une  église... 
je  chavirais  dans  un  infini  de  tristesse.  Alors  je  pris  l'habitude 
de  penser  à  Philippe  comme  s'il  était  là,  dans  la  chambre  voi- 
sine, et  plus  tard  comme  s'il  était  plus  près  encore,  tout  à  côté 
de  moi.  Je  le  situais  dans  la  pièce,  je  savais  de  quel  côté  il 
aurait  fallu  tourner  la  tête  pour  le  voir,  ou  tendre  la  main  pour 
le  toucher.  Gela  me  devint  un  secours,  et  quelquefois  une  espèce 
d'ivresse.  Je  te  dirai  une  chose  étrange,  Adrienne  ;  c'est  que, 
depuis  la  lettre  de  Jean  qui  nous  annonçait  à  la  fois  la  mort 
de  Max  et  que  Philippe  au  mois  d'octobre  1915  était  sain  et  sauf, 
je  ne  pensais  plus  jamais  à  la  possibilité  que  Philippe  fût  tué. 
Du  moins  j'y  pensais,  mais  l'idée  ne  prenait  pas  de  réalité 
pour  moi  ;  elle  ne  m'émouvait  même  plus  après  m'avoirtorturée 
la  première  année.  Il  me  semblait  que  le  destin  avait  été 
éprouvé,  qu'il  avait  donné  une  réponse  sûre.  C'était  fini.  Je 
pensais  de  plus  en  plus  à  mon  avenir  et  je  me  livrais  à  une 
vie  de  rêve  qui  se  développait  dans  les  interminables  noirceurs 
de  l'hiver,  et  m'était  comme  un  philtre  pour  me  donner  la 
force  de  traverser  l'autre. 

Maman  était  soignée  par  le  major  allemand,  le  petit 
D""  Lucius  Godfried,  qui  avait  fait  son  diagnostic.  Il  venait  à  la 
maison  tous  les  cinq  ou  six  jours  à  midi  en  quittant  son  service, 
toujours  en  uniforme,  empestant  l'éther  et  l'acide  phénique. 
C'était  un  petit  homme  trop  malingre  pour  faire  du  service  au 
front,  un  petit  jeunet,  blond  et  barbu,  un  peu  voûté,  avec  une 
figure  inquiète  et  des  yeux  clignotans.  Nous  l'avons  toujours 
trouvé  attentif  et  très  poli.  Il  avait  une  grande  admiration  pour 
maman  à  cause  de  son  calme  et  de  son  courage.  Il  me  disait 
quelquefois  en  sortant  de  sa  chambre  :  Sie  ist  doch  wunderbar 
die  gnàdige  Fraii  !  Quelquefois  il  m'a  vue  pleurer;  alors  il  me 
regardait  d'un  air  navré,  il  baissait  et  secouait  la  tête  en  répé- 
tant :  Ach'Frauiein,  ich  loeiss;  es  ist  schrecklich.  Cette  affreuse 
maladie  l'impressionnait  vraiment  :  il  avait  vu  quelqu'un  de 
sa  famille,  —  une  tante  qui  l'avait  élevé,  m'a-t-il  dit, —  mou- 
rir ainsi.  Il  s'est  donné  bien  du  mal  pour  nous  avoir  de  la 
morphine  :  ce  n'était  pas  facile,  les  pharmaciens  n'en  vendaient 
plus  et  il  y  a  eu  bien  des  semaines  où  nous  en  avons  manqué. 
Pauvre  maman,  quelles  semaines!  J'ai  passé  des  jours  et  des 
jours  à  espérer  l'instant  où  je  lui  reverrais  un  sourire  1  Ses 
TOMB  XL.  —  1917.  21 


^22  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

yyijx  s'étaient  creusés,  pâlis  ;  ils  avaient  pris  une  transparence 
trouble.  Après  les  grandes  crises,  ils  me  regardaient  quelque- 
fois comme  si  ce  n'étaient  plus  les  yeux  de  maman.  J'en  éprou- 
vais une  angoisse  indicible. 

Que  te  dire  de  plus,  mon  amie?  Comment  te  dépeindre  la 
longueur  de  ces  mois?  L'hiver  passa  :  ce  fut  une  éternité.  — 
Au  printemps,  il  y  eut  un  peu  de  mieux.  Maman  put  descendre 
tous  les  jours  au  jardin  ;  j'y  installais  sa  chaise  longue  ;  elle  vit 
fleurir  les  lilas,  les  cytises.  La  fraîcheur  et  le  parfum  des  fleurs 
lui  faisaient  plaisir,  elle  s'en  étonnait  elle-même.  Les  pauvres 
chez  qui  elle  n'allait  plus  venaient  à  elle;  on  lui  amenait  des 
petits  enfans  ;  elle  distribuait  les  vêtemens  que  nous  avions 
cousus  et  tricotés,  Danielle  et  moi,  pendant  l'hiver.  Moi,  je  ne 
sortais  plus  jamais;  je  ne  voyais  plus  de  soldats  boches  que  les 
jours  où  ils  venaientchez  nous  pour  quelque  réquisition.  Quand 
j'étais  assise  près  de  maman  qui  sommeillait,  sous  nos  vieux 
arbres  filtrant  le  soleil,  la  douleur  de  la  guerre  s'atténuait... 
Après  de  longs  recueillemens,  maman  me  parlait  souvent  de 
mon  père,  quelquefois  comme  s'il  était  mort  l'année  précédente. 
Je  me  rendais  compte  qu'elle  avait  une  vie  de  souvenir  comme 
moi  j'avais  une  vie  d'espérance.  L'absence  complète  de  nou- 
velles, le  manque  de  communication  avec  le  monde  du  dehors 
effaçaient  déplus  en  plus  le  présent,  et  maman  glissait  tout  natu- 
rellement vers  le  passé,  vers  des  choses  à  quoi  elle  avait  pensé 
toute  sa  vie  sans  nous  les  dire.  Souvent,  j'avais  l'impression 
qu'elle  m'oubliait  en  me  parlant  ;  elle  me  parlait  comme  si 
j'avais  connu  tout  son  passé,  elle  faisait  allusion  à  des  événe- 
mens  que  je  n'ai  pas  sus.  Nous  ne  parlions  pas  de  l'avenir,  pas 
de  Philippe.  Je  me  taisais  sur  lui  parce  que,  vis-à-visd'elle,  j'avais 
une  pudeur  de  trop  penser  à  lui,  de  trop  vivre  par  le  fond  du 
cœur,  perpétuellement  en  sa  présence.  Je  savais  dès  lors  que 
maman  ne  le  reverrait  pas,  —  ni  Jean,  —  et  que  si  je  devais 
être  heureuse,  ce  serait  loin  d'elle,  après  qu'elle  aurait  été  jus- 
qu'au bout  de  son  calvaire...  J'éprouvais  le  besoin  de  lui  voiler 
cela. 

Jean  nous  écrivait  régulièrement  chaque  semaine  ;  je  lui 
écrivais  de  même  et  ainsi  nous  partagions  la  triste  vie  des  pri- 
sonniers. Vers  la  fin  de  juin,  un  mot,  très  habilement  voilé, 
d'un  de  ses  camarades  que  nous  ne  connaissions  pas,  mais  qu'il 
nous  avait  souvent  nommé  dans  ses  lettres,  nous  fit  comprendre 


L  OUBLIEE. 


323 


qu'il  s'était  évadé  depuis  plusieurs  jours  et  qu'on  avait  des 
raisons  de  croire  au  succès  de  son  entreprise.  Ensuite,  nous  ne 
reçûmes  plus  aucune  nouvelle.  Maman,  qui  était  fière  de  cette 
action,  mais  qui  en  ressentait  une  terrible  angoisse,  tomba  plus 
malade.  J'avais  demandé  à  Jean  de  se  tenir,  s'il  était  possible,  en 
communication  avec  Philippe  et  de  me  transmettre  des  nou- 
velles. Deux  fois  dans  l'hiver,  il  m'avait  écrit  :  «  Philippe  va 
bien.  «Après  son  évasion,  le  seul  fil  qui  me  rattachât  à  l'existence 
visible  de  mon  fiancé  fut  rompu.  Je  n'avais  plus  de  contact  avec 
Philippe  que  dans  l'invisible.  Je  continuai  de  vivre  en  l'évo- 
quant à  toute  heure.  —  Sa  pensée  était  mon  seul  recours,  car 
je  ne  priais  guère  dans  ce  temps-là.  Et,  de  même  que  je  le  sen- 
tais incorporel  près  de  moi,  il  me  semblait  quelquefois  perdre 
le  poids,  la  substance  de  mon  corps  et  me  fondre  en  lui. 

L'été  fut  très  dur;  les  crises  de  douleur  revinrent  plus 
cruelles  que  jamais.  Maman  était  vraiment  rongée  par  sa  plaie, 
qui  s'agrandissait  d'une  manière  effrayante.  Elle  avait  alors 
constamment  ce  regard  pâli  dont  je  te  parlais  tout  à  l'heure  et 
où  je  ne  reconnaissais  plus  sa  personnalité  :  un  regard  anxieux 
et  froid  qui  avait  l'air  de  venir  d'une  autre  âme.  Gela  t'étonnera 
peut-être;  mais  je  te  dirai  que  de  tout  ce  que  j'ai  souffert  par  la 
maladie  de  maman,  le  plus  intolérable,  c'était  de  lui  voir  ce 
regard. 

Vers  le  milieu  de  septembre,  il  y  eut  un  brusque  changement 
et,  quoique  les  douleurs  se  fussent  apaisées,  je  compris  qu'elle 
était  beaucoup  plus  malade.  Le  major  -Gottfried  me  dit  que  la 
fin  était  proche.  Elle  eut  un  dernier  chagrin  :  c'est  à  peu  près 
à  ce  moment  que  le  malheureux  petit  Julien,  comme  je  te  le 
disais  tout  à  l'heure,  après  avoir  été  deux  jours  attaché  au 
poteau,  s'en  est  allé  travailler  aux  tranchées  des  Allemands. 
Elle  le  sut,  et  je  vis  se  peindre  sur  son  visage  un  degré  de 
tristesse  qui  appelait  la  mort.  Elle  ne  souffrait  plus  que  par 
passages;  mais  elle  était  très  faible  et  presque  méconnais- 
sable. Je  passais  mes  journées  entières  près  de  son  lit  dans  une 
oppression  que  je  ne  soulageais  qu'en  prononçant  tout  bas  le 
nom  de  mon  fiancé.  Pendant  des  heures  quelquefois,  elle  restait 
immobile,  ne  me  demandant  rien.  Je  ne  savais  pas  si  elle  som- 
meillait ou  si  elle  s'absorbait  dans  ses  pensées.  La  profondeur 
de  ses  orbites  était  effrayante  à  voir.  Une  fois,  en  ouvrant  ses 
pauvres  yeux  que  les  paupières  ne  découvraient  plus  tout  à  fait, 


324  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

elle  me  dit,  après  un  de  ces  profonds  silences  :  «  Ne  me  plains 
pas,  mon  enfant.  J'ai  bien  souffert,  mais  je  suis  au  bout.  On  ne 
peut  pas  regretter  d'avoir  souffert,  i)  Et  puis  elle  reprit,  après 
s'être  tue  un  moment  : 

—  Non,  je  ne  regrette  rien;  ni  mon  veuvage  qui  a  dévasté 
ma  jeunesse,  ni  la  mort  de  mon  fils  que  j'ai  donné  à  la  France, 
ni  cette  maladie  qui  m'aura  fait  mourir  aussi  cruellement  que 
ton  pauvre  père.  Je  veux  te  le  dire  et  tu  te  le  rappelleras  dans 
tes  propres  épreuves.  La  vie  est  dure,  mais  c'est  le  chemin  vers 
Dieu.  —  Les  moyens  d'expression  lui  manquèrent,  mais,  sa 
pensée  se  prolongeant  dans  la  défaillance  de  ses  forces,  elle 
répéta  plusieurs  fois  confusément  «  le  chemin,  le  chemin... 
cela  vaut  la  peine!  » 

Elle  me  parlait  rarement  de  Dieu  et  je  ne  me  doutais  pas  de 
cette  concentration  de  pensée  religieuse  qui  se  révélait  dans  ses 
paroles.  Elle  était  si  forte,  maman,  et  si  solitaire  1  Max  lui 
ressemblait. 

Dans  la  soirée  du  même  jour,  elle  me  dit  :  «  Nise,  tu  seras 
bien  seule  ici, quand  je  n'y  serai  plus.  Tu  devrais  te  faire  rapa- 
trier. Le  docteur  m'a  promis  de  t'aider  pour  les  démarches  et 
de  donner  lui-même  un  avis  favorable.  Si  tu  pouvais  retrouver 
ton  fiancé,  ce  serait  bien,  et  nous  avons  lieu  d'espérer  que  tu  le 
retrouveras.  »  Gomme  je  pleurais  sans  pouvoir  lui  répondre, 
elle  me  caressa  doucement  la  main  en  disant  :  «  Pauvre  pe- 
tite... c'est  long,  deux  années  de  jeunesse...  je  sais...  je  sais... 
c'est  très  long,  Je  ne  voudrais  pas  que  tu  en  perdisses  une  de 
plus  !  » 

Sa  voix  était  indulgente;  elle  me  caressait  comme  si  j'avais 
été  près  d'elle  un  petit  chat  perdu.  C'est  incroyable  qu'ayant 
aimé  maman  comme  je  l'aimais,  je  me  sois  sentie  toujours  si 
loin  de  son  âme. 

Deux  jours  plus  tard, elle  demanda  le  prêtre.  Ce  fut  le  vieux 
curé  de  notre  paroisse  qui  vint  la  voir.  Elle  resta  longtemps 
seule  avec  lui,  puis  il  vint  me  chercher  et  me  dit  de  préparer 
la  chambre  pour  l'Extrême-Onction.  Maman  désira  que  je  fisse 
appeler  nos  deux  vieilles  cousines,  qui  venaient  régulièrement 
chez  nous  le  dimanche,  au  sortir  des  vêpres,  prendre  de  ses  nou- 
velles et  qu'elle  n'avait  pas  reçues  depuis  trois  mois.  J'envoyai 
Danielle  pour  les  chercher.  Elles  arrivèrent  ensemble,  cousine 
Agathe  et  cousine   Rose;    elles  entrèrent  timidement  dans  la 


l'oubliée.  325 

chambre.  Maman  les  avait  toujours  impressionnées.  Maman 
leur  fit  un  signe  de  la  main  pour  leur  demander  de  s'agenouiller, 
et  lacére'monie  commença.  L'e'nergie  de  maman  nous  dominait 
à  tel  point  qu'aucune  de  nous  ne  pleura.  Je  sentais  dans  mon 
cœur  une  force  qui  me  venait  entièrement  d'elle.  Quand  ce  fut 
fini,  elle  appela  mes  cousines,  et  l'une  après  l'autre,  elle  les  attira 
vers  son  lit  pour  les  embrasser.  Elle  dit  :  «  Adieu,  mes  bonnes 
amies,  merci  de  votre  alTeclion.  » 

Cousine  Agathe  dit  :  «  Ne  te  tourmente  pas  pour  Denise.  » 
Mais  maman  ne  souhaitait  pas  que  j'allasse  vivre  chez  nos  cou- 
sines, —  «  l'ombre, et  l'ombre  de  l'ombre,  »  —  comme  elle  les 
appelait  autrefois,  avec  la  triste  et  indulgente  ironie  de  son 
sourire;  —  elle  répondit  nettement  :  «  Je  la  confie  au  bon 
Dieu.  Elle  va  tâcher  d'aller  à  Paris  retrouver  son  fiancé.  » 

Ce  fut  le  lendemain  vers  cinq  heures  du  soir  que  je  perdis 
maman.  Pendant  toute  la  dernière  journée,  elle  ne  dit  presque 
plus  rien,  mais,  quand  je  m'agenouillais  près  d'elle,  sa  main  me 
bénissait.  Son  agonie  fut  très  calme  et  j'ai  eu  cette  consolation 
de  la  voir  délivrée  de  la  souffrance  avant  qu'elle  le  fût  de  son 
corps.  Aussitôt  qu'elle  eut  rendu  le  dernier  soupir,  ses  trà'its  se 
fixèrent  dans  une  beauté  presque  effrayante.  Elle  n'avait  pas  cet 
air  étranger  qui  m'avait  donné  de  telles  angoisses,  —  non,  elle 
était  elle-même,  magnifique  et  intelligible.  Son  visage  expri- 
mait la  somme  de  sa  vie  avec  une  hauteur,  une  tristesse,  une 
sévérité,  une  paix  dont  j'étais  confondue  et  comme  glacée.  Je 
restai  près  d'elle  jusqu'à  minuit.  Une  dernière  fois,  j'avais  placé 
le  lumignon  à  la  tête  du  lit  pour  la  contempler  dans  la  dou- 
loureuse lumière  de  tant  de  veilles,  —  d'une  contemplation  que 
j'eusse  voulu  faire  pénétrer,  par  delà  l'heure  présente,  jusqu'à 
l'extrémité  de  ma  propre  vie. 

A  minuit,  Danielle,  les  yeux  rouges  de  larmes,  vint  me  rem- 
placer à  notre  prie-Dieu,  —  et  je  passai  dans  ma  chambre.  La 
tête  me  tournait;  j'avais  besoin  d'air.  J'ouvris  la  fenêtre  et 
sortis  sur  le  balcon.  Adrienne,  comment  te  dirai-je  ce  que  fut 
cette  heure-là,  cette  honte  de  ma  vie?  Je  respirai  comme  on 
boit  quand  on  sèche  de  soif.  Il  avait  plu  dans  la  journée;  l'air 
était  léger,  lavé.  Une  odeur  humide  et  un  peu  amère  se  déga- 
geait des  feuilles  mortes  et  du  lierre  et  des  dernières  roses 
suspendues  à  la  grille  du  balcon.  Dans  un  abime  de  bleu  pur  je 
voyais  les  étoiles  briller  à  travers  le  feuillage  déjà  bien  éclairci 


326  REVUE    DES   DEUX    MONDES.1 

des  bouleaux.  Elles  paraissaient  grandes  et  palpitaient  comme 
des  cœurs  de  lumière.  Il  y  avait  bien  quinze  jours  que  je 
n'étais  même  pas  descendue  au  jardin,  et  ce  silence,  cette 
fraîche  profondeur  de  la  nuit  m'entrèrent  dans  l'âme.  Quelle 
beauté  lucide,  brillante,  solennelle!  Quel  repos  qui  s'impose  à 
nous,  venu  des  plus  lointaines  étoiles  !  Et,  au  milieu  de  ce  repos, 
l'âme  émet  comme  une  note  de  musique,  simple,  et  primitive 
et  monotone,  pareille  au  cri  des  cormorans  que  j'ai  entendus 
sur  la  côte  de  Bretagne  par  les  grands  clairs  de  lune.  Uiie  note 
qu'on  ne  peut  pas  étouffer!  Je  pensai  à  Philippe.  Je  pensai  que 
j'allais  partir,  revivre  dans  le  pays  libre  où  il  était  soldat, — et 
seulement  l'idée  de  le  retrouver,  lui  vivant,  réel,  après 
avoir  embrassé  deux  années  son  fantôme,  cette  idée  m'eni- 
vrait. Ce  fut  d'abord  simplement  une  certitude  tout  à  fait  suave; 
il  y  avait  des  souffles  d'air  qui  passaient  sur  mon  front  et  me 
faisaient  frémir  comme  des  promesses  de  tout  ce  dont  mon 
cœur  avait  eu  longtemps  besoin.  Mais  à  mesure  que  je  m'absor- 
bais d'ans  la  pensée  de  Philippe,  mon  avidité  grandissait.  Tout 
mon  chagrin,  tout  le  poids  de  deux  ans  de  souffrances,  de  pri- 
vations, d'attente,  de  deuil,  d'angoisse  affreuse  au  chevet  de 
maman,  tout  cela  se  muait  en  un  désir  de  bonheur  qui  me 
labourait  la  poitrine.  Une  fièvre,  un  emportement  inouï.  Et  déjà 
presque  un  avant-goûf,  déjà  la  saveur  de  la  joie  sur  les 
lèvres.  C'est  monstrueux, n'est-ce  pas?  ce  soir-là!  ce  soir  sacré! 
Tout  d'un  coup  j'eus  honte,  j'essayai  de  dompter  cette  frénésie, 
je  quittai  le  balcon;  mais  je  n'osai  pas  rentrer  dans  la  chambre 
où  Danielle  veillait  près  du  lit;  je  m'agenouillai  contre  la 
porte;  j'y  appuyai  ma  tête  ingrate  et  puis,  je  me  jetai  sur  mon 
lit  où  je  restai  tremblante  jusqu'au  matin.  Je  crois  qu'il  fallait 
que  je  te  dise  cela,  mon  amie,  pour  que  tu  comprisses  ma  vie 
comme  je  la  comprends  maintenant  moi-même. 

Ensuite,  je  te  dirai  que  j'engageai  aussitôt  les  démarches 
nécessaires  pour  obtenir  d'être  rapatriée  avec  Danielle  et  qu'elles 
réussirent,  grâce  à  l'appui  du  D""  Gottfried.  Jusqu'en  décembre, 
nous  attendîmes  de  semaine  en  semaine  l'annonce  du  départ.. 
Je  vivais  dans  un  double  rêve  entre  maman  et  Philippe.  Je  ne 
msTappelle  presque  rien  de  ce  temps-là. 

Quand  nous  quittâmes  Vouziers,  —  une  centaine  de  personnes 
dans  un  petit  train  local,  —  un  sous-officier  ouvrit  à  la  dernière 
minute  la  porte  du  compartiment  où  j'étais  assise  avec  Danielle 


l'oubliée.  32T 

et,  ramassant  vivement  un  enfant  qui  était  debout  sur  le  quai, 
il  le  hissa  vers  nous.  <(  Orphelin,  dit-il  en  français  avant  de 
refermer  la  porte,  rien  à  faire  ici.  En  France,  en  France...  » 
C'était' un  garçon  de  six  ans,  brun  et  délicat.  Il  avait  une  expres- 
sion stupéfiée,  passive,  mortellement  triste.  Toutes  les  places 
des  deux  banquettes  étaient  occupées;  mais  je  ne  suis  pas  grosse 
et  je  pus  l'asseoir  à  côté  de  moi.  Je  regardai  réti(juelte  qu'on 
lui  avait  suspendue  au  cou.  Son  nom  :  Léonard  Seulin,  y  était 
inscrit,  et  la  mention  :  Orphelin. 

Ce  premier  voyage  dura  huit  heures.  Il  était  nuit  quand 
nous  arrivâmes  dans  un  village  où  étaient  dressés  de  grands 
baraquemens  de  planches  oii  nous  dûmes  nous  installer.  Il  s'y 
trouvait  de  la  paille  fraîche.  On  nous  avait  avertis  d'emporter 
chacun  notre  couverture,  et  j'appris  ce  que  c'est  que  de  dormir 
comme  un  soldat.  Nous  étions  en  quarantaine  et  au  secret  afin 
de  ne  pouvoir  apporter  en  France  aucune  nouvelle  récente  sur 
les  mouvemens  de  troupes.  Cela  dura  huit  jours.  Je  m^oceupai 
un  peu  pendant  ce  temps  du  petit  Léonard  Seulin  et  de  plusieurs 
autres  enfans  qui  avaient  été  amenés  au  train  en  même  temps 
que  lui,  et  confiés  à  la  charité  des  voyageurs.  Mais  il  y  avait 
parmi  noys  des  mères  de  famille  qui  naturellement  avaient  pris 
autorité  sur  ces  petits. 

Nous  étions  une  triste  société;  je  me  rappelle  surtout  ceux 
avec  qui  j'ai  achevé  le  voyage.  Il  y  avait  un  jeune  homme,  —  le 
seul  du  convoi,  —  un  tuberculeux,  si  maigre  avec  ses  tempes 
collées,  bleuâtres,  sa  pauvre  bouche  saillante  et  pâle,  qui 
semblait  savourer  continuellement  l'amertume  d'un  mal  auquel 
il  n'y  aura  pas  de  remède.  Il  parlait  quelquefois  pour  rassurer 
des  vieilles  femmes  qui  s'agitaient  et  disaient  qu'on  les  avait 
trompées,  que  les  Allemands,  au  lieu  de  nous  renvoyer  en 
France,  allaient  nous  garder  dans  ces  baraques  jusqu'à  la  fin  de 
la  guerre.  Il  intervenait  avec  une  voix  patiente  et  fatiguée  et 
puis  il  détournait  rapidement  la  tête  comme  s'il  avait  craint 
qu'on  ne  lui  parlât  de  lui-même.  Il  y  avait  un  très  vieux  prêtre, 
très  poli,  qui  s'étendait  le  soir  sur  son  lit  de  paille  avec  autant 
de  dignité  que  s'il  se  fût  assis  dans  son  confessionnal.  Il  avait 
une  belle  couronne  de  cheveux  blancs,  de  petits  yeux  brillans  et 
vagues  qui  ne  regardaient  nulle  part  et  dont  l'expression  distraite 
avait  quelque  chose  d'apaisant.  Nous  ne  comptions  guère  que 
ces  deux  hommes  dans  le  convoi.   Eux  à  part,   c'étaient  des 


328  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

femmes  malades  ou  chargées  de  beaucoup  d'enfans.  Je  me 
rappelle  une  pauvresse,  une  femme  en  fichu  qui  avait  de  grands 
yeux  bruns  pleins  d'ardeur  et  des  creux  profonds  sous  ses 
pommettes,  —  et  qui  portait  son  dernier  bébé  roulé  dans  un 
beau  vieux  châle  de  cachemire.  Quand  nous  étions  entre  nous, 
portes  closes,  nous  parlions  des  Allemands;  chacune  racontait 
ce  qu'elle  avait  eu  à  souffrir,  ce  qu'on  lui  avait  pris  dans  sa 
maison,  qui  des  siens  avait  été  emmené  au  travail  forcé.  On  se 
disait  aussi  qui  l'on  allait  chercher  en  France;  qui  l'on  trem- 
blait de  ne  pas  retrouver.  Beaucoup  de  ces  femmes  avaient 
un  mari  dans  l'armée.  Cela  me  perçait  le  cœur  de  penser  que 
plusieurs  sûrement  ne  trouveraient  d'autre  réponse  au  terme 
de  leur  voyage  que  le  silence  de  la  mort.  Et  pour  moi-même, 
j'étais  toujours  dans  la  même  folie  de  sécurité.  Je  n'avais  pas 
un  doute  réel,  pas  une  inquiétudel... 

Après  les  huit  jouns  de  quarantaine,  nous  rejoignîmes  à  la 
frontière  d'autres  groupes  d'émigrans  qui  venaient  pour  la 
plupart  du  pays  minier  autour  de  Lens,  et  devaient  voyager 
avec  nous.  La  traversée  de  l'Allemagne  dura  trente-six  heures. 
Je  n'en  retiens  qu'une  vision  :  celle  d'un  prisonnier  français 
en  uniforme  bleu  foncé,  qui  bêchait  un  champ  au  bord  de  la 
voie  et,  se  redressant  au  passage  du  train,  nous  envoya  des 
baisers  des  deux  mains.  Le  petit  Léonard  était  toujours  dans  le 
même  compartiment  que  moi.  Il  m'étonnait  par  sa  douceur  et 
son  silence.  Quand  on  lui  demandait  s'il  avait  connu  sa  maman, 
il  répondait  d'une  voix  lente  et  unie  :  (c  Elle  est  morte.  »  A 
le  regarder,  je  me  sentis  convaincue  qu'il  avait  assisté  à  cette 
mort,  —  peut-être  tout  seul,  —  qu'il  avait  contemplé  ce  mys- 
tère affreux  de  sa  maman  devenue  insensible,  indifférente 
et  ne  se  retournant  plus  quand  il  pleurait.  Il  me  parut  bien 
élevé,  timide  et  propre.  Il  y  avait  de  l'étonnement  et  de  la 
résignation  dans  le  fond  de  ses  yeux  muets;  tout  son  visage 
était  étrangement  privé  de  sourire.  Il  ne  me  parlait  pas;  mais 
il  se  tenait  volontiers  près  de  moi  et  me  témoignait  une  sorte 
de  confiance  animale  qui  m'était  très  douce.  Cela  m'aidait  à 
supporter  un  excès  d'espoir  et  d'émotion  qui  me  dévorait.  Je 
me  calmais  en  tenant  sa  petite  main. 

A  Schaffhouse,  nous  descendîmes  du  train  allemand.  La  gare 
était  pleine  de  femmes  suisses  qui  étaient  venues  pour  nous 
accueillir,  pour  secourir  nos  pauvres;  elles  distribuaient  des 


L  OUBLIEE. 


329 


vivres,  des  vêtemens;  elles  nous  ouvrirent  Je  grandes  salles 
pour  nous  laver.  Les  enfans  assis  dans  la  gare  mangeaient 
le  chocolat  qu'on  leur  avait  apporté;  beaucoup  de  femmes 
pleuraient  :  nous  étions  si  épuisés  de  fatigue!  Et  malgré  la 
bonté  des  Suisses,  la  France  paraissait  encore  loin. 

Nous  y  arrivâmes  le  lendemain  matin,  après  avoir  fait 
encore  une  nuit  de  chemin  de  fer.  A  Genève,  nous  avions  quitté 
le  train  suisse  pour  monter  dans  un  vilain  petit  tramway  qui 
nous  fit  passer  la  frontière.  Il  neigeait  en  abondance,  et  la 
neige  feutrait  tous  les  bruits,  mettait  un  grand  calme,  une 
magie  dans  l'air.  Je  crois  qu'il  n'y  eut  pas  dans  notre  convoi 
de  cœur  si  angoissé  que  cette  heure  n'ait  desserré.  iXos  petits 
garçons  s'étaient  réunis  sur  la  plate-forme  du  tramway  et 
leurs  figures  excitées  paraissaient  1res  roses  dans  les  tour- 
billons blancs.  Dès  que  les  maisons  d'Annemasse  furent  en 
vue,  ils  se  mirent  à  chanter  la  Marseillaise,  tous  ensemble, 
à  voix  aiguë.  Ce  fut  une  minute  de  ravissement.  La  Marseil- 
laise! Comment  la  savaient-ils,  ces  petits  garçons  de  dix  ans, 
de  huit  ans,  qui  depuis  deux  ans  et  demi  avaient  vécu  sous 
l'oppression  allemande?  Ah!  c'était  beau,  tu  sais!  On  se. sentait 
comme  Une  rivière  gelée  qui  au  printemps  se  remet  à  courir... 

Je  pris  le  train,  le  soir,  avec  Danielle,  le  train  de  Paris.  Je 
n'avais  pas  la  force  de  rien  penser.  Un  seul  mot  battait  en  moi 
comme  une  cloche  et  vibrait  jusqu'au  bout  de  mes  doigts  : 
Demain  !  Demain  I 

...  La  petite  Nise,  le  visage  tourné  vers  le  feu  avait  un  regard 
absorbé  comme  quelqu'un  qui  contemple  attentivement  la  pro- 
fondeur d'un  grand  trou... 

—  Voilà,  dit-elle...  nous  étions  arrivées  à  Paris!  Je  me 
suis  fait  mener  à  ce  petit  hôtel  où  j'étais  descendue  avec  maman 
toutes  les  fois  que  nous  étions  venues  voir  Max  :  je  n'en  connais- 
sais pas  d'autre.  A  mesure  que  l'heure  approchait  où  j'allais 
être  fixée  sur  le  sort  de  Philippe,  j'étais  prise  de  peur.  De  loin, 
je  te  Tai  dit,  depuis  longtemps  je  n'avais  pas  vraiment  douté. 
Le  sentiment  de  sa  vie  m'obsédait  trop.  Mais  au  dernier  moment, 
la  foi  me  manquait.  J'étais  comme  on  dit  que  sont  les  somnam- 
bules quand  on  les  réveille  brusquement  au  milieu  d'une  action 
dangereuse.  N'est-ce  pas?  elles  ont  le  vertige  tout  d'un  coup  et 
quelquefois  elles  tombent.  L'excès  de  fatigue  me  laissait  l'esprit 
inerte  :  je  me  retrouvais  dans  cet  hôtel  où  j'avais  vu   maman. 


330  REVUE    DES    DEUX    MONDESsi 

Max  et  Philippe  ;  je  ne  sentais  plus  que  le  vide  autour  de  moi^ 
il  me  semblait  probable  que  la  mort  m'avait  tout  pris. 

Dès  que  j'eus  fait  ma  toilette,  je  demandai  à  Danielle  de 
venir  avec  moi  rue  de  l'Abbé-de-l'Epe'e.  Tu  sais  que  c'est  là 
qu'était  le  petit  appartement  de  Philippe,  son  petit  logis  au 
cinquième  étage,  plein  de  livres  et  de  vieilles  étoffes.  Max  m'y 
avait  emmenée  plusieurs  fois  au  début  de  mes  fiançailles.  Je 
pris  le  bras  de  Danielle  dans  la  rue;  mes  genoux  se  dérobaient. 
J'entrai  seule  dans  la  loge  de  la  maison,  il  y  avait  là  un  vieux 
concierge  gras  et  pâle,  absorbé  par  son  journal.  Je  pensai  que 
toute  ma  vie  dépendait  de  deux  ou  trois  paroles  qu'il  allait  me 
dire,  je  regardai  sa  vieille  bouche  molle  et  hargneuse  avec  une 
fascination  de  terreur.  Je  ne  savais  comment  poser  ma  question. 
Ce  n'était  pas  le  même  concierge  que  j'avais  vu  là  les  quelques 
fois  où  j'étais  venue.  Il  me  dévisageait  par-dessus  son  journal 
d'un  air  ennuyé.  Je  finis  par  demander  :  u  Monsieur  Brunel 
a-t-il  toujours  son  appartement  ici? 

—  30,  avenue  de  l'Observatoire,  »  répondit-il,  et  il  se 
replongea  dans  sa  lecture. 

Je  ne  voulus  rien  demander  de  plus  :  je  savais  que  Philippe 
était  vivant;  je  me  rappelle  cette  bizarre  sensation  de  faiblesse  et 
presque  de  souffrance,  comme  si  mon  corps  était  trop  petit  pour 
contenir  l'enthousiasme  qui  m'agitait.  Je  brûlais  de  courir 
avenue  de  l'Observatoire,  mais  je  n'osais  pas.  Il  ne  savait  pas 
la  mort  de  maman,  il  fallait  lui  dire  cela  d'abord:  et  je  pensai 
tout  d'un  coup  que  lui  aussi  voudrait  peut-être  me  dire  quelque 
chose  avant  que  nous  ne  nous  voyions.  Le  concierge  avait  parlé 
d'un  ton  catégorique  qui  me  semblait  impliquer  que  Philippe 
vivait  maintenant  à  Paris.  Du  reste,  comment  eût-il  déménagé 
s'il  faisait  encore  la  guerre?  Il  était  donc  réformé;  il  avait  reçu 
quelque  grave  blessure...  Cela  ne  me  faisait  pas  peur.  J'avais 
trop  de  joie  de  le  savoir  vivant.  Il  me  vint  à  l'esprit  que  ce 
nouvel  appartement,  il  l'avait  choisi  pour  m'attendre,  —  en  pen- 
sant à  notre  mariage,  —  que  c'était  l'endroit  où  nous  allions 
vivre  ensemble.  Je  n'aurais  pas  voulu  y  entrer  autrement 
qu'amenée  par  lui.  Je  rentrai,  je  lui  écrivis  une  longue  lettre 
que  je  portai  ensuite  à  la  boite  des  pneumatiques.  Je  lui  disais 
que  je  ne  sortirais  plus  que  je  ne  l'eusse  vu  ou  que  je  n'eusse 
reçu  un  mot  de  lui. 

Le  lendemain,  aussitôt  après  déjeuner,  j'envoyai   Danielle 


l'oubliée.  331 

faire  visite  à  des  parentes  qui  avaient  quitté  leur  ferme  des 
environs  de  Vouziers  et  s'étaient  réfugiées  à  Paris  dès  le  début 
de  la  guerre.  J'étais  sûre  que  P|iilippe  allait  venir.  Je  remontai 
dans  ma  chambre  où  je  ne  pus  faire  autre  chose  que  d'attendre, 
les  yeux  fermés.  Ah!  j'ai  pris  de  mauvaises  habitudes  à  Vouziers 
pendant  les  soirées  sans  lumière!  Attendre,  les  yeux  fermés, 
quand  est-ce  que  je  me  guérirai  de  cela? 

A  deux  heures  et  demie,  un  petit  garçon  m'apporta  sa  carte. 
Je  demandai  qu'on  lui  donnât  le  numéro  et  qu'on  le  laissât 
monter. 

Une  minute  après,  il  entrait  dans  la  chambre.  11  était  en 
civil,  la  manche  gauche  de  son  veston  pendait  vide  depuis 
l'épaule,  et  plate,  le  long  de  son  corps.  J'eus  l'impression  que  sa 
taille  était  amaigrie  et  déviée,  son  équilibre  incertain.  Il  était 
extrêmement  pâle.  Je  fus  saisie  au  point  de  ne  pouvoir  bouger. 
Assise  au  bout  d'une  vieille  chaise  longue,  je  joignais  les  mains 
vers  lui  et  le  regardais  en  pleurant.  Il  ferma  gauchement  la 
porte  et  puis,  au  lieu  de  venir  à  moi,  il  se  tint  debout  à  l'entrée 
de  la  chambre  comme  un  homme  qui  ne  sait  que  devenir.  Alors 
je  compris  qu'il  s'était  passé  autre  chose  que  ce  que  je  voyais, 
qaelque -chose  de  pire.  Je  lui  demandai  tout  bas:  «  Philippe, 
qu'est-ce  qu'il  y  a?  » 

Il  s'approcha;  il  s'assit,  il  finit  par  dire  :  «  Je  n'ai  pas  tenu 
la  promesse  de  nos  fiançailles,  Denise,  je  me  suis  marié.  » 

Je  fermai  les  yeux  en  essayant  de  comprendre.  Il  dit  misé- 
rablement :  ((  Vous  n'auriez  peut-être  plus  voulu  de  moi, 
Denise;  vous  voyez  comme  ils  m'ont  arrangé.  » 

C'est  inouï,  Adrienne,  n'est-ce  pas?  inouï,  les  choses  que 
les  hommes  peuvent  dire  quelquefois  ! 

Je  lui  demandai  s'il  pouvait  me  raconter  comment  cela  était 
arrivé.  Je  pensai  que  je  le  voyais  pour  la  dernière  fois  et  que,  si 
c'était  possible,  j'aimais  mieux  le  comprendre. 

Il  me  raconta  en  effet  son  histoire  depuis  qu'il  avait  été 
blessé  à  Verdun,  au  mois  de  mars  dernier.  On  l'avait,  me 
dit-il,  amputé  une  première  fois  à  Bar-le-Duc,  —  puis  amené  à 
Paris  où  il  avait  été  nécessaire  de  l'amputer  de  nouveau,  à 
deux  reprises,  —  et  de  finir  par  désarticuler  l'épaule.  Il  me 
dit  que,  dans  l'excès  de  la  souffrance,  on  change,  que  le  passé 
pâlit. 

Adrienne  se  leva  impatiemment  et,  portant  haut  sa  jolie  tête 


332  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

raisonnable,  elle  se  mit  à  marcher  dans  la  chambre  à  la  manière 
des  jeunes  gens  : 

—  Il  t'a  dit  cela,  à  toi?  dit-elle.  Et  elle  pensait  :  «  Oui. 
oui,  les  voilà  bien,  ces  rêveurs,  ces  intellectuels,  ces  contem- 
plateurs d'eux-mêmes.  Voilà  ce  que  ce  philosophe  a  trouvé  à 
dire  à  cette  petite  âme  fidèle  !  La  souffrance  vous  change  1  Après 
le  récit  de  Nise,  le  mot  vient  à  propos!  » 

A  son  irritation  se  mêlait  quelque  âpre  contentement  d'avoir 
épousé  un  ingénieur  qui  était  un  homme  simple.  «  Ces  Huleau, 
pensait-elle,  ont  toujours  eu  sur  la  vie  des  perspectives  irréelles. 
Comment  le  pauvre  Max  s'était-il  entiché  d'un  pareil  garçon,  avec 
cette  figure  sans  volonté  !  » 

Mais  au  fond  d'elle-même  une  voix  impartiale  suggérait  : 
«  Est-ce  que  ce  n'est  pas  tout  de  même  vrai  que  la  souffrance 
vous  change  quelquefois?  qu'une  sensibilité  remuée  à  de  cer- 
taines profondeurs  est  prête  pour  des  émotions  et  des  passions 
nouvelles?  »  Elle  se  rappelait  tel  et  tel  blessé  de  son  hôpital,  — 
des  gens  simples  pourtant,  —  chez  qui  la  fièvre  amoureuse  du 
regard  l'avait  frappée.  Elle  entendait  l'écho  des  paroles  éperdues 
que  bégaient  souvent  les  opérés  en  se  réveillant  de  l'anesthésie... 

—  Alors,  demanda-t-elle  d'une  voix  amère,  qui  a-t-il 
épousé  ? 

—  Une  infirmière,  répondit  innocemment  la  petite  Nise.  Il 
me  dit  qu'elle  l'avait  assisté  par  deux  fois  après  le  chloroforme, 
dans  un  temps  où  il  regrettait  de  n'être  pas  mort.  Avant  d'être 
blessé,  il  avait  traversé  à  Verdun  une  semaine  si  affreuse,  dans 
un  trou  boueux,  au  milieu  de  morts  et  de  mourans,  qu'il  en 
avait  gardé  l'impression  d'être  brisé,  tari  pour  toujours. 
Hélas!  lui  qui  m'avait  si  puissamment  protégée  contre  le  déses- 
poir, je  ne  l'en  protégeais  pas!  A  l'hôpital  il  était  désespéré.  Il 
me  dit  que  cette  jeune  fille  qui  l'avait  soigné  répandait  une 
influence  de  consolation,  d'apaisement.  Je  me  rappelle  les 
termes  qu'il  employa  :  il  parlait  de  sa  profonde  tranquillité,  de 
sa  force,  de  la  beauté  de  ses  gestes.  Il  m'expliqua  qu'il  avait 
trouvé  en  elle  la  guérison  de  l'âme.  Cela  dit  tout,  n'est-ce  pas? 
la  guérison  !  Moi,  je  n'avais  à  lui  apporter  qu'une  vie  déjà  bien 
blessée;  comment  l'aurais-je  guéri?  Peut-être  aussi  que  je  l'ai- 
mais trop.  Il  n'y  avait  pas  de  sérénité  là  dedans.  Et  lui,  ce 
philosophe,  c'est  son  instinct  de  chercher  à  n'être  pas  troublé. 
Il  me  parlait  longuement  comme  à  une  amie. 


l'oubliée.  333 

«  Ces  gens-là  ont  la  passion  de  se  raconter,  pensait  Adrienne. 
Je  suis  sûre  qu'il  l'oubliait  tout  à  fait  en  lui  parlant.  Et  ils 
comptent  toujours  sur  la  sympathie  !  Pauvre  enfant,  lui  raconter 
son  second  amour!    » 

—  Il  avait  les  tempes  humides,  continuait  Denise.  Il  m'ap- 
pelait toujours  par  mon  nom.  Heureusement  1  Je  pensais  :  «  Il 
voit  bien  qu'il  ne  peut  pas  feindre  que  nous  ne  nous  soyons 
pas  aimés  !  »  Il  me  dit  qu\ine  fois  rétabli,  il  avait  acquis  la 
certitude  quecesentirnent,  —  né  dans  la  maladie,  —  durerait  au 
delà,  qu'il  tenta  sa  chance,  et  qu'il  sut  que  la  jeune  fille  l'aimait 
aussi.  Ils  se  sont  fiancés  au  mois  de  juillet;  mariés  au  mois  de 
septembre,  en  Bretagne,  au  bord  de  la  mer.  Je  voulus  savoir 
le  jour  :  ce  fut  dans  la  même  semaine  où  j'avais  perdu 
maman  !... 

Je  lui  demandai  si  sa  femme  avait  eu  connaissance  de  ses 
premières  fiançailles.  Il  devint  inquiet,  il  me  répondit  avec 
agitation  que  non.  Elle  ne  savait  pas,  —  il  ne  fallait  pas 
qu'elle  sût,  ce  serait  pour  elle  un  très  grand  trouble  de 
conscience.  Il  se  tut,  et  puis  au  bout  d'un  instant  il  dit  : 
((  Elle  est  très  pieuse.  »  Gomme  je  ne  répondais  rien,  je  sentis 
qu'il  s'inquiétait  de  plus  en  plus;  son  inquiétude  m'indignait, 
et  j'avais  trop  d'orgueil  pour  dire  le  mot  qui  l'aurait  dissipée. 
Je  me  sentis  rougir.  Lui  ne  s'en  aperçut  pas;  il  avait  la  figure 
absorbée;  il  ne  pensait  qu'à  sa  femme;  c'était  comme  s'il  l'avait 
vue  devant  lui  avec  un  reproche  et  une  souffrance  dans  tout 
son  être.  Il  finit  par  dire  d'une  voi.v  timide  et  dont  l'accent  de 
tendresse  était  à  me  faire  crier  :  ((  En  ce  moment-ci  surtout, 
elle  a  besoin  d'être  très  ménagée.  »  Puis  à  son  tour,  il  rougit 
brusquement  et  fixa  ses  yeux  sur  le  tapis. 

u  Mais,  Philippe,  lui  dis-je,  il  ne  me  serait  jamais  venu  à 
l'esprit  de  compromettre  la  tranquillité  d'àme  de  votre  femme.  » 

Adrienne  goûta  au  passage  cette  nouvelle  ironie  :  l'archange 
de  sérénité  menacé  par  la  petite  Nise  1 

Celle-ci  continuait  : 

—  Il  y  eut  ensuite  un  silence  entre  nous,  —  affreux.  Il 
n'osait  plus  me  regarder,  et  moi,  je  me  sentais  devenir  inerte 
comme  une  pierre. 

Je  le  regardais  cependant;  surtout  son  beau  front  et  ses 
tempes  serrées  qu'autrefois  j'aimais  tant  à  toucher,  et  je  me 
disais  :  «  Voilà,  c'est  fini...  voilà...  » 


334  REVUE    DES    DEUX    MONDE8.1 

Nous  causâmes  encore  un  peu.  Il  me  dit  qu'il  était  réformé, 
qu'il  avait  repris  son  cours  de  philosophie  et  la  préparation  de 
ses  thèses. 

Puis  il  se  leva  et  il  murmura  :  «  Denise,  si  j'avais  pu  croire 
que  je  vous  retrouverais  ainsi,  dans  ce  deuil,  dans  cette  soli- 
tude... ))  Mais  il  n'acheva  pas  cette  phrase.  Il  demanda  simple- 
ment :  «  Est-ce  que  je  ne  vous  reverrai  plus?  Est-ce  que  je  ne 
peux  vous  servir  à  rien?  »  Je  lui  fis  signe  que  non.  11  insista 
encore  :  «  Tout  est  fini?  )>  Adrienne,  n'est-ce  pas  que  c'était 
cruel,  que  c'était  atroce  de  me  demander  cela?  J'étais  telle- 
ment tentée,  —  après  qu'il  m'eut  pourtant  fait  passer  par  la 
torture,  je  peux  le  dire,  —  de  me  jeter  contre  son  épaule 
mutilée,  —  cette  épaule  qu'une  autre  avait  soignée,  — de  l'em- 
brasser comme  autrefois,  lui  mon  ami,  mon  fiancé,  mon  seul 
trésor,  et  de  lui  dire  :  «  Cachez-moi  quelque  part!  Emportez- 
moi  I  »  Tellement  tentée  1  Si  j'avais  parlé,  j'aurais  dit  cela. 
Je  lui  fis  signe  avec  la  tête  qu'il  fallait  s'en  aller.  11  s'en  alla,  et 
je  sus  que  c'était  fini. 

Qu'est-ce  que  tu  crois  qu'on  peut  faire,  Adrienne,  quand  on 
est  au  désespoir?  Pendant  les  deux  premières  heures  après 
qu'il  m'eut  quittée,  je  fus  très  calme.  J'avais  de  petits  travaux 
de  couture  à  faire.  Dès  que  Danielle  rentra,  je  l'appelai  et  nous 
travaillâmes  ensemble  en  disant  notre  chapelet.  Depuis  la  mort 
de  maman,  j'avais  pris  l'habitude  de  coudre  souvent  dans  la 
même  pièce  que  Danielle.  A  huit  heures,  je  lui  dis  de  préparer 
mon  lit  et  d'aller  dîner.  Dès  que  je  me  suis  retrouvée  seule 
dans  cette  chambre  où  il  m'avait  parlé,  je  me  suis  sentie  tout  à 
fait  malade.  C'est  bizarre,  n'est-ce  pas?  Malade,  glacée,  claquant 
des  dents  et  si  faible  que  je  dus  me  rasseoir  plusieurs  fois  er 
me  déshabillant. 

Je  sentais  cela  d'abord  plus  que  le  chagrin  :  ce  frisson  affreux 
dans  tout  mon  corps  et  un  obscurcissement  des  yeux,  comme 
on  dit  que  l'éprouvent  les  mourans.  Je  me  couchai,  j'éteignis 
la  lumière;  je  passai  toute  la  nuit  sans  dormir,  sans  bouger; 
au  moindre  mouvement,  il  me  semblait  que  mon  cœur  allait 
se  briser.  J'étais  comme  livrée  à  une  force  qui  me  protégeait 
contre  l'excès  de  mon  mal,  qui  m'empêchait  de  remuer,  qui 
m'empêchait  de  penser.  Dans  une  passivité  absolue,  j'entendais 
l'écho  des  paroles  de  Philippe  et  des  miennes;  elles  frappaient 
dans  ma  tête  comme  des  coups    de  marteau  ;  je  les  subissais. 


l'oubliée.  335 

incapable  de  les  maîtriser  ou  de  les  dépasser  par  une  réflexion 
quelconque.  Depuis,  je  me  suis  dit  que  cette  torture  morale  res- 
semble beaucoup  à  une  torture  physique.  L'intelligence  ne  peut 
rien  contre.  On  est  pris,  happé,  solidement  mordu,  mâché  et 
remâché  pendant  des  heures.  On  a  beau  se  faire  petit,  soumis, 
se  tenir  coi  :  la  machine  à  supplice  est  là  ;  elle  travaille  avec 
toutes  ses  dents  ;  on  dirait  qu'elle  vous  tient  par  les  pieds,  par 
les  mains,  c'est  horrible!... 

Le  matin,  comme  je  ne  bougeais  toujours  pas,  Danielle 
entra  plusieurs  fois,  s'informant  de  ma  migraine  avec  un  air 
dolent.  Je  me  rappelle  que  le  son  de  ma  propre  voix  m'étonna 
quand  je  lui  répondis,  tellement  il  était  sec  et  changé.  Et  je  me 
dis  :  'c  Voilà,  c'est  fini,  je  ne  suis  plus  jeune,  je  prendrai  l'ha- 
bitude de  n'être  aimée  par  personne.  Je  parlerai  probablement 
toujours  comme  cela.  » 

Vers  midi,  je  m'habillai  rapidement  et  je  sortis.  En  ren- 
trant le  soir,  je  dis  à  Danielle  :  «  M.  Hrunel  est  venu  me  voir. 
Il  lui  est  arrivé  beaucoup  de  choses  pendant  la  guerre.  Il  a  été 
blessé.  On  lui  a  coupé  un  bras,  et  puis  il  s'est  marié.  »  Il  me 
sembla  que  les  cris  de  cette  femme  si  bonne  allaient  me  rendre 
folle.  J'aurais  eu  moi-même  tellement  besoin  de  crier  !  Je  lui 
dis  :  ((  N'y  pensez  plus,  Danielle.  Si  vous  saviez  comme  je  suis 
décidée  à  l'oublier!  »  Moi  qui  n'avais  jamais  dissimulé!  Moi 
qui  avais  pleuré  dans  ses  bras  après  la  mort  de  maman  ! 

Des  trois  jours  qui  ont  suivi,  je  garde  un  souvenir  confus. 
Je  sais  que  de  ma  vie  je  n'avais  autant  marché.  Chose  bizarre, 
je  n'avais  jamais  non  plus  tant  regardé  autour  de  moi  tes 
figures,  les  objets,  les  vitrines  des  magasins.  As-tu  remarqué 
comme  cela  vous  entre  dans  la  cervelle,  ce  qu'on  voit  quand^on 
souffre?  Chez  le  dentiste  par  exemple?...  Je  me  rappelle  dans 
les  moindres  détails  une  crémerie  où  j'ai  déjeuné.  Le  guéridon 
de  marbre,  les  chaises  peintes  au  ripolin  vert,  un  groupe 
d'étudians  étrangers  qui  étaient  assis  à  une  table  voisine,  par- 
lant une  langue  rauque  et  riant  fort,  et  la  tenancière,  et  la 
petite  servante  qui  subrepticement  doubla  pour  moi  la  portion... 
J'avais  évidemment  la  figure  de  quelqu'un  qui  souffre  de  la 
faim.  Il  faisait  bien  noir  et  bien  sale,  cette  semaine  d'avant 
Noël,  je  ne  sais  si  tu  te  rappelleras  —  et  quels  visages  on 
rencontrait,  terreux,  soucieux,  harassés,  avec  toujours  les 
mêmes  plis  flasques  et  tristes  des  narines  à  la  bouche,  et  puis 


33G  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  temps  en  temps  dans  la  masse  une  jolie  femme,  une  créa- 
ture  tout  à  fait  d'une  autre  espèce  que  les  autres  avec  des  joues 
roses,  des  dents  brillantes,  une  manière  vive  et  légère  de  remuer 
la  tête,  un  air  content.  Chaque  fois  que  j'en  voyais  une,  je 
me  demandais  si  elle  ressemblait  à  la  femme  de  Philippe  et 
les  mots  qu'il  avait  dits,  —  les  mots  les  plus  cruels,  —  me  brû- 
laient plus  fort  :  «  Elle  a  besoin  d'être  très  ménagée  en  ce 
moment.  » 

Un  soir,  j'entrai  à  la  Sorbonne,  où  Max  m'avait  emmenée 
deux  ou  trois  fois  entendre  un  cours  qui  le  passionnait.  Je  vis 
ane  queue  de  gens  qui  se  pressaient  à  la  porte  d'un  amphi- 
théâtre, je  me  rangeai  parmi  eux  et  j'entrai.  Le  cours  était 
justement  de  ce  professeur  qu'aimait  Max  et  de  qui  ses  lettres 
nous  parlaient  presque  chaque  jour.  Quand  il  entra,  maigre  et 
grisâtre  derrière  l'huissier,  il  me  fit  l'elïet  d'une  espèce  de  man- 
nequin, le  reste,  l'ombre  d'un  homme.  Autour  de  moi  j'enten- 
dis des  jeunes  filles  qui  chuchotaient,  je  compris  qu'on  le 
plaignait  d'avoir  perdu  son  fils  unique.  11  parla  d'histoire 
grecque  pendant  une  heure,  d'une  voix  morte,  mécanique  ;  il 
n'y  avait  pour  l'écouter  que  des  femmes  et  quelques  étrangers 
dépenaillés.  Je  n'avais  encore  rien  trouvé  qui  fût  aussi  triste. 
Gela  m'apaisa.  Il  y  a  des  momens  où  l'on  arrive  à  se  reposer 
dans  sa  douleur  comme  un  nageur  qui  fait  la  planche.  On  ne 
cherche  pas  autre  chose.  On  ne  se  représente  plus  qu'il  existe 
autre  chose  ;  on  est  là  tranquille,  baigné  dans  un  fluide  sombre 
qui  pénètre  jusqu'au  dernier  repli.  Les  résistances  du  dedans 
cèdent,  les  palpitations  meurent,  et  on  croit  alors  que  c'est  fini 
de  se  débattre,  qu'on  a  vraiment  renoncé.  D'ailleurs,  je  te  dirai 
qu'à  aucun  moment  je  n'ai  senti  de  révolte.  Oh  !  je  vois  bien 
que  je  ne  ferai  jamais  une  révoltée  ;  je  n'en  ai  pas  l'étoffe.  Mais 
le  plus  dur  pour  moi,  c'était  de  comprendre,  de  me  mettre  les 
faits  dans  la  tète,  de  les  planter  à  la  racine  même  de  ma  vie 
intérieure  qui  était  tout  entière  l'amour  de  Philippe. 

J'errais  au  hasard  ;  je  regardais  toutes  les  figures  ;  je  regar- 
dais surtout  les  mutilés  dont  chacun  était  pour  moi  comme 
une  ombre  de  Philippe,  et  j'étais  épouvantée  d'en  rencontrer 
un  si  grand  nombre.  J'entrais  dans  les  églises;  plusieurs  fois  je 
m'arrêtai  à  Notre-Dame.  Je  m'appuyais  au  pilier  du  transept 
et  je  regardais  la  rose  Nord,  qui  est  si  triste,  froide,  ensanglan- 
tée, glorieuse,  comme  une  promesse  de  paradis  suspendue  très 


l'oubliée.  331 

loin  au-dessus  des  plaies  humaines.  Et  le  froid  de  la  pierre 
insensible  contre  mon  épaule  me  faisait  du  bien. 

Un  après-midi,  je  me  trouvai  au  bord  d'un  grand  cime- 
tière; je  crois  que  c'est  le  cimetière  Montparnasse.  J'y  entrai; 
j'y  restai  longtemps  ;  il  neigeait;  personne  n'était  venu  chez  les 
morts  par  un  si  vilain  temps.  Il  me  semblait  que  j'aurais  donné 
tout  au  monde  pour  me  retrouver  à  Vouziers  sur  la  tombe  de 
maman  !  En  sortant,  à  la  nuit  tombante,  je  vis,  contre  le  haut 
mur  tapissé  de  lierre,  un  homme  et  une  femme  qui  s'embras- 
saient. Je  les  regardai,  là,  si  près  des  morts,  eux  qui  étaient 
comme  j'avais  été  moi-même  quelques  jours  encore  aupara- 
vant :  des  gens  livrés  au  transport,  des  gens  pour  qui  la  mort 
n'existe  pas!  C'étaient  un  soldat  en  uniforme  boueux  et  une 
femme  misérable.  Combien  de  temps  avaient-ils  été  altérés  l'un 
de  l'autre?  Ils  n'ont  pas  bougé  pendant  que  je  passais;  je  n'ai 
pas  vu  les  figures,  mais  j'ai  senti  la  passion  de  cette  pauvre 
femme,  la  tension  de  tout  son  maigre  corps  immobile.  Elle 
était  suspendue  comme  l'alouette  au  sommet  de  son  élan.  Bien 
sûr,  ils  ne  savaient  plus  qu'il  faisait  froid  et  sombre  ;  ils 
n'étaient  plus  pauvres  ;  tout  était  beau  pour  eux.  Je  m'en  allai, 
me  croyant  calme.  Ces  choses-là  me  faisaient  mal  comme  un 
poison  qui  ne  se  révèle  que  peu  à  peu. 

Je  rentrai;  je  trouvai  Danielle  les  yeux  rouges  d'avoir 
pleuré,  qui  me  couchait  et  me  montait  du  bouillon. 

Un  dimanche  vint,  le  quatrième  dimanche  de  l'Avent  qui 
était  aussi  la  veille  de  Noël.  Un  grand  désir  avait  surgi  en  moi 
devoir  cette  jeune  femme  qui  est  maintenant  la  femme  de  Phi- 
lippe. J'avais  beau  souffrir,  je  n'arrivais  pas  à  croire  tout  à  fait 
à  la  réalité.  Il  y  avait  quelque  chose  en  moi  qui  n'y  croyait  pas.i 
Je  te  l'ai  dit,  j'avais  tellement  pris  l'habitude  d'un  recours  inté- 
rieur à  mon  fiancé.  J'avais  avec  lui  une  vie  de  rêve  qui  pen- 
dant deux  années  et  demie  avait  fini  par  équivaloir  presque  à 
une  réalité.  Je  fermais  les  yeux  et  il  était  dans  la  chambre;  je 
pleurais  et  il  appuyait  ma  tête  sur  son  épaule.  J'avais  eu  ainsi 
avec  lui  une  vie  de  tendresse  complète  et  de  toutes  les  heures, 
si  intense  que  je  me  disais  quelquefois  :  u  Quand  nous  serons 
réunis,  ce  ne  sera  pas  plus  doux.  »  Alors,  tu  le  comprends 
bien,  cette  habitude  restait  :  c'est  comme  quand  on  est  assis 
près  d'un  mort,  on  croit  toujours  le  voir  respirer.  Et  je  pensais  : 
«  Si  je  le  vois  avec  sa  femme,  ce  sera  fini.  » 

TOME  XL.  —  1917.  22 


à38 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Il  m'avait  dit  qu'elle  était  pieuse,  et  lui-même  avait  l'habi- 
tude d'aller  à  la  messe.  Nous  y  étions  allés  ensemble;  nous 
l'avions  suivie  deux  ou  trois  fois,  l'un  à  côté  de  l'autre,  très 
attentivement.  J'ai  toujours  eu  l'impression  qu'il  n'avait  pas 
beaucoup  de  foi,  mais  les  clioses  de  l'Eglise  lui  plaisaient.  J'ai 
voulu  essayer  de  les  apercevoir  à  la  messe  où  je  ne  doutais  pas 
qu'ils  n'allassent  ensemble,  —  et  tard  probablement,  —  puis- 
qu'elle était  ((  très  à  ménager.  » 

J'allai  pour  la  messe  de  onze  heures  à  Saint-Jacques-du- 
Haut-Pas.  Ils  n'y  vinrent  pas. 

J'attendis  encore  :  à  midi  ils  arrivèrent;  je  le  vis,  lui, 
marchant  derrière  elle  dans  le  jour  pâle  et  comme  filtré  de 
cette  église.  Une  grande  jeune  femme, — oh!  Adrienne,  — ■ 
tellement  jolie,  mais  pas  comme  les  jolies  femmes  qui  n'ont 
pas  l'air  de  la  race  humaine!  —  de  longs  yeux  bruns,  de  longs 
cils  sur  des  joues  mates,  et  un  beau  nez  recourbé.  Elle  portait 
un  chapeau  noir  dont  le  bord  se  relevait  en  arrière  sur  * 
un  chignon  châtain,  brillant  et  parfaitement  ordonné;  une 
jaquette  de  loutre,  un  manchon  gris.  Ceci  me  montra  que  le 
ménage  de  Philippe  était  plus  fortuné  que  je  ne  l'eusse  fait. 
Elle  marchait  bien,  d'un  pas  long,  aisé.  Sa  ligure  était  sérieuse, 
tranquille,  avec  une  expression  de  douceur  et  de  réserve.  Je  la 
suivis  des  yeux  et  m'inslallai  dans  le  bas-côté  à  un  endroit  d'où 
je  voyais  son  dos  mince,  son  beau  chignon  et,  de  trois  quarts, 
sa  joue  pâle.  Lui  m'était  presque  caché  par  le  grand  chapeau 
noir.  Elle  suivit  toute  la  messe,  et  quand  je  vis  comme  elle 
priait,  je  me  mis  à  prier  moi  aussi,  à  demander  la  force 
d'accepter  cela  et  de  vivre  selon  ma  destinée. 

A  un  moment,  je  la  vis  s'incliner  un  peu  vers  Philippe  en 
montrant  du  doigt  une  ligne  sur  son  livre  :  quelque  texte  qui 
l'avait  frappée.  Je  conçus  à  quel  point  elle  était  heureuse; 
cette  sensibilité  de  Philippe  si  fine,  si  vibrante  qui  sait  répondre 
à  tout,  elle  pouvait  y  faire  passer  chacune  de  ses  pensées.  Et 
elle  avait  déjà  dans  ce  simple  geste  un  tel  air  de  sécurité!  On 
eût  dit  qu'il  était  à  elle  depuis  toujours.  J'eus  l'impression 
qu'elle  me  démontrait  en  toute  douceur,  eu  toute  bonne  foi,  et 
invinciblement,  que  je  n'avais  jamais  existé.  Et  pourtant,  je  la 
plaignais  un  peu  du  mal  qu'elle  m'avait  fait,  —  que  je  n'aurais 
voulu  faire  à  personne,  —  ni  elle  non  plus  sans  doute... 

La  messe  achevée,  ils  sortirent;  je  les  suivis  du  regard  dans 


L  OUBLIEE. 


339 


la  colonne  qui  se  pressait  vers  la  porte;  puis  je  sortis,  je  les 
vis  descendre  les  marches;  elle  l'arrêta,  ils  se  sourirent;  elle 
entr'ouvrit  son  pardessus,  glissa  ses  doigts  dans  la  poche  de  son 
veston  et  en  tira  quelques  sous  qu'elle  mit  dans  la  sébille  d'un 
mendiant.  Ils  s'éloignèrent  et  je  ne  les  suivis  pas  davantage. 

Je  les  avais  vus;  je  comprenais  mon  malheur.  Il  avait 
rencontre'  une  femme  beaucoup  plus  belle  que  moi,  meilleure 
aussi  probablement.  Ils  s'étaient  aimés;  peut-être  même  était-ce 
le  cœur  de  la  jeune  fille  qui  s'était  ému  le  premier...  Alors, 
c'était  inévitable,  n'est-ce  pas?  Celle  qu'on  sacrifie,  ce  ne  peut 
pas  être  celle  qu'on  aime. 

J'étais  brisée  de  fatigue,  je  me  sentais  faible;  ma  douleur 
sommeillait  lourde,  énorme,  mais  tranquille  au  dedans  de  moi. 
L'après-midi,  je  retournai  à  l'église,  —  une  autre  église,  — 
j'entendis  vêpres,  le  salut,  un  long  sermon,  tout  cela  du  fond 
d'une  torpeur  d'épuisement.  Je  pensai  à  maman  comme,  du 
,  temps  où  je  la  soignais,  je  pensais  à  Philippe,  —  avec  cette 
même  impression  de  me  jeter  dans  un  refuge  hors  du  monde. 
Je  n'avais  pas  le  courage  de  porter  mon  regard  en  avant  vers 
aucune  forme  d'avenir,  mais  il  me  semblait  déposer  toute  ma 
vie,  une  seiile  masse  indistincte  de  douleur,  sur  les  genoux  de 
ma  pauvre  maman.  Je  pensais  que  personne  n'aurait  jamais 
pitié  de  moi,  hormis  elle,  du  fond  de  son  éternité.  J'appelais  sa 
main  sanctifiée  sur  ma  tête  vaincue.  Ahl  j'aurai  Jean,  oui;  je 
ne  l'avais  pas  encore  retrouvé  à  ce  moment-là;  maintenant  je 
sais  qu'il  est  au  front;  nous  nous  écrivons.  Mais  il  ne  saura 
jamais  ce  que  j'ai  souffert.  Peut-on  dire  ces  choses-là  à  des 
garçons?  Leur  propre  vie  est  trop  jeune,  trop  abondante  pour 
qu'ils  soient  capables  de  pitié. 

Et  alors,  mon  amie,  je  revins  sur  le  passé.  Je  me  dis  : 
«  Personne  n'aura  pitié  de  moi;  mais  de  qui  ai-je  eu  pitié? 
à  peine  de  maman!  »  La  parole  d'agonie  du  Seigneur  se  pro- 
nonçait dans  mon  esprit  :  «  Eh  quoi  !  vous  n'avez  pu  veiller 
une  heure  avec  moi!...  »  Je  compris  qu'elle  était  pour  moi 
d'une  vérité  effrayante.  Moi  qui  ai  passé  tant  de  nuits  au  chevet 
de  maman,  je  me  demandai  quand  j'avais  vraiment  veillé  avec 
elle,  pris  ses  douleurs  pour  moi,  compati,  comme  je  la  suppliais 
maintenant  de  compatir.  Je  le  vis  clairement  :  quand  je  m'ingé- 
niais à  la  soulager,  je  cherchais  à  repousser  la  souffrance  de 
l'entendre  gémir.   Son  martyre  ne   m'était  pas  immédiat.   Je 


340  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

continuais  toujours  de  penser  à  Philippe,  à  mon  amour,  de 
sentir  cette  béatitude  qui  frôlait  perpétuellement  mon  âme... 
Et  enfin  j'arrivai  au  souvenir  de  l'heure  que  je  t'ai  dite,  cette 
heure  terrible  d'égoïsme  et  de  frénésie.  Je  goûtai  l'humiliation 
la  plus  profonde.  Je  compris  que  mon  cœur  trop  cupide  avait 
mérité  son  désastre.  Et  l'idée  me  vint  que  peut-être  ce  serait 
mon  sort,  mon  utilisation,  que  de  rester  simplement  par  ma 
douleur  même  un  être  qui  croit  à  la  douleur  et  qui  a  pitié. 

Je  partis  lentement;  j'avais  à  peine  mangé  depuis  six  jours 
et  j'étais  très  faible.  Je  crois  que  si  quelqu'un  m'avait  tendu  la 
main  pour  m'y  appuyer,  je  l'aurais  acceptée.  Il  n'y  avait  pas  de 
voiture  et  le  soir  était  froid.  Je  rentrai  à  pied,  je  me  couchai 
et,  pour  la  première  fois  depuis  la  visite  de  Philippe,  je 
m'endormis  d'un  sommeil  calme  et  sans  rêves. 

Vers  deux  heures  du  matin,  je  m'éveillai.  C'était  la  nuit 
de  Noël  et  l'heure  où  autrefois  nous  rentrions  à  la  maison, 
maman,  mes  frères  et  moi,  après  la  messe  de  minuit.  Je  ♦ 
m'assis  brusquement;  j'étais  très  réveillée,  toute  tendue,  sans 
aucune  fatigue.  J'avais  l'impression  qu'il  y  avait  quelque  chose 
à  faire,  une  décision  à  prendre,  une  espérance  à  embrasser; 
je  sentais  que  c'était  fini  maintenant  d'errer  et  de  me 
consumer  en  pensant  à  moi.  Et  cependant  je  ne  savais  pas  du 
tout  ce  qui  allait  arriver.  Mon  cœur  battait  à  grands  coups 
espacés.  Pendant  quelques  secondes,  je  restai  ainsi,  les  yeux 
ouverts,  dans  le  noir,  et  puis  je  sentis  monter  du  fond  de  moi- 
même  l'image  de  cet  orphelin  de  Vouziers,  ce  petit  Léonard 
Seulin,  avec  sa  figure  d'abandon,  ses  yeux  où  le  froid  de  la  mort 
est  entré.  Comment  l'ai-je  si  bien  revu  après  l'avoir  tellement 
oublié?  Je  me  dis  :  «  C'est  cela,  c'est  lui;  voilà  ce  qu'il  faut  que 
je  fasse,  »  et  j'éprouvai  une  grande  joie. 

Le  soir  de  ce  jour  de  Noël,  le  soir  même,  je  repartais  pour 
Annemasse,  laissant  Danielle  à  l'hôtel.  Je  retrouvai  tout  de 
suite  la  jeune  femme  qui,  à  notre  arrivée,  avait  pris  soin  des 
petits  orphelins  de  notre  convoi.  Je  lui  dis  pourquoi  je  venais  et 
comment  je  m'étais  décidée.  Elle  ne  parut  pas  étonnée.  C'était 
une  charmante  personne,  la  femme  d'un  pasteur;  elle  avait  un 
visage  heureux  et  sérieux  plein  d'innocence,  un  visage  de  bon 
augure.  Elle  m'emmena  vers  la  maison  où  était  logé  Léonard 
Seulin,  chez  une  bonne  paysanne  de  Savoie,  avec  six  autres 
petits  orphelins  rapatriés  comme  lui.  La  maison  était  un  peu 


L  OUBLIEE. 


341 


à  l'écart  et  on.  voyait  de  loin  ses  volets  verts  an  milieu  d'un 
immense  champ  de  neige.  Nous  entrâmes;  les  enfans  jouaient 
dans  la  cuisine;  ils  étaient  tous  propres  et  bien  vêtus.  Léonard 
était  le  dernier  arrivé.  Dix  jours  à  peine  s'étaient  écoulés 
depuis  que  nous  étions  descendus  ensemble  sur  la  place  d'Anne- 
masse.  Aucun  des  autres  ne  portait  sur  son  visage  cette  expres- 
sion fixe  d'étonnement  et  de  tristesse.  II  me  reconnut,  mais  ne 
me  sourit  pas.  Je  lui  demandai  s'il  voulait  venir  avec  moi  pour 
ne  plus  jamais  me  quitter.  Il  me  regarda  de  ses  yeux  graves  et 
hochalatète.En  quelques  heures,  les  premières  formalités  furent 
accomplies,  j'avais  le  droit  d'emmener  Léonard.  Nous  étions  à 
Paris  le  28  au  matin.  Daniclle  n'a  pas  été  bien  contente... 

Toutes  deux  se  turent  et  se  regardèrent.  Adrienne  Estier 
demanda  : 

—  Tu  veux  le  garder  toujours  ? 

—  Naturellement. 

—  Tu  l'aimes? 

—  Oui,  j'ai  ce  bonheur.  Je  l'aime  plus  intimement  chaque 
jour.  Quand  nous  sommes  seuls  ensemble,  et  que  la  pensée  de 
notre  commune  misère  et  faiblesse  m'accable,  je  prends  sa 
petite  tête  entre  mes  mains,  et  je  sens  alors  que  cette  pauvre 
petite  miette  d'amour  dont  nous  faisons  notre  nourriture,  lui  et 
moi  qui  avons  tout  perdu,  suffit  à  nous  tenir  en  vie,  mêlés  à 
limmense  communion  des  êtres  qui  s'aiment.  Pour  un  cœur 
qui  s'est  cru  retranché  du  milieu  des  vivans,  c'est  une  résur- 
rection. 

—  Denise,  prends  garde  ;  tu  es  bien  jeune  encore,  quoique 
tu  ne  t'en  doutes  pas  I  et  si  aimante!  L'amour  ressuscite, 
comme  tu  dis,  dans  le  cœur,  le  vrai  amour,  celui  de  la  fiancée 
pour  le  fiancé.  Ne  te  crée  pas  un  devoir  trop  absorbant. 

Denise  secoua  son  index  devant  sa  petite  figure  aux  yeux 
intenses. 

—  Non,  dit-elle,  cela,  non!  Si  Philippe  m'avait  repris  sa 
parole  après  un  mois  ou  deux  de  fiançailles,  je  te  dirais  :  peut- 
être...  Quoique...  un  tel  charme!  est-ce  qu'on  ne  resterait  pas 
empoisonné  pour  toujours?  Mais  j'ai  trop  vécu  de  lui,  en  lui, 
pendant  ces  trente  mois  de  silence  où  je  lui  ai  donné  tout  ce 
que  j'avais  de  passion  dans  l'àme.  Ce  qui  se  passe  dans  cette 
profondeur  de  désir  et  de  souffrance,  rien  ne  peut  plus  l'effacer. 
Non,  vois-tu.  Non, 


342  REVUE    DES    DEL%    MONDES.) 

Il  y  eut  un  silence,  puis  Denise  reprit  :  «  J'en  adopterai 
d'autres,  plus  tard.  Un  seul,  ce  n'est  pas  assez  I  —  et  puis,  je 
l'aimerais  trop,  je  finirais  par  lui  devenir  un  fardeau...  » 

Denise  se  leva  pour  partir  et  lorsqu'elle  eut  fermé  son 
manteau,  elle  saisit  les  mains  de  son  amie  : 

—  Adrienne,  ramène-moi  jusqu'à  l'hôtel,  je  t'en  prie.  Cela 
m'a  fait  tant  de  bien  de  le  parler,  tu  ne  te  figures  pas  !  On  a 
besoin  d'un  témoin,  de  quelqu'un  qui  vous  voie.  Gela  vous 
donne  de  la  force.  Je  sens  que  maintenant  j'en  ai  pour  faire 
une  chose  que  je  n'ai  pas  encore  faite.  Mais  si  tu  me  laissais 
aller  seule,  je  ne  sais  pas,  peut-être  que  je  ne  pourrais  plus. 

Sans  faire  de  question,  Adrienne  remit  son  chapeau,  sa 
jaquette  de  fourrure.  Elles  partirent  ensemble.  Il  était  tombé 
de  la  neige  dans  la  journée  et  la  lune  bleuissait  les  rues  désertes. 
En  chemin,  Denise  dit  : 

—  C'est  bon  de  respirer,  dis,  Adrienne?  L'air  a  un  goût  de 
neige.  Je  sens  cela  maintenant  comme  si  je  m'étais  relevée  de 
mon  cercueil. 

—  Oui,  mon  petit. 

—  Le  croirais-tu,  reprit  Denise,  depuis  que  j'ai  revu  Phi- 
lippe, j'ai  vécu  d'abord  dans  de  telles  transes,  puis  j'ai  traversé 
une  lutte  si  dure  pour  n'être  pas  tout  simplement  écrasée  de 
chagrin,  pour  sauver  ma  vie,  mon  âme,  que  je  n'ai  pas  versé 
une  larme,  pas  une  seule.  J'ai  passé  du  désespoir  à  l'action 
presque  sans  détente,  sauf  dans  cette  nuit  de  grâce,  cette  nuit 
de  Noël!  Il  y  a  eu  des  jours  où  j'aurais  bien  voulu  pleurer,  — 
maintenant  plus.  J'ai  renoncé  à  cette  douceur.  Et  voilà  ce  que 
j'aime  :  c'est  cet  air  affilé  de  la  nuit,  c'est  cette  lumière  calme 
et  impassible  de  la  lune  qui  me  fait  froid  dans  le  cœur  à  l'endroit 
qui  a  été  si  longtemps  brûlant. 

*    * 

Elles  arrivèrent  à  l'hôtel  Corneille.  Denise  passa  la  première, 
conduisit  son  amie  à  travers  le  vestibule  à  demi  éclairé  qui 
sentait  la  cuisine,  —  puis  par  l'escalier,  —  et,  par  un  long 
couloir  obscur  et  feutré,  à  sa  chambre.  Elle  alluma  l'ampoule 
électrique  qui  pendait  au  plafond.  «  Danielle  !  »  appela-t-elle. 
Une  porte  s'ouvrit  et  une  grande  l'emme  osseuse  qui  avait  de 
beaux  eheveux  gris  brillans  peignés  en  arrière  de  son  front 
ridé,  entra  dans  la  pièce.  Une  lueur  éclaira  sa  figure  soucieuse 


L  OUBLIEE. 


343 


et  ses  petits  veux  ^ris  vert  enfoncés  sous   des  sourcils  épais. 

—  Mademoiselle  Adrienne  !  s'e'cria-t-elle. 
Adrienne  lui  serra  la  main. 

—  Tu  l'appelles  mademoiselle,  dit  Denise,  et  elle  est  mère 
de  famille  ! 

—  Mademoiselle  Adrienne!  reprit  la  vieille  servante,  pas 
possible! 

—  Mais  si,  Danielle,  et  j'espère  que  vous  viendrez  voir  mon 
poupon. 

—  Le'onard  est  couché?  demanda  Denise. 

—  Oui,  mademoiselle. 

—  Viens  le  voir,  dit  Denise  à  son  amie.  Danielle,  s'il  te 
plaît,  allume  le  feu  dans  ma  chambre. 

Les  deux  amies  passèrent  dans  la  pièce  voisine.  Au  pied  du 
lit  de  la  servante,  il  y  avait  un  lit  d'enfant  où  le  petit  garçon 
en  chemise  blanche  était  encore  assis,  la  figure  tournée  vers  la 
porte. 

Adrienne  conçut  avec  un  peu  d'ironie  triste  le  détail  de 
celte  timide  maternité  de  jeune  fille.  Elle  pensa  au  gros  poupo'h 
qu'elle  installait  chaque  matin  sur  son  oreiller  et  dont  elle 
baisait  les  petits  pieds  roses.  Denise  avait  toujours  été  très 
pudique;  —  nerveuse  et  passionnée  comme  elle  l'était,  elle 
devait  passer  une  partie  de  ses  nuits  à  penser  à  l'enfant. 
Adrienne  se  la  figurait  glissant  jusqu'à  la  porte,  pour  écouter 
s'il  respirait  bien  et  ne  faisait  pas  de  cauchemar,  —  mais  elle 
aurait  cessé  d'être  elle-même  si  elle  avait  pu  se  résoudre  à  le 
coucher  dans  sa  chambre.  Ce  petit  garçon  les  regardait  de  ses 
yeux  pleins  de  silence.  Il  était  singulièrement  beau;  la  lumière 
électrique  éclairait  d'un  jour  dur  son  front  lisse  sous  d'épais 
cheveux,  son  nez  droit,  sa  nuque  fine  et  cambrée,  creusée  d'un 
sillon  où  s'enfonçait  une  mèche  drue,  ses  petites  mains  pâles 
où  se  modelaient  encore  les  fossettes  de  la  première  enfance. 

—  Pourquoi  parle-t-on  toujours  de  la  beauté  des  femmes? 
dit  tout  bas  à  Denise  la  belle  Adrienne,  quand  il  y  a  ces 
êtres-là  ! 

Denise  embrassa  Léonard  et  lui  dit  quelques  mots  à  l'oreille. 
Adrienne  s'approcha  souriante  et  dit  :  «  Bonjour,  Léonard.  » 
L'enfant  levait  vers  elle  ses  larges  et  tristes  yeux,  sa  bouche 
taciturne.  Sans  résistance,  il  se  laissa  caresser  la  main.  Quand 
elles  s'en  allèrent,  il  eut  une  expression  d'angoisse;  il  tira  la 


344 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


manche  de  Denise  :  «  Pas  toi,  marraine.  Reste  ici.  »  Denise 
lui  baisant  le  front  dit  tout  bas  :  «  Marraine  revient  tout  de 
suite.  »  Il  y  avait  un  rayon  dans  ses  yeux  quand  elle  entra 
derrière  Adrienne  dans  sa  chambre.  Danielle  levait  la  trappe 
sur  une  ilambe'e  de  bois;  elle  se  retira.  Denise  ouvrit  un  tiroir 
dans  une  table  d'acajou  :  elle  y  [)rit  un  portefeuille. 

—  Tu  devines,  dit-elle  :  ce  sont  ses  lettres.  J'en  ai  vingt- 
deux.  J'ai  tout  risqué  pour  les  emporter  avec  moi.  Une  petite 
servante  qui  devait  partir  dans  notre  convoi  a  été  retenue  pour 
avoir  mis  dans  sa  malle  une  photographie  de  sa  maîtresse 
morte,  au  bas  de  laquelle  il  y  avait  écrit  :  «Souvenir.  » 

Quelle  folie,  n'est-ce  pas?  J'allais  à  lui,  et  il  fallait  que  je 
risque  mon  bonheur  pour  ne  pas  me  séparer  de  ses  lettres!  Je 
les  avais  cousues  dans  le  fond  de  ma  malle  entre  la  toile  et 
l'osier.  A  la  façon  dont  on  a  visité  nos  bagages,  on  aurait  dû 
les  trouver  vingt  fois!  Quelle  folie!... 

Eh  bien  !  tu  vois,  je  n'ai  pas  encore  eu  le  courage  de  les 
détruire.  Je  ne  les  relis  pas,  mais  je  sais  qu'elles  sont  là,  et 
tant  qu'elles  y  seront,  je  n'aurai  pas  vraiment  accepté  ma  vie. 
Tiens,  Adrienne,  je  n'ai  pas  la  force;  mets-les  dans  le  feu  ! 

Elle  déposa  entre  les  mains  d'Adrienne  Estier  le  paquet  de 
feuilles  minces  et  crissantes,  couvertes  d'une  fine  écriture 
d'intellectuel;  et,  ouvrant  la  fenêtre,  elle  s'accouda  à  la 
balustrade. 

Deux  ou  trois  minutes  s'écoulèrent  dans  un  silence  absolu. 
Puis  Adrienne  posa  ses  doigts  sur  l'épaule  de  son  amie  et  dit 
tout  bas  :  <(  C'est  fait.  »  Denise  ne  bougea  pas,  et  Adrienne  se 
penchant  vit  à  travers  le  voile  de  crêpe  le  profil  blanc  et  crispé 
levé  vers  la  lune,  le  bout  des  ongles  appuyé  contre  les  dents. 

Tout  à  coup,  Denise  chercha  la  main  d'Adrienne,  la  porta  à 
sa  bouche,  y  colla  passionnément  ses  lèvres,  (c  IVlerci,  balbutia- 
t-elle,  laisse-moi.  C'est  fini  maintenant.  Eteins  la  lumière  en 
sortant,  je  t'en  prie.  Merci,  merci!  » 

Camille  Mayran. 


VISITES   AU   FRONT 


SUR  LE  FRONT  ANGLAIS 

(JUIN  1916) 


II(^) 


QUELQUES   METHODES 

On  nous  emmène  loin  pour  nous  montrer  une  base.  C'est  l'un 
des  ports  de  mer,  riches  en  docks,  casernes,  dépôts,  ateliers,  où 
la  force  britannique  se  pose,  s'assemble  et  s'organise  avant  de 
monter  vers  le  front. 

Une  telle  visite,  parait-il,  est  indispensable;  on  nous  l'a 
répété,  et  j'ai  senti  que  les  Anglais  sont  très  fiers  de  ces  bases.; 

Nous  ne  devrions  penser  qu'à  ce  que  nous  allons  voir;  mais, 
tout  de  même,  comment  ne  pas  regarder  ce  morceau  de  France 
que  nous  traversons  si  vite?  C'est  la  veille  de  l'été,  le  moment 
parfait  de  l'année,  et  tout  semble  plus  merveilleux  quand  on 
vient  de  voir  l'un  des  pays  brûlés  de  la  guerre. 

Je  ne  connaissais  pas  cette  province  de  notre  extrême  Nord. 
C'est  une  Normandie  plus  fine,  plus  élégante  et  grave  ;  c'est  une 
Bretagne  plus  riche  et  plus  claire.  Partout,  comme  en  Bre- 
tagne, le  mouvement  profond  de  la  roche  se  laisse  percevoir, 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l"  juillet. 


346 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


soulevant  le  pays  par  grandes  ondes,  et  l'aibrc,  h  mesure  que 
l'on  avance  vers  la  mer,  se  profile  en  silhouette  pathétique, 
penché,  hérissé,  comme  s'il  avait  grandi  dans  la  peur  et  l'émoi 
du  vent.  Un  ciel  bas,  d'un  gris  tendre,  des  pinceaux  de  rayons 
brumeux,  posant  sur  le  pays  de  pâles  traînées  d'argent  :  des 
éclairages  de  Finistère.  Que  tout  cela  est  intime,  pénétré  de 
sentiment!  Comme  on  aimerait  s'arrêter,  écouter  le  silence,  se 
replier  dans  le  recueillement  de  tout  ce  paysage  !  Admirable 
variété  de  la  France  I  Par  contraste,  dans  cette  campagne  qui 
touche  à  la  mer  du  Nord,  je  songeais  à  la  Provence,  aux  fastes 
païens  du  soleil,  aux  grands  décors  de  la  montagne,  au  bord 
d'une  autre  mer. 

Saint-Omer  passée,  pendant  des  lieues  et  des  lieues,  rien  qui 
rappelle  la  réalité  d'aujourd'hui.  Pas  un  soldat,  pas  un  charroi 
de  guerre.  Toujours  les  mêmes  villages,  dont  les  maisons  roses 
sont  fleuries  de  roses,  avec  le  luxe  anglais,  flamand,  des  jar- 
dins. Toujours  les  blés,  les  prés  de  luzerne  et  de  trèfle,  et  de 
loin  en  loin,  un  Ilot  de  grands  arbres,  un  bois  sombre  où,  dans 
l'ouverture  d'une  avenue,  se  révèle,  un  instant,  une  façade  de 
château,  grise,  élégante,  toute  française,  comme  les  lignes 
de  cette  noble  et  sobre  contrée. 

Comme  nous  approchions  de  notre  but,  le  pays  s'est  rasé,  en 
se  faisant  plus  vaste,  plus  triste  et  plus  froid.  Des  voiles 
troubles,  des  franges  lointaines  de  pluie  sont  descendues  du 
ciel,  dans  l'Ouest.  On  ne  distinguait  pas  la  mer,  perdue  dans 
l'universelle  grisaille,  mais  on  voyait  la  terre  finir  en  horizon 
trop  bas,  échancré  sur  le  vide  :  ligne  étrange,  relevée  tout  d'un 
coup  sur  la  gauche,  en  promontoire  pâle  et  nu  qui  fuyait  et 
fondait  dans  une  brume.  Alors  la  ville  apparut,  sombre,  sous 
des  fumées  industrielles  :  toits  de  briques,  lignes  de  corons 
autour  des  Vieilles  nappes  d'ardoises,  et  au  centre,  de  sombres 
monumens  du  Moyen  âge,  le  befïVoi  bruni  par  le  temps,  que 
l'on  voit  de  la  mer  et  qui  servit  de  repère  aux  marins  d'au- 
trefois comme  à  ceux  d'aujourd'hui. 


* 


Ce  que  vous  montrent  les  Anglais  ne  parle  guère  aux  yeux. 
Rien,  sur  ce  vaste  quai,  qui  rappelle  les  foules  et  les  agitations 
pittoresques  de  la  Joliette.  Il  est  désert  :  une  longue  perspective 
entre  des  silhouettes  de  bateaux  non  moins  déserts,  et  d'immenses 


SUR    LE    FRONT    ANGLiilS.i  347 

iiangars.  De  l'autre  côté  de  ces  hangars,  une  large  voie  de  che- 
min de  fer,  de  multiples  rails.  Le  bateau,  le  quai,  le  magasin,  le 
rail,  si  on  les  représentait  par  quatre  traits  contigus  et  paral- 
lèles, ce  schéma  donnerait  le  dispositif  primordial  d'une  base. 

Cette  surface  vide  d'un  quai  où  passent  les  approvisionne- 
mens  quotidiens  d'une  armée,  c'est  peut-être  le  plus  frappant 
de  tout  ce  que  l'on  vous  montre  dans  ce  port.  Dans  les  docks, 
des  milliers  de  caisses  sont  rangées  par  ordre  de  matières, 
comme  les  livres  sur  les  rayons  d'une  bibliothèque.  Mais  le  quai 
est  comme  le  bureau  qu'un  travailleur  méticuleux  s'applique- 
rait à  maintenir  toujours  net.  Chaque  objet  y  arrive,  étiqueté 
de  chiffres  qui  correspondent  à  tel  magasin,  à  telle  travée  du 
magasin,  à  tel  rang  de  la  travée.  A  mesure  que  les  hommes  du 
bateau  déchargent,  les  hommes  des  docks  enlèvent;  la  vitesse 
du  premier  travail  est  exactement  calculée  sur  celle  du  second. 
Et  défense  à  ceux-là,  nous  explique-t-on,  de  poser  un  colis  sur 
un  colis  :  ce  serait  un  encombrement  qui  commence.  Le  prin- 
cipe, c'est  que,  pour  ne  pas  gaspiller  de  temps  et  de  travail  à 
lutter  contre  le  désordre  (qui  croit  de  lui-même,  aussitôt  qu'il 
s'établit),  le  mieux  est  de  l'empêcher  de  naître. 

Nous  entrons  dans  le  magasin  des  biscuits.  Il  est  immense, 
aussi  désert  que  le  quai.  Dans  ces  longs  couloirs,  sous  les  colon- 
nes symétriques  de  caisses  qui  montent  là  haut  dans  l'ombre, 
on  marche  avec  respect,  comme  dans  une  cathédrale.  C'est  ici 
l'apothéose  du  biscuit  :  on  n'imaginait  pas  qu'il  put  atteindre 
à  ces  proportions.  Des  lettres  et  numéros  répètent  la  classi- 
fication d'un  catalogue.  Dans  cette  solitude,  l'ordre  semble 
absolu,  définitif  comme  dans  une  pyramide  de  Pharaon,  scellée 
pour  l'éternité.  Mais  par  les  portes  de  droite,  on  aperçoit  des 
cheminées  fumantes  de  bateaux;  par  celles  de  gauche,  des 
locomotives  et  des  wagons. 

On  nous  montre  une  boulangerie  militaire  :  neuf  cents 
ouvriers;  cent  vingt  mille  pains  par  jour.  Tout  est  pur  et  blanc  : 
les  tables  où  l'on  pétrit  la  pâte  qui  circule  par  des  glissières, 
d'étage  en  étage,  en  immense  ruban;  les  vêtemens  des  boulan- 
gers, autant  que  la  farine.  Toujours  l'impression  de  simplicité, 
de  rigoureuse  précision.  Cas  mitrons  au  visage  bien  rasé 
semblent  aussi  pareils  et  battant  neuf  que  les  soldats  que  je 
regardais  l'autre  jour  débarquer,  que  tous  ceux   que  j'ai  vus 


348  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

depuis,  dans  les  camps  et  cantonnemens.  Une  certaine  perfec- 
tion étant  donnée,  acceptée,  comme  type  et  diapason,  il  semble 
que  l'Anglais  mette  sa  conscience  et  sa  fierté  à  y  rester  conforme, 
—  tuned  iip,  comme  ils  disent,  sans  baisser  de  ton  dans  son 
effort  et  sa  tenue;  et  cela  par  une  lutte  vigilante,  incessante 
contre  tout  ce  qui  tend  à  défaire  et  affaisser  les  choses,  à  les 
déjeter  hors  de  la  norme  et  de  la  direction  voulues. 

Nous  allions  conduits  par  le  maître  boulanger.  Petit,  rose, 
digne,  tout  vêtu  de  ffanelle  blanche,  il  paraissait  figé  dans  son 
respect  des  étrangers  et  de  l'officier,  aussi  bien  que  dans  son 
respect  de  lui-même,  dans  le  fier  et  sérieux  sentiment  de  son 
grade  et  de  ses  fonctions.  11  était  0ie  man  in  charge,  et  il  pré- 
sentait ses  ateliers,  ses  hommes,  son  travail,  à  un  officier,  à 
des  visiteurs  qu'il  jugeait,  évidemment,  d'une  autre  espèce 
sociale  que  la  sienne.  Car  son  attitude  n'était  pas  seulement 
militaire  :  on  reconnaissait  l'Anglais  qui  se  dit  qu'il  sait  sa 
place (^if^o  knows  his  own  place, —  loho  knows  his  belters)  dans 
une  hiérarchie  de  castes.  J'essayai  de  causer  avec  lui,  de  le 
faire  sourire,  sans  réussir  une  seule  fois  à  le  détendre.  L'officier 
lui  parlait  du  ton  précis  voulu  par  la  discipline  et  l'étiquetle, 
n'omettant  jamais  de  lui  donner  son  titre  :  Master  Baker  !  Lui, 
n'appelait  ses    hommes  que  :  Bakersl 

Nous  allions  de  salle  en  salle.  A  l'entrée  de  chacune,  il  s'ar- 
rêtait, raide,  pour  lancer,  d'une  voix  qui  nous  secouait,  le 
commandement:  Bakers,shun!  (Boulangers,  fixe!)  Cent  mitrons 
enfarinés  se  dressaient  dans  la  position  du  Garde  à  vous! 
L'officier  jetait  négligemment  son  :  Carry  on!  (Continuez!)  et 
le  travail  reprenait,  rapide,  exact,  comme  d'une  parfaite 
mécanique. 

Puis  ce  fut  un  bateau-hôpital.  Il  était  entré  la  veille,  et 
attendait  l'arrivée  du  train  sanitaire.  On  eût  dit  qu'il  n'avait 
jamais  servi,  qu'il  sortait  d'une  boîte  avec  tout  ce  qu'il  conte- 
nait, y  compris  le  médecin-chef,  aussi  net  et  luisant  dans  la 
simple  richesse  de  son  kaki  et  de  ses  cuirs,  que  le  vernis  des 
murs,  l'acier  des  instrumens  et  la  blancheur  glacée  des  lits  à 
suspension.  Il  s'excusa  beaucoup  du  quadrillage  d'un  certain 
linoléum  :  «  On  le  lave  plusieurs  fois  par  jour,  mais  ça  n'est 
pas  ça.  Il  devrait  être  tout  blanc;  j'y  verrais  un  grain  de 
poussière.  » 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS.  349 

On  nous  montra  beaucoup  d'autres  choses  :  magasins  de 
conserves  et  viandes  frigorifiées,  tout  un  village  de  bois,  dont 
chaque  bâtiment  contient  telle  série  de  pièces  pour  fusils  ou 
mitrailleuses,  tel  article  de  métal  nécessaire  à  l'équipement  du 
cheval  ou  du  soldat,  et  d'où  plusieurs  trains  partent  chaque 
jour  pour  le  front.  Et  puis  d'autres  cités  improvisées  :  ateliers 
de  réparations  pour  canons,  autos,  harnais,  masques,  vêtemens, 
chaussures,  —  combien  épaisses,  celles-ci,  de  cuir  souple  et 
copieux,  plongées  en  des  bains  d'huile!  En  ces  derniers  bazars, 
la  population  est  surtout  française  et  féminine  :  dix-sept  cents 
ouvrières  de  la  ville,  dirigées  par  des  surveillantes  d'outre- 
Manche,  et  qui  besognent  en  chantant. 

Un  ignorant  n'oserait  décrire  ces  travaux.  Mais  au  cours 
d'une  telle  visite,  une  chose  est  remarquable  :  tout  ce  que  l'on 
voit,  et  qui  fut  œuvre  de  l'Etat,  de  ses  militaires  et  fonction- 
naires, semble  conçu,  mené  par  des  industriels  et  des  commer- 
çans.  Par  exemple,  chaque  boite  de  conserves  et  de  biscuits, 
chaque  caisse  de  quincaillerie  apporte  un  prospectus.  Chaque 
pain  de  la  boulangerie  porte  la  marque  d'un  certain  four  et 
d'une  certaine  équipe.  Les  tanks  eux-mêmes  portaient,  nous 
dit-on,  le  nom  et  la  réclame  du  fabricant.  Les  ateliers  de  cor- 
donnerie sont  dirigés  par  des  patrons  et  cordonniers  de  Leicester. 
Nul  objet  neuf  n'est  envoyé  que  contre  remise  de  l'objet  usé  et 
peut-être  réparable.  On  retrouve  ce  que  l'on  a  tant  de  fois  noté 
chez  les  Anglais  :  des  habitudes  et  méthodes  qui  sont  d'un 
peuple  commerçant,  formé,  cent  ans  avant  tous  les  autres,  au 
régime  que  Spencer  appelait  industriel. 

Voilà  le  trait  qu'il  ne  faut  pas  oublier,  si  l'on  veut  compren- 
dre l'organisation  anglaise  de  la  guerre  :  au  cours  du  xix^  siècle 
chez  nos  voisins,  les  activités  dominantes  furent  de  l'ordre  privé 
—  celles  du  négoce  et  de  l'industrie,  qu'aiguillonne  le  sentiment 
de  la  libre  concurrence.  Parce  qu'elles  occupaient  le  plus  grand 
nombre  d'hommes,  elles  ont  donné  le  ton  aux  autres,  et  notam- 
ment à  celles  de  l'État.  Or,  le  propre  de  ces  activités,  c'est  de 
tout  subordonner  à  cette  fin  pratique  :  le  succès  du  travail. 
Une  idée  les  commande,  celle  du  rendement,  de  rolTicacité. 
Efficiency  (on  sait  la  valeur  moderne  ce  mot),  c'est  le  critère 
auquel  on  juge  un  système,  une  administration,  un  homme,  — 
un  fonctionnaire.  Ce  critère,  la  guerre  l'impose  aujourd'hui  à 


350  IlEVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

tous  les  belligérans  ;  mais  si  l'on  se  rappelle  ce  que  sont  en  temps 
normal,  en  Angleterre,  les  postes,  les  chemins  de  fer,  les  télé- 
phones, ies  tramways,  on  conclura  que,  dans  ce  pays,  un  service 
public  a  vraiment  pour  objet  de  servir  le  public,  de  le  servir  le 
plus  vite  et  le  plus  abondamment  possible.  Sans  doute,  à  mesure 
que  l'Etat  étend  ses  monopoles  et  multiplie  ses  fonctionnaires,  de  ■ 
nouvelles  habitudes  tendent  à  s'établir.  Mais  si  les  premières 
expériences  de  l'élatisme  anglais  semblent  relativement  inoffen- 
sives,  c'est  justement  parce  que  les  points  de  vue,  les  méthodes  et 
les  rythmes  de  travail  qui  régnent  au  pays  du  business  et  de  la 
libre  concurrence  ont  passé  et  prévalent  encore  dans  les  admi- 
nistrations publiques.  Par  exemple,  dans  les  bureaux  de  poste, 
une  chose  est  frappante  :  la  jeunesse  de  ce  personnel  féminin.  On 
estime,  en  effet,  que  pour  un  travail  monotone,  et  que  l'on  veut 
aussi  rapide  que  possible,  la  valeur  efficace,  —  efficiency,  —  est 
moindre,  au-dessus  d'un  certain  âge,  et  que  la  nervosité,  l'impa- 
tience, cette  mauvaise  humeur  de  l'employée,  que  l'on  connaît 
trop  en  d'autres  pays,  apparaissent  plus  vite.  Too  old  at  forty, 
disent  les  business-men  de  la  Cité.  Et  le  même  souci  du  rende- 
ment a  conduit  à  ces  méthodes  de  travail  que  l'on  suit  dans 
les  aLeliers  dits  u  taylorisés.  »  C'en  est  une, —  supprimer  le  pro- 
duit anonyme,  —  que  l'on  observe  en  cette  boulangerie  mili- 
taire où  chaque  pain  porte  le  chiffre  d'une  invariable  équipe. 
Et  c'en  est  une  autre,  —  ne  pas  lutter  contre  le  désordre,  mais 
l'empêcher  de  naître,  —  que  nous  apprenions  devant  la  pers- 
pective nette  du  quai.  De  telles  règles,  plus  simples  dans  l'énoncé 
que  dans  l'application,  répondent  à  des  problèmes  qui  se  posè- 
rent d'abord  dans  les  pays  de  la  production  et  du  trafic  inten- 
ses. C'est  à  l'expérience  de  Londres  et  de  New-York  que  l'on 
dut  avoir  recours,  quand  il  fallut  enfin  débarrasser  les  rues  de 
Paris  d'intolérables  encombremens. 

Voilà  les  habitudes  générales  que  les  Anglais  apportèrent  à 
l'organisation  matérielle  de  la  guerre.  En  1914,  il  s'agissait 
pour  l'État  d'appliquer  à  cette  lutte  pour  la  vie  ou  la  mort 
toutes  les  énergies  de  travail  du  pays.  Parce  que  ces  énergies, 
si  massives  et  depuis  si  longtemps  orientées  vers  des  fins  diffé- 
rentes, ne  pouvaient  se  retourner  tout  d'un  coup,  parce  que  les 
techniciens  et  l'outillage  technique  manquaient,  il  y  fallut 
quinze  ou  dix-huit  mois.  Ce  fut  long  pour  ceux  qui  ne  pouvaient 
voir  que  l'urgence;  ce  fut  court,  si  l'on  songe  à  l'énormité  de  la 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS.  351 

tâche.  Les  Anglais  surent  tout  de  suite  la  mesurer.  Ils  commen- 
cèrent par  installer  les  fondemens  de  leur  machine  combat- 
tante, non  seulement  des  bases  comme  celle  que  l'on  nous 
montrait  en  un  point  de  la  côte  française,  mais  la  base  géne'rale 
qu'est  toute  leur  île  changée  en  arsenal  de  guerre.  Ils  les  ont 
construits  peu  à  peu,  ces  fondemens,  avec  leur  conscience  habi- 
tuelle au  travail,  avec  un  souci  de  la  solidité  et  de  la  perfec- 
tion, —  on  a  dit  un  luxe,  —  qui  étonna,  mais  qui  n'était  que 
proportionné  à  ce  qu'ils  avaient  prévu,  dès  le  début,  des  dimen- 
sions et  des  durées  du  conflit.  A  mesure  qu'il  se  prolonge  et 
s'exaspère,  on  découvre  l'utilité  d'une  si  riche  et  minutieuse 
préparation.  Aujourd'hui,  cette  partie  de  la  tâche  est  achevée; 
les  armées,  qu'une  activité  parallèle  et  non  moins  admirable  ont 
suscitées,  peuvent  enfin  déployer  tout  leur  effort.  La  puissance 
industrielle  du  pays  s'est  rassemblée,  organisée  pour  en 
nourrir  et  porter  la  puissance  militaire.  Elle  se  révèle  à  la 
grandeur  des  camps,  à  la  copieuse  richesse  des  équipemens  et. 
de  l'outillage,  à  la  densité  des  services  et  de  la  circulation  à 
l'arrière,  à  l'afflux  toujours  croissant  des  canons  et  munitions, 
à  ces  chaînes  infinies  de  camions,  à  ces  chemins  de  fer  à 
double  et  triple  voie,  luisans  sur  leur  lit  de  pierre,  apparus  à 
la  place  d'une  petite  ligne  économique,  et,  plus  souvent,  là  où 
il  n'y  avait  rien,  —  à  ces  terminus  en  pleins  champs,  dont  les 
rails  multipliés  sous  des  réseaux  de  fils  télégraphiques,  les 
grands  trains  de  matériel,  de  renforts  et  de  Croix-Rouge,  les 
longues  locomotives  qui  manœuvrent  (j'en  comptai  quinze  à  la 
fois,  quelques-unes  accouplées,  fumant  près  d'un  simple  bourg) 
rappellent  l'approche  d'une  capitale,  les  abords  noirs  et  rayés 
d'acier  de  King's  Cross  et  de  Saint-Lazare. 

L'Angleterre  industrielle  :  il  faut  en  avoir  connu  quelques 
aspects,  le  pays  noir  entre  Birmingham  et  Manchester,  des 
provinces  entières,  voilées,  le  jour,  d'une  éternelle  fumée, 
éclairées,  la  nuit,  du  flamboiement  infernal  des  hauts  four- 
neaux; il  faut  avoir  vu  la  Tamise  au-dessous  de  London  Bridge, 
les  perspectives  fuligineuses  et  sans  fin  de  docks,  chantiers, 
usines,  les  paquets  et  chapelets  de  grands  steamers  immobiles 
et  serrés  comme  les  cabs  dans  Oxford  Street;  il  faut  se  rappeler 
aussi  l'histoire  de  ce  monde,  son  développement  continu, 
vraiment  organique  depuis  le  xviii^  siècle,  ses  dessous  d'éner- 
gies spirituelles,  sa  conscience,  ses  ardeurs  muettes  et  tenaces 


352  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  foi  et  de  de'vouement,  son  passé  religieux,  ses  facultés 
d'adaptation  à  l'expérience,  ses  traditions.  Alors  on  entrevoit 
la  grandeur  accumulée  et  le  sérieux  de  la  force  que  l'ennemi, 
refoulé  et  puis  contenu  par  l'héroïsme  français  pendant  les 
deux  premières  années  de  la  guerre,  a  senti  anxieusement 
monter  contre  lui,  et  qui  se  déploie  tout  entière  aujourd'hui. 

VOIX    DU    DIMANCHE 

Sur  la  route  d'Arras.  De  longues  formalités  de  visa  nous 
ont  arrêtés  à  X,  quartier  général  d'armée,  où  nous  avions 
toujours  passé  trop  vite.  J'ai  pu  respirer  un  peu,  par  un 
dimanche  de  guerre  et  de  Fête-Dieu,  l'air  de  cette  sombre  petite 
cité  recluse  dans  son  bas-fond. 

Les  cloches  de  dix  heures  sonnaient  la  grand'messe.  Impres- 
sion curieuse,  ambiguë.  C'était  bien  le  dimanche  d'une  vieille 
ville  de  province  française,  —  et  je  retrouvais  aussi  l'atmosphère 
propre  au  Lord's  Day,  en  Angleterre,  où  le  sentiment  de  paix 
dominicale  se  confond  avec  celui  d'une  discipline  volontaire,  — 
nationale  et  sociale  autant  que  religieuse  ;  une  discipline  qui, 
depuis  trois  siècles,  est  un  des  grands  partis  pris  de  la  civili- 
sation anglaise. 

De  l'autre  côté  de  la  rue,  on  lisait  ces  mots  : 

C  hure  h  of  England 

Sunday  Services 

Holy  Communion  :  7  h.  45 

Parade  Service  :  iO  h.  30 

Evensong  :  6  h.  30 

Trois  services,  comme  à  Eton,  comme  à  Oxford,  comme  sur 
les  bateaux  de  guerre.  Mais  ici,  celui  de  dix  heures  et  demie  seul 
est  obligatoire,  et  seulement  pour  les  anglicans,  les  dissidens 
ayant  leur  culte  particulier.  (Chacun,  à  l'armée,  porte  avec  soi 
sa  religion,  —  le  nom  de  son  Eglise  inscrit  avec  le  sien  et 
celui  de  son  régiment,  sur  son  disque  d'identité). 

Survinrent  deux  soldats,  au  pas  plus  lent  du  dimanche, 
libres  visiblement,  mais  sanglés,  astiqués  comme  pour  une 
revue,  et  qui  s'arrêtèrent  devant  la  notice.  Un  officier  passa, 
pressé,  dont  l'épaule  portait  les  trois  étoiles  d'un  capilaine.  Jls 
se  raidirent  pour  le  saluer  magnifiquement.  Il  répondit  par  un 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS.  353 

bon  sourire  et  un  petit  geste  amical  de  la  main,  qui  n'avait 
rien  de  militaire.  Je  remarquai  alors  que  son  col  était  droit 
et  blanc,  sa  cravate  noire,  et  que,  par  conséquent,  c'était  un 
<(  chapelain,  »  le  padre,  comme  ils  disent,  qui,  j'imagine,  se 
dépêchait  pour  son  office. 

Un  peu  d'humanité  locale  reparut  sur  la  place.  Une  vieille 
dame  courbée,  tenant  par  la  main  une  fillette  tout  enveloppée 
dévoiles  blancs  (il  devait  y  avoir  à  l'église  du  pays  quelque  belle 
procession  fleurie  de  Fête-Dieu).  Ensuite,  une  autre,  jeune,  en 
grand  deuil,  accompagnée  d'un  collégien  pâlot,  de  mine  sage, 
aux  chaussettes  bien  tirées.  Puis,  un  homme  en  casquette,  dans 
une  voiture  traînée  par  deux  chiens,  comme  on  en  voit  dans  le 
Nord.  Dans  un  jardin,  un  bourgeois  taillait  paisiblement  ses 
poiriers. 

Un  bruit  de  pas  nombreux,  martelé,  massif,  approchait.  Un 
peloton  déboucha,  par  rangs  de  deux  :  un  corps  d'infirmiers  qui 
s'en  allait  au  lieu  du  culte,  des  Tommies  aussi  alertes  et 
solides,  exacts  et  vermeils,  aussi  conformes  au  type  établi  que 
tous  les  autres.  Ils  avaient  tous  le  même  petit  balancement 
convenable  du  bras  droit,  légèrement  plié;  et  du  rythme  de  leurs 
pas  naissait  une  ondulation  qui  traversait  régulièrement  toute 
la  souple  file. 

Je  les  ai  suivis  de  loin,  et  quelques  minutes  plus  tard,  der- 
rière le  mur  d'une  cour,  j'entendais  monter  la  calme  et  pure 
mélopée  anglicane.  Voix  solitaire  du  prêtre,  modulée  suivant  le 
rite,  marquant  les  temps  des  grandes,  solennelles  phrases  qui 
supplient.  Et  puis,  grave  bourdonnement  de  cent  voix  viriles 
accordées  dans  la  Confession.  J'en  savais  toutes  les  paroles,  si 
belles,  articulées  fortement,  à  l'unisson,  coupées  de  pauses.  For 
we  hâve  not  donc  those  things  which  we  onght  to  hâve  done.  — 
And  ive  hâve  done  those  things  which  ive  ought  not  to  hâve  done. 
—  And  there  h  no  health  in  us. 

Singuliers  prestiges  de  celte  liturgie...  La  tonalité  n'en  est 
pas  mystérieuse,  venue  des  lointains  du  monde  antique,  comme 
celle  des  offices  romains,  mais  elle  est  vieille,  déjà,  de  plu- 
sieurs siècles,  et  ne  ressemble  à  aucune  autre.  J'écoutais  : 
cette  psalmodie  m'évoquait  en  images  mêlées,  inachevées, 
ce  qu'il  y  a  de  plus  anglais  chez  les  Anglais.  Dimanche  au  vil- 
lage, quand  tout  le  petit  peuple  rural  s'en  va  sagement 
s'asseoir,  chaque  famille  à  son  banc,  suivant  les  rangs  d'une 
lOMB  XL.  —  1917.  23 


334  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

ancienne  hiérarchie,  dans  la  petite  église  qui  tinte.  Dimanche 
à  Christ-Church  d'Oxford,  où  les  étudians  en  surplis  blanc 
viennent  prendre  leur  place  dans  les  stalles  où  passèrent  les 
générations  de  leurs  aines.  Dimanche  à  Westminster,  où  la 
vibration  des  orgues  et  des  voix  résonne  aux  voûtes  obscures, 
passe  dans  les  tombes  de  tous  les  rois.  Dimanche  aussi,  sur  le 
pont  d'un  grand  paquebot  de  l'Inde.  Et  toujours  cette  affirma- 
tion d'un  ordre  fier  et  proprement  anglais.  Je  savais  ce  qui  se 
concentre  en  ce  culte  actif  et  ce  qui  s'y  recrée  périodiquement, 
par  la  magie  des  paroles,  des  musiques,  des  rythmes  où  tous 
assemblent  leurs  voix  et  leurs  âmes,  de  volonté  morale  et 
nationale. 

J'entendis  le  prêtre  donner  deux  fois  le  numéro  d'un  hymne, 
et  en  réciter  fortement  le  premier  vers.  La  polyphonie  monta, 
pleine,  forte,  cordiale  :  on  sentait  que  les  hommes  chantaient 
avec  élan,  qu'ils  y  mettaient  vraiment  tout  leur  cœur.  Ils  aiment 
leurs  hymnes,  m'avait  dit  un  officier.  Et  il  ajoutait  :  Ils  y 
tiennent  comme  au  roastbeef  quasi  rituel  du  dimanche,  qu'ils 
respectent  aussi  beaucoup.  A  rjood  Churck  and  a  good  fecd, 
voilà  ce  qu'il  leur  faut  ce  jour-là.  Après  quoi,  ils  ont  la  satis- 
faction de  se  sentir  moralement  et  physiquement  lestés.  Par  les 
prières  et  les  chants  articulés  en  commun,  où  chacun  est  porté, 
entraîné  par  tous  les  autres  comme  dans  une  marche,  et  puis 
par  la  belle  nourriture  bien  servie,  ils  se  trouvent  plus  solides 
et  sérieux,  plus  anglais,  plus  satisfaits  de  l'être,  rattachés  à  tout 
l'ordre  assuré  des  choses  de  leur  Angleterre. 

Mais,  à  l'église,  sous  les  influences  encore  une  fois  répétées 
du  rite,  des  vieilles  paroles  sacrées  et  cadencées,  au-dessus  de 
cet  ordre,  plus  ou  moins  clairement  ils  en  entrevoient  un 
autre,  auquel  celui-là  se  suspend  et  dont  il  tire  sa  raison  d'être 
et  son  prestige,  —  un  ordre  éternel  comme  les  figures  d'étoiles, 
et  qui  sert  de  fond  à  toutes  choses.  Vaguement  ils  ont  commu- 
niqué avec  l'au-delà  pressenti  dont  leur  race  a  tant  rêvé,  la 
Puissance  dont  procède  toute  loi,  tout  devoir,  toute  discipline, 
celle  dont  l'autorité  et,  l'on  peut  dire,  le  caractère  absolu,  passent 
dans  les  paroles  d'un  Kitchener  ou  du  Roi,  lorsque  ceux-ci  leur 
demandent,  demandent  à  tout  ce  peuple,  —  qui  obéit  parce  qu'il 
est  sensible  à  ce  caractère,  —  un  grand  sacrifice,  ou,  ce  qui  est 
plus  difficile,  une  privation.  Paroles  très  simples,  mais  presque 
solennelles,  tant  le  sérieux  en  est  profond,  —  si  puissantes, 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS. 


355 


efficaces  parce  qu'elles  participent  de  la  religion,  parce  que  vit, 
agit  en  elles  ce  principe  occulte  que  Burke  voyait  au  fond  de 
toute  société'  organique,  et  dont  nulle  logique  de  construction 
rationaliste  ne  saurait  avoir  la  vertu,  car  il  n'est  pas  de 
raisonnement  qui  ne  soit  à  la  merci  d'un  raisonnement,  rien  de 
simplement  raisonnable  qui  ne  finisse  par  se  soumettre,  sous 
la  pression  du  sentiment  ou  de  l'intérêt,  à  des  compromis  et 
diminutions.  La  religion  dit  l'absolu.  Depuis  des  siècles,  en 
Angleterre,  elle  ne  parle  que  règle,  devoir,  responsabilité  person- 
nelle et  complète  des  actes.  La  foi  au  dogme  peut  baisser,  mais 
le  pli  imprimé  persiste,  et  beaucoup  d'hommes  de  ce  pays  sont 
encore  capables  de  se  tourmenter  de  «  n'avoir  point  fait  ce  qu'ils 
devaient  faire,  et  d'avoir  fait  ce  qu'ils  ne  devaient  pas  faire.  » 
Et  c'est  pourquoi,  s'il  arrive  que  l'intérêt  égoïste  l'emporte,  il 
leur  faut  trouver  des  raisons  morales  pour  se  tranquilliser  et 
s'excuser.  Mais  l'histoire  de  la  guerre  atteste  que  chez  le  plus 
grand  nombre,  le  commandement  intérieur  du  devoir  peut  tout 
se  subordonner.  Ce  n'est  point  par  un  sentiment  social  d'hon- 
neur, c'est  pour  satisfaire  secrètement  leur  conscience,  c'est, 
comme  nous  l'écrivait  celui  de  leurs  compatriotes  qui  les 
connaît  le  mieux,  a  pour  ne  pas  subir,  un  jour,  la  punition  de 
leur  conscience,  »  que  les  cinq  ou  six  cent  mille  premiers  volon- 
taires se  sont  engagés  (1). 

Il  faut  toujours  en  revenir  là  :  celte  civilisation  n'est  pas  de 
principe  intellectuel  et  rationnel.  D'un  certain  point  de  vue, 
elle  est  matérielle.  Nul  peuple  n'a  tant  demandé  et  imposé  à  la 
matière.  Mais  si  l'on  regarde  plus  profondément,  on  voit  qu'elle 
est  surtout  morale.  Dans  le  domaine  de  l'esprit,  l'éducation,  la 
discipline  sont  faibles;  chacun  pense,  raisonne,  écrit  presque 
n'importe  comment  :  ce  qui  n'empêche  pas  le  génie,  çà  et  là, 
d'apparaître,  —  il  est  relativement  moins  rare  que  le  talent.  La 
Nature  règne,  et  souvent  c'est  presque  le  hasard.  Au  contraire, 
dans  le  domaine  de  la  conscience,  la  discipline,  qui  est  la  civili- 


(1)  On  se  rappelle  les  proclamations  du  Roi,  avertissant  les  hommes  de 
leur  devoir.  Celles  qui  recommandaient  «  aux  fidèles  sujets  »  les  restrictions  étaient 
du  même  style  archaïque  et  quasi  religieux.  Elles  se  terminaient  par  ces  mots  : 
«  Nous  ordonnons  et  enjoignons  aux  ministres  de  toutes  les  religions  de  lire  ou 
faire  lire  cette  proclamation  dans  leurs  lieux  de  culte  respectifs,  dans  le  Royaume- 
Uni  de  Grande-Bretagne  et  d'Irlande  pendant  quatre  dimanches  consécutifs.  »  On 
se  rappelle  que  la  restriction  volontaire  de  viande  fut,  dès  la  première  semaine, 
de  23  pour  100. 


3S6  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

sation,  est  stricte.  Aussitôt  qu'apparaît  une  condition  nouvelle 
de  vie,  une  nécessite  d'adaptation,  la  question  qui  se  pose 
concerne  la  conduite.  Qu'est-ce  qui  est  permis  ou  défendu?  La 
réponse  est  rapide  et  générale,  et  tout  de  suite  impérative  pour 
chacun.  Il  ne  s'agit  pas  alors  de  considérer  ce  que  fait  le  voisin, 
ni  de  compter  sur  tous  les  autres  pour  l'accomplissement  de 
la  tâche,  en  se  disant  qu'on  n'y  apporterait  qu'une  part  imper- 
ceptible. Il  s'agit  de  se  satisfaire  soi-même  en  obéissant. 

C'est  par  de  telles  réponses  que  l'Angleterre  a  résolu  son  pro- 
blème de  la  guerre.  Devoir  de  faire  la  guerre.  Devoir  pour  les 
hommes  valides  de  se  faire  soldats.  Devoir  pour  les  autres,  pour 
les  femmes,  de  travaiilerau  service  national.  Devoir  pour  chaque 
famille  de  restreindre  d'un  quart  sa  consommation  de  viande. 

Les  choses  que  nous  devons  faire,  et  les  choses  que  nous  ne 
devons  pas  faire,  récitaient  les  voix  anglaises  que  nous  écou- 
tions monter  derrière  un  mur,  dans  cette  petite  ville  de  pro- 
vince, par  un  dimanche  de  Fête-Dieu. 

LA   RUINE   d'aRRAS 

Arras  :  1^  kilomètres,  Mont-Saint-Eloi  :  9,  disait  un  indi- 
cateur. 

Au  pied  du  poteau,  étranger  aux  mouvemens  de  la  guerre, 
un  paysan  lisait  son  journal.  Le  canon  grondait  toujours 
dans  l'Est.  A  mesure  que  l'on  avançait,  on  sentait  que  ces  ton- 
nerres s'espaçaient,  par  là,  sur  une  ligne  très  longue.  C'était 
comme  par  un  jour  de  tempête,  lorsqu'on  approche  de  l'Océan, 
et  que,  sans  le  voir  encore,  on  entend  les  coups  sourds  de  ses 
vagues  croulant  sur  une  plage  infinie.  On  savait  que  le  duel  se 
continuait,  comme  l'assaut  de  la  mer  contre  la  terre,  à  travers 
une  suite  d'horizons,  —  vers  la  Belgique,  vers  la  Champagne  et 
la  Lorraine. 

Nous  arrivions  à  la  zone  que  bat  l'artillerie  allemande,  et  déjà 
dans  les  vues  de  l'ennemi.  Il  fallut  prendre  un  chemin  détourné 
qui  descend  à  droite  entre  les  blés,  —  magnifiques  jeunes  blés 
de  juin,  presque  bleus,  ondulant  comme  de  l'eau,  au  petit 
souffle  matinal.  Un  ciel  vaporeux,  frissonnant  du  chant 
innombrable  des  alouettes,  semblait  couver  de  sa  moiteur  le 
mystère  de  vie  qui  se  poursuivait,  malgré  la  guerre,  dans  la 
paix  de  ces  campagnes  mûrissantes.  La  solitude,  la  pureté  du 


i 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS.  357 

paysage,  une  impression  de  liberté  dans  le  matin,  parmi  de 
libres  moissons,  m'évoquaient  le  bled  infini.  On  ne  croisait, 
comme  au  Maroc,  que  des  files  de  cavaliers. 

L'auto  s'est  arrêtée  pour  en  laisser  passer  une  qui  regagnait 
le  chemin,  en  remontant  dans  la  terre  lourde,  par  une  pente 
raide,  d'un  ruisseau  qu'on  voyait  au  fond  de  la  vallée.  Les  che- 
vaux étaient  magnifiques  dans  l'efTort,  la  soie  des  robes  ondu- 
lant en  reflets,  avec  la  contraction  des  muscles.  Les  mors,  dans 
un  bref  rayon  de  soleil,  étincelaient,  tintaient.  Les  hommes 
avaient  dû  profiter  de  l'eau  pure  pour  se  laver  et  se  frotter 
encore.  Ils  n'en  perdent  jamais  l'occasion.  Les  jeunes  figures, 
d'un  rose  neuf,  aux  traits  bien  coupés,  regardaient  clair  et  droit 
sous  les  casquettes  plates.  On  sentait  leur  joie  de  cette  vie  rude, 
au  grand  air,  dont  le  désir  a  excité  tant  de  leurs  pareils  à  quitter 
le  bureau  ou  le  magasin  de  la  grande  ville  anglaise  pour 
défricher  le  bush  en  Australie,  ou  se  faire  cow-boy  au  Canada. 

Le  chemin  cessant,  on  descendait  tout  droit  dans  la  vallée  et 
puis  on  remontait  de  l'autre  côté,  par  des  terrains  vides  entre  de 
grands  seigles.  Tout  en  haut,  on  retrouvait  la  guerre.  Les  coups 
de  canon  qui  n'arrivaient  qu'assourdis,  dans  les  fonds  que  nous 
venions  de  .quitter,  semblaient  se  rapprocher  soudain.  Deux 
flocons  obscurs  vinrent  tacher  la  grisaille  égale  du  ciel,  tout  de 
suite  dilatés,  ramifiés, —  fumées  traînantes,  croissantes,  comme 
le  sinistre  haillon  d'orage  qui  pend  et  tourne  sur  le  gris  immo- 
bile de  l'espace.  Deux  fusans,  dont  le  bruit  bref  et  mat  suivit 
très  vite.  Un  instant,  à  la  ligne  de  faite,  tout  le  pays  se  révéla. 
Au  Sud,  Arras,  bien  plus  proche  que  nous  ne  le  savions,  sombre 
derrière  les  clairs  peupliers  d'une  route,  et  d'où  montait  une 
clfiose  informe,  étrangement  pâle,  qui  ne  pouvait  être  que  la 
ruine  tragique  du  beffroi.  Au  Nord,  dans  un  inappréciable 
lointain,  deux  tours  jumelles,  au  profil  ébréché,  couronnaient 
la  pointe  d'une  colline  :  l'abbaye  du  Mont-Saint-Eloi,  seul  point 
de  repère,  là-bas,  dans  les  étendues  vides.  Dans  l'intervalle,  de 
longs  plis  s'étiraient,  fondaient  au  loin  dans  l'espace.  C'étaient 
les  régions  ravagées,  maintenant  stériles  comme  les  grèves  à  la 
limite  de  la  mer  et  de  la  terre  :  un  long  pays  que  la  vague  fran- 
çaise de  1915  a  battu,  couvert,  définitivement  repris.  La  der- 
nière crête  visible  appartenait  à  Vautre  monde. 

Cinq  minutes  après,  nous  roulions  vite  entre  les  peupliers, 
sur  la  route  rejointe  à  cinq  kilomètres  d'Arras.  Je  revois  un  vil- 


358  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

lage,  Walrus,  cantonnement  de  troupes,  où  l'on  retrouve  les 
mêmes  noms  fantaisistes  de  rues  que  dans  les  tranchées  :  les 
Strand  et  les  Piccadilly  Circiis.  Un  kilomètre  plus  loin,  des 
fantômes  gris  d'avions  se  révèlent,  planant  dans  l'axe  de  la 
grand'route.  Autour  de  chacun  naissent  de  petits  ballons  de 
fumée  blanche  qui  sont  du  shrapneli  boche,  car  là-bas,  au- 
dessous  des  grands  oiseaux,  c'est  déjà  l'ennemi.  Et  puis,  deux 
coups  violens,  si  proches,  semble-t-il,  que  l'on  cherche  des 
yeux  la  batterie  qui  vient  de  tirer,  qui  doit  être  là,  quelque 
part,  dans  un  champ  voisin,  mais  la  campagne  est  toujours  vide. 
Et  près  d'un  talus  de  chemin  de  fer,  à  côté  de  la  traînée 
blanche  que  fait  un  éboulis  récent,  une  sentinelle  nous  arrête. 
«  Yes,  Sir,  »  dit  l'homme,  en  regardant  nos  papiers,  «  shelled 
this  morning.  »  Il  y  a  une  heure  on  ne  passait  pas. 

A  Dainville,  presque  un  faubourg  d'Arras,  nouvelle  halte,  et 
qui,  cette  fois,  parait  devoir  durer.  They  are  shelling  the  next 
corner,  nous  dit  le  chef  du  poste  qui  nous  barre  le  passage  : 
started  ten  minutes  ago.  La  demi-lieue  de  chemin  qui  nous 
sépare  de  la  ville  est  sous  les  obus  allemands.  Sur  ce  ruban 
de  route,  rien  ne  passe  en  ce  moment  que  les  invisibles  pro- 
jectiles venus  de  l'horizon, et  qui  mènent  inutilement  leur  danse 
en  cette  solitude.  Dans  le  pays,  la  vie  est  comme  suspendue. 
Une  puissance  qui  voudrait  tuer  est  à  l'œuvre.  On  n'entend 
que  les  coups  de  foudre  qui  tonnent  en  vain  là-bas,  dans  les 
champs  et  sous  la  ligne  de  peupliers. 

Des  soldats  attendent,  assis  par  terre,  contre  les  murs.  Dain- 
ville en  est  plein  :  troupes  de  réserve,  troupes  au  repos,  comme 
il  y  en  a  partout,  le  long  de  l'infini  champ  de  bataille.  A  l'orée 
du  village,  parmi  la  brique  écroulée  d'une  maison,  des  officiers 
attendent,  les  yeux  tournés  du  côté  des  explosions.  Cette  bar- 
rière qu'on  nous  oppose,  cette  attente  et  cette  immobilité  des 
hommes,  cette  solitude  livrée  à  des  ravages  d'obus,  tout  nous 
dit  que  voici, enfin, ce  qui  s'est  annoncé  tout  le  matin,  à  mesure 
que  se  multipliaient  au  long  de  la  route,  les  hommes,  les 
convois,  les  canons,  et  que  grossissaient,  sur  toute  la  ligne  de 
l'horizon,  les  pulsations  de  l'artillerie  :  la  limite  actuelle  de 
notre  terre,  le  commencement  du  pays  de  mort  qui  sépare  les 
peuples  opposés,  —  l'abord  des  régions  défendues  que  les 
Anglais  appellent  le  «  pays  de  personne.  ». 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS. 


359 


La  vie,  dans  le  village,  semblait  suspendue  ;  mais  peu  à 
peu,  on  découvrait  que  c'était  seulement  la  vie  nouvelle  et 
militaire.  Une  autre,  tout  humble,  ancienne,  autochtone,  de 
rythme  très  lent,  persistait,  comme  insensible  au  tumulte,  au 
danger.  Ainsi  les  créatures  indigènes  des  champs  et  des  bois 
continuent  de  vivre,  presque  invisiblement,  sous  les  agitations 
de  la  guerre.  Le  premier  signe  en  fut  une  jeune  femme  dans 
un  jardin  que  l'on  voyait.  Les  bras  nus  et  levés,  elle  accrochait 
à  une  corde  une  lessive.  Puis  des  vaches  débouchèrent  d'une 
ruelle,  poussées  par  un  gamin.  La  grand'messe  devait  finir,  car 
une  volée  de  cloches  sonna  (l'église  était  intacte,  chose  surpre- 
nante, à  cette  distance  des  premières  lignes).  Mais,  au  loin,  de 
l'autre  côté,  on  entendit  un  petit  bruit  nouveau,  sec  et  sac- 
cadé, comme  d'un  bâton  que  l'on  passerait  très  vite,  à  plusieurs 
reprises,  sur  les  barreaux  d'une  grille  :  le  cliquetis  d'une 
mitrailleuse  près  d'Arras.  Et  puis,  bang,  bang,  à  cinq  ou 
six  cents  mètres,  sur  la  route  déserte,  les  explosions  reprirent. 

Non  seulement  l'humble  vie  ancienne  persiste,  mais  elle 
s'adapte  et  tire  vaillamment  parti  des  étranges  conditions  nou- 
velles. La  devanture  d'une  toute  petite  épicerie  montrait  ce 
que,  sans  doute,  on  n'y  avait  jamais  vu  avant  la  guerre  :  des 
brosses  à  dents,  des  bouteilles  d'eau  dentifrice.  Une  porte  pré- 
sentait cet  écriteau  :  Washing  donc  hère.  On  s'accommode  bien 
des  Anglais.  Une  vieille  femme,  en  fichu  noir,  nous  disait  : 
({  J'en  loge  quatre.  Oh!  c'est  du  bon  monde...  Ils  sont  bien 
gentils,  bien  convenables...  » 

Elle  avait  trouvé  du  premier  coup  le  mot  qui  rend  le 
mieux  la  qualité  morale  de  ces  hommes.  Convenable  :  c'est  le 
vrai  équivalent  de  ceux  qui  résument  en  Angleterre  tout  un 
idéal  d'origine  bourgeoise  et  protestante.  Une  paysanne  anglaise 
aurait  dit  :  «  They're  décent  people,  highly  respectable.  »  Il  ne 
faut  pas  oublier  que  les  soldats  dont  elle  parlait  sont  des  volon- 
taires, des  hommes  de  l'armée  de  Kitchener,  la  plupart  fils 
d'ouvriers,  commis  et  commerçans  en  qui  survit  encore  la  tra- 
dition puritaine,  —  combien  différens  des  magnifiques  red  coals 
cambrés  et  pommadés  d'autrefois,  qui,  la  main  à  la  moustache, 
contaient  fleurette,  en  buvant  leur  gin,  aux  barmaids! 

J'attendais  en*  causant  sur  le  pas  de  la  porte  avec  cette 
vieille  dame  paysanne.  Elle  nous  montrait  la  maison  d'en 
face,  écornée,  et  un  grand  trou  dans  le  pavé  de  la  petite  place  : 


3G0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  Ça,  dit-elle,  c'est  d'hier.  Une  bombe  d'avion.  Un  officier  a 
été  tué  ;  il  avait  trente-neuf  blessures.  » 

Et  comme  on  s'étonnait  de  la  voir  rester  si  tranquillement 
chez  elle  : 

«  Oh  I  ces  coups-là,  c'est  rare.  Oui,  au  commencement,  tout 
ce  bruit-là,  ça  gênait.  On  avait  peur.  Mais  vous  savez  bien  :  on 
s'habitue.  » 

A  midi,  la  route  devenait  saine;  on  levait  la  consigne,  et 
les  voitures  passaient.  Etrange  fureur  de  ces  bombardemens, 
qui  sévissent  pendant  une  heure  sur  les  mêmes  lieux  où  il  n'y 
a  plus  personne. 

On  avait  recommandé  d'aller  vite.  La  route  défila  d'un  trait. 
Deux  arbres  abattus  ne  la  barraient  qu'à  demi.  Une  longue 
bâtisse  éventrée,  comme  nous  en  avions  beaucoup  vu,  passa. 
Mais  un  détail  était  nouveau  :  de  la  fumée  sortait  de  ces  ruines. 
Du  travail  boche  encore  tout  chaud. 

*    * 

Et  maintenant,  autour  de  nous,  c'est  Arras.  Une  place 
blanche,  une  place  déserte,  où  nous  arrêtons  sous  de  beaux 
platanes.  Ces  arbres,  cette  solitude,  cette  herbe  entre  les  pavés, 
ces  façades  claires  dont  plusieurs  portent  frontons...  on  se  croi- 
rait, d'abord,  dans  un  coin  écarté  de  Versailles.  Et  puis  on 
remarque  deux  choses  :  aux  fenêtres  il  ne  reste  que  des  mor- 
ceaux de  vitres,  et  la  plupart  des  toitures  ont  disparu.  Sur  le 
pavé,  comme  tout  à  l'heure  sur  la  route,  gisent  des  troncs 
d'arbres  renversés. 

Nous  sommes  restés  là  un  quart  d'heure,  tandis  que  l'offi- 
cier qui  nous  accompagnait  allait  se  présenter  à  la  place.  Nous 
n'avons  vu  ni  un  chien,  ni  un  chat,  ni  un  moineau,  ni  un  civil. 
Seulement  quatre  soldats  anglais  qui  passèrent  à  la  queue-leu- 
leu,  en  rasant  les  murs.  C'est  la  consigne  générale  ici  :  on 
contourne,  on  ne  traverse  pas  les  espaces  découverts. 

Ils  passèrent,  et  l'on  entendit  sonner  leurs  pas.  Rien  d'autre. 
Pas  même,  en  prêtant  l'oreille,  ces  petits  bruits  lointains  de 
charrois  ou  de  chiens  aboyans  que  l'on  perçoit  dans  la  plus 
abandonnée  des  villes  de  province.  Un  silence  de  Belle-au-Bois 
dormant.  Mais  les  regards,  à  travers  des  rangs  de  fenêtres 
vcreassées,  tombaient  sur  la  ruine  intérieui-e  des  vieux  hôtels, 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS.  361 

et  Ton  voyait  que  l'enchantement  était  autre,  que  la  Mort,  et 
non  pas  le  Sommeil,  régnait  en  ces  lieux. 

Et  subitement,  tout  près,  derrière  le  premier  rang  de  mai- 
sons, deux,  trois,  quatre  coups  de  foudre,  plus  violons  dans 
ces  espaces  confinés  par  la  répercussion  de  toute  la  pierre 
environnante.  Un  officier  que  notre  guide  est  allé  chercher 
nous  renseigne.  C'est  bien  tout  près  :  une  batterie  anglaise. 
On  tire  d'une  place  voisine,  et  les  Allemands  sont  à  la  porte 
d'Arras.  Cinq  minutes  plus  tard,  un  claquement  rapide,  régu- 
lier passe  d'un  trait.  On  dirait  encore  que  cela  vient  de  la  ville, 
mais  c'est  une  de  leurs  mitrailleuses.  Arras  est  dans  le  champ 
de  bataille,  dans  ce  champ  infini  où  la  bataille  est  chronique 
depuis  plus  de  deux  ans,  où  çà  et  là  passent  des  volées  d'obus 
et  des  nappes  de  balles,  où  s'allongent  des  feux  de  barrage,  sans 
que  paraissent  presque  jamais  les  hommes,  tandis  que  les 
immobiles  ballons  veillent,  et  que  bourdonnent  les  avions. 

Le  bourdonnement  des  avions,  c'est  un  autre  des  bruits 
intermittens  qui  rompent  le  silence  de  la  cité  morte.  On  levait 
les  yeux,  et  parfois,  dans  une  bande  de  ciel,  entre  deux 
rangées  de  maisons,  on  voyait  passer  lentement  l'un  des  grands 
oiseaux  planeurs.  Ce  jour-là,  par  l'effet  sans  doute  de  quelque 
imperceptible  brume,  ils  semblaient  tous  étrangement  pâles, 
presque  translucides  :  des  fantômes  d'oiseaux  qui  s'effaçaient  à 
une  grande  hauteur. 

Deux  heures  durant,  nous  avons  erré  dans  ce  désert  qui  fut 
une  ville,  et  où  IV.  ■  n'entend  plus  rien  que  les  épouvantables  et 
prochains  fracas  dt-^  canons.  Un  cadavre  de  ville.  En  beaucoup 
de  points,  la  forme  est  encore  là  :  on  marche  entre  des  murs 
continus  de  maisons.  Chacune  a  ses  fenêtres,  sa  porte  close  et 
souvent  cadenassée,  sa  sonnette;  les  boutiques, —  la  plupart,  des 
estaminets,  —  ont  leurs  enseignes  ;  mais  tout  cela  est  abandonné 
comme  la  longue  perspective  de  la  rue  qui  ne  mène  qu'à  d'autres 
solitudes.  De  loin  en  loin,  quelques  logis,  bien  rares,  portent 
ces  mots  écrits  à  la  craie  sur  la  porte  :  Maison  habitée.  Mais  le 
plus  souvent,  derrière  le  mur  presque  intact,  il  n'y  a  rien; 
les  rectangles  des  fenêtres  n'encadrent  que  vide  et  délabre- 
ment. Tout  ce  que  la  vie  humaine  avait  organisé  derrière  ces 
carapaces,  tout  l'intérieur  de  ruche  est  broyé,  consumé,  litière 
de   choses  sans  formes  et    sans  noms.  Ailleurs,  des   pans  de 


362  REVUE    DES    DEUX    MONDES^ 

façades  sont  arrachés,  et  tout  le  désastre  apparaît  à  la  fois  :  des 
planchers  pendent;  le  conte tiu  des  étages  a  glissé  jusqu'en  bas, 
écroulé  parmi  des  tisons  de  poutres  et  des  plâtras. 

Parfois,  —  et  la  ruine,  alors,  est  plus  pathétique,  —  du  haut 
en  bas  de  ces  carcasses,  des  vestiges  subsistent  de  l'ancien 
ordre  intérieur  :  un  rang  vertical  de  cheminées  avec  leurs 
consoles,  marquant  les  anciens  étages,  quelques-unes  portant 
encore  une  lampe,  une  pendule.  Des  papiers  à  fleurs  se  super- 
posent, avec  des  glaces,  des  alcôves,  des  bahuts  où  sont  rangées 
des  vaisselles,  des  penderies  où  pendent  des  vêtemens.  On  voyait 
de  pauvres  petites  robes  d'enfans. 

Et  puis,  on  pénètre  en  des  quartiers  où  le  désastre  est  celui 
d'un  tremblement  de  terre.  Plus  de  rues  :  des  sortes  de  sentiers, 
des  passages  parfois  difficiles  entre  d'énormes  monceaux  de 
briques  ou  de  pierres.  Pour  arriver  jusqu'à  la  cathédrale, 
dont  les  morceaux  de  voûtes,  caissons  et  colonnades  rappellent 
de  tragiques  Piranèse,  il  faut  escalader  des  pentes  de  blocs 
écroulés  :  c'est  une  ascension  d'éboulis  comme  au  pied  d'une 
falaise.  A  l'intérieur  (mais  peut-on  parler  d'intérieur?  — 
les  murs  sont  arrachés,  et  les  arceaux  qui  subsistent  n'enve- 
loppent que  du  ciel),  des  piliers  corinthiens  surgissent, 
grêlés  de  blanc,  d'un  chaos  de  débris.  Parmi  des  morceaux  de 
chaises  et  de  candélabres,  de  chapiteaux,  de  grilles  et  de  vitraux, 
on  ramasse  des  morceaux  d'acier  déchiré.  L'un  d'eux,  trouvé 
dans  la  ruine  neuve  du  perron,  était  encore  chaud.  Sans  doute, 
un  vestige  d'une  formidable  explosion  entendue,  quelques 
minutes  auparavant,  d'une  rue  voisine. 

Car  les  tonnerres  continuaient,  allemands  ou  anglais,  pré- 
cédés ou  suivis  de  stridentes  huées,  fracassant  le  surprenant 
silence,  parfois  prolongés  en  tapages  retentissans  de  choses 
qui  dégringolent.  J'avais  connu,  déjà,  cette  sorcellerie  dans  la 
forêt  d'Argonne  où  d'étranges  tumultes  éclataient  autour  de 
nous,  en  des  lieux  où  les  yeux  n'aperçoivent  que  solitude.  Les 
mêmes  invisibles  démons  étaient  à  l'œuvre,  détruisant,  peu  à 
peu,  dans  la  ville  comme  dans  la  forêl,  la  forme  des  choses. 

Mais  des  oiseaux  chantaient,  comme  toujours  au  naissant 
mois  de  juin.  La  nature  semblait  profiler  du  départ  des  hommes; 
sa  calme  vie  s'insinuait  malgré  tout  dans  les  ruines.  On  cher- 
chait, et  par  delà  les  murs  calcinés  on  découvrait  les  secrets 
jardins  annoncés  par  ces  gazouillis,  —  des  jardins  où  personne 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS.  363 

depuis  deux  ans  n'est  entré,  avec  des  rideaux  retombant  de 
vigne  vierge  et  de  clématites  et,  parmi  des  fouillis  de  ronces  et 
des  foisons  de  folles  graminées  (il  y  avait  môme  des  épis  de  blé, 
dont  les  vents  apportèrent  la  graine),  des  globes  somptueux  de 
pivoines  et  de  roses. 

Et  bientôt,  au  milieu  de  tant  de  mort  et  de  dévastation» 
voilà  ce  qui  prenait  l'attention  :  les  signes  de  la  vie,  vie 
actuelle  et  nouvelle  de  cette  nature,  ou  bien  vie  ancienne  des 
babitans  disparus.  La  ruine  pure,  prolongée  pendant  des  kilo- 
mètres, excédait.  En  ces  quartiers  d'écroulemens,  ce  que  les 
yeux  cherchaient,  ce  n'était  pas  ce  qu'on  était  venu  voir,  les 
aspects  du  désordre  nouveau,  mais  les  restes  de  l'ordre  accou- 
tumé. Par  exemple,  sur  un  morceau  de  mur,  la  plaque  subsis- 
tante où  se  lit  le  nom  d'une  rue  :  rue  de  la  Hasse,  rue  Legrèle, 
rue  des  Charlottes,  —  celle-là  bouchée,  près  de  la  cathédrale,  par 
des  effondi-emcns  qui  rappellent  certaines  ruines  de  l'ancienne 
Egypte.  Quelquefois  une  enseigne,  montrant  que  le  restaurant  du 
Faisan  Gris  avait  été  là,  ou  bien  l'Imprimerie  de  l'Artésien,  ou 
bien  la  Mercerie  Blanchard.  Le  gibus  rouge  qui  jadis  annon- 
çait un  chapelier,  intéressait  comme  un  vestige  de  l'activité  qui 
n'est  plus, -comme  un  graffito,  ou  comme  le  Cave  caneni  de 
Pompéi.  Dans  la  destruction  générale,  de  tels  détails  devenaient 
des  curiosités.  On  voyait  l'empreinte  d'une  créature  disparue. 

D'instinct,  nous  revenions  aux  quartiers  où  la  forme  des  choses 
subsiste  à  peu  près  dans  la  mort  :  rangs  de  maisons  ouvertes  à 
tous  les  vents,  perspectives  désertes  qui  s'animent  au  passage 
cadencé  d'un  peloton  britannique.  Ces  soldats  jaunes,  c'était  la 
nouvelle  espèce  installée  dans  la  coquille  vide  et  délabrée  de 
cette  ville.  Ils  y  menaient  leur  vie  propre,  si  différente  de  celle 
qui  fut  auparavant. 

Peu  à  peu,  ils  se  révélaient  plus  nombreux  qu'il  n'avait 
semblé  d'abord.  On  n'avait  connu  d'eux,  —  sans  presque 
jamais  les  voir,  —  que  les  soudains  tapages  de  leurs  canons,  à 
la  périphérie  de  la  ville.  Mais  dans  ces  rues  centrales,  alors 
même  que  personne  ne  s'y  montrait,  on  finissait  par  découvrir 
leur  présence.  Présence  souterraine,  manifestée  par  un  chant 
grave  et  multiple,  montant  de  quelque  cave.  Çà  et  là,  dans  ces 
cryptes  improvisées,  des  cultes  s'attardaient.  Parfois,  au-dessus 
d'un  soupirail,  on  lisait  des  mois  comme  ceux-ci  :  English 
Church,    Methodist  Chapel,   Scottish  Chiirch,    Brigade    Chapel. 


364  REVUE    DES    DEUX    MONDB9.1 

Presque  toutes  les  entrées  de  ces  caveaux,  qui  s'ouvrent,  comme 
dans  les  villes  du  Nord,  directement  dans  la  rue,  portent  le 
numéro  d'ordre  d'une  escouade.  Dans  ces  gîtes  se  distribue 
chaque  nuit  la  troupe  anglaise. 

Et  puis,  enfin,  on  s'apercevait  que  tout  n'avait  pas  disparu 
de  l'ancienne  espèce.  Sur  des  portes  fermées,  nous  avions  déjà 
lu  cette  annonce  écrite  à  la  craie  :  «  Maison  habitée.  »  Mais 
l'annonce  pouvait  être  ancienne,  et  la  maison  semblait  vide. 
Cette  fois,  c'était  un  magasin,  et  mieux  qu'habité,  ouvert,  sous 
cette  enseigne  qu'on  lisait  avec  stupeur  :  «  M""' X...,  fabricante 
de  corsets.  »  Trois  jeunes  personnes  en  sortirent,  qui  vinremt 
sourire  de  la  façon  la  plus  engageante  au  groupe  qui  passait. 
Cette  jeunesse  féminine  et  ce  sourire,  c'était  le  plus  inattendu 
de  tout,  dans  l'abandon  d'une  cité  détruite.  D'ailleurs,  elles 
paraissaient  bien  désœuvrées,  ces  demoiselles,  en  ce  solennel 
dimanche,  tandis  que  les  soldats  anglais  articulaient  les  paroles 
bibliques,  se  pénétraient  dans  leurs  souterrains  des  influences 
qui  protègent  d'honnêtes  garçons  contre  les  tentations  du  Diable. 

A  cent  mètres  de  là,  une  autre  annonce,  improvisée  sur 
une  planche,  semblait  bien  plus  de  circonstance  : 

A...,  menuisier. 

Réparations  de  toitures  par  papier  goudronné. 

Cercueils  en  tous  genres. 

Mais  cette  boutique-là  semblait  fermée.  L'écriteau  devait 
dater  des  premiers  bombardemens,  et,  les  cliens  partis,  le 
menuisier  avait  fini  par  les  suivre. 

Nous  avons  poussé  jusqu'aux  quartiers  neufs,  où  la  destruc- 
tion était  autre,  plus  saisissante,  peut-être,  en  ces  bâtisses  de 
boulevards  qui  parlent  des  activités  modernes  :  grands  hôtels. 
Poste,  banques  (des  fougères  avaient  poussé  sur  le  talus  qui 
protège  les  soupiraux  du  Crédit  Lyonnais).  Inoubliable  est  sur- 
tout la  gare,  à  l'un  des  bouts  de  la  ville,  sur  la  place  isoléo 
qu'on  nous  avait  d'abord  interdite,  où  nous  n'allions  qu'en  file. 
à  distance  les  uns  des  autres,  rasant  toujours  les  murs. 

La  gare,  si  vivante  jadis,  et  par  où  cette  ville  de  province 
recevait  sa  vie,  en  se  reliant  à  toute  la  circulation  française,  c'en 
est  aujourd'hui  le  lieu  le  plus  désolé,  sans  doute  parce  que  cette 
ruine  ne  s'enveloppe  pas  de  ruines  pareilles,  parce  qu'elle  s'es- 


SUR    LE    FRONT    AÎVGLAIS.  365 

pace,  seule,  en  ces  espaces  toujours  vides,  où  nul  bruit  n'arrive 
plus  que  celui  des  explosions.  Une  aire  immense  de  débris  où 
l'herbe  a  déjà  commence  de  courir  :  paves  arrachés,  ferrairie> 
zinc,  morceaux  de  bois,  culots  de  77,  verre,  —  verre  surtout, 
verre  brisé,  broyé,  pulvérisé,  tombé  comme  une  pluie  du  ciel, 
mettant  partout  les  éclaboussures  de  ses  reflets.  Là-dessus,  bien 
au  milieu,  comme  un  prodigieux  joujou  fracassé,  la  grande 
cage,  déployant  sinistrement  les  mille  trous  noirs  de  ses  mille 
vitres. 

On  errait  dans  le  grand  hall,  dont  la  destruction  semblait 
systématique,  œuvre  non  d'un  bombardement,  mais  de  mains 
humaines.  On  eût  dit  que  la  gare,  surprise  en  pleine  activité 
par  un  ennemi  furieux,  avait  été  soudain  abandonnée  à  son 
pillage.  Des  horaires  de  trains  vers  Lille  et  vers  Bruxelles 
couvraient  encore  les  murs.  On  retrouvait  les  salles  d'attente, 
le  bufl'et,  le  bureau  des  bagages.  On  marchait  dans  un  pêle- 
mêle  de  liasses  imprimées,  de  tables,  fauteuils  de  velours, 
bascules  renversées,  et  les  oiseaux,  partout,  avaient  mis  leurs 
fientes.  Le  guichet  du  receveur  était  entr'ouvert,  la  porte  à 
demi  arrachée,  les  piles  de  tickets  à  leur  place,  dans  leur 
casier,  prêtes  pour  le  timbrage,  comme  si  l'employé,  laissant 
tout,  était  parti  au  premier  coup  d'une  catastrophe,  comme  si 
tout  le  monde  était  parti  depuis  deux  ans,  sans  que  personne, 
jamais,  fût  revenu. 

Et  quand  on  passait  sur  le  quai,  l'impression  d'arrêt  total, 
ancien  déjà,  de  la  vie  se  précisait  encore.  Gela  rappelait  certains 
songes  où  l'on  croit  revenir  et  visiter  quelques  restes  de  notre 
monde  habituel  dont  un  fléau  soudain  aurait  supprimé  tous 
les  hommes.  Les  rails  étaient  bruns  de  rouille  ;  des  orties  foi- 
sonnaient sur  la  voie  :  on  voyait  bien  que  depuis  longtemps 
aucun  train  n'était  venu  là.  La  voûte  vitrée  n'était  plus 
qu'aiguilles,  lamelles  suspendues  au  quadrillage  de  fer,  à  peine 
visibles,  presque  fondues  aux  vides  aériens,  comme  dans  une 
eau  grise,  les  restes  d'une  glace  qui  finit  de  se  désagréger. 
L'horloge  pendait  de  travers,  arrêtée  à  je  ne  sais  plus  quelle 
heure  d'autrefois.  Le  temps  lui-même  avait  cessé  de  passer  là. 
Le  nom  de  la  ville,  Arras,  gisait  par  terre,  la  grande  plaque 
qui  le  présente,  tombée  au  pied  du  mur,  comme  inutile,  comme 
pour  dire  qu'il  n'y  avait  plus  d'Arras.., 


366  REVUE    DES    DEUXv  MONDES.) 


*    * 


La  dernière  heure,  nous  l'avons  passée  sur  la  Petite-Place, 
devant  le  Palais  communal,  et  puis  sur  la  Grande-Place,  au 
cœur  ancien  de  la  ville,  au  milieu  de  la  beauté  détruite  qui  la 
rattachait  à  tout  son  propre  pas-c,  comme  la  gare  banale  à 
tout  ce  qui  n'est  pas  elle.  Quels  décors  d'estampe  ils  présen- 
taient jadis,  ces  grands  quadri!ii'uri:s  !  Le  pavé  rond,  où  se 
tinrent,  des  siècles  durant,  keim  ■>sc.s,  parades  et  marchés,  et 
sur  les  longues  arcades,  les  m;i!>oas  pyramidantes,  dont  les 
caves  ont  contenu  les  ballots  de  laine  des  vieux  marchands,  — 
les  pignons  détachés,  découpés,  dont  le  rose  a  bruni,  les  façades 
flamandes,  aussi  bien  rangées,  régulières,  et  pourtant  indivi- 
duelles que,  dans  un  tableau  d'autrefois,  une  sage  et  digne 
compagnie  bourgeoise.  Tout  au  fond  de  cette  perspective, 
comme  le  palazzo  d'une  commune  d'Italie,  dont  le  campanile 
s'érige  sur  une  piazetta,  le  glorieux  et  flamboyant  bijou  de 
l'hôtel  de  ville,  avec  ses  arches  d'ombre  (le  vide  portant  le 
plein,  comme  au  Palais  ducal  de  Venise),  le  balcon  de  sa  tri- 
bune percé  de  fleurs,  les  ogives  de  ses  fenêtres  à  meneaux,  sa 
balustrade  ajourée,  son  grand  toit  guilloché  de  bronze,  et  là- 
haut,  élançant  jusqu'au  ciel  l'orgueil  de  la  cité,  —  couronne, 
lion,  bannière,  —  la  triomphante  fusée  du  beffroi. 

Trois  siècles  durant,  cette  beauté  régna  sur  la  petite  capitale 
d'une  province,  et  des  générations  en  ont  reçu  les  sereines 
influences.  Mais  l'Allemand  est  venu,  jaloux  de  toute  beauté 
comme  de  toute  noblesse  et  richesse  française.  En  frappant  les 
témoins  de  notre  passé,  le  beffroi  d'Arras,  comme  Notre-Dame 
de  Reims,  il  suivait  son  rêve  haineux,  qui  est  de  diminuer, 
supprimer,  s'il  le  peut,  par  le  canon  et  l'incendie,  la  signifi- 
cation spirituelle  de  la  France.  Il  entendait  s'assouvir  de  la 
basse  et  cruelle  jouissance  qui  n'a  de  nom  que  dans  sa  langue  : 
Schadenfreude . 

Il  est  venu,  et  voici  ce  que  l'on  voit,  aujourd'hui,  sur  la 
vieille  place  d'Arras.  Des  brèches  énormes  dans  les  trois  rangs 
de  maisons,  la  moitié  des  pignons  effondrés,  les  charpentes 
à  nu,  calcinées,  désolant  le  ciel  de  leurs  squelettes  et  de  leur 
charbon.  Par  terre,  bordant  ce  ravage,  trois  épais  talus  de 
décombres.  Du  palais,  rien  que  les  trois  dernières  arches,  à 
droite,  noires,  avec  un  pan  de  mur  et  un  fragment  de  balus- 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS.  367 

trade,  —  et  puis,  de  l'autre  côté,  un  massif  informe  :  le  pied  du 
bettVoi  sur  le  tragique  monceau  que  la  tour  a  fait  en  culbutant. 
Ce  tronçon,  qui  n'a  plus  d'arête,  pas  même  l'anguleux  de  la 
pierre  éclatée,  on  dirait  la  base  subsistante  et  rongée  de  quelque 
très  vieu.x;  donjon  du  Moyen  âge,  —  moins  encore,  un  rocher 
à  demi  fondu  sous  les  vents,  les  pluies,  les  gelées  de  plusieurs 
millénaires.  Seulement,  la  couleur  est  celle  de  la  pierre  toute 
neuve,  car  rien  ne  reste  de  l'épidcrnie  que  les  siècles  avaient 
hâlé,  et  toute  la  surface  n'est  qu'une  blessure  blême. 

Sur  des  photographies  qu'on  nous  montrait,  et  qui  furent 
prises  après  chaque  bombardement,  on  pouvait  suivre  l'histoire 
de  la  destruction.  On  voyait  l'évanouissement  progressif  d'une 
forme  qui  fut  vivante.  Après  les  avalanches  d'obus  des  6,  1  et 
8  octobre  1914,  la  toiture  de  bronze  avait  disparu,  mais  tout 
était  encore  debout.  Seulement,  les  lignes  s'émoussaient,  les 
reliefs  s'oblitéraient,  la  couleur  s'en  allait,  tout  le  détail  deve- 
nait gris  et  vague,  comme  d'une  silhouette  qui  peu  à  peu 
s'embrume.  Bientôt  apparurent  de  grandes  traînées  lépreuses, 
et  puis,  sous  des  bordées  nouvelles,  tout  commença  de  s'eiïon- 
drer.  La  moitié  du  palais  tombée,  le  beiTroi  resta  seul,  fondant 
de  plus  en  •  plus,  et  tout  d'un  coup,  le  21  octobre,  croulant 
d'une  chute  horrible.  Ce  fut  une  suite  de  changemens  qui 
rappellent  ceux  de  la  mort,  depuis  le  premier  voile  aranéen, 
cendré,  qu'elle  semble  poser  sur  un  visage,  depuis  les  premiers 
alTaissemens  des  traits  qui  vont  se  ronger  peu  à  peu,  jusqu'au 
squelette  et  la  poussière. 

Ces  images  nous  étaient  montrées  par  deux  femmes,  dans 
une  épicerie  de  la  Petite-Place,  le  seul  magasin  vivant  que 
nous  avons  découvert  à  Arras,  avec  celui  de  la  marchande  de 
corsets,  et,  peut-être,  celui  du  fabricant  de  cercueils.  Celte 
boutique  est  sur  le  côté  de  la  place  d'où  viennent  les  rafales 
d'acier,  juste  au  milieu  du  rang  de  maisons,  en  sorte  que  les 
volées  qui  visaient  le  palais  ont  passé  sur  son  faîte.  Llles  y 
passent  encore  :  il  y  a  longtemps  que  le  faîte  est  abattu,  tout  le 
haut  étage  anéanti.  Les  deux  femmes  se  tiennent,  le  jour,  au 
rez-de-chaussée,  et,  la  nuit,  dorment  dans  le  sous-sol.  Elles  ont 
bien  une- cave  très  ancienne  et  profonde,  communiquant  avec 
les  grands  souterrains  du  Moyen  âge,  qui,  dit-on,  s'en  vont, 
à  deux  lieues  d'Arras,  jusqu'au  Mont-Saint-Kloi.  Elles  ont  dû 
renoncer  à  cet  abri.  Le  lieu,  disent-elles,  n'est  pas  sûr.  Sous  le 


368 


REVUE    DES    DEUX    MONDES.] 


choc  voisin  des  obus  ou  la  secousse  des  écroulemens,  la  roche 
se  de'tache,  sous  laquelle  la  cave  est  creuse'e.  D'ailleurs,  assu- 
rent-elles, on  est  tout  à  fait  prote'ge'  dans  ce  simple  sous-sol,  dont 
elles  nous  font  admirer  le  confort.  Lorsque  le  cri  des  grands 
projectiles  recommence  de  fendre  le  ciel,  que  les  explosions 
tonnent  à  l'autre  bout  de  la  place,  il  suffit  de  descendre  quelques 
marches.  On  se  met  «  comme  ceci,  »  contre  le  mur,  derrière 
la  porte,  que  l'on  a  soin  de  laisser  ouverte,  ce  qui  vous  gare 
contre  les  e'clats  qui  pourraient  venir  de  la  place,  et  permet, 
en  cas  de  surprise,  de  remonter  au  grand  air  en  trois  enjam- 
be'es.  L'essentiel  est  de  ne  jamais  fermer  la  porte,  car  tout  de 
même,  quelque  chose  de  sérieux  pourrait  tomber  tout  droit 
dans  le  sous-sol,  et  faute  d'issue  pour  les  gaz,  la  maison  saute- 
rait, comme  quelques-unes  ont  sauté.  Mais  à  présent  que  l'on 
sait,  on  ne  risque  rien.  Seulement,  si  le  tir  allemand  baisse 
d'une  petite  fraction  d'angle,  quelque  secousse  et  fracas  venus 
de  ce  deuxième  étage  dont  on  a  fait  son  deuil,  et  puis  une  traî- 
nante croulée  de  briques  qui  s'en  va  grossir  le  talus  de  pierraille 
devant  la  place.  A  part  cela,  on  n'est  vraiment  pas  mal. 

«  Les  Anglais  sont  très  gentils,  ajoutait  la  plus  vieille, 
et  grâce  à  eux,  on  se  ravitaille  facilement.  Nous  leur  vendons 
des  cartes  postales,  des  crayons,  un  peu  de  bière,  —  oh  noni 
pas  d'alcool,  il  ne  viendrait  plus  personne.  Bien  sûr,  on  ne  fait 
pas  grand  commerce  :  c'est  plutôt  en  passant,  pour  changer, 
s'amuser  que  les  hommes  entrent  chez  nous.  A  leur  cantine, 
ils  trouvent  tout  à  meilleur  marché.  Au  commencement,  ils 
nous  demandaient  du  thé.  On  a  essayé  d'en  avoir,  mais  ils 
disaient  :  No  good,  no  good.  C'est  qu'ils  en  touchent  de  bien 
meilleur  chez.  eux.  Vous  voyez,  ça  n'est  pas  pour  les  affaires 
qu'on  est  resté.  Mais  aller  on  ne  sait  pas  où!  —  devenir  des 
réfugiéesl  On  n'est  bien  que  chez  soi.  C'est  toujours  là  qu'on 
est  le  plus  tranquille.  » 

Ainsi  causait  l'une  des  deux  habitantes  de  la  Petite-Place 
d'Arras,  ce  matin  de  juin,  en  face  des  épouvantables  ruines. 
Tandis  qu'elle  louait  la  tranquillité  de  sa  vie,  le  claquement 
des  mitrailleuses  avait  repris,  sonore  dans  la  solitude  de  pierre. 
Cela  semblait  venir  d'assez  près,  de  la  Grande-Place,  derrière 
nous,  où  pourtant  nous  n'avions  vu  personne.  Et  comme 
nous  demandions  à  cette  habituée  d'où  les  Anglais  tiraient  : 
«  Gomment  1  les  Anglais?  Vous  ne  reconnaissez  pas?  C'est  les 


I 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS.  369 

Boches.   Ça  s'entend  bienl   Ils  sont  à  la  porte  de  la  ville.  A 
quatorze  cents  mètres  d'ici.  » 

La  bataille  recommençait  toujours,  la  bataille  interminable 
dans  le  temps  comme  dans  l'espace.  Quelque  chose  de  grand  se 
préparait,  et  ses  fracas  devaient  aller  croissant,  ce  jour-là, 
depuis  Ypres  jusqu'à  la  Somme,  tout  au  long  de  cette  lisière 
dévastée  dont  Arras  n'est  qu'un  point. 

LE   CHAMP    DE   BATAILLE   DE    l'aRTOIS 

A  deux  lieues  plus  au  Nord,  au  Mont  Saint-Eloi,  au  pied  de 
la  grande  ruine  abbatiale  :  deux  tours  jumelles,  et  mutilées, 
où  des  morceaux  de  ciel  s'encadrent  dans  les  déchirures  de  la 
pierre.  Plusieurs  fois,  ce  matin-là,  elles  s'étaient  montrées  de 
très  loin,  petites  sur  leurs  collines,  et  presque  noires  dans  le 
gris  universel,  élargissant  l'étendue  vide  par  leur  présence, 
comme  une  bâtisse  bien  dessinée  dans  une  estampe  militaire  du 
XVII®  siècle,  où  l'on  voit  de  grands  nuages,  des  faisceaux  de 
rayons  gris,  et  Louis  XIV  qui  chevauche. 

Les  tours  rappellent  celles  de  Saint-Sulpice,  dont  elles  ont 
la  gravité,  -la  grandeur  scolastique,  un  peu  pédante.  Elles 
émeuvent  par  leurs  blessures.  Plusieurs  fois,  elles  ont  connu 
la  haine  allemande.  Les  obus  de  la  guerre  actuelle  n'ont  fait 
qu'y  reprendre,  achever  les  ravages  de  1870,  que  le  temps 
avait  revêtus  de  ses  lierres. 

Des  tombes,  partout  des  tombes,  sur  cette  colline,  entre  les 
buissons  qui  déjà  ont  recommencé  de  vivre.  Certaines  portent 
une  inscription  sur  leurs  petites  croix  noires,  et  celles-là  disent 
un  numéro  de  régiment  français.  Pendant  bien  des  mois,  ces 
lieux  ont  fait  partie  des  régions  interdites,  celles  que  nos  soldats 
voient  au  loin  comme  l'au-delà  où  tendent  constamment  leurs 
regards  et  leurs  efforts.  D'une  héroïque  poussée,  à  travers  les 
fils  de  fer  et  les  nids  de  mitrailleuses,  les  Français  y  sont 
entrés,  et  la  ligne  ennemie  recula  jusqu'à  la  ligne  d'horizon. 
Sans  doute,  sur  les  pentes  de  cette  butte,  la  résistance  fut  plus 
acharnée  qu'ailleurs  :  on  a  dû  se  battre  mètre  à  mètre.  Nos 
pieds  heurtaient  des  débris  d'équipement,  de  vieilles  cartouches 
allemandes  et  françaises.  Mais  il  y  avait  des  fleurs  sauvages 
partout;  en  bas  de  la  colline,  deux  soldats  anglais,  en  permis- 
sion de  dimanche,  fumaient,  jambes  pendantes,  sur  un  talus. 

TOME  XI,.  —   1917.  24 


370  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Tout  semblait  paisible,  bien  différent  de  ces  jours  qui  sont 
d'une  autre  année,  et  qui  sont  de  la  même  guerre.  Au  loin  elle 
continuait  toujours  :  des  bruits  d'obus  et  d'avions  ébranlaient 
quelque  part  l'espace. 

En  haut  de  la  colline,  au  pied  des  campaniles,  on  trouve 
une  grande  aire.  Des  pans  de  mur  l'entourent,  dont  la  pierre 
grise,  de  noble  appareil,  les  corniches  sont  d'un  autre  âge, 
restes  de  la  ferme  d'hier  et  de  l'abbaye  plus  vieille  que  les  tours. 

Le  sol  était  bouleversé,  fouillé  de  fosses  profondes.  Des 
fragmens  de  fer,  les  uns  portant  encore  le  bleu  de  la  peinture 
allemande,  les  autres,  couleur  de  rouille,  se  mêlaient  un  peu 
partout  à  la  pierraille  arrachée.  Près  d'un  mur  abattu,  il  y 
avait  un  trou  dont  la  terre  était  fraîche,  et  d'où  sortait  une 
très  faible  odeur  de  kirsch  :  un  reste  de  gaz  lacrymogène.  Ce 
sommet  de  colline,  qui  peut  servir  d'observatoire,  venait  encore 
d'être  bombardé. 

Derrière  le  mur  qui  ferme,  du  côté  de  l'ennemi,  le  quadri- 
latère de  la  cour,  nous  regardions,  par  une  fenêtre  à  meneaux, 
les  étendues  disputées.  La  fenêtre  était  munie  d'un  grillage,  ce 
qui  suffit  à  masquer  des  observateurs. 

Dans  un  éclairage  pâle,  mais  précis,  sous  un  fantôme  de 
soleil,  on  voyait  un  pays  vide  et  sans  couleur,  allongé  du  Nord 
au  Sud,  car,  en  face,  à  deux  lieues  à  peine,  il  monte  et  finit 
dans  l'Est  en  une  ligne  qui  n'est  pas  l'horizon.  Ce  long  pays, 
aux  aspects  de  désert,  semblait  vraiment  désert.  Du  détail 
habituel  aux  campagnes  d'Europe,  les  yeux  ne  retrouvaient 
rien.  On  remarquait  seulement,  au  loin,  des  sortes  de  hachures 
grisâtres  et,  peu  à  peu,  des  taches  d'un  ton  plus  douteux  encore. 
Ces  taches,  c'étaient  des  restes  de  villages,  de  maisons  qui, 
le  toit  tombé,  et  souvent  presque  tous  les  murs,  se  réduisent  à 
de  minces  lignes  d'arasement,  à  des  rectangles  ternes,  à  peine 
perceptibles  sur  les  fonds  morts  de  la  terre.  Ces  hachures, 
c'étaient  les  vestiges  des  bois  canonnés.  A  la  jumelle,  on  dis- 
tinguait très  bien  chaque  squelette  d'arbre,  un  squelette  en 
ruine,  sans  tête  ni  membres,  debout  encore  sur  le  sol  dénudé, 
et  qui,  dans  la  lunette,  fondait  en  grandissant,  prenait  je  ne 
sais  quelle  inquiétante  et  mystérieuse  apparence.  Plus  que  tout, 
ces  rayures  lointaines  contribuaient  à  l'impression  de  mort. 
C'était,  en   plus  vaste  et  terrible,  ce  que  j'avais  vu,  jadis,  en 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS,  371 

Algérie,  quand  les  flots  jaunes  de  criquets  abattus  se  relèvent, 
et  qu'une  campagne  que  l'on  avait  connue  vivante  et  verte, 
apparaît  grise,  dépouillée  de  son  herbe  et  de  son  feuillage,  tout 
arbuste  réduit  à  une  terne  broussaille.  Ici  la  destruction  s'en 
allait  des  deux  côtés,  bien  au  delà  des  étendues  visibles. 
L'immensité  du  champ  de  mort  épouvantait. 

Presque  rien  n'apparaissait  dans  l'étendue  monochrome, 
mais,  à  l'aide  de  la  carte,  on  finissait  par  y  distinguer  des  lieux 
dont  ne  restent  guère  que  les  noms,  noms  illustres,  évoquant 
la  mort  et  la  victoire.  La  plus  lointaine  procession  d'arbres- 
cadavres,  c'était  le  bois  do  la  Folie.  A  droite,  sur  la  crête,  à 
peine  discernable  à  la  jumelle,  Thélus.  En  avant,  à  mi-chemin 
de  cette  crête,  une  trace  grisâtre,  lépreuse,  et  qu'on  ne  découvre 
qu'en  cherchant  longtemps  :  Neuville  Saint-Vaast.  Plus  loin  on 
pouvait  imaginer  Ecurie,  et  dans  le  Nord,  Souchez,  Carency, 
où  nous  n'avions  trouvé,  l'avant-veille,  que  poussière  et  lignes 
de  briques.  Mais  on  reconnaissait  bien  la  ligne  pâle  de  Vimy 
et  la  pyramide  noire  du  crassier  à  l'extrême  horizon  du  Nord, 
dans  des  voiles  sombres  de  fumée,  annonçant  le  pays  des 
houillères. 

En  face.de  nous,  au-dessus  de  la  dernière  crête,  trois 
macules  grises  s'espaçaient  dans  le  gris  moins  foncé  d'un  banc 
de  nuages  :  des  ballons  allemands  d'observation,  tellement 
immobiles  qu'ils  semblaient  faire  partie  des  vapeurs  endormies 
du  ciel. 

Au  milieu  de  ces  champs  déserts,  un  détail  se  révélait,  qui 
semblait  avoir  un  sens  particulier,  —  quelque  chose  comme  un 
signe  énigmatique  laissé  par  une  pensée  :  des  lignes  vagues, 
par  deux  et  par  trois,  en  zigzags  parallèles,  ou  bien  enroulées 
autour  d'un  centre,  en  réseaux  enchevêtrés.  En  ce  dessin  confus, 
on  devinait  un  ordre,  une  intention,  un  peu  comme  si  quelque 
tracé  géométrique  apparaissait,  tout  d'un  coup,  au  télescope, 
sur  un  morceau  de  planète.  C'était,  sur  la  pure  matière,  la 
seule  marque  de  la  vie,  vie  actuelle  qui  a  fait  le  vide  autour  de 
soi,  les  invisibles  habitans  ayant  tout  détruit  en  essayant  de 
s'entre-détruire. 

Ces  indécises  figures  ont  aussi  des  noms  que  le  monde  a 
entendus,  que  répétera  l'Histoire,  associés  pour  toujours  à  l'idée 
de  sacrifice.  Le  plus  visible  de  ces  réseaux  était  le  tragique 
Labyrinthe.  Sur  cette  terre-là,  où  nous  n^apercevions  que  soli- 


372  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tude,  combien  de  Français  ont  agonisé  pour  qu'elle  redevienne 
française  1 

Sur  la  terre,  nous  n'apercevions  que  solitude,  mais  l'espace 
était  plein  de  tumultes.  L'artillerie  anglaise  faisait  rage  derrière 
nous,  comme  du  côté  d'Arras,  avec  un  bruit  de  tôles  remuées 
et  frappées,  et  le  rythme  des  coups  allait  s'accélérant.  On  avait 
l'illusion  que  l'air,  toutes  les  choses  prochaines  tremblaient  à 
chaque  profonde  percussion,  comme  un  paysage  vacille  dans 
l'orage,  sous  l'éblouissante  secousse  des  éclairs.  Des  lignes  sif- 
flantes, stridentes,  se  traçaient  invisiblement  dans  le  ciel  où 
des  fissures  semblaient  s'ouvrir  et  peu  à  peu  se  propager  jusqu'à 
l'horizon.  Les  projectiles  devaient  éclater  par  delà  le  dernier 
pli  de  la  plaine  montante.  Dans  les  silences  de  l'artillerie  reve- 
naient les  bourdonnemens  aériens  :  avions  perdus  quelque 
part  dans  la  profondeur,  comme  des  moustiques  que  les  yeux 
cherchent  en  vain  dans  un  jardin  crépusculaire,  mais  on  entend 
zigzaguer  leur  grêle  vibration. 

Tout  d'un  coup,  le  paysage  s'anima,  non  d'humains, 
—  l'apparent  désert  resta  le  même,  —  mais  de  feux  et  de 
fumées.  Au  milieu  de  la  plaine,  à  droite  des  ruines  de  Neuville 
et  tout  au  ras  du  sol,  une  suite  d'étincelles  se  mit  à  pétiller, 
pâles,  brèves  et  convulsives,  revenant  toujours,  comme  prome- 
nées en  ligne  droite  par  un  distributeur  de  courant.  C'était  un 
tir  de  barrage.  Les  Anglais  devaient  attaquer  par  là.  Mais  des 
fourmis  jaunes,  remuant  au  loin  sur  la  terre  jaune,  n'eussent 
pas  été  plus  imperceptibles.  Un  peu  plus  près,  du  côté  de  la 
Maison-Blanche,  les  obus  lourds  commencèrent  à  tomber;  leurs 
énormes  ballons  de  fumée  noire  naissaient  d'un  éclair,  et  puis 
montaient  avec  lenteur  en  se  développant.  Le  petit  staccato 
de  mitrailleuses  lointaines  reprit.  On  tuait,  on  mourait,  sans 
doute,  quelque  part.  Tout  cela,  —  si  dispersé,  incohérent,  sans 
mouvement  perceptible,  avec  des  espaces  de  silence,  —  tout 
cela,  c'était  pourtant  quelque  chose  d'une  bataille.  Le  petit  bruit 
discontinu  des  avions-moustiques  évanouis  dans  la  lumière  re- 
commençait toujours.  Tout  d'un  coup,  à  droite,  un  ronflement 
énergique  nous  fit  tourner  la  tète.  Par-dessus  Les  deux  grandes 
tours  déchirées  dont  ils  semblèrent  frôler  les  crêtes,  ils  appa- 
rurent, par  deux,  par  trois.  Nous  en  comptâmes  dix  :  tout  un 
vol  qui  s'éleva  très  vite,  jusqu'à  presque  disparaître  à  son  tour. 
Mais  parce  qu'on  les  avait  vus,  on  pouvait  les  voir  encore.  Tout 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS.  373 

le  pâle  essaim  bourdonnant  s'en  allait  vers  la  ligne  allemande.i 
Lorsque,  l'ayant  quitté  des  yeux,  nous  voulûmes  le  retrouver,  il 
avait  fondu,  lui  aussi,  dans  la  lumière. 

Nous  suivions  les  danses  d'étincelles  et  de  fumée  en  bas, 
dans  la  solitude,  et  nous  écoutions  ce  que  disait  l'un  des  nôtres, 
un  officier  français,  figure  mince,  énergique  et  pâle,  le  lieute- 
nant G...,  qui  revoyait  pour  la  première  fois  le  champ  de  bataille 
oîi  il  était  tombé  grièvement  blessé  dans  une  «  intéressante  » 
journée  de  juin  1915.  «  Intéressant,  »  «  curieux,  »  c'étaient  les 
mots  les  plus  forts  dont  il  se  servît. 

«  Le  moment  curieux,  dans  une  attaque,  disait-il,  c'est  celui 
où  l'on  va  quitter  l'abri  de  la  tranchée.  Même  sensation  que 
pour  entrer  dans  l'eau  froide  :  ce  n'est  qu'un  manque  d'habi- 
tude. Dès  le  premier  pas,  on  s'aperçoit  qu'il  n'arrive  rien,  et  l'on 
est  tout  à  la  joie  de  la  surprise...  Nous  étions  là,  à  gauche  de..., 
Le  colonel,  un  colonel  de  spahis,  un  grand,  splendide,  en  rouge 
éblouissant,  frémissait  d'une  telle  impatience  qu'il  franchit  le 
talus  quelques  secondes  avant  l'heure  fixée.  Nous  courions  côte 
à  côte.  Je  m'aperçus  que  le  cailloutis  étincelait  par  terre.  Mais 
on  ne  réfléchissait  pas  ;  ce  n'est  qu'après,  que  j'ai  compris  ce 
que  cela  voulait  dire.  Tout  d'un  coup,,  j'ai  entendu  :  «  Heu  1  » 
Le  colonel  était  tombé.  Je  me  suis  baissé  sur  lui  :  ses  paupières 
battaient;  c'était  la  fin.  J'ouvrais  son  col  quand  j'ai  été  touché 
à  mon  tour.  Deux  balles  :  à  la  cuisse  et  près  du  foie.  Toute  la 
journée  là,  sans  pouvoir  bouger.  Je  regardais,  je  suivais  très 
bien  ce  qui  se  passait  :  c'était  très  intéressant.  Je  voyais  le 
bois  de  la  Folie  devant  moi;  il  n'était  pas  tout  à  fait  aussi  mort 
que  maintenant.  Il  y  eut  des  contre-attaques  allemandes.  Nous 
avons  passé  toute  la  nuit  là,  les  Français,  les  Boches  entremêlés, 
par  terre...  » 

Une  exclamation  l'arrêta.  Au  dessus  de  l'horizon,  une  des 
trois  saucisses,  qui  semblaient  faire  définitivement  partie  du 
paysage,  avait  disparu.  A  sa  place,  une  très  longue  et  mince 
vapeur  ondulait,  debout,  exactement  comme  une  fumée  de  ciga- 
rette, mais  immense,  étrangement  lucide,  presque  lumineuse  : 
une  fumée  qui  montait,  s'étirait  depuis  la  terre,  et  devait  bien 
atteindre  à  huit  cents  mètres. 

Quelques  instans  après,  l'essaim  des  victorieux  avions 
reparut;  autour  d'eux,  des  flocons  naissaient,  persistaient,  ponc- 
tuant l'espace.  La  troupe  victorieuse  passa  juste  à  notre  zénith, 


374 


BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


et  revint  s'éclipser  du  côté  d'Arras,  derrière  l'écran  des  deux 
tours. 

L'air  tremblait  toujours,  aux  coups  de  gong  4es  artilleries; 
et  dans  le  Sud,  cela  se  prolongeait  en  rumeur  sourde  et  continue. 
Grondement  irrité  d'orage,  éclairs  entre  deux  fronts  où  s'accu- 
mulent, comme  les  électricités  contraires  qui  chargent  deux 
noires  nuées,  les  énergies  et  les  volontés  venues  de  la  masse  et 
du  profond  de  deux  peuples. 

Ce  jour-là,  —  un  général  anglais  nous  l'apprit  le  soir  même, 
—  cinq  autres  saucisses  allemandes  furent  descendues  devant  la 
ligne  anglaise,  et  dans  la  nuit  qui  suivit,  de  notre  logis,  à  dix 
lieues  en  arrière,  nous  vîmes  tout  l'horizon  déborder  de  tlam- 
boiemens  et  de  rayons.  On  était  à  deux  jours  de  l'offensive  de  la 
Somme.  Nous  avions  vu  la  préparation  d'artillerie;  elle  s'éten- 
dait dans  le  Nord,  où  il  s'agissait  de  retenir  l'attention  de  l'adver- 
saire. Ces  ballons-observateurs  espacés  de  l'autre  côté  de  la 
plaine,  c'étaient  ses  yeux,  épiant,  à  deux  et  trois  lieues  de  dis- 
tance, les  batteries  anglaises.  On  s'occupait  d'abord  de  crever 
ces  yeux. 

eEUX   QUE  NOUS    GARDERONS 

Un  cimetière,  à  côté  d'un  village,  à  deux  kilomètres  du 
Mont  Saint-Éloi. 

Le  village  est  tout  petit  :  le  cimetière  est  très  grand.  Des 
rangs  et  des  rangs  de  croix  jaunes,  suivies  par  des  rangs  et  des 
rangs  de  croix  noires. 

Les  croix  noires  sont  françaises;  anglaises  les  croix  jaunes. 
Comme  dans  les  armées  vivantes,  la  distinction  des  individus 
s'abolit  :  on  ne  voit  que  les  deux  armées,  mais  la  mort,  en  cha- 
cune, a  son  uniforme  distinct.  Ainsi,  sans  s'y  confondre,  les 
rangs  anglais  continuent  ceux  des  nôtres,  simplement,  sans 
interruption,  comme  les  hommes  d'Angleterre  sont  venus  conti- 
nuer, en  cette  partie  du  front,  la  garde  et  la  poussée  des  nôtres. 
En  regardant  la  date  inscrite  sur  la  première  des  croix  jaunes, 
on  saurait  la  semaine  et  presque  le  jour  de  1915  où  s'opéra  la 
relève. 

Il  y  a  des  groupes  de  femmes,  qui  vont  lentement  d'une 
tombe  à  l'autre,  comme  si  toutes  également  les  attiraient.  On 
dirait  qu'elles  trouvent  une  douceur  à  hanter,  aux  rayons  du 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS.  375 

soir,  un  cimetière,  comme  leurs  sœurs  d'Orienl  qui  vont  s'asseoir 
parmi  les  cippes,  sous  les  cyprès  et  les  beaux  oliviers.  Les 
femmes  de  toutes  races  ont  le  culte  des  morts.  Celles-ci  sont 
des  habitantes  du  petit  village  que  l'on  voit  tout  près.  L'une, 
jeune  encore,  tient  deux  fillettes  de  cinq  et  six  ans  par  la  main. 
Elle  semble  déchiffrer  les  noms  anglais;  je  la  vois  qui  redresse 
pieusement  un  pot  de  fleurs  que  le  vent  a  renversé.  Une  autre, 
presque  vieille,  est  immobile,  et  semble  dire  une  prière.  Sans 
doute,  ces  paysannes  ont  des  fils,  des  frères,  des  maris,  qui 
peuvent  être  tués,  dont  plusieurs  sont  tombés  déjà  de  la  même 
façon,  dans  la  même  guerre.  Et  puis  les  soldats  en  khaki  font 
partie  maintenant  de  leur  monde  habituel,  qui  reçoit  d'eux 
toute  son  animation.  Le  village  est  un  cantonnement.  Quelques- 
uns  ont  dû  y  loger,  de  ceux  qui  reposent  dans  ce  champ,  et 
peut-être  ce  sont  les  noms  de  ceux-là  qui  les  arrêtent,  ces 
femmes,  —  les  tombes  de  ceux-là  qu'elles  essaient  d'entretenir. 

Les  mères,  les  veuves,  les  sœurs,  de  l'autre  côté  de  la  mer, 
savent-elles  cette  piété  féminine  penchée  sur  leurs  morts,  si 
près  du  champ  de  bataille?  Des  Françaises  ont  adopté  ces  morts 
qui,  vivans,  n'étaient  déjà  plus  des  étrangers  pour  elles,  mais 
des  soldats'  comme  ceux  d'auparavant,  menant  la  même  vie, 
luttant  pour  la  même  cause.  Plus  de  différence,  maintenant, 
entre  eux  et  les  Français  qui  reposent  sous  les  croix  noires.  Tous 
tombèrent  en  défendant  le  village  et  ce  morceau  de  terre 
française  (1). 

Nous  avons  échangé  quelques  mots,  en  passant,  avec  cette 
femme  dont  les  yeux  pâles  devaient  avoir  vu  bien  des  choses. 

«  C'est  comme  vous  voyez,  a-t-elle  dit:  les  tombes  anglaises 
sont  deux  fois  plus  nombreuses  que  les  nôtres,  —  il  y  en  a 
six  cents;  vous  pouvez  les  compter.  Et  il  n'y  a  que  trois  mois 
qu'ils  sont  arrivés  dans  le  pays.  Pourtant  il  n'y  a  pas  eu  de 
grands  coups  depuis.  C'est  les  accidens  de  tous  les  jours  :  les 


(Il  Extrait  d'une  lettre  écrite  par  un  officier  anglais  : 

There  they  shall  lie,  tliose  dear  dead  of  ours,  unforgotten  by  us  and  remembe- 
red  by  you.  Far  from  tlieir  ovjn,  Lhey  sleep  llieir  last  long  sleep  in  a  foreign  bu- 
friendly  land. 

If  vce  ourselves  cannot  tend  Ihose  graves,  surely,  in  tlie  time  to  corne,  sorne  kin- 
dly  hearls,  remembering  that  the  dead  below  died  for  France  as  well  as  for  Britain, 
v:ill  prompt  genlle  /lands  to  place  t/ie  Iribute  of  a  flowar  on  the  grave  that  France 
has  given. 

Living  vue  gave  Lhem  to  you,  dead  you  will  cherish  them  for  us. 


376  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

coups  de  mines,  les  torpilles,  les  obus.  On  dit  bien  qu'ils  ne 
savent  pas  se  garer.  » 

Les  croix  françaises  sont  presque  toutes  des  grandes  journées 
d'offensive  :  Juin  et  Septembie  1915.  Avec  la  date,  elles  ne 
disent  que  le  nom,  le  grade  et  le  numéro  du  régiment.  Et 
cette  simplicité  a  sa  grandeur.  Tous  sont  pareils,  et  chacun 
n'est  qu'un  des  morts  de  la  France.  Elle  seule  apparaît  derrière 
eux.  Les  autres  portent  des  mots  d'amour  et  de  religion.  C'est 
l'inverse  de  ce  que  l'on  voit  dans  la  vie,  où  le  Français  montre 
plus  de  son  être  personnel  et  de  ses  mouvemens  d'âme  singu- 
liers, où  l'Anglais. s'étudie  à  cacher  sous  des  aspects  d'indiffé- 
rence et  de  régularité  ce  qu'il  contiex^t  ou  éprouve  de  plus 
intime  et  de  plus  profond.  L'âme  de  ce  peuple  apparaît  ici  avec 
son  dessous  de  foi  et  de  sensibilité  chrétiennes.  Une  inscription 
disait  :  «  Mes  péchés  méritaient  la  mort  éternelle,  mais  mon 
Christ  est  mort  pour  moi.  »  Une  autre,  rudement  gravée  à  la 
pointe  du  couteau,  sur  un  morceau  de  planche,  par  quelque 
camarade  :  «Repose  en  paix  jusqu'à  ce  qu'il  vienne.  »  Plus  loin, 
sur  la  tombe  d'un  enseigne  de  dix-neuf  ans,  des  Heurs  fanées 
sous  un  verre,  avec  un  papier  et  ces  simples  mots  d'une  longue 
écriture  féminine  :  «  De  la  part  de  Mère,  en  souvenir  à  jamais 
aimant.  »  Dix-neuf  ans  :  quelque  volontaire  de  1914  ou  1915 
dont  on  a  fait  tout  de  suite  un  enseigne,  sans  doute  parce  qu'il 
fut  élève  d'une  école  de  la  classe  gouvernante,  dressé  à  ces  jeux 
et  disciplines  de  volonté  que  les  Anglais  croient  propres  à 
former  des  caractères  et  par  conséquent  des  chefs.  L'être 
social  n'est  plus,  celui  que  les  autres  ont  connu,  —  l'Anglais, 
le  gentleman,  l'officier.  Il  reste  cette  chose  éternellement  /a 
même  en  tous  les  siècles  de  l'humanité  :  une  mémoire  de  /nère 
qui  revoit  toujours  un  petit  enfant. 

Les  dernières  tombes  sont  toutes  récentes.  La  dernière  est 
d'avant-hier,  et  puis  une  fosse  vide  est  préparée.  Elle  attend, 
avec  un  peu  d'eau  jaunâtre  au  fond  du  trou.  On  a  vu  les  dates 
de  celles  qui  précèdent,  et  il  faut  conclure  que  probablement 
celle-ci  sera  fermée  dans  trois  ou  quatre  jours.  En  ce  moment, 
sans  doute,  celui  qu'on  y  couchera  est  un  joyeux  garçon  (]iio]que 
part,  à  moins  d'une  lieue  de  ce  village. 

Des  cavaliers  passaient  dans  le  soir,  unis  dans  la  cadence  du 
trot.  L'un  des  chevaux  se  cabra  légèrement  et  se  mit  à  galoper, 
ce  qui  me  fit  remarquer  l'homme.  Il  avait  vingt  ans,  tout  au 


SUR    LE    FRONT    ANGLAIS.  317 

plus  :  une  silhouette  souple  et  simple,  un  visage  lisse  et  qui 
souriait  presque  sous  le  casque  à  larges  bords,  qui  ressemble 
à  un  pétase  grec.  C'était  exactement  l'un  des  jeunes  procession- 
naires de  la  frise  du  Parthénon,  celui  dont  le  corps  flexible  se 
rejette  en  arrière,  du  mouvement  le  plus  facile,  harmoni- 
quement  lié  à  celui  de  sa  monture.  C'était  la  même  ligne 
si  pure,  le  même  lylhme,  la  même  beauté,  le  même  jeune 
homme, qui  revenaient  après  des  millénaires, — qui  reviennent 
à  chaque  génération.  Une  petite  fleur  que  Ton  retrouve  après 
beaucoup  d'années  dans  un  certain  creux  de  la  forêt,  dit  la 
même  chose.  Immortalité  dé  la  vie;  divine  énergie  que  n'é,puise 
pas  la  répétition  sans  fin  des  formes  éphémères. 

Toujours  les  sourds  tapages  de  tôles  invisiblement  secouées, 
heurtées  par  des  marteaux  géans,  un  peu  partout,  dans  le 
voisinage.  En  l'air,  des  boules  de  fumée  blanche  éclataient 
autour  d'un  grand  oiseau  pâle.  On  essayait  toujours  de  tuer, 
au-dessus,  comme  aux  environs  du  cimetière. 

Ce  grand  rectangle  hérissé  de  croix...  C'est  la  fin  du  cycle. 
J'en  avais  vu  le  premier  temps  en  Angleterre  :  ces  rangs  de 
jeunes  gens,  en  vêtemens  civils,  qui  se  formaient  dans  les  parcs 
(le  Londres"  aux  disciplines  du  soldat.  Ensuite  le  port  de 
France  oii  je  les  regardais  débarquer,  avec  leurs  lourds  harna- 
chemens,  leur  expression  de  force  réticente,  leur  teint  de  cuir 
rouge,  leur  aspect,  déjà,  de  légionnaires  mûris  par  les  fatigues, 
les  pluies  et  le  soleil.  Et  puis  sur  nos  routes,  dans  nos  cam- 
pagnes, leurs  multitudes,  leurs  rangs  dressés  comme  de  la 
terre  qui  marche,  leurs  travaux,  parmi  tout  ce  qu'ils  ont  apporté, 
bâti  contre  l'ennemi  commun  sur  notre  sol.  Enfin  leur  patience 
dans  les  boues  des  tranchées,  leurs  vigilantes  immobilités  à  tra- 
vers les  jours  et  les  nuits,  coupées  par  les  fièvres  héroïques  de 
l'assaut. 

Ici  la  fin,  dans  cette  terre  française  qu'ils  ne  connaissaient 
pas,  qu'ils  ont  défendue,  dont  ils  feront  maintenant  partie  pour 
toujours.  A  côté  des  nôtres,  ils  nous  sont  sacrés  comme  les 
nôtres. 

André  Chevrillon. 


UN  NOUVEL  ACTEUR  SICILIEN 


ANGELO   MUSCO 


Si  nous  voulons,  pour  quelques  heures,  chercher  une  trêve 
à  l'angoisse  où  cette  guerre  nous  tient  plongés,  et  qui  donne 
à  notre  sommeil  même  je  ne  sais  quelle  inquiétude,  allons 
écouter  Musco. 

Muscoest  une  célébrité  nouvelle;  Musco,  inconnu  en  France, 
est  le  plus  grand  acteur  comique  de  l'Italie,  et  un  des  plus 
originaux  qui  existent  où  que  ce  soit.  —  La  salle  est  pleine  de 
gens  fatigués,  nerveux,  comme  nous  le  isommes  tous  main- 
tenant, poursuivis  par  notre  souci  intérieur,  dans  l'endroit 
même  où  nous  voulons  nous  divertir.  Le  rideau  se  lève  sur  ce 
public  étrange,  avide  de  sortir  de  lui-même,  et  sur  cependant 
que  la  comédie  ne  lui  fera  pas  oublier  le  grand  drame  dont  les 
péripéties,  depuis  trois  ans,  ont  à  la  fois  épuisé  et  surexcité  les 
cœurs.  Les  acteurs  commencent  à  parler,  et  ils  nous  étonnent, 
comme  s'ils  devisaient  de  choses  infiniment  lointaines,  comme 
si  ce  qu'ils  disent  s'adressait  à  d'autres  qu'à  nous.  Mais  Musco 
paraît,  et  l'enchantement  commence.  On  rit.  On  est  entraîné 
malgré  soi;  on  se  laisse  aller  à  la  gaîté  qu'il  excite.  On  est 
secoué,  «  pris  aux  entrailles,  )>  comme  disait  Molière;  on 
rit  trop,  on  voudrait  attendre,  savourer  davantage  l'heureux 
moment  qui  passe  :  impossible;  on  a  mal  à  force  de  rire.  La 


ANGELO    MUSCO. 


379 


contagion  gagne  de  fauteuil  en  fauteuil,  toute  la  salle  est 
conquise;  le  rire  monte  en  fusées,  s'épand  en  roulemens 
sonores;  bruit  énorme  et  confus,  où  l'on  distingue,  sur  les 
basses-tailles  des  hommes,  les  voix  aiguës  des  femmes,  les  voix 
claires  des  enfans. 

Heureux  acteur,  capable  de  faire  déferler  ainsi  la  houle  du 
rire,  de  provoquer  à  son  gré  le  rire  inextinguible  qui  rend  égal 
aux  dieux  I  Sa  physionomie  est  des  plus  curieuses  :  cheveux 
noirs  et  crépus,  teint  fortement  bronzé,  pommettes  saillantes; 
ses  yeux  brillans  ont  une  expression  malicieuse  et  fulée;  ses 
lèvres  découvrent  volontiers  une  rangée  de  dents  d'une  blan- 
cheur éclatante.  11  est  petit,  agile,  mobile  :  on  dirait  qu'il  a  du 
vif-argent  dans  les  veines.  Une  force  comique  singulière 
jaillit  de  tout  son  être.  Il  a  cinquante  façons  différentes  de 
mettre  son  chapeau,  de  remuer  sa  canne,  de  marcher,  de 
voltiger;  et  il  est  toujours  drôle.  Sa  réplique  est  prompte, 
nerveuse;  elle  jaillit  comme  une  réflexion  naturelle,  et  n'a 
jamais  l'air  d'un  mot  d'acteur,  encore  moins  d'auteur.  Mais 
son  plus  grand  privilège  est  le  geste.  Plaignons  les  gens  du 
Nord,  qui  ne  parlent  qu'avec  leur  bouche,  et  ignorent  l'élo- 
quence des'bras,  l'éloquence  des  mains  agiles,  l'éloquence  des 
doigts  nerveux!  Avec  ses  gestes,  Musco  parle,  Musco  peint.  Il 
fait  jaillir  du  néant  les  images;  il  ne  se  contente  pas  de  dessiner 
les  lignes,  d'imiter  les  mouvemens  :  il  transpose;  il  extrait 
la  force  dynamique  d'un  sentiment  ou  d'une  idée;  le  spectateur 
n'a  plus  à  supposer,  à  deviner  :  il  voit  l'invisible.  Je  gage  qu'il 
n'est  rien  que  Musco  ne  puisse  traduire  en  gestes.  Langage  très 
supérieur  à  celui  des  mots,  qui  sont  effacés,  usés,  à  la  portée  de 
tous,  banals  :  tandis  que  les  gestes  restent  personnels,  restent 
originaux,  et  sont  vivans.  Aucune  étude  ne  saurait  en  fournir 
le  secret.  Pour  en  posséder  le  don,  il  faut  être  né  dans  le  pays 
où  ni  les  paroles,  ni  même  les  cris,  ne  suffisent  au  grand  besoin 
d'épanchement;  où  les  manifestations  violentes  des  passions  ne 
semblent  pas  exagérées,  puisqu'elles  sont  communes  à  tous; 
où  les  gens  gesticulent  par  besoin  et  par  plaisir  :  ceux  qui  ne 
gesticuleraient  pas  sembleraient  engoncés  et  ridicules.  Il  faut 
être  né  dans  les  heureux  pays  où,  sous  l'invite  du  soleil,  tout 
s'extériorise,  même  les  âmes... 

Musco  est  né  en  Sicile,  à  Gatane,  dernier  de  quatorze  enfans. 
Il  a  fait  tous  les  métiers  :  chapelier,  pâtissier,  gantier,  maçon. 


380  REVl'E  DES  DEUX  MONDES. 

tailleur  (1).  Travailler,  soit  :  moins  encore  pour  gagner  son 
pain,  que  pour  apprendre  les  secrets  merveilleux  de  la  profes- 
sion. Quand  on  sait,  le  métier  cesse  d'être  amusant,  on 
l'abondonne,  on  en  cherche  un  autre;  d'autant  plus  que  le 
patron  est  peu  empressé  à  retenir  pareil  ouvrier.  On  a  vu  Musco 
pousser  dans  les  rues  de  sa  ville  une  petite  voiture  chargée  des 
quelques  outils  indispensables  au  cordonnier  :  c'était  là  tout 
son  atelier.  Car  pourquoi  un  ateljer  stable?  Et  pourquoi  une 
maison  qui  est  une  gêne,  et  dont  il  faut  par  surcroit  payer  le 
loyer?  On  dort  bien  en  plein  air;  n'étaient  les  demandes  indis- 
crètes de  la  police,  qui  s'obstine  à  ne  pas  considérer  comme 
un  domicile  les  portiques  de, la  place  Martini.  L'occupation 
favorite  de  cet  invraisemblable  bohème  était  de  girare,  de 
((  tourner,  »  de  traîner  par  les  rues.  Voilà  qui  est  amusant! 
Flâner  sur  le  port,  voir  les  négocians  affairés  et  les  matelots 
braillards  ;  s'arrêter  aux  bonimens  des  vendeurs,  et  suivre  sur 
les  visages  des  chalands  l'effet  de  leur  éloquence;  examiner  de 
quel  pas  marche  un  curé,  un  soldat,  ce  vieux  professeur  qui 
sort  de  l'école,  et  ce  malandrin  qui  passe  devant  les  carabiniers 
d'un  air  de  défi;  surtout,  rester  des  heures  au  marché,  dans  la 
féerie  des  légumes  et  des  fruits  multicolores,  dans  le  bruit 
assourdissant  des  voix,  dans  la  cohue  des  campagnards  et  des 
citadins,  des  cuisinières  et  des  dames,  parmi  les  disputes,  les 
colères,  les  offres  engageantes,  les  refus,  les  plaisanteries,  les 
jurons;  jouir  pleinement  de  la  comédie  de  la  rue  :  quelle  mer- 
veille; quelle  joie;  et,  sans  qu'il  s'en  doute,  quelle  école  pour 
le  futur  acteur! 

C'est  par  le  chant  qu'il  vint  au  théâtre.  Car  il  chantait  sur 
les  places,  soùt  les  romances  à  la  mode,  soit  des  chansons  de  sa 
composition,  paroles  et  musique.  Un  beau  jour,  le  directeur 
d'une  compagnie  de  marionnettes  le  remarqua,  le  prit  pour 
occuper  les  intermèdes  :  et  tels  furent  ses  débuts.  Il  dansait 
aussi,  avec  les  jambes  les  plus  agiles  et  les  plus  folles  du  monde. 
Aucune  école,  pas  même  l'école  primaire,  puisqu'il  n'apprit  à 
lire  et  à  écrire  qu'à  vingt-quatre  ans,  par  un  prodige  de  volonté. 
Peu  importe  l'école  !  Il  dansait,  il  chantait;  il  se  faisait  connaître 
du  public  local  par  l'originalité  de  ses  créations,  par  sa  verve 
toujours  jaillissante.  Tant  et  tant,  qu'il  finit  par  entrer  dans 

(1)  Voyez  la  brochure  de  L.  Bevacqua-Lombardo,  Angelo  Musco.  Milan,  P.  Car- 
rara,  1916. 


ANCELO    MUSCO.  381 

cette  troupe  sicilienne  de  Giovanni  Grasso,  dont  les  débuts  à 
Rome,  en  1902,  furent  une  révélation. 

Il  y  fut  longtemps  premier  comique.  Mais  comment  les 
dieux  ilu  théâtre  auraient-ils  permis  que  deux  acteurs,  —  l'un 
célèbre,  jaloux  de  ses  prérogatives  de  chef,  autoritaire;  l'autre 
conscient  de  son  talent,  et  désireux  de  le  développer  en  toute 
indépendance,  —  fussent  toujours  unis?  Musco  quitte  Grasso, 
et  part  vers  de  nouveaux  destins.  Il  sera  chef  de  troupe  à  sou 
tour;  il  aura  des  acteurs  à  lui,  un  répertoire  à  lui;  il  n'aban- 
donnera pas  le  théâtre  dialectal;  mais  il  laissera  le  drame, 
où  décidément  le  couteau  joue  un  rôle  exagéré  ;  il  sera  l'in- 
terprète de  la  comédie  sicilienne.  Le  voilà  donc  en  Sicile, 
en  1913;  il  recrute  des  acteurs  et  des  actrices  suivant  des 
principes  à  lui;  il  ne  demande  pas  de  métier,  au  contraire; 
il  lui  suffit  qu'on  ait  l'intuition.  Sa  compagnie  est  formée;  il 
l'instruit. 

Seulement,  il  faut  vivre.  Les  débutans  ne  font  pas  recette 
même  à  Gatane,  la  ville  du  théâtre.  En  route  pour  le  continent! 
—  Le  continent  se  montre  rebelle;  Musco  joue  devant  des 
banquettes;  les  salles  où  le  mène  sa  course  errante  sont  sinis- 
trement  \ides.  Il  y  a  longtemps  que  ses  économies  ont  été 
dépensées  ;  maintenant,  il  fait  des  dettes  ;  les  objets  précieux 
prennent  successivement  le  chemin  du  mont-de-piété.  La  troupe 
remonte  vers  le  Nord  de  l'Italie.  A  Pistoia,  Musco  rêve  qu'il 
mange  de  la  viande  crue  et  des  bonbons  :  mauvais  présage. 
A  Vicence,  couchant  avec  ses  acteurs  dans  une  manière  de 
dortoir,  il  ne  trouve  pas  le  sommeil;  il  sort,  il  erre  dans  les 
rues.  Sur  les  affiches  qui  annoncent  ses  représentations,  il  voit 
son  propre  portrait,  qui  parait  vivre  aux  clartés  étranges  de  la 
lune.  Il  l'interpelle  :  «  Qui  es-tu?  Un  imbécile?...  »  Il  continue, 
jouant  dans  des  villes  infimes,  presque  des  villages,  jusqu'au 
moment  où  il  atteint  Milan.  Il  faut  prendre  la  décision  suprême, 
et  se  résigner  à  la  faillite,  si  Milan  boude.  Musco  se  démène, 
va  trouver  les  critiques,  harangue  ses  acteurs  avant  que  le 
rideau  ne  se  lève  :  vaincre  ou  mourir.  Il  n'y  avait  pas  grand 
monde  dans  la  salle  des  Filodrammatici,  ce  soir  d'avril  1915 
qui  marqua  le  début  de  sa  fortune.  Mais  les  spectateurs  furent 
conquis.  Ils  acclamèrent  Musco,  ils  le  vantèrent;  le  lendemain, 
ils  revinrent  plus  nombreux;  bientôt,  ce  furent  les  salles 
combles.  Milan  la  grand'ville,  le  centre  intellectuel  de  l'Italie 


382  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

vraiment,  toujours  prête  à  reconnaître  les  taleng,  s'engoua  de 
Musco,  fit  de  Musco  son  favori.  Elle  le  consacra  aux  yeux  des 
autres  villes.  Quand  l'acteur  lui  revint  pour  une  nouvelle  saison, 
en  1916,  il  était  de'cidément  célèbre. 

Deux  caractères  distinguent  son  répertoire  :  la  couleur 
locale,  et  la  farce.  La  couleur  locale  consiste  moins  dans  l'étude 
profonde  des  mœurs  spéciales  à  la  Sicile,  que  dans  l'aspect 
extérieur  des  pièces  et  leur  interprétation,  l'emploi  du  dia- 
lecte, quelques  décors  empruntés  aux  paysages  de  l'ile,  et  l'évo- 
cation de  quelques  usages;  surtout,  l'entrain,  la  verve,  les 
clameurs,  les  gestes,  et  tout  le  jeu  ensoleillé  des  acteurs.  Pour 
la  farce,  accordons  que  rien  n'est  pire  quand  elle  est  mal  jouée; 
alors,  elle  donne  la  nausée.  Au  contraire,  interprétée  par  un 
grand  acteur,  elle  devient  épique  et  admirable.  Les  traits  des 
caractères,  toujours  un  peu  voilés  dans  la  pénombre  de  la 
comédie,  s'accentuent  chez  elle,  et  prennent  un  relief  singulier. 
L'acteur,  en  effet,  met  quelque  chose  de  profondément  humain 
dans  les  personnages  simplifiés  et  agrandis  dont  elle  se  contente. 
Nous  y  percions  les  nuances  délicates  d'une  psychologie  très 
fouillée  :  mais,  en  revanche,  nous  voyons  surgir  devant  nos 
yeux  les  types  éternels,  qui  n'ont  pas  cessé  d'être  vrais  depuis 
qu'il  y  a  des  hommes,  et  un  théâtre  :  le  glorieux,  l'ambitieux, 
le  poltron,  le  mal  marié.  L'acteur  ajoute  à  l'œuvre  ce  que  sans 
doute  elle  ne  donnerait  pas  d'elle-même  :  le  sens  de  la  vie. 
Lorsque  Musco  joue,  nous  reconnaissons  les  défauts  de  notre 
pauvre  race  humaine  ;  ceux  de  nos  voisins,  quelquefois  les 
nôtres.  C'est  bien  l'allure  piteuse  du  mari  faible  devant  la 
femme  acariâtre;  ce  sont  bien  les  gestes  gauches  du  paysan  à 
qui  la  vanité  est  montée  à  la  tête  ;  l'imitation  est  saisissante,  la 
réalité  est  atteinte.  Il  exagère  quelquefois,  mais  dans  le  sens  du 
vrai;  il  ne  joue  jamais  à  faux.  Il  a  su  voir  la  vie,  la  comprendre, 
et  la  rendre  telle  qu'elle  est. 

Répertoire  très  simple,  par  conséquent;  répertoire  très 
honnête  :  non  pas  prude  ;  mais  moralement  irréprochable, 
parce  que  tout  y  est  franc,  tout  y  est  sain.  Jamais  Musco  ne 
doit  mettre  sur  ses  affiches  l'annonce  fatidique,  qui  indique, 
suivant  l'usage  italien,  les  pièces  faisandées  :  lo  spetlacolo  nonè 
ndatto  per  signorine  (le  spectacle  n'est  pas  fait  pour  les  jeunes 
filles).  L'analyse  des  comédies  même  les  plus  célèbres  ne  donne 
d'elles  qu'une  faible  idée  :  elles  sont  sans  âme,  quand  Musco 


ANGELO    MUSGO.  383 

n'est  pas  là  pour  tenir  le  grand  premier  rôle.  —  Un  brave 
homme  a  quitté  sa  Sicile  natale  pour  se  rendre  à  Rome,  et  y 
subir  l'opération  de  l'appendicite.  Il  en  revient,  depuis  qu'il  a 
respiré  l'air  du  continent,  avec  un  mépris  indicible  pour  tout 
ce  qui  n'est  pas  romain  ;  et  de  plus,  avec  une  chanteuse  dont 
il  s'est  éperdument  épris  :  une  Romaine,  cela  va  sans  dire.  Ses 
grands  airs,  et  sa  chanteuse,  l'entraînent  de  mésaventure  en 
mésaventure;  il  se  brouille  avec  sa  famille,  se  fait  conspuer 
par  ses  amis  âgés,  et  tromper  par  ses  amis  plus  jeunes;  jus- 
qu'au jour  où  il  découvre,  désillusion  suprême,  que  la  chan- 
teuse de  Rome  est  une  Sicilienne  comme  lui.  Alors  il  revient  à 
la  sagesse,  qui  est  de  vivre  honnêtement  en  son  pays  :  tel  est 
VAria  ciel  continente ,  qui  a  eu  plus  de  mille  représentations.  — 
Ou  bien  encore  :  un  brigadier  des  douanes  en  retraite  a  la 
manie  de  faire  des  mariages.  Doué  d'une  imagination  exubé- 
rante, il  voit  dans  les  vieux  garçons  les  plus  décrépits  des 
princes  charmans,  dans  les  vieilles  filles  les  plus  desséchées  de 
douces  fiancées.  Il  réussit  à  convaincre  les  récalcitrans,  et 
marie  tous  ceux  qui  l'approchent.  Or,  les  mariages  tournent 
mal  :  les  victimes  accablent  de  reproches  l'auteur  de  leur 
misère;  il  est  menacé  d'un  duel,  ce  qui  le  met  fort  en  peine. 
Mais  que  toutes  ces  colères  s'apaisent  un  instant,  et  déjà  son 
imagination  reprend  carrière',  sa  manie  triomphe  :  c'est  Lu 
Paraninfu,  une  autre  pièce  à  succès. 

Prenons  enfin  la  plus  récente,  Lu  Malandrinu,  jouée  pour 
la  première  fois  à  Milan  en  juin  1917.  Un  menuisier  de  Catane 
a  été  condamné  à  trois  ans  de  prison,  par  suite  d'une  erreur 
judiciaire  :  il  sort  des  galères  avec  l'auréole  du  bandit.  Il  devient 
un  personnage  important  et  redouté.  On  a  recours  à  lui  dans 
les  cas  difficiles.  Une  étoile  est  outrageusement  sifflée  par  la 
cabale  ;  elle  l'implore  pour  qu'il  se  rende  au  théâtre,  et  impose 
respect  aux  siffleurs.  Un  journal  local  a  insulté  le  commenda- 
tore,  candidat  aux  élections  :  on  vient  le  trouver,  pour  qu'il 
aille  déposer  une  bombe  devant  les  bureaux  du  journal.  Le 
malheur  est  que  ce  brigand  terrible  est  en  réalité  le  plus  paisible, 
le  plus  peureux  des  hommes.  Poussé  par  le  point  d'honneur,  il 
essaye  pendant  quelque  temps  de  soutenir  son  rôle  de  bravo  : 
il  ne  recueille  que  plaies  et  bosses;  un  rival  lui  donne  rendez- 
vous,  la  nuit,  pour  une  lutte  au  couteau;  il  faut  que  l'un  des 
deux  reste  sur  le  terrain.  Musco  n'attend  pas  la  nuit;  Musco, 


384 


REVUE    DES    DEUX    MONDES.] 


dégoûté,  fuit  les  lieux  de  sa  célébrité  dangereuse  pour  rede- 
venir en  un  coin  ignoré  le  brave  menuisier  de  jadis. 

Musco  ne  met  aucune  amertume  dans  son  interprétation  des 
faiblesses  humaines;  il  n'a  pas  de  ces  retours  tragiques  où,  brus- 
quement, les  spectateurs  s'aperçoivent  qu'ils  devraient  pleurer. 
Tout  chez  lui  est  bonne  humeur  et  joie  ;  il  entraîne  les  pièces  dans 
un  mouvement  vertigineux  ;  il  ne  laisse  pas  le  temps  de  penser. 
Cette  forte  personnalité  ne  va  pas  sans  quelques  inconvéniens. 
Si  bonne  que  soit  la  troupe  qui  rentoure(et  elle  est  excellente) 
les  autres  acteurs  risquent  de  n'être  plus  que  des  comparses  ;  la 
pièce  n'est  plus  qu'un  rôle.  Les  nouveaux  auteurs  qui,  suivant 
les  traces  de  leurs  aînés,  Martoglio,  Capuana,  Pirandello, 
cherchent  la  pièce  à  succès,  ne  pensent  plus  qu'à  l'acteur 
illustre  quand  ils  écrivent  :  leur  ambition  se  borne  trop  peut- 
être  à  procurer  à  Musco  des  efTets  certains.  Ne  raffinons  pas  sur 
notre  plaisir,  et  contentons-nous  d'être  divertis.  Pourtant,  je 
voudrais  voir  un  jour  ce  grand  acteur  sortant  de  son  répertoire 
habituel,  abandonnant  pour  une  fois  la  comédie  sicilienne; 
allant  plus  loin  même  que  les  drames  qu'il  lui  plaît  de  jouer 
par  exception  ;  —  abordant  du  Molière.  Quel  régal,  que  l' Avare, 
ou  le  Bourgeois  gentilhomme,  ou  le  Malade  imaginaire  inter- 
prétés par  Musco  I 

Il  y  apporterait  cette  simplicité  profonde  qui  demeure,  en 
dernière  analyse,  la  caractéristique  de  son  art.  Il  ne  joue  pas  ses 
rôles;  il  les  vit  :  c'est  là  son  grand  secret.  On  s'en  rend  bien 
compte,  en  voyant  à  quel  point  le  Musco  de  l'existence  réelle  res- 
semble au  Musco  qu'on  retrouve  sur  les  planches.  Aucune  diffé- 
rence ;  aucun  dédoublement  entre  l'homme  etl'acteur.  Sa  conver- 
sation privée  est  une  mimique,  comme  son  jeu;  '1  se  dépense 
pour  un  seul  interlocuteur  comme  pour  tout  le  parterre.  Il  vient 
à  dire  qu'il  reconnaît  la  profession  des  individus  rien  qu'à  leur 
allure  ;  il  distingue  qu'un  tel  er  commerçant,  par  exemple  :  et 
ie  voilà  qui  imite  aussitôt  le  commerçant,  affairé,  pressé,  cou- 
rant à  ses  affaires,  bouculant  les  passans,  distribuant  au  passage 
des  sourires  hâtifs,  se  précipitant  au  guichet  de  la  poste  pour 
retirer  son  courrier.  Mais  l'employé  n'est  pas  pressé,  lui  :  là- 
dessus,  Musco  imite  l'employé  de  la  poste  qui  bâille  derrière 
son  guichet,  flegmatique,  détaché  des  choses  de  ce  monde, 
considérant  le  public  avec  mépris,  consentant  à  peine  à  tourner 
d'un  doigt  dédaigneux  les  lettres  qu'il  extrait  de  leur  casier,  — 


ANGELO    MUSGO.  385 

«  Je  ne  suis  pas  comme  les  gens  qui  vont  à  la  boucherie,  et 
disent  :  je  ne  veux  pas  de  ce  morceau,  ni  de  celui-ci;  je  ne 
veux  pas  de  gras,  je  ne  veux  pas  d'os.  Moi,  je  prends  toute  la 
vie  —  la  chair,  le  gras,  les  os,  tout.  »  En  faisant  cette  décla- 
ration de  principes,  Musco  imite  le  client  difficile  et  le  boucher 
grincheux.  Puis  il  raconte  une  bonne  histoire;  et  tout  heureux, 
il  s'effondre  sur  votre  épaule,  en  riant  du  même  rire  contagieux 
qui  met  les  salles  en  délire. 

Sa  troupe  est  comme  une  tribu,  qu'il  gouverne  avec  une 
bonté  paternelle.  Maris  et  femmes,  mères  et  filles  jouent  côte  à 
côte  ;  ce  ne  sont  pas  l'intérêt  et  la  vanité  qui  unissent  les  acteurs, 
mais  les  liens  de  la  famille  et  ceux  de  l'affection.  Près  de  Musco 
se  tient  son  neveu,  l'excellent  acteur  Pandolfini;  il  y  a  deux 
ans  à  peine  qu'il  a  abandonné  le  commerce,  pour  entrer  dans 
la  troupe  comme  administrateur;  puis  il  s'est  risqué  à  jouer  : 
maintenant,  il  compte  parmi  les  premiers.  On  n'est  pas  sans 
éprouver  quelque  émotion  à  l'entendre  rappeler  les  temps  difii- 
ciles.  «  L'oncle  devait  se  passer  de  fumer,  faute  d'argent;  l'oncle 
et  nous  souffrions  de  la  faim  ;  pendant  trois  jours,  nous  n'avons 
eu  à  manger  que  du  pain,  avec  un  peu  d'huile  dessus.  J'ai  dû 
mettre  en  gage  mon  anneau  de  mariage,  —  cet  anneau  que 
voilà,  —  pour  que  la  troupe  pût  quitter  Vérone.  Il  n'avait  pas 
grande  valeur;  mais  en  s'ajoutant  aux  autres  bijoux  sacrifiés 
comme  le  mien,  il  nous  a  tout  de  même  procuré,  l'argent  du 
chemin  de  fer,  —  troisième  classe,  naturellement.  »  Les  répéti- 
tions se  font  alla  buona,  sans  cérémonie  :  Musco  dirige,  reprend, 
exécute  lui-même  les  jeux  de  scène  :  tous  s'inclinent  devant  sa 
supériorité  incontestable  et  cherchent  à  réaliser  ses  conseils  en 
le  remerciant. 

Troupe  toujours  en  mouvement,  puisque  les  saisons  dans 
chaque  ville  ne  durent  guère  plus  de  quinze  jours  ou  d'un  mois  : 
ensuite  on  boucle  les  malles,  et  on  va  planter  ailleurs  sa  tente. 
Après  Milan,  Rome;  après  Rome,  Naples  ;  après  Naples,  la 
Sicile,  où  l'on  se  retrempera  dans  la  vertu  de  l'air  natal.  — 
Troupe  toujours  en  travail  ;  car  il  est  impossible  de  se  contenter 
des  trois  où  quatre  pièces  à  grand  succès;  il  faut  enrichir  le 
répertoire.  Or,  beaucoup  de  nouveautés  sont  appelées,  mais 
peu  d'élues;  souvent  elles  tombent;  il  en  est  même  qui  sont 
saluées  par  les  sifflets  sonores  d'un  public  sans  pitié  :  peu  lui 
importe  que  les  acteurs  lui   soient  sympathiques  :  il  siffle,  et 

TO.ME  XL.   —   1917.  28 


386  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vigoureusement,  s'il  estime  que  la  pièce- mérite  d'être  sifflée. 
Musco  est  célèbre;  il  vient  d'être  nommé  commendatore 
non  seulement  pour  l'excellence  de  son  art,  mais  parce  qu'il 
s'est  prodigué  pour  la  propagande  en  faveur  de  l'emprunt  de 
guerre,  prodigué  pour  les  soldats  malades  dans  les  hôpitaux, 
prodigué  pour  les  blessés. 

Mais  ce  n'est  pas  une  célébrité  assise,  et  comme  inamo- 
vible; il  faut  la  défendre  de  haute  lutte.  Comment  peut-il  jouer 
tous  les  soirs,  les  dimanches  et  les  fêtes  deux  fois  par  jour, 
sans  un  répit  au  long  de  l'an?  Comment  peut-il  choisir  et  sou- 
vent corriger  le  répertoire,  diriger  les  répétitions,  administrer 
sa  troupe?  Problème  qui  paraîtrait  insoluble  à  nos  acteurs 
français.  Quand  on  lui  parle  des  artistes  qui  ne  jouent  que 
deux  fois  par  semaine,  ou  moins  encore,  qui  ont  le  loisir  de  se 
promener,  d'étudier  de  se  renouveler,  Musco  répond  :  Troppo 
iùsso;  c'est  trop  de  luxe.  Le  mot  est  profond.  De  même  qu'il  y 
a,  dans  sa  verve,  le  souvenir  de  la  misère  passée,  vaillamment 
subie  et  gaillardement  vaincue  ;  de  même,  ce  que  le  présent 
contient  encore  de  changeant  et  d'incertain  l'aiguillonne,  et 
donne  à  sa  gaîté  son  air  conquérant.  Si  l'art  de  l'acteur  devient 
une  fonction,  s'il  ne  connaît  plus  l'émoi  de  la  lutte,  la  crainte 
de  la  défaite,  toutes  les  dures  nécessités  d'une  vie  travaillée,  il 
risque  de  s'embourgeoiser  et  de  s'engoncer.  A  l'artiste  suc- 
cèdent le  fonctionnaire  et  le  pontife.  Rien  de  pareil  ici.  Les 
mœurs  théâtrales  sont  trop  dilférentes  des  nôtres,  et  Musco  est 
trop  original  pour  qu'on  ait  à  redouter  une  si  triste  fin.  C'est 
encore  un  peu  le  char  de  Thespis,  cahoté,  mais  qui  s'avance 
plein  de  joie  et  de  cris,  semant  sur  son  passage  le  bienfait  du 
rire  et  les  heures  d'oubli.  Nous  le  verrons  peut-être  arriver 
jusqu'à  Paris,  après  la  guerre  :  car  c'est  une  des  ambitions  de 
Musco,  que  de  mêler  à  la  joie  de  notre  victoire  sa  triomphante 
gaîté  d 

Paul  Hazard.- 


L'AVENTURE  SENTIMENTALE 

DE 

J.-H.   BERNSTORFF 

(1741-1748) 


Le  nom  de  Bernstorff,  aujourd'hui  porté  par  un  zélé  servi- 
teur de  Guillaume  II,  est  celui  d'une  famille  de  hobereaux 
hanovriens'qui  se  montrèrent  parfois  animés  de  la  haine  tradi- 
tionnelle des  Guelfes  à  l'égard  des  HohenzoUern.  Cette  famille 
a  compté  des  hommes  d'Etat  éminens,  adversaires  irréconci- 
liables de  la  monarchie  prussienne.  Au  xvii^  siècle,  André 
BernstorfT,  dit  1'  «  Ancien,  »  s'attacha  à  la  fortune  de  ces  princes 
de  Brunswick-Lunebourg-Hanovre  qui  aimèrent  passionnément 
tout  ce  qui  venait  de  France,  s'entourèrent  de  beaux  esprits 
français  et  parlèrent  à  merveille  la  langue  de  Racine  et  de 
Molière.  Bernstorff  l'Ancien  avait  fait,  à  vingt  ans,  un  séjour  à 
Paris  et  s'était  épris  des  idées  françaises.  Il  était  même  devenu 
amoureux  de  la  belle  duchesse  de  Châtillon,  sœur  du  maréchal 
de  Luxembourg,  mariée  en  secondes  noces  à  un  duc  de  Mecklem- 
bourg-Schwerin  qui  résida  quelque  temps  à  la  cour  de 
Louis  XIV.  Mais  la  politique  l'accapara  bientôt  entièrement.  Il 
devint  chancelier  de  l'Electeur  de  Hanovre  George-Louis  et  son 
adroite  diplomatie  fit  triompher  les  prétentions  de  son  maître 
au  trône  d'Angleterre  laissé  vacant  par  la  mort  de  la  reine  Anne. 
Pendant  une  grande  partie  du  règne  de  George  P*".  il  dirigea  les 
affaires  extérieures  de  l'Angleterre  dans  un  sens  nettement 
hostile  à  la  Prusse. 


388  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Son  petil-fils,  le  baron  J.-II.  Bernstorff,  arrière-grand-oncle 
(le  l'ambassadeur  d'Allemagne  aux  Etats-Unis  à  qui  M.  Wiison 
a  rendu  ses  passeports,  entra  au  service  du  Danemark,  d'abord 
comme  agent  diplomatiqueà  l'étranger, ensuite  comme  ministre 
des  Affaires  étrangères.  Grand  ami  de  la  France,  il  détestait  le 
militarisme  prussien  et  reprochait  au  roi  de  Prusse  de  s'être 
emparé  de  la  Silésie  sous  l'hypocrite  prétexte  de  servir  le 
protestantisme.  Il  prononça  des  paroles  prophétiques  sur  le 
péril  que  présentaient  pour  l'Europe  les  convoitises  de  la 
Prusse.  Prévoyait-il  que  le  Hanovre  deviendrait  au  xix^  siècle, 
comme  la  Silésie,  province  prussienne?  Plus  tard,  son  neveu 
A. -P.  Bernstorff  fut,  lui  aussi,  ministre  des  Affaires  étrangères 
de  Danemark  et  montra  la  même  sympathie  pour  la  nation 
française.  Pendant  son  ministère,  le  Danemark  observa  une 
attitude  amicale  envers  la  France  qui,  déchirée  par  la  Révolu- 
tion, luttait  pour  défendre  son  territoire  contre  ses  ennemis  du 
dehors.  Le  diplomate  allemand  dont  la  conduite  est  si  contraire 
aux  sentimens  et  aux  opinions  de  ses  ancêtres  est  donc  un 
renégat. 

Des  trois  Bernstorff  dont  l'histoire  a  retenu  les  noms, 
J.-H.  Bernstorfî  est  connu  en  France  par  sa  correspondance 
politique  avec  le  duc  de  Choiseul,  son  ami  personnel.  Cette 
correspondance  constitue  un  document  du  plus  grand  intérêt.  La 
carrière  diplomatique  du  baron  le  mit  en  rapport  avec  toute  la 
haute  société  française  du  milieu  du  xviii^  siècle  et  se  corsa 
d'une  aventure  sentimentale  qui  donne  un  attrait  romanesque 
à  la  figure  de  ce  Hanovrien. 

Il  grandit  dans  un  intérieur  morose.  La  manière  de  vivre 
de  ses  parens  n'était  pas  empreinte  de  cette  bonhomie  simple  et 
souriante  qu'on  a  si  longtemps  attribuée  aux  Allemands.  Un 
piétisme  sévère  les  tenait  à  l'écart  du  monde.  J.-H.  Bernstorff 
put  néanmoins,  à  dix-neuf  ans,  effectuer,  sous  la  conduite  d'un 
précepteur,  un  voyage  en  Italie,  en  France  et  en  Angleterre. 
Paris  l'éblouit.  Installé  à  l'hôtel  d'Anjou,  rue  Dauphine,  il  vit 
de  près  la  Cour,  fut  reçu  dans  les  ambassades,  applaudit  les 
danseurs  et  les  chanteurs  de  l'Opéra.  Lorsqu'il  reprit  le  chemin 
du  Hanovre,  il  emportait  de  son  séjour  en  France  l'impression 
d'une  culture  raffinée  dont  le  souvenir  nostalgique  le  poursuivit 
en  Allemagne.  A  l'exemple  de  beaucoup  de  nobles  allemands,  il 
chercha  un  poste  à  l'étranger,  dans  la  diplomatie,  et  il  réussit  i, 


l'aventure  sentimentale  de  j.-h.   bernstorff.        ^89 

à  se  faire  attacher  au  ministère  des  Affaires  étrangères  de 
Danemark  où  il  montra  tant  d'application  et  des  aptitudes  si 
heureuses  que  le  roi  Christian  VI  n'hésita  pas  à  le  nommer  son 
représentant  auprès  du  roi  de  Pologne  Auguste  III,  le  compé- 
titeur de  Stanislas  Leczinski.  On  respirait  en  Pologne  une 
atmosphère  de  batailles  et  de  fol  héroïsme.  «  C'est  un  pays  où 
les  grands  ont  trop  d'ambition,  »  avait  écrit  la  duchesse  d'Or- 
léans, princesse  Palatine  (1).  Admis  à  fréquenter  la  riche  et 
puissante  aristocratie,  le  jeune  Bernstorff  fut  témoin  des  dis- 
cordes et  des  rivalités  qui  régnaient  parmi  les  grandes  familles; 
il  put  aussi  constater  le  vif  intérêt  que  la  «  société  )>  polonaise 
portait  à  la  France.  Elle  gardait  vivans  les  souvenirs  du  règne 
de  Jean  Sobieski,  le  libérateur  de  Vienne;  elle  s'entretenait 
encore  d'un  ambassadeur  de  Louis  XIV  à  Varsovie,  le  marquis 
de  Béthune,  beau-frère  de  la  reine  Marie-Cazimire  d'Arquien, 
cette  Française  que  l'illustre  Sobieski  épousa  par  amour  et  qui 
gouverna  longtemps  la  Pologne.  Une  petite-fille  du  marquis, 
Marie-Cazimire-Emmanuele  de  Béthune,  était  la  femme  du 
maréchal  de  Belle-Isle  qui,  dans  la  guerre  de  la  succession  de 
Pologne,  remportait  des  succès  sur  le  Rhin  (2).  A  cause  de  ses 
alliances  de  famille,  on  tenait  M""®  de  Belle-Isle  pour  une  demi- 
Polonaise  ;  ses  deux  tantes,  filles  de  l'ambassadeur,  s'étaient 
mariées  en  Pologne,  l'une  à  un  Jablonowski,  l'autre  à  un  Sa- 
pieha;  en  outre,  son  oncle,  Louis-iMarie-Victoire  comte  de  Bé- 
thune, était  grand-chambellan  de  Stanislas  Leczinski. 

Le  baron  Bernstorff  quitta  Varsovie  en  1737.  Il  était  nommé 
ambassadeur  du  roi  de  Danemark  auprès  de  la  Diète  de  Ratis- 
bonne.  Ses  amis  polonais,  sachant  qu'il  désirait  ardemment  le 
poste  de  Paris  et  qu'il  espérait  l'obtenir  un  jour,  le  munirent 
de  lettres  de  recommandation  auprès  de  plusieurs  familles  de 
l'aristocratie  française,  entre  autres  les  Belle-Isle  ;  ils  ne  se  dou- 
taient pas  des  liens  qui  devaient  l'unir  plus  tard  à  la  femme  du 
maréchal. 

Après  un  stage  d'un  ennui  mortel  à  Ratisbonne  où  tout  se 
passait  en  tracasseries  inutiles,  il  eut  le  bonheur  d'être  accré- 
dité à  Francfort.  Un  Congrès  d'élection  venait  de  s'y  réunir 
pour  donner  un  successeur  à  l'empereur  Charles  VI. 

(1)  Correspondtince  de  Madame,  duchesse  d'Orléans. 

(2)  M"»  de  Belle-Isle  était  fille  de  Louis  marquis  de  Béthune,  mestre  de  camp 
de  cavalerie,  tué  à  Hochstedt  en  1704,  et  d'Henriette  d'Harcoiirt-Beuvron. 


390  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


* 


L'Europe  entière  avait  les  yeux  fixés  sur  Francfort  lorsqu'il 
y  arriva  au  mois  de  juin  1741.  La  guerre  de  la  Succession 
d'Autriche  était  commencée;  cela  n'empêchait  pas  les  fêtes  de 
se  suivre  sans  interruption  dans  la  vieille  ville  libre,  terrain 
neutre  qui  donnait  au  monde  le  spectacle  d'une  extraordinaire 
vie  internationale.  C'était  un  déploiement  de  pompe  incompa- 
rable. Chaque  jour  les  membres  du  Conseil  de  Francfort,  qu'en- 
touraient des  gardes  civils  en  uniforme  bleu  à  broderies  d'argent, 
allaient  au-devant  de  députations.  Les  électeurs  faisaient  leur 
entrée  escortés  de  gardes,  de  domestiques  et  de  courtisans. 
L'envoyé  d'Espagne,  le  comte  Montijo,  peuplait  tout  un  quartier 
de  ses  cavaliers  en  costume  espagnol.  La  multitude  des  carrosses 
dorés,  des  chevaux  richement  caparaçonnés,  rendait  la  circu- 
lation presque  impossible  dans  les  rues  étroites  et  tortueuses; 
des  chaises  à  porteurs  encombraient  les  trottoirs;  des  pages, 
heiduques  et  courriers  jouaient  des  coudes  pour  se  frayer  un 
passage  à  travers  la  foule.  La  trompette  des  hérauts  d'armes 
annonçait-elle  un  cortège  princier  ou  une  procession  religieuse 
organisée  soit  par  le  nonce,  soit  par  un  ambassadeur  catholique, 
des  bourgeois  vêtus  de  noir  et  des  paysans  en  habits  bariolés 
accouraient  aussitôt,  les  yeux  écarquillés. 

Parmi  les  curieux,  beaucoup  d'étrangers  venus  pour  chercher 
fortune  :  jeunes  officiers,  cadets  de  famille  qui  espéraient  réussir 
auprès  de  quelque  grand  personnage,  aventuriers  de  tout  pays, 
cuisiniers  et  comédiens  français,  baladins  allemands,  médecins, 
charlatans,  juristes  à  qui  des  contestations  suscitées  par  les 
questions  de  préséance  procuraient  de  la  besogne  abondam- 
ment. Au  nombre  des  hommes  de  loi  se  trouvait  un  Danois 
nommé  Terkel  Kleve;  ces  détails  sur  la  vie  de  Francfort  pendant 
le  Congrès  lui  sont  empruntés  (1). 

Le  maréchal  de  Belle-Isle,  représentant  de  Louis  XV,  menait 
un  train  splendide.  De  Mollwitz  où  il  avait  conféré  avec 
Frédéric  II,  le  petit-fils  de  Fouquet  était  arrivé  avec  une  suite 
de  cinquante  gentilshommes  français,  somptueusement  habillés 
à  la  dernière  mode  de  Paris.  Une  armée  d'ouvriers,  venus  de 
France,  avaient  installé  son  habitation  où  il  logeait  quinze  secré- 

(1)  Journal  de  voyage  de  Terkel  Kleve  (Bibliothèque  royale  de  Copenhague). 


l'aventurk   sentimentale   de  J.-H.    BERNSTORFF.'         391 

taires  et  trois  cents  domestiques,  dont  cent  employés  au  service 
de  la  cuisine  et  de  la  table.  Seul  l'électeur  de  Bavière,  le 
compétiteur  de  la  reine  de  Hongrie  Marie-Thérèse,  le  protégé 
de  la  France,  avait  une  suite  encore  plus  imposante;  elle 
comprenait  sept  cent  quarante  personnes  et  deux  cent  cin- 
quante ctievaux. 

Terkel  Kleve  assista  à  des  fêtes  chez  plusieurs  ambassadeurs 
et  prit  soin,  en  se  présentant  dans  les  élégantes  assemblées,  de 
faire  précéder  son  nom  d'une  particule.  Il  observe  à  ce  sujet 
qu'  «  en  Allemagne  la  particule  différencie  la  noblesse  de  la 
canaille  roturière,  comme  l'àme  distingue  les  hommes  des 
bêtes.  »  Reçu  chez  M.  de  Bclle-Isle,  il  admira  fort  la  richesse 
des  appartemens,  surtout  le  grand  salon  suivi  d'un  autre  plus 
petit  où  sous  un  dais  se  voyait  un  trône  de  velours  rouge  à 
franges  d'or  surmonté  du  portrait  de  S.  M.  Louis  XV.  Dans  le 
premier  salon  étaient  dressées  cinq  tables;  presque  tous  les 
soirs,  plus  de  cent  personnes  y  soupaient  sur  de  la  vaisselle 
d'argent.  Dès  qu'une  assiette  était  vide,  les  laquais  présentaient 
d'autres  plats.  Tout  était  servi  si  copieusement  que  le  bon  Kleve, 
trouvant  très  chers  les  repas  à  l'auberge,  se  privait  de  diner  el 
réservait  son  appétit  pour  le  souper  chez  l'ambassadeur  de 
France.  Beaucoup  faisaient  comme  lui.  Il  y  avait  aussi  les  bals 
et  les  mascarades  où  l'on  servait  des  rafraîchissemens  «  à  la 
française  :  »  thé,  café,  glaces  et  gâteaux.  Ni  vins,  ni  confitures, 
remarque  Kleve  qui  devait  être  gourmand.  Un  pareil  train  de 
maison  coulait  des  sommes  folles  et  rendait  soucieux,  à  Paris, 
le  cardinal  Fleury.  Mais  le  maréchal  soutenait  que  sur  ce  terrain 
comme  sur  tous  les  autres  la  France  avait  à  conserver  sa  supréma- 
tie. De  fait,  l'éclat,  le  rayonnement  de  la  France  effaçaient  toul. 

L'ambassadeur  français  célébra  par  de  grandes  solennités 
la  Saint-Louis  de  1741  :  «  Toute  la  ville,  toute  la  noblesse,  tous 
les  petits  princes  des  environs,  tous  les  ministres  étrangers  se 
pressant  pour  venir  souhaiter  la  bonne  fête  au  roi  de  France, 
les  réjouissances,  illuminations  dans  les  jardins,  comédie  fran- 
çaise,  feu  d'artifice,  joutes  sur  l'eau,  bals,  etc.,  se  prolongeant 
pendant  plusieurs  jours  et  l'aimable  maréchale,  plus  jeune  de 
vingt  années  que  son  mari,  présidant  à  ces  fêtes  avec  la  dignité 
d'une  reine  (1) —  »  Quel  brillant  tableaul 

(1)  Duc  de  Broglie  :  Frédéric  I.  et  Marie-Thérèse. 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

.  }/[me  Jq  Belle-Isle  secondait  à  merveille  son  mari.  Sa  nais- 
sance illustre  l'approchait  de  deux  trônes.  Petite-nièce  de  la 
reine  de  Pologne  Marie-Gazimire  et  de  Jean  Sobieski,  elle  était 
cousine  du  prétendant  Jacques  Stuart,  marié  k  une  Sobieska, 
ainsi  que  de  l'électeur  de  Bavière  élu  empereur  à  Francfort, 
grâce  à  l'appui  de  la  France,  sous  le  nom  de  Charles  VII.  Par 
sa  mère  Thérèse  Sobieska,  ce  prince  était  petit-fils  du  vainqueur 
des  Turcs. 

Un  écrivain  français  qui  fut  contemporain  du  ménage  de 
Belle-Isle  atteste  que  la  maréchale  était  «  une  femme  respec- 
table, d'une  piété  austère  et  d'un  esprit  profond,  qui  négocia 
elle-même,  pendant  des  absences  de  son  mari,  des  objets  très 
importans  à  la  Diète  de  Francfort  (1).  »  Le  plus  souvent  elle 
était  seule  à  faire  les  honneurs  du  palais  de  l'ambassade,  car 
M.  de  Belle-Isle,  absorbé  par  son  travail,  assistait  rarement  aux 
réceptions  du  soir.  Elle  accueillait  les  invités  avec  une  aisance, 
un  tact  admirables.  «  Avant  le  souper,  raconte  Terkel  Kleve, 
Madame  se  divertit  au  jeu  dans  le  petit  salon.  Elle  n'est  pas 
grande,  mais  n'en  est  que  plus  charmante;  avec  cela  douce  et 
sans  atîectation.  Ses  manières  gracieuses  la  font  adorer.  » 

Sa  qualité  d'envoyé  d'un  souverain  du  Nord  ouvrit  au  baron 
BernstorlT  tous  les  salons,  y  compris  celui  des  Belle-Isle.  La 
recommandation  de  quelques  grands  seigneurs  polonais,  les 
Czartorisky,  les  Poniatow^ski,  le  mit  tout  de  suite  sur  un  pied 
d'intimité  dans  la  maison  du  maréchal.  Ses  rapports  avec  ce 
dernier  furent  empreints  de  cordialité.  Il  découvrit  chez  son 
hôte  «  une  réunion  de  qualités  dont  une  seule  eût  suffi  à  rendre 
célèbre  une  personnalité.  »  Son  admiration  s'accrut  lorsque 
Belle-Isle  eut  fait  venir  de  France  en  Bavière,  en  moins  de 
trois  semaines,  une  armée  de  90  000  hommes.  Ce  grand  chef 
avait  tout  prévu.  «  Je  l'ai  vu,  écrivait  Bernstorff  au  ministre 
des  Affaires  étrangères  de  Danemark,  quitter  son  cabinet  après 
onze  heures  de  travail  ininterrompu,  ayant  le  cerveau  net  et 
l'entrain  d'un  homme  qui  aurait  fourni  un  court  labeur  intel- 
lectuel. )'  Bref,  le  baron  tenait  le  maréchal  pour  un  génie  mili- 
taire et  politique  de  la  plus  haute  valeur. 

A  Francfort,  J.-II.  Bernstorff  fut  entouré  d'une  grande  consi- 
dération. Le  Conseil  voyait  en  lui  un  diplomate  éminent  et  le 

(1)  De  Chevrier  :  Vie  du  maréchal  de  Belle-Isle. 


l'aventure  sentimentale  de  j.-h.   bernstorff.        393 

lui  prouva  en  lui  faisant  cadeau  d'un  muid  de  vin.  Le  Collège 
des  Princes  de  l'Empire  sollicita  plusieurs  fois  son  avis.  Son 
succès  ne  fut  pas  moindre  dans  les  fêtes  mondaines.  Il  se  livrait 
à  des  de'penses  de  repre'sentation  bien  supérieures  aux  appointo- 
mens  que  lui  allouait  l'Etat  danois.  11  était  de  tournure  élégante, 
s'habillait  avec  goût  et  avait  le  ton  et  les  manières  du  parfait 
courtisan.  Entre  l'exquise  M"''  de  Belle-Isle  et  lui,  une  sympa- 
thie très  vive  naquit  rapidement.  Dans  une  ville  où  la  femme 
dn  représentant  de  la  France  réglait  la  vie  mondaine  et  en 
était  le  centre,  ils  se  rencontrèrent  tous  les  jours  :  au  bal,  à 
souper,  à  la  Comédie  où  des  acteurs  de  Paris  se  faisaient 
applaudir.  On  les  voyait  toujours  ensemble.  Il  faut  que  la 
conversation  du  baron  ait  été  très  attachante  pour  que 
M™*"  de  Belle-Isle  y  ait  pris  tant  de  plaisir.  Lui,  de  son  côté, 
appréciait  fort  l'agrément  d'un  délicat  esprit  féminin.  Ils  eurent 
de  longs  entretiens  dans  le  boudoir  de  la  maréchale  où  celle-ci 
travaillait  à  une  broderie. 

Ces  relations  nouées  à  Francfort  préludaient  à  la  future 
intimité  sentimentale.  Déjà  le  baron  et  M"""  de  Belle-Isle 
échangeaient  des  appellations  très  affectueuses  :  a  Chèi'e  et  inou- 
bliable reine  »,  «  cher  frère.  »  Mais  ils  durent  se  séparer  au 
printemps  de  1742.  Elle  retournait  à  Paris,  lui  restait  à  Franc- 
fort. Ils  prirent  congé  l'un  de  l'autre  avec  tristesse,  en  se  pro- 
mettant de  s'écrire  fréquemment  :  ils  ne  savaient  s'ils  se  rever- 
raient jamais. 

L'année  suivante,  Bernstorfî  accompagna  l'Empereur 
Charles  VII  dans  sa  retraite  précipitée  sur  Augsbourg.  Les  voi- 
tures impériales,  fuyant  l'armée  de  Marie-Thérèse,  avançaient 
difficilement  sur  des  routes  encombrées  de  neige.  Après  ce  pénible 
voyage  qui  altéra  la  santé  du  baron,  le  gouvernement  danois 
le  récompensa   de  son  zèle  en  le   nommant  ministre  à  Paris. 


L'amitié  amoureuse  était  alors  de  moae  en  France. 
M.  de  Belle-Isle,  entre  autres,  avait  eu  deux  intrigues  restées 
platoniques,  la  première  avec  Adrienne  Lecouvreur.  C'était 
en  1726.  Il  était  marié  à  Henriette-Françoise  de  Durfort  de 
Civrac  dont  il  n'eut  point  d'enfans  et  qui  le  laissa  veuf  après 

(1)  De  sa   secoQde    femme,  M""  de   Béthuae,  il  eut  un   fils  unique,  le  comte 
de  Gisors. 


394  RErijE    DES    DEUX    MONDESis 

peu  d'années  de  mariage  (1).  Adrienne  habitait,  rue  des  Marais, 
l'hôtel  de  Ranes,  proche  de  l'iiôtel  de  Belle-Isle,  qui  était  situé 
sur  le  quai  d'Orsay,  au  coin  de  la  rue  du  Bac.  La  comédienne 
illustre  adressait  au  maréchal  de  camp,  déjà  célèbre  pour  maint 
acte  de  bravoure,  des  billets  «  remplis  du  tendre  intérêt  qu'elle 
prenait  à  ses  affaires  :  «  Quand  pourrez-vous  venir  dans  cette 
petite  rue  du  Marais?  Vous  y  pourrez  parler  de  gloire  tant  qu'il 
vous  plaira,  vous  serez  sûr  d'être  écouté  avec  avidité  et  tran- 
sport, et  quand  il  faudra  quelque  intervalle,  nous  y  mêlerons 
un  peu  de  sentiment.  » 

Une  autre  fervente  admiratrice  du  petit-fils  de  Fouquet  était 
Juliette-Charlotte  de  Gontaut-Biron,  femme  de  ce  fou  plein  de 
génie,  lé  comte  de  Bonneval,  qui  alla  chercher  des  aventures 
en  Turquie,  devint  pàcha  à  trois  queues,  réorganisa  l'armée 
ottomane  sur  le  modèle  européen  et  gagna  sur  les  Autrichiens 
la  bataille  de  Grotzka.  M™^  de  Bonneval,  qu'il  abandonnait  après 
un  mois  de  mariage,  ne  devait  jamais  le  revoir.  La  délaissée 
était  jolie,  spirituelle,  aimable  et  bonne.  Elle  trouva  des  conso- 
lations à  son  malheur  dans  son  amitié  très  vive  pour  le  comte 
de  Belle-Isle.  Pendant  qu'il  était  à  l'armée  du  Rhin,  elle  lui 
envoyait  des  nouvelles  de  Paris  et  lui  exprimait  en  même 
temps  les  sentimens  qu'elle  nourrissait  à  son  égard  :  «  Vous 
avez,  à  ce  que  je  crois,  plus  de  talens  que  personne.  La  fortune 
et  la  gloire  sont  complètes  quand  les  cœurs  ajoutent  l'affection 
à  l'estime;  je  veux  que  l'on  chante  vos  louanges  de  toute  façon., 
Soyez  bien  sûr  que  rien  n'est  si  constant  que  l'attachement  invio- 
lable que  j'aurai  toute  ma  vie  pour  vous.  Je  me  plais  à  avoir  un 
ami  tel  que  vous...  C'est  un  fait  que  vous  n'avez  personne  dans 
le  monde  qui  vous  aime  aussi  tendrement  que  moi  (1).  » 

A  cette  époque,  le  maréchal  était  depuis  cinq  ans  le  mari  de 
M"^  de  Béthune.  Le  ménage  était  fort  uni.  La  différence  d'âge 
n'empêchait  pas  ces  époux  de  bien  s'entendre.  M.  de  Belle-Isle 
savait  inspirer  l'amour.  Son  biographe  Chevrier  dit  qu'«  il  était 
naturellement  froid,  ses  conversations  n'étaient  pas  gaies,  mais 
instructives,  il  savait  parler  avec  netteté  et  bien  raconter  un 
fait...  Il  n'était  pas  éloquent,  mais  il  persuadait.  Haut  avec  les 
grands,  il  était  affable  et  prévenant  avec  les  gens  au-dessous  de 
lui.  »  Ce  jugement  concorde  avec  celui  qui  fut  porté  par  Terkel 

(1)  Capitaine  Sautai  :  Deux  admiratrices  du  comte  de  Belle-Isle. 


L  AVENTURE  SENTIMENTALE  DE  J.-H.  BERNSTORFF. 


395 


Kieve.  Ghevrier  ajoute  que  cet  homme  grave,  ne'  sobre,  n'aimant 
ni  le  jeu  ni  la  table,  avait  beaucoup  de  penchant  pour  le  beau 
sexe,  et  qu'il  sut  toujours  cacher  cette  passion.  Le  marquis 
d'Argenson  affirme  que  le  mare'chal  partageait  son  cœur  entre 
la  nature  et  l'ambition  et  tirait  de  ce  partage  une  fidélité  domes- 
tique que  ne  connaissaient  pas  les  autres  courtisans  (1).  »  Au 
plus  fort  de  son  attachement  pour  BernstorfF,  M™"  de  Belle-Isle 
faisait  à  ce  dernier  cet  aveu  :  <(  J'aime  M.  de  Belle-Isle  peut- 
être  ridiculement  pour  son  âge  et  le  mien.  » 

Les  multiples  occupations  du  maréchal  le  forçaient  à  de 
fréquentes  et  longues  absences.  D'où  le  besoin  qu'éprouvait  sa 
femme  d'une  amitié  vive  et  tendre.  Elle  était  ainsi  faite  qu'elle 
ne  pouvait  s'intéresser  à  quelqu'un  sans  y  mêler  un  peu  de 
passion.  Pendant  que  Bernstorff  était  encore  à  Francfort,  elle 
pensait  avec  exaltation  à  ce  frère  d'élection  qui  avait  si  vite 
gagné  sa  confiance  grâce  aux  secrètes  affinités  de  leurs  âmes- 
Elle  lui  écrivait  des  lettres  pleines  d'une  sollicitude  qui  étonne 
lorsqu'on  songe  qu'ils  ne  s'étaient  connus  que  pendant  une 
année.  Plusieurs  passages  de  ces  lettres  sont  à  citer  : 

«  Je  veux  vous  parler  à  cœur  ouvert,  et  croire  que  je  suis 
au  milieu  de  cette  petite  cellule,  travaillant  à  mon  métier,  où 
les  heures  passaient  comme  des  éclairs...  Je  suis  inquiète  pour 
vous,  je  crains  les  dangers  d'une  campagne;  je  sais  bien  que 
vous  ne  serez  pas  exposé  autant  qu'un  autre,  et  il  serait  même 
ridicule  que  vous  le  fussiez,  mais  il  arrive  tant  de  choses  qu'on 
ne  peut  prévoir  que  je  ne  peux  pas  être  tranquille  ;  de  plus,  la 
fatigue  m'effraie  pour  vous;  vous  avez  du  courage,  il  soutient 
longtemps,  mais  à  la  fin,  l'on  succombe.  » 

Elle  l'adjurait  de  lui  donner  fréquemment  de  ses  nouvelles: 

<(  J'exige  que,  si  dans  le  cours  de  la  campagne  il  arrivait 
quelque  événement  où  je  pusse  avoir  quelque  lieu  de  craindre 
pour  vous,  que  si  vous  étiez  en  bonne  santé,  vous  chercheriez 
le  moment,  l'occasion  de  m'écrire  sur  une  enveloppe,  — si  vous 
n'aviez  pas  autre  chose,  —  et  cachetée  avec  une  épingle.  Autre 
obligation  que  je  vous  impose  :  de  me  donner  bien  régulière- 
ment de  vos  nouvelles,  et,  si  vous  étiez  malade,  encore  plus 
exactement,  et  d'ordonner  à  vos  gens  que  si  malheureusement 
vous  aviez  une  maladie  assez  sérieuse  pour  n'être   pas  en  état 

(I)  Mémoires  du  marquis  d'Argenson. 


396 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


d'ordonner  que  l'on  m'écrivit,  que  votre  valet  de  chambre 
m'écrivît  tous  les  jours  l'état  où  vous  seriez,  mais  avec  vérité  et 
exactitude;  j'en  userai  de  même...  » 

Elle  se  montrait  pleine  d'ingéniosité  pour  assurer  l'expédi- 
tion des  lettres  et  leur  remise  en  bonnes  mains,  chose  particu- 
lièrement difficile  en  temps  de  guerre,  car  il  fallait  déjouer 
l'indiscrète  surveillance  exercée  par  les  commandans  d'armée  : 

«  Je  vous  déclare  que  le  maréchal  de  Broglie  a  un  talent 
tout  particulier  pour  faire  ouvrir  les  lettres  ;  ainsi  il  faut  bien 
de  la  circonspection  ;  mais  si  par  hasard  vous  vouliez  me  man- 
der quelque  chose  de  plus  particulier  que  les  nouvelles  cou- 
rantes, il  faudrait  mettre  une  seconde  enveloppe  adressée  à 
M"*  du  Fresnay,  directrice  de  la  poste  à  Strasbourg,  avec  un 
petit  billet  dedans,  sans  signature,  et  qui  ne  dirait  autre  chose, 
sinon  qu'elle  est  priée  de  me  faire  passer  seulement  la  lettre  ci- 
jointe...  Vous  êtes  un  peu  comme  moi  :  vous  aimez  à  conserver 
les  lettres  de  vos  amis  ;  mais  vous  allez  faire  un  métier  où  quel- 
quefois messieurs  les  hussards  s'emparent  des  équipages,  et  si 
mes  pauvres  lettres  allaient  être  prises,  j'en  serais  fâchée.  Il  y 
a  si  peu  de  gens  qui  savent  ce  que  c'est  que  l'amitié,  qui  la 
connaissent,  et  de  mon  côté  je  suis  si  tendre,  si  expressive 
pour  mes  amis  que,  si  l'on  trouvait  mes  lettres,  je  suis  per- 
suadée qu'il  y  a  quantité  de  gens  qui  penseraient  des  choses 
fort  étranges  de  moi.  » 

Ses  amis  de  Paris,  informés  de  sa  liaison  avec  Bernstorff, 
essayèrent  de  l'en  détourner.  Parce  que  le  Hanovre  suivait  la 
politique  anglaise  et  soutenait  Marie-Thérèse  dans  la  guerre  de 
la  Succession  d'Autriche,  ils  représentèrent  le  baron  comme 
un  ami  des  Autrichiens,  comme  un  intrigant  dangereux  qui  se 
servait  d'elle  pour  se  procurer  des  renseignemens  nuisibles  aux 
intérêts  de  la  France.  Ces  perfides  accusations  ne  modifièrent 
pas  les  sentimens  de  la  maréchale.  Elle  s'en  expliqua  très 
franchement  avec  Bernstorff  : 

((  Je  n'ai  jamais  eu  le  moindre  soupçon  de  votre  façon  de 
penser  et  de  votre  conduite.  La  personne  qui  me  parlait  préten- 
dait que,  comme  Hanovrien,  tous  vos  vœux  étaient  pour  les 
succès  de  vos  compatriotes,  au  préjudice  de  l'empereur  Charles 
et  de  la  F'rance  ;  que  vous  aviez  l'esprit  pénétrant  et  que 
cela  pourrait  être  dangereux;  que  vous  ne  vous  étiez  pas 
même  caché  de  dire  que  tout  ce  que  vous  pourriez  deviner  et 


l'aventure  sentimentale  de  j.-ii.   bernstorff.        397 

savoir,  vous  en  feriez  votre  profit.  Vous  connaissant  comme 
je  le  fais,  est-ce  votre  caractère,  votre  façon  de  parler?  Gela 
vous  ressemble-t-il  ?  Je  répondis  que  comme  particulier  vous 
étiez  fort  attaché  à  la  France,  que  comme  ministre  ce  n'était 
pas  à  moi  à  entrer  dans  vos  vues  ;  que  j'avais  beaucoup  vécu 
avec  vous,  que  vous  m'aviez  donné  toutes  sortes  de  marques 
d'amitié;  que  je  vous  avais  trouvé  toutes  les  qualités  de  l'âme, 
de  l'esprit  et  du  cœur  les  plus  respectables,  les  plus  estimables 
et  en  même  temps  les  plus  aimables  ;  que  je  vous  étais  tendre- 
ment attachée  ;  que  moi,  misérable  femme,  je  n'étais  pas  assez 
au  fait  des  affaires  pour  vous  en  instruire  quand  je  le  voudrais; 
que  nos  lettres  roulaient  sur  ce  qui  nous  regardait  et  nous 
touchait  personnellement,  parce  que  j'avais  grande  confiance 
en  vous,  et  qu'ainsi  il  n'y  avait  rien  à  changer  dans  ma 
conduite...  Vous  savez  comme  je  suis,  lorsque  je  suis  convaincue 
que  j'ai  raison,  et  que  c'est  surtout  mon  cœur  qui  me  le  dicte  ; 
rien  n'est  capable  de  m'ébranler  et  communément  même  l'on 
n'y  essaie  pas  (1).  » 

Il  est  bien  fâcheux  que  les  papiers  de  M™^  de  Belle-Isle 
aient  été  détruits  sous  la  Révolution,  car  nous  ne  pouvons 
connaître  uhe  seule  des  réponses  de  Bernstorff  à  son  amie, 
réponses  qui  devaient  être  fort  tendres.  Quand  la  maréchale 
sut  que  le  baron  était  nommé  ministre  à  Paris,  sa  joie  fut 
grande.  Pendant  des  mois  elle  caressa  le  projet  d'aller  en  voi- 
ture au-devant  de  son  «  cher  petit  baron  »  lorsqu'il  arriverait 
à  Paris.  Elle  lui  écrivit,  en  s'intitulant  son  «  premier  chambel- 
lan, »  pour  demander,  comme  une  preuve  de  confiance,  qu'il 
voulût  bien  la  charger  de  faire  choix  d'un  hôtel  et  de  le  meubler. 

* 
*  * 

La  retraite  de  Prague  avait  rendu  populaire  le  nom  du 
maréchal  de  Belle-Isle.  On  le  chansonnait  dans  des  vaudevilles. 
Le  peuple  de  Paris  affichait  des  vers  sur  la  porte  de  son  hôtel  : 

Quand  Belle-Isle  sortit 
De  Prague  la  nuit, 
A  petit  bruit, 

(1)  Ces  lettres  de  M"'  de  Belle-Isle  au  baron  BernstorCf  ont  été  publiées  à 
Copenhague,  ainsi  que  les  autres  lettres  et  billets  cités  dans  cet  article,  par  le 
distinj^ue  historien  danois  A.  Friis,  dans  son  intéressant  ouvrage  sur  les 
Bernstorff. 


398  REVUE    DES    DEUX    MONDES^ 

Il  dit  à  la  lune  : 
Astre  de  mes  jours, 
Compagne  de  ma  fortune, 
Soutenez-moi  toujours. 

Mais  Fleury  mourut  et  sa  mort  entraîna  la  disgrâce  du 
mare'chai.  En  son  hôtel  du  quai  d'Orsay,  il  vivait  en  particulier 
riche  lorsque  J.-H.  Bernstorff  vint  habiter  Paris. 

Le  «  cher  baron  »  arriva  le  2  avril  1744,  à  quatre  heures  du 
matin.  La  maréchale  ne  pouvait  courir  au-devant  de  lui  à  cette 
heure  matinale.  Elle  en  éprouva  une  vive  déception,  mais  elle 
eut  ce  même  jour  la  surprise  de  le  voir  à  son  lever,  et  leur 
entrevue  fut  très  affectueuse. 

Il  savait  toutefois  à  quoi  s'en  tenir  :  il  devait  accepter  de 
n'être  jamais  que  le  second  dans  le  cœur  de  sa  charmante 
amie.  Pendant  leur  séparation,  elle  lui  avait  écrit  : 

«  Mon  amitié  pour  vous  est  inébranlable  et  votre  place  sera 
toujours  la  même,  après  M.  de  Belle-Isle  :  mon  gouverneur  et 
vous  (cette  façon  de  parler  n'est  pas  trop  polie,  mais  elle 
prouve  ma  vérité),  vous  êtes  tous  deux  ce  que  j'ai  de  plus  cher 
dans  le  monde  et  dont  je  ne  cesse  d'être  occupée.  » 

Le  baron  apporta  dans  son  rôle  de  sigisbée  un  tact,  un 
savoir-vivre  accomplis.  «  C'était,  a  dit  le  duc  de  Luynes,  une 
manière  de  philosophe,  capable  de  grands  attachemens.  »  Il 
prit  domicile  d'abord  à  l'hôtel  de  Hollande,  rue  de  Vaugirard, 
et  chaque  jour,  à  la  même  heure,  il  vint  s'entretenir  avec  la 
belle  maréchale.  Dans  un  long  et  tendre  bavardage,  ils  se  ren- 
seignaient mutuellement  sur  leur  santé  et  se  communiquaient 
les  potins  du  jour. 

Gela  continua  après  que  Bernstorff  se  fut  installé  rue  Bour- 
bon, dans  un  hôtel  retenu  par  M"*®  de  Belle-Isle.  Il  trouvait 
dans  la  matinée  la  maréchale  en  négligé,  à  sa  table  de  toilette, 
quelquefois  au  lit,  raconte  le  biographe  danois  des  Bernstorff, 
l'historien  A.  Friis.  L'ami  entrait,  l'épée  au  côté,  des  fleurs  et 
des  fruits  dans  les  mains,  toujours  habillé  avec  élégance, 
guidé  dans  l'arrangement  de  ses  costumes  par  M"^®  de  Belle- 
Isle,  qui  lui  brodait  manchettes  et  jabots  et  choisissait  ses  per- 
ruques. Elle  ne  pouvait  se  passer  de  lui  à  son  lever;  même 
souffrante,  sa  porte  étant  défendue  à  tout  autre  visiteur,  elle  le 
recevait. 

J.-H.  Bernstorff  se  meubla  très  richement,  eut  une  trentaine 


l'aventure  sentimentale  de  j.-h.   bernstorff.        399 

de  serviteurs  dont  un  ou  deux  polonais  qui  vécurent  chez  lui  en 
parasites  de'sœuvre's.  Il  eut  une  tenue  de  maison  parfaite  en 
tous  points,  mais  son  véritable  chez-soi  fut  au  quai  d'Orsay.  11 
était  de  toutes  les  réceptions,  grandes  ou  petites,  qui  avaient 
lieu  chez  le  maréchal,  il  accompagnait  Madame  dans  ses  pro- 
menades, en  carrosse  et  à  cheval,  se  chargeait  de  ses  menues 
emplettes,  parfums,  pommades,  savons  de  toilette,  et  lui  servait 
de  secrétaire.  Ne  pouvant  passer  ensemble  la  journée  entière, 
ils  échangeaient  quotidiennement,  dans  le  courant  de  l'après- 
midi,  des  billets,  parfois  chiffrés.  Des  courriers  allaient 
constamment  de  l'un  à  l'autre. 

Ces  billets  devinrent  si  nombreux  que  M"*  de  Belle-Isle 
conseilla  au  baron  d'en  jeter  une  bonne  partie  au  feu  :  «  Gela 
serait  raisonnable,  car  à  l'àge  <{ue  nous  avons,  si  nous  vivons 
longtemps,  il  faudrait  bâtir  une  maison  pour  nos  lettres.  » 

Mais  Bernstorff  ne  les  brûla  pas.  Au  château  de  Wotersen, 
dans  le  Lauenbourg,  propriété  de  sa  famille,  on  a  retrouvé  des 
centaines  de  lettres  et  billets  de  la  maréchale,  dont  fort  peu 
sont  datés.  Il  en  est  d'une  puérilité  qui  fait  sourire.  Beaucoup 
ont  pour  objet  l'état  de  santé  du  cher  frère  et  de  son  incompa- 
rable reine;  les  «  vapeurs  »  de  l'une,  les  douleurs  rhumatis- 
males de  l'autre,  ainsi  que  les  caprices  de  leur  estomac.  L'effet 
produit  par  des  remèdes  destinés  à  «  humecter,  amollir  et 
rafraîchir  les  entrailles  »  est  noté  avec  minutie.  <(  Vous  ne 
sauriez  trop  vous  ménager,  écrit  la  maréchale.  Dormez  et  mangez 
des  choses  saines.  »  Les  yeux  délicats  de  Bernstorif  sont  un  gros 
sujet  d'alarmes  :  «  Il  y  a  toujours  une  chose  qui  m'effraie,  c'est 
le  temps  énorme  de  vos  écritures.  N'écrivez  point  la  nuit.  Je  suis 
bien  malheureuse  de  ne  connaître  personne  en  Dannemarc,  car 
je  vous  ferais  donner  l'ordre  par  le  Roi  votre  maître  de  prendre 
un  secrétaire.  » 

La  maréchale  est-elle  souffrante,  elle  envoie  à  Bernstorff 
plusieurs  bulletins  de  santé  dans  la  même  journée.  Souffre-t-il 
d'une  indisposition,  elle  a  recours  à  une  saignée  pour  calmer 
l'agitation  où  la  jette  cette  mauvaise  nouvelle.  D'autres  fois, 
l'on  s'écrit  pour  dire  que  tout  va  bien  :  «  J'ai  bien  dormi,  mon 
cher  frère,  je  suis  fort  aise  que  vous  soyez  content  de  votre  nuit; 
votre  sœur  vous  aime  de  tout  son  cœur.  » 

Lorsque  le  ministre  de  Danemark  dut  accompagner  le  Roi 
dans  les  Pays-Bas,  sur  le  théâtre  de  la  guerre,  l'amie  poussa  des 


400 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


cris  d'épouvante  :  «  C'est  encore  un  sacrifice  qu'il  faut  faire  que 
cette  absence  de  quelques  mois  ;  il  faut  espérer  que  jamais  je 
ne  me  trouverai  exposée  à  d'autres  plus  cruelles,  » 

Le  temps  passait  sans  diminuer  cette  affection  réciproque. 
M""^  de  Belle-Isle  accordait  tous  les  ans  un  souvenir  romanesque 
à  la  date  du  22  juillet  qui  était  celle  de  leur  premier  entretien 
sérieux  à  Francfort.  Dans  un  de  ses  rares  billets  datés  (il  est 
du  13  octobre  1746)  elle  écrit  :  «  Les  instans  que  nous  pouvons 
passer  ensemble  me  deviennent  chaque  jour  plus  chers  parce 
que  j'apprends  à  vous  mieux  connaître.  » 

M.  de  Belie-Isle  et  Bernstorff  s'aimaient  comme  père  et  fils. 
Le  maréchal  et  son  frère,  le  chevalier  de  Belle-Isle,  furent  char- 
gés d'une  mission  diplomatique  à  Berlin  ;  ils  entrèrent  impru- 
demment dans  le  Hanovre,  furent  arrêtés  par  des  troupes 
hanovriennes  et  envoyés  à  Londres  comme  prisonniers  de 
guerre.  Par  l'intermédiaire  de  son  frère,  haut  fonctionnaire 
hanovrien,  Bernstorff  put  leur  procurer  des  adoucissemens  dans 
leur  captivité  qui  dura  une  année,  de  l'automne  de  1746  à  celui 
de  1747.  Pendant  tout  ce  temps,  M™^  de  Belle-Isle  fut  en  proie  à 
une  inquiétude  affreuse  qui  se  renouvela  lorsque  son  mari  fut 
envoyé  se  battre  en  Provence.  Heureusement,  Bernstorff  était  là 
pour  la  distraire  de  ses  soucis. 

Dans  les  instans  où  ils  se  sentaient  graves,  ils  causaient  reli- 
gion. La  maréchale  était  d'une  dévotion  réelle.  Elle  montrait 
même  une  tendance  au  mysticisme  assez  fréquente  chez  les 
femmes  de  la  maison  de  Béthune.  Une  sœur  du  marquis  de 
Béthune,  ambassadeur  en  Pologne,  Anne-Berthe  de  Béthune- 
Selles,  abbesse  de  Beaumon-les-Tours,  mérita  d'être  surnommée 
la  Lydwine  de  Touraine,  étant  d'une  religiosité  non  moins 
ardente  que  celle  de  la  sainte  de  Schiedam.  M™®  de  Belle-Isle 
souhaitait  de  convertir  au  catholicisme  le  protestant  Bernstorff. 
L'aimable  femme  se  désolait  à  l'idée  que  la  différence  de  foi 
religieuse  les  séparerait  pour  l'éternité. 

«  A  mesure,  lui  écrivait-elle,  que  mon  attachement  aug- 
mente, que  mon  estime  se  fortifie,  que  mon  respect  pour  votre 
caractère  et  la  beauté  de  votre  âme  me  paraît  mieux  fondé,  mes 
vœux  deviennent  plus  vifs  pour  que  vous  acquériez  la  seule 
chose  qui  vous  manque  et  qui  est  tout.  Si  j'avais  assez  de  foi, 
assez  d'amour  de  Dieu,  je  désirerais  uniquement  pour  sa  gloire 
qu'une  si  belle  âme  fût  à  lui,  mais  j'avoue  que  je  suis  assez 


l'aventure  sentimemalé  de  j.-h.   ëernstorff.        40 1 

imparfaite  pour  que  l'excès  de  ma  tendresse  pour  vous,  mon 
cher  frère,  y  entre  pour  beaucoup  ;  je  ne  peux  envisager  sans 
horreur  qu'un  avenir  malheureux  —  et  de  quelle  durée!  — 
vous  est  prédestine'.  Il  faut  que  j'aie  autant  de  confiance  que 
j'en  ai  en  vous  pour  vous  parler  ainsi,  car  je  sens  tout  ce  qu'il 
y  a  d'humain  dans  les  vœux  ardens  que  je  fais  pour  vous;  n'en 
soyez  point  scandalisé,  mon  cher  frère,  plaignez-moi  d'être 
encore  si  attachée  à  tout  ce  qui  n'est  pas  Dieu  !...  » 

Si  Bernstorff  resta  protestant,  du  moins  fut-il  toujours  pro- 
fondément respectueux  des  opinions  religieuses  de  la  maré- 
chale. «  Cette  vertueuse  femme,  cette  tendre  amie  ajoutait  une 
vive  et  sincère  piété  à  toutes  ses  grâces...  Elle  n'avait  pas  de 
corps  mais  un  voile  qui  recouvrait  son  âme.  »  Ainsi  s'expri- 
mait-il longtemps  après  pour  accentuer  le  caractère  purement 
sentimentcil  de  leur  liaison. 

La  réputation  de  vertu  de  M"*  de  Belle-Isle  était  si  bien 
établie  que  les  assiduités  du  baron  à  l'hôtel  du  quai  d'Orsay  ne 
prêtèrent  pas  à  la  médisance.  Un  seul  homme,  le  cardinal  de 
Tencin,  en  voulut  au  diplomate  de  son  intimité  avec  la  maré- 
chale. Le  cardinal,  ministre  d'Etat,  avait  conçu  une  passion 
pour  M™«  de  Belle-Isle,  «  amour  platonicien  et  proportionné  à 
l'âge  de  l'amant  et  à  la  piété  de  l'objet  aimé.  Le  baron 
Bernstorff,  envoyé  de  Dannemarc,  fréquentait  assidûment 
l'hôtel  de  Belle-Isle;  voilà  le  vieux  cardinal  agité  des  furies  et 
n'entendant  plus  les  intérêts  du  Nord  que  par  sa  haine  contre 
le  ministre  danois  (1).  » 

Le  cardinal  amoureux  suscita  des  difficultés  à  son  heureux 
rival  et  menaça  de  faire  échouer  certaines  négociations  entre 
la  France  et  le  Danemark. 


Dès  son  arrivée  à  Paris,  J.-H.  Bernstorff  s'était  vu  attaqué 
de  plusieurs  côtés.  Frédéric  II,  qui  haïssait  sa  famille,  avait 
écrit  à  Louis  XV  pour  le  représenter  comme  un  espion  de 
Marie-Thérèse.  Il  lui  fallut  beaucoup  de  tact  et  de  souplesse 
pour  triompher  des  défiances.  Il  y  réussit  assez  rapidement  et 
se  fit  apprécier  de  la  haute  société  où  M™^  de  Belle-Isle  l'intro- 
duisit.  Il  fréquenta  chez    les    duchesses   de    La  Vallière,    de 

(1)  Mémoires  du  marquis  d'Argenson. 

TOME   XL.   —   1917.  26 


402  REVUE  DES  DEUX  MONDES.i 

Luxembourg,  de  Boufflers  et  de  Mirepoix,  chez  M""^  Du  Deffand, 
M'"''  Geoffriii  et  le  président  Hénault.  (c  L'envoyé  de  Dannemarc 
a  l'air  jeune,  dit  le  duc  de  Luynes  dont  la  femme  était  dame 
d'honneur  de  la  reine  de  France.  Il  a  de  la  finesse  et  du  goût... 
il  est  homme  d'esprit  et  de  bonne  société...  il  sait  la  langue 
française  beaucoup  mieux  que  bien  des  Français  (1)...  Il  est 
extrêmement  mesuré  dans  ses  démarches,  écoute  beaucoup, 
parle  peu  et  toujours  en  bons  termes  et  à  propos.  » 

J.-H.  Bernstorff  retrouvait  à  Paris  le  parfum  de  haute  élé- 
gance dont  il  avait  reçu  dans  sa  vingtième  année  la  très  vive  et 
durable  impression.  L'influence  des  femmes  dans  les  salons  était 
inconnue  en  Allemagne;  il  goûtait  fort  l'attrait  de  la  causerie 
féminine.  Il  fut  du  cercle  de  la  Reine  où  il  se  lia  avec  le  baron 
Thiers  qui,  riche  de  cent  mille  écus  de  revenus,  marié  à  une 
Laval-Montmorency  et  père  de  trois  charmantes  filles,  avait  une 
maison  splendide  à  Paris,  beaucoup  de  belles  et  bonnes  terres 
et  menait  doucement  sa  vie  tout  en  regrettant  le  règne  de 
Louis  XIV  et  en  déplorant  la  frivolité  du  siècle  (2). 

Bernstorff  fut  aussi  des  intimes  de  M"*^  de  Pompadour.  Lors- 
qu'il connut  la  favorite,  celle-ci  n'était  encore  que  M'"- d'Etiollcs.; 
Elle  conçut,  ainsi  que  M""'"  Poisson,  sa  mère,  beaucoup  de  sym- 
pathie  pour  le  ministre  du  roi  de  Danemark  et  le  recul  plusieurs 
fois  au  château  d'Étiolles.  Un  billet  de  M"'*'  Poisson,  daté  du 
18  octobre  1144  (et  dont  l'orthographe  est  ici  respectée)  montre 
que  la  mère  et  la  fille  souhaitaient  qu'il  fût  plus  assidu  encore., 

«  Deux  dames  qui  ne  sont  pas  si  chiene  ce  plaigne  beaucoup 
de  Votre  Exelence,  Monsieur.  Gomment,  il  y  a  trois  mois  que 
nous  n'avons  eu  le  plaisir  de  vous  voire,  vous  écrive,  vous  nous 
scavé  à  Étioles,  et  vous  ne  vené  pas  y  passer  une  huitaine  de 
jours  avec  nous,  c'est  un  crime  de  lèze  amittié,  qui  ne  peut  être 
pardonable  qu'en  partant  aussitôt  la  présente  reçue.  Je  m'ima- 
gine vous  voire  levé  les  épaules  et  dire  :  A  propos  de  quoi  ces 
femmes  veult  elle  croire  que  j'ay  de  l'amittiez  pour  ellel  Voilà 


(1)  Gela  est  confirmé  par  Voltaire  qui,  envoyant  au  baron  Bernstorff  les  Pré- 
mices du  Siècle  de  Louis  XIV,  lui  écrit  :  «  A  la  manière  dont  vous  parlez  notre 
langue,  ce  serait  se  tromper  de  ne  pas  vous  prendre  pour  un  Français  et  pour -un 
des  plus  aimables.  » 

(2)  De  retour  en  Danemark  J.-II.  BernstoriT  fit  construire  près  de  Copenhague, 
sur  le  modèle  de  Tugny,  au  baron  Tliiers,  le  joli  château  qui  porte  son  nom,  qui 
a  vu,  sous  S.  M.  Christian  IX,  de  belles  réunions  de  souverains  et  qui  est  aujour- 
d'hui la  propiiélé  de  S.  A.  R.  le  prince  Valdemar  de  Danemark. 


l'aventure   sentimentale   de   J.-H.    BERNSTORFF.  40o 

bien  l'amoiir-propre  des  française.  Et  bien,  Monsieur,  vous  avez 
tore,  en  véritte',  vous  deve'  nous  rendre  ce  que  nous  vous  avons 
pretté  de  sy  bon  co^ur  dès  les  premiers  momens  que  nous  vous 
avons  connu.  Bonjour,  Monsieur,  vous  êtes  de'siré,  souhaité  et 
atendu  pour  le  plus  tard  mercredi,  sans  quoy  guères  déclaré 
entre  nous.  » 

3Ime  Poisson  mourut  l'année  suivante.  Devenue  marquise  de 
Pompadour,  sa  fille  continua  de  se  montrer  bienveillante  à 
l'égard  de  Bernstorff  qui  de  son  côté  la  voyait  avec  plaisir,  la 
jugeant  bonne,  douce,  aimable,  incapable  de  se  mêler  de  poli- 
tique. Il  dut,  dans  la  suite,  revenir  sur  cette  opinion,  mais  il 
ne  cessa  d'être  empressé  auprès  de  la  marquise  dont  il  fut  bien 
souvent  l'hôte  au  château  de  Crécy,  à  la  Gelle-Saint-Cloud. 
lyjme  (jg  Pompadour  lui  fit  la  faveur  de  l'admettre  à  son  théâtre 
des  petits  Cabinets. 

Il  eut  aussi  de  précieuses  amitiés  masculines  :  Voltaire,  Mau- 
pertuis,  Bernis,  Fontenelle  qu'il  connut  à  Etiolles,  et  le  comte 
de  Stainville,  plus  lard  duc  de  Ghoiseul,  de  qui  Bernstorff  disait 
«  qu'il  était  fait  pour  jouer  un  rôle  ou  pour  succomber  dans  la 
lutte  pour  y  atteindre.  » 

«  Fort  peu  de  gens  sont  aussi  bien  instruits  que  le  baron 
Bernstorff  de  ce  qui  se  passe  dans  le  royaume,  »  dit  encore  le 
duc  de  Luynes.  Observateur  attentif,  il  examinait  tout,  voyait 
tout.  Il  admirait  les  ressources  qu'offrait  la  nation  française, 
les  richesses  dont  elle  pouvait  disposer,  les  sacrifices  qu'elle 
s'imposait  de  bon  cœur  pour  la  gloire  de  la  France.  Louis  XV, 
qu'il  approchait  souvent,  lui  paraissait  bon  envers  ceux  qui  lui 
plaisaient,  mais  jaloux  des  marques  extérieures  du  pouvoir.  Le 
caractère  du  Roi  était  difficile  à  saisir,  étant  fait  de  contrastes  : 
orgueil  et  affabilité,  bonté  et  dureté,  mollesse  et  énergie. 

Plusieurs  années  après  qu'il  eut  quitté  l'ambassade  de  Paris, 
l'ami  de  M""'  de  Belle-Islc  donna  à  son  neveu  A. -P.  Bernstorff, 
qui  faisait  à  son  tour,  accompagné  d'un  précepteur,  un  voyage 
d'études  en  France,  les  instructions  et  conseils  suivans  :  «  Les 
Français  sont  naturellement  bons,  indulgens,  polis  et  faits  plus 
qu'aucune  autre  nation  du  monde  pour  l'amitié,  pour  la  société 
et  pour  la  conversation  agréable  et  douce.  Mais  ils  sont  sévères 
contre  tous  les  ridicules  et  délicats  sur  les  procédés.  Parlez  peu, 
ne  cherchez  pas  k  faire  paraître  votre  esprit,  cela  est  trop 
dangereux;  paraissez  docile  sans  être  bas,  louez  tout  ce  qui  est 


404 


REVUE    DES    DEUX    MONDES, 


louable  et  ne  blâmez  rien,  mais  ne  paraissez  transporté  ni  étonné 
de  rien...  On  ne  saurait  aller  trop  souvent  à  Paris  chez  ceux 
qui  tiennent  maison,  parce  qu'on  leur  fait  toujours  plaisir;  on 
ne  saurait  assez  ménager  le  temps  de  ceux  qui  n'en  tiennent 
pas  ou  qui  ont  des  affaires  ou  des  devoirs  à  remplir.  » 

Il  recommande  à  son  neveu  de  rechercher  la  société  de  quel- 
ques-uns «  de  ces  sages  aimables  et  hauts  qu'on  ne  trouve  guère 
qu'en  France,  »  et  il  nomme  le  baron  Thiers  et  le  duc  de  Niver- 
nois.  Le  modèle  du  parfait  grand  seigneur,  il  le  trouvait  en 
M.  de  Belle-Isle  qui  joignait  à  la  sobriété  du  soldat  les  manières 
du  vrai  gentilhomme. 

En  aucun  moment  ses  succès  mondains  n'empêchèrent 
Bernstorff  de  rester  fidèle  à  sa  liaison  avec  la  maréchale.  Il 
revenait  s'asseoir  au  coin  du  feu,  chez  son  amie,  en  célibataire 
qju'attiraient  un  foyer  et  une  douce  présence  féminine.  Il  appré- 
ciait dans  ses  moindres  détails  l'excellente  tenue  de  celte 
maison.  Ses  entretiens  avec  M"^de  Belle-Isle  roulaient  fréquem- 
ment sur  des  questions  de  ménage.  Ils  échangeaient  des  avis  sur 
l'ordonnance  d'un  diner  et  mêlaient  très  judicieusement  le  souci 
de  leur  bien-être  matériel  aux  effusions  sentimentales.  Berns- 
torff invita  la  maréchale  et  quelques  intimes  à  des  soupers  qui 
furent  très  estimés  des  gourmets  parisiens. 

L'été  apportait  d'autres  douceurs  :  la  villégiature  à  la  somp- 
tueuse résidence  de  Bisy,  en  Normandie.  Un  appartement  y 
était  réservé  au  baron  et  toute  liberté  lui  était  laissée  de  tra- 
vailler. La  encore  il  assistait  tous  les  jours  au  lever  de  Madame, 
il  l'accompagnait  dans  ses  promenades  et  lé  soir,  lorsque  tous 
les  hôtes  du  château  circulaient,  deux  par  deux,  dans  les  jar- 
dins, c'était  lui  qui  offrait  le  bras  à  la  maréchale,  privilège  que 
personne  ne  songeait  à  lui  disputer. 

Cette  intimité  charmante  durait  depuis  six  ans  lorsqu'elle 
prit  fin  brusquement  :  le  roi  de  Danemark  rappelait  Bernstorff 
pour  lui  confier  les  fonctions  de  premier  ministre  et  secrétaire 
d'État  aux  Affaires  étrangères.  Il  fut  affligé,  car  la  France  lui 
était  comme  une  seconde  patrie.  Le  tout  Paris,  le  tout  Versailles 
regrettèrent  son  départ  (I).  Et  pour  M™*"  de  Belle-ïsle  la  sépa- 
ration était  cruelle.  Bernstorff  dut  lui   promettre   de  revenir 

(1)  Trois  ans  après  son  départ,  Stainville-Choiseul  put  encore  lui  écrire  :  "  On 
parle  de  vous  comme  si  vous  étiez  parti  hier;  cela  n'est  pas  commun.  Je  crois  que 
vous  êtes  le  seul  absent  dont  on  se  souvienne  avec  autant  de  regret.  » 


l'aventure  sentimentale  de  j.-h.  bernstorff.        405 

bientôt;  mais  la  tendre  femme  ne  se  faisait  pas  d'illusion.  Elle 
pressentait  que  l'ami  allait  être  accaparé  par  les  devoirs  do 
l'homme  d'État,  qu'un  délicieux  épisode  de  sa  vie  était  clos. 

Son  cœur  ne  la  trompait  pas.  J.-H.  Bernstorff,  qui  s'attendait 
à  n'occuper  que  provisoirement  le  poste  de  premier  ministre,  le 
garda  vingt  années  et  ne  revit  jamais  la  France.  Il  fut  un  des 
plus  grands  ministres  qu'ait  possédés  le  Danemark.  Par  lui  fut 
réunie  à  la  couronne  danoise  la  totalité  des  duchés  de  Slesvig 
et  de  Holstein  dont  la  Prusse,  aidée  de  l'Autriche,  s'est  emparée 
en  1864.  Il  appela  en  Danemark  des  généraux,  des  écrivains  et 
des  architectes  français,  et  il  introduisit  à  Copenhague,  où  le 
germanisme  régnait  depuis  longtemps,  des  modes  et  des  cou- 
tumes de  France.  Frédéric  II  de  Prusse  rechercha  son  alliance; 
ayant  échoué,  ce  souverain  essaya  plusieurs  fois  d'obtenir  sa 
disgrâce,  mais  le  roi  de  Danemark,  Frédéric  V,  le  maintint  au 
|)ouvoir,  lui  conféra  les  plus  hautes  dignités  du  royaume  et  le 
créa  comte.  La  famille  royale  d'Angleterre  le  considérait  comme 
un  ami  personnel.  On  ne  lui  connut  jamais  l'insupportable 
fatuité,  ni  la  rapacité  des  Allemands. 

Il  fut  enfin  renversé  par  le  célèbre  Struensée,  favori  de 
Christian  VII,  et  mourut  deux  ans  après  sans  laisser  de  postérité. 

Il  avait  épousé  une  riche  héritière  ;,  cette  union  lui  permit  de 
reconstituer  sa  fortune  largement  entamée  par  le  grand  train 
de  maison  qu'il  avait  mené  à  Paris.  M""^  de  Belle-Isle,  chargée 
d'acheter  la  corbeille  de  mariage,  s'acquitta  de  ce  soin  avec  un 
touchant  empressement. 

La  place  laissée  vide  auprès  d'elle  par  le  départ  de  Bernstorff 
ne  fut  pas  occupée  par  un  autre.  Elle  cultiva  le  souvenir  de  cet 
amant  platonique  et  continua  de  lui  adresser  des  lettres  un  peu 
mélancoliques,  toujours  très  tendres,  qui  le  tenaient  au  courant 
des  événemens  de  Paris.  Mais  elle  mourut  en  1755,  âgée  de 
quarante-huit  ans.  u  II  ne  me  reste,  dit  Bernstorff,  qu'à  pleurer 
sa  perte  et  respecter  sa  mémoire.  » 

Marttne  Rémusat.1 


AUX 

RÉGIONS  DÉVASTÉES 


I 

LES    RUINES 


Noyon. 

Les  Allemands  ne  sont  plus  à  Noyon...  Et  la  guerre  assure'- 
ment  est  entrée  dans  une  phase  nouvelle  depuis  que  nous  ne 
sommes  plus  au  temps  où,  selon  une  formule  célèbre,  «  ils 
étaient  à  Noyon  !  »  Mais  la  trace  de  leurs  dévastations  volon- 
taires apparaît  dès  qu'on  approche  des  faubourgs  de  cet  antique 
chef-lieu  d'un  des  plus  riches  diocèses  de  la  Picardie.  Les 
débris  d'une  usine  gisent  dans  les  champs  ravagés,  à  gauche  de 
la  route  qui  vient  de  Compiègne.  Une  grosse  cheminée  de 
briques  a  sauté  ;  un  de  ses  tronçons,  pareil  à  un  fragment  de 
cylindre,  a  roulé  sur  le  sol,  au  milieu  d'un  amoncellement 
de  débris  informes.  A  droite,  on  aperçoit,  aux  pentes  des 
coteaux  jadis  fleuris  et  boisés,  un  chàteaa  désert  et  les  pelouses 
d'un  parc  déchirées  en  zigzag  par  des  lignes  de  tranchées.  La 
couleur  fauve  de  la  terre  bouleversée  ressort  en  larges  balafres 
parmi  la  verdure  de  l'herbe  rase...  Sur  ce  paysage  en  deuil  se 
dressent  les  deux  tours  de  Notre-Dame  de  Noyon.  L'église- 
forteresse  des  évêques  comtes  de  Noyon  et  pairs  de  France 
domine  encore  de  sa  structure,  imposante  et  fière  comme  le 
profil  d'un  donjon  féodal,  les  vieux  logis  de  la  cité  mérovin- 


AUX  RÉGIONS  DÉVASTÉES.1  407 

gienne,  carolingienne,  capétienne  où  s'évoque  et  se  résume 
en  images  de  pierre  le  vivant  tableau  des  plus  vénérables 
souvenirs  et  des  plus  lointains  âges  de  notre  histoire  nationale.. 

C'est  dans  la  matinée  du  dimanche  30  août  1914  que  les 
Allemands  arrivèrent,  encombrant  de  leurs  autos  blindées  et  de 
leurs  cuisines  roulantes  la  «  rue  de  Paris,  »  qui  est  la  plus 
belle  rue  de  Noyon.  Cette  rue,  aujourd'hui  égayée  par  un  va-et- 
vient  d'uniformes  bleu  horizon,  conduit  à  la  place  de  l'Hôtel- 
de-Ville.  C'est  une  de  ces  places  comme  on  en  voit  dans  les 
estampes  d'autrefois.  Elle  n'est  pas  très  grande,  s'étant  adaptée 
aux  coutumes  des  temps  anciens  où  la  vie  communale  était,  en 
quelque  sorte,  une  vie  de  famille.  Mais  elle  est  le  centre  où 
aboutissent  toutes  les  rues  de  la  cité.  La  façade  de  cette  vieille 
maison  de  ville  a  été  décorée  jadis  de  fenestrages  fleuronnés  et 
d'impostes  à  guirlandes  par  des  artistes  précurseurs  de  la 
Renaissance  française.  Que  de  mélancolie  toutefois  dans  la  gri- 
saille de  ces  murs,  confîdens  des  drames  passés  et  des  douleurs 
récentes!  Il  n'y  a  pas  longtemps  que  le  bleu  horizon  du  soldat 
territorial,  en  faction  devant  la  porte  de  cet  hôtel  de  ville,  a 
remplacé  le /(e/c(^raif  du  factionnaire  allemand.  Sur  une  bâtisse 
voisine,  on  lit  encore  ces  mots  :  Orts-Kommandantur .  C'est  là 
qu'une  bureaucratie  impitoyable  organisait  la  persécution 
méthodique  des  gens  du  pays,  préparait  froidement,  par  ordre 
supérieur,  la  dislocation  des  familles,  la  désolation  des  foyers, 
les  déportations  en  masse,  les  enlèvemens  de  femmes  et  de 
jeunes  filles.  Devant  les  étroites  fenêtres  de  ces  bureaux  main- 
tenant vides,  je  songe  à  tous  les  yeux  inquiets  dont  le  regard 
s'est  voilé  de  larmes  en  voyant  briller  la  lampe  nocturne  qui 
éclairait  d'une  lueur  sinistre  ce  travail  allemand. 

Les  historiens  de  l'avenir  retraceront  le  tableau  de  cette 
arrivée  furieuse  des  Allemands  à  Noyon,  venant  de  Ham  et  de 
Guiscard,  ayant  parcouru  à  grandes  enjambées  la  route  presque 
droite  qui  va  de  la  Somme  à  l'Oise.  Ils  marchaient  sur  Paris, 
éternel  objet  des  convoitises  tudesques.  Tout  un  quartier  de 
Péronne  était  déjà  en  cendres.  Les  cantons  de  Rosières,  de 
Chaulnes,  de  Lassigny  étaient  pillés,  rançonnés,  ensanglantés. 
Chemin  faisant,  les  envahisseurs  prenaient  un  avant-goût  des 
joies  que  leur  réservait  apparemment  la  prise  de  Paris.  Les  habi- 
tansde  Pont-Noyelles  ont  vu  les  officiers  d'un  brillant  état-major 
rouler  ivres-morts  sous  des  tables  chargées  de  victuailles  et  se 


408  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

réveiller  juste  à  temps  pour  emporter  l'argenterie  de  la  plus 
riche  maison  du  bourg.  A  Framerville,  sous  les  yeux  du  curé 
de  la  paroisse,  les  incendiaires  se  mirent  à  danser,  au  son  d'un 
piano  mécanique,  en  activant  par  des  projectiles  inflammables 
les  brasiers  allumés.  A  Guiscard,  les  plus  fieffés  hobereaux  de 
la  Garde  prussienne  se  firent  remarquer,  selon  le  témoignage 
du  maire,  par  un  état  d'  «  ivresse  ignoble.  »  Quant  aux 
conquérans  de  Noyon,  l'image  de  leur  triomphe  est  digne 
d'être  transmise  à  la  postérité  !  Arraché  de  l'hôtel  de  ville, 
l'honorable  maire  de  Noyon,  M.  Noël,  sénateur  de  l'Oise, 
directeur  de  l'Ecole  centrale  des  Arts  et  Manufactures,  homme 
éminent  et  bienfaisant,  dont  les  Allemands  ne  pouvaient  pas 
ignorer  le  caractère  digne  de  tous  les  égards  et  de  tous  les 
respects,  est  forcé  d'aller  au-devant  des  troupes  qui  viennent 
par  le  faubourg  d'Amiens.  On  le  fait  marcher,  avec  ses  deux 
adjoints,  MM.  Félix  et  Jouve,  attaché  à  l'étrier  d'un  comman- 
dant. M.  Jouve,  ne  pouvant  suivre  le  pas  des  chevaux,  sous 
l'ardent  soleil  de  cette  chaude  journée  d'août,  tombe  de  fatigue  :  ' 
un  uhlan  le  frappe  du  bois  de  sa  lance  pour  l'obliger  à  se 
relever.  Dans  la  rue  du  Rouard,  les  témoins  de  cette  lugubre 
scène  voient  M.  Jouve  tomber  de  nouveau,  ainsi  que  M.Noël,  au 
milieu  des  soldats  grisâtres,  dont  le  défilé  par  rangs  et  par  files 
dure  interminablement.  Au  bout  de  ce  calvaire,  à  la  fin  de 
cette  terrible  journée,  le  maire  et  les  adjoints,  accablés  de  las- 
situde et  de  tristesse,  sont  jetés  en  prison.  Ils  seront  désormais 
des  otages,  à  la  disposition  de  la  Kommandantur ,  et  leur  vie  est 
à  la  merci  d'un  caprice  ou  d'un  hasard.  Une  parole  téméraire, 
le  geste  imprudent  d'un  de  leurs  compatriotes,  une  rixe  entre 
soldats  et  habitans,  cela  suffira  pour  les  amener  devant  le  pelo- 
ton d'exécution.  Les  fusils  Mauser  sont  prêts  à  partir.  Tout  sert 
de  prétexte.  On  montre  encore,  à  deux  pas  de  l'hôtel  de  ville, 
l'endroit  où  un  paisible  citoyen,  M.  Devaux,  tourneur  en  bois, 
fut  abattu  par  une  bajle.  Ce  malheureux  homme,  étant  consigné 
comme  otage  à  l'hôtel  de  ville,  avait  cru  pouvoir  sortir  poui* 
a!  1er  chercher  un  objet  oublié  dans  sa  maison,  située  tout  près 
de  là... 

Lorsque  l'on  quitte  la  place  de  l'Hôtel-de- Ville  pour  descendre 
la  pente  qui  mène  à  la  rue  des  Tanneurs,  on  se  trouve  en  pré- 
sence de  maisons  complètement  démolies.  Elles  ont  sauté,  en 
même  temps  que  les  ponts  voisins,  au  moment  où  les  Allemands 


AUX  RÉGIONS  DÉVASTÉES.  409 

se  préparaient  à  la  retraite  forcée.  Toute  une  rangée  de  vieux 
logis,  singulièrement  pittoresques,  a  disparu  dans  ce  cataclysme 
Les  lucarnes  béantes  s'ouvrent  sur  des  charpentes  efifondrées.i 
Il  n'y  a  plus  que  de  l'ombre  et  du  silence  entre  ces  débris  de 
murailles.  Les  pans  de  bois,  hourdés  en  maçonnerie,  à  la  mode 
du  xv^  siècle,  apparaissent,  ça  et  là,  comme  les  os  d'un  sque- 
lette désarticulé.  On  se  demande  où  sont  maintenant  les  habitans 
de  ce  quartier  en  ruines.  Dès  le  16  mars  4917,  ils  avaient  reçu 
de  la  Kommandantur  un  ordre  leur  enjoignant  de  se  rassembler 
dans  les  caves  de  la  ville  haute  ou  dans  la  cathédrale,  et  décla- 
rant que  toute  personne  «  attrapée  »  dans  les  rues  par  une 
patrouille  serait  immédiatement  fusillée.  Il  s'agissait,  disait 
l'ordre,  d'une  explosion  de  mines,  annoncée  pour  quatre  heures 
et  demie  de  l'après-midi.  En  prévision  de  cet  événement,  les 
portes  de  toutes  les  maisons  devaient  rester  ouvertes.  Ce  fut 
l'occasion  d'un  pillage  général. 

On  ne  saura  jamais  tout  ce  que  les  habitans  de  Noyon  et  des 
autres  villes  et  villages  de  la  Picardie  martyre  ont  souffert 
pendant  cette  occupation  qui  a  duré  depuis  le  30  août  1914 
jusqu'au  18  mars  1917.  Aux  dommages  matériels  se  joignaient 
les  tortures  morales.  J'ai  vu  des  visages  douloureux,  qui  garde- 
ront toujours  l'empreinte  d'un  supplice  intérieur  et  silencieux. 

Les  affiches  de  la  Kommandantur  ou  du  grand  état- 
major  allemand  n'ont  pas  encore  disparu  des  murs  de  Noyon. 
Ces  documens,  qui  sont  signés  tantôt  des  noms  tristement 
fameux  d'un  Max  von  Fabeck  ou  d'un  Fritz  von  Below,  com- 
mandans  d'armées,  tantôt  du  nom  obscur  d'un  certain  major 
Josephson,  racontent  presque  au  jour  le  jour  les  procédés  ima- 
ginés par  nos  ennemis  pour  rendre  la  condition  des  opprimés 
plus  insupportable.  Les  peines  les  plu^  sévères  sont  édictées 
pour  la  plus  petite  infraction  à  des  règlemens  sans  cesse  renou- 
velés, compliqués  par  une  bureaucratie  méchamment  inventive. 

Voici  une  des  affiches,  une  affiche  de  couleur  verte,  imprimée 
par  la  Kriegsdruckerei,  qu'on  pourrait  lire  s'étalant  sur  les  murs 
de  Noyon  : 

AVIS   AU    PUBLIC 

Il  est  rappelé  à  la  population  que,  pat-  ordre  supérieur,  tous  les 
habitans  du   sexe  masculin,  âgés  de  douze  ans  au  moins,  doivent 


410 


REVUE    DES    DEUX    MONDES, 


saluer  poliment,  en  se  découvrant,  tous  les  officiers  de  l'armée 
allemande,  ainsi  que  les  fonctionnaires  ayant  rang  d'officier. 

M.  le  commandant  de  place  a  constaté  que,  malgré  ces  prescrip- 
tions, beaucoup  d'hommes  et  principalement  des  jeunes  gens  ne 
saluent  pas  ou  ne  le  font  que  d'une  manière  inconvenante. 

En  conséquence,  pour  lui  éviter  tout  ennui,  la  population  est 
invitée  à  se  conformer  strictement  aux  ordres  rappelés  ci-dessus. 

Une  autre  affiche,  conservée  à  la  mairie,  mentionne  les  noms 
des  Français  qui  ont  refusé  de  saluer  les  officiers  allemands,  et 
qui,  pour  ce  fait,  furent  condamnés  à  la  prison.  Ainsi,  dans  cet 
abime  de  détresse,  il  restait  aux  âmes  libres  et  fières  la  satisfac- 
tion de  goûter  en  silence,  selon  l'expression  d'un  de  nos  plus 
éloquens  moralistes,  «  l'âpre  volupté  qu'on  éprouve  à  mépriser 
plus  fort  que  soi.  » 

Il  faudra  conserver  aussi,  comme  un  document,  cette  autre 
affiche,  qui  est  datée  du  28  juillet  1915,  et  qui  montre  bien  de 
quelle  façon  les  Allemands  comprennent  la  juste  indemnité 
qui  est  due,  même  en  temps  de  guerre  et  conformément  à  la 
convention  de  La  Haye,  pour  toute  u  prestation  en  nature  »  et 
pour  tout  travail  réquisitionné  : 

Toute  la  récolte  (seigle,  blé,  avoine,  orge)  est  réquisitionnée  pour 
l'armée  allemande. 

Les  cultivateurs  et  les  propriétaires  recevront  de  l'armée  alle- 
mande, après  la  récolte,  la  part  qu'elle  jugera  suffisante.  Ils  seront 
obligés,  sans  aucune  rétribution,  à  aider  à  la  récolte  par  ordre  de 
l'administration  allemande. 

Il  est  sévèrement  interdit  de  couper  et  de  rentrer  les  récoltes  sans 
que  l'ordre  leur  en  ait  été  donné;  ils  seraient  punis  d'une  amende 
jusqu'à  cent  marks  ou  de  prison  jusqu'à  deux  semaines,  s'ils  contre- 
venaient aux  ordres  de  l'armée  allemande. 

La  dernière  notification  de  la  Kommandantur  aux  habi- 
tans  de  Noyon  était  datée  du  11  février  1917,  et  concernait 
plusieurs  centaines  de  personnes  qui  eurent  le  malheur  de 
recevoir  un  appel  ainsi  conçu  : 

Par  ordre  supérieur, 

Étant  capable  de  travailler,  vous  serez  évacué  dans  le  Nord.  Vous 
devez  vous  présenter,  le  12  février  1917,  six  heures  du  soir  (heure 
allemande)  au  collège. 


AUX  RÉGIONS  DÉVASTÉES.  411 

Si  vous  manquez  à  l'appel,  la  force  des  armes  sera  employée 
contre  vous;  en  plus,  vous  serez  gravement  puni. 

N.B.  —  Se  munir  de  vêtemens  chauds  et  de  vivres  pour  trois  jours. 

C'était  une  condamnation  aux  travaux  forcés.  Les  Allemands 
étaient  coutumiers  du  fait.  Ils  avaient  dépeuplé  Gricourt, 
Darnes,  Vendelles,  Hancourt,  afin  de  constituer  des  chiourmes, 
sous  le  bâton  des  subordonnés  du  général  von  Fabeck  ou  du 
prince  Rupprecht  de  Bavière.  Quand  on  parle  de  bâton,  ce  n'est 
point,  hélas  I  par  métaphore.  Un  officier  de  notre  justice  mili- 
taire, commissaire  du  gouvernement,  chargé  par  notre  haut 
commandement  de  faire  une  enquête  aussi  complète  que  possible 
sur  les  crimes  de  droit  commun  que  les  Allemands  ont  commis 
en  territoire  français,  a  bien  voulu  nous  signaler  un  document 
trouvé  dans  la  commune  d'Holnon,  à  cinq  kilomètres  de  Saint- 
Quentin.  C'est  un  règlement  rédigé  (on  verra  ci-dessous  en  quel 
style  I)  par  un  certain  Gloss,  chef  de  \^  Koinmandantur  locale  : 

Holnon,  20  juillet  1915. 

Tous  les  ouvriers  et  les  hommes  et  les  enfans  de  quinze  ans  sont 
obligés  de  faire  travaux  des  champs  tous  les  jours,  aussi  dimanche, 
de  i  heures  du  matin  jusqu'à  8  heures  du  soir  (temps  français). 

Récréations  :  une  demi- heure  au  matin,  une  heure  à  midi  et  demi- 
heure  après-midi. 

La  contravention  sera  punie  à  la  manière  suivante  : 

1°  Les  fainéans  ouvriers  seront  combinés  pendant  la  récolté  en 
compagnie  des  ouvriers  dans  une  caserne  sous  inspection  des  corpo- 
raux  allemands  (1).  Après  la  récolte,  les  fainéans  seront  emprisonnés 
six  mois;  le  troisième  jour,  la  nourriture  sera  seulement  du  pain 
et  de  l'eau. 

2°  Les  femmes  fainéantes  seront  exilées  à  Holnon  pour  travailler. 
Après  la  récolte,  les  femmes  seront  emprisonnées  six  mois. 

3°  Les  enfans  fainéans  seront  punis  de  coups  de  bâton. 

De  plus  le  commandant  réserve  de  punir  les  fainéans  ouvriers  de 
vingt  coups  de  bâton  tous  les  jours. 

Les  ouvriers  de  la  commune  de  Vendelles  sont  punis  sévè- 
rement (2). 

Signé  :  Gloss,  colonel. 

(1)  Gloss  veut  dire  que  le  contingent  de  ces  «  fainéans  »  formera  des  <-  coia- 
pagnies  d'ouvriers  »  dans  une  caserne,  et  que  ces  compagnies  seront  encadrées 
par  des  caporaux  allemands. 

(2)  Vendelles  est  une  commune  du  canlon  de  Vermand,  près  de  la  ligne  du 
chemin  de  fer  économique  de  Bertincourt  à  Saint-Quentin.  Cet  a\'eu  de  Gloss  est 
bon  à,  retenir. 


412 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Sur  cette  pièce  est  apposé  le  cachet  de  la  Kommandantur 
d'Holnon  et,  tout  à  côte',  Gloss  a  griffonné  de  sa  main  cet  ordre 
impératif  :  Afficher! 

Ainsi,  les  habitans  de  cette  commune  française,  hommes, 
femmes,  enfans,  vieillards,  travaillaient  depuis  la  première 
aube  jusqu'aux  derniers  rayons  du  soleil  couchant,  sous  le 
bâton  de  ce  garde-chiourme.  Tels  ces  captifs  d'Asie  que  l'on  voit 
peiner  et  souffrir,  en  longues  files  lamentables,  sur  les  plus 
anciens  monumens  de  Ninive  ou  de  Babylone.  Aussi  bien,  la 
conception  archaïque  et  barbare  de  ce  régime  de  travaux 
forcés  et  d'esclavage  en  masse  n'est  pas  née  uniquement  dans 
le  cerveau  d'un  Gloss,  tyranneau  d'Holnon  ou  d'un  Josephson, 
préposé  à  la  persécution  méthodique  des  habitans  de  Noyon. 
Ces  obscurs  comparses  ne  sont  que  les  exécuteurs  d'un  vaste 
plan  élaboré  sous  la  surveillance  directe  du  Kaiser  lui-même, 
à  Berlin,  dans  ce  mystérieux  immeuble  du  Koenigsplatz  où 
travaillent  les  scribes  du  grand  état-major.  L'autorité  militaire 
française  est  en  possession  d'un  document  significatif,  qui 
montre  avec  quel  soin  fut  étudiée,  jusqu'aux  plus  minutieux 
détails,  dans  les  conciliabules  de  cet  état-major  et  dans  les 
conférences  secrètes  de  la  Kriegsakademie  de  Berlin,  l'organi- 
sation des  travaux  forcés  en  pays  envahis.  On  a  tout  prévu  :  la 
marque  distinctive  du  forçat,  les  précautions  à  prendre  contre 
les  tentatives  d'évasion  et  enfin,  pour  les  manquemens  à  la 
discipline  germanique,  une  gradation  de  chàtimens,  qui  va  de 
la  bastonnade  à  la  peine  de  mort.  Les  affiches  relatives  à  ces 
travaux  forcés  étaient  si  bien  préparées  d'avance,  que,  dans 
certains  villages  de  la  frontière  lorraine,  elles  ont  fait  leur 
apparition  dès  le  5  août  1914. 

L'un  des  adjoints  de  Noyon,  M.  Jouve,  très  cruellement 
éprouvé  lui-même  par  la  guerre,  a  raconté  la  douloureuse 
journée  du  18  février  1917.  «  Ce  qu'il  y  avait  de  plus  terrible, 
dit  l'honorable  témoin,  c'est  le  spectacle  des  jeunes  1)1  les  arra- 
chées à  leurs  familles.  Il  en  a  été  enlevé  ainsi  quatre-vingts. 
Quelques  jours  après,  un  certain  nombre  de  jeunes  filles 
évacuées  de  la  Somme  et  de  l'Aisne  ont  encore  été  séparées  de 
leurs  parens...  Ces  mesures  abominables  ont  jeté  la  conster- 
nation parmi  nous  (1)...  » 

(1)  Témoignage  recueilli,  sous  serment,  par  la  commission  d'enquête  instituée 
par  décret  du  23  septembre  1914.  Le  président  de  cette  commission,  M.  Georgas 


AUX  RÉGIONS  DÉVASTÉES.  413 

Dans  la  journée  du  samedi  24  février  1917,  un  officier,  se 
disant  délégué  de  la  trésorerie  de  Berlin  et  accompagné  d'un 
soldat,  se  présenta  chez  M.  Brière,  banquier  à  Noyon,  et  le 
requit  d'ouvrir  ses  coffres-forts.  Le  banquier  ayant  refusé,  le 
soldat,  muni  d'un  de  ces  chalumeaux  dont  se  servent  les 
chimistes  dans  leurs  laboratoires  pour  fondre  au  moyen  d'une 
flamme  très  forte  les  plus  rebelles  soudures,  procéda  à  l'effrac- 
tion. Tout  ce  qui  se  trouvait  dans  la  banque,  numéraire, 
titres,  valeurs,  effets  de  portefeuille  et  de  commerce,  bijoux, 
argenterie,  comptabilité,  archives,  tout  a  été  enlevé.  Gomme  le 
banquier  faisait  remarquer  que  ses  archives  ne  pouvaient  être 
d'aucune  utilité  pour  les  autorités  allemandes,  l'officier  répondit  : 

—  Nous  avons  ordre  de  vider  les  coffres;  je  vide  les  coffres. 
Le  21  février,  la  banque  Ghéneau  et  Barbier  reçut,  à  son 

tour,  la  visite  de  deux  officiers  et  de  deux  soldats  allemands. 
La  même  opération  au  chalumeau  recommença.  Il  y  avait  à 
Noyon,  rue  Saint-Eloi,  un  bureau  de  la  «  Société  générale  pour 
favoriser  le  développement  du  commerce  et  de  l'industrie  en 
France,  »  dont  le  siège  social  est  à  Paris.  Huit  cofl'res-forts, 
gardés  dans  les  sous-sols  de  cet  établissement,  furent  fracturés 
et  vidés. 

—  C'est  la  guerre!  disaient  les  Allemands  aux  victimes  de 
ces  cambriolages  méthodiques. 

Or,  en  vertu  de  l'article  53  de  la  convention  de  La  Haye, 
signée  par  l'Allemagne,  «  l'armée  qui  occupe  un  territoire  ne 
pourra  saisir  que  le  numéraire,  les  fonds  et  les  valeurs  exi- 
gibles appartenant  en  propre  a  l'Etat,  les  dépôts  d'armes, 
moyens  de  transport,  magasins  et  approvisionnemens  et,  en 
général,  toute  propriété  mobilière  de  l'Etat  de  nature  à  servir 
aux  opérations  de  guerre...   » 

Je  ne  veux  pas  quitter  Noyon  sans  présenter  mes  respectueux 
hommages  à  la  sœur  Saint-Romuald,  supérieure  de  l'hospice. 
Un  témoignage  officiel  de  la  reconnaissance  publique  a  récem- 
ment signalé  à  l'admiration  du  pays  tout  entier  le  dévouement 
qu'en  des  jours  tragiques  cette  humble  et  sublime  servante  des 
malades  '  des  blessés  a  prodigué  aux  malheureux  dont  elle  a 
pu  prolonger  la  vie  ou  adoucir  la  mort.  Par  la  porte  ouverte 
d'un  dortoir  plein  de  soleil  et  de  lumière,  je  la  vois  s'activer 

Payelle,  premier  président  de  ia  Cour  des  Comptes,  a  bien  voulu  nous  communi- 
quer des  procès-verbaux  et  d'autres  docAimens  encore  inédits. 


414  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

doucement,  vaillamment  autour  des  lits,  allant,  de  chevet  en 
chevet,  porter  à  des  vieillards,  à  des  enfans,  à  des  femmes  la 
parole  qui  réconforte  ou  le  remède  qui  guérit. 

C'est  l'heure  de  la  visite  du  docteur.  Le  médecin-major, 
chef  de  service,  et  la  supérieure  ont  fort  à  faire.  Car,  à  Noyon, 
les  derniers  jours  de  l'occupation  allemande  ont  été  marqués 
par  les  indicibles  souffrances  de  plusieurs  centaines  de  malades, 
arrachés  de  leurs  lits  dans  les  villages  de  la  Somme,  autour  de 
Saint-Quentin,  amenés  en  un  long  cortège  de  douleurs,  sous  la 
pluie  ou  dans  la  neige,  et  concentrés  à  l'hôpital  civil.  Je 
m'excuse  de  me  présenter  au  moment  où  les  survivans  de  cette 
multitude  dolente  ont  besoin  de  la  présence  de  la  sœur  Saint- 
Romuald.  J'ai  voulu  simplement  m'incliner  devant  une  haute 
et  bienfaisante  vertu,  d'autant  plus  digne  d'admiration  qu'elle 
semble  s'ignorer  elle-même.  De  ce  bref  entretien  dans  un 
petit  parloir  au  parquet  bien  ciré,  je  garde  le  souvenir  d'un 
visage  où  se  reflètent,  sous  la  cornette  blanche,  les  clartés  de 
cette  lumière  intérieure  qui  donne  à  certaines  âmes  une  puis- 
sance surhumaine.  La  supérieure  de  l'hospice  de  Noyon  ne 
consent  à  se  souvenir  des  misères  toutes  récentes  et  des  plaies 
encore  vives,  que  pour  faire  l'éloge  de  ses  dévouées  compagnes.) 
Mais  je  connais,  par  d'autres,  l'exemple  qu'elle  a  donné  à  tous, 
en  ces  heures  effroyables.  II  fallait  s'occuper  a  la  fois  des  vivans 
et  des  morts.  Il  y  avait  là  des  agonisans,  des  paralytiques,  des 
nonagénaires,  et  même  une  pauvre  vieille  de  cent  deux  ans 
que  les  Allemands  n'ont  pas  laissée  mourir  dans  son  village.; 
Dix-sept  vieillards  de  Roisel  sont  morts  en  arrivant  à  Noyon, 
épuisés  par  les  privations  et  transis  de  froid.  On  enterra  des 
morts  dont  on  ne  savait  même  pas  le  nom  (1). 

Que  dire  de  cet  officier  allemand  qui  accepta  de  se  rendre 
au  domicile  d'une  dame  de  Gibercourt,  atteinte  d'une  maladie 
de  cœur  au  dernier  degré?  Par  ordre  supérieur,  cette  malade, 
alitée  depuis  plusieurs  années,  fut  obligée  de  se  lever.  L'Alle- 
mand exigea  qu'elle  s'habillât  en  sa  présence,  bien  qu'elle 
l'eut  prié  de  s'éloigner  un  peu.  Elle  est  morte  à  Noyon. 

La  sœur  Saint-Romuald  eut  à  soigner  aussi  une  jeune  mère 
de  famille,  qui  faisait  partie  du  convoi  de  Flavy-le-Martel,  et 
qui    souffrait    d'une    affection    cardiaque.    Cette    malheureuse 

(1)  Journal  officiel  du  18  avril  1917,  rapporl  de  la  Commission  d'enquête. 


AUX  RÉGIONS  DÉVASTÉES.  415 

femme  avait  demandé  vainement  qu'on  lui  permît  d'emmener 
à  Noyon  ses  enfans,  àge's  l'un  de  sept  ans,  l'autre  de  quatre  ans. 
Les  pauvres  petits  s'accrochaient  aux  roues  de  la  voiture  :  ils 
sont  restés  en  chemin  I 

Une  autre  femme  de  la  même  commune  était  dans  son  lit, 
atteinte  de  bronchite,  lorsqu'on  vint  lui  annoncer  que  les  Alle- 
mands emmenaient  son  mari,  avec  d'autres  captifs.  Elle  voulut 
lui  dire  adieu.  Elle  se  leva,  courut  au  convoi  déjà  en  marche 
sous  les  coups  de  crosse  des  gens  de  la  Kommandantur .  Le  com- 
mandant la  repoussa.  Elle  approcha  quand  même,  disant  qu'on 
la  tuerait  plutôt...  Elle  réussit  à  se  jeter  dans  les  bras  du  pri- 
sonnier. Et  celui-ci  s'en  alla  plus  fort,  plus  résigné,  résumant, 
dans  un  dernier  geste  navré,  toute  sa  tendresse  pour  elle  et 
pour  l'enfant  resté  au  logis  en  deuil. 

Pour  soigner  tousces  malades, il  n'y  avait  plus  de  médicamens, 
la  pharmacie  de  l'hospice  ayant  été  pillée  par  les  Allemands 
qui  emportèrent  aussi  les  inslrumens  de  la  salle  d'opérations. 
D'ailleurs,  dès  le  16  février,  les  médecins  de  Noyon,  et  les 
prêtres,  c'est-à-dire  tous  ceux  qui  pouvaient  apporter  aux  ma- 
lades une  aide  matérielle  ou  un  secours  moral,  avaient  été 
emmenés  en,  captivité.  Machination  vraiment  infernale,  qui 
faisait  coïncider  avec  une  concentration  de  malades  et  de  mou- 
rans  l'évacuation  des  médecins  et  des  prêtres  qui  pouvaient  les 
soigner  dans  leur  misère  ou  les  assister  au  dernier  moment. 

Les  Allemands  ont  dressé,  sur  un  coteau  qui  domine  Noyon, 
tout  près  de  nos  casernes  incendiées,  une  colonne  massive, 
en  l'honneur  du  corps  d'armée  et  des  unités  qui  ont  occupé 
cette  ville  et  tout  le  pays  d'alentour.  Ce  monument  d'insolence 
domine  un  cimetière  dont  les  tombes,  soigneusement  étiquetées 
révèlent  les  numéros  des  divisions,  des  brigades  et  des  régi- 
mens  qui  ont  piétiné,  ravagé  pendant  plus  de  deux  ans  ce  coin 
de  France.  Grenadiers  de  Mecklembourg-Strelitz,  fusiliers  du 
Schleswig-Holstein,  artilleurs  et  uhlans  de  la  Garde  prussienne 
ont  ainsi  leur  place  marquée,  dans  la  série  historique  des  incur- 
sions tudesques,  à  la  suite  des  Boches  d'autrefois  qui  incendiè- 
rent Noyon,  et  mirent  toute  la  Picardie  à  feu  et  à  sang. 

—  Nous  autres,  nous  respectons  la  mort,  me  dit  un  de  nos 
officiers. Mais,  si  vous  voulez  voir  comment  ils  se  conduisent 
envers  les  tombeaux,  venez  visiter  avec  moi  la  crypte  funéraire 
du  château  de  Mont-Renaud,  dans  la  commune  de  Passel. 


416  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mont-Renaud. 

Ce  château,  situé  sur  une  hauteur,  dans  un  paysage  har- 
monieux et  doux,  parmi  les  vieilles  pierres  d'une  ancienne 
chartreuse,  appartient  au  marquis  d'Escayrac-Lauture.  Un 
général  allemand  s'y  installa  pendant  plusieurs  mois  avec 
son  état-major.  Aussi  n'y  trouve-t-on  plus  aucun  meuble. 
Tout  a  été  déménagé.  Les  portes  elles-mêmes  ont  été  arrachées 
de  leurs  gonds.  Le  peu  de  mobilier  qui  reste  a  été  mis  en  mor- 
ceaux. Voici  un  billard  crevé,  un  prie-Dieu  jeté  dans  un  salon 
désert,  quelques  livres  épars,  déchirés,  parmi  lesquels  je  re- 
marque les  ouvrages  scientifiques  d'un  des  ancêtres  du  maître 
de  la  maison,  un  traité  sur, le  télégraphe,  avec  cette  devise 
généreuse  :  Aperire  terram  gentibus.  Les  portraits  de  famille 
ont  été  décrochés,  emportés;  les  tapisseries  déclouées,  en- 
levées. 

De  ce  château,  naguère  plein  de  souvenirs  vénérables  et  de 
reliques  charmantes,  il  ne  reste  plus  que  des  salles  vides,  entre 
quatre  murs  couverts  d'inscriptions  où  s'exalte  l'orgueil  barbare 
de  l'Allemagne,  «  au-dessus  de  tout.  »  « 

Dans  le  parc  de  Mont-Renaud,  l'état-major  du  général  aile- *^ 
mand  installé  au  château  découvrit  une  crypte  funéraire  où 
reposaient  des  morts  qui  semblaient  à  l'abri  de  toute  profana- 
lion.  L'entrée  de  ce  cimetière  souterrain  était  malaisée  à  trou- 
ver, ignorée  même  des  habitans  du  village  voisin.  Les  profa- 
nateurs ont  pénétré  dans  cet  hypogée.  Et  là,  éclairés  sans  doute 
par  la  lumière  électrique  des  lampes  perfectionnées  qui  font 
partie  de  leur  outillage  de  guerre,  ils  ont  attaqué  à  coups  de 
hache  et  de  pic  le  bois  et  le  plomb  des  cercueils.  Ayons  le  cou- 
rage de  regarder  de  près  les  effets  de  cette  besogne  macabre. 
On  voudrait  pouvoir  douter  d'une  telle  infamie,  si  profondé- 
ment inhumaine.  Mais  il  faut  se  rendre  à  l'évidence,  lorsqu'on 
a  vu,  par  l'ouverture  béante  des  planches  de  sapin  et  des  lames 
de  plomb,  les  ossemens  des  morts  qui  furent  confiés  au  mystère 
de  ces  catacombes,  et  qui  devaient  y  dormir  en  paix  leur  der- 
nier sommeil.  Jamais  la  malfaisance  de  cette  Allemagne  qu'on 
nous  avait  peinte  sous  des  traits  mensongers  ne  m'a  paru  plus 
hideuse  que  dans  l'horreur  de  ce  caveau  profané... 

Du  seuil  de  ce  château  saccagé,  une  jeune  lille  restée  seule, 
admirablement  vaillante  au  milieu  des  ruines  de  son  bonheur, 


AUX  RÉGIONS  DÉVASTÉES.  417 

me  montre  ce  qui  reste  des  habitations  rurales,  dans  ce  pays 
naguère  florissant  et  prospère,  où  les  Allemands  ont  passé.  Lk, 
ce  petit  tas  de  décombres  pulvérisés  était  une  métairie  peuplée 
de  travailleurs,  riche  en  récoltes  et  en  troupeaux.  Plus  loin, 
sur  l'emplacement  d'un  moulin  à  vent  ou  d'une  minoterie  méca- 
nique, il  n'y  a  plus  rien  qu'une  traînée  de  poussière  et  de 
cendre.  L'anéantissement  de  tout  ce  qui  peut  servir  à  la  vie 
agricole  en  ce  pays  d'agriculture  faisait  partie  du  plan  tactique 
et  stratégique  conçu  par  Hindenburg. 

Grisolles,  Avricourt,  Le  Frétoy,  Fréniches. 

Voici  des  charrues,  des  herses,  des  moissonneuses-lieuses, 
et  même  de  simples  charrettes  rustiques,  réunies,  par  ordre 
supérieur,  dans  un  terrain  vague,  comme  en  un  camp  de  concen- 
tration. Chacun  de  ces  instrumens  de  travail  a  subi  sur  place, 
comme  un  être  vivant,  la  mutilation  prescrite  et  prévue  par 
l'Etat-major  allemand  :  l'amputation  d'un  brancard,  l'enlève- 
ment d'une  paire  de  ridelles,  le  bris  du  moyeu  et  des  rais  d'une 
roue  à  coups  de  mailloche,  cela  suffit  pour  réduire  le  laboureur 
à  l'impuissance  d'atteler  son  cheval  ou  ses  bœufs,  de  charger 
une  gerbe,  de  tracer  un  sillon.  C'est  ce  qu'on  a  voulu  obtenir, 
par  les  soins  d'une  équipe  spécialement  enrôlée  pour  cet  office. 

La  destruction  technique  des  établissemens  industriels  dans 
ce  pays  d'industrie  était  indiquée  aussi  par  les  directives  des 
chefs  militaires  stylés  par  les  économistes  d'outre-Rhin.  Il 
faut  voir  en  quel  état  ils  ont  mis,  par  exemple,  la  sucrerie 
de  Grisolles.  Un  régiment  d'infanterie  française  cantonne  à 
présent  dans  la  carcasse  de  cette  usine.  Nos  petits  «  bleuets,  « 
au  repos  entre  deux  batailles,  peuvent  regarder  à  loisir  ce  que 
nous  voyons  en  passant  :  ces  machines,  détraquées  savamment 
par  des  ingénieurs;  ces  chaudières,  défoncées  avec  art  par  des 
métallurgistes;  tout 'cet  outillage  d'honnête  labeur,  réduit  à 
néant,  et  les  livres  de  comptes,  les  registres,  la  correspondance, 
tous  les  papiers  qui  étaient  les  titres  de  noblesse  d'une  maison 
honorable  et  prospère,  déchirés,  jetés  pêle-mêle  avec  des  mon- 
ceaux d'immondices. 

—  Où  sont  les  gens  du  pays?  demandai-je  à  un  vieillard  qui 
venait  chercher  sa  pitance  quotidienne  dans  la  gamelle  chari- 
table de  nos  soldats. 

Et  cet   homme,  qui   est  un  des   rares   habitans  du  village 

TOME  XL.   —  1917.  27 


418  REVUE    DES    DELX    MOINOBS.) 

dépeuplé,  me  raconte,  lui  aussi,  des  scènes  d'enlèvemens  et  de 
déportations... 

Je  constate  qu'avant  de  partir,  ils  ont  fait  sauter  à  l'aide  de 
leurs  engins  explosifs  l'église  de  Grisolles. 

—  Ils  n'avaient  pas  l'air  très  fiers  de  cette  besogne,  me  dit 
une  bonne  femme,  devant  le  cadran  de  l'horloge  paroissiale, 
précipité  à  terre  par  l'explosion. 

Elle  ajoute  : 

—  Nous  leur  disions  :  Ça  n'est  tout  de  même  pas  ça  qui  va 
vous  faire  aller  à  Paris... 

Parmi  ceux  qui,  dans  les  premiers  temps  de  la  campagne, 
se  montraient  particulièrement  assurés  d'aller  à  Paris  et  pressés 
d'y  faire  la  fête,  figurait  un  personnage  du  plus  haut  rang,  qui 
avait  élu  domicile  au  château  d'Avricourt.  Le  joli  village  d'Avri- 
court,  situé  près  des  sources  de  l'Avre  picarde,  est  le  chef-lieu 
d'une  des  vingt-deux  communes  du  canton  de  Lassigny.  Les 
habitans  de  cette  commune  rurale,  au  nombre  de  deux  cewt 
cinquante  environ,  cultivaient  paisiblement  une  superficie  de 
sept  cents  hectares,  autour  d'un  élégant  château,  qui  n'existe 
plus.  Ils  sont  persuadés  que  l'hôte  indésirable  de  ce  château 
n'était  autre  que  le  prince  Eitel-Friedrich,  fils  puîné  du  kaiser. 
Son  existence,  en  tout  cas,  semblait  fort  précieuse,  et  son 
inquiétude  était  extrême,  car  on  remarque,  dans  tous  les  logis 
que  Son  Altesse  encombra  de  sa  personne  et  de  sa  suite,  un 
luxe  inouï  de  précautions  contre  les  avions.  On  m'a  montré, 
dans  le  parc  du  château  d'Avricourt.  une  des  issues  du  sou- 
terrain aménagé  à  son  intention.  C'est  un  solide  travail  en 
maçonnerie  et  en  ciment.  Le  prince  pouvait  sortir  de  ce  trou 
par  un  escalier  de  pierre,  accédant  à  un  terre-plein  orné  de 
deux  vases  que  dessina,  en  style  simili-corinthien  ou  pseudo- 
étrusque, un  archéologue  de  l'élat-major  prussien.  Cette  issue 
aboutissait,  par  une  cave,  à  la  salle  à  manger  et  à  la  chambre  à 
coucher  du  prince. 

Avant  de  monter  dans  l'auto  qui  devait  le  mener  à  une 
nouvelle  étape  sur  le  chemin  de  la  retraite,  ce  prince  allemand 
résolut  de  signaler  sa  présence  dans  ces  parages,  à  la  mode  de 
son  pays  et  de  sa  race.  Le  château  d'Avricourt  fut  anéanti  par 
les  soins  d'une  équipe  de  dynamiteurs  et  d'incendiaires.  On 
ch3rcherait  vainement  le  dessin  de  son  architecture  et  le  style 
de    sa   délicate    ornementation  dans   ces  débris  informes  qui 


AUX  RÉGIONS  DÉVASTÉES.  419 

jonchent  le  sol  bouleversé.  La  dynamite  a  dispersé  les  pierres, 
brisé  les  boiseries,  disloqué  les  charpentes,  projeté  en  l'air  les 
toits  d'ardoises  des  pavillons.  Un  de  ces  toits  est  tombé  à  terre, 
et  recouvre  de  son  faîtage  pointu  l'inextricable  fouillis  des  tuiles 
en  morceaux,  des  lattes  en  miettes  et  des  vitres  en  éclats  qui  se 
mêlent,  çà  et  là,  aux  feuillets  déchirés  des  livres  de  la  biblio- 
thèque. 

Je  demande  : 

—  Où  est  allé  ce  prince  allemand,  après  avoir  mis  en  cet 
état  le  château  du  comte  Balny  d'Avricourt? 

—  Au  Frétoy,  et  même  il  a  emporté  là-bas  tous  les  meubles.i 
Avant  de  suivre  au  Frétoy,  dans  le  canton  de  Guiscard,  la 

piste  du  grand  personnage  prussien  qui  répond  au  signalement 
du  prince  Eitel-Friedrich,  je  suis  conduit,  par  l'officier  du 
quartier  général  qui  veut  bien  me  servir  de  guide,  à  la  maison 
où  fut  installé  le  bureau  de  la  Kommandantur  pendant  le 
séjour  du  prince  au  château  d'Avricourt. 

Le  jardin  de  cette  maison  saccagée  nous  offre,  en  un  étroit 
espace,  le  résumé  de  la  méthode  appliquée  par  nos  ennemis  à 
l'anéantissement  de  la  nature  elle-même.  Pas  un  arbre  qui  ait 
échappé'  à  l'arrêt  de  mort. 

—  Même  le  lierre  !  disent  les  pauvres  femmes.  On  n'avait 
jamais  vu  çal 

Tous  les  détails  du  supplice  infligé  aux  arbres  de  chez  nous 
ont  été  minutieusement  réglés,  par  ordre  supérieur,  au  quartier 
général  d'Hindenburg.  Pour  les  pommiers,  les  poiriers  et  les 
pruniers  de  ce  jardin,  c'est  la  mort  lente.  Une  entaille  circu- 
laire, qu'on  dirait  faite  avec  un  instrument  de  chirurgie, 
écorche  la  base  du  tronc,  laissant  à  nu  et  à  vif  la  chair  meur- 
trie du  blessé.  Sans  doute  quelque  docte  professeur  de  pomo- 
logie,  mobilisé  pour  cet  office,  a  calculé  tous  les  effets  de  cette 
opération  :  l'écoulement  de  la  sève  par  l'ulcération  meurtrière, 
le  dessèchement  de  l'arbre  avant  la  maturation  des  fruits,  la 
stérilisation  du  sol  par  l'encombrement  des  racines  mortes. 

Tel  est  le  travail  allemand  qui  se  faisait  dans  cette  commune 
du  canton  de  Lassigny,  tandis  que  l'hôte  princier  du  château 
d'Avricourt  s'enfuyait  au  Frétoy,  dans  le  canton  de  Guiscard,  à 
peu  de  distance  de  la  route  de  Ham. 

Là,  personne  ne  doute  de  l'identité  du  prince  qui  vint  cher- 
cher au  château  du  Frétoy,  loin  à  l'arrière  des  lignes  de  l'armée 


420  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

allemande,  un  refuge  contre  les  aviateurs  français  qui  lui 
faisaient  grand'peur.  Le  maire  de  la  commune  a  reçu  des  obser- 
vations au  sujet  des  marques  de  respect  qui  étaient  exigées  par 
ce  haut  et  puissant  seigneur.  Je  transcris,  sous  sa  dictée,  les. 
observations  qu'il  reçut  d'un  officier  allemand  : 

—  Le  fils  de  Sa  Majesté  se  plaint  qu'on  ne  le  salue  pas 
convenablement.  Vous  allez  faire  annoncer  que  tous  les  habi- 
tans  de  la  commune  sont  convoqués  pour  recevoir  des  observa- 
tions à  ce  sujet.  Les  femmes  doivent  incliner  la.  tête  devant  Son 
Altesse  et  les  officiers  de  sa  suite.  Il  faut  obéir. 

En  conséquence,  il  y  eut  un  rassemblement  d'hommes  et 
de  femmes,  pour  faire,  sous  la  direction  de  l'état-major  du 
prince,  la  manœuvre  du  salut,  conformément  aux  rites  imposés 
par  le  protocole  de  la  cour  berlinoise. 

Le  château  du  Frétoy,  spacieux  logis  du  xviii®  siècle,  est  à 
peine  reconnaissable  depuis  qu'il  a  servi  de  séjour  à  ce  prince 
plein  d'orgueil  et  hanté  de  terreurs  folles.  Les  allées  du  jardin 
sont  recouvertes  d'une  couche  épaisse  de  feuillage  et  de  bran- 
chages, pour  donner  le  change  à  nos  aviateurs.  Les  bâtimens 
sont  camouflés.  L'eau  des  fossés  est  masquée  d'un  enchevêtre- 
ment de  bois  mort,  afin  d'éviter  le  miroitement  du  soleil  et  de  la 
lune.  Enfin,  les  sapeurs  ont  creusé  dans  le  sous-sol  de  l'arrière- 
cour  un  passage  souterrain,  protégé  par  un  blindage  de  ciment, 
afin  de  permettre  au  prince  de  se  sauver,  en  cas  d'alarme,  dans 
un  pigeonnier  qui  communiquait  avec  sa  salle  à  manger  et  sa 
chambre  à  coucher. 

Le  voisinage  d'un  grand  seigneur  de  l'armée  allemande  ou 
de  la  cour  de  Berlin  attirait  toujours  sur  les  villageois  un  sur- 
croît de  vexations  et  d'outrages.  Le  maire  de  Fréniches,  com- 
mune voisine  du  Frétoy,  nous  a  communiqué  la  liste  de  quatre- 
vingt-dix-neuf  personnes  qui  furent  enlevées  de  leurs  foyers. 
Par  la  fenêtre  du  petit  bureau  où  cette  communication  nous 
fut  faite,  on  voit  le  jardin  paisible  où  furent  convoquées  les 
jeunes  filles  de  Fréniches,  quelque  temps  avant  cet  exil  forcé. 
Un  médecin  militaire  allemand,  le  docteur  Ghappuis  (serait-ce 
un  parent  de  Son  Excellence  von  Ghappuis,  ancien  directeur  au 
ministère  de  l'instruction  publique  en  Prusse?)  attendait  ces 
jeunes  filles  dans  une  pièce  voisine  où  elles  furent  obligées  de 
défiler  une   à  une,  pour  la  plus  humiliante  formalité  (1).  Au 

(1)  Comparez  une  page  terrible  du  Journal  d'une  déportée,  publié  dans  la 


AUX  RÉGIONS  DÉVASTÉES.  421 

moment  de  quitter  Freniclies,  les  Allemands  entassèrent  dans 
cette  localité  la  population  d'une  dizaine  de  villages  des  alen- 
tours. Ensuite,  ils  criblèrent  le  pays  d'obus,  bombardant  notam- 
ment le  presbytère  et  la  ferme  du  liois-Brûlé. 

Margny-aux-Cerises. 

Dans  la  fertile  plaine  du  Santerre,  que  traverse  directement 
la  grande  route  de  Noyon  à  Roye,  sur  ce  sol  limoneux  et  riche 
où,  depuis  plus  de  vingt  siècles,  le  soc  de  la  charrue  creuse 
profondément  le  sillon  propice  aux  bonnes  semailles,  il  y  avait 
des  villages  heureux,  des  bourgades  paisibles  qui  avaient  oublié 
les  anciennes  invasions  et  l'horreur  des  guerres.  C'étaient  des 
agglomérations  très  anciennes,  et  dont  les  noms  indiquent 
l'origine  agricole.  Maisons  rustiques,  serrées  autour  d'un  clo- 
cher paroissial,  dans  la  végétation  touffue  des  vergers,  ces 
habitations,  presque  toutes  bâties  sur  le  même  plan,  avaient 
accueilli  certaines  industries  rurales,  par  où  s'était  accrue  la 
prospérité  du  pays.  Margny-aux-Cerises,  près  de  l'Avre  picarde, 
à  huit  kilomètres  de  Roye,  était  un  lieu  si  avenant  et  si  tran- 
quille, que  les  Allemands  en  firent  un  cantonnement  de  repos. 
On  y  voit  encore  l'enseigne  de  la  Dorimiinde  Union  Bier,  qui 
est  apparemment  une  société  coopérative  pour  la  consomma- 
tion de  la  bière.  Avant  de  s'en  aller,  les  Allemands  ont  fait 
sauter  à  la  dynamite  tout  ce  qui  restait  debout.  On  dirait  qu'un 
tremblement  de  terre  a  bouleversé  ce  village  de  Picardie.  Et  l'on 
reste  confondu  par  la  disproportion  des  moyens  mis  en  œuvre 
et  des  résultats  obtenus.  Dépenser  tant  de  dynamite  et  de 
cheddite  pour  anéantir  des  étables,  des  granges  et  des  pou^ 
laillers  I 

Autour  du  cimetière  où  reposent  quelques  pionniers  de  la 
Garde  prussienne,  Margny-aux-Cerises  offre  le  spectacle  d'une 
dévastation  dont  le  contraste  avec  ce  nom  printanier  est  vérita- 
blement tragique.  Squelettes  de  maisons,  cadavres  d'arbres,  tous 
ces  lamentables  restes  sont  plus  tristes  encore  sous  l'éclatant 
soleil  qui  rayonne  magnifiquement  sur  les  tombes  et  sur  les 
ruines.i  Contre  l'église,  les  Barbares  ont  employé  un  bélier  à 
roues,  pareil  aux  machines  de  guerre  de  l'antiquité.  Plus  une 

Revue  du  15  juin  et  dont  un  des  chefs  de  notre  armée  nous  disait  :  «  Un  témoignage 
aussi  accablant  devrait  être  répandu  à  des  millions  d'exemplaires  dans  le  monde 
entier.  » 


422  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

âme  vivante  dans  ce  village  anéanti.  Margny-aux-Cerises  n'est 
plus  habité  que  par  des  morts. 

Les  morts  eux-mêmes  ont  subi,  en  maint  endroit  de  la  Picar- 
die dévastée,  l'injure  des  Barbares.  L'officier  qui  a  bien  voulu 
m'accompagner  et  me  renseigner  dans  cette  enquête  doulou- 
reuse me  mène  au  cimetière  de  Champien,  commune  située 
à  vingt-quatre  kilomètres  de  Montdidier,  dans  le  canton  de 
Roye.  Champien  était  une  riche  bourgade...  Quelle  vision!  Le 
presbytère,  attenant  au  champ  des  morts,  est  écroulé,  jonchant 
de  gravats  le  modeste  mobilier  et  le  petit  jardin  du  curé.  Un 
cyprès  géant,  scié  à  sa  base,  est  étendu  tout  de  son  long,  parmi 
des  sépultures  dont  les  pierres  tombales  ont  été  soulevées.  Je  vois 
un  cercueil  brisé...  Au  bout  de  ce  cimetière,  on  avait  installé 
un  banc  pour  prendre  le  frais I 

Roye. 

La  route  de  Roye  est  complètement  rasée.  A  la  place  des 
beaux  arbres  qui  ombrageaient  cette  chaussée  ancienne  où  passa 
le  grand  Condé,  allant  vaincre  les  Impériaux  à  Lens,  on  ne  voit 
plus,  hélas!  qu'une  double  rangée  de  tronçons,  qui  sortent  de 
terre,  pareils  à  des  moignons.  Les  rails  du  chemin  de  fer  écono- 
mique qui  longeait  la  route  ont  été  enlevés... 

La  destruction  des  chemins  de  fer  en  pays  envahi,  au 
cours  d'une  avanceou  d'une  retraite,  est  un  acte  deguerre.  Mais 
quelle  utilité  militaire  pouvait  présenter  l'emploi  systématique 
des  pompes  à  pétrole  et  des  grenades  incendiaires  qui  ont 
dévasté  les  monumens  publics  et  les  édifices  particuliers  de  la 
ville  de  Roye?  Un  honorable  témoin,  M.  Leblan,  greffier  de  la 
justice  de  paix,  a  constaté,  pendant  le  premier  hiver  de  l'occu- 
pation allemande,  quatre-vingt-quinze  incendies,  parmi  lesquels 
celui  de  l'hospice.  La  sucrerie  Mandron,  rue  de  Paris,  et  celle 
de  M.  Labruyère,  au  faubourg  Saint-Gilles,  ont  été  brûlées. 
Quatre  cents  maisons,  ou  peu  s'en  faut,  ont  reçu  la  visite  des 
pillards  bavarois  qui  ont  tout  déménagé,  arrachant  même  les 
boiseries  attenantes  aux  murailles.  A  Roye,  les  Allemands  ont 
organisé  la  destruction  progressive  de  toutes  les  industries  et 
de  tous  les  métiers  par  le  sabotage  scientifique  de  tous  les 
instrumens  de  travail.  Avant  de  partir,  ils  ont  pris  soin  de 
rendre  inutilisables  les  fours  des  boulangeries  ;  ils  ont  coupé  les 
conduites  d'eau  qui  alimentaient  les  habitans.  En  même  temps, 


Aux  RÉGIONS  DÉVASTÉES.  423 

ils  sciaient  tous  les  arbres  fruitiers  dans  les  jardins  et  muti- 
laient tout  le  mate'riel  agricole.  C'était  bien  la  «  guerre  aux 
civils,  »  annoncée  aux  religieuses  de  Noyon  par  le  docteur 
allemand  Beneke. 

Pendant  la  nuit  du  17  mars,  à  3  h.  45,  les  habitans  de 
Roye,  —  ou  du  moins  ceux  que  les  déportations  successives 
avaient  encore  laissés  au  logis,  —  furent  réveillés  en  sursaut 
par  une  détonation  formidable.  Une  explosion  de  mines  faisait 
sauter  l'hôtel  de  ville.  Sous  quel  aspect  nous  apparaît  aujour- 
d'hui ce  pacifique  monument  de  la  vie  municipale  d'autrefois 
et  de  la  commune  affranchie  par  Philippe-Auguste!  Brèches 
ouvertes,  crevasses  béantes,  écroulemens  de  plâtras  et  de 
gravats,  enchevêtrement  de  poutres  arrachées  des  mortaises,  le 
beffroi  retourné  sens  dessus-dessous,  chaviré  dans  un  tas  de 
pierres  et  de  planches,  quel  triomphe  pour  M.  le  professeur 
Paul  Clemen,  de  Bonn,  «  conservateur  des  Beaux-Arts  »  en 
Belgique  et  dans  les  départemens  de  la  France  envahie  !  Ce 
docte  professeur,  qui  a  compilé  un  énorme  ouvrage  sur 
V Entretien  des  monumens  en  France,  connaissait  aussi  l'église 
Saint-Pierre  de  Roye,  dont  la  façade  fut  construite  en  style 
roman,  au'  xii^  siècle,  en  même  temps  que  les  flèches  monu- 
mentales de  Vermelles  et  de  Richebourg-l'Avoué.  La  nef  de 
cette  église  fut  achevée  en  style  ogival,  au  commencement  delà 
Renaissance  française,  à  l'époque  où  s'élevèrent,  sur  la  plaine 
de  Picardie,  dominant  l'estuaire  de  la  Somme,  les  tours  de  Saint- 
Vulfran  d'Abbeville.  Les  vitraux  de  l'église  Saint-Pierre  de  Roye 
étaient  splendides.  L'Allemagne  savante  a  décidé  l'anéantisse- 
ment de  ce  magnifique  décor  architectural.  Une  première  fois, 
le  L5  décembre  1914,  les  Allemands  ont  fait  sauter  avec  des 
explosifs  le  clocher  et  la  toiture  de  cette  église,  classée  au 
nombre  de  nos  monumens  historiques.  Dans  la  suite,  le  17  mars 
1917,  à  la  veille  de  leur  retraite,  ils  ont  terminé  la  destruction 
de  l'édifice,  en  faisant  encore  sauter  une  plate-forme,  haute 
d'environ  trente-cinq  mètres,  qui  avait  été  épargnée  jusque-là, 
et  qui  leur  servait  d'observatoire.  La  nef  de  l'église  n'est  plus 
qu'une  débâcle  de  pierres  écroulées,  de  charpentes  écartelées, 
et  les  fenêtres  délicatement  ciselées  oii  brillait  la  féerie  multi- 
colore des  vitraux  s'ouvrent  béantes,  ébréchées,  sur  le  vide... 

Les  Allemands  procédèrent,  selon  leur  méthode,  à  la  dépor- 
tation d'un  grand  nombre  d' habitans  de  Roye.  Un  convoi  de 


424  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cent  quatre-vingt-deux  personnes,  âgées  de  seize  à  soixante  ans, 
fut  mis  en  route  le  17  février  1917.  Le  départ  des  jeunes  filles, 
dit  un  témoin,  a  donné  particulièrement  lieu  aux  scènes  les 
plus  douloureuses.  Le  13  mars,  vingt-trois  autres  personnes 
furent  emmenées  en  captivité,  notamment  M.  Lefèvre,  bou- 
langer, faisant  fonction  de  maire  à  Roye  ;  M.  Carpentier,  huis- 
sier, délégué  du  Comité  d'alimentation  hispano-américain; 
M'"^  Dhilly,  faisant  fonction  de  maire  à  Solente,  et  plusieurs 
maires  des  communes  voisines. 

Malgré  ces  angoisses,  ces  ruines,  ces  deuils  et  ces  déchi- 
rantes séparations,  dans  ce  coin  de  France  où  les  communes 
furent  si  cruellement  éprouvées,  jamais  la  vie  municipale  n'a 
été  interrompue.  Régulièrement,  il  y  avait  délibération  du 
Conseil.  Admirable  exemple  de  continuité  dans  la  vie  française 
et  dans  la  résistance  nationale.  On  sent  ici  le  ferme  cœur  et  la 
volonté  tenace  de  ces  communes  de  Picardie,  qui  sont  les  plus 
anciennes  de  toute  la  France,  ayant  reçu  leurs  chartes  d'affran- 
chissement, dans  les  vallées  de  l'Oise,  de  l'Aisne  et  de  la 
Somme,  au  temps  des  premiers  rois  de  la  dynastie  capétienne.i 

Ham. 

—  Voyez,  me  dit  M.  Étévé,  adjoint  au  maire  de  Ham,  le 
registre  de  nos  délibérations.  Nous  sommes  tiers  de  penser  qu'il 
pourra  servir  de  document  à  ceux  qui  feront  demain  l'histoire 
de  la  France  d'aujourd'hui. 

On  ne  peut  regarder  sans  émotion  ce  gros  cahier  dont  la 
calligraphie  nette  et  loyale  raconte,  avec  la  sobre  précision  d'un 
procès-verbal,  la  vie  de  la  cité  triste,  fière,  et  toujours  animée 
d'une  secrète  et  invincible  espérance,  malgré  la  présence  odieuse 
de  l'ennemi.  Les  Allemands,  venant  de  Péronne,  arrivèrent  à 
Ham  dans  la  matinée  du  samedi  29  août  1914.  A  partir  de 
ce  moment,  la  ville  de  Ham  fut  séparée  du  reste  de  la  France. 
Et  cette  épreuve  a  duré  jusqu'au  19  mars  1917,  pendant  deux 
ans,  six  mois  et  dix-neuf  jours  ! 

Un  des  premiers  soins  des  envahisseurs  fut  d'emmener  en 
captivité  le  maire  de  Ham,  M.  Gronier,  qui  fut  arrêté  en 
même  temps  que  M.  Caurette,  notaire,  et  enferme  au  camp  de 
llolzmiden.  Selon  les  propres  paroles  de  l'adjoint,  M.  Étévé,  «  ils 
ont  donné  ensuite  libre  cours  à  leur  instinct  de  destruction, 
cassant  les  meubles,  coupant  les  draps,  et  causant  des  dom- 


AUX  RKGIONS  DLVASTÉES.  425 

mages  sans  aucune  utilité  pour  eux-mêmes.  Les  réquisitions 
sont  devenues  continuelles;  maisons  et  magasins  ont  été 
vidés  peu  à  peu...  Un  jour,  on  est  venu  soi-disant  emprunter, 
pour  le  chef  de  la  Kommandantw,  une  très  belle  table,  appar- 
tenant à  l'Hôtel  de  Ville,  et  qui  avait  été  estimée  cinq  mille 
francs;  elle  ne  nous  a  jamais  été  rendue.  »  Avant  de  quitter 
Ham,  les  Allemands  mirent  le  feu  aux  fabriques  de  sucre  de 
MM.  Bocquet  et  Bernot,  aux  ateliers  mécaniques  de  MM.  Mahot 
et  Génin,  à  la  brasserie  de  M.  Serré,  à  la  fabrique  d'huile  de 
M.  Dive  fils. 

Dans  la  matinée  du  10  février,  plus  de  cinq  cents  personnes 
de  Ham  reçurent  la  convocation  fatale  qui  jetait  l'épouvante  au 
foyer  des  familles.  H  fallait  se  rendre  à  l'esplanade  du  château, 
sous  prétexte  d'une  vérification  de  papiers  d'identité.  Lorsque 
l'appel  eut  été  fait,  ces  pauvres  gens  restèrent  là,  piétinant  dans 
la  neige,  jusqu'à  trois  heures  de  l'après-midi, sans  rien  manger. 
C'est  à  peine  si  quelques  mères  de  famille  purent  apporter  à 
leurs  enfans  un  peu  de  nourriture  avant  la  déchirante  sépa- 
ration. Ces  malheureuses  mères,  ayant  accompagné  leurs  filles 
pour  tenter  une  suprême  démarche  auprès  de  la  Komman- 
dantur,  furent  brutalement  repoussées.  Un  document  public 
nous  a  fait  connaître  ce  mot  d'un  commandant  allemand  qui, 
après  avoir  repéré  dans  le  troupeau  des  captives  une  jeune  fille 
de  seize  ans,  a  dit  :  «  Celle-là  est  pour  moi  (1).  » 

Dans  cette  même  ville  de  Ham,  les  Allemands  enlevèrent 
encore,  le  13  mars  1917,  quatre-vingts  personnes,  soixante 
hommes  et  vingt  femmes,  parmi  lesquelles  se  trouvaient  quatre 
malades  de  l'hospice.  Un  témoin  de  ces  scènes  en  a  fait  ainsi 
la  description  :  «  J'ai  assisté  aux  enlèvemens  d'habitans.  C'était 
navrant!  Ma  femme,  âgée  de  cinquante-quatre  ans,  a  été  l'une 
des  victimes  de  cette  horrible  mesure.  Elle  n'est  pas  encore 
revenue  ;  je  n'ai  jamais  reçu  de  ses  nouveJles,  et  j'ignore  même 
où  elle  est.  Elle  avait  exhibé  aux  Allemands  un  certificat  mé- 
dical, établissant  l'état  précaire  de  sa  santé  :  il  n'en  a  été  nulle- 
ment tenu  compte.  J'ai  alors  demandé  à  partir  avec  elle,  mais 
je  n'ai  pu  l'obtenir.   » 

Dans  la  nuit  du  samedi  17  mars  1917,  le  maire  de  Ham 
reçut  l'ordre  de  réunir  à  l'église  et  au  centre  de  la  ville,  avec 

(1)  Séance  du  Sénat,  31  mars  1917. 


426  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

(les  vivres  pour  vingt-quatre  heures,  les  derniers  habitans  de 
sa  ville,  dépeuplée  par  plusieurs  enlèvemens  d'otages  et  de 
captives.  Une  proclamation  du  haut  commandement  allemand 
disait  que  les  ponts  de  la  Somme,  le  château  de  Ham,  le 
beffroi  allaient  sauter,  et  que  les  explosions  auraient  lieu  le 
dimanche  de  midi  à  quatre  heures,  après  avoir  été  annoncées 
par  des  sonneries  de  clairons.  La  population  anxieuse  attendit 
toute  la  journée.  Mais  les  clairons  annonciateurs  de  la  cata- 
strophe ne  sonnèrent  point.  Et,  quand  le  soleil  de  ce  triste 
jour  se  coucha  dans  un  horizon  d'orage,  nul  encore  n'avait 
entendu  les  détonations  prévues  et  prescrites  par  l'état-major 
de  Hindenburg.  La  nuit  vint.  Personne  n'avait  l'esprit  assez 
dispos  ni  le  cœur  assez  apaisé  pour  songer  à  dormir.  Avait-on 
calculé  cette  insomnie  comme  un  surcroît  de  tourment, 
infligé  par  la  méthode  allemande  à  une  population  qui,  depuis 
vingt-quatre  heures,  endurait  de  mortelles  alarmes?  Toujours 
est-il  qu'en  pleine  nuit,  sans  avertissement  préalable,  la 
ville  tout  entière,  en  proie  au  plus  terrible  cauchemar,  fut 
secouée  jusqu'en  ses  profondeurs  par  une  brusque  détonation, 
suivie  d'un  effroyable  roulement  de  tonnerre.  On  entendit 
aussitôt  un  fracas  de  pierres  écroulées.  Et  maintenant,  le 
vieux  château  de  Ham,  la  tour  du  connétable  de  Saint-Pol,  ces 
murs  à  créneaux  et  à  mâchicoulis,  dont  l'ensemble  formait  un 
pittoresque  monument  de  l'architecture  du  xv^  siècle  et  fut  res- 
pecté même  par  les  démolisseurs  et  les  incendiaires  aux  gages 
de  Charles-Quint,  ne  sont  plus  qu'un  éboulis  de  décombres, 
comme  le  donjon  de  Goucy  (1). 

Le  dernier  chef  de  la  Kommandantur  de  Ham  était  un 
général  nommé  Fleck.  Ce  Fleck  s'était  logé,  avec  son  état- 
major,  rue  du  Marché-Franc,  dans  une  grande  et  belle  maison, 
appartenant  à  M°"  Bernot,  veuve  du  regretté  sénateur,  prési- 
dent du  conseil  général  de  la  Somme.  Dans  la  semaine  qui 
précéda  la  retraite  de  l'armée  allemande,  c'est-à-dire  à  partir 
du  11  mars,  Fleck  fit  emporter  par  des  camions  militaires  auto- 
mobiles une  cargaison  de   meubles,  notamment  un  coffre-fort.i 

—  Dès  que  les  camions  étaient  chargés,  dit  un  témoin,  ils 
filaient  dans  la  direction  de  la  gare. 

Le  moment  vint  où  Fleck  lui-même  «  fila  »  dans  une  auto 

(1)  Voyez  dans    la   Revue  du  1"  mai    1917,  l'article  de  M.   Germain    Lefèvre- 
Poûtalis  :  Un  crime  allemand,  la  destruction  de  Coucy. 


AUX  RÉGIONS  DÉVASTÉES.  427 

rapide.  C'était  le  dimanche  18  mars,  à  huit  heures  et  demie  du 
matin.  A  cet  instant,  une  vingtaine  d'hommes,  sous  la  conduite 
d'un  caporal,  vinrent  s'aligner  dans  la  rue  du  Marché-Franc. 
Ils  étaient  armés  de  haches  et  de  bâtons  ferrés.  Ils  avaient  reçu 
des  ordres  précis.  Au  moment  où  le  général  Fleck  disparais- 
sait, le  caporal  et  .ses  hommes  entrèrent  dans  la  maison.  Ils 
avaient  dit  : 

—  Zum  Befehl,  Herr  General.  A  vos  ordres,  seigneur 
général. 

Alors,  conformément  aux  ordres  donnés,  l'équipe  se  mit  en 
devoir  de  détruire  tout  ce  qui  n'avait  pas  été  emballé  par  le 
général  sur  des  camions  automobiles.  Gela  fut  fait  mécanique- 
ment, selon  la  consigne,  avec  l'automatisme  machinal  de  la 
discipline  allemande,  à  coups  de  haches  et  de  bâtons  ferrés. 
Nous  avons  vu  cette  maison  dans  l'état  où  ce  sabotage  l'a 
réduite.  Dès  qu'on  a  franchi  la  grille  d'entrée,  on  marche  sur 
des  tessons  de  porcelaine  brisée.  Le  vestibule,  au  haut  du 
perron,  est  jonché  des  éclats  miroitans  d'une  grande  glace 
cassée.  Dans  le  salon,  le  buste  du  maître  de  la  maison,  en 
marbre  blanc,  a  été  jeté  sur  le  parquet  et  barbouillé  d'encre 
noire.  Les  portes  sont  enfoncées,  les  persiennes  décrochées, 
les  serrures  broyées,  les  verrous  arrachés,  les  loquets  tordus. 

On  nous  rapporte  qu'aux  témoins  de  cette  scène  qui  leur 
faisaient  honte,  ces  saboteurs  en  uniforme  répondaient  : 

—  Ordre  du  général...  Ailes  kapout. 

Ailes  kapout!...  Tout  doit  être  détruit.  C'est  ainsi  que  les 
officiers  allemands,  sous  le  règne  de  Guillaume  II,  prennent 
congé  des  personnes  chez  lesquelles  ils  ont  habité.  Je  me 
souviens,  à  ce  propos,  d'un  passage  des  Mémoires  de  Goethe, 
où  l'on  voit  qu'un  officier  français,  le  comte  de  Thorenc,  lieute- 
nant du  roi  de  France,  étant  logé  dans  la  maison  du  père  de 
l'auteur,  à  Francfort-sur-le-Mein,  en  1759,  «  ne  voulut  même 
pas  clouer  aux  murs  ses  cartes  de  géographie,  pour  ne  pas 
endommager  les  tapisseries  neuves...   » 

Allons  maintenant  à  Chauny,  où  nous  attendent  d'autres 
effets  de  la  Kultur. 

Chauny. 

L'arrivée  à  Chauny,  cité  naguère  avenante,  c'est  un  voyage 
parmi  les  ruines  d'une  sorte  de  Pompéi.  Mais  il  y  a  une  diffé- 


428  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

rence  :  cette  dévastation  n'est  pas  un  méfait  de  la  nature 
aveugle  et  sourde,  c'est  le  crime  raisonné,  abominable  et 
absurde  de  la  barbarie  scientifique. 

La  ville  de  Ghauny  fut  dépeuplée  avant  d'être  dévastée. 
Pendant  plus  de  deux  années  d'un  régime  intolérable,  la  peine 
de  la  déportation,  arbitrairement  prononcée,  punissait  la 
moindre  peccadille,  la  plus  petite  infraction  aux  règlemens 
d'une  police  aussi  taquine  que  vexatoire  et  brutale.  Il  était 
défendu  aux  habitans  de  sortir  de  chez  eux  avant  huit  heures  du 
matin;  chacun  devait  rentrer  à  sept  heures  du  soir  et  rester  au 
logis  sans  lumière.  La  servante  d'un  vicaire,  se  trouvant  dans 
le  couloir  d'entrée  de  sa  maison  un  peu  après  l'heure  fixée,  fut 
condamnée  pour  ce  fait  à  plusieurs  mois  de  prison  et  envoyée 
dans  une  geôle  d'Allemagne.  Le  vicaire,  ayant  protesté,  subit 
le  même  sort.  La  déportation  des  habitans  de  Ghauny,  âgés  de 
quinze  à  soixante  ans,  commença  le  18  février  1917  et  dura 
jusqu'au  23  du  même  mois,  date  à  laquelle  le  maire  de  Ghauny, 
M.  'Descambres,  le  directeur  du  ravitaillement,  M.  Soulier,  le 
délégué,  M.  Vasseur,  et  MM.  Halland,  Emond,  comptables  du 
comité,  furent  emmenés  en  captivité.  Gomme  le  nombre  des 
malades  croissait,  on  enleva  les  médecins...  Nous  sommes 
heureux  de  trouver  à  son  poste  d'honneur  et  de  dévouement 
l'adjoint  au  maire,  M.  Broglin,  qui  a  résumé  en  termes  saisis- 
sans  cette  longue  épreuve  :  «  Notre  ville  a  été  occupée  sans 
interruption  depuis  le  4"  septembre  1914  jusqu'au  matin  du 
19  mars  1917.  J'ai  vu  deux  invasions.  Gelle  de  1870  n'était  rien 
à  côté  de  celle  que  nous  venons  de  subir.  Pendant  près  de 
trente  mois,  nous  avons  vécu  sous  le  régime  le  plus  intolérable 
et  le  plus  humiliant.  Obligés  de  ne  pas  sortir  de  chez  nous 
avant  huit  heures  du  matin,  de  rentrer  à  sept  heures  du  soir, 
de  rester  sans  lumière  dans  nos  demeures,  de  saluer  chapeau 
bas  les  officiers  sous  peine  d'emprisonnement,  menacés  de 
perdre  ce  qui  nous  restait  de  liberté,  pour  les  raisons  les  plus 
futiles,  accablés  de  contributions  et  de  réquisitions,  nous  atten- 
dions avec  angoisse  l'heure  de  la  délivrance.  Quelle  n'a  pas  été 
notre  joie,  malgré  Yhorrew  des  derniers  jours,  quand  elle  est 
arrivée  (1)!  » 

(1)  Une  citation  à  l'Officiel  vient  de  porter  à  la  connaissance  du  pays  l'exemple 
donné  par  M.  Broglin  et  par  ses  vaillans  collègues  qui  ont  bravé  toutes  sortes  de 
périls  en  restant  à  leur  poste.  On  sait  d'ailleurs  ce  qui  s'est  passé  à  Lassigny,  otj 


AUX  RÉGIONS  DÉVASTÉES.  429 

Cette  «  horreur  des  derniers  jours  »  n'apparaît  nulle  part 
plus  poignante  que  dans  l'ëtat  actuel  de  Chauny.;  Un  simple 
procès-verbal  de  constat  suffirait  à  peindre  la  dévastation  de 
cette  ville  industrieuse  et  florissante  qui,  dans  une  situation 
commode  et  agréable,  sur  les  deux  rives  de  l'Oise,  à  la  jonc- 
tion de  deux  canaux,  au  pied  d'une  colline  verdoyante  et  boisée, 
avait  oublié  ses  malheurs  d'autrefois,  s'était  relevée  des  ruines 
accumulées  par  les  reitres  et  les  lansquenets  du  xvi*^  siècle,  au 
point  de  réclamer  devant  l'Assemblée  nationale,  en  1790,  le 
titre  de  chef-lieu  du  département  de  l'Aisne,  comme  un  privilège 
dû  au  chiffre  de  sa  population  non  moins  qu'aux  avantages  de 
sa  situation  naturelle  et  à  l'ancienneté  de  sa  maîtrise  des  eaux  et 
forêts.  Toutes  sortes  d'industries  anciennes  ou  nouvelles,  depuis  la 
manufacture  de  glaces  de  Saint-Gobain  jusqu'aux  plus  récentes 
exploitations  des  phosphates  de  chaux,  avaient  assuré  la  pros- 
périté de  Chauny  et  l'aisance  de  ses  habitans.  C'était  un  coin 
de  France  où  l'on  vivait  heureux.  A  présent  l'aspect  de  cette 
ville  n'offre  que  des  visions  de  choses  écroulées,  effondrées, 
anéanties,  qui  n'ont  plus  de  forme,  ni  de  couleur,  ni  de  nom. 
Sous  la  formidable  poussée  des  explosions,  les  murs  se  sont 
abîmés,  pulvérisés,  éparpillés  en  traînées  de  poussière  et  de 
cendre,  en  effondrements  de  gravats  calcinés.  Les  ravages  d'une 
éruption  volcanique  sont  moins  cruels  que  cette  destruction 
exécutée  par  ordre. 

De  l'église  Saint-Martin  de  Chauny  rien  ne  subsiste,  hormis 
quelques  pans  de  murs  déchiquetés.  Les  rues,  dont  le  déblaie- 
ment occupe  de  nombreuses  escouades  de  braves  territoriaux, 
sont  obstruées  de  décombres,  ne  traversent  que  des  ruines  et  ne 
mènent  qu'à  des  fondrières.  Pour  miner  la  ville  de  Chauny,  les 
ingénieurs  allemands  avaient  eu  soin,  deux  mois  à  l'avance,  de 
prendre  la  mesure  des  caves  de  toutes  les  maisons.  Ils  savaient 

M.  Fabre,  conseiller  général,  accourut  dès  la  première  alerte  et  fut  fait  prisonnier 
par  les  Allemands  ;  à  Senlis,  où  le  maire,  M.  Odent,  paya  de  sa  vie  la  haute-idée 
qu'il  se  faisait  de  son  devoir  civique;  à  Chantilly,  où  les  magistrats  municipaux 
et  les  fonctionnaires  de  l'Institut  ont  rivalisé  de  courage,  en  des  journées  tragiques. 
(\oyez  dans  la  Revue  du  15  février  1917,  l'Inslilut  de  France  et  la  guerre,  et  dans 
le  Journal  des  Savans  de  janvier  1915,  le  rapport  de  M.  Elle  Berger,  conservateur 
du  musée  Condé.)  Tandis  que  le  maire,  M.  Vallon,  était  pris  comme  otage,  l'hos- 
pice Condé  continuait  de  recevoir  des  blessés  et  des  malades  soignés  par  le 
docteur  Chaumel.  L'ambulance  de  l'Institut,  dii'igée  par  M.  Georges  Vicaire,  a 
maintenu  sans  interruption,  au  moment  du  danger,  le  fonctionnement  des  ser- 
vices qu'elle  n'a  pas  cessé  d'assurer  jusqu'à  ce  jour. 


430 


REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 


ainsi,  fort  exactement,  la  quantité  d'explosifs  qui  leur  était 
nécessaire.  Des  matières  inflammables  étaient  préparées,  pour 
le  cas  où  les  explosifs  ne  suffiraient  pas. 

L'opération  prévue  et  prescrite  par  les  directives  de  l'état- 
major  allemand  commença,  dans  les  derniers  jours  de  février, 
par  l'évacuation  forcée  d'environ  1990  habitants  de  Ghauny,  la 
plupart  vieux  ou  infirmes  (à  peu  près  tout  ce  qui  restait  d'une 
population  de  plus  de  dix  mille  âmes!)  que  l'on  entassa  pêle- 
mêle  avec  trois  milliers  d'évacués  de  treize  communes  d'alen- 
tour et  même  du  canton  de  La  Fère,  dans  un  faubourg  qui,  en 
temps  ordinaire,  ne  peut  guère  loger  plus  d'un  millier  de 
personnes.  Quand  cet  internement  fut  achevé,  on  procéda 
méthodiquement  au  pillage  de  la  ville  déserte.  Les  maisons» 
avant  d'être  bourrées  de  dynamite  et  de  cheddite,  furent  vidées 
de  tout  leur  contenu.  Les  meubles  furent  déménagés.  L'effrac- 
tion des  coffres-forts  fut  organisée  comme  à  Noyon.  On  peut 
voir,  en  explorant  les  ruines  de  l'église  Notre-Dame  de  Ghauny, 
ce  que  fut  ce  pillage  final.  Les  trois  troncs  de  l'église  sont 
brisés,  et  les.  traces  des  instrumens  de  cambriolage  qui  ont 
servi  à  cette  fracture  sont  très  visibles.  Les  serrures  des  armoires 
ménagées  dans  les  boiseries  sont  forcées.  Les  portes  de  la 
sacristie  sont  enfoncées  et  l'on  a  jeté  sur  le  plancher,  en  vidant 
les  tiroirs,  tout  ce  qu'on  n'a  pas  emporté. 

En  s'en  allant,  dans  la  nuit  du  19  au  20  mars,  les  Allemands 
firent  un  dernier  geste,  qu'il  faut  noter,  comme  l'épilogue  de 
ces  jours  d'angoisse,  de  larmes  et  de  sang.  Leurs  batteries, 
installées  à  Saint-Gobain  et  sur  les  buttes  de  Rouy,  envoyèrent 
des  obus  sur  les  bâtimens  de  l'institution  ecclésiastique  Saint- 
Gharles,  qui  servait  de  refuge  à  des  vieillards,  à  des  enfans,  à 
des  malades,  et  dont  ils  ne  pouvaient  ignorer  la  destination, 
puisqu'ils  avaient  fait  peindre  eux-mêmes,  sur  la  toiture -de  cet 
établissement,  plusieurs  croix  rouges,  entourées  de  cercles 
blancs.  Un  enfant  de  dix  ans,  entre  autres  victimes,  a  péri  dans 
ce  bombardement  stupide  et  féroce. 

Par  un  ordre  de  cabinet,  daté  du  24  mars  1917,  Guillaume  II 
a  adressé  ses  félicitations  officielles  au  maréchal  Hindenburg, 
pour  avoir  ravagé  nos  départemens  de  l'Oise,  de  l'Aisne  et  de 
la  Somme. 

«  Avec  une  sage  clairvoyance,  disait  le  kaiser  à  son  subor- 


AUX    RÉr.îONS    DÉVASTÉES.  431 

donné,  vous  avez,  de  concert  avec  votre  conseiller  éprouvé,  le 
général  Ludendorff,  pris  cette  décision...  Vous  avez  donné  ainsi 
une  nouvelle  preuve  de  votre  grand  art  de  stratège...  Cette 
décision  de  haute  portée  ne  pouvait  être  réalisée  prudemment 
que  si  tout  était  prévu  dans  le  moindre  détail  et  méthodiquement 
préparé...  Le  parfait  développement  de  toutes  les  mesures  venues 
jusqu'ici  à  exécution  constitue  une  nouvelle  page  de  gloire 
dans  l'œuvre  accomplie  par  ?non  état-major  général.  De  même 
que  je  vous  ai  prié  d'exprimer  aux  troupes  toute  ma  reconnais- 
sance pour  leurs  exploits,  je  saisis  maintenant  l'occasion  de 
vous  exprimer  à  vous-même,  au  général  Ludendorfî  et  à  tous 
vos  collaborateurs,  mes  remerciemens  tout  particuliers  et  ma 
satisfaction  sans  réserve,  et  je  vous  prie  d'en  faire  part  à  tous 
les  intéressés.  » 

Cette  pièce,  signée  de  Guillaume  II,  désormais  classée  au 
dossier  d'un  procès  qui  sera  jugé  au  grand  jour,  contient  un 
aveu  personnel  où  se  révèlent  nettement  les  responsabilités  de 
l'auteur  principal  et  des  complices  de  la  plus  monstrueuse 
entreprise  qui  ait  jamais  été  organisée  contre  nos  foyers,  contre 
le  travail  humain,  contre  l'existence  même  de  la  civilisation^ 
Enregistrons  cet  aveu,  en  attendant  avec  confiance  l'heure 
inéluctable  du  règlement  des  comptes  et  de  l'évaluation  des 
justes  indemnités. 

Gaston  Deschamps.; 


LES 

OFFENSIVES    CONJUGUÉES 


Il  y  a  six  semaines,  comme  conclusion  à  mon  étude  :  «  Où 
en  sont  les  deux  blocus?  »  et  après  avoir  observé  que,  même 
bloquée  hermétiquement,  l'Allemagne  trouverait  encore  dans 
les  contrées  qu'elle  a  conquises  et  qu'elle  exploite  savamment, 
des  ressources  suffisantes  pour  «  tenir  »  encore  au  moins 
dix- huit  mois,  je  posais  la  question  que  tant  de  gens  se  posent  : 
((  Que  faut-il  donc  faire  de  notre  côté?  Rester  sur  la  défensive 
ou,  au  contraire,  faire  sur  tous  les  fronts,  y  compris  le  front 
Nord,  les  efforts  les  plus  vigoureux  pour  disputer  aux  empires 
du  Centre  la  libre  disposition  de  ces  territoires  sur  lesquels 
paraissent  compter,  comme  ressource  suprême,  les  profonds 
stratèges  du  grand  Etat-major?  » 

La  réponse,  déjà,  ne  me  semblait  pas  douteuse,  mais  je 
prévoyais  des  objections,  la  révolution  russe,  la  Grèce,  l'infran- 
chissable coupure  des  Dardanelles  et  l'obstacle,  au  moins  moral, 
que  nous  oppose  la  neutralité  danoise. 

11  y  en  a  d'autres  dont  je  ne  parlais  point  alors;  il  y  a 
surtout,  on  peut  le  dire  maintenant  que  le  fait,  —  d'ailleurs 
parfaitement  connu  de  nos  adversaires  (1),  —  a  été  publiquement 
admis  par  des  membres  du  gouvernement  français,  il  y  a  qu'à 
la  suite  des  événemens  militaires  du  mois  d'avril,  bien  mal 
interprétés,  du  reste,  l'opinion  a  été  chez  nous  mise  en  défiance 
contre  les  résultats  d'une  grande  offensive,  quels  qu'en  soient 
le  théâtre,  la  portée,  les  moyens. 

(1)  Lire  à  ce  sujet  le  remarquable  article  publié  le  2  juillet  par  Lord  Esher, 
pair  d'Angleterre,  daas  le  Matin. 


LES    OFFENSIVES    CONJUC.UEES. 


433 


II  semble  à  beaucoup  de  Français,  —  i)as  à  tous,  heureu- 
sement! —  que  «  tenir  »  dans  les  tranchées  du  front  occidental 
doive  de'sormais  suffire  à  toutes  les  exigences  d'une  situation 
dont  l'issue  s'enveloppe  pour  eux  de  quelques  nuages,  et  qu'en 
tout  cas,  on  ne  puisse  pas  demander  davantage  à  une  nation 
qui  a  déjà  tant  souffert  et  dont  le  sang  généreux  a  coulé  par 
tant  de  blessures.  D'ailleurs,  l'Amérique  n'est-elle  pas  là  avec 
toute  son  énorme  puissance?  N'aurons-nous  pas  bientôt,  pour 
reconquérir  ce  qui  reste  encore  de  notre  sol  entre  les  mains  de 
l'ennemi,  le  million  de  soldats  qu'elle  nous  a  promis?  Déjà  les 
premiers  contingens  arrivent!... 

Quels  périls  ne  résulteraient  pas  dans  l'avenir,  au  moment 
du  règlement  de  comptes  final,  d'une  conception  qui  attribuerait, 
si  on  la  poussait  un  peu  loin,  à  d'autres  qu'aux  Français  eux- 
mêmes  le  rôle  principal  dans  la  récupération  de  nos  territoires, 
c'est  ce  que  ne  se  demandent  pas  les  prêcheurs  de  faiblesse, 
dont  toute  la  préoccupation  n'est,  au  fond,  que  de  se  ménager 
la  faveur  de  la  masse  qui  ne  voit  pas  au  delà  des  épreuves  de 
l'heure  présente... 

Mais  laissons  cela  :  aussi  bien  cet  état  d'esprit  où  l'on 
retrouve,  avec  la  déception  à  laquelle  je  faisais  allusion  tout 
à  l'heure,  les  angoisses  d'une  crise  économique  et  le  travail 
souterrain  de  révolutionnaires  suspects  d'intelligence  avec  l'Al- 
lemagne, le  verrait-on  se  modifier  brusquement  au  premier 
succès  important  de  nos  armes  ou  seulement  si  cette  nation, 
qui  a  déjà  donné  tant  de  preuves  de  confiante  fermeté,  se 
sentait  poussée  par  des  mains  énergiques  dans  la  voie  des 
mesures  décisives,  en  ce  qui  touche  la  politique  de  la  guerre. 

Oui,  j'en  ai  la  pleine  conviction,  la  France  n'attend,  pour 
retrouver  tout  son  élan  comme  pour  voir  renaître  tous  ses 
espoirs,  que  des  déterminations  vigoureuses  des  gouvernemens 
alliés,  des  déterminations  de  haute  portée,  oij  elle  reconnaîtra 
la  claire  intelligence  de  ce  qu'il  faut  faire  enfin  pour  vaincre, 
où  elle  sentira  passer  le  souffle  émouvant  des  grandes  concep- 
tions offensives. 

Mais  avant  d'essayer,  comme  je  l'écrivais  le  l^'"  juin  dernier, 
d'indiquer  à  larges  touches,  —  et  en  m'excusant  de  la  témérité 
grande!  —  «  les  solutions  qui  me  paraîtraient  satisfaire  aux 
données  du  plus  grave  problème  que  cette  guerre  extraordinaire 

TOME  XL.  —   1917.  28 


434  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

ait  encore  posé  à  notre  constance,  »  il  n'est  peut-être  pas 
mauvais  de  revenir  sur  les  raisons  qui  ne  me  permettent  pas 
de  croire  qu'il  suffise  du  seul  blocus,  combiné  avec  des  opéra- 
tions purement  défensives,  pour  venir  à  bout  de  l'Allemagne 
dans  un  laps  de  temps  tel  que  nous  ne  soyons  pas  nous-mêmes 
réduits  à  l'épuisement  matériel  ou  à  l'abattement  moral. 

Il  y  a  eu,  c'est  incontestable,  de  sérieux  progrès  réalisés 
depuis  trois  mois  dans  l'organisation  du  «  blocus  au  travers  des 
neutres,  »  qui  avait  fait  l'objet,  le  30  mars  dernier,  d'un  inté- 
ressant débat  à  la  Chambre  des  députés.  Grâce  à  l'intelligente 
vigilance  des  organismes  chargés  de  tenir  étroitement  serrée 
lavis  de  pression  économique  que  nous  faisons  agir  depuis  plus 
de  deux  ans  sur  les  empires  coalisés,  on  pouvait  considérer 
déjà  comme  difficile  la  continuation  des  trafics  variés  au  moyen 
desquels  les  neutres  du  Nord  se  chargeaient  d'approvisionner 
l'Allemagne.  Les  «  contingentemens  »  s'étendaient,  ainsi  que 
les  opérations  de  la  «  politique  d'achats,  »  si  bien  définie 
par  l'éminent  sous-secrétaire  d'Etat  au  blocus,  M.  Denys 
Cochin. 

Mais  voici  que  le  gouvernement  des  Etats-Unis,  comme  je 
le  faisais  prévoir  dans  mon  étude  du  1'^'^  juin  (1),  a  décidément 
pris  les  mesures  nécessaires  pour  contrôler  toutes  les  exporta- 
tions alimentaires.  M.  Wilson  compterait  même  obtenir  du 
Congrès  de  pleins  pouvoirs  pour  exercer  sa  surveillance  sur  les 
exportations  de  charbon,  de  munitions  et  sur  les  opérations 
commerciales  de  toutes  les  industries  susceptibles  d'intéresser 
la  défense  nationale.  Mais  là,  il  se  heurte  à  de  sérieuses  résis- 
tances, tandis  que,  sur  la  question  du  contrôle  des  objets  d'ali- 
mentation, tout  le  monde  est  d'accord,  de  l'autre  côté  de  l'Atlan- 
tique, parce  que  le  Président  a  habilement  fait  valoir  l'immé- 
diat intérêt  qu'il  pourrait  y  avoir,  en  cas  de  mauvaise  récolte, 
à  ne  pas  se  démunir  complètement  de  réserves  de  vivres  dont 
la  seule  diminution  provoque  depuis  quelques  semaines  des 
spéculations  effrénées  et  en  tout  cas  une  élévation  marquée  du 
prix  de  l'existence. 

C'est  qu'en  effet,  aussitôt  qu'ils  ont  eu  le  soupçon  de  ce  que 
M.  Wilson  préparait,  les  approvisionneurs  ordinaires  de  l'Alle- 
magne se  sont  précipités  sur  les  marchés  américains  et  y  ont 

(1)  Voyez   la  Revue  du   1"  juin    1917   :  «   Où   en    sont   les    deux   blocus?   » 
page  671. 


LES    OFFENSIVES    CONJUGUEES. 


435 


accaparé  toutes  les  denrées  disponibles  à  n'importe  quel  prix  (1). 
Les  stocks  ainsi  constitués  ont  pris  peu  à  peu  le  chemin  de  la 
mer  du  Nord  et  de  la  Baltique,  soit  sur  des  cargos  américains, 
soit  sur  des  vapeurs  neutres  qui,  les  uns  comme  les  autres,  ont 
«  miraculeusement  »  échappé  aux  coups  des  sous-marins  alle- 
mands, tandis  qu'un  trop  petit  nombre  d'entre  eux  se  voyaient 
contraints  de  subir  la  visite  dans  les  ports  alliés  de  l'Atlantique, 
—  visite  de  pure  forme,  souvent,  puisque  la  destination  des 
cargaisons  est  presque  toujours  parfaitement  correcte  e?î  appa- 
rcîJce  (2). 

Il  n'est  pas  aisé  d'évaluer  ce  que  les  empires  du  Centre,  et 
l'Allemagne  surtout,  ont  pu  gagner  à  cette  curée  rapide  et  vio- 
lente en  durée  de  résistance  ;  mais  il  est  certain  que  la  soudure 
entre  les  deux  récoltes  de  1916  et  de  1917  est  assez  bien 
assurée,  et  il  est  probable  que  des  réserves  ont  pu  être  consti- 
tuées. 

Quoi  qu'il  en  soit,  pour  avoir  été  peut-être  un  peu  tardives, 
déjà,  les  mesures  de  contingentement  rigoureux  prises  par 
M.  Wilson  n'en  seront  pas  moins  utiles  dans  l'avenir;  mais  il 
faut  observer  ce  point  important,  auquel  je  faisais  allusion 
tout  à  l'heure,  que  les  Alliés  de  l'Ouest  de  l'Europe  ne  peuvent 
compter  sur  le  bénéfice  des  restrictions  imposées  aux  Scan- 
dinaves et  aux  Hollandais,  au  sujet  des  denrées  alimentaires, 
que  dans  la  mesure  où  les  denrées  ainsi  retenues  seront  jugées 
inutiles  pour  les  cent  millions  d'habitans  des  Etats-Unis.  Or,  il 
y  a  là  un  inconnu  préoccupant,  car  il  est  impossible  de  se  dissi- 
muler que  la  popularité  de  M.  Wilson,  la  popularité  de  la  guerre 
à  l'Allemagne,  si  l'on  veut,  résisterait  difficilement,  chez  les 
masses  ouvrières  de  la  grande  République,  aux  épreuves  de  la 
«  vie  chère,  »  si  ces  épreuves,  déjà  sensibles,  devenaient  bientôt 
plus  pénibles  encore. 

Enfin,  autre  inconnu  :  les  quatre  puissances  intéressées 
dans  cette  affaire  du  contingentement  ont  envoyé  à  Washington 
des  négociateurs  habiles,  —  quelques-uns  même  choisis  pour 
la  faveur  dont  on  suppose  qu'ils  jouiront  auprès  des  syndicats 

(1)  M.  Hoover,  directeur  de  ralirrientatioa  aux  États-Unis,  affirme  qu'en  un 
mois  les  spéculateurs  américains  ont  gagné  sur  les  grains  et  autres  denrées 
50  millions  de  dollars. 

\2)  N  oublions  pas  que,  pour  paralyser  les  efTorts  d'investigation  des  Alliés, 
les  Neutres  gardent  pour  leur  consommation  les  denrées  importées,  mais  vendent 
aux  Ailema nds  iowiQ?,  les  denrées  analogues  produites  chez  eux. 


436  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ouvriers,  —  qui  s'efforcent  d'obtenir  les  conditions  les  plus  avan- 
tageuses en  majorant  les  chiffres  qui  représenteraient  les  besoins 
réels  des  populations  dont  les  intérêts  leur  sont  confiés. 

Ce  n'est  pas  touti  Que  ces  populations  des  neutres  du  Nord 
commencent  à  souffrir  sérieusement  des  résultats  des  deux  blocus 
combinés,  c'est  ce  qui  apparaît  sans  aucun  doute  possible.  Or, 
ces  souffrances  vont  être  augmentées  par  les  décisions  nouvelles 
du  gouvernement  américain  et  le  seront  d'autant  plus  que  ce 
gouvernement  semble  disposé  à  exiger  que  les  cargos  de  ces 
neutres  viennent  chercher,  eux-mêmes,  les  provisions  qu'il 
consentira  à  leur  céder  après  s'être  bien  assuré  que  rien  n'en 
pourra  être  distrait  pour  l'Allemagne.  Mais  il  est  clair  qu'à  ce 
moment-là,  la  Wilhelmstrasse  et  l'Office  naval  changeront 
complètement  d'attitude  et  que  les  torpillages  recommenceront 
de  plus  belle.  On  sait  que  la  diplomatie  allemande  n'a  pas 
encore  perdu  l'espoir  de  persuader  à  ses  victimes  qu'elles  sont, 
en  réalité,  les  victimes  des  Alliés,  les  victimes  de  «  l'odieuse 
Angleterre.  »  Pouvons-nous  être  absolument  assurés  que  d'insi- 
dieux raisonnemens  de  ce  genre  n'auront  jamais  d'influence  sur 
des  peuples  exaspérés  par  le  besoin  et  constamment  travaillés, 
comme  on  le  voit  assez  depuis  quelques  semaines,  par  les  agens 
de  la  «  Sozialdemokratie  »  impériale?  La  populace  de  Rotterdam 
ne  vient-elle  pas  de  piller  les  allèges  où  le  gouvernement  anglais 
emmagasine  les  denrées  que,  conformément  à  la  «  politique 
d'achats,  »  il  acquiert  en  Hollande  pour  empêcher  que  les  Alle- 
mands ne  s'en  emparent,  mais  qu'il  ne  peut  pas  faire  immédia- 
tement passer  en  Angleterre,  faute  de  moyens  de  transport? 
Les  justes  observations  du  journal  socialiste  hollandais  Hetvolk, 
que  je  citais  ici  le  1"  juin  (1),  n'ont  pas  eu  le  pouvoir  d'arrêtei 
des  affamés  qui  voient  des  péniches  pleines  de  pommes  de  terre 
et  jugent  tout  naturel  de  les  vider  séance  tenante.  Et  sans  doute, 
il  devait  y  avoir  là  bon  nombre  d'excitateurs  allemands,  bien 
plus  encore  que  nous  n'en  avons  eu  chez  nous  au  moment  des 
grèves  du  début  de  juin;  mais  justement  n'est-ce  pas  à  l'emploi 
de  plus  en  plus  marqué  de  ce  moyen  d'action  qu'il  faut  s'attendre 
de  la  part  de  nos  ennemis?  Cette  longue  guerre,  qui  change 
constamment  de  physionomie,  va  voir  sa  phase  économique  se 
compliquer  partout  de  redoutables  mouvemens  populaires. 

(1)  Revue  des  Deux  Mondes,  du  1"  juin  1917,  déjà  citée.  («  Où  en  sont  les  deux 
blocus?»  page  670). 


LES    OFFENSIVES    CONJUGUÉES.  437 

Partout,  dis-je...,  mais  ne  sera-ce  pas  surtout  en  Allemagne 
même,  puisqu'en  définitive  c'est  l'Allemagne  qui  soutï're  le 
plus?  Et  par  conséquent  de  ce  côté-là  ne  conserverions-nous 
pas  un  avantage,  un  avantage  relatif,  tout  au  moins?... 

Je  le  crois  ;  je  l'espère  ;  mais  je  voudrais  en  être  plus  cer- 
tain. Je  voudrais  l'être,  du  moins  que  les  émeutes  de  la  faim,  au 
fond  assez  bénignes,  dont  on  nous  entretient  depuis  deux  ans, 
deviendront  assez  graves  chez  nos  enneriiis  pour  provoquer 
de  sanglantes  répressions  et,  par  un  inévitable  retour,  des 
insurrections  véritables.  Malheureusement,  de  tels  espoirs  ne 
viennent  guère  à  l'esprit  de  qui  connaît  les  Allemands,  peuple 
essentiellement  hiérarchisé,  soumis  craintivement  à  ses  princes, 
à  ses  chefs  militaires,  —  et  en  Prusse,  surtout  à  la  police,  la 
terrible  «  polizei,  »  —  troupeau  docile,  qui  n'a  que  de  brefs 
sursauts  de  colère  quand  il  ne  peut  manger  à  sa  faim.  Que 
l'armée  soit  suffisamment  nourrie,  et  elle  le  sera,  cela  seul 
importe  aux  dirigeans  de  l'Empire. 

«  Il  faut  que  le  public  français,  disait  dernièrement  un 
diplomate  étranger  qui  vient  de  Berlin  (1),  soit  persuadé  qu'il 
ne  doit  pas  s'attendre  à  une  révolution,  à  un  soulèvement 
quelconque  provoqué  chez  le  peuple  allemand  par  un  affaisse- 
ment moral  résultant  de  la  faim  et  des  privations.  11  faudra 
l'abattre  les  armes  à  la  main.  » 

Le  diplomate  dont  je  cite  l'opinion  ajoute  d'ailleurs  que 
tout  s'effondrerait  en  Allemagne  le  jour  où  serait  définitivement 
déçue  la  confiance  en  l'infaillibilité  du  grand  état-major  et  en 
la  capacité  des  gouvernans.  u  Le  gouvernement  allemand  le 
sait  et  c'est  pourquoi  il  trompe  son  peuple...  » 

Il  ne  le  trompe  pas  complètement,  toutefois,  en  lui  promet- 
tant qu'il  aura  toujours  de  quoi  se  soutenir,  sinon  de  satisfaire 
sa  faim.  Et  il  convient  de  répéter  ici  que  si  la  prochaine  récolte 
sera  inférieure  à  la  moyenne,  en  Allemagne,  par  suite  de  l'in- 
suffisance de  la  main-d'œuvre  et  des  engrais  (2),  elle  sera, 
semble-t-il,  assez  belle  en  Autriche,  belle  en  Hongrie,  superbe 
en  Valachie,  satisfaisante  dans  lus  liilkans  et  en  Asie-Mineure, 

(1)  M.  de  Aguero,  ministre  de  la  Uépiibiique  Cubaine  à  Berlin  (Interview 
donnée  au  Journal  des  Débats  et  publiée  le  S  juin  1917). 

(2)  Il  y  a  en  Allemagne  plus  de  3j0  fabriques  de  nitrate  artificiel,  mais  cet 
engrais  ne  vaut  pas,  à  beaucoup  près,  les  nitrates  naturels  du  Chili  qui  n'arri- 
vent plus,  depuis  deux  ans  et  danii,  dans  les  ports  allemands.  On  estime  que  1^ 
rendement  général  à  l'hectare  a  baissé  de  2o  pour  100. 


438  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

suffisante  enfin  dans  les  pays  conquis,  à  l'Est  et  à  l'Ouest  de 
l'AUemagne.  Or  on  sait  que  nos  adversaires,  appliquant  à 
l'extrême  rigueur  le  principe  :  Suprema  lex,  salus  popiili,  acca- 
pareront toutes  les  récoltes  dans  ces  dernières  contrées.  C'est, 
une  question  de  savoir  s'ils  laisseront  de  quoi  vivre,  avec  les 
plus  rigoureuses  privations,  aux  infortunés  habitans,  Lithua- 
niens, Polonais,  Volhyniens,  Valaques,  Serbes,  Belges  et 
Français  du  Nord. 

Quant  au  cheptel  qui,  fort  éprouvé  dans  les  premiers  mois 
de  la  guerre,  a  pu  se  maintenir  à  un  chiffre  assez  satisfai- 
sant (1),  grâce  justement  aux  réquisitions  impitoyables  prati- 
quées dans  les  régions  envahies,  les  Allemands  sont  bien 
décidés  à  l'exploiter  cette  année-ci  et  l'année  prochaine,  où, 
pensent-ils,  l'effroyable  lutte  se  décidera  en  leur  faveur,  les 
armées  de  l'Entente  étant  épuisées  et  les  peuples  affamés  par  la 
campagne  des  sous-marins  poursuivie  avec  une  énergie  crois- 
sante. On  s'étend  peu,  naturellement,  sur  les  secours  de  toute 
nature  que  les  Alliés  tireront  de  l'Amérique,  entrée  dans  le  conflit 
au  grand  dépit  des  chefs  des  puissances  centrales;  on  estime 
d'ailleurs  que  ces  secours  tardifs  ne  balanceront  pas  le  dommage 
causé  aux  ennemis  d'Occident  par  la  défaillance  des  armées 
russes.  Appréciation  doublement  imprudente,  peut-être!... 

Telle  est  la  situation  envisagée  de  part  et  d'autre  dans  son 
ensemble.  Rien  n'est  décidé.  Nous  sommes,  l'ennemi  et  nous, 
sur  le  sommet  du  plateau.  Qui,  des  deux  partis,  poussera  l'autre 
sur  la  pente  où  l'on  ne  s'arrête  plus  ?  Le  nôtre,  sans  aucun 
doute,  mais  à  la  condition  de  ne  rien  relâcher,  ni  de  notre 
vigueur  combative,  ni  de  notre  résistance  aux  élémens  de 
désordre  et  de  désorganisation,  ni,  surtout  peut-être,  car  enfin 
il  s'agit  d'abord  de  vivre,  de  nos  efforts  pour  restaurer  les 
ressources  du  pays,  à  mesure  qu'elles  s'épuisent. 

Et  ce  qui  apparaît  clairement,  lorsqu'on  y  réfléchit,  c'est  la 
capitale  importance  du  «  facteur  temps.  »  Oui,  il  faut  se  pres- 
ser. A  tous  les  points  de  vue,  il  convient  de  «  hâter  la  déci- 
sion, »  en  dépit  de  certaines  apparences  qui  nous  inciteraient 
à   temporiser,    à   attendre,   par    exemple,    pour   eptreprendre 

(1)  Bovins  :  17  à  18  millions  de  têtes,  au  lieu  de  27  en  août  1914  ;  porcs  : 
20  millions,  au  lieu  de  25  ;  moutons  :  complètement  disparus  (5  millions  en  1914); 
chèvres  :  3  millions,  au  lieu  de  4  500  000  (chiffres  fournis  par  M.  de  A^uero). 


LES    OFFENSIVES    CONJUGUÉES.  439 

l'assaut  définitif,  que  les  Etats-Unis  nous  aient  fourni,  dans 
toute  sa  plénitude,  le  secours  puissant  qu'ils  nous  ont  promis.i 

Et  pourquoi  cette  hâte?  Pour  une  simple,  mais  forte  raison, 
c'est  que  la  guerre  est  le  doînaine  de  l'imprévu,  cette  guerre 
surtout  où  tant  d'intérêts  et  de  si  essentiels  sont  en  jeu,  où  les 
belligérans  sentent  qu'il  s'agit  pour  eux  d'être  ou  de  ne  pas 
être,  où  l'Allemagne,  en  particulier,  acculée  à  une  impasse 
dont  elle  ne  peut  sortir  que  par  des  miracles  d'énergie,  mettra 
tout  en  œuvre,  avec  le  plus  absolu  défaut  de  scrupules,  pour 
provoquer  les  incidens  les  plus  extraordinaires,  les  plus  inat- 
tendus, si  elle  les  juge  de  nature  à  diminuer  la  force  morale 
de  ses  adversaires.  On  comprendra  sans  doute  que  je  n'en 
puisse  ni  veuille  dire  davantage.  Que  la  révolution  russe  nous 
fasse  enfin  comprendre  ce  capital  intérêt  de  nous  hâter.  Je 
pense  qu'on  ne  marchandera  pas  à  reconnaître  que  si, en  1915 
et  en  1916,  nous  avions  pu  lire  dans  le  livre  du  destin  qu'un 
si  formidable  et  périlleux  événement,  —  je  ne  me  place  qu'au 
point  de  vue  militaire  immédiat,  bien  entendu,  — se  produirait 
en  mars  1917,  nous  aurions  adopté  une  politique  de  guerre  plus 
vigoureuse,  ne  fût-ce  qu'au  point  de  vue  de  l'étouffement  éco- 
nomique de  l'Allemagne,  au  point  de  vue  de  la  Grèce  et  des 
affaires  des  Balkans,  au  point  de  vue  des  neutres  du  Nord  et  de 
l'utilisation  de  nos  forces  navales.  Et  peut-être  la  paix  serait- 
elle  conclue,  aujourd'hui,  à  notre  avantage... 

Que  convient-il  donc  de  faire,  sinon  de  tendre  tous  nos  res- 
sorts, de  mettre  en  action  toutes  nos  ressources,  qu'il  s'en  faut 
que  nous  ayons  toutes  employées;  et  puisque  l'ennemi  compte, 
pour  se  maintenir,  sur  celles  qu'il  sait  tirer  de  ses  conquêtes, 
de  lui  disputer  ces  malheureuses  régions,  ou  de  l'empêcher 
d'utiliser  leurs  produits  en  coupant  certaines  voies  essentielles 
de  communications? 

Le  premier  point  à  obtenir,  dans  cet  ordre  général  d'idées, 
c'est  que  l'on  reconnaisse  enfin  qu'il  y  a  un  front  Nord,  comme 
il  y  a  un  front  Est,  un  front  Ouest  et  un  front  Sud  ;  que  ce 
front  Nord  a  une  importance  économique  et  militaire  de  pre- 
mier ordre;  qu'il  est  d'ailleurs  le  lieu  d'élection  de  la  mise  en 
jeu  rationnelle  de  la  plus  grande  partie  des  forces  navales 
considérables  dont  disposent    les  Alliés  (1). 

(1)  Toutes  défalcations  faites  en  raison  des  pertes  déjà  subies  et  des  déchets 
résultant  d'une  usure  devenue  inépaiable  après  trois  ans  de  guerre,  on  arrive 


440  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Il  ne  peut  être  question  dans  celte  étude,  — ■  qui  n'a  qu'une 
portée  générale,  —  de  discuter  les  raisons  que  les  esprits  timorés 
font  valoir  pour  que  l'on  reste  dans  le  statu  quo  en  ce  qui 
touche  l'action  des  forces  navales  et  la  combinaison  éventuelle 
de  cette  action  avec  celle  des  forces  de  terre.  Dans  cet  ordre 
d'idées,  toutes  les  propositions  fécondes  ont  toujours  été  com- 
battues avec  acharnement,  toutes  les  grandes  entreprises  ont 
failli  avorter  devant  l'émoi  des  «  conseils  autorisés,  »  devant  la 
répugnance  instinctive  de  ceux-là  même  à  qui  incombait  la 
charge  de  conduire  ces  entreprises  à  bonne  fin  et  qui,  mis  au 
pied  du  mur,  l'ont  parfaitement  franchi  (1). 

Ne  cherchons  d'ailleurs  pas  davantage  —  ce  ne  nous  serait 
pas  permis  —  à  définir  d'une  manière  précise  toutes  les  opéra- 
tions qui  peuvent  être  exécutées  avec  de  raisonnables  chances 
de  succès  sur  ce  front  Nord.  J'observerai  seulement,  pour 
répondre  à  des  préoccupations  extrêmement  vives,  qu'il  ne 
saurait  être  question  de  donner  aux  grandes  unités  de  combat, 
aux  trop  précieux  dreadnoughts,  un  rôle  actif  dans  tout  ce  qui 
touche  à  l'attaque  des  ouvrages  de  côte,  ni  de  leur  imposer 
sans  des  précautions  minutieuses,  déjà  étudiées  par  les  spécia- 
listes, un  séjour  de  quelque  durée  dans  des  eaux  parcourues 
par  les  sous-marins  (2). 

Non;  le  rôle  tout  indiqué  de  ces  bâtimens  de  haut  bord 
et  d'énorme  déplacement  est  de  se  tenir  en  réserve,  à  quelque 


aux  totaux  suivans  pour  les  six  grandes  nations  maritimes  alliées,  Angleterre, 
Amérique,  France,  Italie,  Japon,  Russie  :  190  cuirassés,  dreadnoughts  et  «  croi- 
seurs de  combat;  »  73  croiseurs  cuirassés;  155  croiseurs  protégés  ou  croiseurs 
cuirassés  légers,  575  destroyers  et  grands  torpilleurs.  En  ce  qui  touche  les  sous- 
marins,  il  est  bon  de  garder  le  silence. 

Toujours  est-il  que  si  l'on  compare  ces  chiffres  formidables  à  ceux  qui  repré- 
sentent les  en"ectifs  de  nos  adversaires,  dans  les  mêmes  catégories  de  bâtimens, 
soit,  respectivement  :  56,  8,  49,  234,  on  sent  combien  sont  artificielles,  circons- 
tancielles et  «  politiques  »  les  raisons  de  l'attitude  purement  défensive  des  forces 
navales  de  l'Entente.  Ajoutons  que  les  Alliés  ont  eu  trois  ans  pour  construire  le 
matériel,  relativement  simple,  du  reste,  de  la  guerre  de  côtes. 

(1)  Un  exemple  remarquable  et  assez  peu  connu  de  cette  mentalité  spéciale 
est  celui  de  l'amiral  Duperré  qui,  ainsi,  du  reste,  que  toute  l'amirauté  française, 
ou  à  peu  près,  combattit  énergiquement  et  jusqu'au  dernier  moment  l'expédition 
d'Alger  de  1830,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  la  diriger  fort  bien.  Mais  l'amiral 
voulait  «  dégager  sa  responsabilité,  »  en  cas  d'échec. 

(2)  Je  me  propose  d'étudier  prochainement  la  question  des  blocus  maritimes» 
qui  me  semble  obscurcie  par  les  préjugés  tenaces  de  marins  qui  ne  veulent  pas 
se  rendre  compte  de  la  valeur  des  moyens  nouveaux  que  la  guerre  moderne  met 
à  leur  disposition  à  ce  sujet. 


LES    OFFENSIVES    CONJUGUEES.  441 

cent  milles  au  moins  des  points  successivement  attaqués, 
afin  d'être  en  mesure  de  se  jeter  sur  la  flotte  de  haute  mer 
ennemie,  si  celle-ci  voulait  intervenir.  Quant  aux  opérations 
poursuivies  sur  les  côtes,  elles  le  seront  par  les  unités  relative- 
ment anciennes,  les  navires  spéciaux  à  fond  plat  et  armés  de 
gros  obusiers,  les  bâtimens  légers  de  toute  ca.iégorie,  les  appa- 
reils aériens  réunis  en  quantité  considérable  et  dont  on  peut 
attendre  les  plus  grands  services  dans  ces  circonstances,  les  dra- 
gueurs, les  mouilleurs  de  mines,  et  enfin  les  navires  de  plongée 
pourvus  d'appareils  particulieVs  que  l'on  réclame  depuis  si  long- 
temps pour  eux. 

Gela  dit,  nous  pouvons  sans  doute  tabler  sur  les  avantages 
de  tous  ordres  que  nous  procurerait  la  méthodique  mise  en  jeu 
d'une  grande  force  navale  dans  la  mer  du  Nord  et  dans  la 
Baltique.  Du  coup,  nous  tendrions  la  main  aux  Russes,  ce  qui 
serait  aussi  utile  au  point  de  vue  politique  qu'au  point  de  vue 
militaire.  En  second  lieu,  nous  diminuerions  les  chances  de 
succès  des  sous-marins  allemands,  en  ce  qui  touche  la  guerre 
économique.  Non  seulement  nous  paralyserions  largement  leurs 
mouvemens  de  sortie  et  de  rentrée,  qu'ils  ne  peuvent,  en  beau- 
coup de  cas-,  effectuer  qu'en  surface,  mais  encore,  nous  les 
occuperions  chez  eux,  puisqu'aussi  bien  ils  seraient  obligés  de 
faire  face  à  des  attaques  immédiates,  ou,  si  l'on  veut,  à  des 
tentatives  de  «  particularisation  »  du  système  de  barrage  inau- 
guré par  nos  alliés  anglais  en  février  dernier,  mais,  malheu- 
reusement, sur  une  échelle  beaucoup  trop  grande  et  à  trop 
grande  distance  des  estuaires -allemands. 

Et  alors,  outre  que  nos  propres  cargos  seraient  beaucoup 
moins  torpillés,  les  marines  Scandinaves  et  hollandaise  libérées 
de  leurs  craintes,  protégées  désormais  par  l'écran  interposé 
entre  elles  et  l'ennemi,  recommenceraient  à  nous  fournir 
l'appoint  du  tonnage  dont  elles  disposent  encore. 

Ce  n'est  pas  tout,  j'allais  presque  dire  que  c'est  peu  au 
regard  des  bénéfices  moraux  considérables,  que  nous  tirerions 
d'une  attitude  aussi  résolue,  auprès  des  peuples  du  Nord.  Je 
n'ai  aucune  intention  de  récriminer.  J'admets  que  l'on  a  cru 
bien  faire  en  adoptant,  depuis  trois  ans,  dans  ces  pays,  sous 
prétexte  du  profond  respect  que  nous  devions  à  leur  neutralité 
et  à  leurs  droits  souverains,  une  réserve  qui  n'a  servi,  en  défi- 
nitive, on  le  voit  assez  jnaintenant,  qu'à,  favoriser  l'arrogance, 


442 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


les  prétentions  et,  trop  souvent,  les  entreprises  couronnées  de 
succès  de  l'Allemagne  contre  ces  mêmes  droits  souverains  et 
cette  même  neutralité  (1).  Les  hommes  sont  les  hommes.  Pris 
en  masse,  sous  tous  les  climats,  sous  toutes  les  longitudes,  ils 
s'inclinent  devant  la  force  heureuse  dont  rien  ne  vient  balancer 
l'audace  et  que  personne  n'ose  mettre  en  échec.  C'a  été' une 
douleur  pour  les  esprits  doués  d'un  peu  de  clairvoyance  que  le 
déplorable  incident  du  massacre,  par  un  destroyer  allemand, 
de  l'équipage  du  sous-marin  anglais  échoué  sur  l'île  danoise  de 
Saltholm,  en  présence  de  torpilleurs  danois,  n'ait  pas  provoqué 
de  la  part  de  l'Entente  des  résolutions  décisives  auxquelles  le 
peuple  généreux  du  petit  royaume  Scandinave,  ce  peuple  qui 
s'est  montré  si  noble  à  notre  égard  en  1814,  et  si  noble,  aussi, 
vis-à-vis  de  lui-même  en  1864,  se  serait  certainement  associé, 
en  dépit  de  la  tyrannie  que  font  peser  sur  lui  les  chefs  socia- 
listes qui  viennent  de  se  révéler  agens  consciens  et  décidés  de 
l'Allemagne. 

Ce  fut  une  autre  douleur  lorsqu'on  vit,  l'automne  dernier, 
une  force  aéro-navale  (2)  allemande  bloquer  impunément,  pen- 
dant plusieurs  semaines,  le  littoral  Sud  de  la  Norvège  pour  obte- 
nir le  retrait  de  l'ordonnance  royale  du  13  octobre  1916,  au  sujet 
de  l'interdiction  des  fjords  du  Norrland  aux  sous-marins  qui  en 
faisaient  leurs  bases  d'opérations  contre  les  convois  alliés  des- 
tinés au  port  de  Kola.  Y  eut-il  jamais  mépris  plus  complet  des 
«  droits  souverains  »  d'une  nation  et  violations  plus  cyniques 
des  neutralités?  Que  vient-on,  après  cela,  nous  parler  d'un 
respect  qui  n'est  qu'un  leurre  décevant,  et  auquel  nous  devons, 
dans  une  large  mesure,  la  prolongation  de  cette  terrible 
guerre  (3)  1 

(1)  «  Pour  battre  l'Allemagne,  il  faut  des  méthodes  nouvelles,  diplomatiques 
aussi  bien  que  militaires.  »  (Lord  Esher,  article  déjà  cité). 

(2)  11  est  fort  intéressant  de  remarquer,  au  strict  point  de  vue  militaire,  que 
nos  adversaires  nous  ont  donné  là  un  excellent  exemple  de  la  manière  dont  il 
faut  tenir  aujourd'hui  le  blocus  d'une  côte.  Ils  avaient  d'ailleurs  emprunté,  —  ils 
empruntent  pi-esque  toujours,  —  la  composition  de  la  fon^e  aéro-navale  en  ques- 
tion à  nos  alliés  les  Anglais,  qui  en  utilisaient  une  semblable  dans  le  grand  «  raid  » 
de  reconnaissance  de  Cuxhaven,  le  2b  décembre  1914. 

(3)  Au  moment  même  oîi  j'écris  ces  lignes  la  presse  norvégienne  éclate  en  cris 
d'indignation  à  la  découverte  des  complots  allemands  qui  ont  eu  pour  résultat 
la  destruction  d'un  grand  nombre  de  navires  au  moyen  de  bombes  que  les  agens 
directs,  officiels  même,  du  gouvernement  de  Berlin  faisaient  introduire  dans  les 
cales  ou  dans  les  appareils  moteurs.  On  signale  les  mêmes  faits  en  Suède  et  si 
l'on  n'ose  encore  en  parler  à  Copenhague,  où  certainement  les  mêmes  attentats 


LES    OFFENSIVES    CONJUGUÉES.  443 

Je  ne  cite  que  pour  me'moire  au  nombre  des  avantages  de 
la  constitution  du  «  front  Nord  »  l'établissement  d'un  blocus 
effectif  (qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  le  blocus  rapproché), 
dont  les  résultats  eussent  été  autrement  rapides,  que  ceux  du 
blocus  au  travers  des  neutres,  parce  que  le  premier,  l'effectif, 
nous  conférait  d'une  manière  complète  le  droit  de  suite  des 
cargaisons  (1);  parce  qu'aussi  nous  aurions  intercepté  d'une 
manière  continue  les  relations  entre  l'Allemagne  et  la  grande 
presqu'île  Scandinave  :  les  minerais  de  fer  et  les  fontes  de  Suède, 
pour  ne  citer  que  cet  exemple,  ne  seraient  pas  arrivés  jusqu'à 
Essen  pour  y  être  convertis  en  canons  et  en   projectiles  (2).; 

Enfin  on  me  permettra  d'ajouter  que,  dominant  la  mer  du 
Nord  et  surtout  la  Baltique,  au  grand  profit  de  notre  prestige 
et  de  notre  influence  directe  sur  les  royaumes  du  Nord,  les 
flottes  de  l'Entente  auraient  eu  tout  le  loisir  d'étudier  les  points 
fevorables  à  des  opérations  combinées  éventuelles  dans  l'un  des 
intervalles  compris  entre  le  mois  d'avril  et  le  mois  de  décembre 
de  chaque  année  (3).  Berlin  nest  pas  plus  loin  de  la  nier  que 
Paris. 

Si  maintenant,  poussant  jusqu'au  fond  de  cette  mer  Bal- 
tique oîi  les  forces  navales  des  Alliés  de  l'Ouest  pourraient  aller 
rejoindre  l'escadre  russe,  nous  examinons  ce  front  de  l'Est  où 
commençait,  il  y  a  plus  d'un  an,  une  offensive  qui  avait  donné 
tant  d'espérances,  nous  sommes  obligé  de  reconnaître  que,  fort 
utile  pour  la  défense  de  la  ligne  de  la  Dwina  et  pour  la  recon- 
quête de  laGourlande,  —  un  des  nouveaux  «  greniers  »  de  l'Alle- 
magne, —  la  flotte  ne  saurait  exercer  une  action  immédiate 
efficace  sur  les  opérations  qui  auraient  pour  théâtre  le  cœur  de 
la  Lithuanie,  la  Volhynie,  la  Galicie.  Le  «  Sea  Power  »  des  puis- 


ent été  commis,  c'est  que  Ton  se  sent  plus  immédiatement  menacé  par  l'AlIema-- 
gne,  dont  la  rage  pourrait  se  traduire  par  des  actes  décisifs,  pense-t-on.  Mais- 
non!  Nos  adversaires  savent  trop  bien  quel  bénéfice  ils  tirent  du  bouclier  que  leur 
fournit  rarchipel  danois,  tant  que  le  royaume  reste  neutre. 

(1)  Voyez  mon  étude  :  »  Le  nouveau  blocus,  »  dans  le  n°  du  15  février  1916  de  la 
Revue  des  Deux  Mondes.  Cet  article  a  été  traduit  dans  le  n°  d'août  1916  du  Journal 
of  tlie  Royal  L'niled  service  Inslitulion,  organe  du  «  War  office.  » 

(2)  On  se  rappelle  que  les  sous-marins  anglais  et  russes  réussirent  en  1915  à 
couler  beaucoup  de  «  cargos  »  allemands  chargés  déminerais. 

(3^  Voir  encore  dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  15  octobre  1916,  mon  article 
sur  les  «  opérations  de  débarquement,  »  qui  a  été  reproduit  aussi,  en  mai  191'7 
par  le  Journal  of  theR.  U.  Instilulion. 


444 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


sances  de  l'Occident  ne  peut  agir  là  que  d'une  manière  indirecte, 
par  exemple  en  assurant  le  réapprovisionnement  continu  en 
mate'riel  et  en  munitions  des  armées  russes,  en  leur  fournissant 
entre  autres  choses  l'artillerie  lourde  qui  semble  leur  manquer 
encore.  Remarquons  qu'il  ïd.ui  jusqu'ici  pour  cela  que  les  côtes 
Nord  de  la  Norvège  soient  décidément  purgées  des  pirates  alle- 
mands, ce  qui  vient  à  l'appui  des  réflexions  que  je  faisais  tout 
à  l'heure,  et  que,  si  nous  occupions  en  force  mer  du  Nord  et 
Baltique,  le  trajet  des  paquebots  portant  en  Russie  tous  ces 
essentiels  objets  d'armemens  serait  singulièrement  écourté  sans 
être  en  réalité  plus  dangereux.  Les  découvertes  que  les  Norvé- 
giens font  en  ce  moment  même  sur  les  procédés  clandestins  de 
l'Allemagne  à  leur  égard  sont-elles  du  moins  de  nature  à  hâter 
une  décision  qu'ont  retenue  trop  longtemps  la  crainte,  d'un 
côté,  l'appât  de  profits  considérables,  de  l'autre?  Il  se  peut. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  ne  faut  plus  marchander  à  procurer  aux 
Russes,  en  vue  d'une  offensive  aussi  immédiate  que  possible  (1), 
des  secours  vraiment  décisifs.  Ces  secours,  puisqu'on  ne  peut 
encore  les  faire  venir  de  l'Ouest,  doivent  venir  de  l'Est  oii  atten- 
dent, l'arme  au  pied  depuis  trois  ans,  des  forces  armées  dont 
nul  ne  s'aviserait  aujourd'hui  de  contester  la  très  haute  valeur. 
Nous  avons  déjà  des  bâtimens  légers  du  Japon  dans  la  Méditer- 
ranée. L'un  de  ces  «  destroyers  »  a  même  été  frappé  par  une 
torpille  et  s'est  héroïquement  tiré  d'affaire.  Le  principe  est  donc 
accepté;  le  premier  pas  est  fait.  Qu'est-ce,  alors, qui  empêcherait 
de  continuer?  La  politique  orientale  d'une  Russie  tsarienne  qui 
n'existe  plus?  L'amour-propre  de  la  nation?  Mais  nous-mêmes. 
Français,  n'acceptons-nous  pas,  que  dis-je?  ne  sollicitons-nous 
pas  franchement  des  secours  qui  permettront  à  nos  vieux  soldats, 
depuis  si  longtemps  sur  la  brèche,  d'aller  un  moment  mettre  la 
main  à  leur  charrue?  Une  aide  analogue,  certes!  les  paysans 
russes  l'accepteraient,  eux  aussi.  Dira-t-on  encore  qu'il  faudra 
payer  un  tel  concours?  Je  l'ignore.  Et  puis,  pourquoi  pas? 
Peut-on  hésiter  un  moment  quand,  moyennant  ce  juste  salaire, 
on  rendrait  à  nos  alliés  de  l'Est  tout  ce  qu^ils  ont  perdu  et 
qu'en  leur  permettant  de  jeter  bas  l'Autriche,  on  priverait 
l'Allemagne  du  grenier  hongrois  et  du  grenier  valaque,  aussi 

(1)  Au  moment  où  je  corrige  les  épreuves  de  cet  article,  j'apprends  la  reprise 
heureuse  de  l'otTensive  en  Galicie.  Ma  conviction  de  l'intérêt  de  la  coopération 
japonaise  n'en  reste  pas  moins  entière. 


LES    OFFENSIVES    CONJUGUÉES.  445 

bien  que  de  contingens  armés  qui  lui  sont,  en  somme,  indis- 
pensables? 

Descendons  plus  au  Sud  pour  jeter  un  coup  d'œil  sur  ce 
front  maUieureusement  fragmenté.  Négligeons  d'ailleurs,  pour 
faire  court,  la  conduite  de  nos  opérations  en  Mésopotamie,  en 
Arménie,  en  Syrie  même  où  il  semble  que  l'on  se  dispose  à 
une  sérieuse  action  combinée.  N'allons  qu'à  l'essentiel  et  ne 
perdons  pas  de  vue  notre  capital  objet  :  «  l'étouffement  écono- 
mique »  de  l'Allemagne. 

Etouffement,  dis-je.  Le  mot  répond,  je  pense,  à  la  situation. 
Quand  nous  prétendons  tout  embrasser  de  cet  extraordinaire 
conilit,  nous  ne  devons  pas  oublier  que  le  Pangermanisme  a 
réalisé,  —  pour  un  moment,  c'est  entendu,  mais  enfin  réalisé, 
—  son  grandiose  dessein  impérialiste  de  la  <(  Mil  tel  Eiiropa,  » 
avec  toutes  ses  conséquences  ou  à  peu  près,  avec  la  mainmise 
sur  la  Turquie  et  sur  l' Asie-Mineure.  Expansion  gigantesque, 
conquêtes  colossales  qui  justifient  pleinement  aux  yeux  d'un 
peuple  enivré  cet  orgueil  démesuré  dont  les  prétentions  nous 
irritent,  nous,  autant  qu'elles  nous  font  sourire! 

Or,  si  nous  jetons  les  yeux  sur  une  carte,  une  de  celles  oii 
M.  Ghéradame  montre  si  bien  les  développemens  du  plan  pan- 
germaniste  et  toutes  les  conséquences  du  succès  de  cette  vaste 
entreprise,  nous  constatons  que  l'Empire  nouveau,  s'il  a  sans 
doute  des  pieds  d'argile,  a  surtout  une  ceinture  trop  étroite,  une 
ceinture  où  la  mer  s'est  chargée  de  créer  «  une  ligne  de  rupture 
préparée,  »  une  ceinture  facile  à  rompre,  dirais-je,  si  je  ne 
prévoyais  pas  qu'on  m'opposerait  tout  de  suite  l'échec  que  les 
Alliés  ont  éprouvé  en  1915  lorsqu'ils  s'y  sont  essayés. 

J'ai  eu  à  plusieurs  reprises,  ici  même,  l'occasion  de  dire 
pourquoi  l'opération  des  Dardanelles  avait  échoué.  Bien  plus 
longuement  que  je  ne  l'avais  pu  faire  et  avec  force  documens 
à  l'appui  de  leurs  constatations,  les  Anglais  n'ont  pas  craint 
de  traiter  un  sujet  qui  devait  leur  être,  semblait-il,  parti- 
culièrement pénible.  Admirons  cette  belle  franchise;  mais 
du  moins,  de  l'étude  si  consciencieuse  à  laquelle  se  sont  livrés 
nos  alliés,  sachons  tirer  la  conclusion  pratique  que  le  décou- 
rager.ient  était  venu  trop  tôt,  qu'un  simple  transfert  de  base 
d'opérations  dans  la  presqu'île  de  Gallipoli,  —  du  côté  de 
l'isthme  et  du  golfe  de  Saros,  —  aurait  suffi  pour  tout  sauver, 
surtout  si  l'on  s'était  décidé  à  reprendre  l'opération  navale  du 


446  REVUE    DES    DEUX    MONDES.] 

48  mars  en  substituant  à  la  longue  et  forcément  stérile  canon- 
nade des  cuirassés  contre  des  batteries  de  circonstance  invi- 
sibles ou  mobiles,  un  rapide  passage  de  vive  force.  Cette  opéra- 
lion  «  à  la  Ferragut  »  eût  certainement  réussi,  moyennant 
l'emploi  de  mesures  de  précaution  et  d'appareils  spéciaux  dont 
on  ne  s'avisa  qu'après  coup. 

Mais  ce  qui  n'a  pas  été  fait  alors  peut  se  faire  aujourd'hui; 
et  si,  à  la  vérité,  on  ne  saurait  guère  reprendre  en  sens 
inverse  le  grand  mouvement  stratégique  qui  a  porté  l'armée 
d'Orient  des  Dardanelles  dans  la  Macédoine  —  un  de  ces  beaux 
changemens  de  base  que  permet  seule  la  maîtrise  de  la  mer!  — 
on  peut  parfaitement  admettre  une  opération  d'ensemble  qui 
comprendrait  à  la  fois  l'offensive  générale  sur  le  front  actuel  de 
l'armée  combinée,  une  forte  démonstration  dans  le  golfe  de 
Saros,  (ï oiilonn  est  quà  1 5 kilomètres  de  la  grande  et  essentielle 
ligne  de  communications  de  la  Mittel-Europa  :  Berlin- Vienne- 
Belgrade-Sofia-Gonstantinople  (4),  enfin  le  forcement  des  Dar- 
danelles par  une  Hotte  ayant  une  composition  particulière,  que 
je  ne  saurais  indiquer  ici  sans  inconvénient. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  m'étendre  sur  les  résultats  de  l'appa- 
rition d'une  escadre  alliée  devant  Gonstantinople.  Tout  le 
monde  est  d'accord  là-dessus.  JN'oublions  pas  que  l'escadre  russe 
de  la  mer  Noire,  réorganisée  comme  il  est  permis  de  l'espérer, 
ferait  sentir  son  action  sur  l'entrée  septentrionale  du  Bosphore, 
au  moins  à  titre  de  diversion,  sinon  à  titre  d'attaque  princi- 
pale. Les  raisons  d'ordre  politique  qui,  au  cours  de  l'année  4915, 
paralysaient  cette  force  navale,  n'existent  plus  aujourd'hui. 

J'ajoute  que  les  heureux  événemens  qui  se  produisent  en 
Grèce  au  moment  où  j'écris,  non  seulement  nous  rendent  la 
libre  disposition  de  notre  flotte,  mais  nous  permettent  d'espérer 
qu'à  l'automne  prochain,  —  la  saison  favorable  dans  le  Levant, 
—  une  nouvelle  armée  grecque  pourra,  ou  bien  se  joindre 
à  celle  qu^a  formée  déjà  le  gouvernement  de  Salonique,  ou 
bien  participer,  dans  la  mesure  qui  sera  jugée  convenable, 
à  l'opération  dont  je  viens  de  parler. 

L'offensive  générale  de  l'armée  de  Macédoine  rentre  certai- 

(1)  Il  y  a  eu  déjà  des  «  raids  »  d'aéroplanes  alliés  dans  cette  direction  en  1915 
et  1916.  Observons  à  ce  sujet  quelle  importance  de  plus  en  plus  grande  prend  la 
coopération  de  ces  appareils  et  des  navires,  soit  de  surface,  soit  de  plongée  dans  la 
guerre  de  côtes.  Dans  le  cas  qui  nous  occupe,  cette  importance  serait  capitale. 


LES    OFFENSIVES    CONJUGUEES.  447 

nement  dans  les  prévisions  normales,  puisque  le  principal 
obstacle  au  développement  complet  de  son  eirort  a  disparu  avec 
la  menace  que  faisait  peser  sur  ses  communications  essentielles 
la  germanophilie  exaspérée  d'un  souverain  déchu.  Oserai-je  dire 
ici  qu'il  conviendrait  de  profiler  des  quelques  semaines  qui 
nous  séparent  de  l'aulomne  pour  donner  en  abondance  au 
général  en  chef  de  cette  armée  tous  les  moyens  d'action  qu'il 
réclame  depuis  si  longtemps?  Je  vais  plus  loin,  et  je  me  demande 
pourquoi  les  Alliés  marchanderaient  à  réclamer  de  l'Italie  un 
effort  considérable  de  ce  côté-là.  J'entends  bien  toutes  les 
objections  de  l'ordre  purement  politique  que  l'on  m'opposera 
au  lendemain  de  la  mainmise,  si  leste,  de  nos  entreprenans 
alliés  sur  l'Albanie  et  sur  une  partie  de  l'Epire.  J'avoue  que 
tout  cela  me  paraît  de  bien  faible  importance  à  côté  de  l'inesti- 
mable avantage  d'atteindre  la  ligne  Philippopoli-Sofia-Nisch  et, 
qui  sait?  de  tendre  la  main  aux  Roumano-Russes,  après  avoir 
décidément  mis  hors  de  cause  l'armée  bulgare.  Gomme  le  disait 
fort  bien  ici  même,  il  y  a  quinze  jours,  M.  Charles  Benoist  : 
((  Jusqu'à  ce  qu'elle  se  pose  internationalement ,  l'affaire  albanaise 
se  présente  comme  une  affaire  italienne  d'ordre  intérieur.  » 

Quand  donc  comprendra-t-on  qu'il  n'y  a  qu'une  seule  chose 
qui  compte  en  ce  moment  :  c'est  d'abattre  l'Allemagne  le  plus 
tôt  possible,  et  que  tous  les  intérêts  particuliers  trouveront  leur 
satisfaction  dans  celle  de  cet  intérêt  général  et  essentiel?  Or, 
qui  pourrait  douter  que  l'on  viendra  plus  vite  à  bout  de  l'Alle- 
magne, —  confondue,  n'est-ce  pas?  avec  son  satellite  l'Autriche, 

—  en  portant  l'attaque  principale  au  Sud,  sur  le  front  macédo- 
nien? Ni  celui  du  Carso,  ni  celui  du  Trentin  ne  sauraient,  en 
dépit  de  l'héroïsme  des  troupes  italiennes  et  de  l'habileté  de 
leur  chef,  fournir  aux  Alliés  le  théâtre  de  l'opération  décisive. 
Il  suffit  donc,  là,  d'une  défensive-offensive  vigoureuse.  Trente 
et  Trieste  n'en  reviendront  pas  moins  pour  cela  au  noble 
peuple  qui  aura  fait  tant  d'efforts  pour  les  rendre  à  la  liberté. 

Des  considérations  analogues  pourraient  nous  conduire,  — 
et  conduisent  en  ce  moment,  je  crois,  beaucoup  de  personnes, 

—  à  préconiser  l'emploi  du  même  système  de  guerre  sur  le 
front  occidental.  J'ai  dit  déjà,  au  commencement  de  cette  étude, 
pour  quelles  raisons  de  haute  portée  je  ne  saurais  adopter  cette 
manière  de  voir. 

Mais  il  faudrait  s'entendre  et -d'abord  distinguer  entre  les 


448  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

diverses  parties  de  ce  front,  comme  entre  les  divers  objectifs 
qui  s'y  peuvent  proposer,  comme  aussi  entre  les  contingens  qui 
se  le  partagent.  Sans  entrer  dans  des  détails  dont  l'indiscrétion 
n'irait  pas  sans  inconvéniens,  je  peux  dire  d'une  manière  géné- 
rale qu'il  n'est  pas  à  craindre  que  l'on  perde  de  vue,  de  ce 
côté-ci,  le  double  but  qui  s'impose  à  notre  attention  pour 
((  hâter  la  décision  :  ))  d'abord,  détimire  le  plus  possible  la 
force  organisée  de  l' adversaire  par  des  combats  incessans,  par 
des  actions  violentes  dont  la  modalité,  au  point  de  vue  tac-* 
tique,  reste  à  déterminer  suivant  les  circonstances;  ensuite, 
réoccuper  le  plus  tôt  possible  les  régions,  si  riches  autrefois 
et  aujourd'hui  encore  si  utiles  à  l'Allemagne,  de  la  Belgique  et 
de  la  France  du  Nord,  étant  bien  entendu  que,  par  l'emploi 
((  intensif»  des  appareils  aériens  que  nous  devrons  en  grande 
partie  à  nos  industrieux  et  énergiques  alliés,  les  Américains, 
nous  paralyserons  les  voies  et  moyens  de  transport  de  l'ennemi 
là  où  nous  n'aurons  encore  pu  l'atteindre  par  les  armes  ter- 
restres. Il  est  aisé  de  prévoir  que,  dans  son  évolution  continue, 
cette  guerre  incline  à  donner  à  la  maîtrise  de  l'air  une  capi- 
tale importance  :  «  Préparons  nos  facultés  »  en  conséquence, 
comme  disait  Kléber  à  Bonaparte. 

Et  si  l'on  s'étonnait  que  je  ne  dise  rien,  en  finissant,  de 
l'importance,  de  plus  en  plus  grande  aussi,  de  la  maîtrise  de  la 
mer,  je  répondrais  que  c'est  justement  parce  que  j'espère  que 
des  événemens  prochains  se  chargeront  de  la  démonstration. 
Fixons  nos  yeux  sur  un  point  où  se  fait  nécessairement  la  sou- 
dure de  nos  forces  de  terre  et  de  nos  forces  de  mer,  un  point  où 
passe  la  charnière  des  deux  fronts  de  l'Ouest  et  du  Nord.  C'est 
là,  sans  doute,  que  sera  rompu  enfin  le  charme  dangereux  qui 
tenait  enchaînée  l'énorme  puissance  navale  des  nations  alliées., 

Contre-Amiral  Degouy^îi 


RÉCEPTIONS  ACADÉMIQUES 


RECEPTION  DE  M.  ALFRED  CAPUS 


La  salle  était  comble.  Au  fond  de  la  cuve  circulaire  qui  en  forme 
le  centre,  le  mare'chal  Joffre  était  assis  ;  il  était  entré  au  milieu  des 
acclamations  ;  les  cinq  étoiles  faisaient  une  constellation  sur  la 
manche  du  dolman  ;  il  avait  une  main  gantée  de  daim  brun.  Il  était 
un  peu  penché,  l'air  attentif,  son  regard  profond  et  clair  fixé  sur 
l'orateur.  Son  front  de  marbre  tournait  sous  ses  cheveux  qui  sont 
de  la  couleur  du  vermeil  dédoré.  La  dure  lumière  qui  tombe  de  la 
voûte  dessinait  ses  sourcils  touffus,  son  profil  bien  établi,  et  les  plans 
solides  de  son  visage. 

De  ce  fond  et  de  ce  centre,  le  public  refluait,  couvrant  les  gradins 
de  velours  vert,  jusqu'au  haut  des  arcs.  Les  tribunes  regorgeaient. 
Jusque  dans  le  secteur  de  cercle  réservé  aux  membres  de  l'Institut,  la 
foule  tassée  déferlait  jusqu'au  bureau  élevé  où  M.  Donnay  était  assis 
entre  M.  de  Régnier  et  M.  Lamy.  Plus  loin,  à  gauche,  sous  la  statue 
de  Bossuet,  M.  Capus  avait  pris  place,  entre  M.  Bourget  et  M.  Hano- 
taux.  Devant  lui,  en  contre-bas,  le  président  de  la  République  était 
venu  siéger  parmi  ses  collègues  :  une  jaquette  noire,  une  cravate 
sombre,  un  air  pensif.  Auprès  de  lui,  M.  Barrés.  Près  de  M.  Barrés, 
M.  Bazin.  Près  de  M.  Bazin,  M.  Boutroux,  merveilleusement  sculpté 
par  la  pensée,  hérissé,  avec  des  yeux  de  mage.  Sur  un  banc  plus 
élevé,  M.  Bergson,  la  figure  étonnée  et  attentive,  la  voûte  ronde  du 
crâne  élevée  au-dessus  des  sourcils  en  arc  de  cercle,  le  nez  long, 
avec  petits  traits  de  moustache  peints  au-dessous., Un  jeune  officier 
en  bleu  horizon,  M.  Marcc'  Prévost,  semble  suivre  encore  un  amphi 

TOME  XL.   —  1917.  29 


450  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  l'École.  Tout  en  haut,  M.  Whitney  Warren  est  reconnaissable  à  ses 
traits  réguliers,  à  son  teint  coloré,  à  ses  cheveux  rejetés.  De  l'autre 
côté  du  bureau,  au  rang  d'en  bas,  M.  Widor  suit  les  discours  sur  sa 
partition,  et  rit  de  plaisir.  Ses  voisins  font  comme  lui,  et  la  foule 
des  cinq  académies  s'élève  jusqu'à  un  praticable,  au-dessus  duquel 
apparaissent  encore  des  spectateurs,  découpés  sur  un  arc  ^dde,  comme 
dans  les  tableaux  de  Véronése.  On  aperçoit  là-haut  M.  Messager. 
M.  Donnay  reçoit  M.  Capus,  qui  siégera  au  fauteuil  de  Henri 
Poincaré  En  d'autres  temps,  cette  réunion  eût  amusé  l'esprit.  Mais  le 
2<S  juin  de  l'an  III  de  la  guerre,  elle  a  pris  un  sens.  Dans  cet  étroit 
espace  sont  réunis  quelques-uns  des  hommes  qui  rendent  témoignage 
pour  la  France.  Sous  cette  coupole  comme  au  tribunal  de  l'histoire,  ils 
forment  une  assemblée  éloquente.  Avec  le  vainqueur  de  la  Marne  est 
entrée  la  gloire  des  armes,  fidèle  à  une  race  guerrière.  Ces  penseurs 
ont  construit  à  l'esprit  humain  de  nouveaux  édifices.  Ces  romanciers 
sont  lus  du  monde  entier.  Si  divers,  ces  hommes  sont  parens.  Ce 
soldat  écoute  ces  écrivains  au  style  ailé,  et  on  se  rappelle  que  les 
soldats  des  Gaules,  qui  étaient  déjà  une  éUte,  formaient  une  troupe 
sous  le  vocable  d'un  oiseau  qui  chante,  et  qu'ils  étaient  la  Légion  de 
l'Alouette.  Le  public  a  de  tout  cela  un  sentiment  vif  et  fort.  Il  écoute 
avec  plus  de  plaisir,  et  il  ressent  les  louanges  comme  son  bien.. 


M.  Capus  se  lève.  Il  y  a  un  verre  près  de  lui  sur  un  petit  lutrin 
noir.  Le  soleil  illumine  le  papier  qu'il  tient,  s'y  reflète,  éclaire  le 
bas  de  son  visage  et  fait  briller  son  lorgnon.  Il  a  un  sourcil  plus  bas 
que  l'autre,  et  recourbé  en  arc.  Il  parle  très  distinctement,  d'une  voix 
un  peu  lente,  timbrée,  grave,  qui  ouvre  les  voyelles.  Il  commence 
d'un  bon  ton  de  sermonnaire  ;  puis,  quand  il  revient  aux  malices,  il 
reprend  sa  voix  à  la  Capus.  Il  parle  très  bien  de  Henri  Poincaré. 

Une  séance  de  réception  à  l'Académie  Française  met  en  scène 
trois  personnages  :  un  mort  et  deux  vivans.  La  séance  du  28  juin  a 
eu  ce  caractère  que  le  mort  était  un  illustre  géomètre,  à  qui  succé- 
dait un  ancien  élève  de  l'École  des  Mines,  lequel  était  reçu  par  un 
ancien  élève  de  l'École  centrale.  M.  Capus  et  M.  Donnay  se  sont 
étonnés,  après  H.  Poincaré,  et  en  termes  excellens,  que  les  hautes 
mathématiques  ne  fissent  pas  partie  de  l'éducation.  Elles  apprennent 
à  mesurer  les  phénomènes  continus.  Or  c'est  par  une  variation  conti- 
nue et  un  progrès  insensible  que  l'air  s'échauffe  et  s'élève,  que  le 
vent  s'accroît,  que  les  rivières  enflent  leur  cours  et  précipitent  leur 


RÉCEPTION  DE  M.  ALFRED  CAPUS.  451 

débit.  On  apprend  aux  enfans  à  raisonner  sur  des  nombres  entre 
lesquels  il  y  a  des  abîmes...  Mais  ne  peut-on  rendre  l'accès  des 
mathématiques  plus  aisé  ?  M.  Donnay,  dans  son  discours,  a  tracé  tout 
le  plan  d'un  jardin  des  racines  carrées,  où  les  enfans  se  promène- 
raient avec  agrément,  et  il  a  supplié  M.  Capus  d'en  être  le  Lancelot. 
Il  a  rappelé  le  mot  du  Père  Gratry  :  «  L'exposition  des  sciences  en 
langue  vulgaire  est  l'un  des  plus  pressans  devoirs  intellectuels  des 
grands  esprits.  »  Henri  Poincaré  (M.  Donnay  s'en  souvient-il  ?)  a 
précisément  réalisé  cette  exposition  dans  un  petit  livre  admirable  où 
il  a  réussie  exposer  la  théorie  de  Maxwell,  en  la  dépouillant  de  toute 
formule. 

M.  Capus  et  M.  Donnay  se  sont  élevés  contre  la  distinction  des 
esprits  en  scientifiques  et  en  httéraires.  Et  U  est  vrai  qu'on  ne  voit 
pas  bien  sur  quoi  elle  est  fondée.  Pour  une  bonne  moitié,  nos  grands 
écrivains  n'ont  jamais  fait  métier  d'être  des  littérateurs,  et  les 
savans,  depuis  Descartes  et  Pascal,  ont  parmi  eux  une  belle  place. 
C'est  que  les  sciences  sont  l'école  du  langage.  Un  écrivain  formé  par 
elles  aurait  de  l'exactitude,  de  la  netteté  et  de  la  force.  Il  aurait  peut- 
être  des  moyens  d'expression  nouveaux.  Quand  Charles  Péguy  s'est 
mis  à  écrire  en  répétant  la  même  phrase,  où  il  introduisait  des  chan- 
gemens  insensibles,  û  faisait  du  calcul  différentiel.  La  géométrie 
forme  l'imagination.  M.  Capus  a  cité  la  curieuse  rêverie  de  H.  Poin- 
caré se  représentant  des  êtres  sans  épaisseur,  collés  à  une  sphère 
dont  ils  ne  pourraient  quitter  la  surface,  de  sorte  que  pour  eux  la  plus 
courte  distance  d'un  point  à  un  autre  serait  un  arc  de  grand  cercle. 
Mais  il  y  a  plus  encore.  On  a  découvert  que  la  présence  de  certains 
corps  était  indispensable  à  des  réactions  où  d'ailleurs  ils  n'inter- 
venaient point.  Quelle  lumière  sur  l'esprit  !  On  a  découvert  aussi  que 
quand  deux  corps  étaient  en  présence,  il  se  produisait  entre  eux  non 
pas  une  réaction,  mais  toutes  les  réactions  possibles,  à  des  degrés 
divers.  S'il  en  est  de  même  entre  les  âmes,  quelle  explication  simple 
de  ces  mélanges  d'antipathie  et  d'amour,  et  qui  font  le  désespoir  des 
psychologues  I  Ce  sont  simplement  les  réactions  contradictoires,  qui 
se  sont  produites  à  la  fois.  Jeunes  romanciers,  étudiez  la  chimie  : 
vous  y  trouverez  des  sujets  de  contes. 

M.  Capus  a  fait  un  charmant  tableau  du  succès  qui  accueilht  la 
Science  et  rHypothèse,  et  de  la  déformation  de  l'œuvre  par  ce  succès 
même.  C'est  une  curiosité  de  notre  temps  que  l'engouement  des  gens 
du  monde  pour  un  livre  difficile,  |subtil  et  profond,  et  cet  unique 
exemple   d'intégrales  qui  atteignent  un  gros  tirage.  L'auteur  vous 


452  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

promène  avec  aisance  dans  des  mondes  vertigineux  :  une  sphère 
assez  vaste  où  la  température  décroîtrait  du  centre  à  la  périphérie, 
laquelle  serait  au  zéro  absolu,  et  où  les  êtres  se  mettraient  en  équi- 
hbre  immédiat  de  température  avec  le  milieu,  de  sorte  qu'ils  décroî- 
traient eux-mêmes  régulièrement  en  se  transportant  du  centre  chaud 
vers  la  limite  froide  ;  faisant  dès  lors  des  pas  de  plus  en  plus  petits, 
ils  tendraient  vers  cette  limite  sans  pouvoir  l'atteindre,  et  leur 
univers,  si  rigoureusement  restreint,  leur  paraîtrait  pourtant  infini. 
Il  montre  que  si  des  êtres  de  cette  sorte,  pareils  à  nous,  mais  élevés 
dans  un  milieu  différent,  construisaient  une  géométrie,  elle 
serait  éloignée  des  principes  de  là  nôtre.  L'étude  des  mouvemens 
d'un  solide  invariable  n'aurait  pas  de  sens  pour  eux,  qui  ne 
connaîtraient  pas  de  soUdes  pareils.  Et  il  conclut  qu'il  y  a  une  foule 
de  géométries  possibles  et  légitimes  ;  et  que  c'eât  l'expérience  qui 
nous  fait  choisir  la  plus  commode  pour  nous. 

Sans  doute,  en  lisant,  on  s'aperçoit  que  ces  critiques  ne  touchent 
point  à  l'objet  immédiat  des  sciences,  c'est-à-dire  aux  rapports  des 
choses  entre  elles  ;  c'est  la  nature  des  choses  qui  nous  échappe,  mais 
leurs  relations  nous  restent  connues.  Poincaré  croit  à  la  réalité 
objective  des  lois,  et  il  l'a  souvent  répété.  Ainsi,  tout  l'édilice  du 
travail  accumulé  reste  debout  :  ce  ne  sont  que  les  théories  qui  se 
trouvent  par  terre.  Les  catégories  même  où  nous  rangions  les 
phénomènes  s'écroulent,  les  fortes  colonnes  du  temps  et  de  l'espace 
se  rompent,  et  la  face  du  monde  disparaît  dans  cette  poussière. 
Le  public  ne  vit  que  cette  ruine  et  en  fut  enchanté.  Comment  les 
gens  du  monde,  vers  1900,  furent-ils  pris  d'un  tel  enthousiasme? 
«  Le  trouble  dans  les  esprits  leur  procurait  une  âpre  distraction,  dit 
M.  Capus,  et  quelque  chose  d'assez  analogue  à  de  la  volupté.  Ils  se 
sentirent  frappés  d'une  sorte  de  grâce  à  l'envers  quand,  à  la  lecture 
du  hvre  de  Poincaré,  ils  crurent  entendre  que  la  science  ne  reposait 
que  sur  des  conventions  et  sur  des  hypothèses  ;  qu'elle  avait  sa 
source  dans  l'avidité  de  l'esprit  humain  et  non  dans  la  nature...  La 
terre  ne  tourne  plus  autour  du  soleil,  c'est  charmant!  s'écrièrent 
les  femmes  du  monde  qui  aimaient  l'astronomie.  D'autres,  moins 
savantes,  se  rangèrent  à  cette  opinion  avec  plus  de  légèreté.  Les 
messieurs  avaient  des  sourires  complaisans.  Quel  triomphe  d'étabhr 
sur  une  théorie  scientifique  l'incertitude  de  nos  jugemens  et  l'insou- 
ciance du  lendemain!  Quelle  justification  de  la  vie  hasardeuse  et  de 
plaisir  si  les  lois  mêmes  de  la  science  ne  sont  plus  que  du  provisoire 
et  de  l'a  peu  près  1  » 


RÉCEPTION  DE  IM.  ALFRED  CAPUS,  453 

On  a  applaudi  ce  joli  morceau,  où  paraissait  l'historien  des  Mœurs 
du  temps.  Mais  bientôt  M.  Capus  a  retrouvé,  devant  ces  déductions 
troublantes,  son  optimisme  accoutumé.  «  Tout  s'arrange,  a-t-il  dit  à 
peu  près.  La  nature  agit  ^is-à-vis  de  nous,  et  malgré  nos  soupçons  à 
son  égard,  avec  délicatesse  et  bonne  foi.  Elle  ne  nous  a  jamais  promis 
formellement  que  le  soleil  se  lèverait  tous  les  matins  sans  excep- 
tion, et  cet  astre,  pourtant,  n'y  a  jamais  manqué,  sans  se  préoccuper 
d'obéir  à  Copernic  plutôt  qu'à  Ptolémée.  »  Ainsi  l'auteur  de  la  Veine 
appliquait  à  la  philosophie  de  Poincaré  son  optimisme  et  cet  esprit 
de  confiance  qui  est  une  forme  de  la  conservation  de  l'énergie. 


Quand  M.  Capus  eut  fini  de  parler,  M.  Donnay  chaussa  de  vastes 
lunettes,  et  se  tournant  sans  se  lever  vers  le  récipiendaire,  il  com- 
mença à  lire,  à  dire,  à  nuancer  un  discours  aimable,  subtil  et  fort.  Et 
c'était  un  grand  sujet  de  curiosité  que  d'entendre  Donnay  parler  de 
Capus.  Avec  de  grandes  différences  entre  eux,  ils  sont  associés  dans 
l'esprit  du  public,  et  ils  le  seront  dans  l'histoire  des  lettres  :  car  ils 
représentent  l'un  et  l'autre  un  même  moment  de  l'histoire  du 
théâtre,  et,  pour  les  entendre,  U  faut  se  rappeler  dans  quel  temps  ils 
ont  paru.    . 

L'histoire  du  théâtre  ne  va  point,  comme  le  temps,  d'un  mouve- 
ment uniforme.  Elle  passe  à  des  points  morts,  s'y  arrête,  et  rebondit 
d'un  élan.  L'historien  qui  la  divise  en  périodes  ne  fait  que  la  peindre 
telle  qu'elle  est.  Or,  vers  1890,  elle  passait  par  un  de  ces  temps 
morts.  Au  théâtre  bourgeois  de  doctrine  et  agencé  de  composition,  tel 
qu'on  l'aimait  vers  1850,  avait  succédé,  vers  1880,  un  théâtre  nouveau 
qui  était  l'application  du  réalisme.  Ce  théâtre  nouveau  a  commencé, 
si  l'on  veut,  quand  Becque  fit  jouer  à  la  Comédie-Française  Les 
Corbeaux,  le  14  septembre  1882.  Au  début  de  1887,  Antoine  fonda  le 
Théâtre-Libre,  d'oii  les  auteurs  réahstes  gagnèrent  les  autres 
théâtres,  y  apportant,  avec  des  tempéramens  divers,  deux  traits 
constans  :  la  satire  sociale  et  le  réalisme  sentimental.  Leur  succès 
resta  contesté.  A  quelques  exceptions  près,  la  nouvelle  école  ne  fit 
guère  d'argent.  Et  l'ancienne,  qu'elle  avait  tuée,  n'en  fit  plus.  Les 
théâtres  se  trouvèrent,  vers  1891-1892,  dans  la  situation  la  plus 
fâcheuse.  Les  caisses  étaient  vides.  Faute  de  spectateurs,  le  Gymnase 
fut  obhgé,  deux  fois  en  pleine  saison,  de  faire  relâche.  A  la  fin  de  la 
saison  1892,  les  directeurs  éperdus  essayèrent  de  se  grouper  «în 
syndicat   et   n'y   réussirent   uas.   Le    Théâtre-Libre   fut  lui-mêrie 


4o4  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

entraîné  dans  la  débâcle.  Quelques  jours  avant  la  représentation  du 
Missionnaire  de  Marcel  Luguet  (25  avril  1894),  Antoine  passa  la  main 
à  Larochelle. 

Telles  étaient  les  conditions  du  théâtre  quand,  le  23  novembre  1894, 
M.  Capus  fait  jouer  au  Vaudeville  sa  première  pièce,  Brignol  et  sa 
fille ;le  6  novembre  1895,  la  Renaissance  joue  Amans  de  M.  Donnay. 
Les  deux  auteurs  sont  très  différens  et  les  deux  pièces  n'ont  aucun 
rapport.  M.  Capus  a  représenté  la  première  de  ces  fripouilles  cordiales, 
presque  sympathiques,  qu'il  excellera  à  peindre  ;  M  Donnay  a  chanté 
la  mélancolie  des  amours  mal  satisfaites.  Mais  U  y  a  parmi  toutes  ces 
différences  les  traits  communs  d'un  art  nouveau.  C'est  d'abord 
l'absence  totale  de  l'intrigue.  L'aventure  la  plus  simple  suffit.  Pas 
d'événemens  extraordinaires.  On  se  quitte  :  voilà  Amans.  On  se 
quitte  et  on  se  reprend  :  voilà  la  Veine.  Cette  simplicité  était  assuré- 
ment une  conquête  du  réalisme  ;  car  on  hérite  de  ceux  qu'on  rem- 
place. Le  sens  de  la  vérité  venait  aussi  du  Théâtre-Libre.  Seulement, 
la  vérité  n'était  plus  la  même.  Elle  était  plus  indulgente,  plus  intelli- 
gente et  plus  parée.  On  voyait  des  portraits  divertissans,  des  person- 
nages pittoresques,  en  général  au  premier  plan  chez  M.  Capus,  au 
second  chez  M.  Donnay.  La  même  nonchalance  succédait  aux  violences 
noires  des  réalistes  et  aux  convictions  des  réformateurs.  Peu  de  pas- 
sions, plus  de  mélancolie  que  de  douleur,  mais  un  mélange  de  sen- 
timent, d'esprit,  de  tristesse  et  de  blague,  un  mélange  unique,  subtil, 
auquel  il  a  fallu  donner  un  nom,  comme  à  un  parfum  :  la  parisine. 

Ce  théâtre  aimable  n'a  guère  duré  plus  de  cinq  ou  six  ans,  jus- 
qu'aux environs  de  1900.  Il  a  enchanté  le  pubhc,  et  Ll  est  vrai  qu'il, 
était  exquis.  M.  Donnay  a  tracé,  en  recevant  M.  Capus,  un  tableau 
enchanteur  des  rêveries  auxquelles  se  laissaient  gUsser  les  spectateurs 
de  la  Veine.  «  Et  les  spectateurs  s'en  allaient  contens,  croyant  au 
hasard,  au  bon  hasard  naturellement,  car  vous  ne  leur  en  montriez 
que  les  effets  heureux.  Ils  ne  faisaient  pas  de  projets,  mais  ils  fai- 
saient des  rêves.  Pour  eux,  vous  étiez  la  reine  Mab.  La  petite  fleu- 
riste rêvait  qu'un  bon  garçon  très  riche  entrait  dans  le  magasin  où 
elle  était  employée  et  mettait  à  son  doigt  une  pierre  magnifique  et  à 
ses  pieds  un  petit  hôtel;  l'ambitieux  rêvait  qu'une  grosse  situation  lui 
tombait  sur  la  tête,  c'est-à-dire  du  ciel.  Chacun  prêtait  l'oreille  pour 
entendre  sonner  à  l'horloge  qu'on  ne  voit  pas  son  heure  de  veine,  un 
moment  où  les  autres  hommes  semblent  travailler  pour  lui,  où  les 
fruits  viennent  se  mettre  à  portée  de  sa  main  pour  qu'il  les  cueille.  » 

Heureuse  maxime,  qui  a  pénétré  les  foules,  et  qui  a  fait  considérer 


RECEPTION  DE  M.  ALFRED  CAPUS. 


435 


M.  Capus  comme  «  le  père  prodigue  d'une  doctrine  nonchalante  et 
optimiste.  »  M.  Donnay  a  re-\isé  cette  légende;  mais  déjà  M.  Capus, 
dans  les  Deux  Hommes,  avait  pris  soin  de  donner  des  hasards  heureux 
de  la  veine  une  explication  moins  sommaire.  «  Enfin,  voyez-vous,  ma 
chère  amie,  dit  Marcel  Delonze,  il  y  a  deux  grandes  catégories 
d'hommes  civiUsés  :  ceux  qui  s'adaptent  exactement  à  leur  époque, 
et  ne  lui  demandent  que  ce  qu'elle  peut  donner,  et  c'est  parmi  ceux- 
là  que  la  vie  choisit  ses  vainqueurs,  car  ce  qu'on  appelle  la  chance, 
c'est  la  faculté  de  s'adapter  instantanément  à  l'imprévu.  Et  puis  il  y  a 
ceux  qui  ne  s'adaptent  pas,  qu'ils  soient  nés  trop  tard  ou  trop  tôt, 
qu'ils  aient  encore  les  idées  d'hier  ou  qu'ils  aient  déjà  celles  de  de- 
Qiain.  Et  ceux-là,  ce  sont  les  vaincus.  Je  ne  vous  dis  pas  qu'ils  le 
méritent;  je  ne  vous  dis  pas  que  cela  soit  très  juste,  mais  cela  s'ac- 
complit avec  la  tranquille  fatalité  des  lois  de  la  nature.  »  Ainsi,  la 
chance,  ce  n'est  que  l'adaptation.  Et  voilà  comment  on  retrouve  chez 
un  auteur  parisien  les  idées  dont  il  avait  nourri  sa  jeunesse  par  les 
soins  d'un  oncle,  ami  deLiltré;  voilà  comment  on  retrouve,  par  le 
détour  le  plus  inattendu,  sur  une  scène  du  boulevard,  ce  même 
Darwin,  sur  qui  M.  Capus  avait  fait,  en  1885,  son  premier  article.  Et 
si  la  chance  est  la  survivance  du  plus  apte,  voici  que  son  règne 
devdent  beaucoup  moins  consolant.  «  Eh  bien  !  moi,  ajoute  Marcel 
Delonze,  je  ne  m'adapte  pas,  c'est  bien  simple,  et  je  fais  un  acte 
de  sagesse  en  disparaissant  d'une  mêlée  où  je  ne  peux  que 
recevoir  des  coups  de  tout  le  monde.  »  Quel  cri  douloureux  I 
M.  Capus,  par  pure  bonté  d'âme,  fera  bien  épouser,  à  ce  Marcel, 
Thérèse  Champlin  qu'il  aime;  mais  changera-t-il  son  destin  de 
vaincu  ? 

Le  moment  Donnay-Capus  a  été  fort  court.  Dès  1900,  déjeunes 
dramaturges  apparaissaient,  un  Bernstein,  un  Bataille,  et  restau- 
raient la  tragédie  moderne.  Hervieu  construisait  de  fortes  machines. 
On  raconte  qu'en  1905,  à  la  représentation  du  Réveil,  un  spectateur 
s'écria  :  «  Nous  sommes  décapusinés.  »  Mais,  en  réahté,  la  loi  de 
réaction  avait  ramené  M.  Donnay  et  M.  Capus  les  premiers  à  un 
théâtre  plus  pathétique  et  plus  dramatique.  On  voit  M.  Donnay  tourner 
aux  pièces  sérieuses  par  un  ouvrage  de  transition,  Georgeite  Lemeu- 
nier,  joué  au  Vaudeville  le  15  décembre  1898.  Le  Torrent,  donné  à 
la  Comédie-Française  le  5  mai  1899,  est  déjà  de  la  nouvelle  manière. 
M.  Capus  a  évolué  un  peu  plus  tard.  Mais  reUsez  V Oiseau  blessé,  qui 
est  de  1908.  Salvière  s'éprend  d'une  fille  malheureuse  qu'il  protège, 
Yvonne.  Sa  femme  s'en  aperçoit,  en  devient  jalouse,  puis  pense  à 


456 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


se  sacrifier.  Salvière  en  est  touché  et  revient  à  sa  femme,  tandis 
qu'Yvonne  s'en  va.  Nous  voilà  assez  loin  de  Brignol. 

Ainsi  l'un  comme  l'autre,  M.  Capus  et  M.  Donnay  ont  à  peu  près 
renoncé  à  cet  art  léger  et  délicieux  qui  fut  le  leur  pendant  quelques 
années.  Ils  n'en  ont  pas  perdu  les  qualités  charmantes,  mais  de  nou- 
veaux soucis  ont  changé  leur  parole.  On  l'a  bien  vu  depuis  la  guerre. 
Et  en  cela  encore,  ils  ont  été  des  images  de  ce  génie  français  qui  a 
l'air  si  frivole  et  dont  on  reconnaît  soudain,  avec  surprise,  que  la  fri- 
volité est  si  sérieuse.  M.  Capus  revenant  à  son  état  de  journaliste  a 
mis,  depuis  trois  ans,  chaque  matin  (le  mot  est  de  M.  Donnay),  «  au 
service  du  patriotisme  son  bon  sens  devenu  plus  large  et  plus  pro 
fond.  »  M.  Donnay  a  composé  ces  tableaux  délicieux,  tendres,  pittq,- 
resques,  V Impromptu  du  Paquetage,  le  Théâtre  aux  armées,  les  Lettres 
à  une  dame  blanche.  Il  s'attendrit,  ce  qui  fait  qu'U  raille  un  peu.  Il 
voit  le  double  caractère  des  choses,  le  sublime  et  le  familier;  et  il 
aime  cette  race  de  France  d'être  si  familière  et  si  simple  dans  le 
sublime.  Il  a  touché  là  au  point  vrai.  Tous  ceux  qui  ont  vu  mourir  nos 
soldats  ont  été  étonnés  de  cette  simplicité  qu'ils  avaient  dans  le  mo- 
ment suprême,  tandis  que,  dans  la  tranchée  d'en  face,  les  Allemands 
sortaient  en  criant  de  l'univers  germanique. 

A  la  fin  de  son  discours,  M.  Donnay  a  évoqué  ces  jours  anxieux  de 
1914.  où  il  était  allé  trouver  M.  Capus  au  Figaro  pour  avoir  des  nou- 
velles. «  Là  haut  dans  la  Belgique  violée,  nos  armées  luttaient  contre 
des  bataillons  innombrables  et  formidablement  préparés.  Nous  nous 
taisions,  le  cœur  serré.  Vraiment,  nous  étions  comme  deux  fils 
pendant  qu'on  opère  leur  mère.  Elle  est  là-haut,  dans  la  salle  d'opé- 
rations... C'étaient  des  heures  tragiques,  la  France  pouvait  succomber, 
et  elle  n'a  pas  succombé,  pourtant!  Depuis,  nous  avons  traversé 
bien  des  heures  douloureuses,  de  glorieuses  aussi,  de  désespérées 
jamais!  Notre  mère  ne  mourra  pas,  monsieur,  elle  ne  peut  pas 
mourir.  »  On  a  acclamé  ces  paroles  de  foi.  Elles  répondaient  à  un 
sentiment  profond,  unanime,  le  même  qu'on  trouverait  dans  toute 
âme  qu'on  interrogerait,  une  confiance  invincible  qui  est  déjà  la 
victoire.  Retenons  donc  ces  paroles  pour  l'histoire.  Il  faudra  les 
redire  quand  on  voudra  connaître  le  sentiment  commun  après  trois 
ans  de  guerre.  Cette  fois  encore,  M.  Donnay  a  exprimé  dans  son  lan- 
gage exact,  sensible  et  nuancé,  ce  que  pensent  tous  les  Français. 

Henry  Bidou. 


REVUE  SCIENTIFIQUE 


LE  RÉGLAGE  DC  TIR  DE  L'ARTILLERIE 


Naguère  mon  maître  M.  Violle,  avec  un  flegme  scientifique  non 
dénué  d'ironique  tristesse,  appelait  la  guerre  «  un  grandiose  phéno- 
mène physique.  »  Il  vaut  mieux  en  effet,  si  on  veut  l'observer  avec- 
intérêt,  considérer  ce  phénomène  du  point  de  vue  de  la  physique  que 
de  la  morale  ;  et  il  faut  reconnaître  en  particuUer  que  les  problèmes 
que  posent  au  physicien  les  modalités  du  tir  de  l'artillerie  sont  tout 
semés  d'ingénieuses  et  passionnantes  surprises. 

J'ai  indiqué  sommairement  dans  ma  dernière  chronique,  comment 
en  s'étayant  sur  les  béquilles  hasardeuses  du  calcul  des  probabilités, 
on  construit  les  tables  de  tir  et  comment  on  prépare  celui-ci.  Cette 
préparation  du  tir,  c'est-à-dire  la  détermination  préliminaire  des 
élémens  initiaux  qui  serviront  à  tirer  le  premier  coup  de  canon  aussi 
près  que  possible  du  but,  est  nécessaire  pour  deux  raisons  :  d'abord 
elle  permet,  lorsque  le  moment  est  venu,  de  tirer  efficacement,  de  ne 
pas  gaspiller  inutilement  des  quantités  de  munitions  tombant  très 
loin  de  ce  but  ;  ensuite,  elle  rend  possible  l'effet  de  surprise  fou- 
droyante d'un  tir  immédiatement  juste  qui,  outre  son  résultat 
moral,  ne  laisse  pas  à  l'ennemi  le  temps  de  s'abriter. 

Mais  à  vrai  dire,  sauf  lorsqu'il  s'agit  de  tirer  sur  un  objectif  de 
vaste  étendue,  — campement,  système  de  tranchées  très  serré,  colonne 
de  troupes  ou  de  ra^itaillement,  —  ce  dernier  avantage  est  rarement 
obtenu.  Si  parfaite  que  soit  la  connaissance  des  éléments  initiaux  du 
tir,  le  premier  coup  du  canon  va  en  effet  rarement  au  but,  non  pas 
seulement  à  cause  de  la  dispersion  naturelle  des  coups,  mais  surtout 


458 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


à  cause  de  ce  qu'on  appelle,  dans  le  langage  ésotérique  des  suppôts  de 
Sainte-Baihe,  la.  hausse  du  jour. 

Les  tables  de  tir  nous  donnent  en  effet  la  hausse  qui  convient  à  la 
distance  du  but  sous  certaines  conditions  moyennes  nettement  fixées 
et  étroitement  limitées  (emploi  de  cartouches  donnant  à  l'obiis  la 
vitesse  initiale  inscrite  dans  les  tables,  conditions  atmosphériques 
définies:  température  de  13°,  pression  barométrique  de  750  milli- 
mètres, air  calme).  Si  un  jour  quelconque  une  batterie  doit  tirer,  elle 
ne  se  trouvera  pas  en  général  dans  ces  conditions  moyennes.  Si  elle 
tire  par  exemple  avec  la  hausse  de  3  000  mètres,  le  point  moyen  obtenu 
(j'ai  déjà  défini  ce  terme)  ne  se  trouvera  pas  en  cette  distance,  mais  par 
exemple  à  3  040  mètres.  Pour  atteindre  le  but,  il  faudra  donc  inverse- 
ment employer  non  la  hausse  de  3  000  mètres,  mais  la  hausse  de 
2  960  mètres,  c'est-à-dire  corriger,  et  en  sens  contraire,  la  hausse 
théorique  de  l'écart  obtenu.  La  hausse  ainsi  corrigée  s'appelle  la 
hausse  du  jour,  qui  dépend  surtout  des  conditions  atmosphériques. 
On  admet  qu'elle  est  la  même  pour  toutes  les  batteries  tirant  au  même 
moment  dans  la  même  direction. 

Cette  hypothèse  n'est  exacte  que  lorsqu'il  s'agit  de  batteries  très 
voisines,  car  ces  conditions  atmosphériques  peuvent  varier  beaucoup 
d'un  point  du  terrain  à  un  autre  éloigné.  La  différence  entre  la  hausse 
des  tables  et  la  hausse  du  jour  est  ce  qu'on  appelle  l'écart  de  la  hausse 
du  jour;  il  varie  naturellement  avec  la  distance  et  augmente  avec  elle. 
Cet  écart  est  à  peu  près  deux  fois  plus  grand  lorsqu'on  tire  à 
6  000  mètres  par  exemple  que  lorsqu'on  tire  à  3  000.  Je  dis  à  peu  près, 
car  il  est  évident  que  les  variations  atmosphériques  peuvent  n'être 
pas  homogènes,  de  même  sens  et  proportionnelles,  en  tous  les  points 
des  trajectoires  intéressées. 

De  même  il  est  clair  que  l'expression  hausse  du  jour  n'a  qu'une 
apparence  fallacieuse  de  précision,  les  conditions  de  l'atmosphère 
variant  sans  cesse  et  partout  d'un  bout  à  l'autre  de  n'importe 
quelle  journée.  Pour  être  rigoureux,  il  faudrait  parler  de  la  hausse  de 
l'heure,  de  la  hausse  de  l'instant...  Mais  l'art  de  tirer  des  coups  de 
canon  n'en  est  pas  encore  à  ce  point  de  comphcation.  Ce  sera  sans 
doute  pour  la  prochaine  guerre. 

Les  résultats  des  expériences  faites  sur  un  grand  nombre  de  coups 
tirés  dans  les  conditions  les  plus  variées  ont  conduit  à  admettre 
qu'avec  les  armes  actuellement  en  usage  il  y  a  une  chance  sur  deux 
pour  que  la  hausse  du  jour  ne  diffère  pas  de  la  hausse  des  tables  de 
plus  de  deux  et  demie  pour  100  de  celle-ci.  Autrement  dit,  si  on  tire 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  459 

sur  un  point  réellement  situé  à  3000  mètres  en  donnant  au  canon  la 
hausse  de  3  000  mètres,  le  poiyit  moyen  sera  en  moyenne  à  75  mètres 
du  but. 

L'erreur  commise  peut  donc  être  de  ce  fait  considérable,  surtout 
si  l'on  \-ise  sur  un  objectif  étroit,  comme  une  tranchée,  par  exemple.  En 
ce  cas,  il  est  évident  que  si  l'on  opérait  en  se  contentant  d'utiliser  les 
élémens  initiaux  topographiques  du  tir,  on  risquerait,  en  tirant  uni- 
quement sur  la  hausse  théorique,  de  ne  mettre  aucun  coup  au  but, 
même  si  on  en  tirait  un  grand  nombre.  Le  seul  moyen  qu'on  aurait 
dans  ces  conditions  de  toucher  sûrement  le  but  serait  d'échelonner 
les  coups  sur  des  hausses  réparties  à  plusieurs  centaines  de  mètres 
de  part  et  d'autre  de  la  hausse  théorique;  c'est-à-dire  de  faire  ce 
qu'on  appelle  un  tir  sur  zone,  autrement  dit  de  répartir  les  coups 
sur  un  vaste  espace  de  terrain.  Il  est  évident  qu'un  tir  de  ce  genre 
consomme  pour  un  résultat  aléatoire  des  quantités  énormes  de  pro- 
jectiles et  qu'il  ne  faut  pas  songer  à  en  généraliser  l'emploi,  sous 
peine  de  gaspiller  le  plus  souvent  sa  poudre  aux  moineaux. 


Préparer  le  tir  n'est  donc  pas  suffisant  ;  il  faut  ensuite  le  régler. 
Régler  un  tir,  c'est  le  rectifier,  s'il  y  a  lieu,  de  telle  sorte  que  le  point 
moyen  ne  soit  pas  éloigné  du  but  de  plus  d'un  écart  probable.  Il 
résulte  des  considérations  de  probabilité  que  j'ai  déjà  développées 
qu'on  ne  gagne  effectivement  rien  à  vouloir  pousser  la  précision  plus 
loin  et  qu'un  réglage  sur  un  point  défini  (j'entends  le  mot  au  sens 
géométrique,  et  en  supposant  que  l'objectif  n'a  pas  une  certaine 
superficie)  est  illusoire. 

Autrement  dit,  on  ne  gagnera  pratiquement  pas  grand'chose  à 
vouloir  encadrer  le  but  dans  une  fourchette  plus  petite  que  la  valeur 
de  deux  écarts  probables. 

La  fourchette  dont  il  est  question  ici,  et  qu'il  convient  de  définir,  n'a 
rien  de  l'instrument  tétradenté  dont  une  civilisation  raffinée  a  armé  nos 
dextres  afin  de  nous  empêcher  de  tremper  aux  repas  les  doigts  dans  la 
sauce  :  ce  qu'on  désigne  par  cette  expression  dans  l'artillerie,  c'est 
l'intervalle  de  deux  points  de  chute  entre  lesquels  à  un  moment  donné 
est  placé  un  objectif.  Supposons  par  exemple  qu'une  salve  tirée  sur 
un  croisement  de  tranchées  tombe  en  deçà  du  but,  c'est-à-dire  soit 
courte  et  qu'on  en  tire  une  autre  à  200  mètres  plus  loin  (ce  qu'on 
peut  faire  facilement  avec  les  hausses  de  tous  nos  canons)  et  qui 
tombe  au  delà  du  but,  c'est-à-dire  soit  longue.  On  dit  dans  ce  cas  que 


460  REVUE    DES    DEUX    MONDB8.) 

l'objectif  est  encadré  dans  la  fourchette  de  200  mètres.  Une  nouvelle 
salve  tirée  juste  entre  les  deux  premières  ne  tombera  pas  en  général 
exactement  sur  le  but,  et  encadrera  celui-ci  dans  la  fourchette  de 
100  mètres.  Ainsi,  de  proche  en  proche,  ou,  comme  disent  les  mathé- 
maticiens, par  approximations  successives,  on  peut  encadrer  le  but 
dans  des  fourchettes  de  plus  en  plus  serrées. 

Pour  prendre  un  exemple,  l'écart  probable  en  portée  du  75  à 
6000  mètres  étant  de  20  mètres  environ,  la  règle  énoncée  ci-dessus 
veut  dii'e  qu'il  n'y  a  plus  pratiquement  intérêt  à  changer  la  hausse 
lorsque  le  but  est  encadré  entre  deux  hausses  différant  de  40  mètres. 
A  ce  moment,  le  réglage  du  tir  peut  être  considéré  comme  terminé  et 
il  n'y  a  plus  qu'à  déchaîner  le  tonnerre  des  salves  ou  des  rafales  du 
tir  d'efficacité. 

A  côté  de  la  hausse  du  jour,  ou,  pour  mieux  dire,  de  la  hausse  du 
moment,  il  faut  considérer  aussi  la  dérive  du  moment,  c'est-à-dire 
non  plus  la  portée,  mais  la  direction  ou  Tazimuth  de  la  trajectoire» 
corrigée  de  la  quantité  dont  le  vent  la  dévie  à  droite  ou  à  gauche, 
Ces  écarts  de  la  dérive  peuvent  être  très  importans. 

La  détermination  de  la  hausse  et  de  la  dérive  du  moment  constitue 
donc  le  préliminaire  essentiel  de  tout  réglage  de  tir. 


Deux  groupes  de  méthodes  s'offrent  pour  faire  cette  détermination  : 
D'une  part,  on  peut  la  faire  en  utilisant  les  observations  météorolo- 
giques combinées  avec  le  calcul  ;  ces  observations  sont  faites  aujour- 
d'hui très  ingénieusement  dans  les  armées  au  moyen  notamment 
de  petits  ballons  pilotes  dont  on  suit  et  détermine  à  la  lunette  la 
vitesse  et  la  direction  aux  diverses  altitudes  et  d'où  se  déduisent 
les  caractéristiques  correspondantes  du  vent.  Cette  méthode  en 
quelque  sorte  indirecte  a  l'avantage  d'être  économique  :  le  prix  d'un 
seul  coup  de  canon  équivaut,  à  celui  de  .plusieurs  thermomètres, 
baromètres,  ballons  pilotes,  etc.;  elle  a  l'avantage  aussi  d'être  silen- 
cieuse et  de  ne  donner  aucune  indication  préalable  à  l'ennemi 
relative  aux  objectifs  sur  lesquels  on  va  tirer.  En  revanche,  elle  a  l'in- 
convénient de  faire  intervenir  des  formules  théoriques  forcément 
approximatives  et  plus  ou  moins  inadéquates,  dans  leur  rigidité 
mathématique,  à  la  souple  et  capricieuse  fluidité  des  phénomènes 
atmosphériques;  en  outre,  les  données  qu'on  introduit  dans  ces 
formules  sont  forcément  incomplètes  et  approximatives. 

L'autre  catégorie  de  méthodes  auxquelles  on  peut  avoir  recours 


REVUE    SCIENTIFIQIE.  461 

pour  déterminer  la  hausse  et  la  dérive  du  moment  est  moins  trans- 
cendante peut-être  sur  le  papier,  moins  artistotéKcienne  et  moins 
propre  à  satisfaire  les  amans  des  complications  numériques  et  des 
élégances  algébriques;  elle  est  aussi  peut-être  un  peu  plus  coûteuse 
en  elle-même;  mais  elle  est  certainement  plus  sûre  dans  ses  résultats 
et  par  là  elle  redevient  la  plus  économique  en  abrégeant  mieux  la 
dépense  des  munitions  utiles  aux  réglages  :  c'est  la  méthode  expéri- 
mentale de  notre  bon  maître  Bacon.  Pour  connaître  les  écarts  de  la 
dérive  et  de  la  hausse  du  moment,  elle  consiste  tout  simplement  à 
tirer  des  coups  de  canon  sur  des  points  dont  la  dérive  et  la  hausse 
sont  connus,  d'après  la  carte,  et  à  A^oir,  à  observer  de  combien  on  s'en 
écarte  dans  les  deux  sens. 

Il  importe  le  plus  souvent,  pour  ne  pas  avertir  l'ennemi,  que  ces 
coups  de  canon  de  sondage  ne  soient  pas  tirés  vers  les  points  sur 
lesquels  le  tir  doit  être  réglé,  et  en  admettant  même  que  ces  points 
soient  obse-rvables.  Mais  il  y  a  plusieurs  moyens  pour  tourner  la  diffi- 
culté. 

Le  plus  simple  consiste  à  tirer  quelques  coups  sur  un  but 
de  position  bien  déterminée  sur  la  carte,  dit  but  auxiliaire,  distinct 
da  but  définitif,  mais  qui  n'en  soit  pas  trop  éloigné  (pas  de  plus 
d'un  quart  environ  en  distance  et  en  dérive  angulaire).  Ce  but  auxi- 
liaire peut  être  une  haie,  une  croisée  de  route,  un  arbre,  un  point 
bien  déterminé  du  terrain.  En  comparant  la  hausse  et  la  dérive  théo- 
riques à  celles  qui  correspondent  à  un  tir  réglé  sur  ce  but  auxihaire, 
on  a  pour  lui  les  écarts  de  dérive  et  de  hausse  du  moment,  qu'une 
simple  règle  de  trois  permet  de  transposer  immédiatement  au  cas  du 
but  définitif.  Il  me  souvient  à  ce  propos,  et  pour  illustrer  d'un 
exemple  concret  ce  qui  précède,  que  pendant  longtemps  devant  Saint- 
Mihiel,nous  avons  utiUsé  comme  but  auxihaire  une  petite  maison 
située  presque  au  sommet  du  Camp  des  Romains  et  que  nous  appe- 
hons  la  «  maison  des  officiers  »  parce  qu'un  jour  un  coup  de  canon  de 
ces  tirs  préhminaires  bien  assené  devant  la  porte  en  avait  fait  sortir 
précipitamment  plusieurs  officiers  allemands  dans  des  poses  peu 
avantageuses.  Une  fois  les  corrections  déterminées  par  le  tir  préalable 
sur  la  «  maison  des  officiers,  »  on  pouvait  ^presque  immédiatement 
tirer  avec  exactitude  sur  les  batteries  que  nous  avions  repérées 
topographiquement  par  le  son  derrière  la  masse  somptueuse  du  Camp 
des  Romains  qui  les  masquait  de  la  vue. 

Une  telle  opération  s'appelle  un  transport  de  tir. 

Il  en  est  encore  d'autres  sortes  :  au   heu  de  tirer  sur    un  but 


462  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

auxiliaire  bien  défini,  on  peut  tirer  arbitrairement  sur  une  hausse  et 
une  dérive  données  :  les  recoupemens  des  observations  des  éclate- 
mens  faites  de  plusieurs  observatoires  et  immédiatement  transmises 
au  P.  C.  par  téléphone,  fournissent  la  position  géographique  du  point 
de  chute  moyen  ;  et  la  différence  entre  cette  position  et  celle  qui 
devait  correspondre  aux  hausse  et  dérive  de  la  pièce  donnent  les 
écarts  cherchés.  C'est  une  autre  méthode  de  correction  par  tir  sur 
but  auxiliaire,  et  il  ne  reste  plus  qu'à  faire  ici  encore  un  transport  de 
tir. 

Il  peut  arriver  enfin  que  les  buts  sur  lesquels  on  tire  ne  soient  pas 
topographiquement  déterminés.  Supposons  par  exemple,  —  pour 
anticiper  sur  ce  qui  va  suivre  —  qu'on  ait  réglé  par  avion  un  tir  sur 
un  objectif  in\àsible  de  la  batterie,  puis  qu'on  ait  tiré  sur  un  autre 
objectif  visible  au  contraire  de  celle-ci  ou  de  ses  observateurs  avancés. 
Il  est  clair  qu'en  cas  d'impossibilité  de  régler  de  nouveau  par  avion 
sur  le  but  invisible,  on  pourra  néanmoins  faire  sur  celui-ci  quand  on 
voudra  un  transport  de  tir  après  avoir  d'abord  réglé  sur  l'objectif 
visible.  En  ce  cas,  celui-ci  s'appelle  but  témoin. 


Il  est  clair  que  ces  déterminations  expérimentales  des  correc- 
tions du  moment,  si  elles  devaient  être  faites  isolément  par  chaque 
pièce  ou  même  par  chaque  batterie,  coûteraient  beaucoup  de  muni- 
tions et  seraient  souvent  de  nature  à  avertir  l'ennemi.  Aussi  s'est  on 
préoccupé,  chez  les  Allemands  comme  «hez  nous,  de  les  centraliser 
et  de  faire  faire  pour  chaque  secteur  ces  déterminations  diverses 
par  des  pièces  ou  des  batteries  auxiliaires  qui  les  communiquent  à 
toute  l'artillerie  des  secteurs  pour  être  utilisées  après  correction 
convenable . 

Lorsque  les  Allemands,  pour  régler  le  tir  de  leurs  obusiers 
géans  ou  de  leurs  canons  longs  à  grande  portée,  utilisent  le  tir  d'une 
pièce  auxiliaire  de  petit  calibre,  satellite  de  la  première,  ils  appliquent 
en  somme  ce  principe,  non  pas  pour  user  un  moins  grand  nombre 
de  projectiles  faisant  multiple  emploi,  mais  pour  en  dépenser  un 
plus  petit  nombre  de  gros. 


Une  fois  les  corrections  de  hausse  et  de  dérive  du  moment  ainsi 
déterminées  par  l'un  quelconque  des  procédés  précédens,  il  ne  reste 
plus  qu'à  procéder  au  réglage  même  du  tir,  c  est-à-dire  à  l'encadre- 


REVUE    SCIENTIFIQUE. 


463 


ment  du   but  dans  la   fourchette  eflicace  niinima,  ainsi  que  je  l'ai 
expliqué  plus  haut. 

Pour  cela,  on  observe  les  points  de  chute  des  projectiles,  et  on 
rectifie  la  hausse  et  la  dérive  du  canon  jusqu'à  ce  que  ces  points  de 
chute  tombent  dans  cette  fourchette. 

Il  est  donc  essentiel,  pour  régler  un  tir,  de  l'observer,  de  voiries 
points  de  chute  et  le  but,  et  c'est  pour  cela  que  les  observations  d'ar- 
tillerie ont  une  telle  importance. 

L'observation  des  coups  dans  le  réglage  du  tir  n'est  inutile  que 
dans  le  cas  où  l'objectif  a  des  dimensions  telles  que,  une  fois  les  élé- 
mens  initiaux  connus,  les  écarts  probables  et  ceux  de  la  hausse  et  de 
la  dérive  du  moment  soient  certainement  inférieurs  à  ces  dimensions. 
Tel  a  été  notamment  le  cas  des  tirs  allemands  à  longue  portée  sur 
Dunkerque,  \'ille  ayant  plusieurs  kilomètres  de  diamètre.  Si  parfois, 
et  surtout  les  premières  fois,  ces  tirs  ont  été  observés  par  des  avions 
allemands  volant  à  très  grande  hauteur,  tel  n'est  plus  le  cas  la  plu- 
part du  temps. 

Mais  si  les  Allemands,  au  lieu,  comme  on  dit  vulgairement,  de 
«  taper  dans  le  tas  »  sur  la  population  pacifique  d'une  ville,  se  pro- 
posaient d'en  atteindre  des  points  déterminés  d'importance  militaire 
comme  les  fortifications,  le  tir  tel  qu'ils  le  réalisent  serait  inefficace, 
parce  que  non  réglé.  Ils  sont  assez  bons  artUleurs  pour  ne  rien 
ignorer  de  ceci,  et  c'est  ce  qui  rend  systématiquement  et  volontaire- 
ment barbares  et  inexpiables  leurs  bombardemens  de  ce  genre. 

Hormis  donc  pour  un  objectif  à  surface  énorme  aux  distances 
éloignées  (et  il  n'existe  pas  d'objectifs  militaires  dans  ce  cas)  et  pour 
un  objectif  à  surface  assez  grande  aux  distances  moyennes,  le  réglage 
du  tir  doit  être  exécuté  et  rectifié  par  V observation  et  plus  générale- 
ment par  l'observation  visuelle.  Dans  les  règlemens  d'artillerie 
d'avant-guerre,  il  était  prévu  que  le  commandant  de  batterie  monte- 
rait, le  cas  échéant,  sur  une  sorte  d'échelle-observatoire  pour  régler 
à  la  voix  le  tir  qu'U  jugerait  à  la  jumelle.  On  prévoyait  aussi  que 
bien  plus  rarement  il  devrait,  pour  observer,  éloigner  ses  pièces  au 
point  de  ne  les  plus  tenir  à  portée  de  sa  voix.  En  ce  cas,  il  devait 
commander  son  tir,  soit  par  un  certain  nombre  d'hommes  jalonnant 
le  terrain  et  qui  transmettraient  de  proche  en  proche  les  indications 
verbales,  soit  par  des  signaleurs  dont  les  bras  étrangement  inclinés 
suivant  le  rythme  d'un  alphabet  conventionnel,  seraient  un  peu  des 
succédanés  en  chair  et  en  os  du  télégraphe  des  frères  Chappe. 

En  fuit,  rien  de  tout  cela  n'a  été  et  n'est  appliqué,  et  le  règlement 


464 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


une  fois  de  plus  a  été  submergé  par  la  marée  des  faits  imprévus.  Au- 
jourJ'lmi,  dans  presque  tous  les  cas,  —  et  sauf  parfois  lorsqu'il  s'agit 
de  ces  canons  des  fantassins  qui  constituentrartillerie  de  tranchée, — 
la  nécessité  de  défiler,  de  masquer  et  d'abriter  les  pièces  et  d'assurer 
la  possibilité,  la  sécurité  et  l'accès  de  leur  ravitaillement  a  conduit  à 
les  placer  quelque  peu  en  arrière  de  la  toute  première  Ugne.  En  outre, 
^'immobilisation  des  fronts  a  permis  l'établissement  de  centaines  de 
milliers  de  kilomètres  de  fils  téléphoniques,  et  c'est  par  téléphone 
que  presque  sans  exception  celui  qui  observe  règle  le  tir  et  commu- 
nique avec  la  batterie. 

Gela  a  permis  de  rendre  les  choix  des  positions  de  batterie  et  des 
postes  d'observation  complètement  indépendans,  et  sans  que  l'un  se 
doive  subordonner  à  l'autre. 


* 


On  a  longtemps  discuté,—  surtout  entre  troupiers, — la  question  de 
savoir  si  les  observatoires  d'artillerie  devaient  être  très  en  avant  ou 
pouvaient  être  relativement  en  arrière. En  fait,  la  puissance  de  l'arme- 
ment de  l'infanterie  ne  nécessite  pas  un  champ  de  tir  étendu  ;  au 
contraire,  le  tir  de  l'artillerie  demande  des  vues  lointaines  et  étendues. 
D'une  manière  générale,  les  observatoires  d'artillerie  ne  devront  donc 
pas  être  placés  comme  les  postes  de  guetteurs  d'infanterie,  mais  si 
possible  plus  haut,  le  plus  haut  possible  de  façon  à  dominer  la  plus 
grande  étendue  de  terrain.  —  Mais  plus  haut  veut-il  dire  plus  loin, 
plus  en  arrière?  Pas  nécessairement.  On  a  objecté  pendant  longtemps 
à  l'établissement  des  observatoires  d'artillerie  très  en  avant  que  la 
difficulté  du  réglage  est  plus  grande  :  il  est  certain  qu'un  observateur 
placé  près  de  la  batterie  juge  bien  si  un  coup  est  à  droite  ou  à  gauche, 
tandis  qu'un  observateur  près  du  but  juge  quelquefois  à  droite  du  but 
un  coup  en  réalité  à  gauche  par  rapport  à  la  batterie,  et  trop  court  un 
coup  long  par  rapport  à  elle.  Pour  appuyer  tout  cela  d'une  démons- 
tration, j'aurais  besoin  du  secours  du  dessin,  mais  on  voudra bienme 
croire  sur  parole;  etd'aUleurs,  chacun  peut  facilement  se  convaincre 
de  tout  ceci  en  faisant  un  croquis.  Quoi  qu'il  en  soit,  cette  objection 
n'avait  guère  de  valeur,  car  les  observateurs  avancés  d'artillerie 
peuvent  facilement  rectifier  leurs  observations  de  façon  à  les  rap- 
porter à  la  batterie  même;  c'est  une  petite  éducation  à  faire.  L'objec- 
tion qui  valait  encore  un  peu  du  temps  que  chaque  batterie  ou  groupe 
n'avait  qu'un  observateur,  ne  subsiste  plus  depuis  que  les  observa- 
teurs se  sont  multipliés  et  conjugués  de  telle  sorte  que  tout  coup  de 


REVUE    SCIENTIFIOUÉ.  465 

canon  est  vu  par  au  moins  deux  postes  différens.  Ces  deux  guetteurs 
d'artillerie  munis  de  viseurs  gradués  spéciaux,  déterminent  chacun 
une  direction.  Le  recoupement  sur  la  carte  de  ces  directions  com- 
muniquéespar  téléphone  fournit  sans  ambiguïté  le  point  cherché. 

Les  Allemands  emploient  comme  nous-mêmes  sur  une  vaste 
échelle  ce  procédé  classique  d'observation  par  recoupement.  Si,  au 
lieu  de  deux  observateurs,  trois  ont  fait  des  visées,  on  a  par  surcroît 
une  valeur  de  la  précision  obtenue,  ou  si  on  préfère  de  l'erreur 
maxima  commise,  qui  est  toujours  petite  ;  mais  par  surcroit  le  troi- 
sième observateur  a  l'avantage  de  démontrer  qu'il  s'agit  bien  d'un 
même  coup  de  canon,  et  non  de  deux  différents  confondus  par  erreur, 
comme  il  pourrait  arriver. 

Ces  postes  d'observation  d'artillerie  consistent  généralement, 
comme  les  postes  de  guetteurs  d'infanterie,  en  un  abri  enterré,  blindé 
si  possible  et  muni  d'une  fente  étroite  pour  l'observation.  11  va  sans 
dire  qu'il  y  a  de  nombreuses  variantes  moulées  sur  les  conditions 
locales. 

Pour  avoir  des  vues  sur  les  objectifs  éloignés  de  l'artillerie  U  est 
essentiel  de  placer  ces  postes  sur  les  points  élevés.  C'est  pour  ce 
motif  que  la  lutte  pour  la  possession  de  ces  points  est  toujours  si 
âpre  d'un  bout  à  l'autre  du  front. 

La  bataille  terrible  qui  se  poursuit  depuis  des  semaines  pour  la 
possession  du  tragique  «  Chemin  des  Dames  »  illustre  d'une  manière 
sanglante  cette  importance  des  observatoires.  De  la  crête  que  dessine 
le  Chemin  des  Dames  nos  observateurs  'découvrent  tout  l'arrière  des 
positions  allemandes  vers  l'Ailette,  leurs  positions  d'artillerie,  leurs 
voies  de  .communication .  —  Inversement  la  possession  de  cette  crête 
d'observation  permettrait  à  l'ennemi  des  vues  étendues  en  profon- 
deur sur  nos  lignes  et  lui  permettrait  de  nous  faire  beaucoup  de  mal 
en  assurant  le  réglage  de  ses  tirs.  De  là  l'acharnement  de  la  lutte  en 
ce  lieu,  et  en  tant  d'autres  analogues  comme  la  crête  de  Messines,  si 
brillamment  conquise  naguère  par  les  Anglais. 


Tout  ce  que  nous  venons  d'expliquer  relativement  au  réglage  par 
l'observation  des  coups  s'appUque  aux  coups  perçu  tans,  c'est-à-dire 
aux  obus  éclatant  à  la  surface  du  sol  où  ils  projettent  généralement 
une  gerbe  sombre  de  terre  déchiquetée  bien  visible.  Mais  tel  n'est  pas 
toujours  le  cas.  Il  peut  arriver  que  les  coups  percutans  ne  soient  pas 
observables  ou  que  la  nature  du  sol  rende  irrégulier  l'éclatement  de 

TOME  XL.  —  1917.  30 


466  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ces  coups.  Dans  ce  cas,  on  procède  au  réglage  en  se  servant  de  coups 
fusans  qui  éclatent  à  une  certaine  hauteur  au-dessus  du  sol  en  proje- 
tant le  petit  nuage  pommelé  bien  connu  de  tous  ceux  qui  ont  com- 
battu. On  cherche  alors  à  encadrer  le  but  entre  deux  coups  fusans 
pour  en  déduire  la  position  où  la  trajectoire  prolongée  jusqu'au  sol 
aurait  rencontré  celui-ci  si  elle  n'avait  pas  été  coupée  avant  sa  fin  par 
l'éclatement  aérien. 

Le  plus  généralement  on  opère  ce  réglage  par  fusans  en  les  faisant 
éclater  au  ras  du  sol,  c'est-à-dire  très  près  du  point  de  croisement  de 
celui-ci  avec  la  trajectoire.  Dans  ce  cas,  si  le  nuage  d'éclatement 
apparaît  derrière  le  but,  on  est  certain  que  la  trajectoire  est  trop 
longue  ;  mais  la  réciproque  n'est  pas  toujours  vraie  et  il  peut 
arriver  qu'un  éclatement- vu  en  avant  du  but  et  au-dessus  de  celui-ci 
appartienne  à  une  trajectoire  dont  l'extrémité  tombe  en  réahté  en 
arrière. 

Ce  n'est  qu'un  jeu  pour  nos  artilleurs  de  se  débrouiller  dans  ces 
difficultés. 


L'observation  terrestre  lorsqu'elle  est  possible  est  assurément  le 
plus  sûr  moyen  de  régler  efficacement  le  tir  des  canons.  Mais  il  est 
des  cas  où  elle  n'est  pas  possible.  Tout  d'abord,  même  armés  de 
jumelles  ou  de  bonnes  lunettes  de  GaUlée  et  même  en  terrain  décou- 
vert à  l'onl,  il  est  difficile  d'observer  avec  exactitude  des  objectifs  et 
des  éclatemens  à  plus  de  six  ou  sept  kilomètres.  —  Comment  régler 
le  tir  des  gros  canons  longs  qui  tirent  beaucoup  plus  loin  et  jusqu'à 
une  vingtaine  de  kilomètres  et  au  delà?  Il  n'y  avait  qu'un  moyen  : 
l'avion,  l'avion  qui  à  volonté  va  survoler  l'objectif  si  éloigné  qu'il  soit 
et  signale  par  T. S. F.  à  la  batteries!  ses  coups  sont  trop  longs,  courts, 
à  droite,  à  gauche  et  de  combien...  ou  au  but.  J'ai  indiqué  naguère 
ici  même  quelles  devaient  être  les  caractéristiques  des  bons  avions  de 
réglage  et  je  n'y  reviendrai  donc  pas.  Mais  une  chose  ressort  avec 
évidence  de  ce  qui  précède  :  puisque  le  tir  d'artillerie  ne  vaut  que 
par  son  réglage,  on  peut  bien  dire  que  c'est  l'avion  seul  qui  a  rendu 
possible  l'emploi  aujourd'hui  fondamental  de  l'artillerie  lourde  à 
longue  portée;  c'est  lui  qui  par  cela  a  donné  à  cette  guerre  son  carac- 
tère si  particulier.  Cela  fait  que  de  tous  les  avions  de  guerre,  l'avion 
de  réglage  est  sans  conteste  le  plus  important, bien  que  son  rôle  soit 
apparemment  moins  brillant  que  celui  de  l'avion  de  chasse  :  celui-ci 
et  les  «  as  »  qui  l'ont  illustré  ne  jouent  réellement  un  rôle  utila  qu'en 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  467 

fonction  de  l'avion  de  réglage  et  parce  qu'ils  le  protègent  chez  nous 
et  le  détruisent  chez  l'ennemi. 

Sur  la  plus  grande  partie  du  front  de  France,  le  terrain  n'est  pas 
suffisamment  accidenté  pour  que  les  observatoires  terrestres,  même 
aux  points  culminans,  aient  des  vues  assez  étendues  pour  épuiser  la 
limite  de  la  visibilité,  et  la  ligne  sèche  d'un  horizon  borné  vient  rapi- 
dement mettre  un  trait  final  aux  velléités  indiscrètes  des  observateurs. 
D'autre  part  ce  n'est  pas  nous  partout  qui  tenons  ces  points  culmi- 
nans; c'est  par  endroit  l'ennemi,  et  pourtant  le  problème  reste 
toujours  le  même  et  plein  d'angoisse  shakspearienne  :  Voir  ou  ne 
pas  voir,  voilà  toute  la  question;  car  pour  l'artilleur  c'est  cela  qui  est 
être  ou  ne  pas  être. 

Tout  cela  a  donné  un  développement  imprévu  à  un  mode  d'obser- 
vation et  de  réglage  du  tir  qui  n'a  ni  la  sécurité  de  l'observation 
terrestre,  car  il  dépend  un  peu  des  vicissitudes  atmosphériques,  ni  la 
vue  très  lointaine  de  l'avion,  mais  qui  a  plus  de  champ  que  celle-là 
et  plus  de  sûreté  de  visée  que  celui-ci  à  cause  de  son  immobilité  :  je 
veux  parler  des  ballons-observatoires. 

Si  je  ne  me  trompe,  c'est  il  y  a  plus  d'un  siècle,  à  Fleurus  qu'on 
employa  pou,r  la  première  fois  un  ballon  à  l'observation  du  champ 
de  bataille.  Ainsi  fut  trouvé,  suivant  l'expression  d'un  citoyen  de 
l'époque,  «  le  moyen  de  porter  sans  cesse  des  yeux  observateurs  sur 
les  manœuvres  de  l'ennemi.  » 

La  France  créatrice  de  la  navigation  aérienne  avec  Montgolfier  et 
Cbarles  inventait  ainsi  l'aérostation  militaire.  Malgré  cela,  et  comme 
il  est  arrivé  trop  souvent  dans  trop  de  domaines,  nous  nous  étions 
un  temps  laissé  dépasser  dans  cette  voie  ouverte  par  nous  ;  et  au  début 
de  la  présente  guerre  —  on  peut  bien  le  dire  maintenant  que  nous 
avons  regagné  sur  ce  point  notre  avance  —  les  Allemands  avaient  des 
ballons  d'observation  très  supérieurs  au  nôtre. 

Le  ballon  sphérique,  qui  seul  était  jusqu'à  la  guerre  utihsé  par 
notre  armée,  est  le  jouet  des  moindres  brises  qui  tendent  à  le  cou- 
cher vers  le  sol,  diminuent  son  altitude  et  lui  donnent  un  mouve- 
ment d'oscillation  qui  rend  toute  visée  précise  impossible,  d'autant 
qu'il  tourne  continuellement  au  bout  du  long  câble  qui  l'amarre. 
Aussi  l'officier  observateur  placé  dans  la  nacelle  de  cette  flottante 
bouée  aérienne  n'a  aucune  fixité  dans  sa  direction  de  visée  et  dans 
les  points  de  repère  qui  lui  permettraient  de  régler  le  tir. 

Pour  échapper  à  ces  inconvéniens  qui  rendaient  presque  impos- 
sible le  réglage  par  ballon  des  tirs  d'artillerie,  puisque  le  moindre 


468  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

vent  les  rend  inutilisables  ou  peu  efficaces  et  qu'il  y  a  toujours  du 
vent,  le  capitaine  Sacconney  avait,  longtemps  avant  la  guerre,  imaginé 
d'utiliser  à  cet  efîet  des  trains  de  cerfs-volants  qui,  eux  au  contraire, 
fonctionnent  bien  dans  le  vent,  mais  seulement  dans  le  vent. 

Il  restait  à  trouver  un  observatoire  aérien  qui  synthétise  les  avan- 
tages des  deux  systèmes.  C'est  ce  que  réalise  l'étrange  «  drachen- 
ballon  »  imaginé  par  les  Allemands  et  dont  ils  firent  grand  usage 
pour  régler  leurs  tirs  dès  le  début  de  la  campagne.  Comme  son  nom 
l'indique  —  drachen  veut  dire  cerf-volant  en  allemand  —  c'est  un 
engin  amphibie  tenant  à  la  fois  du  ballon  et  du  cerf-volant.  Du 
ballon  il  a  la  flottabilité  dans  l'air  même  calme,  étant  gonflé  à  l'hydro- 
gène, comme  le  sphérique.  Du  cerf-volant  il  tire  ses  autres  avantages: 
sa  forme  allongée  fait  que  comme  une  barque  amarrée  dans  une 
rivière  il  s'oriente  invariablement  dans  le  lit  du  vent,  ce  qu'assurent 
par  surcroît  des  ailerons  et  une  poche  à  air  placée  à  l'arrière  de 
l'aéronef,  où  s'engouffre  le  vent  et  qui  se  comporte  comme  un  stabi- 
lisateur d'orientation.  —  Ainsi  la  rotation  de  la  nacelle,  si  gênante 
dans  le  sphérique,  est  tout  à  fait  supprimée. 

D'autre  part  on  sait  que  lorsque  le  vent  augmente  il  tend  à  faire 
monter  le  cerf-volant  par  la  pression  exercée  sur  sa  face  inférieure, 
et  au  contraire  à  abaisser  et  à  coucher  vers  le  sol  le  ballon  sphérique 
captif. 

Le  drachen  est  construit  de  telle  sorte  que  ces  deux  actions 
antagonistes  se  compensent  exactement,  et  ainsi  l'appareil,  à  peu 
près  indifférent  aux  variations  du  vent,  reste  sensiblement  immobile 
et  à  l'abri  des  oscillations  et  des  variations  d'altitude,  quelles  que 
soient  les  irrégularités  des  mouvemens  de  l'air. 

Nous  sommes  aujourd'hui  largement  pourvus  de  ces  engins  qui 
constituent  des  auxiliaires  précieux  pour  les  réglages  d'artillerie 
grâce  au  téléphone  qui  les  relie  au  sol.  D'ailleurs  beaucoup  d'armées 
européennes  les  avaient  adoptés  dès  avant  la  guerre.  Il  y  a  quelques 
semaines,  sur  un  tout  petit  coin  du  front  de  Champagne,  j'ai  compté 
trente-deux  des  nôtres  simultanément  au-dessus  de  l'horizon. 

En  baptisant  du  nom  de  «  saucisses  »  ces  grosses  outres  aériennes 
nos  poilus  ont  trouvé  une  image  pittoresque,  parfaitement  adéquate 
à  l'objet,  et  qui  sans  doute  restera  dans  la  langue.  Elle  manque  peut- 
être  un  peu  de  poésie,  mais  tout  n'est  pas  poétique  à  la  guerre. 

Cbarles  Nordmann, 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


Comme  un  bonheur  ne  va  jamais  seul,  à  l'heure  même  où  le  pre- 
mier bataillon  du  premier  contingent  américain  arrivait  à  Paris  pour 
y  célébrer  avec  nous  la  Fête  de  Tlndépendance,  nous  avons  eu  une 
honne  nouvelle.  Le  i*"""  juillet,  l'armée  de  Broussiloff  a  repris  l'offen- 
sive sur  le  terrain  qui  lui  est  glorieusement  famiher  et  où,  l'autre 
printemps,  elle  avait  remporté  de  si  éclatantes  victoires.  Elle  a  presque 
inopinément  attaqué  l'ennemi  chez  lui,  en  Galicie,  à  quatre-vingts 
kilomètres  de  Lemberg.aux  environs  de  Brzezany  ;  c'est-à-dire  qu'elle 
recommence  son  effort  au  point  extrême  où  ses  campagnes  précé- 
dentes l'avaient  amenée.  En  deux  jours,  elle  a  fait  dix-huit  mille  pri- 
sonniers, capturé  trente  canons,  et  la  manœuvre,  partie  du  village 
de  Koniuchy,  brillamment  enlevé  dès  le  début,  semble  se  développer, 
entre  les  deux  routes  de  Brzezany  et  de  Tarnopol  à  Zloczov,  dans  la 
direction  générale  du  Sud-Est  au  Nord-Ouest.  Les  résultats  mili- 
taires en  sont  déjà  intéressans,  ils  peuvent  devenir  considérables. 
Mais,  quels  qu'ils  soient  et  si  grands  qu'ils  puissent  devenir,  l'événe- 
ment est  d'ordre  poHtique  bien  plus  encore  que  stratégique. 

Il  a  signifié  au  monde,  suivant  une  expression  jailUe  spontané- 
ment de  tous  les  cœurs,  la  résurrection  de  l'armée  russe;  à  l'Allft- 
magne,  aux  Empires  du  Centre,  la  fin  de  leur  rêve  de  paix  séparée,  de 
paix  brusquée.  La  flamme  des  proclamations  de  M,  Kerensky  a  ral- 
lumé l'immense  et  salutaire  incendie.  La  révolution  russe  a  compris 
qu'elle  ne  \ivrait  que  par  la  victoire,  qu'elle  ne  fonderait  que 
sur  elle  le  régime  nouveau,  et  peut-être  s'est-elle  souvenue  que 
son  modèle,  la  Révolution  française,  aurait  vite  péri  de  la  guerre 
civile,  sans  ce  qui  devait  la  tuer,  la  guerre  étrangère.  Aujourd'hui, 
ce  n'est  plus  seulement  un  homme  en  qui  veillait  et  souffle  l'âme  des 
Danton,  c'est  le  Soviet  lui-même,  et  non  pas  seulement  le  Soviet  de 


470  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

Pét-rograd,  mais  le  Congrès  de  tous  les  Conseils  de  tous  les  délégués 
ouvriers  et  soldats  de  toutes  les  Russies,  qui,  d'une  A'oix  quasi- 
unanime,  font  entendre  l'appel  ou  le  rappel  aux  armes. 

Nous  ne  nous  vanterons  pas  de  l'avoir  bien  prévu,  mais  c'est  une 
des  solutions  qui  nous  avaient  paru  possibles,  et  c'est  la  meilleure. 
Elle  est  due  sans  doute  avant  tout,  à  la  sagesse,  heureusement  alliée 
au  courage,  du  ministre  de  la  Guerre  Kerensky,  à  l'esprit  énergique 
et  fertile  en  initiatives  du  généralissime  Broussiloff,  et,  pour  une 
pai't  aussi,  car  il  faut  être  juste,  aux  adjurations  de  M.  Albert 
Thomas,  de  M.  Henderson,  de  M.  Vandervelde,  de  M.  EUhu  Root; 
par  là-dessous,  à  un  mouvement  national  profond  qui  a  rejeté  avec 
horreur  loin  de  la  trahison,  aussitôt  qu'il  l'a  aperçue,  ce  peuple  loyal 
et  impulsif,  tout  frais,  tout  près  encore  de  la  nature,  qui  se  meut 
précipitamment  d'une  seule  masse,  comme  une  force  naturelle,  et 
dont  la  diplomatie  allemande  a  eu  le  tort  d'ignorer  la  psychologie 
autant  que  celle  de  plusieurs  autres  :  Slavus  saltans .  Mais  il  convient 
d'en  faire  également  honneur  à  la  fermeté  que  s'est  enfin  décidé  à 
montrer  le  Gouvernement  proAdsoire,  en  refusant  de  dissoudre  la 
Douma  sur  la  sommation  des  extrémistes,  et  en  découvrant  du  même 
coup  leur  folie,  leur  faiblesse,  ou  du  moins  la  hmite  de  leur  puis- 
sance, beaucoup  plus  courte  en  réalité  que  leur  tapage  ne  le  faisait 
croire,  et  la  liaison,  consciente  ou  inconsciente,  de  leur  action  avec 
l'intrigue  germanique.  La  révolution  parait,  à  l'intérieur  et  à  l'exté- 
rieur, sortir  de  l'anarchie  et  s'orienter  vers  une  organisation  ;  la  vic- 
toire de  Broussiloff  est  le  premier  bienfait  du  Gouvernement,  qui 
en  sera  récompensé,  s'il  y  prend  une  conscience  plus  claire  de  lui- 
même.  Le  nuage  asphyxiant  se  dissipe,  le  ciel  s'éclaircit  dans  le  Nord. 
Et  tout  cela,  ce  miracle,  s'est  accompli,  sans  que  nos  socialistes,  dont 
le  voyage  en  Russie  n'aura  pas  été  inutile,  aient  eu  besoin  de  se 
rendre  à  Stockholm;  cela  les  dispense  d'y  aller.  A  moins  d'être 
ingrats  ou  aveugles,  ils  ne  remercieront  jamais  trop  les  bons  Français, 
grâce  à  qui  leur  aura  été  épargné  un  faux  pas,  où  pouvait  trébucher 
leur  patriotisme. 

Voilà  donc  le  front  oriental  réveillé.  Sur  le  front  occidental,  l'ar- 
mée anglaise  continue,  ainsi  que  ses  bulletins  le  disent  volontiers,  à 
faire  «  d'excellent  travail.  »  Les  vues  qu'elle  s'est  données,  au  prix  de 
sanglans  combats,  du  haut  de  la  crête  de  Vimy,  elle  ne  les  a  pas 
acquises,  on  le  pense  bien,  par  dilettantisme,  pour  voirse  lever  et  se 
coucher  le  soleil  sur  la  plaine.  Village  par  village,  faubourg  par  fau- 
bourg, cité  par  cité,  elle  enserre  et  investit  Lens,  décrivant  autour  de 


REVUE      —    CHRONIQUE.  471 

la  ville  un  demi-cercle  de  plus  en  plus  étroit  :  Lens,  la  capitale  du 
pa3-s  minier,  consacrée  déjà  autrefois  par  une  bataille  lil)ératrice.  La 
cité  Saint-Pierre,  la  cité  Jeanne-d'Arc,auNord,  et,au  Sud, la  commune 
d'A\don,  où  sont  les  fosses  4  et  4  bis  de  Liévin,  en  forment  comme  les 
avancées.  La  prise  ou  plutôt  la  reprise  de  Lens,  outre  sa  valeur  intrin- 
sèque, aurait  une  valeur  de  symbole.  Ce  serait  en  quelque  sorte  la 
clef  de  toute  une  région  industrielle,  où  sont  accumulés  dans  un  petit 
espace  nos  moyens  de  production,  les  alimens  et  les  instrumens  de 
notre  vie  de  paix  et  de  guerre,  qui  serait  remise  entre  nos  mains.  Mais 
c'est  ici  qu'il  importe  de  tenir  fortement  en  bride  nos  imaginations  et 
de  ne  pas  voir  du  coup  la  chose  faite.  Ce  sera  probablement  long  et  dur. 
En  tout  cas,  il  vaut  mieux  le  croire  que  de  s'exposer  à  une  déception, 
qui  risquerait,  étant  donné  notre  penchant  à  nous  exagérer  le  mal 
comme  le  bien,  et  la  fatigue  légitime  de  trois  accablantes  années, 
d'être  suivie  d'une  dépression.  Mieux  vaut  le  croire  que  de  nous  mé- 
nager encore  le  désenchantement,  le  découragement  d'une  fausse 
défaite,  ou  simplement  d'un  faux  échec,  qui  n'aurait  jamais  existé 
que  par  rapport  à  l'énormité  de  nos  espérances,  mais  qui  n'en  aurait 
pas  moins  l'inconvénient  grave  de  nous  abattre  ou  de  nous  rabattre 
en  nous-mêmes,  comme  devant  nos  alliés,  nos  ennemis  et  les  neutres. 
Nous  ne  pourrions  être  vaincus  que  par  cette  inchnation  de  notre 
caractère  que  nous  pensions  avoir  vaincue.  Il  y  a  longtemps  qu'on  a 
écrit  de  nous  :  «  Ils  savent  si  peu  supporter  leurs  malaise^  et  leur 
gêne,  et,  à  la  longue,  ils  négUgent  tellement  les  choses  qu'il  est  facile 
de  les  trouver  en  désordre,  et  de  prendre  le  dessus  sur  eux.  »  Mais 
trois  ans  de  constance  paraissaient  avoir  démenti  ce  dicton  de 
trois  siècles.  Il  ne  s'agit  plus  que  du  dernier  quart  d'heure  ;  et  il  est 
vrai  qu'étant  le  dernier,  il  dure  plus,  compte  plus,  pèse  plus  que 
d'autres  heures  tout  entières  ;  mais  aussi,  étant  le  dernier,  il  est  déci- 
sif et  définitif.  C'est  le  moment  de  nous  rappeler  que  si,  dans  certains 
parlers  locaux,  on  dit  :  «  espérer  »  pour  «  attendre,  »  patienter,  en  bon 
français,  signifie  «  supporter,  »  et,  au  besoin  «  souffrir.  » 

Depuis  deux  mois,  nous  supportons,  au  Chemin  des  Dames,  au 
plateau  de  Craonne,  l'assaut  sans  cesse  renouvelé  des  Allemands, 
qui,  eux,  ne  se  sont  pas  trompés  sur  le  prétendu  insuccès  de  nos 
offensives  du  16  avril  et  du  5  mai.  Des  deux  cent  trente  divisions,  qm, 
sauf  erreur  ou  omission,  composent  à  présent  l'armée  impériale, 
nous  en  avons  sur  le  corps,  sur  les  bras,  les  Anglais  et  nous,  plus  de 
cent  cinquante.  Nous  les  y  avons,  ou  nous  les  y  avons  eues,  puisque 
nous  en  avons  usé  beaucoup,  et  que,  les  Russes  rentrant  en  activité, 


472  RËVt'E    DES    bEUX    MONDES. 

le  jeu  de  navettes,  où  se  plaît  Hindenburg,  est  devenu  ou  va  devenir 
plus  difli elle.  Malgré  ce  déploiement  colossal,  le  Kronprinz  impérial 
n'a  pas  pu  réussir  à  prendre  la  revanche  de  ses  déconvenues.  Ni  en 
Champagne  où  il  se  venge  bassement  par  le  lent  assassinat  de  Reims, 
ni  à  Verdun  où  il  s'entête  à  vouloir  enlever  la  cote  304  et  le  Mort- 
Homme,  les  sacrifices  qu'il  consent,  comme  s'ils  ne  lui  coûtaient  point, 
ne  lui  ont  procuré  le  moindre  avantage.  N'eussions-nous  fait  rien  de 
plus,  —  mais  nous  avons  fait  plus,  et  notre  gain  ne  se  borne  pas  à 
n'avoir  pas  perdu,  —  nous  contenons  les  trois  quarts  de  l'armée  alle- 
mande, nous  tenons  contre  les  trois  quarts  de  la  puissance  allemande. 
De  Belfort  à  Dunkerque,  notre  ligne  n'a  bougé  que  pour  se  porter  en 
avant;  tâtée  partout,  nulle  part  elle  n'a  été  percée;  partout  secouée, 
elle  n'a  fléchi  nulle  part. 

Cependant  la  Chambre  des  députés  s'est  enfermée  pour  discuter 
en  Comité  secret  sur  la  façon  dont  furent,  au  mois  d'avril  et  au 
mois  de  mai.  conduites  les  opérations,  et  sur  plusieurs  questions 
accessoires.  Il  est,  à  ce  propos,  permis  d'émettre  l'opinion,  et  nous 
ne  nous  en  sommes  pas  fait  faute,  qu'il  ne  faudrait  pas  abuser  de  la 
procédure,  nécessairement  exceptionnelle  dans  le  régime  parlemen- 
taire, du  Comité  secret  qui  a  ou  peut  avoir  de  sérieux  défauts,  dont  le 
pire  serait  qu'il  est  secret,  si  ce  n'était  qu'il  ne  l'est  jamais  herméti- 
quement. En  d'autres  termes,  un  de  ses  vices,  qui  se  double  du  vice 
contraire,  est  qu'au  dedans,  il  autorise  à  tout  dire,  et  qu'au  dehors,  il 
invite  à  tout  supposer.  Bien  des  secrets  qm  se  confient  là  à  des  cen- 
taines d'oreilles  sont,  heureusement,  de  pauvres  secrets:  mais  la 
foule,  qui  ne  le  sait  pas,  ou  qui  n'en  attrape  que  des  bribes,  souvent 
déformées,  les  grossit,  et  se  repaît,  s'afflige  ou  s'irrite  de  ce  qu'on 
hii  cache. 

On  a,  tous  ces  joursrci  (le  texte  des  demandes  d'interpellation  en 
témoigne),  beaucoup  parlé  de  «  contrôle  »  et  de  «  sanctions.  »  Contrôle 
de  qui,  sur  quoi,  et  quel  contrôle?  Quelles  sanctions,  pourquoi,  et 
contre  qui  ?  On  dirait  qu'il  est  des  esprits  chagrins  et,  à  leur  manière, 
agressifs,  qui  se  font,  pour  leur  plaisir,  les  inquisiteurs  de  la  Répu- 
blique. C'est  assurément  un  adage  contresigné  par  d'excellens 
auteurs  que  a  les  accusations  sont  nécessaires  dans  les  républiques,  » 
mais  il  ne  faut  pousser  rien  à  l'excès.  Et  c'est  d'ailleurs,  aussi,  une 
maxime  dûment  établie  que  les  peuples  forts,  avant  le  combat, 
«  donnaient  à  leurs  généraux  les  commissions  libres,  »  en  style  mo- 
derne, ne  les  emprisonnaient  pas,  ne  les  emmaillotaient  pas  dans  un 
contrôle  tatillon,  ne  les  frappaient  pas  comme  d'une  espèce  de  sus- 


fiÈVUÈ.    —    CHRONIQUE.  473 

picion  préalable  ;  et  qu'après  la  bataille, ils  ne  se  ruaient  pas  sur  eux 
pour  éplucher  leurs  actes  et  leur  faire  cruellement  expier  leur 
malheur.  Même  coupables  de  mauvaise  intention,  ce  qui  est  rare  et 
ce  qui,  en  pareille  matière,  implique  presque  le  crime,  ils  ne  les 
punissaient  que  doucement,  «  humainement.  »  A  combien  plus  forte 
raison  quand  un  chef,  n'avait  «  péché  que  par  ignorance  I  »  Non 
seulement  ils  ne  le  punissaient  pas,  mais  ils  l'honoraient,  et  il 
arrivait  même  qu'ils  allassent  jusqu'à  le  récompenser.  Cela  non  plus 
n'était  pas  d'une  très  exacte  justice,  mais  c'était  d'une  très  fine  et  très 
prévoyante  pohtique.  Ils  avaient  moins  peur  de  la  faute  qui  avait  été 
commise  que  de  la  faute  inverse  qui  pourrait  l'être.  Ils  se  souciaient 
moins  d'atteindre  par  un  châtiment  rétrospectif  le  consul  qui 
sortait  de  charge  que  de  ne  pas  terroriser  préventivement,  de  ne  pas 
paralyser  ses  successeurs  par  la  menace  et  l'effroi  de  la  peine. 

Je  sais  qu'il  y  a  l'autre  école,  la  jacobine,  celle  de  la  Convention, 
celle  des  «  commissaires  aux  armées.  »  On  ne  veut  regarder  que  les 
exploits,  les  succès,  que  les  «  grands  ancêtres  »  ont  provoqués; 
on  ne  retient  que  ce  qu'ils  ont  fait  faire  ;  mais  le  passif  l'emporterait 
peut-être,  si  l'on  tenait  compte  de  ce  qu'ils  ont  empêché.  Nous 
avons  eu  déjà  l'occasion  de  citer  une  phrase  du  duc  de  Rovigo,  qui 
a  écrit,  ou  à  peu  près  :  «  Personne  n'acceptait  plus  de  commander, 
personne  n'osait  plus  entreprendre.  »  C'est  le  péril  que  porte  en  soi 
la  manie  délirante  de  la  faute  et  de  la  sanction.  Rien  ne  saurait 
être  plus  funeste  pour  une  nation  engagée  dans  une  lutte  à  mort,  où 
qui  ne  sera  pas  victorieux  sera  écrasé.  Il  ne  peut  pas  suftire  que  la 
clameur  d'une  asseml)lée  ou  d'un  parti  exige  des  têtes  pour  qu'on 
les  lui  livre.  Le  rôle  d'un  homme  d'État,  dans  les  temps  de  crise, 
consiste  moins  souvent  à  céder  aux  entrainemens  pseudo-populaires 
ou  parlementaires  qu'à  leur  résister.  C'est  à  quoi,  en  l'occurrence, 
nous  reconnaîtrons  que  nous  avons  un  gouvernement. 

Tandis  que  nous  sommes  en  veine  de  préceptes,  nous  serions 
tentés  d'ajouter  que  plus  la  forme  d'un  État  est  mobile,  et  plus  les 
circonstances  de  sa  vie  sont  agitées,  plus  il  doit  y  avoir  quelque  chose 
de  stable.  Le  point  îixe  de  l'État,  au  milieu  des  vicissitudes  de  la 
guerre,  lorsque  ce  n'est  pas  le  gouvernement,  ce  devrait  être  le  com- 
mandement. Or,  nous  avons  déjà  changé  deux  fois  de  général  en  chef. 
L'Allemagne,  et,  derrière  elle,  sa  coalition,  a  eu  successivement  pour 
chef  d'état-major  Moltke  le  neveu  et  Falkenhayn,  avant  d'avoir 
Hindenburg;  mais,  depuis  qu'elle  a,  pour  lui,  réorganisé  le  comman- 
dement,  encore  qu'il  n'ait  vraiment  pas  fait   merveille,   elle   s'est 


474  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

ingéniée  à  lui  créer  une  légende,  et  elle  l'a  tenu  pour  tabou,  fétichisé, 
presque  divinisé.  De  son  côté,  l'Italie,  avec  la  vigueur  et  la  subtilité 
de  son  sens  politique,  s'est  bien  gardée  de  toucher  au  commande- 
ment, bien  qu'un  régime  monarcliique  ait  autre  part  son  point  fixe  et 
donne  un  gouvernement  de  guerre  plus  facilement  que  ne  le  fait  un 
régime  démocratique.  Entré  au  comité  secret,  où  il  a  été,  lui  aussi, 
ballotté  toute  une  semaine,  en  un  état  voisin  de  la  dissolution,  le 
ministère  Boselli  en  est  sorti  comme  un  gouvernement  vivant,  avec 
un  commandement  renforcé.  Avant  toute  autre  considération, le  pré- 
sident du  Conseil  italien  a  placé  celle-ci,  car,  à  Rome  également,  la 
«  politique  militaire  »  avait  été  portée  dans  le  Comité  secret  :  «  Le 
Gouvernement  entend  assumer,  a-t-il  dit,  toute  la  responsabilité  qui 
lui  incombe,  parce  que  le  Gouvernement  veut  maintenir  au  comman- 
dement suprême  Thomme  qui  a  su  conduire  glorieusement  la  guerre. 
Le  pays  peut  être  certain  que  rien  ne  peut  ébranler  la  confiance  que 
le  Gouvernement  et  le  pays  ont  mise  dans  le  général  Cadorna.  » 

Au  surplus,  il  ne  semble  pas  que  le  général  Cadorna  fût  directe- 
ment, ostensiblement  visé.  Autant  qu'on  peut  de  loin  la  débrouiller, 
l'affaire  était  montée  et  dirigée,  sous  des  prétextes  différens,  voire 
opposés,  d'une  part  contre  M.  Sonnino,  ministre  des  Affaires  étran- 
gères, et,  de  l'autre,  contre  le  ministre  de  l'Intérieur,  M.  Orlando. 
Les  uns  blâmaient  en  M.  Sonnino,  sinon  sa  témérité  (une  hardiesse 
avisée  n'est  pas  téméraire),  du  moins  la  certitude  hautaine,  l'intran- 
sigeante rectitude  de  sa  poUtiqiie  ;  les  autres,  en  M.  Orlando,  la  timi- 
dité, le  flottement,  la  mollesse  de  la  sienne.  Les  adversaires,  comme 
les  motifs  d'opposition,  se  croisaient  :  contre  M.  Sonnino,  c'étaient 
les  neutralistes,  les  socialistes,  les  «  fatigués»  des  salons  et  de  la  rue, 
les  gagne-petit  inconsolés  du  parecchio  ;  contre  M.  Orlando,  les  natio- 
nahstes,  les  interventionnistes  de  droite  et  de  gauche. M.  Sonnino,  à 
coup  sûr,  ne  demandait  rien,  ne  désirait  rien,  ne  se  prêtait  à  aucune 
combinaison,  et,  dans  son  poste,  attaché  seulement  à  son  œuvre,  ne 
briguait  aucun  autre  poste.  Pour  M.  Orlando,  ses  amis,  et  quelques- 
uns  môme  de  ceux  qui  ne  le  voulaient  plus  au  ministère  de  l'Inté- 
rieur, le  désignaient  ou  l'indiquaient  pour  la  présidence  du  Conseiï, 
et  il  n'était  pas  évident  qu'il  la  repoussât. 

Savant  juriste,  professeur  éminent,  orateur  éloquent,  M.  Orlando 
serait  parfaitement  qualifié  pour  un  rôle  de  premier  plan,  et  nous  ne 
dirons  pas  qu'il  y  songeait,  mais  le  fait  est  qu'on  y  songeait  pour  lui 
dès  la  fin  de  1915.  On  le  disait  alors  assez  tiède  à  l'égard,  sinon  de 
M.  Salandra  personnellement,  du  moins  de  son  sacro  eyoismo.  Mais 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  475 

il  parla.  Il  parla  à  Palerme,  dans  une  réunion  solennelle,  au  lende- 
main du  jour  où,  dans  le  naufrage  d'un  grand  navire  torpillé,  des 
femmes  et  des  enfans  avaient  péri;  et  le  vent  de  la  mer,  qui  avait 
apporté  les  cris  des  victimes,  remporta  ses  cris  de  colère  et  de  ven- 
geance, haussés  au  ton  des  voix  siciliennes.  On  ne  vit  plus  alors 
quelle  différence  il  pouvait  y  avoir  entre  M.  Orlando  et  son  président 
du  ConseU  :  avec  des  accens  plus  tragiques,  et  peut-être  une  autre 
pensée,  il  exprimait  les  mêmes  sentimens  que  M.  Salandra. 

C'est  une  aventure  du  même  genre  qui  de  nouveau  vient  de  lui 
arriver.  Menacé  comme  ministre  de  l'Intérieur  à  cause  de  son  manque 
d'énergie,  il  a  dû  se  redresser,  et,  pour  ne  pas  se  plier,  H  s'est  roidi. 
Mais  on  n'a  entendu  de  son  discours  que  les  applaudissemens  qui  l'ont 
salué.  En  revanche,  M.  Sonnino,  qui  a  été  plus  acclamé  encore,  s'est 
montré  tel  qu'il  est  et  qu'on  le  connaissait.  On  devine,  par  le  langage 
qu'il  avait  tenu  quelques  jours  auparavant  en  séance  publique,  et  par 
une  allusion  de  M.  Barzilaï  dans  les  explications  de  vote,  ce  qu'il  a  pu 
dire  ou  répéter  en  Comité  secret.  Il  a  oublié  sa  personne  «  pour 
n'avoir  que  la  vision  de  l'intérêt  de  la  nation.  »  Il  a  affirmé  que 
ritaUe  voit  et  veut,  dans  cette  guerre,  «  la  continuation  de  la  guerre 
de  Mazzini  et  de  Garibaldi,  pour  la  libération  de  la  terre  de  Baltisti 
et  de  Sauro,  pour  la  maîtrise  de  l'Adriatique.  »  C'est  la  guerre  «  pour 
une  paix  durable,  fondée  sur  la  sûreté  des  frontières  nationales, 
comme  condition  indispensable  d'une  indépendance  effective.  Unité 
et  indépendance  de  notre  race  (délia  nostra  gente),  selon  la  hbre 
volonté  populaire,  voilà  notre  programme  national,  comme  ce  le  fut 
en  1859  et  en  1866;  dans  le  dessein  que  l'Italie  puisse  représenter 
sûrement  et  d'une  manière  permanente  en  Europe  un  élément  de  paix 
et  de  ci\ilisation.  » 

Langage  sec  et  net  d'un  homme  d'État  à  l'œil  et  à  l'esprit  clairs, 
qui  hait  les  «  vagues  idéologies  »  et  qui  ne  croit  pas  qu'il  ait  ni  à 
s'expliquer  longuement,  ni  à  s'excuser.  En  résumé,  M.  Sonnino  n'a 
pas  plus  consenti  à  re viser  ses  «  buts  de  guerre  »  que  M.  BoselU  n'a 
eu  l'idée  de  changer  le  commandement.  Une  grosse  majorité,  361  dé- 
putés contre  63,  les  a  suivis  et  soutenus.  C'est  maintenant  le  tour  du 
Sénat,  puisque,  en  Italie  comme  chez  nous,  les  comités  secrets 
alternent  entre  les  deux  Chambres.  Le  ministère,  récemment  modifié, 
et  d'où  s'est  retiré  en  dernier  lieu  l'amiral  Triangi,  ministre  de  la 
Marine,  n'est  pas  encore,  bien  que  certain  d'être  dans  le  courant  des 
aspirations  nationales,  complètement  sorti  de  ses  diflicultés. 

Celles  de  la  Grèce  étaient  incomparablement  plus  grandes;  elle 


476  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

prend  peu  à  peu  le  chemin  d'en  sortir.  M.  Venizelos,  revenu  de  Salo- 
nique  à  Athènes,  a  formé,  après  la  démission  de  M.  Zaïmis,  un  minis- 
tère où  nous  retrouvons  ses  principaux  collaborateurs,  M.  PoHtis  aux 
Affaires  étrangères, et,  àlaMarine,  l'amiral  Coundouriotis.  Le  général 
Danghs  a  été  nommé  généralissime.  Les  triumvirs  sont  ainsi  chacun 
à  sa  place  :  les  deux  gouvernemens  se  sont  fondus  en  un  seul,  et  l'on 
peut  espérer  que  bientôt  il  ne  restera  rien  du  conflit  intérieur  qui 
faillit  déchirer  la  Grèce.  Le  jeune  Alexandre,  émancipé  de  la  triple 
tutelle  de  son  père,  de  sa  mère  et  de  son  oncle,  de  tous  ses  oncles,  pa- 
ternels et  maternels,  dégagé  de  sa  soumission  déférente  à  son  frère 
aîné,  débarrassé  des  familiers  tyranniques  de  sa  maison,  des  Streit, 
des  Dousmanis,  des  Metaxas,  des  Mercouris,a  l'air  de  prendre  goûta 
la  royauté,  et  se  fait  fort  accommodant.  Son  style  personnel  n'est  plus 
du  tout  celui  de  sa  proclamation,  où  l'on  sentait  la  main  d'un  autre. 
Avec  de  bons  guides,  de  bons  maîtres  à  penser  et  à  écrire,  comme 
M.  Jonnart  et  ^f.  Venizelos,  il  a  réalisé  de  rapides  progrès.  A  tout  ce 
que  lui  dit  le  Président  du  Conseil,  il  paraît  qu'il  n'a  qu'une  réponse  : 
«(  Poly  kala.  Très  bien!  »  Et  nous  disons  aussi  :  très  bien,  pourvu  que 
cela  soit  sincère  et -que  cela  dure. 

Mais  il  y  a,  contre  tout  retour  offensif,  des  précautions  à  prendre. 
M.  Venizelos  n'est  pas  homme  à  les  négliger.  Il  va,  dit-on,  convoquer 
prochainement  la  Chambre,  sa  Chambre,  celle  de  juin  1915,  la  der- 
nière légalement  ou  régulièrement  élue,  où  il  avait  et  n'a  jamais 
perdu  la  majorité,  et  qui  ne  fut  brisée  que  par  un  coup  de  force. 
Transformée  en  Constituante,  elle  réglera,  —  et  elle  en  a  le  droit,  aux 
termes  de  l'article  52  de  la  Constitution  elle-même,  quoique  ayant  été 
dissoute,  —  la  question  encore  en  suspens  de  la  dévolution  de  la  cou- 
ronne, et  remettra  la  Grèce  dans  les  voies  constitutionnelles,  le  long 
desquelles  elle  plantera  deux  haies  assez  hautes  pour  qu'aucun 
Constantin  ne  puisse,  à  l'avenir,  la  faire  sauter  pardessus.  Après 
quoi,  le  royaume  apaisé  renouera,  s'il  est  sage,  le  fil  de  ses  desti- 
nées. Déjà  M.  Venizelos  l'a  fait  rompre  diplomatiquement  avec  les 
puissances  de  l'Europe  centrale;  et,  pratiquement,  il  est  en  guerre 
contre  elles,  une  de  ses  provinces  étant  envahie  par  les  Turcs,  les 
Bulgares  et  les  Allemands.  Ainsi  les  choses  s'arrangent  pour  la  Grèce, 
et  elles  s'arrangent  en  même  temps  pour  nous,  en  ce  sens  que  notre 
armée  d'Orient  n'a  plus  cette  menace  derrière  elle,  et  qu'au  contraire 
elle  aura  désormais  sa  base  naturelle  et  nécessaire.  Mais  il  reste  des 
points  délicats,  il  s'en  élève,  il  va  s'en  élever,  ou  il  peut  s'en  élever 
d'autres,  précisément  parce  que  la  Grèce  unie  rejoint  la  troupe  des 


REVUE.    —     CHRONIQUE.!  417 

Alliés.  Il  y  aura  du  moins  à  «  causer.  »  Observons  avec  attention 
Rome,  Athènes,   TÉpire,  les  Douze-Iles  et  l'Asie- Mineure. 

La  situation  demeure  incertaine  en  Espagne.  Sans  la  pousser  au 
noir,  et  sans  dire  que  le  germe  éclora,  il  n'y  a  pas  de  doute  qu'en 
tout  pays  il  serait  mauvais  que  se  formassent  dans  l'armée  des 
Comités  de  défense  d'officiers  et  de  sous-officiers,  mais  que  c'est  par- 
ticulièrement mauvais  en  un  pays  où,  pendant  trois  quarts  de  siècle, 
se  sont  succédé  des  pronunciamientos  de  généraux  et  de  sergens.  C'est 
un  sol  à  tremblemens  de  terre,  c'est  un  milieu  où  les  maladies  poli- 
tiques prennent  subitement  des  allures  et  exercent  des  ravages  d'épi- 
démie. L'agitation  des  partis,  des  groupes,  des  groupemens  est 
extrême,  et  d'autant  plus  redoutable  qu'elle  se  développe  çà  et  là,  à 
Barcelone,  par  exemple,  dans  le  cadre  de  la  région-.  Elle  a  causé  assez 
d'inquiétude  pour  que  M.  Dato  se  croie  obligé  de  suspendre  les 
garanties  constitutionnelles.  Une  censure  impitoyable  surveille  les 
journaux  avec  une  rigueur  telle  que  l'un  des  plus  modérés,  Xlmpar- 
cial,  imprime  en  gros  caractères  la  liste  des  sujets  qu'U  est  défendu 
d'aborder,  et  qui  sont  :  la  question  militaire,  les  mouvemens  des 
troupes,  les  comités  de  défense,  les  manifestes  et  proclamations  de 
sociétés,  les, meetings  et  les  grèves,  le  mouvement  des  navires  de 
guerre,  les  torpillages  de  navires  nationaux  ou  étrangers  dans  les  eaux 
juridictionnelles,  les  exportations  ;  enfin,  sont  prohibés  tous  com- 
mentaires sur  la  guerre. 

L'énumération  est  instructive  :  c'est  le  tableau  en  raccourci  des 
embarras  nationaux  et  internationaux  de  l'Espagne.  Et  ils  n'y  figurent 
pas  encore  tous.  Tandis  que  le  parti  libéral  officiel,  qu'on  pourrait 
appeler  la  gauche  dynastique,  l'ancien  parti  de  M.  Sagasta,  celui  qui, 
à  la  mort  du  roi  Don  Alphonse  XII.  rendit  possible  ou  plus  facile  lu 
transmission  du  trône  à  son  futur  héritier  mâle,  est  en  pleine  crise,  et 
que  les  épigones,  le  comte  de  Romanonès  et  M.  Garcia  Prieto,  se  que- 
rellent pour  la  _/e/ah<ra,  les  gauches  plus  avancées,  les  gauches  radi- 
cales, réformistes  et  républicaines,  lancent  un  manifeste  lourd  de 
sous-entendus.  On  voit  renaître  des  mœurs  poUtiques  déplorables 
qu'on  croyait  mortes,  et  que  Canovas  avait  mis  tant  de  soin  à  dé- 
truire, entre  autres,  le  retraimiento ,  la  retraite  hors  l'État,  la  bouderie 
hostile,  cette  plaie  des  démocraties  latines  depuis  que  le  peuple  de 
Rome  s'était  retiré  sur  le  Mont-Aventin.  Un  détaU  marque  la  gravité 
de  tels  incidens,  qu'un  rien  précipiterait,  répétons-le,  en  véritables 
événemens  :  le  Roi  a  désiré  avoir  un  entretien,  sous  couleur  de  le 
consulter  sur  les  réformes  sociales,  avec  le  vieux  républicain  que  fut 


478  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

toujours  D.  Gumersindo  de  Azcârate.  La  bonne  volonté  du  souverain, 
la  sincérité  de  son  cœur,  et  l'ouverture  de  son  intelligence,  ne  sont 
pas  plus  contestables  que  ne  le  sont  la  haute  valeur,  la  loyauté,  les 
bonnes  intentions  du  président  du  Conseil,  M.  Dato.  Mais,  de  toutes 
parts,  les  problèmes  se  pressent. 

L'un  des  plus  obsédans  est  celui  que,  par  la  cynique  impudence 
de  ses  sous-marins,  l'Empire  allemand  pose  à  l'Espagne  comme  à 
tous  les  neutres.  M.  Dato  essaie  de  le  \^ésoudre  pour  son  compte, 
dans  un  décret  où,  tout  en  s'appuyant  sur  la  Convention  XIII  de  La 
Haye,  de  1907,  0  la  complète  en  ce  qu'elle  avait  de  trop  sommaire 
et  la  corrige  en  ce  que  l'expérience  a  montré  qu'elle  avait  de  défec- 
tueux. L'article  premier  «  interdit  à  tous  les  sous-marins  des  puis- 
sances belligérantes,  de  quelque  classe  qu'ils  soient  (de  guerre  ou 
de  commerce),  la  navigation  dans  les  eaux  territoriales  et  l'entrée 
dans  les  ports  nationaux,  pour  quelque  motif  que  ce  soit,  et  sous 
peine  d'être  internés  jusqu'à  la  fin  de  la  guerre.  »  Quant  à  présent, 
l'Espagne  n'a  reçu  la  visite  que  de  sous-marins  allemands,  et  il 
eût  donc  été  plus  simple  de  nommer  en  toutes  lettres  l'Allemagne, 
comme  il  eût  été  plus  carré  de  commencer  pai  garder  VU.  C.  52.  Si 
M.  Dato  ne  l'a  pas  fait,  c'est  qu'il  en  a  eu  d'impérieuses  raisons. 
Nous  ne  les  lui  demandons  pas,  parce  que  nous  les  soupçonnons, 
mais  il  a  "dû  sentir  que  sa  décision  nous  a  été  pénible.  Elle  l'a  été 
certainement  aussi  à  la  fierté  espagnole,  quoique  nos  amis  d'outre- 
monts,  on  doit  l'avouer,  n'aient  pas  vu,  dans  le  renvoi  du  pirate 
réparé  et  ravitaillé,  ce  que  nous  y  avons  vu  nous-mêmes.  Tout  est  bien 
qui  finit  même  médiocrement,  si,  une  bonne  fois,  c'est  bien  fini. 

Les  Pays-Bas  non  plus,  et  les  Pays  Scandinaves  non  plus,  ne 
vivent  point  tranquilles,  dans  un  repos  que  la  neutralité  ne  protège 
pas.  Comme  l'acte,  en  d'autres  temps  le  plus  ordinaire,  a  dans  celui-ci 
des  répercussions  immenses,  il  s'en  est  fallu  de  peu  que  l'exportation 
des  pommes  de  terre  hollandaises  n'amenât  des  complications.  Du 
moment  que  la  Hollande  exporte,  l'Angleterre  veut  avoir  sa  part,  et  du 
moment  que  la  Hollande  exporte,  les  États-Unis  réduisent  et  limitent, 
pour  ce  qui  les  concerne,  ses  importations.  Afin  de  les  contrôler 
mieux,  la  Grande-Bretagne  ne  laisse  aux  communications  maritimes 
des  Pays-Bas  qu'un  chenal,  qu'un  passage  plus  étroit,  et  étend  dans 
la  mer  du  Nord,  jusqu'aux  approches  du  rivage,  la  zone  interdite.  A 
la  frontière  de  terre,  l'Allemagne  affamée  gronde  et  découvre  de 
longues  dents,  comme  un  loup  maigre.  Mais  c'est  douceur  au  prix  de 
ce  qu'elle  fait  en  Norvège.  Le  hasard  a  permis  de  saisir,  dans  sa  valise 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  479 

diplomatique,  des  documens  d'un  nouveau  genre  :  bombes  du  plus 
récent  modèle,  à  éclatemens  gradués,  engins  de  meurtre  et  d'incendie 
à  terme,  à  soixante-douze  heures,  à  vingt  et  un  jours,  briquettes 
explosibles  imitant  à  s'y  méprendre  l'inofîensif  charbon  de  soute.  En 
conséquence,  le  ministre  impérial  à  Christiania,  M.  MichaéUs,  a  été 
prié  de  demander  ses  passeports.  Mais  la  légation  n'a  point  chômé,  et 
la  Chancellerie  a  proposé  à  l'agrément  du  gouvernement  norvégien 
qui  ?  le  fameux  amiral  von  lïintze,  que  précède  un  renom  sinistre. 
L'Allemagne,  dit-on  selon  la  formule,  a  proposé.  Mais  la  Norvège  ne 
disposait  pas.  Le  diable  a,  chez  elle,  remplacé  l'ermite. 

Pourtant,  la  cote  de  l'Empire  que  nous  donnions  l'autre  quinzaine, 
ne  remonte  point.  Les  neutres,  même  tout  petits  auprès  d'elle,  qui 
veulent  être  hbres,  sont  Ubres.  La  Suisse  n'a  pas  craint  de  le  lui  faire 
voir,  dans  la  suite  et  la  conclusion  de  l'affaire  Hoffmann  Grimm.  C'est 
un  Suisse  romand,  un  Genevois,  dont  la  correction  est  irréprochable, 
mais  dont  les  sympathies  ne  se  sont  jamais  déguisées,  le  propre  pré- 
sident de  cette  Croix-Rouge  à  qui  nos  blessés  et  nos  prisonniers 
doivent  tant,  M.  Gustave  Ador,  qui  a  été  choisi  comme  chef  du  dépar- 
tement poUtique,  autrement  dit  comme  ministre  fédéral  des  Affaires 
étrangères.  Il  n'est,  devant  un  brutal,  que  de  se  tenir  droit.  Tendre  le 
cou,  c'est  appeler  Jes  coups. 

L'Allemagne  les  assène  en  aveugle,  mais  son  bras  se  lasse  et  son 
poing  s'écorche,  bien  que  ce  soit  encore  ce  qui  lui  reste  de  plus  sohde. 
Surtout,  ses  illusions  s'envolent,  à  mesure  que  se  multiplient  ses 
déceptions.  Elle  a,  l'un  sur  l'autre,  encaissé  l'échec  de  sa  manœuvre 
de  Stockholm,  l'insuccès  de  ses  tentatives  sur  l'Aisne  et  contre 
Verdun,  l'avance  de  l'armée  anglaise,  la  reprise  de  l'activité  mib- 
taire  des  Russes  et  l'arrivée  du  secours  américain,  que  ses  sous- 
marins,  même  en  essaim,  n'ont  pas  pu  empêcher;  bientôt  elle  va  se 
trouver  face  à  face  avec  lui,  et,  drapeau  déployé,  il  lui  fera  voir  ses 
quarante-huit  étoiles.  Dans  leurs  confidences  au  Reichstag,  M.  Zim- 
mermann,  M.  Helfferich,  M.  von  Rœdern,  l'amiral  von  Capelle,  vice- 
dieu  de  la  torpille,  et  le  ministre  de  la  Guerre,  sous  leurs  assurances 
de  commande,  ne  se  sont  pas  du  tout  montrés  lyriques.  Ils  ont 
évidemment  le  caquet  rabattu.  Et,  par  compensation,  le  ton  des  par- 
lementaires qui  réclament  des  réformes  et  des  foules  qui  réclament 
du  pain  ne  cesse  de  monter.  N^'en  attendons  à  bref  délai  ni  la  révolu- 
tion ni  même  l'émeute;  n'en  disons  pas  plus  qu'il  n'y  en  a;  mais  il 
y  en  a  assez;  et  au  trouble  allemand  s'ajoute  le  trouble  austro- 
hongrois,  qui  peut  aller  beaucoup  plus  vite. 


480  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  double  monarchie  se  distingue  et  s'affirme,  comme  de  raison,  à 
ce  que  son  mal  est  double  :  elle  est  atteinte  tout  ensemble  du  côté 
autricliien,  et  du  côté  hongrois.  A  Vienne,  le  chevalier  de  Seidler,  qui 
a  succédé,  avec  un  cabinet  de  fonctionnaires,  au  comte  Clam- 
Martinitz,  est  fragile  comme  verre  et,  au  premier  choc,  ira  se  briser 
contre  quelque  bloc  slave,  polonais,  ruthène  ou  tchéco-slovaque. 
L'amnistie  qu'accorde  l'empereur  Charles  est  à  demi  un  geste  de 
clémence,  à  demi  un  signe  de  détresse.  A  Budapest,  le  comte 
Esterhazy  est,  dans  la  Chambre  des  députés,  faite  à  l'image  d'Etienne 
Tisza,  en  minorité  de  cinquante  voix.  Toutes  les  nationalités  de  l'Em- 
pire et  du  royaume  se  jetteraient  les  unes  sur  les  autres  avec  bien 
plus  d'ardeur  qu'on  n'en  a  éveillé  en  elles  pour  les  jeter  sur  un 
ennemi  qu'on  leur  présentait  comme  commun. 

Mais,  ici  encore,  n'exagérons  rien,  ne  rêvons  pas,  regardons. 
Attendons  plus  de  nous-mêmes  que  des  autres,  et  plus  de  la  force  de 
nos  armes  que  de  l'expansion  de  la  démocratie.  Qui  pourrait  le  nier? 
Un  soleil  inconnu  paraît  se  lever  sur  la  Russie,  sur  l'Orient  européen, 
et,  jusqu'en  Asie,  certains  s'imaginent  qu'une  aube  blanchit  sur  la 
Perse,  par  delà  ce  vingt-cinquième  degré  de  longitude  Est,  que  le 
parlementarisme  et  le  Ubéralisme  semblaient  ne  pas  devoir  dépasser. 
Ainsi  chantent  joyeusement,  dans  les  pleurs  que  versent  tant 
d'hommes  et  de  femmes  de  toute  nation,  les  disciples  de  Walt 
Whitman.  Sur  ces  entrefaites,  et  pendant  que  monte  l'hymne  à  la 
démocratie  rayonnante,  à  la  bienfaisante  et  purifiante  démocratie, 
une  république,  là-bas,  tout  là-bas,  se  retransforme  en  Empire.  Et  le 
philosophe  aurait  de  quoi  méditer,  si,  à  la  vérité,  cela  ne  se  passait 
en  Chine,  qui  n'a  jamais  rien  pu  faire  comme  tout  le  monde. 

Charles  Benoist. 


Le  Directeur-Gérant, 
René  Doumic. 


L'ALSACE-LORRAINE 


LA  VEILLE  DE  LA  DÉLIVRANCE 


On  ne  saurait  trop  le  re'péter,  la  Prusse,  partie  de  rien,  est 
arrivée,  en  deux  siècles,  à  occuper  le  premier  rang  parmi  les 
grandes  puissances  uniquement  par  l'affirmation  de  la  force 
brutale.  C'est  par  droit  de  conquête  qu'elle  a  proce'dé  à  tous  ses 
agrandissemens  territoriaux.  Silésie  et  Posnanie,  provinces  du 
Rhin  et  Hanovre,  Sleswig-Holstein  et  Alsace-Lorraine,  autant 
de  territoires  arrachés  par  les  armes  à  leurs  légitimes  proprié- 
taires. L'hégémonie  prussienne  en  Allemagne  fut  elle-même 
la  conséquence  d'une  guerre  heureuse.  Aucune  province,  aucun 
Etat  ne  s'est  donné  librement  à  la  Prusse.  Partout  les  Hohenzol- 
lern  ont  dû  en  appeler  au  droit  du  plus  fort  pour  établir  leur 
domination. 

Or,  la  Prusse,  après  une  longue  et  minutieuse  préparation, 
pensait  pouvoir,  en  1914,  consommer  son  œuvre  d'accaparement 
progressif  de  la  richesse  mondiale.  L'entreprise  n'a  heureuse- 
ment pas  donné  les  résultats  attendus.  Bien  mieux,  la  politique 
agressive  des  annexeurs  professionnels  a  provoqué  une  réaction 
générale.  Parce  que  le  chancelier  de  l'empire  avait  proclamé 
que  les  traités  n'étaient,  à  son  appréciation,  que  <(  des  chiffons 
de  papier;  »  parce  qu'il  avait  dit  que  «  nécessité  ne  connaît  pas 
de  loi,  »  l'Angleterre  s'est  jetée  dans  la  mêlée,  et  parce  que 
l'Allemagne,  violant  toutes  les  conventions  internationales,  a 
déchaîné  la  guerre  sous-marine  sans  merci,  les  Etats-Unis,  res- 

TOMB   XL.    —    1917.  31 


482  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pectueux  de  la  parole  donnée,  ont  affirmé  leur  volonté  agissante 
de  rétablir  le  principe  des  nationalités. 

Et  c'est  ainsi  que,  pour  avoir  voulu  asservir  le  monde,  les 
Allemands  ont  provoqué  la  liquidation  complète  et  définitive 
de  tous  lés  attentats,  commis  par  eux  contre  le  droit  qu'ont 
les  peuples  de  disposer  d'eux-mêmes.  Il  ne  s'agit  plus,  à  l'heure 
actuelle,  d'un  confiit  limité  à  deux  puissances  rivales.  C'est 
l'opposition  de  deux  théories,  celle  de  la  force  primant  le  droit 
et  celle  de  la  liberté  des  groupemens  ethniques  et  nationaux 
qui  domine  la  grande  guerre  et  trouvera  sa  solution  intégrale 
dans  la  paix  imposée  par  les  Alliés  aux  naufrageurs  germa- 
niques. Polonais,  Tchèques  et  Moraves,  Yougo-Slaves,  Italiens 
et  Roumains  voient,  après  des  siècles  d'esclavage,  poindre  à 
l'horizon  l'aurore  de  leur  délivrance  et  saluent  d'avance  avec 
enthousiasme  l'indépendance  reconquise. 

Les  Alsaciens-Lorrains  ne  sont  pas  les  derniers  à  se  réjouir 
de  l'écrasement  de  leurs  persécuteurs.  Depuis  près  d'un  demi- 
siècle,  ils  attendaient  avec  impatience  le  retour  à  la  mère-patrie. 
Ployés  sous  le  joug  le  plus  dur,  ils  n'avaient  renoncé  ni  à  leurs 
regrets,  ni  à  leurs  espérances.  Leur  fidélité  à  la  France,  momen- 
tanément absente  de  leurs  foyers,  trouvera  sa  juste  récompense 
dans  la  restauration  prochaine  du  droit  indignement  violé  par 
un  vainqueur  sans  pitié. 

Il  est  utile  de  le  rappeler,  Bismarck  avait  prévu  que 
l'annexion  de  nos  deux  provinces  à  l'empire  germanique  s'oppo- 
serait à  tout  rapprochement  entre  la  France  et  l'Allemagne. 
L'état-major  prussien  lui  força  néanmoins  la  main.  De  Moltke 
voulait,  à  tout  prix,  pouvoir  constamment  menacer  Paris  de  la 
crête  des  Vosges  et  des  bastions  de  Metz. 

Ce  que  le  chancelier  de  fer  avait  redouté  devait  se  produire. 
La  France  humiliée  et  meurtrie  n'oublia  pas  la  mutilation  de 
son  territoire  et,  prévoyant  de  nouvelles  exigences  et  de  nou- 
velles agressions,  elle  se  prépara,  non  pas  à  la  guerre  de 
revanche,  mais  à  la  guerre  de  défense,  qu'instruite  par  des  évé- 
nemens  tragiques,  elle  voyait  venir.  L'Allemagne,  pour  garder 
le  bien  mal  acquis,  se  vit  elle-même  entraînée  à  des  armemens 
ruineux.  De  part  et  d'autre,  sans  en  convenir,  on  chercha  des 
alliances  qui,    toutes,  étaient    dominées    par   le    souci    ou   de 


l'aLSACE-LORRAINE    a    la    veille    de    LK    DÎÊLIVRANCE.        483 

maintenir  ou  de  réparer  l'injustice  commise.  Et  c'est  ainsi  que 
la  question  d'Alsace-Lorraine,  dont  on  ne  parlait  plus,  mais  à 
laquelle  chacun  pensait  toujours,  fut,  depuis  1871,  le  pivot  de 
toute  l'activité  diplomatique  mondiale. 

Les  Allemands  s'étaient  d'ailleurs  appliqués  à  sans  cesse 
reposer  l'angoissant  problème  par  la  brutalité  de  leurs  procédés 
administratifs,  dans  les  provinces  annexées.  L'énumération  des 
mesures  de  rigueur,  dont  l'Alsace-Lorraine  fut  accablée,  débor- 
derait le  cadre  d'un  article  de  revue.  Nous  ne  pourrons  que 
mentionner  les  principales  :  pouvoirs  dictatoriaux  des  gouver- 
neurs, expulsions,  suppressions  de  journaux,  passeports,  refus 
de  permis  de  séjour,  interdiction  de  l'enseignement  de  la  langue 
française,  postes  administratifs  réservés  aux  immigrés  alle- 
mands, application  tigoureuse  des  ordonnances  sur  les  cris  et 
emblèmes  séditieux.  Il  faudrait  des  volumes  pour  raconter  le 
long  et  douloureux  martyre  d'une  population,  dont  le  seul  crime 
était  de  ne  pas  vouloir  subir  l'emprise  germanique  et  de  ne  pas 
consentir  à  renier  un  passé  glorieux. 

Or,  parce  que  l'Allemagne  abusait  ainsi  constamment  de  sa 
puissance,  la  plainte  des  annexés  ne  permettait  pas  à  la  France 
d'oublier  l'injure  faite  à  sa  dignité  et  l'atteinte  portée  à  sa 
richesse. 

Le  parti  militaire  prussien  avait  commis  une  autre  erreur. 
Uniquement  préoccupé  de  préparer  les  guerres  de  l'avenir,  il 
avait  exigé  que  l'Alsace-Lorraine  formât,  dans  la  confédération 
germanique,  une  province  distincte  des  Etats  et  restât  dès  lors 
sous  la  tutelle  presque  exclusive  de  la  grande  monarchie  du 
Nord.  Bismarck  exprimait  fort  bien  cette  préoccupation  de  l'état- 
major,  quand  il  disait  que  l'Alsace-Lorraine  était  le  «  glacis,  » 
la  zone  militaire  de  l'empire.  Quand  on  veut  exprimer  un 
jugement  motivé  sur  la  politique  allemande  dans  les  provinces 
annexées,  il  faut  toujours  se  rappeler  ces  paroles  du  chancelier 
de  fer.  Elles  sont  le  leitmotiv  de  toute  la  législation  barbare 
appliquée  entre  les  Vosges  et  le  Rhin  depuis  les  incidens  qui 
marquèrent,  en  1872,  le  départ  des  optans,  jusqu'à  ceux  qui, 
lors  de  l'affaire  de  Saverne,  en  11U3,  révélèrent  au  monde 
surpris  et  l'odieuse  tyrannie  du  militarisme  prussien  et  la 
merveilleuse  endurance  de  ses  victimes. 

Il  eût  été  d'une  politique  habile  que  le  Haut-Rhin  fût  annexé 
au  grand-duché  de  Bade,  le  Bas-Rhin  à  la  Bavière,  la  Lorraine 


484  REVUE    DES    DEUX   MONDES., 

à  la  Prusse.  Séparés  les  uns  des  autres,  vivant  sous  des  légis- 
lations différentes,  administrés  par  des  fonctionnaires  origi- 
naires de  pays  à  cultures  et  à  mœurs  dissemblables,  les  Alsa- 
ciens-Lorrains n'auraient  pas  pu  coordonner  leurs  efforts,  et 
leur  résistance  à  la  germanisation  méthodique  de  leur  vie 
nationale  en  eût  été  considérablement  amoindrie.  Heureusement 
le  parti  militaire  veillait.  Il  était  avant  tout  préoccupé  d'orga- 
niser le  ((  glacis  »  en  vue  des  conquêtes  que,  dès  cette  époque, 
il  prévoyait  et  souhaitait.  Et  pour  qu'il  fût  possible  d'arriver  à 
ses  fins,  sans  que  le  particularisme  des  Etats  y  mît  obstacle,  il 
fallait  que  l'Alsace-Lorraine  fût  dotée  d'une  autonomie  relative 
et  que  le  roi  de  Prusse  y  exerçât  le  pouvoir  souverain. 

Bismarck,  après  quelques  hésitations,  devait  d'ailleurs  se 
résigner  aisément  à  une  combinaison  qui  lui  permettait,  tout 
en  assurant  la  sécurité  de  l'empire,  d'établir  entre  tous  les  Etats 
allemands  une  sorte  de  solidarité  dans  le  crime.  En  faisant  de 
l'Alsace-Lorraine  la  propriété  collective  des  princes  confédérés 
et  en  y  attribuant  le  pouvoir  législatif  au  conseil  fédéral,  il 
s'assurait  les  concours  les  plus  décidés  et  les  plus  durables.  Le 
«  pays  d'empire  »  devenait  le  symbole  de  l'unité  allemande 
restaurée  sous  l'hégémonie  prussienne.  En  voulant  y  porter 
atteinte,  on  s'attaquait  à  l'ensemble  des  Etats,  désormais  com- 
plices d'un  crime  devenu  collectif. 

* 
*  * 

Ce  fut  là  l'idée  maîtresse  qui  présida,  pendant  les  quarante- 
quatre  années  qui  séparèrent  les  deux  guerres,  à  l'évolution  du 
statut  national  de  l'Alsace-Lorraine.  L'histoire  des  provinces 
annexées  se  subdivise,  pendant  ces  quarante-quatre  années, 
en  trois  périodes  nettement  définies. 

Jusqu'en  1879,  l'Alsace-Lorraine  n'a  aucun  droit.  Le  pouvoir 
est  exercé  par  l'Empereur,  qui  délègue  une  partie  de  ses  attri- 
butions souveraines  à  un  gouverneur.  Une  sorte  de  conseil 
général  agrandi  examine  le  budget,  mais  celui-ci  est  voté  par 
le  Reichstag.  Le  gouverneur  est  armé  de  pouvoirs  dictatoriaux. 
Il  peut,  d'un  trait  de  plume,  expulser  les  indigènes,  supprimer 
les  journaux,  dissoudre  les  associations,  faire  procéder  à  des 
perquisitions  de  jour  et  de  nuit. 

En  1879,  premier  essai  de  loi  constitutionnelle.  Un  parlement 
est  créé  à  Strasbourg.  Ses  membres  sont  élus  en  partie  par  les 


l'aLSACE-LORRAINE    a    là    veille    de    la    DJéLIVRÀNCÈ.        485 

conseils  généraux  des  trois  départemens,  en  partie  par  les 
conseils  municipaux  des  quatre  grandes  villes  et  par  les  délégués 
des  conseils  municipaux  des  autres  communes,  à  raison  d'un 
député  par  arrondissement.  Le  Landesausschuss  (c'est  le  nom 
de  cette  assemblée)  vote  le  budget  et  les  lois  du  pays.  La  présen- 
tation est  faite  par  le  g>ouverneur,  ou  Statthalter,  au  nom  du 
conseil  fédéral.  C'est  le  Bwidesrath  qui  approuve  les  lois  que 
l'Empereur  promulgue.  A  tout  moment  le  souverain-délégué 
peut  intervenir  pour  suspendre  l'action  législative.  De  plus  il 
peut  en  appeler,  quand  bon  lui  semble,  du  Landesausschuss  au 
Reichstag,  qui  alors  siège  comme  Chambre  particulière  pour 
r  Alsace-Lorraine. 

En  1911,  nouvelle  transformation.  Le  Conseil  fédéral  et  le 
Reichstag  sont  éliminés  de  la  législation  de  l'Alsace-Lorraine. 
Deux  Chambres  sont  créées  dans  les  pays  annexés.  La  seconde 
est  élue  au  suffrage  universel,  direct,  égal  et  secret,  à  raison 
d'un  député  par  canton.  Elle  comprend  soixante  membres.  La 
première,  ou  Sénat,  se  compose,  par  moitié,  de  membres 
nommés  directement  et  pour  la  durée  d'une  législation  par 
l'Empereur,  de  sept  membres  de  droit  (fonctionnaires  supé- 
rieurs) et  de  onze  sénateurs  élus  par  des  corporations  officielles. 
L'Empereur  exerce  tous  les  pouvoirs  souverains.  Il  nomme  et 
révoque  à  sa  guise  le  Statthalter  et  ses  collaboratefurs  du 
ministère,  dispose  d'un  droit  de  veto  absolu,  peut,  en  cas  de 
conflit  entre  le  gouvernement  et  le  parlement,  suspendre  l'ac- 
tion législative  et  prélever  les  impôts,  comme  engager  les 
dépenses  sur  la  base  de  l'exercice  précédent,  enfin  promulguer 
des  décrets  qui  ont  force  de  loi  jusqu'au  moment  où  les  Chambres 
seront  de  nouveau  réunies.  Cette  Constitution  a  d'ailleurs  un 
caractère  très  net  de  précarité,  puisqu'elle  reste  une  loi  d'em- 
pire réformable  et  que  Bundesrath  et  Reichstag  peuvent  la  mo- 
difier quand  bon  leur  semblera. 

A  noter  que,  jusqu'en  1911,  le  Statthalte?'  conserva  tous  ses 
.pouvoirs  dictatoriaux,  c'est-à-dire  que  l'Alsace-Lorraine  fut 
régie  par  la  loi  française  sur  l'état  de  siège  de  1849.  Lorsque 
l'affaire  de  Saverne  eut  ravivé  toutes  les  vieilles  oppositions 
nationales,  le  comte  de  Wedel  pensa  un  moment  à  rétablir  la 
dictature.  La  publication  anticipée  du  projet  de  loi,  qu'il  avait 
déjà  déposé  au  Conseil  fédéral,  empêcha  heureusement  ce  projet 
d'aboutir. 


486  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

Jusqu'en  1914,  l'Alsace-Lorraine  fut  encore  gratifiée  d'une 
législation  particulière  sur  la  presse,  en  dérogation  de  la  loi 
d'empire.  Pendant  la  période  dictatoriale,  nos  journaux,  tou- 
jours menacés  de  suppression  arbitraire,  ne  reflétaient  qu'im- 
parfaitement l'opinion  publique.  Même  quand  leur  existence 
fut  assurée,  ils  continuèrent  à  être  soumis  à  l'obligation  de 
dépôt  d'un  cautionnement.  De  plus  les  autorités  administra- 
tives pouvaient  à  tout  moment  supprimer  le  débit  aux  feuilles 
étrangères. 

La  Constitution  de  1911  ne  représentait,  en  aucune  manière, 
un  progrès  dans  la  voie  de  l'autonomie  de  l'Alsace-Lorraine.  En 
France,  la  création  de  nos  deux  Chambres,  dont  l'une  était 
nommée  au  suffrage  universel,  avait  produit  une  impression 
favorable.  On  ne  s'était  pas  rendu  compte  de  la  portée  des 
restrictions  qui,  de  fait,  devaient  complètement  paralyser  l'ac- 
tion du  parlement.  Les  Alsaciens-Lorrains,  eux,  ne  s'y  étaient 
pas  trompés,  et  ils  considéraient  à  bon  droit  la  transformation 
des  institutions  constitutionnelles  comme  un  recul  nettement 
accusé.  Cela  m'amène  à  parler  du  mouvement  autonomiste  qui 
fut  si  mal  compris  en  dehors  de  notre  petit  pays. 

* 
*  * 

Pendant  les  années  qui  suivirent  l'annexion,  les  Alsaciens- 
Lorrains,  repliés  sur  eux-mêmes,  tout  entiers  à  la  douleur  de 
la  séparation,  escomptant  une  délivrance  prochaine,  ne  deman- 
daient à  leurs  représentans  que  de  porter  à  Berlin  l'expression 
de  leur  révolte  contre  la  violence  dont  ils  avaient  été  les  vic- 
times. Ce  fut  l'époque  de  la  protestation  héroïque,  qui  se  pro- 
longea jusqu'en  1887. 

Lorsque,  après  les  élections  du  septennat,  fut  inauguré  dans 
nos  provinces  le  régime  de  la  répression  à  outrance,  lorsque, 
suivant  l'expression  énergique  de  Preiss,  «  la  paix  des  cime- 
tières »  régna  sur  le  pays  terrorisé,  la  plate-forme  électorale 
fut  modifiée.  Les  Alsaciens-Lorrains,  se  rendant  compte  que  la 
protestation  ouverte,  violente,  telle  qu'ils  l'avaient  pratiquée 
jusque  là,  était  stérile  et  faisait  le  jeu  de  leurs  oppresseurs,  qui 
en  prenaient  prétexte  pour  rendre  chaque  jour  leur  joug  plus 
écrasant,  adoptèrent  une  solution  intermédiaire.  Celle-ci  devait 
permettre  aux  Français  des  provinces  annexées  de  conquérir, 
dans  le  cadre  de  la  Constitution  de  l'empire,  les  libertés  dont 


l' ALSACE-LORRAINE    A    LA    VEILLE    DE    LÀ    dÉLIVRÀNGÉ.i       487 

ils  comptaient  faire  le  plus  judicieux  usage  et,  du  même  coup, 
de  sauvegarder  les  traditions  historiques  et  les  aspirations 
nationales  de  la  population  indigène. 

C'est  ainsi  que  devait  naître  le  parti  autonomiste,  ce  parti 
qui  fut  d'abord  celui  des  rallie's,  et  qui,  plus  tard,  devint  celui 
des  protestataires. 

A  l'étranger,  on  s'est  complètement  mépris  sur  la  significa- 
tion de  cette  évolution  purement  apparente.  Que  de  fois  n'ai-je 
pas  entendu  des  observateurs  superficiels  en  tirer  les  conclu- 
sions, pour  nous,  les  plus  inattendues  :  ((  L'Alsace-Lorraine 
ne  demande  plus  qu'une  autonomie  semblable  à  celle  des 
Etats  de  la  Confédération  germanique.  Elle  sera  parfaitement 
satisfaite  de  son  sort,  le  jour  où  elle  l'aura  enfin  obtenue.  » 
Rien  de  plus  inexact.  Les  Allemands,  qui  pourtant  sont  de» 
psychologues  détestables,  ne  commettaient  pas  cette  grossière 
erreur.  Ils  savaient  fort  bien  que  nous  souhaitions  de  nous 
gouverner  nous-mêmes,  uniquement  pour  pouvoir  nous  sous- 
traire à  l'emprise  germanique.  S'ils  n'avaient  pas  eu  cette  per- 
suasion, peut-être  se  seraient-ils  décidés  à  relâcher  un  peu  les 
liens  qui  nous  enserraient. 

Pour  nous  la  lutte  pour  l'autonomie  nous  permettait  d'évo- 
luer librement.  Deux  hypothèses  se  présentaient  en  effet  devant 
nous  :  ou  bien  l'empire,  désireux  d'écarter  enfin  la  question 
d'Alsace-Lorraine,  nous  permettrait  de  former  un  Etat  indépen- 
dant, et  alors  nous  profiterions  des  libertés  conquises  pour 
renouer  la  chaine  de  nos  traditions  françaises;  ou  bien  il  oppo- 
serait à  nos  justes  revendications  une  fin  de  non-recevoir 
absolue,  et  alors  nous  pourrions  arguer  de  son  refus  pour  entre- 
tenir dans  notre  population  l'esprit  d'opposition  irréductible, 
tout  en  ne  sortant  pas  des  voies  légales. 

Voici  donc  comment  nous  raisonnions  :  «  Vous  avez,  disions- 
nous  à  nos  maîtres,  fait  de  nous  des  Allemands,  bien  que  notre 
attachement  à  la  France  vous  fût  connu.  Encore  exigeons-nous 
que  vous  nous  accordiez  les  privilèges  dont  jouissent  tous  les 
groupemens  nationaux  de  l'Allemagne.  L'empire  est  une  fédé- 
ration d'Etats  qui,  tous,  jouissent  de  l'indépendance  la  plus 
complète.  L'Alsace-Lorraine  seule  est  propriété  collective  de 
tous  les  souverains  allemands.  Cette  exception  ne  saurait  se  jus- 
tifier que  par  la  volonté  de  nous  traiter  en  Allemands  de  seconde 
classe.  Tant  que  vous  ne  nous  ferez  pas  bénéficier  des  libertés 


488  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

communes,  n'attendez  pas  que  nos  sentimens  à  votre  égard  se 
modifient.  »  Le  raisonnement  était  inattaquable.  Pour  en 
détruire  l'effet,  les  pangermanistes  étaient  obligés  de  ressasser 
eonstamment  la  vieille  théorie  bismarckienne  de  l'Alsace-Lor- 
raine  «  glacis  »  ou  «  zone  militaire  de  l'empire,  »  à  la  grande  joie 
des  protestataires  de  notre  pays,  qui  prenaient  acte  de  ces  décla- 
rations pour  entretenir  le  mécontentement  de  leurs  compa- 
triotes. L'Allemagne  était  ainsi  acculée  par  les  autonomistes  à 
un  dilemme  dont  les  deux  termes  étaient  également  dangereux 
pour  elle  :  accorder  aux  annexés  une  indépendance  dont  elle 
prévoyait  qu'ils  abuseraient,  s'obstiner  à  la  leur  refuser,  et 
augmenter  ainsi  l'hostilité  des  provinces  frontières.  Toujours 
est-il  que  les  autonomistes  de  la  période  allant  de  1888  à  1914, 
n'acceptèrent  jamais,  dans  leur  ensemble,  le  fait  accompli; 
mais  qu'ils  se  contentèrent  d'en  tenir  compte,  comme  d'une 
nécessité  inéluctable,  pour  édifier  sur  cette  base  fragile  leurs 
revendications  temporaires. 

Une  autre  raison,  celle-là  plus  sérieuse,  les  avait  décidés  à 
modifier  le  programme  purement  négatif  des  premiers  protes- 
tataires. De  gré  ou  de  force,  peu  importe,  nous  appartenions  à 
un  organisme  étatique,  dont  la  législation  intérieure  exerçait 
une  action  directe  sur  nos  intérêts  matériels  et  moraux.  Il  ne 
pouvait  pas  nous  être  indifférent  que  notre  industrie  et  notre 
agriculture  fussent  protégées,  que  les  lois  sociales  s'amélio- 
rassent, qu'on  élargit  les  libertés  publiques.  Nos  électeurs, 
ouvriers,  artisans,  commerçans  et  industriels,  avaient  fini  par 
exiger  de  leurs  représentans  que  ceux-ci  prissent  une  part  plus 
active  à  l'élaboration  des  lois  de  l'empire  et  surtout  de  celles  de 
l'Alsace-Lorraine.  Et  ce  n'était  que  justice,  car,  si  nous  atten- 
dions toujours  notre  libération  d'événemens  lointains,  il  était 
de  notre  devoir  d'accommoder  à  notre  convenance  la  maison 
qu'on  nous  obligeait  d'habiter. 

Je  me  plais  d'ailleurs  à  le  reconnaître,  nos  revendications 
autonomistes  devaient  faciliter  certaines  abdications,  dont  quel- 
ques-unes allèrent  jusqu'à  la  trahison  complète.  Tandis  que, 
pour  l'ensemble  de  notre  population,  l'autonomie  ne  représentait 
que  la  solution  provisoire,  l'expédient,  la  pierre  d'attente,  les 
ralliés  tentèrent  de  la  transformer  en  une  formule  définitive  de 
leurs  aspirations  nationales.  Des  interviews  retentissantes  don- 
nèrent, sur  ce  point,  le  change  à  l'étranger. 


l'alsage-lorratne  à  la  veille  de  L;^  délivrance!.      489 

II  est  vrai  que,  môme  chez  quelques-uns  de  nos  transfuges, 
les  derniers  événemens  de  la  grande  guerre  ont  opéré  des 
miracles.  J'en  connais,  et  des  plus  notoires,  qui,  après  nous 
avoir  créé  pendant  des  années  les  pires  embarras,  par  leur  zèle 
de  néophytes  du  germanisme,  s'épuisent  maintenant  en  protes- 
tations d'amour  pour  la  France.  Pour  ma  part,  loin  de  m'en 
indigner,  je  m'en  réjouis  sincèrement,  car,  de  cette  conversion 
subite  et  quelque  peu  indiscrète,  je  tire  les  conclusions  les  plus 
consolantes.  TertuUien  disait  jadis  que  l'àme  est  naturellement 
chrétienne.  De  même  j'affirmerai,  en  voyant  nous  revenir  tous 
CCS  anciens  résignés,  que  l'àme  alsacienne-lorraine  est  natu- 
rellement française.  Les  ralliés,  dont  l'Allemagne  s'enorgueil- 
lissait, n'étaient  donc  allés  à  elle  que  par  crainte  ou  par  inté- 
rêt. Dès  qu'ils  se  sont  sentis  libérés  de  leurs  faiblesses  par  la 
victoire  française,  ils  ont  retrouvé,  dans  leur  subconscient, 
les  vieilles  inclinations  natives. 

Je  me  hâte  d'ajouter  que  mes  compatriotes,  dans  leur 
imposante  majorité,  n'ont  pas  eu  à  procéder  à  cette  évolution 
tardive,  parce  qu'à  aucun  moment  ils  n'ont  connu  les  mêmes 
défaillances. 

Les  Allemands,  qui  savaient  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  signifia 
cation  du  mouvement  autonomiste,  ne  cessaient  de  nous  traiter 
de  verkappte  protestler  (de  protestataires  masqués).  Pendant 
toutes  nos  campagnes  électorales  les  journaux  officieux  ou  les 
Allemands  qui  assistaient  à  nos  réunions  publiques  nous 
posaient  toujours  la  même  question  : 

—  Acceptez-vous  le  traité  de  Francfort? 

Notre  réponse  était  également  toujours  la  même  : 

—  Nous  n'avons  pas  à  accepter  ou  à  renier  individuellement 
un  traité  passé,  sans  que  nous  ayons  été  consultés,  entre 
l'Empire  germanique  et  la  République  française.  Ce  traité  nous 
a  fait  Allemands,  nous  ne  le  savons  que  trop.  Voulez-vous 
savoir  si  la  population  alsacienne-lorraine  est  satisfaite  de  son 
changement  de  nationalité?  Consultez-la  en  un  plébiscite  loyal. 
Quant  à  l'avenir,  il  appartient  à  Dieu.  Il  n'est  pas  en  notre 
pouvoir  d'en  disposer  à  notre  gré. 

Je  tiens  à  bien  souligner  ici  que  même  les  candidats  ralliés 
au  régime  allemand  s'abstenaient,  avec  le  plus  grand  soin,  de 
porter  la  lutte  électorale  sur  le  terrain  national,  tant  ils  étaient 
sûrs  qu'à  vouloir  faire  consacrer  par  un  vote  populaire  l'occu- 


490  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

pation  allemande  du  pays,  ils  allaient  au-devant  d'un  échec 
éclatant.  En  revanche,  l'éjnthète  de  protestataire,  que  la  presse 
gouvernementale  prodiguait  aux  candidats  de  l'opposition,  loin 
d'être  nuisible  à  ceux-ci,  était  pour  eux  la  meilleure  recom- 
mandation. On  peut  donc  affirmer,  sans  crainte  d'être  contre- 
dit, que  la  politique  de  répression  inaugurée  et  suivie  par  les 
autorités  allemandes  en  Alsace-Lorraine,  n'avait  donné  que  des 
résultats  absolurnent  négatifs. 

* 

Et  pourtant,  avec  leur  habituelle  lourdeur  d'esprit,  les  ger- 
manisateurs  professionnels  des  provinces  annexées  ne  cessaient 
pas  de  répéter  inlassablement  les  argumens  qu'ils  croyaient 
de  nature  à  exercer  une  action  sur  les  sentimens  des  «  frères 
retrouvés.  »  On  a  souvent  cité,  durant  les  derniers  mois,  la 
phrase  célèbre  de  Frédéric  II  :  «  Je  commence  par  m'emparer 
d'une  province,  il  se  trouvera  toujours  des  pédans  pour  éta- 
blir ensuite  que  j'en  avais  le  droit.  »  Les  Allemands  ont  pro- 
cédé de  même  en  Alsace-Lorraine.  Ils  ont  d'abord  occupé  le 
pays,  puis  ils  ont  tenté  de  prouver  que,  par  droit  ethnique  et 
par  droit  historique,  nos  provinces  leur  appartenaient. 

Que  de  fois  n'avons-nous  pas  lu,  dans  les  journaux  d'outre- 
Rhin,  que  les  habitans  de  l' Alsace-Lorraine  étaient  de  race 
germanique?  Rien  de  plus  inexact.  La  population  de  nos  pro- 
vinces est  celto-ligurique.  La  prédominance  marquée  des  crânes 
brachycéphales,  des  yeux  et  des  cheveux  noirs,  comme  aussi 
du  développement  de  la  cage  thoracique  ne  laisse  aucun  doute 
à  ce  sujet.  Quelques  savans  allemands  ont  daigné  le  recon- 
naître. Quant  au  dialecte  alémanique,  parlé  par  une  partie  des 
habitans  de  l'Alsace,  son  emploi  s'explique  par  l'évolution  his- 
torique du  pays.  Il  fut  un  temps  où  le  même  dialecte  se  parlait 
à  Tout,  à  Verdun,  à  Montbéliard,  dont  les  habitans  l'ont 
complètement  désappris,  ce  qui  prouve  que  la  langue  parlée 
ne  saurait  être  invoquée  comme  un  signe  certain  des  origines 
de  race. 

L'argument  historique,  dont  les  Allemands  abusent,  est  tout 
aussi  fragile.  Le  Rhin  fut,  jusqu'au  traité  de  Verdun,  la  fron- 
tière naturelle  de  la  Gaule  et  de  la  Germanie.  Les  hasards  du 
partage  de  l'empire  de  Gharlemagne  entre  ses  trois  héritiers  en 
disposèrent  autrement;  mais  il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que 


l'alsage-lorraine  a  la  veille  de  la  délivrance.     491 

toute  la  région  cisrliénane  était  gauloise.  Argentoratum 
(Strasbourg),  Noviamagus  (Spire),  Barbotomagus  (Worms),  Ma- 
gentiacum  (Mayence),  Goiilluentes  (Coblence),  Colonia  Agrip- 
pina  (Cologne),  Aquae  (Aix),  Colonia  Augusta  Trevirorum 
(Trêves),  autant  de  villes  dont  les  noms  ou  romains  ou  gaulois 
latinisés  nous  renseignent  sur  la  nationalité  de  leurs  fondateurs 
et  de  leurs  premiers  occupans.  Si  donc,  nous  voulions,  à  notre 
tour,  user  de  l'argument  historique,  il  nous  serait  facile  d'affir- 
mer les  droits  de  la  France  sur  des  territoires  qui  déborderaient 
même   de    beaucoup  les  frontières  de  l'Alsace-Lorraine. 

Durant  tout  le  moyen  âge  les  liens  qui  attachèrent  nos  pro- 
vinces au  Saint-Empire  furent  d'ailleurs  très  ténus  et  très 
lâches.  L'Alsace,  en  particulier,  n'était  nullement  un  fief  impé- 
rial. Strasbourg  formait  un  Etat,  Mulhouse  était  rattachée  à  la 
Suisse,  dix  villes  libres,  Colmar,  Turckhcim,  Munster,  Kaysers- 
berg,  Schlestadt,  Obernai,  Rixheim,  liaguenau,  Wissembourg, 
Landau,  formaient  une  fédération  à  constitution  républicaine. 
A  côté  de  la  Décapole  et  l'entourant,  d«s  seigneuries  indépen- 
dantes, des  abbayes  à  droits  souverains,  desbailliages  dépendant 
du  duc  de  Wurtemberg  et  de  l'évêque  de  Bàle.  Tous  ces  petits 
Etats  payaient  ou  ne  payaient  pas  de  redevances  à  l'empire.: 
Celui-ci,  en  revanche,  protégeait  fort  mal  un  pays  qui  lui  mar- 
quait si  peu  d'attachement.  Ce  fut  précisément  l'abandon  de 
l'Alsace  par  les  troupes  impériales  pendant  la  guerre  de  Trente 
Ans  qui  décida  les  habitans  de  notre  province  à  solliciter  Tinter- 
vention  de  la  France.  Dès  1635,  Colmar,  par  le  traité  de 
Rueil,  accepta  ainsi  de  recevoir  une  garnison  française,  en 
échange  de  la  protection  que  lui  assuraient  les  Bourbons. 

J'insisterai  d'ailleurs  particulièrement  sur  le  fait  suivant. 
Jusqu'à  l'occupation  de  l'Alsace  par  la  France,  cette  province, 
qui  se  composait  d'une  poussière  d'Etats,  n'avait  pas,  ne  pou- 
vait pas  avoir  conscience  de  la  solidarité  nationale  de  sa  popu- 
lation. On  n'y  trouvait  pas  de  patriotisme  collectif.  Diviséei, 
entre  elles,  guerroyant  les  unes  contre  les  autres,  les  petites 
principautés  qui  la  formaient  n'étaient  pas  liées  par  un  senti- 
ment commun.  Le  patriotisme  ne  devait  s'affirmer  qu'après 
l'unification  du  pays  sous  une  seule  autorité  souveraine.  Or^ 
c'est  la  France  qui,  lentement,  mais  avec  méthode,  procéda, 
pendant  le  siècle  qui  suivit  le  traité  de  Westphalie,  à  cette 
unification.  C'est  à  la  Franco  qu'allèrent  les  premières  mani- 


492  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

festations  de  l'attachement  général    d'une  population   qui    lui 
devait  et  l'idée  de  la  Patrie  et  le  sentiment  de  la  solidarité. 

Est-il  encore  nécessaire  de  rappeler  que  le  traité  de 
Westplialie  (1648)  fut  confirmé  par  le  traité  de  Nimègue  (1678) 
et  qu'en  1679,  le  marquis  de  Monclar,  grand  bailli  du  roi, 
reçut  le  serment  des  villes  de  la  Décapole?  L'acte  de  cession 
était  donc  parfaitement  régulier.  Comme  il  répondait  encore 
aux  vœux  nettement  exprimés  des  habitans  de  l'Alsace,  les 
savans  allemands  sont  mal  venus  à  invoquer  l'histoire  pour 
justifier  l'attentat  dont  Guillaume  I^""  et  ses  complices  se  rendi- 
rent coupables  lorsque,  contre  la  volonté  des  Alsaciens-Lorrains, 
ils  incorporèrent  de  force  à  leur  empire  un  territoire  sur  lequel 
ils  n'avaient  aucun  droit. 

* 
*  « 

Il  est  d'ailleurs  assez  curieux  de  constater  que  c'est  au 
bénéfice  de  la  Prusse  qu'on  fait  valoir  l'argument  historique. 
Or,  l'empire  germanique  actuel,  d'où  la  Prusse  a  chassé 
l'Autriche  en  1866,  n'est  nullement  l'héritier  du  Saint-Empire, 
qui  s'attribuait  des  droits  sur  l' Alsace-Lorraine.  A  aucun 
titre,  les  Hohenzollern  ne  sauraient  revendiquer  nos  pro- 
vinces. 

Bien  mieux,  les  Prussiens  ne  sont  même  pas  des  Germains. 
Le  Brandebourg,  berceau  de  leur  monarchie,  était  habité  par 
des  Wendes  et  des  Masures.  Les  chevaliers  teutoniques  impo- 
sèrent leur  domination  à  ces  Slaves  et  en  firent  un  peuple  de 
guerriers.  Je  me  souviens  qu'un  jour,  au  Reichstag,  le  vice- 
président  de  la  Chambre  hessoise,  un  bon  géant  aux  yeux  bleus, 
me  désignant  d'un  geste  très  large  les  bancs  où  siégeaient 
les  conservateurs  prussiens,  me  dit,  avec  une  moue  dédai- 
gneuse : 

—  Ça,  des  Germains?  allons  donc!  Des  Slaves  germanisés  1 
C'est  nous  autres.  Allemands  du  Sud,  qui  sommes  les  vrais 
Germains. 

Et  il  avait  raison.  Les  Prussiens  sont,  de  toutes  les  nationa- 
lités qui  forment  l'empire,  les  moins  qualifiés  pour  parler  au 
nom  du  germanisme.  Ni  par  la  race,  ni  par  le  consentement 
des  peuples  qu'ils  ont  asservis,  ils  ne  sauraient  établir  leur 
droit  de  dominer  l'Allemagne  et  de  recueillir  l'héritage  des 
anciens  empereurs.  Ils  se  moquent  donc  de  nous  quand,  pour 


l'alsage-lorraine  a  la  vetlle  de  la  délivrance.     493 

légitimer   leurs  conquêtes,   ils   prétendent   faire  appel    à   une 
communauté  d'origine  démentie  par  l'histoire. 

Mais  à  quoi  bon  s'attarder  h.  ces  discussions  rétrospectives? 
Prenons  les  faits  connus,  indéniables.  Ils  suffiront  largement 
pour  prouver  que  la  Fiiance,  en  reprenant  l'Alsace-Lorraine, 
ne  fera  que  rentrer  dans  son  bien. 

Le  1  juillet  1789  les  citoyens  de  Strasbourg  envoient  aux 
Etats  généraux  une  adresse  où  se  trouvent  les  phrases  sui- 
vantes : 

((  Les  citoyens  de  Strasbourg  partagent,  k  l'extrémité  du 
pays,  l'allégresse  générale  sur  la  réunion  des  représentans  de 
la  nation  française  de  tous  les  rangs,  de  toutes  les  classes  et  . 
dignités  en  un  seul  faisceau  qui  réunit  force  et  lumière.  Nous 
et  nos  neveux  nous  reposerons  tranquillement  à  l'ombre  de  cet 
arbre  majestueux  qui  doit  reprendre  une  vie  nouvelle.  » 

Dans  le  même  temps,  les  gardes  nationales  de  Metz  déclarent 
«  que  la  Constitution  nouvelle  ne  leur  laisse  rien  à  regretter  de 
l'ancienne  existence  de  la  République,  et  qu'au  contraire, 
leurs  pères  seraient  sans  doute  jaloux  de  leur  bonheur,  s'il  leur 
était  possible  de  le  contempler.  » 

L'Alsace  et  la  Lorraine  s'associèrent  avec  enthousiasme  aux 
guerres  de  la  Révolution  et  du  premierEmpire.  Faut-il  rappeler 
ici  les  noms  de  Fabert,  de  Gustine,  de  Kléber,  de  Richepanse, 
de  Lasalle,  de  Kellermann,  deNey,  deLefèvre,  de  Rapp,  d'Eblé, 
de  Mouton?  Dans  toutes  les  maisons,  dans  toutes  les  chaumières 
de  nos  provinces,  on  conserve  précieusement  les  reliques  de 
l'épopée  impériale. 

Jusqu'en  1870,  l'Alsace  et  la  Lorraine  partagent  toutes  les 
destinées  de  la  France,  à  laquelle  leur  population  ne  cesse  de 
témoigner  rattachement  le  plus  profond.  On  aurait  bien  sur- 
pris les  habitans  de  FEst  si,  à  cette  époque,  on  leur  avait  dit 
qu'ils  étaient  de  race  germanique  et  que  l'Allemagne  avait  des 
droits  historiques  sur  leur  territoire...  Aussi  quelle  ne  fut  pas 
leur  douleur  quand,  après  l'Année  terrible,  ils  apprirent  qu'ils 
allaient  être  la  rançon  de  la  Patrie  humiliée  I 

Des  élections  pour  l'Assemblée  nationale  ont  lieu  en  terri- 
toire envahi  en  1871.  A  d'écrasantes  majorités  les  Alsaciens- 
Lorrains    élisent,    sous   la   botte   prussienne,  les  députés  qui 


494  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

seront  chargés  de  protester  contre  l'abandon  de  leurs  provinces.i 
Tout  le  monde  connaît  aujourd'hui  la  déclaration  de  Bordeaux, 
ce  document  tragique,  qui,  pendant  les  quarante-quatre  années 
d'exil,  est  resté  la  charte  des  annexés.  Il  est  nécessaire  cepen- 
dant de  constamment  en  citer  les  passages  principaux,  ceux 
qui  affirment  les  droits  imprescriptibles  de  la  France  sur  les 
territoires,  qui  lui  ont  été  violemment  arrachés  : 

«  En  foi  de  quoi,  nous  prenons  nos  concitoyens  de  France, 
les  gouvernemens  et  les  peuples  du  monde  entier  à  témoin  que 
nous  tenons  d'avance  pour  nuls  et  non  avenus  tous  actes  et 
traités,  vote  ou  plébiscite,  qui  consentiraient  abandon  en  faveur 
de  l'étranger  de  tout  ou  partie  de  nos  provinces  de  l'Alsace  et 
de  la  Lorraine. 

((  Nous  proclamons,  par  les  présentes,  à  jamais  inviolable 
le  droit  des  Alsaciens  et  des  Lorrains  de  rester  membres  de  la 
nation  française  et  nous  jurons,  tant  pour  nous  que  pour  nos 
commettans,  nosenfanset  leurs  descendans,  de  le  revendiquer 
éternellement  et  par  toutes  les  voies,  envers  et  contre  tous 
usurpateurs.   » 

Notons  en  passant  que  Keller,  chargé  par  les  députés  de 
lire  cette  magnifique  déclaration,  s'inscrivait  d'avance  en  faux 
contre  tout  «  plébiscite.  »  Il  prévoyait  en  effet  que  le  moment 
viendrait  où,  acculés  aux  pires  difficultés  internationales,  les 
Allemands  pourraient  en  venir  à  organiser  une  consultation 
populaire  truquée  pour  faire  ratifier  après  coup  la  violation  du 
droit  par  les  annexés  eux-mêmes.  Et  d'avance  il  rappelait  que 
ceux-là  seuls  étaient  autorisés  à  formuler  leur  protestation,  qui 
avaient  été  les  victimes  de  l'attentat. 

A  quelques  années  de  là,  les  Alsaciens-Lorrains  élisaient 
leurs  premiers  représentans  au  Reichstag.  Quel  fut  de  nouveau  le 
premier  acte  des  quinze  députés  des  pays  annexés?  La  protes- 
tation, une  protestation  à  la  fois  énergique  et  touchante,  dont 
les  rires  épais  et  les  grossières  interruptions  des  Allemands  ne 
firent  que  relever  l'incomparable  dignité.  De  ce  document  je  ne 
retiendrai  de  nouveau  que  les  phrases  essentielles  : 

«  Votre  dernière  guerre,  terminée  à  l'avantage  de  votre 
nation,  donnait  incontestablement  à  celle-ci  des  droits  à  une 
ré|iaration.  Mais  l'Allemagne  a  excédé  son  droit  de  nation  civi- 
lisée en  contraignant  la  France  vaincue  au  sacrifice  d'un 
million  et  demi  de  ses  enfans.  Au  nom  des  Alsaciens-Lorrains, 


l'alsace-lorraine  a  la  veille  de  la  délivrance.      495 

vendus  par  le  traité  de  Francfort,  nous  protestons  contre  l'abus 
de  la  force  dont  notre  pays  est  victime... 

u  Arguerez-vous  de  la  régularité  du  traité  qui  consacre  la 
cession,  en  votre  faveur,  de  notre  territoire  et  de  ses  habitans? 
Mais  la  raison,  non  moins  que  les  principes  les  plus  vulgaires 
du  droit,  proclame  qu'un  semblable  traité  ne  peut  être  valable. 
Des  citoyens  ayant  une  âme  et  une  intelligence  ne  sont  pas  une 
marchandise  dont  on  puisse  faire  commerce;  et  il  n'est  pas 
permis  dès  lors  d'en  faire  l'objet  d'un  contrat.  D'ailleurs,  en 
admettant  même,  ce  que  nous  ne  reconnaissons  pas,  que  la 
France  eût  le  droit  de  nous  céder,  le  contrat  que  vous  nous 
opposez  n'a  pas  de  valeur.  Un  contrat,  en  effet,  ne  vaut  que  par 
le  libre  consentement  des  deux  contractans.  Or,  c'est  l'épée  sur 
la  gorge  que  la  France,  saignante  et  épuisée,  a  signé  notre 
abandon.  Elle  n'a  pas  été  libre;  elle  s'est  courbée  sous  la  violence, 
et  nos  codes  nous  enseignent  que  la  violence  est  une  cause  de 
nullité  pour  les  conventions  qui  en  sont  entachées.  »  (Séance 
du  Reichstag,  du  18  février  1874.) 

Ici  de  nouveau  le  problème  est  posé  avec  une  netteté  saisis- 
sante. Le  traité  de  Francfort  ne  saurait  avoir  aucune  valeur  : 
d'abord  parce  que  les  Alsaciens-Lorrains  n'acceptent  pas  la 
contrainte  qu'il  leur  impose,  et  puis  parce  que  la  France  n'avait 
pas  signé  ce  traité  en  toute  liberté.  Toute  la  théorie  des  droits 
qu'ont  les  peuples  de  disposer  d'eux-mêmes,  cette  théorie  qui 
est  aujourd'hui  celle  de  toutes  les  nations  alliées,  se  trouve 
formulée  dans  la  déclaration  de  Teutsch  et  de  ses  collègues. 


Reconnaissons  que  les  Allemands  ont  fini  par  ne  plus  insister 
sur  leurs  droits  historiques.  A  mesure  que  leurs  ambitions  se 
développaient  et  qu'il  leur  devenait  plus  malaisé  de  les  accorder 
avec  les  données  de  l'histoire,  ils  ont,  avec  une  souveraine 
impudeur,  créé  une  nouvelle  doctrine  :  les  peuples  à  forte 
natalité,  surtojit  lorsqu'ils  sont  doués  du  génie  de  l'organisation, 
peuvent  et  doivent  déborder  les  frontières,  entre  lesquelles  ils 
étouffent,  pour  mettre  en  valeur  les  richesses  que  les  peuples 
sans  enfans  ne  sauraient  exploiter  normalement. 

C'est  au  nom  de  cette  doctrine  que  la  Prusse  prétend  aujour- 
d'hui n'abandonner,  sous  aucun  prétexte,  les  territoires  qu'elle 
a  conquis  en  1871.  Et  quand  je  dis  la  Prusse,  j'entends  bien  la 


496  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Prusse-Allemagne  ( Preussen-Deutschland )  tout  entière.  Car  les 
socialistes,  ceux  du  Sud,  comme  ceux  du  Nord,  élèvent  les 
mêmes  prétentions.  Voici  en  effet  ce  qu'on  lit  dans  les  jour- 
naux d'outre-Rhin  :  «  Si  nous  n'avions  pas  disposé  du  fer  des 
mines  de  Lorraine,  nous  n'aurions  pas  pu  tenir  plus  de  six 
mois.  La  potasse  de  la  Haute-Alsace  est  indispensable  k  l'agri- 
culture et  à  la  fabrication  des  munitions.  Nous  ne  saurions 
l'abandonner  à  nos  ennemis  d'aujourd'hui,  à  nos  rivaux  de 
demain.  Et  que  serions-nous  devenus  si  nous  avions  été  privés 
des  pétroles  de  Pechelbronn?  Ce  n'est  certes  pas  par  amour 
pour  les  Alsaciens-Lorrains  que  nous  avons  annexé  leur  pays. 
Nous  ne  leur  demanderons  pas  davantage  s'il  leur  convient  que 
nous  le  gardions.  » 

Cet  article  de  la  Gazette  du  Rhin  et  de  Westphalie  a  l'avan- 
tage de  bien  poser  le  problème.  Il  nous  donne  la  clé  de  toute 
la  politique  prussienne.  Le  fer  de  Briey  permettrait  de  déve- 
lopper l'industrie  métallurgique  de  l'Allemagne.  Donc  les  Alle- 
mands sont  en  droit  de  s'en  emparer.  Le  blé  de  la  Lithuanie  et 
de  la  Pologne  russe  est  nécessaire  à  l'alimentation  des  sujets  de 
Guillaume  IL  Donc  l'Empire  est  parfaitement  autorisé  à  se 
l'assurer.  Ce  raisonnement  de  pillards  traîne  dans  toutes  les 
gazettes  allemandes.  Il  est  accessible  à  toutes  les  intelligences 
et  cela  nous  explique  comment,  non  seulement  les  intellectuels, 
mais  encore  et  surtout  les  masses  populaires,  l'ont  fait  leur. 

L'Alsace-Lorraine,  il  faut  le  reconnaître,  est  un  morceau  de 
choix.  Les  mines  de  fer  du  bassin  de  Thionville  ont  fourni  aux 
Allemands  près  de  80  pour  100  de  la  fonte  et  de  l'acier  dont  ils 
se  sont  montrés  si  prodigues  pendant  la  guerre  actuelle.  On 
estime  entre  40  et  60  milliards  la  valeur  des  gisemens  de  potasse 
du  Haut-Rhin.  Privé  de  ces  ressources  prodigieuses,  l'empire  ger- 
manique verrait  sa  puissance  industrielle  décliner  rapidement. 
Quant  à  la  France,  elle  trouverait,  dans  ces  mines  nationalisées, 
le  moyen  de  récupérer  une  forte  part  de  ses  dépenses  de  guerre. 

Tout  concorde  donc  pour  justifier  le  retour  à  la  patrie  des 
provinces  qui  lui  furent  arrachées  :  l'origine  ethnique  de  la 
population  autochtone,  l'histoire  et  l'intérêt  national. 


L'âme  populaire  française  l'a  fort  bien  compris  dès  les  pre- 
miers jours   de   la  guerre.    Si    quelques  diplomates   attardés 


l'alsace-lorraine  a  la  veille  de  la  délivrance.     497 

s'embarrassent  encore  des  clauses  du  traité  de  Francfort,  le 
peuple  a,  depuis  le  2  août  1914,  conside'ré  ce  traité  comme 
virtuellement  aboli.  La  F'rance  n'avait  pas  recherché  ce  conflit, 
elle  l'avait  si  peu  voulu  qu'elle  s'y  était  imparfaitement  pré- 
parée, malgré  la  menace  qui  sans  cesse  grandissait  à  l'Est.  Mais, 
du  jour  011,  malgré  son  amour  pour  la  paix,  elle  fut  contrainte 
de  tirer  l'épée  par  la  plus  sauvage  des  agressions,  elle  se 
dégagea  des  liens  qui  l'entravaient  depuis  l'Année  terrible.  Elle 
ne  proclamait  certes  pas  que  les  traités  ne  sont  que  des  chiffons 
de  papier;  mais  elle  ne  se  croyait  plus  tenue  à  respecter  ceux 
que  l'ennemi  avait  lui-même  déchirés. 

Aussi,  dès  le  mois  de  septembre  1914,  le  généralissime  fran- 
çais, s'adressant  aux  maires  des  communes  alsaciennes  occupées 
par  les  troupes  françaises,  leur  disait  :  «  Vous  êtes  Français 
pour  toujours.  »  Et,  à  quelques  semaines  de  là,  le  président  de 
la  République  employait  la  même  formule.  Pour  les  soldats  du 
front,  comme  pour  les  civils  de  l'arrière,  la  paix  avec  l'Alle- 
magne ne  sera  possible  qu'après  le  retour  de  l'Alsace-Lorraine 
à  la  France,  l'Alsace-Lorraine  de  1792,  pas  celle  de  1871,  soit 
dit  en  passant,  car  quatre-vingts  ans  de  servitude  supplémen- 
taire ne  coiriptent  pas  dans  la  vie  des  peuples  et  la  prescrip- 
tion ne  saurait  couvrir  les  vols  organisés  par  des  collectivités. 

Innombrables  ont  élé  les  manifestations  de  l'opinion 
publique.  Je  ne  retiendrai  que  l'ordre  du  jour  qui,  après  de 
longues  séances  en  comité  secret,  a  été  voté  par  la  Chambre 
française,  par  453  voix  contre  55,  au  mois  de  juin  dernier  : 

«  La  Chambre  des  députés,  expression  directe  de  la  souve- 
raineté du  peuple  français,  adresse  à  la  démocratie  russe  et  aux 
démocraties  alliées  son  salut.  Contresignant  la  protestation 
unanime  qu'en  1871  firent  entendre  à  l'Assemblée  nationale 
les  représentans  de  l'Alsace-Lorraine,  malgré  elle  arrachée  à  la 
France,  elle  déclare  attendre  de  la  guerre  qui  a  été  imposée  à 
l'Europe  par  l'agression  de  l'Allemagne  impérialiste,  avec  la 
libération  des  territoires  envahis,  le  retour  de  l'Alsace-Lorraine 
à  la  mère-patrie  et  la  juste  réparation  des  dommages.  Eloignée 
de  toute  pensée  de  conquête  et  d'asservissement  des  populations 
étrangères,  elle  compte  que  l'elîort  des  armées  de  la  République 
et  des  armées  alliées  permettra,  le  militarisme  prussien  abattu, 
d'obtenir  des  gai'anties  durables  de  paix  et  d'indépendance 
pour  les  peuples,  grands  et  petits,  dans  une  organisation,  dès 
TOME  XL.  —  1917.  32 


498  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

à  présent  préparée,  de  la  société  des  nations.  Confiante  dans  le 
gouvernement  pour  Oissurer  ces  résultats,  par  l'action  coor- 
donnée, militaire  et  diplomatique,  de  tous  les  alliés,  elle 
repousse  toute  addition  et  passe  à  l'ordre  du  jour.  » 

Cet  ordre  du  jour,  €onfirmé  par  celui  du  Sénat,  a  trouvé 
une  éclatante  confirm/ation  dans  le  discours  prononcé  par  le 
président  du  conseil,  M.  Ribot,  au  banquet  franco-américain 
du  4  juillet  1917,  où  nous  trouvons  le  passage  suivant  : 

«  En  même  temps  qu'ils  (les  Etats-Unis)  entraient  dans  la 
lutte,  ils  ont  défini  par  l'organe  du  président  les  conditions 
de  la  paix  future  de  f.elle  façon  que  l'accord  s'est  fait  tout  aus- 
sitôt entre  eux  et  no-ius  de  la  manière  la  plus  complète.  S'agit-il 
de  cette  question  d'Alsace-Lorraine,  qui  tient  si  fort  à  notre 
cœur,  les  États-Unis  ont  compris  qu'aucun  sophisme  ne  pourra 
nous  empêcher  de  revendiquer  le  bien  qui  nous  a  été  ravi  par 
un  abus  de  la  forciC  et  qu'il  neat  besoin  d'aucune  consultation 
pour  nous  créer  un  titre  à  cette  revendication.  La  protestation 
des  représentans  de,  ces  provinces  arrachées  à  la  France  résonne 
aujourd'hui  avec  la  même  force  qu'il  y  a  quarante-cinq  ans. 
Voilà  un  procès  jugé.  » 


Cette  déclaration  était  nécessaire.  En  effet,  quelques  vagues 
théoriciens  du  pacàfisme  avaient,  durant  les  dernières  semaines, 
accepté  l'idée  d'u.;n  plébiscite  comme  condition  préalable  du 
retour  de  l'Alsaco-Lorraine  à  la  France.  Ils  reconnaissaient 
d'ailleurs  eux-mêmes  les  difficultés  contre  lesquelles  se  butterait 
la  réalisation  de  leur  plan. 

Quels  seraient  les  électeurs  autorisés  à  prendre  part  à  la 
consultation  populaire?  Permettrait-on  aux  Allemands  immi- 
grés, établis  dants  les  provinces  annexées,  de  voter  au  même 
titre  que  les  haJbitans  autochtones  du  pays?  (Ils  représentent 
un  peu  plus  du  cinquième  de  la  population,  400  000  sur  1  mil- 
lion 800  000  âmes.)  Et  puis,  ne  serait-il  pas  juste  de  recueillir  les 
voix  des  Alsaciens-Lorrains,  qui,  pour  se  soustraire  au  joug  de 
l'Allemagne,  avaient  d'avance  émis  leur  vote  en  émigrant?  Or, 
c'est  par  centaines  de  mille  qu'on  compte  ce.s  amis  de  la  France, 
qui  ont  jadis  tout  sacrifié,  fortune,  situations,  relations  de 
famille  etd'amitié,  à  leur  patriotisme.  Deux  cent  mille  Alsaciens- 
Lorrains    quittèi'ent   leur   pays  avant   le   31    décembre    1872. 


l'alsace-lorraine  a  la  veille  de  la  délivrance.     499 

Depuis  lors  l'ëmigratioii  n'avait  jamais  cessé,  comme  le  prou- 
vaient les  milliers  de  condamnations  d'insoumis  et  de  réfrac- 
taires  prononcées  chaque  année  par  les  tribunaux  allemands 
d'Alsace-Lorraine. 

Autre  question.  Qui  présiderait  aux  opérations  du  plébis- 
cite? Celui-ci  pourrait-il  loyalement  être  organisé  sous  la 
domination  allemande?  Non!  car  nous  voyons  déjà  les  germa- 
nisateurs  à  l'œuvre  pour  préparer,  à  l'aide  de  leurs  méthodes 
habituelles,  le  truquage  de  la  consultation  populaire  qu'ils 
escomptent  comme  leur  dernière  ressource.  Les  otages  arrêtés 
en  1914  sont  autorisés  à  rentrer  en  Alsace-Lorraine;  les  jour- 
naux officieux  s'attachent  à  démontrer  que  les  pays  annexés 
n'ont  plus  de  relations  commerciales  et  industrielles  qu'avec 
l'Empire  et  que,  dès  lors,  un  changement  complet  d'orientation 
économique  entraînerait  la  ruine  du  pays.  Du  même  coup  la 
presse  allemande  insinue  que  les  Alsaciens- Lorrains,  qui,  pen- 
dant la  guerre,  ont  été  contraints  de  servir  sous  les  drapeaux 
du  Kaiser,  seront,  en  cas  de  retour  de  leurs  provinces  à  l'an- 
cienne patrie,  l'objet  de  constantes  suspicions,  et  que  les 
mutilés  et  les  familles  des  disparus  ne  toucheront  aucune 
pension. 

Que  si  le  plébiscite  ne  devait  avoir  lieu  qu'après  la  réinté- 
gration de  l'Alsace-Lorraine  à  la  France,  les  Allemands  le 
considéreraient  comme  nul  et  non  avenu^  parce  qu'ils  accuse- 
raient les  libérateurs  du  pays  d'avoir  exercé  sur  les  anciens 
annexés  une  pression  déloyale. 

Mais  ce  ne  sont  là  que  des  considérations  accessoires.  Ce 
qui  domine  tout  le  débat,  c'est  la  nécessité  de  réparer  l'injustice 
commise  en  1871.  1500  000  Français  ont  été  en  ce  temps-là 
dénaturalisés  contre  leur  volonté  nettement  exprimée.  La 
France  vaincue  a  dû,  le  couteau  sur  la  gorge,  consentir  à  la 
prise  d'un  territoire  qui  lui  appartenait  depuis  plus  de  deux 
siècles.  Les  Allemands  n'ont  consulté  officiellement  la  popula- 
tion ni  avant  l'annexion,  ni  durant  les  quarante-quatre  années 
qui  l'ont  suivie.  La  fidélité  des  Alsaciens-Lorrains  à  la  France 
s'est  constamment  et  nettement  affirmée,  malgré  les  pires 
persécutions.  Et  on  imposerait  à  la  France,  on  nous  imposerait 
à  nous-mêmes  l'humiliation  d'une  consultation  populaire  avant 
que  le  droit  puisse  être  restauré!  On  donnerait  à  l'Allemagne 
annexionniste,  à  l'Allemagne  qui  dénie  le  droit  à  l'existence  aux 


5U0  REVUE    Ï)ES    DEUX    MONDES. 

nationalités  trop  faibles  pour  se  défendre,  cette  satisfaction 
d'umour-propre  de  ne  la  priver  du  fruit  de  ses  rapines  qu'après 
un  plébiscite  de  ses  victimes  1  Mais  ce  serait  sanctionner,  après 
coup,  la  violation  du  droit  des  gens,  dont  elle  s'était  jadis 
rendue  coupable.  Ce  serait  reconnaître  la  légitimité,  au  moins 
précaire,  de  son  titre  de  propriété! 

Les  théoriciens  du  pacifisme  ont  une  singulière  façon 
d'affirmer  leurs  principes,  puisqu'ils  ne  font  valoir  ceux-ci 
qu'au  bénéfice  du  peuple  qui  les  a  délibérément  et  constamment 
violés.  Ils  semblent  monter  la  garde  autour  du  bien  mal  acquis, 
en  voulant  entourer  les  nécessaires  restitutions  de  formalités 
dont,  seuls,  les  voleurs  pourraient  tirer  quelque  avantage. 

La  France  reprend  son  bien,  les  Alsaciens-Lorrains  retour- 
nent à  leur  Patrie  perdue.  Un  point,  c'est  tout.  La  réintégration 
de  nos  provinces  dans  le  territoire  national  n'aura  sa  pleine 
signification  morale  que  si  elle  s'opère  simplement,  normale- 
ment, par  le  seul  jeu  des  événemens. 

L'Alsace-Lorraine  allemande,  c'est  la  frontière  ouverte  et 
Paris  découvert,  c'est  la  constante  affirmation  du  droit  du  plus 
fort,  c'est  le  symbole  de  cette  unité  artificielle  de  l'empire  ger- 
manique qui  se  dresse  comme  une  perpétuelle  menace  devant 
les  faibles,  c'est,  depuis  un  demi-siècle,  l'Europe  en  armes, 
Voilà  ce  qu'il  ne  faut  jamais  oublier  quand  on  aborde  le  pro- 
blème, dont  la  solution  intéresse  au  même  titre  tous  les  peuples 
alliés. 

* 
*  * 

Un  journal  allemand,  la  Freie  Zeitung,  rédigé  par  des  dé- 
mocrates de  la  vieille  école,  réfugiés  en  Suisse,  a  consacré  à  la 
question  d'Alsace-Lorraine  des  articles  curieux  dont  voici  la 
conclusion  : 

«  Il  est  donc  établi  : 

((  1°  Que  l'Alsace  n'a  pas  été  volée  par  la  France.  Elle  a 
passé,  comme  d'autres  territoires,  des  mains  d'une  dynastie  à 
celles  d'une  autre,  à  une  époque  où  cela  semblait  tout  naturel, 
comme  par  exemple  le  Tessin  fut  donné  à  la  Suisse.  Dans  ce 
bon  vieux  temps,  on  changeait  plus  facilement  de  nationalité 
que  de  chemise. 

«  2°  Au  point  de  vue  des  races,  l'Alsace  ne  revient  à  per- 
sonne (■?),  car  il  n'y  a  plus  aujourd'hui  de  races  pures  dans  aucun 


l'aLSAGE-LORBAINE    a    la    veille    de    la    DELIVRANCE.        804 

pays  civilisé,  en  Alsace  moins  qu'ailleurs.  D'ailleurs,  la  question 
de  race  n'a  rien  à  voir  dans  les  destinées  politiques  d'un  pays, 
comme  le  prouve  le  mieux  l'exemple  de  la  Suisse. 

<(  3°  Au  point  de  vue  linguistique,  l'Alsace  occupe  une  situa- 
tion spéciale.  De  même  que  l'Alsacien  est  obligé  d'apprendre 
le  haut  allemand  pour  pouvoir  le  parler,  de  même  il  pourra 
apprendre  le  français  pour  être  à  même,  comme  autrefois,  de 
s'élever  aux  plus  hautes  situations  administratives  et  militaires. 
La  question  des  langues  ne  joue  de  nouveau  aucun  rôle  dans 
les  destinées  politiques  d'un  peuple  et  nous  citerons  à  ce  propos 
encore  une  fois  la  Suisse. 

«  4"  L'Alsace  a  vécu  avec  et  dans  la  France  les  jours  de  la 
proclamation  des  Droits  de  l'homme  et  en  a  bénéficié.  Par  là, 
elle  est  devenue  partie  intégrante  du  pays.  Les  cœurs  de  ses 
habilans  sont  devenus  complètement  français,  parce  que  préci- 
sément être  Français  signifie  jouir  de  la  liberté,  de  la  démo- 
cratie et  de  la  dignité  humaine. 

«  5°  L'annexion  de  l'Alsace  à  l'Allemagne,  en  1871,  a  été 
une  violation  criante  des  Droits  de  l'homme  par  une  dynastie 
qui  a  toujours  montré  la  plus  grande  réserve  dans  l'octroi  de 
ces  droits  a  son  propre  peuple. 

«  6°  L'Alsace  veut  redevenir  libre.  Et  elle  ne  trouvera  la 
liberté  que  là  où  elle  est  née,  et  non  pas  là  où  on  l'a  toujours 
ligotée.  Elle  veut  faire  retour  à  sa  mère,  à  la  belle  et  douce 
France.  Elle  tournera  volontiers  le  dos  au  souverain  et  aux 
sujets  qui  se  sont  toujours  comportés  comme  des  seigneurs  en 
Alsace.  » 

Il  était  intéressant  de  signaler  ce  curieux  article.  Si  quel- 
ques Allemands  affranchis  parlent  seuls  de  la  sorte  aujourd'hui, 
qui  sait  si,  après  la  déchéance  des  Hohenzollern  et  des  hobereaux 
prussiens,  les  anciens  républicains  de  1848,  enfin  libérés  de 
l'emprise  pangermanique,  ne  tiendront  pas  bientôt  le  même 
langage? 

Ni  l'Allemagne  officielle,  ni  les  fractions  politiques  de 
toutes  nuances  du  Reichstag  n'en  sont  cependant  encore 
venues  à  cette  conception  sereine  du  droit  des  Alsaciens-Lor- 
rains. Bien  au  contraire,  déconcertés  par  l'hostilité  croissante 
d'une  population,  dont  les  lois  d'exception  et  les  pires  mesures 
de  rigueur  n'avaient  pas  diminué  la  résistance,  les  Allemands 
de  tous  les  partis  annoncent  qu'après  une  guerre  victorieuse  la 


S02  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

question  d'Alsace-Lorraine  devra  trouver  une  solution  de'finitive 
dans  le  partage  des  trois  départemens  et  leur  rattachement  aux 
Etats  voisins.  De  plus,  une  partie  de  la  population  devra  être 
déportée  de  l'autre  côte'  du  Rhin.  Enfin  il  faudra,  pendant  un 
certain  nombre  d'années,  envoyer  de  force  les  enfans  des  pro- 
vinces annexées  dans  les  écoles  d'outre-Rhin,  afin  de  leur 
donner  une  éducation  plus  foncièrement  patriotique. 

Ces  projets  s'étalaient  largement  dans  les  feuilles  de  toutes 
nuances,  même  dans  les  journaux  démocratiques,  il  y  a  quelques 
semaines'  à  peine.  Depuis  qu'on  parie  d'un  plébiscite,  on  n'y 
fait  plus  que  de  rares  allusions  ;  mais  les  Alsaciens-Lorrains 
savent  que  le  gouvernement  impérial  les  reprendra,  dès  qu'il  se 
croira  en  mesure  de  les  réaliser. 


* 
*  * 


N'ont-ils  pas  gardé  le  souvenir  cuisant  des  odieuses  persécu- 
tions auxquelles  l'autorité  militaire  les  a  soumis,  depuis  le  début 
des  hostilités?  Déjà,  au  lendemain  de  l'affaire  de  Saverne,  le 
préfet  de  police  de  Berlin  écrivait  dans  une  lettre  rendue 
publique  :  «  Les  officiers  en  garnison  dans  le  pays  d'empire  ont 
l'impression  de  camper  en  pays  ennemi.  »  Nous  trouvons  la 
même  formule  dans  un  ordre  du  jour  adressé  aux  troupes 
badoises,  qui  traversaient  le  Rhin,  au  mois  d'août  1914  :  c  Vous 
entrez  en  pays  ennemi  (l'Alsace)  et  vous  traiterez  les  habitans 
en  conséquence.  »  Quelques  mois  plus  tard,  le  général  Gaede, 
s'adressant  à  ses  troupes,  à  Kaysersberg,  leur  dit  :  «  Le  pays 
me  plaît;  mais  il  faudra  anéantir  sa  population  (aôer  die  Bevôl- 
kerung  muss  vernichtet  werden).  » 

Au  lendemain  de  la  proclamation  de  l'état  de  guerre,  un 
millier  de  paisibles  citoyens  sont,  en  Alsace-Lorraine,  arrêtés, 
incarcérés,  maltraités,  transportés  de  l'autre  côté  du  Rhin  et 
internés  dans  des  villes  du  centre  et  du  nord.  En  deux  ans,  les 
conseils  de  guerre  distribuent  3  000  années  de  prison  aux 
annexés  pour  manifestation  de  sentimens  francophiles.  Le 
nombre  des  condamnés  est  parfois  si  considérable  que  les  pri- 
sons sont  trop  petites  pour  les  recevoir.  Il  faut  attendre  son  tour 
pour  purger  sa  peine  dans  ce  que  les  indigènes  appellent  plai- 
samment :  «  l'hôtel  de  France.  »  Des  exécutions  capitales  ont 
lieu  après  des  jugemens  sommaires. 

Le  village  de  Burzwiller  et  celui  de  Sewen  sont  incendiés. 


L  ALSACE-LORRAINE    A    LA    VEILLE    DE    LA    DELIVRANCE. 


503 


Interdiction  absolue  est  faite  de  parler  français  dans  les  rues. 
Ln  simple  «  bonjour  »  est  puni  de  huit  jours  de  prison.  On 
mobilise  des  enfans  de  quinze  ans  pour  travailler  aux  tranchées. 
Nulle  part  les  réquisitions  de  vivres  ne  s'exercent  avec  plus  de 
rigueur.  Des  milliers  de  dénationalisations  ont  lieu,  afin  de 
permettre  au  fisc  de  séquestrer  les  fortunes.  Les  Alsaciens- 
Lorrains,  même  les  vieillards  et  les  impotens,  qui  se  sont 
réfugiés  en  Suisse,  sont  sommés  de  rentrer,  sous  peine  de  voir 
leurs  biens  confisqués;  car  il  s'agit  bien  d'une  confiscation,  les 
séquestres  ayant  l'ordre  de  vendre  les  valeurs  et  de  les  trans- 
former d'office  en  titres  des  emprunts  de  guerre.  Tous  les  tré- 
sors artistiques  du  pays  sont  transportés  de  l'autre  côté  du 
Rhin.  Il  en  est  de  même  du  matériel  des  usines.  C'est  ainsi  que 
les  machines  des  importans  établissemens  métallurgiques  de 
Mulhouse  (ateliers  de  constructions  mécaniques),  sont  envoyées 
à  Munich.  On  brise  et  on  transporte  dans  les  usines  de  guerre 
toutes  les  cloches  des  églises.  Il  semble  bien  que  la  Prusse 
s'apprête  à  réaliser  la  menace  de  Guillaume  II  :  ((  Si  je  suis 
contraint  de  restituer  l'Alsace-Lorraine  à  la  France,  je  la  lais- 
serai nue  comme  la  main  (kahl  ivie  die  Hand).  » 

Et  devant  tous  ces  criminels  attentats,  quelle  est  l'attitudq 
des  persécutés  ?  Ils  se  taisent;  mais  ils  se  groupent  aussi  plus 
étroitement  pour  organiser  la  résistance  passive.  Toutes  les 
querelles  de  partis  ont  disparu  :  les  victimes  de  la  barbarie  alle- 
mande font  bloc.  La  Strassburger  Post  le  reconnaît.  Même  les 
jeunes  hommes  «  à  formation  académique,  »  ceux  qui  ont  tout 
à  perdre  d'un  changement  de  nationalité,  ne  font  plus  aucun 
mystère  de  leurs  sympathies  françaises.  La  Gazette  de  Franc- 
fort proclame,  elle  aussi,  la  banqueroute  complète  de  la  ger- 
manisation. La  Gazette  populaire  de  Cologne,  le  grand  organe 
catholique,  accepte  et  demande  même  le  démembrement  du  pays 
d'empire.  La  presse  pangermaniste  va  plus  loin  :  aucune  répres- 
sion ne  sera  jamais  assez  dure  pour  punir  les  révoltés  qui, 
après  quarante-six  ans  de  servitude,  relèvent  encore  la  tête. 

Avant  l'ouverture  de  la  dernière  session  du  parlement 
alsacien-lorrain,  le  chancelier  vient  de  Strasbourg.  Il  faut  que 
les  deux  Chambres  affirment  leur  attachement  à  l'Empire. 
Sudekum,  le  socialiste  gouvernemental,  accompagne  M.  de 
Bethmann-Hollweg.  Il  est  chargé  de  «  cuisiner  »  les  onze  dépu- 
tés de  l'extrême-gauche.  Les  présidens  des  deux  Assemblées, 


504  REVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

le  traître  Ricklin  et  le  rallié  de  la  première  heure  Hœffel, 
acceptent  de  prononcer  des  discours  qui  resteront  la  honte  de 
leur  vie  parlementaire,  pourtant  déjà  si  riche  en  défaillances. 
Qu'arrive-t-il?  Pendant  qu'ils  parlent,  les  salles  de  séances  se 
vident.  Ils  parlent  devant  les  banquettes  que  les  députés  ont 
désertées.  Les  deux  évêques  de  Strasbourg  et  de  Metz  (ce  sont 
pourtant  des  Allemands)  refusent  de  déclarer  que  leurs  diocé- 
sains veulent  à  tout  prix  rester  sujets  de  l'Empire.  Leur 
conscience  leur  interdit  de  proférer  ce  mensonge.  Une  fois  de 
plus  la  grossière  manœuvre,  préparée  par  les  metteurs  en  scène 
de  Berlin,  ne  donne  que  des  résultats  négatifs. 

Et  tandis  que,  derrière  la  ligne  de  feu,  les  civils  donnent 
ces  preuves  éclatantes  de  leur  attachement  à  la  France, 
20  000  jeunes  hommes,  qui  ont  réussi  à  passer  la  frontière 
avant  l'ouverture  des  hostilités  ou  à  s'évader  de  l'armée  alle- 
mande, servent  volontairement  sous  les  drapeaux  de  la  Répu- 
blique. Les  Allemands  se  méfient  de  ceux  qui,  surpris  par  les 
événemens,  ont  dû  endosser  l'uniforme  détesté.  Ordre  est  donné 
par  les  généraux  de  les  tenir  rigoureusement  éloignés  de  tout 
poste  de  confiance.  On  ne  les  envoie  bientôt  plus  sur  le.  front 
français,  parce  qu'ils  y  cherchent  et  y  trouvent  trop  d'occasions 
de  déserter.  Les  officiers  qui  les  commandent  sur  le  front 
oriental  ont  ordre  de  les  placer  toujours  au  premier  rang,  et, 
en  cas  d'attaque,  on  les  encadre  solidement  pour  prévenir  toute 
défection. 

* 

Voilà  l'Alsace-Lorraine,  la  vraie,  celle  qui,  depuis  tant 
d'années,  n'a  connu  aucune  abdication. 

Jamais  on  n'aura  assez  d'admiration  pour  ce  peuple  mer- 
veilleux. C'est  à  lui,  et  à  lui  seul,  collectivité  anonyme,  dont 
les  souffrances  ne  seront  jamais  décrites,  dont  l'héroïsme  ne 
connaîtra  pas  la  gloire  des  apothéoses  individuelles,  que  je 
demande  aux  Français  de  réserver  leur  admiration  et  leur 
reconnaissance.  Je  l'ai  vu  à  l'œuvre,  j'ai  pu  personnellement 
surprendre  les  délicatesses  de  son  esprit  et  de  son  cœur,  et 
j'accomplis  aujourd'hui  un  devoir  de  justice  en  disant  :  «  Le 
peuple  alsacien-lorrain,  pris  dans  son  ensemble,  a  tenu  plus 
que  ne  promettaient  ses  représentans,  aux  heures  douloureuses 
de  la  séparation  en  1871,  et,  malgré  les  pires  nersécutions,  il 


l'aLSACË-LORRAÎNÉ    a    la    veille    de    la    DELIVRANCE.        BOS 

est  resté  ce  qu'il  était  depuis  deux  siècles,  le  plus  ferme,  le 
plus  décidé  champion  de  l'idée  française.  » 

Il  attendait  avec  une  patience,  qu'aucune  déconvenue  ne 
faisait  fléchir,  l'heure  marquée  par  la  Providence  pour  son 
alîranchissement.  Il  savait  que  le  droit  violé  aurait,  tôt  ou  tard, 
sa  revanche,  et  il  voulait  que  la  France  retrouvât  ses  enfans 
perdus,  tels  qu'elle  les  avait  laissés,  avant  leur  exil,  dévoués, 
confians,  n'ayant  au  cœur  qu'un  seul  amour,  celui  de  la  vraie, 
de  l'unique  Patrie. 

Les  sentimens  des  Alsaciens-Lorrains  se  révéleront  au  grand 
jour,  dès  que  les  Allemands  n'auront  plus  le  pouvoir  d'en 
étouffer  l'expression  sous  le  boisseau  de  leur  tyrannie.  La 
France  sera  joyeusement  surprise  alors  de  constater  que  près 
d'un  demi-siècle  d'éloignement  n'a  rien  changé  au  creur  des 
exilés,  mais  que  l'amour  de  ceux-ci  pour  leur  ancienne  patrie 
n'a  fait  que  grandir  et  que  s'affiner  à  la  flamme  de  la  longue  et 
douloureuse  épreuve. 

L'aurore  du  jour  béni  de  la  délivrance  point  à  l'horizon. 
L'Allemagne,  dans  sa  démence  mégalomane,  a  déchaîné  sur  le 
monde  la  guerre  de  conquête,  qui,  pour  la  France,  est  devenue 
la  guerre  de  la  Revanche.  Hier  encore  l'Alsace-Lorraine  se 
consolait  en  se  berçant  de  lointaines  espérances.  Aujourd'hui 
c'est  dans  l'assurance  de  l'affranchissement  définitif  qu'elle 
salue  l'arrivée  prochaine  de  ses  libérateurs.  Fière,  heureuse 
jusqu'à  l'ivresse,  elle  renoue  la  tradition  de  son  histoire  violem- 
ment déchirée  par  les  événemens  qui  firent  d'elle  la  rançon  de 
la  Patrie  tant  aimée.  La  protestation  prophétique  de  Bordeaux, 
cette  traite  que  Keller,  Grosjean  et  leurs  vaillans  compagnons 
avaient  tirée  sur  l'avenir,  arrive  à  échéance.  La  confiance  tenace 
des  annexés  n'a  pas  été  trompée.  La  France,  elle  non  plus,  je 
m'en  porte  garant,  n'éprouvera  pas  de  déconvenue;  car,  dans 
ses  provinces  reconquises,  elle  trouvera,  joyeux  et  décidés,  les 
fils  de  ceux  qui,  au  lendemain  de  l'année  terrible,  avaient 
«  proclamé  à  jamais  inviolable  le  droit  des  Alsaciens-Lorrains 
de  rester  membres  de  la  Patrie  française  I  » 

E.  Wetterlé 


LA 

(1) 


BATAILLE  DES  FLANDRES 

L'YSER  ET  YPRES"^ 


II 

LA  BATAILLE   D'YPRES 


X.  —  l'offensive  alliée  20-27  octobre  1914 

Les  Allemands  n'avaient  pas  attendu  la  ruine  totale  de  leurs 
espérances  sur  l'Yser,  pour  essayer  d'enfoncer,  plus  au  Sud,  le 
front  allié.  A  l'heure  même  où,  dans  un  effort  désespéré  et  fina- 
lement malheureux,  ils  tentaient,  en  perçant  la  ligne  belge  à 
Ramscapelle,  de  déjouer  la  manœuvre  de  l'inondation,  un 
effroyable  assaut  était  par  eux  donné  au  saillant  d'Ypres  où, 
deux  jours,  — les  30  et  31  octobre,  — ils  purent  penser  avoir 
ébranlé  le  front  anglais  et  crurent  un  instant  l'avoir  rompu. 
C'est  à  cette  u  première  bataille  d'Ypres  »  qu'il  faut  maintenant 
revenir,  dont  nous  avons  vu  les  prodromes  et  qu'il  s'agit  de  re- 
prendre à  la  date  du  20  octobre  où  nous  l'avons  vue  s'allumer. 

Les  Allemands  étaient  incités  à  tenter  sur  le  saillant  un 
assaut  qu'ils  entendaient  rendre  formidable,  et  par  le  désir  de 
prendre  leur  revanche  de  leur  échec  sur  l'Yser,  et  par  la  néces- 
sité d'arrêter  par  une  contre-offensive  les  progrès  des  Alliés 
à  l'est  d'Ypres.  C'est  que  l'offensive  des  Alliés,  arrêtée  au  Nord 

(1)  CopyriglU  by  Louis  Madelin,  1917. 

(2)  Voyez  la  Revue  du  15  juillet. 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES.  507 

par  l'attaque  des  Allemands  surl'Yseï*  et  la  parade  qu'il  y  fallait 
opposer,  n'avait  pas  cessé  de  se  développer  au  Sud,  et  les 
constans  progrès  des  Anglais  du  20  au  26  n'avaient  pas  été 
sans  inquiéter  très  vivement  nos  ennemis.  Ceux-ci  verront 
avec  inquiétude  se  prolonger  une  bataille  où,  leurs  aveux  nous 
le  révéleront,  s'épuisent  leurs  munitions  et  se  lasse  le  moral 
de  leurs  troupes.  Il^  voudront  en  finir  les  30  et  31  octobre. 

Le  général  Foch,  nous  le  savons,  n'avait  à  aucun  moment 
renoncé  à  l'oiïensive  primitivement  projetée,  et  le  maréchal 
French,  maintenant  que  toutes  ses  forces  se  trouvaient  en  ligne, 
était  d'accord  avec  lui  pour  l'entreprendre.  Le  général  d'Urbal, 
d'accord  avec  eux,  ne  voyait  dans  les  événemens  de  i'Y'ser  qu'un 
motif  de  plus,  en  poursuivant  l'ofîensive  entre  Dixmude  et  Lan- 
gemarck,  de  forcer  l'ennemi  à  la  défensive;  le  général  Haig, 
maintenant  installé  à  Ypres,  était  disposé  à  le  seconder. 

Nous  avons  vu  que,  le  20,  l'armée  anglaise,  tout  entière  en 
ligne,  occupait,  des  environs  de  Lens  à  ceux  d'Ypres,  un  front 
séparé  en  deux  par  la  Lys.  Le  2«  corps,  rappelons-le,  étant  tout 
entier  en  Artois,  le  3^  était  à  cheval  sur  la  Lys  et  le  1*""  autour 
d'Ypres,  tandis  qu'à  sa  gauche  la  l*'  division  (Rawlinson), 
encore  indépendante,  couvrait  le  Nord-Est  de  cette  ville. 
Prolongeant  l'armée  anglaise,  face  à  la  ligne  Langemarck  (Nord- 
Est  d'Y'pres)-Woumen  (Sud  de  Dixmude),  le  2®  corps  de  cava- 
lerie français  du  général  de  Mitry  et  les  deux  divisions  territo- 
riales, en  attendant  la  prochaine  entrée  en  scène  sur  ce  théâtre 
du  9^  corps  français  et  le  glissement  vers  le  Sud  de  la  42°  divi- 
sion, constituaient  une  liaison  d'abord  un  peu  précaire,  ensuite 
très  solide,  entre  Anglais  et  Belges. 

Dans  la  soirée  du  19,  French  avait  eu,  rapporte-t-il,  avec 
sir  Douglas  Haig  une  conférence  où  il  lui  avait  défini  son  rôle  : 
le  commandant  du  l*^'"  corps  devait  appuyer  à  gauche,  de  façon 
à  diriger  son  offensive  sur  Thourout  en  passant  par  Ypres.  Le 
maréchal  ne  dissimule  pas  qu'il  soumit  à  son  lieutenant  un  plus 
vaste  dessein  qui  ne  visait  à  rien  de  moins  que  de  «  s'emparer 
de  Bruges  et  ensuite,  si  possible,  de  chasser  l'ennemi  de  Gand.  » 
«  Dans  le  cas  où  une  situation  imprévue  viendrait  à  se  produire, 
OH  si  l'ennemi  était  pins  fort  qu'on  ne  t avait  cru  (ce  fut  le  cas), 
le  général  Haig  devait  décider,  suivant  la  situation,  après  avoir 
passé  Ypres,  d'attaquer,  ou  bien  l'ennemi  qui  se  trouvait  au 
Nord,  ou  bien  les  forces  allemandes  venant  de  l'Est.  «La  cava- 


508 


REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 


REVUE  DES  DEUX  MONDES 


PLAN     DE     LA     BATAILLE     D    YPRE8 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES.  509 

lerie  anglaise  opérerait  à  gauche  du  1®''  corps,  sauf  la  3^  divi- 
sion de  cavalerie  du  général  Bing  qui  serait  à  sa  droite.  Le 
général  Rawlinson,  commandant  la  7^  division,  entre  le  général 
Haig  et  les  forces  françaises,  ferait  tous  ses  efforts  pour  se 
conformer,  d'une  façon  générale,  au  mouvement  du  corps  Haig. 

Le  21,  ordre  fut  cependant  donné  par  le  maréchal  d'attaquer, 
sans  plus  tarder,  et  de  chercher  à  s'emparer  de  la  première 
ligne  Poelcappelle-Passchendaele  (au  Sud-Est  de  la  forêt  d'Uou- 
thulst). 

«  Bien  que  menacée  par  le  mouvement  ennemi  venant  de 
la  forêt  d'Houthulst,  notre  avance,  écrit  le  maréchal,  fut  cou- 
ronnée de  succès  jusqu'à  deux  heures  après-midi,  lorsque  le 
corps  de  cavalerie  français  (Mitry)  reçut  l'ordre  de  se  retirer  à 
l'Ouest  du  canal.  Etant  donné  cette  circonstance  et  la  demande 
d'appui  que  lui  fit  le  4"  corps  (la  division  Rawlinson),  sir 
Douglas  Haig  se  trouva  dans  l'impossibilité  de  dépasser  la 
ligne  Zonnebeke-Saint-Julien-Langemarck-Bixschoote.  » 

En  fait,  la  situation  était  plus  complexe  que  ne  le  dit  le 
maréchal.  A  la  droite  du  général  Haig,  le  3^  corps  anglais  avait, 
le  21,  subi  un  assez  gros  échec  dans  la  direction  de  Comines,  — 
au  point  de'jonction  de  la  Lys  et  du  canal  d'Ypres  :  il  avait 
perdu  du  terrain  et  près  de  2  000  hommes,  —  ce  qui  n'était  pas 
sans  paralyser  quelque  peu  le  commandant  du  1*^''  corps.  Il  est 
certain  d'ailleurs  que,  à  la  gauche  de  Rawlinson,  les  divisions 
territoriales  françaises,  qui  paraissaient  un  peu  hasardées, 
avaient  été  légèrement  repliées,  ainsi  que  le  corps  Mitry.  On 
attendait  le  9^  corps,  et  le  haut  commandement  français  allait 
faire  remonter  vers  le  Nord  d'Ypres  un  autre  corps  que  suivraient 
de  nouvelles  forces  :  le  général  en  chef  préférait  attendre  que 
toutes  ces  forces  fussent  en  ligne  pour  entamer  enfin,  d'accord 
avec  les  Anglais,  l'offensive  dans  la  direction  Thourout-Roulers. 
Cette  offensive  ne  pouvait  être  prise  que  le  24.  Instruit  d'autre 
part  que  des  forces  allemandes  plus  considérables  qu'on  ne 
l'avait  pensé  (nous  savons  lesquelles)  étaient  entrées  en  ligne, 
le  maréchal  estimait  qu'il  ne  pouvait,  sans  l'appui  de  la  nouvelle 
armée  française  en  formation,  poursuivre  l'oflensive  :  les  troupes 
reçurent  comme  instructions  de  fortifier  autant  que  possible 
leurs  positions  et  de  se  tenir  prêtes  pendant  deux  ou  trois  jours, 
jusqu'à  ce  que  le  mouvement  d'offensive  pût  se  développer  dans 
le  Nord. 


510  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

En  attendant  l'arrivée  du  9*  corps,  le  groupe  territorial 
tenait  solidement  la  ligne  Pilkem-Zillebcke,  avec  une  avancée 
sur  Langemarck;  le  21  au  soir,  la  ligne  alliée  du  Sud  passait 
donc  de  Dixmude  par  Bixschoote  (où  était  Mitry),  Zonnebeke, 
Gheluvelt,  Zandvoorde,  Messines,  Frelinghien.  Les  renseigne- 
mens  commençaient  à  se  préciser  sur  l'adversaire  que  nous  y 
affrontions  :  c'étaient,  du  Nord  au  Sud,  le  111%. le  XXII%  le 
XXVIP  corps  sur  le  seul  front  Dixmude-Gheluvelt,  et  c'étaient, 
au  Sud  de  Gheluvelt,  le  XIX*  relié  au  XXVII®  par  des  divisions 
de  cavalerie.  Sur  le  front  Zandvoorde-Houthem  se  trouvaient 
quatre  divisions  de  cavalerie  (2'',  3%  7^  et  une  bavaroise),  au 
Nord  du  bois  de  Ploegsteers  le  I"  corps  de  cavalerie  (4®  division 
de  cavalerie  et  cavalerie  de  la  Garde)  ;  leXXIIP  corps  de  réserve 
s'avançait  de  Thielt  sur  Roulers. 

L'ennemi  attaquait  donc  avee  des  forces  énormes  le  22, 
jour  où  le  l^""  corps  anglais  eut  à  repousser  plusieurs  assauts  : 
les  Allemands  pénétrèrent  dans  la  ligne  au  Nord  de  Pilkem, 
tenue  par  le  régiment  Cameron  Highlanders;  mais,  le  23,  une 
contre-attaque,  exécutée  par  le  régiment  de  la  Reine,  le  régi- 
ment de  Northampton  et  le  régiment  de  Kiiig  Royal  Rifles, 
aboutissait,  après  une  journée  labt)rieuse,  à  la  reprise  des 
positions  perdues.  Ce  même  jour  (23),  une  attaque  allemande, 
qui  paraissait  «  déterminée  »,  vint,  devant  Langemarck,  se  briser 
contre  la  résistance  anglaise,  avec  des  pertes  assez  cruelles, 
puisque  plus  de  1500  cadavres  furent  trouvés  sur  le  terrain. 

C'est  à  ce  moment  que  paraissaient  sur  le  champ  do  bataille 
les  premières  troupes  du  9^  corps  français  (général  Dubois), 
venant  relover  sur  ses  positions  la  2*^  division  du  général  Haig. 
La  veille  au  soir,  Foch  avait  fait  savoir  au  maréchal  qu'il  allait 
faire  attaquer  par  le  général  d'Urbal  sur  Roulers,  Thourout  et 
Ghistelles  :  il  semblait  grandement  désirable  que  toute  l'armée 
anglaise  appuyât  cette  offensive  en  agissant  offensivement  sur 
tout  son  front,  sa  gauche  marchant  sur  Courtrai. 

Cette  reprise  d'offensive  était  opportune  :  à  cette  heure,  en 
effet,  les  Allemands  montraient  une  certaine  inquiétude,  les 
munitions  manquaient.  «  Dernières  munitions  canon  900  Lille 
pour  toutes  les  divisions  de  cavalerie,  télégraphiait-on  de  la 
VI"  armée  à  la  cavalerie  de  la  Garde.  Epargnerl  »  Et  à  Marvitz; 
le  prince  Ruprecht  adressait  un  autre  message  inspiré  de  la  même 
inquiétude  :  u  Les  corps  d'armée  n'avancent  que  lentement.  » 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES.  511 

On  sait  déjà  que  le  général  d'Urbal  avait,  aussitôt  installé 
à  Rousbrugge,  pris  l'oirensive  de  la  mer  à  Bixschoote  et 
que,  Grossetti  s'étant  avancé  sur  Slype,  Miiry  marchait  de 
Bixschoote  sur  Merckem  ;  le  23,  la  n*-'  division  (du  9*^  corps) 
avait,  dès  le  matin,  été  poussée  sur  Paschendaele,  que  la 
18^  renforcerait  dès  le  lendemain.  On  sait  également  comment 
les  incidens  malheureux  du  23  sur  le  front  de  i'Yser  avaient 
amené  Grossetti  à  arrêter  son  mouvement  oifensif.  Par  ailleurs, 
la  l"*^  division  se  trouva  retardée  du  fait  d'un  malentendu  :  les 
Anglais, craignant  d'être  découverts  à  leur  gauche  par  les  divi- 
sions territoriales,  avaient  maintenu  des  troupes  à  Langemarck  ; 
la  W  division  française  vint  se  jeter  dans  leurs  lignes  ainsi 
allongées  :  elle  les  traversa,  mais  non  sans  retard, pour  marcher 
sur  Roulers.  Elle  put  néanmoins  reprendre  Zonnebeke,  tandis 
que  Mitry  reconquérait  Bixschoote, perdu  la  veille.  On  espérait 
poursuivre,  car  l'armée  d'Urbal  s'étant,  les  25,26  et  27,  encore 
grossie  de  la  18"  division  (du  9^  corps)  et  de  la  31^  division  (du 
16^  corps),  son  chef  n'en  était  que  plus  excité  à  poursuivre  son 
plan  offensif.  Après  avoir  songé  à  faire  attaquer  par  la  31®  divi- 
sion au  Nord-Ouest  de  la  forêt  d'Houthulst,  vraie  «  chassie  dans 
son  œil,  »  il"  avait  reçu  des  instructions  conformément  auxquelles 
il  se  contenta  de  renforcer  l'attaque  du  9"  corps  vers  Boulers. 
Mais  celui-ci  rencontrait  une  assez  vive  résistance  sur  la  ligne 
Gravenstafel-Broodsinde.  Si  la  gauche  repoussait  à  Poelcappelle 
une  violente  contre-attaque,  le  90*  d'infanterie  ne  pouvait,  à 
son  centre,  franchir  le  ruisseau  de  Stroombeek.  La  7*  division 
anglaise,  qui  opéraiten  liaison  avec  la  17^  division,  rencontrait 
de  son  côté  la  même  résistance.  Celle-ci  coûtait,  à  la  vérité, 
fort  cher  à  l'ennemi.  L'Etat-Major  allemand  éprouvait,  à  cette 
heure,  de  très  graves  inquiétudes  que  devaient  nous  révéler  un 
jour  des  renseignemens  de  source  bien  sûre  :  de  corps  d'armée 
à  corps  d'armée,  on  se  demandait  des  secours;  l'artillerie  parais- 
sait sans  efficacité;  un  échec  du  XXVII*'  corps  de  réserve  sur 
Kruiseck  mécontentait  ;  le  soutien  du  XXVII®  pour  le  lende- 
main était  la  mission  la  plus  importante  ;  mais  le  II®  corps  de 
cavalerie  récriminait  à  son  tour  contre  le  XXVII^  qui  ne  le  sou- 
tenait point  :  une  coopération  énergique  de  ce  corps  et  de  la 
cavalerie  de  l'armée  était  demandée  avec  insistance.  Les  muni- 
tions se  faisaient  de  plus  en  plus  rares  :  il  n'y  avait  plus  que 
500  coups  à  Lille,   le  XXVII^  avait  perdu  un  grand    nombre 


Slâ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'hommes  et  deux  canons,  le  XXVP  dix  mitrailleuses  et  de  nom- 
breux prisonniers.  Où  allait-on  ?  Il  semblait  bien  que  l'Alle- 
mand, déconcerté  par  l'entrée  en  ligne  imprévue  de  forces  fran- 
çaises, fût  déjà  forcé  d'engager  ses  réserves. 

Le  général  Foch,  qui,  déployant  une  rare  activité,  courait 
d'un  quartier  général  à  l'autre,  s.'en  alla  conférer  avec  le  maré- 
chal ;  il  le  trouva  enchanté,  plein  d'ardeur  et  décidé  à  poursuivre 
l'attaque.  En  fait,  le  24,  French  avait  lancé  un  ordre  de  reprise 
d'offensive.  Le  9^  corps  français  opérant  dans  la  direction  de 
Roulers  en  coopération  avec  le  l^""  corps  britannique,  disait  en 
substance  l'ordre  du  maréchal,  celui-ci  avancerait  dans  la  direc- 
tion de  l'Est,  sa  droite  au  Nord  de  la  route  d'Ypres-Menin,  sa 
gauche  sur  la  route  Zonnebeke-Moorslede.  La  division  Rawlinson 
se  conformerait  aux  mouvemens  du  corps  Haig  et  marcherait 
de  façon  à  avoir  sa  gauche  sur  la  route  d'Ypres-Menin  dans  la 
direction  générale  Gheluwe-Werwick.  Le  corps  de  cavalerie, 
ayant  sous  ses  ordre  la  3^  division  de  cavalerie  et  la  7®  brigade 
indienne  et  conservant  le  contact  avec  la  droite  de  Rav^linson, 
s'avancerait  sur  la  ligne  Le  Touqumet-Werwick.  La  relève  de 
la  1''*  division  par  la2e  retarda  le  mouvement,  mais,  par  ailleurs, 
la  vue  de  1  300  cadavres  allemands  gisant  devant  son  front  était 
faite  pour  encourager  les  Anglais;  ils  avancèrent,  en  dépit  de 
la  résistance  allemande,  vers  Becelaere,  tandis  que  notre 
9^  corps  arrivait,  par  sa  gauche,  à  600  mètres  de  Poelcappelle 
et,  par  sa  droite,  à  800  mètres  du  carrefour  de  Broodsinde, 
à  l'Est  de  Zonnebeke. 

L'inquiétude  de  l'état-major  allemand  était  au  comble  : 
tandis  que,  sur  l'Yser,  l'inondation  commençait  à  contrecarrer 
ses  projets,  devant  Ypres,  loin  d'avancer,  ses  troupes  reculaient. 
Le  général  de  Falkenhayn,  le  nouveau  chef  d'état-major 
général  (car  la  bataille  avait  provoqué  une  crise  grave  dans  le 
haut  commandement),  prescrivait  l'intervention  énergique  du 
corps  de  cavalerie  et  de  la  brigade  de  landwehr  :  il  s'agissait 
de  dégager  l'aile  gauche  de  l'armée.  La  VP  armée  se  sentait 
((  pressée  par  l'ennemi,  sans  appui  duXXVlIP  corps  de  réserve» 
et  devant  une  violente  attaque  des  Anglais  au  Nord  de  Gomines, 
von  der  Marwitz  «  engageait  sa  dernière  réserve.  » 

Le  général  Foch,  communiquant,  le  26,  ces  nouvelles  au 
général  d'Urbal,  ajoutait  qu'  u  il  convenait  de  profiter  sans 
aucun  retard  de  cette  situation.  U  les  communiquait  de  même 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES.  513 

aux  Anglais.  Anglais  et  Français  encouragés  attaquaient  vive- 
ment, mais  les  Allemands  inquiets  n'en  étaient  que  plus  achar- 
nés à  se  défendre,  car  ils  frisaient  le  désastre.  Le  1"  corps 
anglais,  après  avoir  encore  avancé  de  800  mètres,  ne  put  vaincre 
leur  résistance  devant  Becelaere;  le  9''  corps  français,  de  son 
côté,  marchait  très  lentement  et,  le  soir  du  26,  il  tenait  le 
front  Broodsinde-Poelcappelle  sans  pouvoir  enlever  ce  dernier 
village.  Néanmoins,  on  avait  l'impression  nette  que  l'ennemi 
cédait  lentement,  mais  continûment.  Le  soir  du  26,  le  général 
Joffre  pouvait  donc  très  légitimement  féliciter  et  remercier  le 
maréchal  French  de  son  concours.  Les  renseignemens  réunis 
par  nous  après  la  bataille  justitient  ces  félicitations;  la  droite 
et  le  centre  de  l'armée  allemande  n'accusaient  aucun  recul, 
mais  il  fallait  bien  y  enregistrer  des  pertes  cruelles  ;  à  la  gauche 
c'était  encore  un  concert  de  récriminations  :  l'attaque  décidée 
la  veille  au  soir  sur  Zandvoorde  n'avait  pas  réussi;  les  min- 
nemcerfer  réclamés  n'étaient  pas  arrivés;  à  dix  heures  trente, 
le  XXVIP  corps  de  réserve,  —  qui  décidément  ne  donnait  que 
des  déceptions,  —  n'avait  pu  attaquer.  La  IV''  armée,  violem- 
ment attaquée  à  Passchendaele,  était  en  mauvais  arroi.  La 
6^  division  de  réserve  bavaroise  était  en  toute  hâte  appelée  de 
Lille.  L'artillerie  allemande  confessait  son  impuissance  à  réduire 
l'organisation  établie  par  les  Français  à  Onde  Kruiseik.  Quant 
au  corps  de  cavalerie  qui,  dans  la  nuit,  avait  trop  vite  cru  que 
l'ennemi  se  retirait  devant  sa  2^  division,  il  lui  fallait  renoncer 
à  cette  flatteuse  illusion,  et  il  savait  que  le  malheureux 
XXVIF  corps  de  réserve,  incapable  d'agir,  arrêtait  son  attaque 
sur  Zandvoorde. 

La  journée  du  21  n'avait  été,  en  fait,  marquée  que  par  des 
succès  du  côté  des  Alliés.  Durant  la  nuit  du  26  au  27,  le  66^  d'in- 
fanterie (du  O'^  corps)  avait  enlevé  des  tranchées  aux  Allemands 
au  Nord  de  Langemarck  à  gauche,  et,  à  droite,  la  ll*^  division 
avait  brillamment  emporté  le  moulin  de  Gravenstafel.  Au  jour, 
la  7*^  division  de  cavalerie  devait  concentrer  ses  efforts  sur 
Poelcappelle,  puis  progresser  au  Nord  de  cette  localité  dans  la 
direction  de  Staden,  tandis  qu'à  sa  droite,  la  31^  division,  mise 
à  la  disposition  du  9*^  corps,  déboucherait  du  ruisseau  de 
Strombeke,  les  deux  divisions  prenant  pour  objectifs,  la  pre- 
mière Passchendaele,  la  seconde  Pottegemsgood;  enfin,  à  leur 
droite,    la  6"    division    de    cavalerie    couvrant    le   flanc    de   la 

TOME    XL.    —    1917.  33 


314  REVUE  DES  DEUX  MONDES.         * 

IS**  division  se  dirigeait  sur  Moorslede.  Si  aucun  de  ces  objectifs, 
à  la  vérité,  n'était  atteint,  tous  étaient,  le  27,  approchés,  tandis 
qu'à  la  gauche  du  9"  corps,  le  général  de  Mitry  s'emparait  de 
la  ferme  de  Grundwalt,  à  500  mètres  au  Nord  de  Langemarck. 

De  son  côté,  le  maréchal  French,  qui  s'était  rendu  au  quar- 
tier général  de  sir  Douglas  Haig  sous  les  ordres  de  qui  il 
mettait  la  division  Rawlinson,  réglait  la  marche  de  la  façon 
suivante  :  cette  division  du  château  de  Zandvoorde  à  la  route 
de  Menin,  la  1''^  division  de  cette  route  à  l'Ouest  de  Reutel, 
la  2^  près  de  la  route  Moorslede-Zonnebeke.  Les  Anglais  [)ro- 
gressaient  d'un  kilomètre  dans  la  direction  de  Becelaere  et 
occupaient  le  bois  au  Nord  de  cette  localité,  mais  la  division 
Rawlinson  soudain  se  trouva  arrêtée,  refoulée;  elle  perdait 
Kruiseik. 

Et  on  allait  voir  s'arrêter  partout  notre  progression,  puis 
l'armée  anglaise  brusquement  attaquée  fléchir  un  instant. 

Les  Allemands  exaspérés  venaient  de  prendre  de  grandes 
résolutions. 

XI.    —   l'assaut   allemand.    27    OCTOBRE-31    OCTOBRE 

((  Soldats,  le  monde  entier  a  les  yeux  fixés  sur  vous.  Il 
s'agit  77iaintenant  de  ne  pas  laisser  le  combat  contre  notre  ennemi 
le  plus  détesté  et  de  rompre  définitivement  son  orgueil...  Le 
coup  décisif  reste  à  frapper...  »  C'est  du  quartier  général  de 
Douai  que,  le  26,  le  prince  Ruprecht  adresse  à  ses  troupes  ces 
grandiloquentes  paroles.  Le  général  von  Deimling,  cependant, 
croyait  devoir,  par  des  argumens  moins  élevés,  mais  plus 
violens  encore,  relever  le  courage  des  hommes  du  XV^  corps  : 
«  La  percée  d'Ypres  serait  d'une  importance  décisive,  »  mais 
en  outre,  elle  serait  facile,  car  on  n'avait  à  attaquer  que  ((  des 
Anglais,  des  Hindous,  des  Canadiens,  des  Marocains  et  autres 
racailles  de  cette  sorte  »  (le  Français  étant  prudemment  passé 
sous  silence).  Ces  ennemis  étaient  ((  mous  »  (il  y  paraissait  peu) 
et  se  «  rendaient  en  grande  quantité  partout  où  ils  étaient 
attaqués  avec  vigueur.  »  Ainsi  le  soldat  allemand  était  excité 
à  «  étonner  le  monde  »  et  rassuré  sur  le  peu  de  résistance  que 
lui  offrirait  la  «  racaille  »  ennemie.  Et  partout  courait  la  nou- 
velle que,  la  prise  d'Ypres  étant  certaine.  Sa  Majesté  viendrait 
en  personne  assister  à  l'opération. 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES. 


515 


Il  fallait  ces  coups  de  fouet.  «  Voilà  trois  jours  que  nous 
nous  battons,  écrivait,  le  26,  un  chasseur  du  24*  bataillon,  il 
y  a  200  de  nos  chasseurs  morts  ou  blessés.  »  Un  officier  du  209® 
se  lamente  :  <(  Voilà  dix  jours  et  dix  nuits  que  nous  sommes 
sous  un  terrible  feu  d'artillerie...  Nos  heures  sont  comptées... 
Pas  moyen  de  trouver  des  vivres...  Ainsi,  vous  pensez  bien  que 
nous  n'avons  plus  d'espoir...  »  «  On  est  mort  de  fatigue,  »  écrit 
un  autre  soldat.  La  lassitude  était  extrême  :  la  démoralisation 
menaçait. 

C'est  pourquoi,  ne  se  fiant  pas  aux  phrases  ronflantes  du 
prince  Ruprecht  pour  conquérir  Ypres,  l'état-major  allemand 
avait  pris  toutes  ses  mesures.  Aux  corps  qui  déjà  étaient  en  face 
d'Ypres  (XX1II%  XXVP,  XXV11«,  XV^)  s'en  ajoutèrent  d'autres  : 
le  général  von  Fabek,  groupant  en  un  détachement  d'armée 
les  XIII*  et  XIX«  corps,  était  jeté  dans  la  lice;  le  XXI"  corps 
arrivait  du  Sud  ;  une  division  d'Ersatz  était  glissée  entre  les  XX V"^ 
et  XXVll®  corps  de  réserve,  venue  de  Bruxelles  par  Gand;  sur 
le  seul  front  Gheluvelt-Hollebeke  (à  peine  4  kilomètres)  où,  à 
la  vérité,  la  percée  a  été  décidée,  on  a  accumulé  la  6^  division 
bavaroise,  le  XV*^  corps,  la  38"  division  de  réserve,  le  IP  corps 
bavarois,  d'autres  troupes  encore,  dit-on.  «  Toutes  ces  forces, 
diront  les  prisonniers,  avaient  Ypres  comme  objectif,  et  ils 
livreront  une  proclamation  du  29,  disant  que  la  prise  de  cette 
ville  devait  être  considérée  comme  d'une  importance  capitale. 
L'Empereur  était  attendu  à  Thielt,  —  quartier  général  du  duc 
de  Wurtemberg, —  le  30.  Le  souverain  assisterait  delà  au  double 
assaut  de  l'Yser  et  d'Ypres  et  pourrait,  après  quelques  jours  de 
combats,  entrer  derrière  ses  braves  troupes  dans  la  dernière 
ville  de  la  Belgique  conquise. 

Le  maréchal  French  écrira  :  u  L' attaque  dans  le  voisinage 
d'Ypres  (du  30  et  31)  fut  peut-être  la  plus  importante  et  la  plus 
décisive.  »  Seulement,  après  avoir  paru  l'être  au  profit  des 
Allemands,  elle  allait  tourner  contre  eux. 

Le  champ  de  bataille  était  cependant  bien  peu  favorable 
aux  Alliés.  Le  saillant  d'Ypres  offrait  une  des  positions  les  plus 
scabreuses  depuis  que  des  forces  importantes  s'y  accumulaient  : 
les  assaillans  pouvant  de  toutes  parts  y  croiser  leurs  feux,  les 
défenseurs  devaient  faire  passer  leurs  ravitaillemens  et  leurs 
renforts  par  Ypres  et  de  rares  points  de  passage,  copieusement 
et  facilement   bombardés.  A  tout  instant,  les  convois  s'enche- 


516    .  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vêtraient  :  il  en  résultait  quelque  lenteur  dans  leur  marche. 
En  cas  de  repli  force,  ces  inconvéniens  prendraient  une  gravité 
particulière  :  ils  nous  exposaient  à  un  désastre. 

C'est  bien  pourquoi  le  générai  Focli  et  le  maréchal  French 
avaient  désiré  porter  la  bataille  plus  avant,  et  on  sait  qu'ils  s'y 
essayaient  lorsque  l'assaut  allemand  se  produisit.  La  bataille 
d'Ypres  est  ainsi  une  véritable  bataille  de  rencontre  :  deux  offen- 
sives s'y  allaient  heurter  et  presque  neutraliser.  Le  28,  le 
général  d'Urbal  avait  prescrit  à  tous  ses  corps  d'imprimer  à 
l'offensive  une  activité  plus  grande.  A  gauche,  Humbert,  main- 
tenant, de  concert  avec  les  Belges,  l'intégrité  du  front  Nieuport- 
Dixmude,  attaquerait,  par  ailleurs,  avec  son  '6S^  corps,  dans  la 
direction  générale  Glerkem-Zarren-Thourout.  Au  centre,  Mitry 
ayant  sous  ses  ordres  ses  deux  divisions  de  cavalerie  et  la  87^  divi- 
sion territoriale,  partant  du  front  Woumen-Langemarck,  les  jet- 
terait sur  Mangelaere  et  Bultehock  pour  refouler  l'ennemi  vers 
la  forêt  d'Houthulst.  A  droite,  Dubois,  disposant  non  seulement 
de  tout  son  9^  corps,  mais  de  la  31^  division  et  des  6®  et  V  divi- 
sions de  cavalerie,  devait  poursuivre  l'offensive  sur  Staden  et 
Roulers  dans  les  mêmes  conditions  que  précédemment.  A  notre 
droite,  l'armée  anglaise  conservait  sa  mission  offensive  sur 
Courtrai  par  Menin. 

Les  Allemands,  cependant,  poussaient.  Les  deux  masses 
allaient  se  précipiter  l'une  sur  l'autre;  mais  ce  sont  les  Anglais 
qui,  particulièrement  assaillis,  supporteront  le  choc  dont  les 
Allemands  attendent  la  percée.  La  nécessité  de  secourir  nos 
alliés  ébranlés  forcera  le  commandement  français  à  prélever 
sur  ses  forces  les  troupes  qui  permettront  de  rétablir  la  situation 
et,  de  ce  fait,  il  devra  arrêter  en  partie  sa  propre  offensive.  Ce  sera 
le  mérite  des  grands  chefs  français  d'avoir  su  sacrifier  à  l'intérêt 
général  des  succès  qui,  l'armée  anglaise  enfoncée,  eussent  été 
d'ailleurs  sans  lendemain. 

L'action  commence  dans  la  matinée  du  29  par  l'attaque 
de  la  1^  brigade  de  dragons  sur  Bixschoote  et  le  cabaret  de 
Korteker  que  l'ennemi  abandonne  en  laissant  400  morts  et 
blessés.  Les  troupes  du  général  Dubois,  plus  à  droite,  arrivent 
près  de  Walmoden  et,  à  gauche,  la  38*^  division  (du  corps  Hum- 
bert), franchissant  l'Yser  à  Steenstraete  et  Nordschoote,  atteint 
par  sa  gauche  les  abords  de  Luyghem.  Tout  va  bien. 

Mais,  à  l'aube,  le  l*""  corps  anglais  a  été  attaqué  avec  une 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES.)  517 

violence  insolite  à  son  centre,  le  point  principal  de  l'engage- 
ment étant  à  la  croisée  des  routes,  à  un  mille  à  l'Est  de 
Glieluvelt.  L'Anglais  tient  d'abord  bon.  Devant  une  deuxième 
attaque,  la  ligne  anglaise  doit  ensuite  reculer  sur  Reutel-Glielu- 
velt,  perdant  400  prisonniers  et  cinq  mitrailleuses.  Avec  cette 
magnifique  ténacité,  qualité  maîtresse  de  l'Anglais,  le  général 
Haig  fait  conlre-attaquer  et  regagne  le  terrain  perdu,  mais  au 
prix  de  pertes  cruelles.  Le  soir,  la  ligne  passait  h  un  kilomètre 
de  Zonnebeke  et  à  deux  au  Sud-Est  de  Glieluvelt  et  Kruiseik. 

Au  début  de  la  matinée  du  30,  les  Anglais,  assaillis  dans  la 
direction  de  Zandvoorde  par  le  détachement  d'armée  Fabek, 
furent  refoulés  au  Nord-Est  de  Becelaere,  tandis  qu'à  leur  droite 
leur  corps  de  cavalerie,  sous  la  forte  pression  du  11*^  corps 
bavarois,  cédait  du  terrain  au  Sud-Ouest  d'HoUebeke  et  vers 
Saint-Éloi.  Le  général  Haig  était  donc  menacé  d'être  débordé 
sur  ses  deux  ailes.  La  division  Rawlinson,  découverte  par  la 
retraite  de  la  3^  division  de  cavalerie,  livrait  aux  Allemands 
la  crête  de  Zandvoorde  et  la  situation  paraissait  au  général 
Haig  fort  «  sérieuse.  » 

Ce  pendant,  les  troupes  fran(^aises  rencontraient  dans  la 
poursuite  de  leur  offensive  la  plus  vive  résistance. 

Le  général  Humbert  n'en  progressait  pas  moins  vers  Merkem 
à  gauche,  mais,  ayant  franchi  le  canal,  il  était  arrêté  sans  pou- 
voir en  déboucher.  Mitry,  au  centre,  engagé  dans  un  dur 
combat,  n'avançait  pas  :  vers  treize  heures,  une  forte  attaque 
allemande  sur  Bixschoote-Steenstraete  ramenait  les  cavaliers 
de  la  o*"  division  qui,  d'ailleurs,  une  heure  après,  reprenait  le 
terrain  perdu.  Quant  au  9°  corps  (Dubois),  il  était,  lui  aussi,  en 
butte  aux  plus  violentes  attaques  :  la  18®  division  en  repoussait 
une,  particulièrement  forte,  à  Drogenogkart,  progressait  diffici- 
lement sur  Kreiberg  et,  par  ses  IT  et  139«  régimens  d'infante- 
rie, brisait  un  nouvel  assaut  à  la  baïonnette  des  troupes  alle- 
mandes. La  n*  division,  arrêtée  toute  la  journée  par  de  durs 
combats,  s'emparait  cependant,  vers  la  fin  du  jour,  de  la  ferme 
Walemolen. 

C'est  alors  que  le  général  Dubois,  avisé  de  la  situation 
scabreuse  des  Anglais  qui  venaient  de  perdre  Hollebeke,  prit 
sur  lui  de  leur  envoyer  incontinent  trois  bataillons  de  zouaves 
de  sa  réserve  qui  furent  dirigés  sur  Hooge  et  Hollebeke.  Le 
général  Haig,  à  chaque  heure  plus  pressé,  opposait  d'ailleurs 


518 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


à  ces  coups  un  front  impassible.  Il  donnait  l'ordre  de  faire 
l'impossible  pour  reprendre,  avec  Tappui  des  bataillons  fran- 
çais, le  terrain  abandonné. 

On  fut  instruit,  ce  30,  à  dix-sept  heures,  au  quartier  général 
du  général  Foch,  que  la  ligne  anglaise  avait  fléchi  au  Sud-Est 
d'Ypres. 

Le  général  courut  à  Saint-Omer,  — •  quartier  général  de 
French,  —  et  spontanément  offrit  au  maréchal  de  nouvelles 
forces  ;  il  fut  entendu  que  tous  les  élémens  débarqués  de  la 
32®  division  seraient  portés  dans  la  région  menacée;  en  outre, 
le  général  Dubois  dirigerait,  dans  la  matinée  du  31,  une  partie 
de  la  brigade  Bernard  (de  la  35^  division)  sur  Becelaere  et,  vers 
Hollebeke,  cinq  bataillons,  trois  batteries  et  six  escadrons  sous 
les  ordres  du  général  Moussy.  Ces  deux  détachemens,  contre- 
attaquant  ainsi  sur  les  deux  ailes  du  corps  Haig,  celui-ci  pour- 
rait reprendre  l'offensive.  D'autre  part,  la  32^  division  atta- 
querait Wytschaete  et  Houthem,le  9^  corps  faisant  son  principal 
effort  sur  sa  droite. 

Les  Anglais,  ainsi  encadrés  par  les  groupes  français,  devaient 
engager  le  combat  sans  nous  attendre.  Par  un  malentendu,  ils 
restèrent  inactifs.  Le  résultat  est  que  l'attaque  de  la  32^^  divi- 
sion fut  arrêtée  par  une  violente  contre-offensive  entre  Oost- 
taverne  et  Hollebeke,  que  le  général  Bernard,  à  gauche  du 
1"  corps  anglais,  fut  empêché  de  progresser,  et  que  le  général 
Moussy  ne  put  que  couvrir  l'extrème-droite  du  général  Haig.  Le 
1"  corps  anglais,  assailli  avec  plus  de  violence  encore  que  la 
veille,  perdait  défi^iitivement  Hollebeke  et  Zandvoorde,  puis 
Gheluvelt  à  sa  gauche,  Messines  à  sa  droite.  Dans  la  matinée 
du  31,  le  corps  Haig  était  rejeté  à  un  kilomètre  Est  de  Hooge  et 
de  Klein-Zillebeke.  «Après  plusieurs  attaques  et  contre-attaques 
dans  le  cours  de  la  matinée,  écrit  French,  le  long  de  la  route 
Menin-Ypres,  une  nouvelle  attaque  fut  menée  très  vigoureuse- 
ment par  l'ennemi  et  la  ligne  de  la  /'^°  division  fut  brisée.  »  Le  , 
pis  était  que  le  brusque  arrêt  de  celle-ci  exposant  la  gauche  de 
la  7^  division  (Rawlinson),  un  régiment  entier,  le  Royal  Scott 
Fusiliers,  était  cerné.  Le  bombardement  se  faisait  effroyable 
non  seulement  sur  la  ligne,  mais  en  arrière  :  le  général  com- 
mandant la  l"""^  division  était  ainsi  blessé,  et  cinq  de  ses  officiers 
tués  dans  son  quartier  général  ;  le  général  commandant  la 
2®  division  était  également  atteint. 


LÀ  BATAILLE  DES  FLANDRES.  S19 

Le  maréchal  s'était  porté  à  Hooge  vers  deux  heures  de  l'après- 
midi  avec  le  général  Haig.  C'était,  écrit-il,  «  le  moment  le  plus 
critique  de  tous  ceux  que  nous  eûmes  à  travei^se?'  pendant  cette 
grande  bataille.  »  Anxieux,  tourmenté,  il  songeait  à  abandonner 
Ypres  et,  sachant  Foch  à  Vlamertinghe,  s'y  rendit. 

Xn.    —   LE   RÉTABLISSEMENT 

Le  maréchal  French  envisageait  nettement  la  perspective 
d'un  repli  à  l'Ouest  d'Ypres.  L'attaque  allemande,  non  seulement 
dénotait  le  dessein  arrêté  de  percer,  mais  décelait  la  présence 
de  forces  très  supérieures  du  côté  de  l'ennemi.  Il  était  peu  dou- 
teux que  celui-ci  poursuivrait  le  lendemain  ses  avantages.  Or, 
au  cours  des  deux  jours  précédens,  l'armée  anglaise  avait  fait 
des  pertes  cruelles  :  on  pouvait  craindre  qu'elle  ne  fût  plus 
capable  de  tenir  sa  ligne  maintenant  bien  démantelée.  La 
situation  du  saillant  d'Ypres,  que  je  résumais  tout  à  l'heure, 
apparaissait  clairement  au  maréchal  avec  tous  ses  inconvéniens. 
Attaqué  à  droite  et  à  gauche,  le  général  Haig  était  exposé  à  un 
désastre.  Dans  ces  conjonctures  et  instruit  formellement  que 
l'ennemi  se  renforçait,  le  maréchal  était  résolu  au  repli  lors- 
qu'il arriva  à  Vlamertinghe,  poste  de  commandement  du  géné- 
ral d'Urbal,  où  Foch  venait  de   se  rendre. 

Celui-ci  restait  dans  son  rôle  de  coordinateur  de  la  bataille. 
En  suivant  de  son  œil  si  vif  les  péripéties,  il  ne  perdait  jamais 
cette  belle  humeur  un  peu  ironique  qu'on  lui  avait  vu,  —  sur 
les  hauteurs  de  la  Marne,  —  opposer  à  la  fortune  un  instant 
adverse.  Car  déjà  il  était  autorisé  à  dire  qu'il  en  avait  vu  bien 
d'autres.  Plein  d'un  sang-froid  qui  s'alimentait  d'optimisme,  il 
ne  prenait  rien  au  tragique,  prenant  d'ailleurs  tout  au  sérieux. 
De  son  quartier  général  de  Cassel,  il  surveillait,  des  dunes  de 
Nieuport  aux  rives  de  la  Somme,  une  énorme  bataille  qui,  en 
raison  même  de  cette  énormité,  lui  permettait  de  planer,  par- 
tant, de  donner  à  chaque  incident  sa  valeur  exacte,  d'en  aper- 
cevoir les  répercussions,  d'en  tirer  les  conclusions.  Actif  comme 
un  jeune  colonel,  on  le  voyait  courir,  depuis  trois  semaines,  les 
quartiers  généraux,  —  de  celui  deCastelnau  à  celui  du  roi  Albert 
et  ((  chez  French,  »  ainsi  qu'il  disait  comme  «  chez  Maud'huy,  » 
ou  (c  chez  d'Urbal,  »  souriant  d'une  façon  un  peu  énigmatique 
sous  sa  grosse  moustache  grise,  tout  en  mâchonnant  son  éternel 


520  REVUE    DES    DE(  X    MONDES. 

cigare,  écoutant  parler,  l'œil  vif,  brillant,  malin,  parlant  à  son 
tour  par  formules  brèves,  pittoresques,  saisissantes,  sachant  en 
quatre  phrases  faire  éclater  la  vérité  et  faisant  accepter  toutes 
les  vérités,  —  même  les  désagréables,  au  besoin  par  un  amical 
coup  de  coude  et  surtout  par  une  si  évidente,  si  sincère,  si 
communicative  cordialité  que,  du  jeune  roi  des  Belges  au  vieux 
maréchal  anglais,  personne  ne  lui  avait  pu  résister. 

Lui  jugeait,  le  31  au  soir,  la  situation  sérieuse;  il  ne  la 
jugeait  pas  du  tout  désespérée.  On  était  à  Ypres  :  du  diable 
s'il  savait  comment  on  avait  été  amené  à  faire  de  cette  ville  un 
de  ces  lieux  sacrés  qu'il  faut,  même  en  y  engouffrant  batail- 
lons, régimens,  divisions,  sauver  et  garder.  Ypres  était  cela 
cependant,  comme  plus  tard  sera  Verdun.  On  ne  devait  à 
aucun  prix  abandonner  Ypres,  sans  quoi  les  Allemands  enivrés 
ne  connaîtraient  plus  d'obstacles.  D'ailleurs,  si  les  inconvéniens 
du  saillant  lui  apparaissaient  aussi  clairement  qu'à  French,  il 
lui  apparaissait  aussi  que,  opéré  sous  la  pression  ennemie,  le 
repli  pourrait  précisément  y  tourner  au  désastre. 

Il  était  allé  voir  d'Urbal  à  son  poste  de  commandement  de  Vla- 
mertinghe  et  le  général  Dubois  l'y  avait  rejoint,  venant  d'Ypres, 
confirmer  la  perte  de  Gheluvelt  qui  achevait  de  briser  le  front 
anglais.  Le  maréchal  French  y  arriva  à  son  tour,  plein  de  sa 
résolution  de  repli.  Il  y  eut  un  débat  émouvant  dans  sa  cordia- 
lité. Comme  enfin  le  maréchal,  après  avoir  exprimé  les  plus 
nobles  sentimens,  paraissait  disposé  à  se  rendre  aux  instances 
de  Foch,  celui-ci,  sur  sa  requête,  griffonna  sur  un  morceau  de 
papier  une  note  qui,  je  l'espère,  sera  un  jour  publiée,  —  recto  et 
verso.  —  Car  le  maréchal  la  saisissant  et  l'ayant  lue  rapide- 
ment, se  contenta  de  la  contresigner  au  verso  et,  avec  un  beau 
mépris  des  mesquins  amours-propres,  l'envoya  telle  quelle  au 
général  Haig  avec  ordre  d'exécuter. 

Le  général  Haig  était  homme  à  comprendre  toute  résolu- 
tion énergique;  aussi  bien,  avant  même  qu'il  en  eût  reçu  l'ordre 
formel,  il  avait  commencé  à  réagir  très  fortement.  Ordonnant 
de  tenir  à  tout  prix  sur  la  ligne  Fregenberg-Westhoek,  il 
faisait  canonner  sévèrement  l'ennemi  et,  soudain,  jetait  des 
bataillons  à  l'assaut  de  Gheluvelt.  Le  2«  régiment  Worcester- 
shire  fut  magnifique  à  cet  assaut.  Nos  troupes  ne  le  furent  pas 
moins.  Dans  une  lettre  qui  lui  fait  grand  honneur,  le  général 
Haig  signalait  l'aide  efUcace  que  lui  avait  prêtée  le  32^  régiment 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES  521 

d'infanterie,  —  comme  un  peu  plus  tard  le  4"  zouaves  :  «  Les 
troupes  anglaises  et  françaises,  écrit-il,  combattirent  côte  à  côte 
sous  le  commandement  de  l'officier  le  plus  élevé  en  grade,  ^?i 
union  si  étroite  qu  elles  ne  tardèrent  pas  à  se  trouver  complète- 
ment mélangées.  »  Onze  bataillons  français  prenaient  part  à  la 
contre-attaque  anglaise  sur  tout  le  front  en  cause.  A  trois 
heures,  Gheluvelt  était  repris  à  la  baïonnette^  puis  Messines. 

Rentré  à  Cassel,  le  général  Foch  y  avait  reçu  la  visite  du 
général  Wilson,  chef  d'état-major  de  l'armée  britannique.  De 
cette  conférence  était  sortie  une  série  de  décisions  que  le  géné- 
ral Foch  avait  condensées  en  une  note  empreinte  de  la  plus 
grande  énergie.  Le  1"  corps  et  la  division  Rawlinson  s'organi- 
seraient solidement  depuis  la  droite  du  9''  corps  (croisée  du 
chemin  à  un  kilomètre  Est  du  carrefour  de  la  route  de  Passchen- 
daele-Becelaere  et  le  chemin  de  Zonnebeke-Moorslede),  jusqu'à 
Klein-Zillebeke.  A  sa  gauche,  le  9^  corps  attaquerait  en  prenant 
sa  direction  sur  Becelaere  et  à  l'Est,  et,  à  sa 'droite,  les  troupes 
françaises  prélevées  sur  l'armée  d'Urbal  prendraient  l'olîensive 
sur  le  front  Saint-Eloi-Wytschaete  sur  Hollebeke.  Des  troupes 
françaises  nouvelles  (quatre  bataillons  et  plusieurs  autres 
bataillons  et  batteries)  arriveraient  dans  la  matinée  en  renfort. 

Et  satisfait,  probablement,  et  rassuré  plus  encore  par  la 
bonne  entente  qu'il  avait  constatée  entre  les  chefs  alliés,  le 
général  Foch  écrivait  :  «  La  situation  parait  très  favorable,  le 
gros  effort  fait  par  l'ennemi  depuis  deux  jours  n'ayant  produit 
aucun  résultat.  » 

xni.  —  l'emperkur  attend 

Il  fallait  l'imperturbable  optimisme  du  général  Foch  pour 
envisager  ainsi  la  situation. 

La  volonté  de  l'adversaire  de  percer  à  tout  prix  s'était  mani- 
festée nettement,  et  il  continuait  à  accumuler  troupes  sur 
troupes  pour  y  arriver.  Il  avait  amené  successivement  sur  le 
champ  de  bataille  la  XXV«  division  hessoise,  la  XXVI^  division 
wurtembergeoise,  la  VP  division  de  réserve  bavaroise,  les  V^ 
et  XV^  corps,  la  l""®  division  de  la  Garde  et  le  II«  corps  bavarois, 
soit  sur  le  seul  front  d'Ypres  la  valeur  de  cinq  corps  d'armée, 
et  il  se  préparait,  avec  cette  masse  de  magnifiques  troupes 
fraîches,  à  mener,  de  Becelaere  à  la  Douve,  un  nouvel  assaut. 


S22 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Le  général  Foch,à  la  vérité,  se  rassurait  à  la  pensée  des  ren- 
forts que  venait  de  lui  envoyer  le  général  en  chef  Joffre.  Celui-ci 
ne  perdait  pas  un  instant  de  vue  le  champ  de  bataille  des 
Flandres,  dégarnissant,  sans  hésiter,  les  fronts  moins  menacés 
pour  nourrir  la  bataille  du  Nord.  C'était,  le  jour  du  31,  la  belle 
division  Lanquetot  —  la  43^  (du  21^  corps)  —  et  particulièrement 
cette  brigade  OUeris,  formée  de  quatre  bataillons  de  chas- 
seurs des  Vosges  l^"",  3®,  10"  et  31®,  la  fameuse  brigade  bleue 
qui,  aussitôt  débarquée,  était  mise  à  la  disposition  du  détache- 
ment Woillemont  à  la  droite  du  général  Haig,  le  reste  de  la 
division  restant  à  Vlamertinghe,  en  réserve.  Mais  Foch  compte 
encore  voir  sous  peu  débarquer  la  39^  division,  puis  la  11%  les 
deux  divisions  de  ce  20"  corps  que  naguère  lui-même  comman- 
dait devant  Nancy.  Cet  afflux  de  solides  soldats  des  deux  porps 
lorrains  est  bien  fait,  en  effet,  pour  rassurer  l'ancien  chef 
du  corps  de  fer.  Il  attend  donc  de  pied  ferme  l'ennemi,  ce  matin 
du  l"""  novembre,  et  sa  confiance  est  partagée  par  tous  les  chefs 
français  et  anglais. 

Mais  la  confiance  et  la  résolution  ne  sont  certainement  pas 
moindres  de  l'autre  côté.  Tandis  que  Bavarois,  Hessois,  Wur- 
tembergex)is,  Prussiens,  —  et  la  Garde  même,  —  s'apprêtent  à 
de  nouveaux  assauts,  un  hôte  illustre  est  apparu  en  Flandre  : 
l'Empereur  arrive  à  Thielt  le  1®''  novembre,  vers  trois  heures 
de  l'après-midi.  Très  logiquement,  le  grand  quartier  général 
français,  instruit  assez  vite  de  cette  présence  auguste  sur  le 
front  adverse,  ,en  induit  qu'il  va  se  passer  quelque  chose  de 
sérieux.  De  Thielt,  Guillaume  II  se  rend  au  IV*' corps  de  cava- 
lerie à  Œlbeke,  et,  pendant  cinq  jours,  l'Empereur  attendra  le 
moment  de  faire,  derrière  ses  «  incomparables  troupes,  »  son 
entrée  à  Ypres,  — ^  en  attendant  Calais. 

Il  faut  ce  cordial  aux  «  incomparables  troupes.  »  Elles  ont 
fait,  dans  les  deux  jours  précédons,  des  pertes  considérables. 
«  Voilà,  écrit  un  soldat  du  237"  en  son  carnet,  voilà  notre 
compagnie  (250  hommes  alors)  réduite  à  87  hommes  :  tous  les 
autres  sont  blessés  ou  morts...  Mais  si  cela  dure  huit  jours, 
plus  un  seul  homme  ne  restera.  »  Un  rapport  d'officier  dit  : 
«  Le  régiment  n'a  pu  mettre  en  ligne  ce  jour  (l^*"  novembre) 
que  350  hommes...  Les  deux  seuls  officiers  présens  n'ont  pu  se 
mettre  en  liaison  à  cause  du  feu  des  ennemis...  Il  est  très  pro- 
blématique que  je  puisse  tenir  à  cause  du  manque  de  chefs.  » 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES.!  523 

Foch  se  clouté  bien  que,  «  s'il  pleut  dans  son  camp,  il  pleut 
dans  l'autre.  »  Il  entend  qu'on  ne  se  laisse  pas  de  nouveau 
«  pincer  à  la  taille.  »  Il  a  ordonné  derechef  l'ofïensive,  et 
d'Urbal,  de  la  mer  à  la  Douve,  l'a  organisée.  «  La  bataille  déci- 
sive est  engagée  sur  tout  notre  front,  écrit  le  commandant  de 
l'armée  de  Belgique  ;  il  importe  de  la  mener  à  bien  eyi  agissant 
partout  avec  la  plus  extrême  vigueur  ;  »  et  il  assigne  de  nouveau 
à  chacun  sa  tâche  :  le  général  Taverna,  avec  sa  32'^  division, 
attaquera  sur  Houthem  pour  agir  sur  le  tlanc  de  l'ennemi 
qui  attaque  Klein-Zillebeke  ;  à  sa  gauche,  le  général  Hum- 
bert  continuera  à  agir  sur  Klerkem-Zarren  et  fera  déboucher 
une  nouvelle  attaque  dans  la  direction  de  Woumen,  et,  à  sa 
droite,  le  groupement  Dubois  agira  olTensivement  sur  tout 
son  front,  en  lançant  une  forte  attaque  dans  la  région  de 
Zonnebeke,  dans  la  direction  de  Becelaere,  —  les  autres 
groupes  français  restant  au  Sud-Est  d'Ypres  à  la  disposition  du 
général  Haig. 

Pendant  la  nuit  du  31  octobre  au  1'"''  novembre,  les  Anglais 
avaient  essuyé  de  nouvelles  attaques.  Au  matin,  la  cavalerie 
anglaise,  fatiguée  par  cette  terrible  nuit,  recula  fortement,  per- 
dant Wytschaele  et  derechef  Messines.  C'était  la  crête  entre  les 
mains  de  l'ennemi.  En  même  temps,  le  l*''"  corps  abandonnait 
les  débouchés  du  bois  du  Polygone  et  de  Klein-Zillebeke,  à 
leur  gauche. 

Il  fut  décidé  que  les  troupes  du  9^  corps  interviendraient.  La 
32«  division  se  jette  sur  Wytschaete  qu'elle  reconquiert,  Mes- 
sines restant  aux  mains  de  l'ennemi.  Le  front  passe  alors  par 
les  abords  Ouest  de  Gheluvelt,  Est  de  Klein-Zillebeke,  par 
Wytschaete  reconquis  et  les  abords  Ouest  de  Messines  perdus. 
Le  9^  corps  relève  complètement  sur  un  secteur  de  1  500  mètres 
de  ce  front  les  troupes  anglaises.  Les  troupes  françaises  s'étaient, 
pendant  cette  journée,  partout  maintenues  sur  leurs  positions, 
—  sans  plus. 

La  bataille  restait  indécise  ;  elle  avait  atteint  dans  la  journée, 
sur  dix  points,  un  degré  de  violence  inouïe.  Tout  était  encore  en 
suspens,  maison  pouvait  craindre  un  renforcement  de  l'ennemi. 
Car,  complètement  déçu  à  cette  heure  par  l'inondation  de  la 
région  de  l'Yser,  il  faisait  glisser  vers  le  Sud  une  partie  des 
troupes  de  cette  région.  D'autre  part,  l'enchevêtrement  des 
troupes  alliées  qui  était  extrême  faisait  redouter  quelque  confur 


524 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


sion.  Et  peut-être  est-il  nécessaire,  pour  notre  propre  intelli- 
gence, de  jeter  un  coup  d'œil  rapide  sur  le  frpnt  tel  que  l'avaient 
fait  les  derniers  combats,  au  matin  du  2  novembre. 

Le  général  Conneau,  —  commandant  le  1"  corps  de  cava- 
lerie français,  —  qui  se  relie  à  sa  droite  au  3*  corps  anglais, 
est  entre  la  Douve  et  Messines,  où  il  doit  attaquer.  A  sa  gauche, 
c'est  la  39^  division,  qui,  elle,  a  pour  mission  d'attaquer  sui 
l'axe  moulin  de  Spanbrok-Messines.  Puis  vient  le  détachement 
Ferrand,  qui  doit  s'emparer  de  la  croupe  de  VEnfer,  entre  Mes- 
sines et  Wytschaete.  Le  groupement  du  général  Bouchez  suit, 
qui  a  ordre  de  reprendre  la  route  de  Saint-Eloi  <à  Messines. 
Puis  vient,  toujours  de  droite  à  gauche,  le  détachement 
Moussy,  qui  a  attaqué  Ilollebeke  et  le  château  à  l'Ouest. 
Là  commence  le  secteur  de  combat  du  1^'  corps  anglais.  A  la 
gauche  de  celui-ci,  le  détachement  du  général  Bernard,  qui, 
grossi,  passe  sous  les  ordres  du  général  Vidal,  le  9^  corps, 
ayant  à  sa  droite  le  détachement  Vidal,  à  sa  gauche  la  7^  divi- 
sion de  cavalerie,  puis  le  groupe  Mitry.  Le  général  Humbert 
lient  toujours  la  gauche  de  l'armée  avec  le  même  objectif;  la 
42^  division,  n'ayant  plus  à  défendre,  —  sauf  à  Nieuport  et  à 
Dixmude,  —  la  ligne  de  l'Yser  couverte  par  l'inondation,  a 
glissé  tout  entière,  sauf  le  détachement  de  Nieuport,  vers  le 
Sud  et  lie  son  action  à  celle  de  la  38*^,  sous  les  ordres  supé- 
rieurs du  général  Humbert.  Le  mot  d'ordre  général  continue 
à  être  :  Offensive. 

Le  corps  Conneau  parut  d'abord  refouler  l'ennemi  :  il 
gagnait  du  terrain  dans  la  vallée  de  la  Douve,  lorsqu'il  fut 
arrêté  au  Sud-Est  de  Messines.  La  39*  division  l'était,  de  son 
côté,  devant  le  moulin  de  Spanbrok,  par  l'artillerie  allemande 
installée  sur  la  croupe  de  l'Enfer.  Le  général  Bouchez  était,  ce- 
pendant, attaqué  très  violemment  par  des  colonnes  venant  du 
Nord  de  Wytschaete.  Le  groupe  de  chasseurs  du  général  Olleris, 
sous  cette  attaque,  dut  céder  du  terrain  jusqu'à  Kappellerie. 
Le  général  Moussy,  plus  heureux,  dégageait  les  abords  du  parc 
du  château  d'Hollebeke  ;  mais  le  1^'"  corps  anglais  était  refoulé 
de  ses  positions  au  Nord  de  Gheluvelt.  La  Garde  prussienne 
donnait,  —  attaquant  furieusement,  —  et  la  situation  devenait 
de  nouveau  critique. 

Heureusement,  à  gauche  du  champ  de  bataille,  notre  offen- 
sive progressait  sur  tous  les  points.  La  42'=  division  avait  atteint 


LA  baTaîlle  Des  Flandres.  S25 

les  abords  du  château  de  Woumen,  la  89'^  division  territoriale 
occupé  le  bois  de  la  Canardière,  la  38^  division  abordé  Luyghem 
et  Merkem,  et  une  mêlée  très  vive  s'était  engeagée  devant 
Bixschoote  où  l'ennemi  avait  fortifié  sa  situation.  Bataille 
acharnée,  sanglante,  mais  nécessaire,  car  elle  relient  au  Sud- 
Est  de  Dixmude  les  forces  allemandes  qui  pourraient,  sans  cette 
diversion,  se  porter  au  Sud-Est  d'Ypres  et  y  consommer  la 
défaite. 

C'est  qu'au  Sud-Est  d'Ypres,  les  choses  ne  semblaient 
guère  s'arranger  pour  nous  :  vers  midi,  les  Alliés  perdaient 
Wytschaete,  derechef,  et,  les  Anglais  cédant  du  terrain  à  l'Est 
de  Gheluvolt,  Ypres  semblait  de  nouveau  très  menacé.  Le 
général  Vidal  renforcé  accentuait,  à  la  vérité,  son  offensive,  à 
la  droite  du  9*^  corps,  et  s'emparait  de  Veldhok  et  l'ennemi 
u  donnait  des  signes  de  lassitude  :  »  «  Courage!  Confiance I  )> 
c'étaient  les  mots  qui  couraient.  <(  Ne  lui  laisser  ni  trêve,  ni 
merci,  »  écrivait  le  soir  du  2  le  général  d'Urbal  à  ses  lieutenans. 

On  reprend  donc  l'offensive  le  3  au  matin,  en  engageant  le 
reste  de  la  43^  division  (Lanquetot),  dernière  réserve  d'infan- 
terie. 

On  pouâse  en  avant,  dès  l'aube  du  3,  Moussy  sur  HoUebeke 
qu'il  atteint,  Olleris  sur  le  château  d'Hollebeke,  Bouchez  sur  la 
route  de  Saint-Eloi  à  Messines.  On  ne  progresse  guère,  mais 
le  choc  arrête  l'Allemand.  Et  au  Nord,  sur  le  front  du  32^  corps 
(Humbert),  l'ennemi,  solidement  accroché,  ne  peut  détacher 
vers  le  Sud  une  seule  de  ses  unités. 

Il  est  d'autant  plus  accroché  qu'il  s'est  juré  de  prendre 
Dixmude  et  n'y  parvient  pas,  car  l'amiral  y  reste  embossé;  c'est 
un  roc  de  son  pays  de  Bretagne  que  ce  marin.  Le  1^'',  on  a  sur- 
pris la  dépêche  de  la  VP  armée  à  la  IV^  :  «  Attaque  VI^  armée 
avec  toutes  forces  sur  Dixmude  demandée,  »  et  Dixmude  pré- 
venu a,  une  fois  de  plus,  le  2,  rejeté  l'assaillant.  Bien  plus, 
l'amiral  a  attaqué,  le  3,  en  avant  de  sa  place,  avec  ses  u  pompons 
rouges  »  en  liaison  avec  la  42*^  division  et  infligé  de  fortes  pertes 
à  l'ennemi.  Des  prisonniers  paraissent  découragés.  L'Empereur 
est  toujours,  disent-ils,  sur  le  front  :  il  attend.  Mais  l'Yser 
commence  a  devenir  aussi  exécrable  aux  yeux  de  ses  troupes 
que  le  sera  un  jour  Verdun,  et  les  Belges  ont  montré  aux  Alle- 
mands qu'ils  étaient  reconstitués,  en  leur  reprenant  tout  à  fait 
au  Nord  Lombaerlzyde,  tandis  que  le  général  Humbert  immo- 


526  REVUE  DES  DEUX  MONDES.i 

bilise  dans  la  région  de  Glerkem-Woumen  des  corps  allemands 
qui  seraient  bien  utiles  au  Sud.  On  aimerait  retracer  avec  plus 
de  détails  cette  bataille  acharnée  d'entre  Yser  et  Ypres  où,  avec 
une  opiniâtreté  inlassable,  Humbert  continue,  recommence, 
s'entête  :  la  42^  division  en  particulier  y  conquérait  une  gloire 
qu'elle  n'a  fait  qu'augmenter  depuis.  Ses  soldats  trouvaient 
des  émules  dans  les  fusiliers  marins  qui,  au  dernier  degré  de 
la  fatigue,  tiendront  bon  avec  leurs  «  moricauds  »  (les  Séné- 
galais) jusqu'au  40,  jour  où  se  jetant  sur  Dixmude  avec  des 
forces  dix  fois  supérieures,  les  Allemands  repousseront  enfin 
sur  la  rive  gauche  ces  marins  épiques  et  leur  chef  qui,  tout 
frémissant  encore,  mais  plein  de  sang-froid,  ne  se  retirera  qu'en 
coupant  derrière  lui  les  ponts  et  en  transportant  sur  l'autre  rive 
la  même  défense,  fortifiée  de  la  même  vertu. 

Du  5  au  10,  de  ce  Dixmude,  désormais  immortel,  amas  de 
ruines  lorsque  les  Allemands  s'en  emparent,  au  château  de 
Woumen  contre  lequel  s'acharne  la  42^  et  aux  abords  de 
Bixschoote  où  Mitry  mène  sa  bataille,  les  troupes  du  Nord  rem- 
plissent leur  mission  :  elles  occupent  l'ennemi. 

Cependant,  au  Sud,  la  première  bataille  d'Ypres  se  ter- 
minait. 

Le  3,  c'était,  à  l'aile  droite  de  la  bataille,  le  général  Mazel, 
à  la  tête  d'un  nouveau  détachement  (1'®  brigade  de. cavalerie, 
de  l'artillerie  et  les  cyclistes  des  l''®et  2*' divisions  de  cavalerie) 
qui  se  battait  avec  acharnement  à  droite  du  16^  corps  dans  la 
direction  de  Garde-Dieu-Gomines  et  sur  la  croupe  de  l'Enfer, 
—  combats  d'une  àpreté  singulière,  —  attaques,  contre-attaques 
autour  de  Wytschaete,que  reprend  enfin  la  i3^  division.  Sur  le 
front  anglais,  on  cède,  on  reprend  du  terrain,  mais,  dans  l'un 
ou  l'autre  cas,  on  intlige  à  l'Allemand  des  pertes  dont  on  voit 
bientôt  les  effets,  Gar,  même  en  engageant  toutes  ses  réserves 
l'adversaire  montre  une  fatigue  croissante.  La  bataille,  en 
quelque  sorte,  s  affaisse.  Sur  certains  points,  il  y  a  encore  de 
violens  corps  à  corps,  mais  il  semble  bien  que  Le  grand  coup 
lente  sur  Ypres  a  échoué. 

Le  5,  l'empereur  Guillaume  II,  déçu,  quitte  les  Flandres,  et 
la  presse  allemande  affirme  que  jamais  on  n'a  pensé  aller  à 
G  liais. 

Le  général  Joffre  est  donc  autorisé  à  envoyer  au  général 
Foch  de  chaudes  félicitations  :   «   Les  opérations   entreprises 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES.  527 

SOUS  votre  direction  ont  complètement  déjoue  la  manœuvre  de 
l'ennemi  et  enrayé  son  mouvement  ofTensif  sur  Ypres,  malgré 
les  forces  accumulées  par  lui  dans  cette  région.  » 

A  la  vérité,  les  troupes  alliées  étaient  elles-mêmes  à  bout  de 
forces.  Il  fallait  qu'elles  se  reconstituassent.  Il  leur  était  difficile 
pour  l'heure  de  reprendre  une  offensive  sérieuse.  L'ennemi  lui 
aussi  soufflait  :  il  était  fort  déconfit.  En  vain  écrivait-on  aux 
officiers  :  «  Il  faudra  répéter  aux  soldats  que  les  Français  sont 
lassés  du  combat  et  que  nous  n'avons  pas  à  regretter  nos  pertes 
si  nous  atteignons  le  but  indiqué.  »  C'était  presque  un  aveu  de 
défaite.  Les  soldats  allemands  à  qui  il  fallait  ((  répéter  »  que 
l'ennemi  est  las,  sont  donc  eu.x-mèmes  bien  las.  En  tout  cas, 
l'Empereur  est  déjà  loin. 

Le  6  novembre,  le  général  d'Urbal  adressait  aux  troupes  de 
son  armée  l'ordre  suivant  : 

«  Soldats,  la  lutte  qui  se  poursuit,  opiniâtre,  depuis  quinze 
jours,  a  brisé  l'ollensive  d'un  ennemi  qui  se  flattait  d^avoir 
raison  de  votre  vaillance.  Il  sait  maintenant  ce  qu'il  en  coûte 
de  se  mesurer  avec  vous  et  ne  lutte  plus  que  pour  masquer 
l'échec  définitif  de  ses  plans. 

«  Je  connais  vos  fatigues.  Vous  avez,  au  cours  de  ces  rudes 
journées,  fourni  des  eiîorts  considérables.  Je  vous  en  deman- 
derai d'autres  pour  achever  ce  que  nous  avons  entrepris.  Ils  ne 
seront  pas  au-dessus  de  voire  courage  et  de  votre  amour  du 
paysr  » 

XIV.   —  l'effort  suprême  des  allemands 
6-15  novembre. 

La  bataille  des  Flandres  semblait  perdre  de  son  importance. 
D'une  part,  il  paraissait  —  le  départ  de  l'Empereur  en  était 
une  preuve  —  que  la  fameuse  «  bataille  pour  Calais  »  si 
imprudemment  célébrée  par  la  presse  allemande,  était  au  moins 
ajournée.  D'autre  part,  nous  avions  pu,  de  notre  côté,  constater 
que  l'ennemi  —  depuis  Irois  semaines  maintenant  installé  en 
Flandre  —  y  avait  organisé  une  ligne  défensive  telle  que 
l'espoir  d'une  offensive  sur  Gourtrai,  Gand  et  Bruges  nous  était 
momentanément  interdit.  I*ar  ailleurs,  la  petite  avance  faite  par 
les  Allemands  à  l'Est  d'Ypres  suffisait  à  rendre  plus  difficile 
même  une  simple  attaque   sur  Roulers.  Il  ne  paraissait  plus 


528  REVUE    DES    DEUX    MONDES.' 

possible  de  réaliser  dans  cette  région  la  supériorité  de  moyens 
suffisante  pour  assurer  le  succès  de  l'offensive  projetée.  Or  cer- 
tains embarquemens  et  prélèvemcns  opérés  par  l'ennemi  sem- 
blaient présager  un  nouvel  elfort  sur  une  autre  partie  du  front. 
Il  y  avait  donc  lieu  de  reconstituer  les  réserves  d'armée  qui 
avaient  été  dirigées  vers  le  Nord  de  manière  à  pouvoir  enrayer, 
si  possible,  dès  qu'elle  se  produiraient^  les  tentatives  ennemies 
jusqu'au  jour  prochain  où  la  situation  des  munitions  nous 
permettrait  de  prendre  énergiquement  l'offensive  dans  des 
régions  convenablement  choisies.  Fochse  devait  donc  désormais 
contenter  de  maintenir  l'inviolabilité  de  son  front. 

Mais  pour  la  maintenir,  il  paraissait  à  Foch  qu'il  ne  pouvait 
suffire  de  coucher  sur  ses  positions.  Il  importait,  si  nous 
devions  nous  installer  sur  le  saillant  d'Ypres,  que  celui-ci  «  prit 
de  l'air,  »  suivant  la  formule  consacrée,  au  Nord  et  au  Sud, 
pour  qu'on  ne  fût  plus  ((  pincé  à  la  taille,  »  selon  la  pittoresque 
expression  du  chef.  «  Porter  les  deux  ailes  en  avant,  tout  en 
attaquant  au  centre,  écrit  un  témoin  autorisé,  telle  fut  l'idée 
directrice  de  la  seconde  bataille  d'Ypres.  » 

De  son  côté,  l'ennemi,  s'il  avait  renoncé  aux  grands 
espoirs,  n'entendait  point  se  résigner  à  nous  laisser  nous 
installer,  à  plus  forte  raison  nous  arrondir,  sur  ce  morceau  de 
Flandre  arraché  à  sa  convoitise.  Les  forces  jadis  accumulées, 
mais  bien  affaiblies  par  les  terribles  combats  de  la  fin  d'octobre 
et  du  début  de  novembre,  étaient  de  nouveau  grossies.  La  Garde 
qui  n'avait  été  jusque-là  engagée  que  par  une  de  ses  brigades 
au  Nord  de  la  Lys,  y  envoie  d'autres  unités  et  le  général  von 
Plettenberg,  son  commandant,  s'installe  le  9  en  Flandre.  Arrêté 
à  une  lieue  seulement  d'Ypres,  à  moitié  maître  de  la  crête 
Zillebeke-Wytschaete-Messines  qui  domine  la  ville  au  Sud-Est, 
il  espère  encore,  sans  attaque  de  grande  envergure,  faire  tomber 
l'une  après  l'autre  les  positions  si  vaillamment  défendues. 
Enfin,  pour  nous  empêcher  de  nous  installer,  une  formidable 
canonnade,  presque  continue,  marquera  jusqu'au  10  que  la 
bataille  n'est  point  finie.  Le  10,  elle  se  réveillera. 

Un  Foch,  un  d'Urbal,  ne  se  résignent  point  à  attendre,  pour 
agir,  que  l'ennemi  les  provoque.  Dès  le  6,  des  instructions 
sont  données  aux  commandans  de  corps  en  vue  d'une  reprise 
d'attaques  sur  diffërens  points.  L'aile  droite  de  l'armée  de  Bel- 
gique, maintenant  constituée  par  le  1"  corps  de  cavalerie  et  le 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES.  529 

16'  corps,  opérera  dans  la  direction  générale  Houthem.  L'aile 
gauche  qui  reste  formée  par  le  32^  corps  (Humbert)  et  par  les 
élémens  qui  y  sont  rattachés,  attaquera,  sans  se  lasser,  dans  la 
direction  de  Clerkem.  Dès  le  6,  la  77"  brigade  du  16®  corps  se 
jetait  sur  le  moulin  de  Spanbrock  et  le  carrefour  de  Kruistraat. 
Mais  l'ennemi  ayant  pu  pénétrer  par  infiltration  entre  Saint-Eloi 
et  Vormizeele,  le  général  Moussy  dut  se  replier  jusqu'à  la  crête 
au  Sud  de  Zillebeke  :  le  32®  corps,  opérant  du  côté  de  la  forêt 
d'HouthuIst,  avança  peu.  En  revanche,  deux  attaques  alle- 
mandes dans  la  région  de  Bixschoote  étaient  repoussées  avec 
des  pertes  cruelles  que  révélait,  quelques  jours  après,  un  docu- 
ment trouvé  sur  un  lieutenant  du  2*^  d'infanterie. 

Le  7,  dès  le  matin,  le  générai  Moussy  réoccupait  la  rive 
Nord  du  canal  au  Sud  de  Zillebeke  ;  le  général  Bouchez  progres- 
sait vers  Wystchaete,  le  général  Lanquetot  sur  Kruistraat,  et  le 
9®  corps  repoussait  une  violente  attaque  au  Sud  dePoelcappelle. 
Le  8,  le  général  Taverna  assaillait  l'hospice  de  Wystchaete  et  le 
carrefour  de  Kruistraat  ;  le  général  Moussy  perdait  et  reprenait 
le  château  d'Hollebeke  sous  une  pluie  de  gros  obus.  Les  Alle- 
mands essayent  le  lendemain  de  le  ressaisir  ;  ils  sont  arrêtés 
devant  la  ferme  Eickhofï;  il  se  livre  autour  de  cette  ferme  un 
combat  acharné;  elle  est,  par  le  groupe  OUeris,  prise,  perdue, 
reprise,  reperdue,  —  et  encore  reprise  par  le  160®.  Ce  sont  de 
ces  mêlées,  —  au  sens  exact  du  mot,  —  où  on  se  dispute  un  amas 
de  pierres,  vingt  mètres  de  terrain,  un  mamelon,  un  chemin 
de  terre,  les  débris  d'une  ferme  :  ce  sera  la  fin  des  grandes 
batailles  de  cette  guerre  lorsqu'elles  n'auront  pas  permis  au 
vainqueur  de  marcher  plus  avant. 

Le  9,  cependant,  on  a  l'impression  très  nette  que  la  bataille 
va,  pour  un  jour  du  moins,  se  réveiller.  L'ennemi  parait  avoir 
repris  du  mordant.  L'artillerie  semble  renforcée  dans  la  région 
d'HouthuIst  :  elle  ne  cesse  de  canonner.  D'autre  part,  dans  la 
région  de  Zillebeke,  Sud-Est  d'Ypres,  tout  proche,  la  brigade 
Olleris  est  attaquée  avec  une  grande  violence  et  doit  ccder  sous 
menace  d'enveloppement;  il  faut  lui  envoyer  des  renforts  pris 
au  détachement  Vidal;  on  contre-attaque,  on  arrête  l'offensive 
commençante.  Le  général  Lanquetot  progresse  vers  le  moulin 
de  Spanbroke;  mais  vers  Passchendaele,enrévanthe,sur  le  front 
du  9'  corps,  l'ennemi  semble  faire  des  travaux  d'approche. 
Partout  les  assauts  se  font  plus  violens.  Les  fusiliers  marins 

TOME  XL.  —   1917.  34 


530 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


ont  dû  abandonner  Dixmude  et  le  32^  corps  reculer  devant  des 
forces  supe'rieures,  derrière  le  canal.  Langemarck,  Poelcappelle 
sont  également  attaqués. 

Sans  se  déconcerter,  Foch  poursuit  son  idée  de  rectification 
de  son  front  :  il  compte  engager  la  11^  division  (du  20*=  corps) 
au  Sud-Est  d'Ypres  pour  progresser  sur  la  ligne  Ilollebeke-Mes- 
sines.  Mais  il  n'en  a  pas  le  temps  :  l'attaque  allemande^  —  la 
suprême  attaque,  —  se  déclenche. 

Une  nouvelle  division  de  la  Garde  a  été,  secrètement  et  très 
rapidement,  transportée  de  la  région  d'Arras.  On  escompte  ainsi 
un  effet  décisif  ;  l'Empereur  a  fait  savoir  —  d'un  peu  loin  —  à 
ses  fidèles  soldats  qu'il  compte  sur  eux  pour  réussir  là  où  les 
autres  ont  échoué.  On  espère  enfoncer  le  front  anglais. 

L'assaut  parut  cependant  se  produire,  très  violent,  surtout 
à  notre  gauche.  Le  ca-»;ial,  tenu  par  la  38^  division,  est  attaqué 
par  des  forces  supe'rieures  :  l'ennemi  le  franchit  devant  Poesele. 
La  bataille  continue  le  1 1  sur  Drie  Grachten  ;  l'ennemi  s'insinue 
sur  la  digue  entre  Poesele  et  Drie. 

Mais  ce  n'est  qu'une  diversion  :  la  véritable  offensive  est 
—  toujours  —  sur  le  front  tout  voisin  d'Ypres.  Le  général 
Lanquetot,  très  violemment  assailli  le  10,  entre  Hollebeke  et 
Saint-Eloi,  a  dû  céder  du  terrain.  On  cède  devant  Wytschaete, 
on  cède  devant  la  ferme  Hollande.  On  constate  à  ces  iléchisse- 
mens  combien  nos  troupes  sont  maintenant  fatiguées. 

L'attaque  se  produisait  plus  violente  encore  peut-être  sur  la 
ligne  anglaise  où  «  le  général  Haig  tenait  son  front  avec  une 
merveilleuse  opiniâtreté.  »  Ce  front  cependant  fléchit  encore 
le  12  à  Broodsinde  et  au  Nord-Ouest  de  Kapellerie.  Mais  Foch 
obtenait  de  nouveaux  renforts  du  grand  quartier  général  :  il 
en  étayait  les  Anglais.  «  Le  général  Foch,  écrira  le  maréchal, 
a  fait  les  plus  extraordinaires  efforts  pour  apporter  tout  le 
soutien  qu'il  lui  était  possible  d'apporter. 

Ce  furent  d'âpres  luttes,  où  l'ennemi  —  particulièrement  la 
Garde  —  dut  être  durement  éprouvé.  Si  on  avait  cédé,  c'avait 
été  après  de  tels  combats  qu'ils  brisaient  le  grand  effort  adverse. 
Les  régimens  de  la  Garde  engagés  —  1^''  et  2*^  régiments  à  pied,  le 
régiment  Kaiser  Franz,  le  régiment  Kônigin  Augusta  —  avaient 
été,  au  Nord  de  Gheluvelt  et  entre  Zonnebekeet  Passchendaele, 
si  étrillés,  qu'ils  en  restaient  pantelans.  Par  ailleurs,  tel  régi- 
ment —  le  19^  de  réserve,  du  Y"  corps  de  réserve  —  avait  été, 


LA  BATAIBLE  DES  FLANDRES.  531 

dans  la  région  de  Poelcappolle,  presque  complètement  anéanti  : 
((  Le  10,  écrivait  un  des  soldats,  nous  avons  lancé  un  assaut 
où  presque  tout  le  bataillon  a  été  nettoyé.  Dans  ma  compagnie, 
en    une  heure,  tout  est  tombé,  sauf  un  officier  et  50  hommes.  » 

Le  13,  la  pluie  se  mit  à  tomber;  les  tranchées  se  remplis- 
saient d'eau.  De  part  et  d'autre,  on  éprouvait  le  sentiment, 
e.xprimé  par  un  soldat,  —  cependant  bien  courageux,  —  de 
notre  66^  d'infanterie  :  <(  Quel  enfer!  quel  cauchemar  !  écrit-il  le 
14.  Nous  sommes  prêts  à  sacrifier  notre  vie,  mais  les  balles  et 
les  obus  ne  sont  rien  à  côté  de  l'eau.  » 

Le  temps,  à  la  vérité,  se  gâtait  de  jour  en  jour  et  le  coup  de 
surprise  tenté  par  les  Allemands  était  manqué  :  la  Garde  s'y 
était  crevée.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que,  le  13,  tout  parût  se 
calmer.  Le  12  avait  été  pour  l'ennemi  une  mauvaise  journée. 
Le  32®  corps  renforcé  de  régimens  belges  (10  bataillons)  avait 
repoussé  toutes  les  tentatives  faites  "par  les  Allemands  pour 
franchir  l'Yser  à  Dixmude.  Par  ailleurs,  l'ennemi  était,  le 
même  jour,  rejeté  de  l'autre  côté  du  canal;  il  ne  gardait  sur 
la  rive  gauche  que  cette  Maison  du  Passeur,^uio\\v  de  laquelle, 
les  semailles  suivantes,  les  deux  partis  allaient  s'acharner.  Le 
13,  encore,  la  18°  division  reprenait  le  carrefour  de  Brood- 
sinde;  le  14,1e  15,  on  repoussait  deux  attaques  faites  pour  le 
reprendre,  —  et  on  les  repoussait  «  facilement.  »  L'ennemi 
manifestement  défaillait  :  le  général  Olleris  faisait,  le  14,  pri- 
sonnier tout  ce  qui  restait  d'un  bataillon  de  1  000  hommes. 

On  ne  songeait  plus  qu'à  s'organiser  sur  les  positions  main- 
tenues ou  reconquises.  On  organisait  les  secteurs,  les  Anglais 
abandonnant  le  front  d'Ypres  à  l'armée  de  Belgique  devenue 
8^  armée.  L'ennemi  semblait  abandonner  l'idée  d'enlever  la 
ville  et,  par  là,  renoncer  à  son  plan  de  déborder  notre  aile 
gauche.  Le  17,  certains  prisonniers  affirmaient  bien  encore 
qu'avant  de  s'avouer  vaincus,  leurs  compatriotes  tenteraient 
un  grand  coup.  Ces  gens  retardaient;  la  seule  opération  — 
coup  de  queue  du  requin  saigné  —  était  l'eiTroyable  bombar- 
dement de  la  charmante  cité.  N'ayant  pu  crever  nos  lignes, 
l'ennemi,  suivant  la  barbare  et  inepte  coutume  inaugurée  à 
Reims  après  la  défaite  de  la  Marne,  crevait  les  monumens  pré- 
cieux au  regard  tout  ensemble  de  la  foi,  de  l'art  et  de  l'histoire. 
Les  Allemands,  n'ayant  pu  entrer  à  Ypres,  l'incendiaient.  Et 
c'était  bien  le  plus  formel  aveu  de  défaite.  La  cathédrale  Saint- 


532  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Martin,  les  maisons  des  corporations,  les  magnifiques  Halles  en 
flammes  où  une  compagnie  de  notre  glorieux  3"  chasseurs  se 
jetait  courageusement  pour  en  sauver  les  trésors,  payaient  pour 
dix  corps  allemands  déconfits,  une  partie  de  la  Garde  déci- 
mée, l'Empereur  humilié,  et  la  ruine  d'une  ville  exquise  pour 
celle  des  plus  ambitieuses  espérances. 

LES   RÉSULTATS 

Sans  doute,  la  bataille  des  Flandres  se  terminait-elle  — 
apparemment  —  en  bataille  indécise.  Chacun  —  ou  à  peu  près 
—  couchait  sur  ses  positions,  situation  très  différente  de  celle 
qui,  après  la  Marne,  ne  s'entrevoyait  point  seulement,  mais 
nettement  s'accusait  par  la  retraite  générale  et  précipitée  du 
vaincu.  Évidemment  nous  avions  primitivement  pensé,  si  nous 
ne  nous  heurtions  à  des  forces  très  supérieures,  entrer  en 
Flandre,  y  seèourir,  s'il  en  était  temps,  l'armée  belge  et,  si  elle 
n'avait  pu  nous  attendre  entre  Anvers  et  Gand,  l'y  ramener. 
Pourquoi  ne  pas  proclamer  des  espérances  qui,  à  la  vérité,  furent 
déçues,  mais  qui  dénotent  chez  les  cliefs  militaires  de  l'Entente' 
tout  ensemble  une  initiative  hardie  et  une  loyauté  parfaite  vis- 
à-vis  des  Belges  attaqués? 

Anvers  tomba  trop  tôt  et  l'armée  belge  quitta  la  place  dans 
un  tel  état  qu'on  ne  pouvait  se  contenter  de  l'appuyer.  On  ne 
pouvait  même  pas  à  ce  moment  se  jeter  en  avant  pour  la 
recueillir.  Il  y  fallait  de  bien  autres  forces  que  celles  qui  — 
dans  la  première  quinzaine  d'octobre  —  se  trouvaient  au  Nord 
de  la  Lys.  Le  transport  des  trois  corps  anglais,  puis  des  pre- 
mières divisions  françaises,  l'établissement  de  la  ligne  de 
bataille  de  l'armée  britannique,  la  constitution  d'une  armée 
française  de  Belgique  demandaient  quelque  temps  et,  pendant 
ce  temps,  l'adversaire  avait  eu  celui  de  porter  en  avant,  avec 
les  forces  qui  avaient  fait  tomber  Anvers,  les  nouveaux  corps 
destinés  à  écraser  la  résistance  que  les  armées  alliées  lui  pou- 
vaient opposer  de  la  Lys  à  la  mer. 

Dès  lors,  l'offensive  préparée  par  Foch,  en  attendant  qu'on 
la  put  reprendre,  devait,  suivant  l'expression  même  du  général, 
se  changer  en  u  parade.  »  Une  masse  nous  assaillait  dont  il 
fallait  repousser  l'assaut,  multiple,  énorme,  enragé,  depuis 
Nieuport  jusqu'au  Sud  d'Ypres.  Nul  n'ignorait  que,  dans  cette 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES.  533 

seconde  quinzaine  d'octobre,  toute  l'espérance  de  l'Allemagne 
reposait  sur  ces  corps,  —  vieux  ou  neufs,  —  qui,  balayant  les 
armées  alliées,  en  rouleraient  les  débris  épars  sur  Dunkerque  et 
Calais.  Cet  assaut,  il  le  fallait  supporter  dans  les  pires  conditions. 
Au  Nord,  une  rivière  insignifiante,  sans  vallée  profonde,  facile 
à  franchir,  si  elle  n'était  pas  défendue  par  des  troupes  résolues, 
aguerries,  nombreuses;  au  Sud,  un  saillant  dont  j'ai  dit  assez 
les  inconvéniens  ;  entre  le  champ  de  bataille  du  Nord  et  celui  du 
Sud,  entre  le  coude  de  l'Yser  au  Sud  de  IJixmude  et  les  quelques 
crêtes  boisées  à  l'Est  d'Ypres,  un  large  défaut  mal  fermé  par  le 
canal  de  Furnes  à  Ypres  —  et  en  face  de  ce  défaut,  une  véritable 
place  d'armes  ennemie,  cette  forêt  d'Houthulst,  tout  à  la  fois 
écran  pour  l'attaque,  refuge  aux  replis  de  l'adversaire,  forte- 
resse boisée,  constant  souci  pour  notre  état-major. 

Derrière  cette  ligne  sans  consistance  dont  Foch  avait  bien 
vu,  en  voulant  l'olï'ensive,  qu'il  la  fallait,  cette  ligne,  à  toute 
force  laisser  loin  derrière  nous,  pour  que,  —  entre  Ghistelles 
et  Gourtrai,  — la  bataille  se  déployât  à  l'aise,  des  troupes  hété- 
roclites, unies  certes  par  une  cordiale  entente  et  une  commune 
résolution,  mais  obéissant  néanmoins  à  trois  chefs  :  le  roi  des 
Belges  de  son  grand  quartier  général  de  Furnes,  le  maréchal 
French  de  son  grand  quartier  général  de  Saint-Omer,  le  géné- 
ral Foch  de  son  quartier  général  de  Doullens,  puis  de  Gassel, 
troupes  inégales,  sinon  par  la.  valeur  morale,  du  moins  par 
l'entraînement  guerrier,  troupes  déjà  fatiguées,  s'il  s'agissait 
des  Belges,  troupes  encore  novices,  s'il  s'agissait  des  Anglais, 
troupes  bien  peu  nombreuses,  s'il  s'agissait  des  Français,  lorsque 
s'engagea  la  bataille  entre  le  17  et  le  20  octobre. 

Et  cependant,  cette  ligne,  il  ne  fallait,  à  aucun  prix,  y 
renoncer  :  à  tous  les  degrés  du  commandement,  un  Joffre,  un 
Foch,  un  d'Urbal,  —  et  jusqu'à  leur  plus  petit  soldat,  —  tous 
sont  d'accord  sur  ce  point  :  ces  cantons  de  Flandre  ne  peuvent 
être  abandonnés,  aucun  repli  n'est  admissible.  Car, livrant  à  l'en- 
nemi le  dernier  morceau  de  Belgique,  ce  repli  vaudrait  à  l'Alle- 
mand une  immense  victoire  morale,  —  si  l'on  peut  appliquer  le 
mot  à  cette  scandaleuse  conquête.  Tant  qu'il  restera  au  roi 
Albert  un  mètre  carré  où  planter,  en  sol  belge,  le  drapeau 
national,  le  crime  restera  impuissant  à  se  couronner  d'un 
triomphe  complet.  Cette  suprême  barrière  qui,  de  Nieuport  à 
Ypres,  lui  est  opposée,  elle  ne  défend  pas  seulement  une  terre, 


534  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

des  champs,  des  villages,  des  cités  :  elle  arrête  la  scélératesse  en 
marche  et,  en  la  faisant  butter,  on  empêche  l'envahisseur  de 
proclamer  la  victoire  totale  de  son  banditisme.  Que  cette  bar- 
rière fragile  tombe,  c'est,  par  ailleurs,  un  nouveau  morceau  de 
France  menacé  d'invasion  et,  de  Dunkerque  à  Calais,  notre  lit- 
toral directement  en  cause  :  gros  aléa,  car  ce  littoral,  c'est  la 
région  où  se  noue  matériellement  le  lien  entre  France  et  Angle- 
terre. Que  durera  la  guerre?  Peu  importe!  Pour  des  mois,  des 
années  peut-être,  les  relations  seraient  étrangement  gênées  entre 
les  Alliés  et  une  base  livrée  à  l'Allemagne,  d'où  elle  menacerait 
directement  l'Angleterre.  Enfin  ce  serait  notre  front  français 
tourné  vers  sa  gauche  et  la  course  «  la  mer, —  cette  prodigieuse 
opération  stratégique,  —  aboutissant  à  un  échec  humiliant. 

Tout  cela,  le  haut  commandement  français  l'a  pensé  et  le 
général  en  chef  est  bientôt  résolu  à  fournir  à  son  haut  lieute- 
nant, le  général  Foch,  toutes  les  troupes  que  celui-ci  récla- 
mera. On  renoncera  momentanément  aux  opérations  projetées  : 
on  stabilisera  volontairement,  de  Belfort  à  Arras,  le  front  recon- 
quis, pour  que,  dans  les  Flandres,  nos  meilleures  troupes 
viennent  étayer  et  au  besoin  relever  nos  alliés  et  les  trop  faibles 
unités  françaises  du  début  de  la  bataille. 

Foch,  de  son  quartier  général,  a  envisagé  la  situation  avec 
ce  bon  sens,  base  de  toute  science  militaire.  Ce  professeur 
d'hier,  ce  directeur  des  études  militaires,  s'est  déjà  révélé  au 
feu,  —  des  combats  de  Nancy  à  ceux  de  la  Marne,  —  le  grand 
chef  que  nous  venons  de  voir  agir.  Rien  ne  semble  ni  l'éton- 
ner, ni  l'émouvoir.  Placé  en  face  de  cette  arène,  d'abord  vide 
de  soldats,  qu'est  la  Flandre,  puis  de  ce  chaos  militaire  qu'est 
ensuite  le  champ  de  bataille,  il  supplée  d'abord  aux  forces  par 
les  combinaisons  et,  ne  s'enfermant  dans  aucune  formule 
absolue,  tire  cependant  un  monde  de  ce  chaos.  Sa  belle  humeur 
cordiale  et  communicative  le  fait  accepter,  sinon  comme  le 
chef  suprême  (la  chose  eût  été  préférable,  certes),  du  moins 
comme  un  conseiller,  et,  j'ai  déjà  dit  le  mot,  un  ((-ordonnateur» 
de  la  bataille  par  les  chefs  alliés.  Son  cœur  se  fait  ici  le  meil- 
leur auxiliaire  de  son  esprit.  L'Histoire  fera  connaître  les  entre- 
vues au  cours  desquelles,  do  Fumes  à  Saint-Omer,  du  grand 
quartier  génénl  belge  au  grand  quartier  général  anglais,  se 
forgea  cette  entente  dans  l'Entente  qui  fait  un  égal  honneur  à 
celui  qui  dicta  des  conseils  et  à  ceux  qui  les  surent  écouler.  Les 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES. 


535 


conseils  du  général  français  —  la  veille  simple  commandant  de 
corps  —  devenaient  vite  des  ordres  sous  la  plume  d'un  Uoi 
plein  de  cœur  et  d'un  vieux  soldat,  maréchal  d'Angleterre. 

Ce  qu'il  a  conçu?  Ceci  : 

Le  meilleur  moyen  de  briser  l'offensive  allemande,  c'est  de 
ne  jamais  renoncer  à  l'offensive  alliée.  Aux  premiers  jours 
d'octobre,  il  l'a,  cette  offensive,  conçue  très  belle,  très  large, 
très  puissante,  qui,  allant  chercher  jusque  dans  la  Belgique 
conquise  l'ennemi  qui  l'a  envahie,  s'efforcerait  de  lui  arracher 
sa  proie.  Lorsque  la  chute  d'Anvers  et  quelque  lenteur  dans 
l'installation  des  Anglais  en  Flandre  l'ont  obligé  à  y  renoncer, 
il  saisit  les  morceaux  de  ses  plans,  en  refait  un  plan.  Le  chemin 
n'est  plus  libre  vers  Anvers  et  Bruxelles,  plus  libre  bientôt  vers 
Bruges  et  Gand,  mais  ne  pourrà-t-on  recueillir  l'armée  belge,  la 
rejeter  à  la  reconquête,  soutenue,  flanquée,  encadrée  par  les 
troupes  anglo-françaises?  Et  le  jour  oîi  ce  second  projet  parait 
encore  impraticable,  il  maintient  cependant  son  idée  d'offen- 
sive. Elle  se  fera,  pour  le  début,  plus  modeste,  se  contentant  de 
déborder  par  Westende  dans  la  direction  de  Ghistelles,  par 
Woumen,,dans  la  direction  de  Thourout,  par  Roulers  dans  la 
direction  de  Thielt,  l'ennemi  qui  s'avance.  Et  même  quand 
celui-ci  se  révélera  trois  fois  plus  nombreux  qu'on  ne  l'avait 
pu  penser,  le  général  français  entend  garder  l'arme,  la  pointe 
en  avant,  vers  Roulers,  car  si  de  Dixmude  à  Langemarck,  nous 
avons  notre  défaut,  l'Allemand  peut  être,  en  avant  de  ce  défaut, 
lui  aussi  coupé  en  deux.  Au  pire,  et  l'offensive  serait-elle  sans 
cesse  arrêtée,  qu'on  la  devrait  toujours  reprendre,  car  grâce 
à  elle  le  flanc  droit  des  Belges,  le  flanc  gauche  des  Anglais 
seront  préservés  des  pires  surprises. 

Pour  cette  bataille  française  au  milieu  de  la  bataille  géné- 
rale, il  lui  faut  des  troupes  et  un  homme.  Il  trouve  l'homme 
avant  même  que  les  troupes  soient  là.  L'homme  doit  être  avant 
tout  un  énergique,  beau  soldat,  qui,  payant  de  sa  personne,  ait 
aussi  le  droit  de  parler  ferme  à  ses  lieutenans,  chef  incapable 
d'une  défaillance  même  dans  l'optimisme,  confiant  dans  la 
fortune,  entêté  dans  l'infortune,  estimant  possible  toute  entre- 
prise, réparable  tout  échec,  —  et  le  soldat  français  ca.pable  de 
tout  miracle.  Cet  homme  sera  le  général  d'Urbal.  Dans  ce'lo 
main  musclée  qui,  pas  un  instant,  ne  sentira  la  fatigue,  Joffre 
mettra  des  chefs  dignes  de  le  comprendre,  et  par  conséquent 


536  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

prêts  à  le  seconder  :  un  Grossetli  d'abord,  un  Dubois,  un  Humbert, 
un  Lanquetot,  un  Conneau,  un  Milry,  et,  sous  eux,  la  pléiade  des 
hauts  officiers  qui,  dans  les  Flandres,  fondèrent  leur  fortune 
et  leur  réputation  militaires.  Et  cette  armée  française  consti- 
tuée peu  à  peu,  par  morceaux,  par  bribes,  si  elle  ne  réalisa 
pas  le  plan  initial,  en  remplit  un  mille  fois  plus  difficile.  Jetées 
au  feu  parfois  une  heure  après  leur  débarquement,  ces  troupes 
furent  promenées  de  la  mer  à  la  Lys  avec  une  incomparable 
aisance,  au  gré  des  nécessités  de  la  bataille,  ici,  revenant 
brusquement  des  Dunes  où  elles  avançaient,  vers  tel  point  de 
l'Yser  où  l'ennemi  a  percé  la  ligne  alliée,  là  portées  en  quel- 
ques heures  derrière  telle  crête  que,  en  avant  d'Ypres,  l'Allemand 
escalade.  Avant  même  que  l'ordre  vienne  de  haut,  on  verra  tel 
général  français  renoncer  avec  une  abnégation  faite  d'esprit 
autant  que  de  cœur,  à  un  succès  offensif  certain,  —  Grossetti  ici 
et  Dubois  là,  —  poursecourir  l'allié  menacé.  Hier,  surla  Marne, 
c'était,  je  l'ai  jadis  montré,  parmi  les  chefs  français,  Gallieni, 
Maunoury,  d'Esperey,  Foch,  Langle  de  Cary,  Sarrail  que  la  soli- 
darité entraînait  la  victoire;  aujourd'hui  c'est  de  chef  allié  à 
chef  allié  qu'elle  s'exerce.  Et  une  incroyable  souplesse  au  service 
d'une  belle  énergie  permet  ces  rétablissemens  de  situation  dont, 
après  coup,  l'heureux  effet  se  manifestera  au  profit  de  tous. 

Les  chefs  alliés  le  reconnaissaient.  Il  serait  impertinent  de 
leur  en  faire  un  honneur.  Mais  comment  ne  pas  rappeler  après 
les  témoignages  touchans  de  la  reconnaissance  émue  du  roi 
Albert,  ces  lettres  que  les  grands  chefs  anglais  adressaient,  le 
lendemain  de  la  bataille,  aux  grands  chefs  français,  du  général 
Ilaig  écrivant  :  «  J'ai  constaté  et  désire  signaler  le  concours 
rapide  et  efficace  que  les  soldats  français  de  tous  grades,  com- 
battans  avec  le  l^'  corps,  ont  apporté  aux  troupes  anglaises  pour 
coopérer  avec  elles  à  la  défaite  de  l'ennemi  commun  »,  au 
maréchal  French  qui,  transmettant  cette  lettre,  ajoutait  : 
«  Pendant  tout  le  temps  de  cette  campagne,  si  différente  à  tout 
point  de  vue  de  celles  que  l'Histoire  a  enregistrées,  il  y  a  un 
facteur  qui  a  été  le  gage  le  plus  constant  de  nos  succès,  cest 
le  sentiment  d'amitié  et  de  coopération  loyale  qui  existe  entre 
nos  deux  armées.  » 

Ce  fut,  après  les  grands  résultats  de  cette  bataille  :  l'arrêt 
définitif  de  l'ennemi  à  notre  gauche,  la  conservation  au  roi  des 
Belges  du  territoire  arrosé  du  sang  des  trois  armées,  la  barrière 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES.  537 

élevée  entre  l'Allemand  et  les  ports  du  Nord,  l'Angleterre  cou- 
verte contre  toute  entreprise,  un  résultat  inappréciable  encore  : 
l'amitié  confirmée  entre  les  trois  armées  alliées,  cimentée  par 
les  services  réciproques,  le  compagnonnage  des  armes,  le  loyal 
concours,  les  communes  ardeurs  et  les  communs  succès.  De  ce 
champ  de  bataille  des  Flandres,  l'Entente  sort  afïermie  :  les 
trois  drapeaux  ont  flotté  sur  le  même  sol  inondé  des  trois  sangs. 
Hier  encore,  visitant  les  cimetières  où,  côte  à  côte,  dorment, 
sous  les  cocardes  confondues,  les  vainqueurs  des  Flandres 
tombés  en  les  défendant,  j'ai  senti  mon  cœur  s'émouvoir  et  j'ai 
mieux  compris  la  cordiale  affection  qui,  au  cours  de  cet 
inoubliable  pèlerinage,  m'apparaissait  dans  les  yeux  et  la  forte 
poignée  de  main  de  nos  alliés. 

Gtiacune  de  ces  armées,  par  surcroît,  avait  appris  à  se 
connaître  elle-même.  «  Jamais  les  soldats  anglais,  écrivait  le 
maréchal  French,  n'ont  eu  à  remplir  une  tâche  aussi  dure  et, 
de  toute  leur  splendide  histoire,  ils  n'ont  jamais  répondu  d'une 
plus  belle  façon  à  l'appel  désespéré  qui  leur  a  été  fait.  »  La 
campagne  de  France,  jusque  là,  ne  leur  avait  point,  à  ces  sol- 
dats britanniques,  donné  conscience  de  leur  valeur,  —  celte 
ténacité  qui,  devant  Ypres,  trouva  sa  plus  belle  expression,  — 
de  ce  Douglas  Haig  dont  French  disait  :  «  Merveilleuse  opi- 
niâtreté et  courage  indomptable,  »  à  ces  soldats  du  régiment 
Worcestershire  au  souvenir  desquels  le  vieux  maréchal  semble 
près  de  s'attendrir. 

Les  Belges  sortaient  de  ces  combats  avec  une  autre  fierté  : 
leur  Roi  leur  avait  dit  :  «  Notre  honneur  national  est  engagé. 
Envisagez  l'avenir  avec  confiance,  luttez  avec  courage.  »  En 
lisant  l'article  admirable  que  l'un  de  leurs  compatriotes,  Pierre 
Nothomb,  consacrait  à  l'Yser,  en  étudiant  les  péripéties  de  la 
lutte  dans  les  rapports  des  témoins,  je  ne  pouvais  qu'admirer 
leur  bravoure  survivant  à  leurs  forces.  Ils  étaient  fatigués, 
meurtris,  comme  écrasés  déjà  en  arrivant  sur  l'Yser.  Lorsqu'ils 
fléchirent,  c'est  que  la  résistance  physique  a  des  limites;  lors- 
qu'ils tinrent,  c'est  que  la  résistance  morale  peut  n'en  pas 
connaître.  On  peut  examiner  l'hypothèse  d'une  retraite  au- 
dessus  d'eux;  eux  ne  la  désiraient  pas  et  se  battaient  bravement 
où  on  les  fixait  et  où  on  les  jetait.  Ce  fut  aux  cris  de  :  Lourain! 
Termonde!  qu'un  jour  très  critique,  ils  chargèrent  les  bourreaux 
de  la  Belgique,  ils  vengeaient  leurs  frères  torturés,  leurs  foyers 


538  REVUE    DES    DEUX    MONDES.1 

souillés,  leurs  cités  détruites  et  se  montraient  dignes  de  leurs 
pères,  ces  gens  des  Flandres  et  de  Wallonie  qui  toujours  avaient 
fait  échec  aux  tyrans.  Consentant  par  surcroit  à  livrer  leurs 
terres  à  la  mer,  ils  s'égalèrent  à  ces  Tiers  Hollandais  qui,  au 
xvii^  siècle,  avaient  sauvé  leur  pays  par  un  grand  sacrifice.  Et 
leur  Roi  qui  s'était  couvert  d'honneur  un  jour,  en  se  jetant  au 
travers  de  la  trahison,  se  couvrit  de  gloire  en  mettant  dans 
la  main  d'un  Foch  une  main  loyale  qu'une  infortune  magni- 
fique ne  fit  jamais  trembler. 

Que  dire  de  nos  soldats?  La  Marne  —  après  d'autres 
combats  —  avait  derechef  fait  éclater  leur  valeur.  Mais,  dans 
cette  grande  bataille  stratégique,  aux  vastes  mouvemens,  s'ils 
s'étaient  certes  sentis  des  vainqueurs,  le  corps  à  corps  y  avait 
été  rare  avec  l'ennemi  abhorré.  En  Flandre,  — ■  au  cours  de 
cette  mêlée  sans  précédent  et  que  seule  la  bataille  de  Verdun 
devait  dépasser,  —  ils  saisirent  l'Allemand  à  la  gorge.  Ce 
furent  des  combats  épiques,  fabuleux.  Des  fusiliers  marins  de 
l'amiral  Ronarc'h  et  des  soldats  de  Grossetti  à  ceux  qui  vinrent 
ensuite,  tous  sortirent  de  là  si  pleins  d'orgueil  que  leur  valeur 
en  était  doublée.  «  Nous  avons  eu  à  Poelcappelle  cinq  régimens 
de  la  Garde  prussienne  qui,  les  uns  après  les  autres,  sont 
venus  se  briser  contre  le  66%  »  écrit  fièrement  un  soldat.  — 
«  Le  9®corps  a  tenu  en  échec  pendant  vingt  jours  350  000  Alle- 
mands. »  Ce  jeune  soldat  peut  exagérer  les  chiffres  :  qu'im- 
porte !  Tous  comme  lui  sentent  qu'ils  ont,  par  un  magnifique 
ensemble  de  vertus,  gagné  une  grande  partie. 

Ils  l'avaient  gagnée.  Le  30  octobre,  quand  de  Ramscapelle, 
où  l'Allemand  semble  rompre  la  dernière  défense  au  Nord,  à  la 
crête  d'Ypres,  que  300  000  Allemands  assaillent,  tout  semble 
céder,  l'Empereur  parait.  L'horizon  s'ouvre  devant  lui.  La 
Marne  va  avoir  sa  revanche.  Il  attend  h  Thielt  les  nouvelles. 
Ypres  où  il  entrera  demain  sera  la  première  étape;  Calais  mar- 
quera la  seconde,  Calais  que  toute  l'Allemagne  dit  menacé. 
Le  5  novembre,  l'Empereur  rentre  en  Allemagne.  C'est  la 
seconde  déception,  — cruelle,  ^-et  il  n'en  éprouvera  pas  de  plus 
grande  jusqu'à  l'heure  où,  derrière  Douaumont,il  verra  Verdun 
échapper  à  son  étreinte. 

Les  pertes  ennemies  étaient,  cependant,  immenses.  Un  officier 
allemand  avouait,  dès  le  2  novembre,  que  le  bruit  courait  que  la 
bataille  coûtait  près  de  300  000  hommes  à  leur  armée.  Le  même 


LA  BATAILLE  DES  FLANDRES.  539 

jour,  un  agent  signalait  que  neuf  trains  passaient  à  Bruxelles; 
sinistre  convoi  qui  véhiculait  30000  morts,  tandis  que  dans  les 
usines  de  Louvain,  Seraing  et  Gharleroi,  «  les  installations  cré- 
matoires fonctionnaient  depuis  des  jours  continuellement.  » 
Au  Nord,  l'eau  glauque  couvrait  le  shoore,  sur  lequel  flottaient 
de  sinistres  épaves.  Au  Sud,  les  pentes  des  crêtes  étaient  cou- 
vertes d'un  tapis  de  cadavres  allemands.  Les  Russes  pouvaient 
continuer  à  fouler  la  Parusse  orientale  et  marcher,  par  ailleurs, 
sur  Przemysl  bientôt  investi.  Trois  cent  mille  Allemands 
manqueraient  au  rendez-vous  que,  sur  le  front  d'Orient,  leur 
donnait  Hindenburg. 

Et,  un  dernier  morceau  de  royaume  étant  conservé  au  Roi 
des  Belges  à  la  confusion  du  crime  arrêté,  Dunkerque  et  Calais 
continuaient  à  faire  la  liaison,  tous  les  jours  plus  précieuse, 
entre  l'Angleterre  et  la  France.  Enfin,  le  mur  était  fermé,  der- 
rière lequel  nous  allions  forger  nos  armes.  «  Au  total,  ajoutait 
Foch  le  19  novembre,  avec  la  plus  grande  simplicité,  les  Alle- 
mands, après  trois  mois  de  campagne,  aboutissent  à  une 
douloureuse  impuissance  à  l'Ouest.  » 

C'était  le  dernier  mot  de  la  bataille  des  Flandres. 

Louis  Madelin. 


RÉCITS  DE  L'INVASION" 


II" 

HISTOIRE 

DE  GOTTON  COMIXLOO 


I 

Le  village  de  Metsys,  qui  groupe  ses  toits  gris  dans  la  plaine 
flamande,  non  loin  de  Malines,  a  conservé  intacte  jusqu'à  ce 
jour  une  belle  église  de  style  flamboyant.  Sa  façade  irrégulière 
ressemble  à  un  vieux  visage  couvert  de  rides  dont  le  sourire 
amical  et  mystérieux  recèle  un  monde  de  secrets.  Aux  vous- 
sures du  porche  s'enroulent  des  guirlandes  de  fleurs  et  de 
fruits.  Le  tympan,  où  apparaît  la  Vierge  Marie  encensée  par  les 
anges,  frémit  d'un  battement  d'ailes.  Un  gable  pointu  sur- 
monte le  porche  et  répète  l'angle  aigu  de  la  toiture.  De  la 
croisée  du  transept  s'élève  un  clocher  si  fin  et  si  précieusement 
ajouré  qu'on  dirait  qu'il  va  trembler  dans  le  vent  ou  dans  la 
vibration  des  vifs  carillons  qui  s'en  échappent  les  matins  de 
dimanche.  Autour  de  l'abside  dorment  des  tombes. 

Le  voyageur  qui  arrive  à  Metsys  au  soir  d'un  jour  pluvieux, 
marche  longtemps  à  travers  la  grasse  campagne  monotone, 
passe  des  villages  dont  les  tas  de  fumiers  sont  presque  gros 

(1)  Copj/rif/hl  hy  Camille  Mayran. 

(2)  Voyez  la  Revue  du  15  juillet. 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CONMXLOO. 


5H 


comme  les  ctiaumières,  il  longe  des  canaux  où  les  péniches 
noires  sur  l'eau  luisante  semblent  cheminer  dans  un  rêve  acca- 
ble',—  morne  route!  Lorsqu'il  voit  jaillir  sur  la  mince  zone 
ambrée  de  l'horizon  l'aérien  clocher,  il  jouit  d'un  soudain  allé- 
gement. La  flèche  de  pierre  entraîne  vers  les  hauteurs  les 
soupirs  qui  se  perdaient  tristement  dans  l'immensité  de  la 
plaine.  Ranimé  comme  par  un  signe  d'appel  et  d'espérance,  le 
voyageur  se  hâte  ;  et  s'il  s'arrête  au  crépuscule  sur  la  place 
plantée  de  tilleuls  où  bruit  une  petite  fontaine,  parmi  les 
humbles  maisons  rangées  en  rond  devant  lesquelles  barbotent 
quelques  canards,  s'il  contemple  la  vieille  église  recueillie  et 
parée  sous  ses  joyaux,  il  en  frissonnera  peut-être  comme  s'il 
découvrait  une  grotte  aux  fées. 

Depuis  bientôt  vingt-six  ans,  —  l'on  m'assure  que  l'oc- 
cupation allemande  n'y  a  rien  changé,  —  les  habitans  de  celte 
petite  place  voient  entrer  dans  leur  église,  tous  les  jours,  à 
midi,  puis  de  nouveau  le  soir,  entre  chien  et  loup, un  personnage 
grand,  mince,  aujourd'hui  courbé  et  dont  la  barbe,  longtemps 
très  noire,  commence  à  blanchir;  c'est  le  sonneur  et  chantre 
Connixloo.  Lorsqu'il  a  sonné  Y Angeliis,  il  traverse  la  place  de 
son  pas  long  et  mécaniquement  hâtif,  regagne  sa  maisonnette 
située  en  face  de  l'église  et  se  rassied  à  l'établi  de  cordonnier 
où  les  gens  de  Metsys  lui  apportent  leurs  souliers  à  rapiécer. 
C'est  un  homme  solitaire  ;  les  matrones  du  village  ne  s'at- 
tardent pas  auprès  de  son  établi.  La  solennité  des  grand'messes 
dominicales  où,  depuis  tant  d'années,  il  chante  seul  et  debout, 
dans  la  première  stalle  du  chœur,  V Introït  et  le  Kyrie,  le  revêt 
d'un  prestige  permanent.  Sa  figure  maigre  et  triste,  l'expres- 
sion sévère  de  son  nez  aquilin  et  de  sa  bouche  serrée  inti- 
mident. On  respecte  ses  habitudes  de  silence.  On  sait  qu'il  a  eu 
de  grands  malheurs,  mais  personne,  hormis  le  curé,  n'ose 
jamais  l'en  entretenir.  Sa  grande  piété  l'enveloppe  de  mystère 
et  le  protège  des  indiscrétions.  On  se  dit  que  c'est  un  homme 
qui  a  société  dans  l'autre  monde.  Le  cadre  si  régulier  de  sa  vie 
est  une  niche,  où  il  apparaît  comme  un  saint,  rigide,  retiré  les 
yeux  au  ciel.  Pourtant,  si  l'on  scrute  de  près  sa  physionomie, 
on  y  remarque  un  clignotement  des  yeux  qui  indique  une 
nature  nerveuse  et  inquiète;  si  l'on  cherche  son  regard,  on 
sent  quelque  chose  qui  s'agite  au  fond  de  ses  prunelles  brunes 
et  se  dérobe.    Un   observateur   perspicace  comprendrait   assez 


542 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


vite  que,  dans  sa  niche  de  solitaire,  le  ciiantre  de  Metsys  abrite 
une  âme  craintive,  inégale  et  tourmentée. 

Cet  homme  a  été  marié.  A  Metsys,  ses  contemporains  se 
rappellent  encore  le  beau  festin  de  noces  donné.  — ^  il  y  a  de 
cela  vingt-cinq  ans  bien  comptés,  — •  dans  une  ferme  des  envi- 
rons d'où  ils  avaient  ramené  en  cortège,  à  la  lumière  des  lan- 
ternes, par  une  neigeuse  nuit  d'hiver,  Jeanne  Maers  vers  la 
maison  de  Gonnixloo.  On  n'avait  pas  vu,  de  mémoire  d'homme, 
une  plus  belle  fiancée.  Deux  ans  après  le  mariage, on  la  portait 
en  terre.  Elle  venait  de  donner  le  jour  à  une  petite  fille. 

Resté  veuf  avant  trente  ans,  Gonnixloo  n'avait  jamais  voulu 
se  remarier,  malgré  les  conseils  qui  ne  lui  avaient  pas  fait 
défaut.  Les  hommes  lui  disaient  à  la  brasserie  : 

—  Vivre  sans  femme,  Gonnixloo?  tu  n'y  penses  pas!  Et  ça 
ferait  pourtant  mauvais  effet  si  on  savait  que  le  chantre  de 
Metsys  court  les  jupons  ! 

Il  répondait  en  citant  l'apôtre  saint  Paul  qui,  disait-il,  écrivit 
une  épître  pour  recommander  aux  chrétiens  de  ne  pas  se  marier 
s'il  était  possible,  et  au  pis  de  se  contenter  d'une  fois.  Gette 
attitude  étonna  tellement  qu'on  se  demanda  si  la  belle  Jeanne 
ne  lui  avait  pas  causé  du  chagrin.  Gar  on  oublie  bien,  pensaient 
ces  hommes,  une  femme  qu'on  a  perdue,  mais  non  une  femme 
qui  vous  a  trompé. 

La  petite  fille,  qu'on  appela  Marguerite  à  son  baptême  et 
plus  habituellement  Gotton,  fut  mise  en  nourrice  jusqu'à  l'âge 
de  trois  ans  chez  les  parens  de  sa  mère.  Puis  Gonnixloo  voulut 
la  prendre  chez  lui;  il  fabriqua  pour  elle  un  petit  lit  avec  un 
édredon  de  plumes,  il  alla  lui  acheter  à  Matines  deux  poupées 
et,  sans  réfléchir  qu'elle  en  avait  passé  l'âge,  une  douzaine  de 
bavettes  brodées.  La  grand'mère  étant  morte  au  cours  de  ces 
trois  ans,  il  n'eut  pas  de  peine  à  se  faire  rendre  l'enfant  par 
deux  jeunes  tantes  en  plein  épanouissement  de  maternité. 

Quand  la  petite  Gotton  fut  installée  à  Metsys,  elle  attira 
quelques  visites  féminines  chez  le  sévère  Gonnixloo.  On  venait 
tantôt  lui  apporter  un  peu  de  fromage  frais,  tantôt,  si  l'on  avait 
su  qu'elle  était  malade,  un  remède  contre  le  rhume  ou  la 
colique,  tantôt  on  offrait  de  l'emmener  jouer  dans  telle  ou  telle 
ferme  où  il  y  avait  des  petits  enfans.  On  la  trouvait  trottinant 
autour  du  tabouret  où  son  père  était  assis  tirant  l'alêne,  ou  bien 
accroupie  devant  la  cheminée  et  interrompant  la  contemplation 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CONNIXLOO. 


;43 


des  braises  rouges  par  de  subites  caJjriolcs  et  des  e'clats  de  rire. 
Elle  était  jolie  et  sa  solitude  émouvait  le  cœur  des  femmes. 
Les  excellentes  visiteuses  reprirent  auprès  du  veuf  l'œuvre  de 
persuasion  dans  laquelle  la  grosse  trivialité  masculine  avait 
échoué.  «  Elever  une  fille,  lui  disait-on,  la  gouverner,  vous 
ne  savez  pas  comme  c'est  difficile  pour  un  homme!  Tout 
chantre  que  vous  êtes,  vous  y  perdrez  votre  latin,  Gonnixloo  I  » 
Il  Y  avait  en  particulier  dans  le  village  une  veuve  sans  enfans 
qui  possédait  un  peu  de  bien  et  s'était  figuré  que  Gonnixloo  ne 
pouvait  manquer  de  l'épouser.  Plusieurs  années  durant,  elle  y 
compta,  se  disant  qu'après  tout  il  serait  acceptable  pour  des 
secondes  noces,  pas  gai,  mais  fidèle,  et  du  reste  bien  de  sa 
personne  avec  son  nez  mince  et  sa  barbe  noire.  Elle  allait  chez 
lui  plusieurs  fois  la  semaine  et  passa  bien  des  nuits  à  préparer 
sa  résignation  digne,  mais  empressée,  à  un  mariage  qui  ne  lui 
fut  jamais  offert.  Cette  veuve  et  plusieurs  autres  femmes,  par 
la  suite,  ne  voulurent  pas  de  bien  à  Gonnixloo  ni  à  sa  fille.  A 
leurs  exhortations,  il  répondait  :  «  Bah!  le  bâton  deux  ou  trois 
fois  l'an  entretient  les  bonnes  mœurs,  surtout  quand  il  y  a  aussi 
le  bon  exemple.  »  Les  femmes  rentraient  chez  elles  en  plaignant 
la  petite. 

Pour  mieux  donner  le  bon  exemple  et  se  préserver  des 
tentations,  Gonnixloo  devenait  de  plus  en  plus  dévot.  Ses  fonc- 
tions à  l'église  lui  ménageaient  avec  l'Eternel  une  intimité 
toute  particulière.  Quand  il  parlait  des  choses  de  Dieu  depuis 
le  mystère  de  la  Sainte-Trinité  jusqu'à  la  dernière  burette 
acquise  par  la  paroisse,  c'était  avec  le  sérieux,  la  modestie 
orgueilleuse  et  les  sous-entendus  d'un  serviteur  privilégié. 
M.  le  curé  lui  avait  fait  don  d'un  catéchisme  fort  développé 
du  diocèse  de  Malines.  Il  s'y  instruisait,  le  soir,  en  revenant  de 
sonner  VAngeliis  quand  il  avait  fini  son  travail  et  couché  la 
petite.  Assis  sur  son  lit  et  penché  vers  le  lumignon,  il  scrutait 
les  points  difficiles  de  la  doctrine  et  se  heurtait  péniblement  à 
de  savans  vocables  incompréhensibles.  Pourtant,  quelque 
lumière  naissait  par  endroits  de  son  étude  et  il  en  ressentait 
une  joie  sèche  et  silencieuse.  Le  dimanche,  à  la  brasserie,  il 
entretenait  de  théologie  l'instituteur,  le  bourgmestre  et  quelques 
fermiers.  Il  avait  des  idées  très  nettes  sur  la  distinction  du 
péché  mortel  et  du  péché  véniel,  —  et  qui  n'étaient  pas  rassu- 
rantes. Il  parlait  aussi,  volontiers,  des  indulgences  et  vous  énu- 


S44  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mérait  avec  un  clignotement  des  yeux  confidentiel  et  comme 
une  sorte  de  gourmandise  les  pèlerinages  qu'il  avait  faits,  les 
scapulaires  dont  il  était  muni.  Puis  il  terrifiait  l'assistance 
débonnaire  en  ajoutant  avec  un  grand  coup  de  poing  sur  la 
table  :  «  Tout  ça,  mes  amis,  si  vous  avez  sur  la  conscience  un 
seul  petit  péché  mortel  pas  confessé,  ça  vous  passe  dessus 
comme  de  l'eau  sur  un  dos  de  canard  !  » 

Gotton  grandissait  et  l'on  admirait  qu'elle  fût  si  sage.  A 
sept  ans,  elle  commença  de  fréquenter  l'école  et  y  resta  jusqu'à 
sa  première  communion.  Après  quoi,  elle  fut  envoyée  pour  trois 
mois  chez  ses  tantes  de  la  ferme  Maers  qui  lui  apprirent  à 
soigner  les  vaches,  à  les  traire,  à  baratter  la  crème,  à  faire  le 
beurre  et  différentes  sortes  de  fromage  frais.  Elle  s'initia  joyeu- 
sement à  tous  ces  travaux,  en  compagnie  de  petites  cousines  de 
son  âge.  Les  rires  de  ces  enfans  l'agitaient  et  plus  encore  les 
baisers  qu'elle  les  voyait  continuellement  recevoir  de  leurs 
mères.  Possédée  d'une  étrange  émotion,  où  un  plaisir  suraigu 
se  mêlait  de  détresse,  elle  riait  plus  fort  que  les  autres  et  se 
pendait  à  son  tour  au  cou  de  la  plus  jeune  de  ses  tantes, qui  était 
douce  et  jolie  et  allaitait  son  dernier  bébé.  Elle  se  prit  pour 
cette  jeune  femme  d'une  sorte  de  passion,  la  cherchant,  la 
suivant  partout  des  yeux  et  l'appelant  tout  haut  la  nuit  dans 
ses  rêves.  A  cause  de  cela,  on  la  jugea  singulière  et  l'on  blâma 
derechef  l'obstination  de  Gonnixloo. 

Les  trois  mois  écoulés,  la  petite  Gotton,  à  peu  près  instruite 
dans  les  arts  du  laitage,  quitta  en  pleurant  une  maison  trop 
pleine,  trop  active  et  trop  heureuse  pour  qu'on  pensât  à  l'y 
regretter.  Ce  fut  l'aînée  de  ses  tantes  qui  la  reconduisit  à  Metsys. 
Celle-ci  souffla  dans  l'oreille  de  Gonnixloo  en  lui  laissant  la 
petite  :  «  Elle  est  bien  gentille;  mais  elle  vous  donnera  du  fil  à 
retordre  I  » 

Cependant  Gonnixloo  avait  remis  en  état  une  petite  étable 
longtemps  inemployée  qui  se  trouve  à  l'arrière  de  la  maison,  du 
côté  où  un  petit  potager  se  continue  par  des  champs  à  perte  de 
vue.  Et  il  venait  de  mettre  le  plus  clair  de  ses  économies  à 
l'achat  de  deux  belles  vaches,  choisies  au  marché  de  Malines.En 
regardant  les  magnifiques  bêtes  rousses  et  blanches,  fumantes 
dans  le  matin  d'automne  et  battant  de  la  queue  l'énorme 
voûte  surbaissée  de  leurs  flancs,  Gotton  se  sentit  réconfortée. 
Son  père  lui  dit  qu'il  faudrait  les  mener  paître  tous  les  jours 


HISTOIRE    DE    GÔTTON    GONNÎXLOO.  543 

comme  elle  avait  vu  faire  à  ses  cousines,  leur  tirer  le  lait  matin 
et  soir  et  préparer,  comme  elle  venait  aussi  de  l'apprendre,  du 
fromage  frais  qu'un  crémier  de  Malines  enverrait  prendre  deux 
fois  la  semaine.  Gotton  avait  douze  ans.  Elle  se  sentit  traitée 
en  grande  personne  et  en  éprouva  tout  ensemble  de  l'orgueil  et 
de  la  mélancolie.  Le  sentiment  profond  et  mystérieux  d'une 
absence  mettait  un  trouble  dans  toutes  ses  pensées.  Elle  se  rap- 
pela sa  jolie  tante  et  les  rires  de  ses  cousines  et  elle  songea  : 
((  C'est  donc  fini;  je  ne  suis  donc  plus  une  enfant!  »  Lorsqu'elle 
eut  gâté  ses  premières  livraisons  de  fromage,  le  bâton  paternel 
lui  ôta  quelque  chose  de  cette  illusion;  mais  en  se  disant  :  «  Je 
ne  suis  plus  une  enfant,  »  elle  se  représentait  surtout  qu'elle 
vivrait  sans  que  personne  l'embrassât.  Personne  en  effet  ne 
l'embrassait  et  dans  sa  solitude  elle  avait  des  heures  de  lan- 
gueur où  le  besoin  de  caresses  faisait  frémir  ses  lèvres. 

Connixloo  avait  découragé  les  assiduités  féminines;  du 
reste,  une  petite  fille  de  douze  ans  n'intéresse  plus  guère  l'ins- 
tinct maternel  que  chez  sa  propre  mère,  et  si  aucune  veuve  ou 
fille  du  village  ne  pensait  plus  à  épouser  le  sonneur,  aucune 
femme  non  plus  n'eût  désiré  prendre  soin  de  Gotton.  L'enfant 
grandit  à  l'abandon,  rêvant  seule,  des  après-midi  entiers, 
dans  les  pâturages  où  elle  conduisait  ses  vaches.  Plus  tard, 
quand  elle  se  rappelait  cette  période  de  sa  vie,  elle  retrouvait 
la  sensation  de  la  brume  qui  vous  pénètre  d'heure  en  heure, 
qui  engourdit  la  tête  et  refroidit  le  sang.  Ses  souvenirs  se 
condensaient  en  des  images  d'automne,  lentes  et  grises. 

Dans  la  monotonie  désolée  de  cette  vie,  elle  oublia  bientôt 
sa  jolie  tante  et  ses  cousines  et  la  gaieté  de  la  ferme  Maers. 
Elle  oublia  aussi  tout  ce  qu'elle  avait  appris  à  l'école.  Le  soin 
de  l'étable  et  la  culture  de  quelques  légumes  absorbaient  ses 
pensées.  Sous  le  poids  du  silence,  son  esprit  se  collait  à  la  terre, 
grasse  et  exigeante  maîtresse.  Pourtant  il  lui  resta  un  plaisir, 
un  étonnement,  une  source  de  rêve  :  ce  fut  la  vieille  église. 
Elle  n'aimait  pas  les  offices  où  elle  voyait  les  autres  petites 
filles,  vêtues  de  robes  plus  soignées  que  la  sienne,  se  grouper 
autour  d'une  mère  ou  d'une  sœur  ainée;  mais  elle  aimait  venir 
seule  à  l'église,  quand  elle  avait  rentré  ses  vaches,  après  un 
long  après-midi  dans  les  prairies  humides,  se  réchauffer  l'àme 
aux  feux  des  vitraux.  Elle  en  guettait  jusqu'à  la  nuit  les  scin- 
tillations de  plus  en  plus  sombres.  Il  faisait  si  froid,  dehors, 

TOME    XL.    1917.  33 


546 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


et  «si  morne;  le  grand  horizon  semblait  transi,  les  chaumières 
accroupies  au  bord  de  la  route  boueuse  avaient  un  air  de  pauvre 
bétail  grelottant  I  Mais  dans  la  petite  e'glise  aux  ornemens 
bizarres,  pleine  de  choses  grêles  et  tumultueuses,  une  inextin- 
guible ardeur  faisait  éternellement  palpiter  les  vitraux.  Le  mys- 
tère de  ces  feux  vitrifiés  fascinait  l'enfant.  Ses  yeux  se  repais* 
saientde  pourpre  ténébreuse  et  de  bleu.  C'étaient  des  monceaux 
de  gemmes,  des  essences  brûlantes,  des  élixirs  vivans  qui  lui 
offraient  le  spectacle  d'une  infatigable  frénésie.  Elle  tombait,  en 
les  contemplant,  dans  un  abîme  de  rêverie.  Gela  lui  semblait  si 
beau,  si  étonnant  que  ces  petits  morceaux  de  verre  assemblés 
pussent  continuer  ainsi  de  tressaillir  et  de  brûler  à  travers  les 
pâles  hivers  mouillés  et  l'ennui  terne,  inexorable  qui  noyait  la 
campagne  !  Elle  s'émerveillait  de  leur  incommunicable  secret,  de 
cette  passion  active  et  dévorante  qui,  au  premier  rayon  de  l'aube, 
se  ranimait  en  eux.  Et  peut-être  se  demandait-elle,  dans  un  de 
ces  instans  d'éveil  spirituel  qui  passent  sans  presque  laisser  de 
souvenir,  s'il  existait  quelque  part  sous  l'écorce  de  la  terre  ou 
derrière  les  nuages  et  derrière  même  la  coupole  des  journées' 
claires  un  semblable  foyer  de  vie  et  d'ardeur,  un  cœur  haletant 
d'où  nous  vient  notre  sang  et  notre  àme,  et  tout  amour,  toute 
lumière,  tout  espoir...  Mais  qu'elle  se  sentait  loin  de  ce 
divin  foyer  et  quelle  épaisseur  de  brume,  de  limon  et  d'igno- 
rance entre  elle  et  lui  I 

Elle  rentrait  à  la  maison  d'un  pas  distrait,  l'àme  lourde 
d'obscurs  désirs  informulés.  Elle  trouvait  son  père  assis  à 
l'établi,  pâle,  la  tête  penchée  sur  un  vieux  soulier.  Il  se  levait 
pour  aller  sonner  V Angélus  et  préparer  les  burettes  pour  la 
messe  du  lendemain.  Elle  allumait  la  lampe  qu'une  chaîne'de 
cuivre  suspendait  à  la  poulie  du  plafond.  Puis  commençait  la 
longue  veillée  muette.  De  loin  en  loin,  Gonnixloo  posait  une 
question  à  sa  fille  ou  lui  donnait  un  ordre  au  sujet  du  travail 
domestique.  L'enfant  avait  un  peu  peur  de  son  père,  comme 
d'une  puissance  qu'on  ne  comprend  pas.  Elle  lui  obéissait 
strictement,  avec  une  soumission  presque  machinale.  Elle  ne 
songeait  pas  à  se  demander  si  elle  l'aimait  :  elle  le  subissait  en 
silence  comme  la  pluie,  le  vent,  le  long  hiver.  Pourtant,  au 
début,  Gonnixloo  avait  eu  de  la  bonne  volonté;  il  avait  désiré 
que  sa  petite  fille  fût  gaie  et  se  sentit  en  confiance  avec  lui. 
Mais  comment  s'y  prendre?  Ces  futures  femmes  sont  si  mysté- 


HISTOIRE    DE    COTTON    GONMXLOO.  547 

rieuses  déjàl  A  sa  façon,  (îotlon  était  aussi  pourConnixloo  une 
puissance  qu'on  ne  comprend  pas.  Dépité  de  sa  propre  mala- 
dresse, il  avait  renoncé  à  plaire  et  cédait  à  son  penchant  naiturel 
pour  un  laconisme  dur. 

Près  de  lui,  l'enfant  se  sentait  encore  plus  perdue  que  dans 
l'immensité  somnolente  des  champs.  Assise  au  coin  du  feu, 
surveillant  la  soupe,  elle  souhaitait  qu'il  ne  lui  parlât  pas  et 
s'abandonnait  au  jeu  lent  de  sa  rêverie.  C'étaient  le  plus  sou- 
vent de  pauvres  images  bourbeuses  et  triviales  qui  se  dérou- 
laient dans  sa  tête.  Mais  parfois,  à  travers  l'épaisseur  engourdie 
de  ces  souvenirs  qui  semblaient  composer  tout  son  esprit, 
perçait  une  étrange  aspiration  qui  ne  ressemblait  pour  Gotton 
à  rien  de  ce  que  les  mots  peuvent  dire,  un  désir  humble,  naïf 
et  triste  de  n'être  plus  Gotton  Gonnixloo,  gardeuse  de  vaches 
sous  un  ciel  pluvieux,  un  rêve  sans  paroles,  presque  sans 
images,  assez  puissant  pourtant  pour  éveiller  à  demi  dans  une 
sourde  souffrance  toute  la  profondeur  de  ses  entrailles. 

* 

Sept  années  avaient  passé  et  Gonnixloo  se  frottait  quelque- 
fois les  yeux  en  murmurant  :  «  Seigneur  bon  Dieu  I  Que  ça 
pousse  vite,  une  fille  I  »  Il  s'aperçut  presque  subitement  que 
l'enfant  était  devenue  femme  et  qu'elle  était  très  belle.  La 
transformation  l'étonna  comme  si  elle  eût  été  l'œuvre  d'un 
seul  matin.  Gotton  avait  dix-neuf  ans  et  du  corps  vigoureux 
grandi  sous  d'iiumbles  vètemens,  dans  de  grossiers  travaux,  le 
mystère  féminin  s'exhalait  à  présent  comme  une  odeur  suave 
et  confuse.  Elle  était  silencieuse,  autant  que  jamais  ;  mais 
dans  ce  silence  qui  autrefois  semblait  bêtise  ou  humilité, 
Gonnixloo  soupçonnait  maintenant  une  vague  menace.  «  Oui, 
pensait-il,  ils  avaient  raison,  ce  n'est  pas  facile  de  savoir  ce 
qu'une  fille  a  dans  la  tète.  »  Elle  ressemblait  à  sa  mère,  une 
vraie  Flamande,  tandis  que  lui  avait  du  sang  wallon.  Il  ne 
pouvait  penser  sans  un  malaise  à  celte  tlorissante  jeune  femme 
qu'il  avait  trop  violemment  aimée.  Oui  vraiment,  il  eût  souhaité 
ne  pas  se  rappeler  que  pour  Jeanne  Maers  il  eût  jadis  vendu 
son  àme.  Il  lui  en  voulait  encore,  malgré  sa  fin  si  prompte  et  si 
pitoyable  à  ses  premières  couches,  et  il  en  voulait  à  Gotton. 

Elle  avait  cette  ample  beauté  des  Flandres,  hardie,  fleurie, 
vivante  et  riante   en    ses   rondeurs  :    des  cheveux    blonds  qui 


548 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


pesaient  sur  sa  nuque  comme  une  corde  d'or  dix  fois  tordue  et 
nouée,  un  cou  puissant  d'une  blancheur  humide  et  nacrée,  des 
joues  d'une  pulpe  aussi  lumineuse  que  des  pivoines  nouvelle- 
ment écloses  dans  une  aurore  de  printemps.  De  petites  mèches 
brillantes  s'envolaient  autour  de  son  front  poli.  Ses  sourcils 
rares  traçaient  une  longue  courbe  fuyante  et  dorée  sur  de  petits 
yeux  si  clairs,  si  frais,  si  transparens  qu'ils  semblaient  miroiter 
de  l'intarissable  nouveauté  des  sources. 

Que  signifiaient  les  scintillations  de  ces  petits  yeux  ?  Voilà 
ce  que  Gonnixloo  se  demandait  parfois,  mordu  d'une  brusque 
inquiétude,  quand  Gotton  silencieuse,  la  bouche  humide,  les 
joues  éclatantes,  rentrait  des  champs  avec  les  vaches.  Il  la  regar- 
dait venir  du  seuil  de  la  chaumière,  debout  entre  les  touffes  de 
géranium  qui  devaient  sans  doute  au  voisinage  du  tas  de  fumier 
le  rouge  épais  de  leurs  corolles.  Vaguement,  il  percevait  ce 
qu'il  y  avait  de  charnel  et  de  voluptueux  dans  la  démarche 
lente  de  cette  belle  fille,  dans  le  balancement  de  ses  épaules  et 
de  ses  hanches  robustes.  On  était  en  mai.  Il  songeait  :  «  Elle  a 
changé  depuis  l'hiver.  Ce  n'est  peut-être  pas  prudent  de  la 
laisser  passer  seule  des  journées  aux  champs  !  »  L'éclosion  de 
cette  fleur  de  jeunesse  ne  lui  était  qu'un  pesant  souci. 

«  Il  faudrait  la  marier,  »  se  disait-il  encore.  Mais  elle  était 
têtue  et  elle  avait  déjà  tourné  le  dos  depuis  un  an  à  plusieurs 
partis  du  village,  sans  que  personne  pût  comprendre  pourquoi. 

—  Rien  de  nouveau?  lui  demandait-il  comme  elle  arrivait 
au  seuil. 

—  Rien,  répondait-elle.  Il  n'y  avait  jamais  rien  de  nouveau. 
Mais  pourquoi  cette  lumière  bizarre  dans  ses  prunelles,  cette 
petite  flamme  naïve,  méchante  et  joyeuse?  Demain, il  irait  lui- 
même  la  surprendre  aux  champs. 

Vers  trois  heures,  le  lendemain  du  jour  où  ses  confuses 
craintes  s'étaient  résumées  en  cette  résolution,  Gonnixloo  tra- 
versa le  village  et  suivit  la  route,  entre  des  champs  de  bette- 
raves, jusqu'à  une  bande  de  pâturage  qui  borde  la  lisière  d'un 
petit  bois.  Gotton  se  tenait  là,  près  de  ses  vaches,  debout  dans 
l'herbe  épaisse,  un  bas  de  tricot  à  la  main.  Mais  ses  aiguilles 
ne  travaillaient  pas  et  elle  semblait  suivre  des  yeux  un  homme 
qui  s'éloignait  par  la  route.  Gonnixloo  regarda  cette  silhouette 
qui  seule  bougeait  dans  la  plaine.  G'était  celle  d'un  homme 
large  d'épaules,  presque  trapu  et  qui  boitait.  Il  allait  tête  nue 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CONMXLOO.  549 

et  l'on  pouvait  distinguer  que  ses  clievcux  étaient  roux.  Du 
côté  de  sa  jambe  la  plus  courte,  il  portait,  suspendu  dans  sa 
main,  quelque  chose  de  brillant  et  qui  semblait  lourd.  Cela 
avait  l'air  d'un  paquet  de  faux  ;  en  le  remarquant,  Connixloo  fit 
réflexion  que  la  première  fenaison  ne  tarderait  pas.  Il  s'arrêta 
un  instant  perplexe,  inquiet,  puis  aussitôt  se  rassura  :  un 
boiteux!  Il  aborda  Gotton  qui  ne  l'avait  pas  vu  venir. 

—  Bon  pâturage,  ici,  pour  les  vaches? 

Gotton  retourna  la  tête  sans  marquer  la  surprise,  mais  elle 
avait  le  sang  au  visage. 

—  C'est  toi,  père?  L'herbe  est  bonne,  oui!  et  la  journée  est 
belle  aussi  ! 

Si  Connixloo  eût  gardé  un  soupçon,  il  n'en  eût  rien  dit  à 
sa  fille  pour  ne  pas  la  mettre  en  défiance  et  la  mieux  surveil- 
ler. Mais,  déjà  soulagé,  il  lui  demanda  pour  en  avoir  le  cœur 
tout  à  fait  net  : 

—  Tu  n'as  parlé  à  personne? 

—  Si,  fit-elle. 

—  Tiens  donc,  et  à  qui  ? 

—  Tu  ne  le  connais  pas.  Un  forgeron  d'Iseghem  qui  passe 
quelquefois  par  ici. 

—  Et  toi,  donc,  comment  le  connais-tu? 

—  Il  m'a  parlé  sur  la  route. 

Il  y  eut  un  temps  de  silence.  Gotton  tricotait.  D'une  voix 
aigre,  Connixloo  reprit  : 

—  Et  il  y  a  longtemps  que  tu  as  fait  cette  belle  connais- 
sance? 

—  Quand  j'ai  moissonné  à  Isegliem  l'été  dernier,  c'est  lui 
qui  m'a  refait  l'anneau  de  ma  faux. 

Connixloo  se  rappela  le  paquet  de  lames  brillantes  qu'il 
avait  aperçu  de  loin.  Il  demanda  : 

—  Etait-ce  lui  qui  s'en  allait  par  la  route  quand  je  suis 
arrivé? 

—  Peut-être. 

—  Il  est  boiteux  ? 

—  Ça  se  peut  bien  !  dit-elle  avec  un  accent  irrité. 

—  Et  pourquoi  que  tu  n'as  rien  dit  à  ton  père  de  cette 
connaissance-là? 

Gotton  releva  sur  son  père  ses  petits  yeux  scintillans  et  ne 
répondit  pas, 


550 


BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Gonnixloo  se  sentit  envahi  d'une  e'motion  étrange  où  la 
peur  l'emportait  sur  la  colère.  Si  Gotton  avait  baissé  la  tête,  si 
elle  s'était  embrouillée,  si  elle  avait  eu  l'air  de  mentir,  elle 
l'eût  rendu  furieux;  mais  cette  directe  franchise  et  ce  regard 
incandescent  lui  donnaient  le  frisson.  Il  eut  la  sensation  sou- 
daine de  cet  abîme  d'impuissance  où  un  aveu  pourrait  le  jeter. 
«  Je  la  surveillerai,  se  dit-il;  elle  a  l'air  prêt  à  dire  quelque 
chose  d'extraordinaire.  »  Et  il  reprit  avec  plus  de  calme  : 

—  Ecoute,  Gotton,  tu  sais  que  je  ne  veux  pas  de  ça.  Tu  peux 
te  marier  le  jour  qu'il  te  plaira.  Il  ne  manque  pas  de  braves 
garçons  h  Metsys  à  qui  tu  as  fait  la  grise  mine.  Si  tu  veux 
rester  fille,  libre  à  toi.  Et  si  tu  ne  veux  pas  rester  fille,  prends 
un  mari.  Mais  pas  sur  les  routes,  tu  m'entends.  Je  ne  t'ai  pas 
élevée  dans  l'honneur  et  la  religion  pour  que  tu  fasses  la  nique 
à  des  partis  convenables  et  t'en  ailles  courir  les  amourettes  à 
travers  champs. 

Gotton  ne  prolesta  pas  de  son  innocence  et  ne  fit  aucune 
promesse  :  elle  se  tut.  Gonnixloo,  sans  savoir  pourquoi,  devant 
ce  silence  qu'il  pouvait  prendre  pour  du  respect,  se  sentit 
décontenancé.  Il  tira  sa  pipe  de  sa  poche,  et  quand  il  l'eut 
bourrée,  de  ses  doigts  qui  tremblaient  un  peu,  il  dit  : 

—  Assez  d'herbe  aujourd'hui  pour  les  vaches;  rentre  avec 
moi. 

Gotton  piqua  de  l'aiguille  les  deux  vaches  rousses  qui  rumi- 
naient accroupies  et  les  poussa  devant  elle.  C'était  dommage 
de  rentrer  sitôt.  Le  ciel  était  d'un  doux  bleu  clair,  et  de  cette 
lisière  du  bois  on  entendait  roucouler  des  ramiers.  Ils  mar- 
chèrent côte  à  côte  et  tristement  jusqu'au  village.  Gonnixloo 
fumait  sa  pipe  en  remuant  des  pensées  inquiètes  et  Gotton, 
pleine  d'un  trouble  amer,  soulevait  de  temps  en  temps  son  bras 
et  le  laissait  traîner  avec  langueur  sur  Féchine  d'une  de  ses 
vaches.  Quand  elle  eut  ramené  ses  bêtes  à  l'étable,  en  atten- 
dant l'heure  de  les  traire,  elle  rentra  dans  la  salle  basse  où  un 
vieux  jambon  resté  de  l'hiver  pendait  aux  poutres  noirâtres  du 
plafond,  parmi  des  chapelets  d'oignons.  Son  père  l'attendait 
debout  près  de  la  fenêtre,  nerveux  et  mordillant  son  pouce. 
Mais  quand  elle  fut  là,  il  ne  sut  que  lui  dire.  Sa  table,  avec 
les  instrumens  tout  préparés  et  plusieurs  paires  de  chaussures 
promises  pour  la  fin  de  la  semaine,  l'invitait  au  travail.  Il 
essaya  de  s'y  mettre.  Gotton  cependant  ranimait  le  feu  et  don- 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CONNIXLOO.  851 

nait  du  soufflet  sur  les  cendres.  Elle  eût  voulu  dire  quelque 
chose  de  gentil;  elle  avait  pitié  de  son  père  parce  qu'il  était 
triste  et  aussi  parce  qu'il  était  dur.  Levant  la  main  vers  le 
jambon  couleur  de  cuir,  elle  dit: 

—  Veux-tu,  père,  que  je  le  mette  à  dessaler,  et  tu  inviterais 
M.  le  curé  à  le  manger  avec  nous  dimanche? 

—  C'est  une  bonne  idée,  dit  Gonnixloo,  et  même  j'y  vais 
tout  de  suite. 

Décidément,  il  ne  tenait  pas  en  place.  Au  curé,  il  s'ouvrit  à 
demi  de  ses  inquiétudes. 

—  Ne  te  tracasse  pas  trop,  mon  bon  Connixloo,  lui  dit  le 
curé;  tu  lui  as  toujours  donné  le  bon  exemple,  ce  ne  sera 
pas  perdu.  Seulement,  vois-tu,  elle  est  jeune;  ne  lui  fais  pas  la 
vie  trop  triste.  Le  jeune  sang  peut  bien  tourner  au  vice  en 
dedans  quand  on  ne  le  laisse  pas  bouillonner  un  peu  honnête- 
ment au  dehors.  Gotton  est  une  bonne  enfant,  mais  elle  a  tou- 
jours eu  des  fumées  dans  la  tête.  Veille  sur  elle  et  amuse- 
la  quelquefois.  Et  puis,  envoie-la-moi  bientôt  pour  que  je  lui 
parle.  Adieu,  Connixloo,  et  merci  pour  dimanche  ;  c'est 
entendu! 

Le  lendemain  Connixloo  quitta  la  maison  sur  les  pas  de 
Gotton  et,  par  un  chemin  détourné,  il  gagna  le  petit  bois  à  la 
lisière  duquel  il  l'avait  trouvée  la  veille.  Il  l'aperçut  de  nouveau 
dans  la  prairie  et,  se  cachant  derrière  un  buisson  d'épine,  il 
résolut  de  l'observer  jusqu'à  l'heure  du  retour. 

((  Je  saurai  bien  ce  qu'il  en  est,  pensait-il;  ce  n'est  peut- 
être  pas  pour  rien  qu'elle  est  revenue  au  même  endroit.  »  Il 
s'étendit  à  plat  ventre,  les  coudes  enfoncés  dans  la  mousse  où 
traînaient  des  guirlandes  de  pervenche  fleurie.  Le  bois  était 
plein  d'une  douce  odeur  de  verdure  neuve;  les  abeilles  bour- 
donnaient dans  un  merisier  en  fleur  et,  sur  les  hautes  branches 
des  chênes,  des  ramiers,  dont  les  voix  confuses,  nombreuses, 
semblaient  sortir  d'un  demi-sommeil  azuré,  se  renvoyaient  les 
longs  et  faibles  soupirs  de  la  volupté.  Parfois  sur  la  trame  ondu- 
lante de  leurs  roucoulemens  se  détachait  le  cri  plus  vif,  plus 
joyeux,  plus  impérieux  qu'un  petit  oiseau  jette  à  plein  gosier, 
un  cri  qui  s'élevait  au  milieu  de  ces  soupirs  comme  la  voix  du 
petit  enfant  triomphant  nait  des  langueurs  et  des  pâmoisons  de 
l'amour. 

Connixloo  était  entré  comme  un  étranger  dans  cette  fête  du 


B52  flEVTJË    DÈS    DEtJX    MONDËSs 

printemps,  et  voici  que  son  esprit  se  prêtait  insensiblement  aux 
suaves  influences  dont  l'air  était  anime'.  Il  se  rappela  qu'il  avait 
chassé  quand  il  était  jeune  et  la  fraîcheur  des  aubes  lointaines 
où  il  guettait  le  renard  au  bord  d'une  clairière  lui  revint 
à  la  mémoire,  avec  ses  senteurs  de  feuille  morte  et  d'herbe 
mouillée.  11  y  avait  longtemps  qu'il  n'avait  pensé  à  cela;  long- 
temps qu'il  ne  s'était  trouvé  ainsi,  seul  et  immobile,  dans  le 
bruissement  et  le  parfum  de  milliers  de  vies  qui  nous  ignorent. 
Il  se  passait  en  lui  quelque  chose  de  bizarre,  comme  un  léger 
déplacement  de  ses  axes  spirituels,  et  le  contact  du  sol  tiède  et 
moussu  faisait  courir  dans  ses  jambes  maigres  un  frémissement 
de  bien-être  qui  ressemblait  à  de  la  jeunesse. 

En  tendant  le  cou,  il  pouvait  voir,  entre  deux  buissons 
d'aubépine,  le  pré  de  la  lisière  baigné  de  cette  blonde  et  liquide 
lumière  qui  s'échappe  d'entre  deux  nuages.  Gotton  était  là, 
debout  dans  la  pluie  d'or,  contre  un  horizon  chargé.  Elle  parais- 
sait fraîche  et  brillante  comme  une  belle  image,  avec  sa  jupe 
rayée  de  vert  et  de  bleu  et  le  petit  fichu  à  dessins,  couleur  de 
faïence,  qui  se  nouait  au  bas  de  son  cou  blanc  et  renflé. 
Connixloo  la  considéra  longuement  et,  peu  à  peu,  il  oublia 
presque  pourquoi  il  était  venu  aux  aguets  dans  le  bois;  il 
oubliait  Gotton;  il  revoyait  Jeanne  Maers  que  Dieu  lui  avait 
enlevée,  croyait-il,  parce  qu'elle  l'eût  empêché  de  faire  son 
salut  :  Jeanne  Maers  belle  comme  une  aurore  de  mai,  comme 
une  prairie  tout  en  fleur,  comme  un  jardin  éclatant.  Il  se 
rappela  qu'il  avait  ainsi  rôdé  autour  d'elle,  qu'il  s'était  caché 
pour  la  voir  à  son  aise,  pour  étancher  la  soif  qu'il  avait  de  la 
voir  au  temps  de  ses  vingt  ans,  lorsque,  tout  enfiévré  d'amour, 
il  n'osait  pas  faire  sa  demande.  Et  d'un  seul  bond,  en  une  seule 
vague,  comme  s'il  n'avait  jamais  fait  de  pèlerinages  ni  brûlé  de 
cierges  pour  obtenir  d'oublier  Jeanne,  les  souvenirs  passionnés 
de  son  mariage  l'envahirent  tout  entier  :  il  revit  la  jeune 
épousée,  souriante  et  craintive  sur  le  lit  nuptial,  levant  vers 
lui  son  clair  visage  pareil  à  une  large  rose  que  les  baisers  ne 
froissaient  pas.  Cette  vision,  avec  tout  ce  qu'elle  évoquait  de 
fureur  amoureuse  et  de  délices,  le  bouleversa  si  profondément 
qu'il  eût  voulu  marchei^,  parler,  pour  dominer  la  violence  du 
désir  et  se  retrouver  lui-même,  Connixloo  chantre  et  sonneur, 
homme  sans  faiblesses  qu'une  femme  ne  ferait  pas  dévier  d'une 
ligne  hors  du  droit  chemin.  Mais  la  nécessité  de  rester  caché,  de 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CONNIXLOO.  553 

tenir  le  guet  le  rappela  au  présent  :  il  était  venu  pour  surveiller 
(îolton  qu'il  soupçonnait  d'être  en  proie  à  cette  même  fièvre, 
à  ce  même  délire  enflammé  dont  un  ressouvenir  venait  de 
traverser  son  sang.  Il  se  reprit  avec  colère  au  sortir  de  la  minute 
étrange  de  rêve  et  de  vertige;  il  serra  les  dents  et  sentit  s'aug- 
menter la  détestation  qu'il  avait  de  ces  erreurs  de  la  chair  dont 
la  tentation  redoutée  venait  de  l'humilier  lui-même. 

Gotton  était  descendue  jusqu'au  bord  de  la  route  et,  abritant 
ses  yeux  de  la  main,  elle  semblait  regarder  et  attendre  quel- 
qu'un qui  approchait.  Gonnixioo  l'observait,  le  regard  tendu,  le 
cœur  battant.  Et  voilà  qu'au  tournant  de  la  route,  il  vit  surgir 
une  silhouette  qu'il  reconnut  aussitôt  :  c'était  le  forgeron  boiteux 
d'Iseghem,  aperçu  la  veille.  Il  portait  cette  fois-ci  sur  son  épaule 
deux  grandes  pioches.  Il  marchait  vite.  Peut-être  dirait-il 
seulement  bonjour  en  passant;  il  avait  l'air  d'aller  à  son  travail. 
Mais  non  :  il  abordait  Gotton,  il  enjambait  le  fossé  pour  la 
rejoindre  dans  le  pré.  Il  était  tout  près  d'elle,  maintenant;  il 
semblait  lui  parler  les  yeux  dans  les  yeux.  Gonnixioo  voyait 
distinctement  sa  chemise  bleue,  son  tablier  de  cuir  noirâtre,  sa 
barbe  rousse;  il  voyait  ses  gestes  qui  paraissaient  être  tantôt  do 
prière  et  tantôt  de  chagrin  ;  mais  il  ne  pouvait  entendre  aucune 
parole.  Que  se  disaient-ils,  si  graves?  Gonnixioo  s'attendait  à 
de  grands  rires,  à  des  coquetteries,  à  des  friponneries.  Et  ils 
étaient  là  tous  les  deux  parlant  bas,  tristes,  aurait-on  dit,  et 
Gotton  les  bras  pendans  avait  l'air  de  ne  savoir  que  devenir. 
Au  bout  d'un  quart  d'heure  environ,  eile  se  retourna  vers  les 
vaches  qui  paissaient  en  haut  du  pré  et  elle  entraîna  le  forgeron. 
Ils  regardèrent  ensemble  les  belles  bêtes  fauves,  aux  mamelles 
rosées  et  gonflées  et  Gotton  se  mit  à  en  caresser  une  sur  le 
front.  Alors  le  forgeron  irrité  lui  prit  la  nuque  entre  les  mains 
et  lui  renversa  la  tète  sous  une  tempête  de  baisers. 

Gonnixioo  s'était  redressé  entre  les  buissons  d'aubépine;  il 
suffoquait  d'indignation.  Il  eût  voulu  bondir  en  avant,  mais  il 
n'était  pas  armé,  et  cet  homme,  ce  boiteux,  avait  des  épaules 
de  lutteur  ;  il  pourrait  le  tuer  d'un  coup  de  pioche.  Il  s'enfuit 
à  travers  le  bois... 

Quand  Gotton  eut  rentré  les  vaches,  elle  alluma  le  feu  dans 
la  grande  pièce  basse  qui  sentait  le  cuir  et  le  lard.  Elle  sus- 
pendit la  marmite,  par  une  double  chaîne,  à  deux  crocs,  fixés  à 
droite  et  à  gauche  de  l'àtre,  et  se  mit  à  éplucher  sur  ses  genoux 


554 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


les  oignons  et  les  pommes  de  terre  pour  la  soupe  du  soir.  Elle 
était  étonnée,  et  contente,  que  son  père  ne  fût  pas  là  comme 
de  coutume  à  sa  table  de  ressemeleur.  La  solitude  prolongeait 
en  elle  l'écho  des  paroles  étranges  qu'elle  avait  entendues, 
paroles  effrayantes  et  délicieuses  :  «  J'ai  faim  et  soif  de  toi. 
Depuis  que  je  t'ai  vue  à  la  moisson  d'Iseghem,  je  n'ai  plus 
eu  un  jour  de  repos;  tu  ne  peux  pas  comprendre  le  mal  que 
c'est.  Ça  ne  peut  pas  continuer,  vois-tu,  Gotton.  Si  seule- 
ment tu  connaissais  ce  mal,  tu  saurais  que  ça  ne  peut  pas 
continuer.  » 

Non,  Gotton  ne  savait  pas,  ne  comprenait  pas;  mais  en 
plongeant  son  regard  brillant  et  naïf  dans  les  yeux  de  l'homme 
qui  lui  parlait  ainsi,  elle  y  voyait  brûler  une  flamme  chaude, 
palpitante,  fascinante,  qui  l'étonnait  et  l'attirait  comme  autre- 
fois les  tisons  pourprés  des  vieux  vitraux  mystérieux.  Pour- 
tant elle  se  défendait;  elle  disait  :  «  Mais  ta  femme?...  Mais  tes 
enfans?...  Mais  mon  père?...  »  Et  lui  murmurait  plus  ardem- 
ment :  «  Je  t'aime!  »  Quelquefois  aussi,  il  lui  répondait  direc- 
tement :  «  Ma  femme  ira  vivre  chez  ses  parens  qui  sont  riches 
et  ne  nous  ont  jamais  aidés.  Elle  n'a  point  d'affection  pour  moi; 
elle  n'aura  que  de  la  colère  et  pas  de  chagrin.  Elle  se  fera  du 
bien  en  racontant  du  mal  de  moi.  Et  ton  père?...  Mais  ton 
père  ne  t'aime  pas;  il  te  garde  comme  une  pièce  d'or,  comme 
une  chose  qu'on  pourrait  lui  voler.  Moi,  je  t'aime...  Tu  seras 
pour  moi  comme  mes  propres  yeux,  comme  mon,  propre 
sang.  » 

Et  il  faisait  des  projets  pour  l'avenir;  il  expliquait  •  «  La 
forge  de  Meulebeke  est  à  vendre  depuis  deux  ans  que  le  forgeron 
est  mort.  C'est  moi  qui  ai  toute  la  clientèle  du  village  ;  je  tra- 
vaille pour  Meulebeke  autant  que  pour  Iseghem,  et  j'ai  mis  un 
peu  de  côté  à  force  de  battre  le  fer.  Je  peux  acheter  la  forge  à 
présent.  Nous  vivrons  là  tous  les  deux  ;  tu  ne  verras  plus  tes 
anciennes  connaissances  et  personne  ne  te  fera  de  misère.  » 

Hier  encore  il  lui  avait  dit  cela,  et  elle,  sachant  qu'elle 
n'avait  plus  en  elle-même  la  force  de  résister,  avait  failli  dire  à 
son  père  :  «  J'aime  cet  homme,  ce  boiteux  que  tu  as  vu  mar- 
cher sur  la  route.  Il  me  quittait.  Il  veut  m'emmener  vivre  avec 
lui,  quoiqu'il  soit  marié.  Ne  me  dis  pas  de  mal  de  lui,  mais 
vois  ce  que  tu  veux  faire.  »  Oui,  elle  avait  failli  parler,  car  elle 
avait  peur  du  péché;  mais  elle  n'avait  pas  pu  :  le  père  était  trop 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CONNIXLOO.  5o5 

sec,  trop  dur,  trop  toujours  le  même,  et  peut-être  aussi  qu'il 
n'avait  pas  assez  de  courage.  Elle  l'avait  bien  senti  la  veille, 
quand  il  avait  cessé  de  la  questionner,  qu'il  se  dérobait,  qu'il 
ne  voulait  pas  entendre. 

Aujourd'hui,  elle  n'avait  pas  essayé  de  discuter  avec  cet 
homme  ;  elle  n'avait  plus  la  force  de  dire  non,  et  elle  ne  trou- 
vait pas  non  plus  celle  de  partir.  A  ses  sauvages  prières  elle 
avait  seulement  répondu  par  un  murmure  :  «  Nous  nous 
damnerons!  »  Il  lui  avait  fermé  la  bouche  avec  des  baisers. 

Comme  le  crépuscule  était  grêle  et  trouble  dans  la  fenêtre  ! 

La  soupe  bouillonnait  maintenant  dans  la  marmite.  Gom- 
ment le  père  n'était-il  pas  encore  rentré?  Gotton  prépara  sur 
la  table  le  pain,  la  bière  et  le  fromage.  Elle  se  sentait  lente  et 
triste,  perdue  dans  cet  instant  présent  qui  la  déracinait  du 
passé  et  au  delà  duquel  tout  était  incertain.  Ses  gestes  mêmes 
disaient  son  désarroi.  Un  long  moment  elle  resta  debout  au 
coin  de  la  table  à  regarder  le  pan  de  ciel  qui  s'encadrait  dans 
la  fenêtre  à  petits  carreaux.  Du  fond  de  la  pièce  obscure,  ce 
bleu  cendré  du  soir  apparaissait  comme  un  regard  tendre,  fié- 
vreux, insistant,  plein  de  secrets.  Avec  un  grand  frisson,  Gotton 
finit  par  s'en  détourner  et  elle  alluma  la  lampe. 

Alors  la  porte  s'ouvrit  et  Connixioo  parut,  blême  et  claquant 
des  dents. 

—  Ha  !  te  voilà,  ribaude  !  dit-il  d'une  voix  basse  et  frémis- 
sante de  fureur.  Tu  oses  rentrer  dans  la  maison  de  ton  père! 
Cache-toi  donc  la  figure  ! 

Gotton,  debout  devant  le  feu,  le  regardait,  pétrifiée.  Elle  dit 
enfin  : 

—  Père,  je  t'aurais  tout  dit  hier.  C'est  toi  qui  m'as  arrêtée. 
Et  aujourd'hui,  qu'est-ce  que  tu  as  fait? 

—  Ce  que  j'ai  fait,  coquine?  Est-ce  à  moi  de  te  rendre  des 
comptes?  J'ai  fait  que  je  sais.  Je  sais  que  tu  te  laisses  embras- 
ser par  des  gueux  sur  les  routes  ;  que  tu  te  frottes  comme  une 
paillarde  contre  un  homme  qui  n'a  pas  l'air  de  vouloir  t'épouser. 
Et  un  boiteux,  encore! 

Gotton  ne  répondit  pas.  Connixioo,  qui  était  hagard  et 
glacé,  se  fit  servir  une  écuelle  de  soupe  pour  raffermir  son 
corps  tremblant.  Tandis  qu'il  l'avalait  à  grandes  lampées, 
Gotton,  accroupie  au  coin  du  foyer  sur  un  escabeau,  l'observait 
dans  un  fixe  silence  et,  lui,   retournait  dans  son  esprit  celte 


S56  lŒVL'E  DES  DEUX  MONDES. 

parole,  ce  demi-aveu  qu'elle  venait  de  prononcer  :  «  Père,  je 
t'aurais  tout  dit.  »  Avait-elle  commis  la  faute  qui  ne  se  répare 
pas?  Etait-il  trop  tard  pour  lui  faire  peur?  Ne  restait-il  qu'à 
la  jeter  dehors  et  à  dévorer  sa  honte  devant  toute  la  paroisse? 
Comme  la  veille,  Connixloo  eut  peur.  «  Non,  non,  se  dit-il,  pas 
d'aveux,  pas  de  confession,  pas  de  paroles!  »  Il  craignait  la 
ruse  ou  l'audace  que  celte  fille  simple  saurait  exercer  comme 
les  autres  si  seulement  elle  était  amoureuse.  Surtout  il  ne 
voulait  pas  entendre  le  verdict  de  déshonneur.  «  11  est  encore 
temps  d'empêcher  le  pire,  pensait-il.  Je  peux  briser  net  en  lui 
montrant  que  je  suis  le  maitre.  » 

Il  voulait  à  toute  force  rester  celui  qui  ordonne  et  qui 
châtie,  et  comme  il  tremblait  cependant  de  ne  plus  l'être! 
Comme  il  tremblait  de  s'entendre  dire  :  «  Ce  qui  est  fait  est 
fait;  tu  ne  peux  plus  rien  empêcher!  »  Non,  encore  une  fois,  il 
ne  ferait  pas  de  questions.  C'était  trop  dangereux.  Dans  sa 
colère  et  dans  l'agitation  apeurée  de  ses  pensées,  il  gardait  avec 
une  masculine  simplicité  sa  foi  en  la  violence.  L'amour  appa- 
raissait à  son  esprit  d'ascète  rustique  comme  une  tentation 
toute  basse  et  toute  brutale,  toute  corporelle  et  qui  doit  être 
brisée  dans  le  corps.  Dès  qu'il  eut  avalé  sa  soupe,  il  passa  dans 
l'arrière-chambre  et  revint  avec  un  gourdin. 

Gotton  ce  soir-là  fut  durement  battue.  Elle  n'avait  pas 
demandé  grâce  devant  le  châtiment;  elle  ne  s'était  même  pas 
étonnée  que  son  corps,  tout  à  l'heure  enveloppé  d'un  regard 
idolâtre,  dût  subir  à  présent  cette  cruelle  injure.  Debout  devant 
le  foyer,  le  bras  appuyé  à  la  cheminée,  elle  pliait  le  dos  sous 
les  coups  et  le  feu  éclairait  d'un  reflet  rouge  son  visage  et  ses 
cheveux.  Connixloo  frappait  de  toutes  ses  forces,  soulageant  sa 
rage.  «  Ribaude,  ribaude  !  »  répétait-il  entre  ses  dents,  et  sa 
respiration  devenait  courte.  Elle,  cependant,  Je  corps  criblé  de 
douleurs  éclatantes  comme  des  éclairs  entre-croisés,  se  sentit 
dans  cet  ouragan  soudain  allégée  de  son  trouble.  De  plus  en 
plus,  elle  se  courbait  et  à  mesure  que  son  visage  approchait  des 
braises  elle  y  voyait  se  dessiner  une  face  au  poil  roux,  aux 
pommettes  enluminées,  aux  narines  larges  et  tendues;  elle  y 
voyait  apparaître  des  yeux  brùlans  et  généreux,  les  yeux  de 
l'homme  à  qui  elle  appartiendrait. 

Quand  le  sonneur  eut  les  bras  fatigués,  il  laissa  tomber  son 
bâton  et  dit  : 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CONNIXLOO.i  55T 

—  Cache-toi  maintenant,  et  que  tu  aies  au  moins  la  peur, 
si  tu  n'as  pas  la  honte  1 

Elle  se  redressa  avec  peine  et  le  regarda  droit  en  face  d'un 
regard  où  il  n'y  avait  ni  peur  ni  honte  ;  puis  elle  se  traîna  vers 
sa  chambre  en  s'appuyant  au  mur. 

La  nuit  était  devenue  tout  a  fait  noire.  Ce  soir-là,  pour  la 
première  fois  depuis  celui  où  Jeanne  Connixloo  avait  quitté  ce 
monde,  les  paroissiens  de  Metsys  éteignirent  leurs  feux  sans 
avoir  entendu  carillonner  V Angélus. 

Vers  la  fin  de  la  nuit,  Gotton  qui  avait  dormi  plusieurs 
heures  se  leva  sans  bruit  et  mit  la  tête  à  la  petite  fenêtre  de  sa 
chambre.  Les  champs  d'orge  qui  s'étendaient  de  ce  côté  étaient 
noirs  encore,  mais  l'horizon  commençait  à  pâlir  et  il  semblait 
que  la  nuit  soulevât  lentement  de  terre  ses  ailes  obscures.  En 
haut,  le  ciel  était  plein  d'étoiles,  des  étoiles  surgies  aux  heures 
désertes  de  la  nuit  et  dont  les  figures  ne  sont  pas  familières. 
Gotton  s'étonna  de  leur  aspect  insolite  et  elle  éprouva  quelque 
vague  contentement  de  voir  que  ce  ne  seraient  pas  les  vieilles 
étoiles  de  tous  les  soirs  qui  la  regarderaient  partir.  Elle  resta  un 
moment  la  tête  appuyée  au  montant  de  la  fenêtre,  rêvant  à  ce 
qu'elle  allait  faire.  Elle  entendait,  tout  près  d'elle,  les  vaches 
qui  dans  la  noire  élable  froissaient  la  paille  et  mugissaient 
indolemment.  Le  premier  chant  du  coq  strident  et  triste  la  fit 
sursauter  et  réveilla  durement  le  nerf  de  l'action.  Il  n'y  avait 
pas  de  temps  à  perdre.  Avant  deux  heures,  Connixloo  serait 
levé  pour  V Angélus  du  matin.  Elle  s'habilla,  mit  sur  elle  sa  robe 
la  plus  neuve  en  se  disant  que,  de  longtemps  peut-être,  elle  n'en 
aurait  pas  d'autre.  Puis  à  tâtons,  car  elle  aurait  eu  peur  d'allu- 
mer une  bougie,  elle  composa  un  petit  paquet  de  bardes  : 
quelques  chemises,  deux  ou  trois  mouchoirs  qu'elle  noua  dans 
un  fichu.  Elle  prit  ensuite  ses  sabots  â  la  main  et  entr'ouvrit  la 
porte  de  sa  chambre.  La  largeur  de  la  pièce  d'entrée  qui 
s'étendait  devant  elle  et  qu'il  fallait  maintenant  traverser  lui 
parut  immense.  Le  profond  silence  et  cette  teinte  grise  qui 
commençait  à  se  glisser  à  la  surface  des  choses  semblaient  per- 
fides et  redoutables.  Gotton  saisie  d'angoisse  se  retourna  vers 
la  fenêtre  de  sa  chambre.  Si  elle  pouvait  ne  pas  traverser  cette 
cuisine  I  Mais  non,  la  fenêtre  était  trop  petite,  il  n'y  avait  pas  à 
y  penser.  Alors,  elle  s'aventura,  le  cœur  battant,  parmi  les 
obstacles  invisibles,  les  fantômes  du  passé,  les  souvenirs  de 


558  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

crainte  et  d'obéissance  dont  la  pièce  était  peuplée.  Dans  leurs 
bas  de  laine,  ses  pieds  ne  faisaient  aucun  bruit  sur  le  carrelage. 
Involontairement,  ses  yeux  se  fixaient  sur  l'établi  de  son  père 
où  le  fiil,  les  pièces  de  cuir,  les  pinces  et  l'alêne  étaient  prépa- 
rés. Dans  une  demi-hallucination  elle  le  voyait  assis  sur  le 
tabouret  de  bois,  ses  longues  jambes  maigres  étendues  sous  la 
table,  les  épaules  penchées  sur  son  ouvrage.  Il  semblait  qu'il 
dût  se  retourner  subitement  et  demander  de  sa  ^oix  rêche  : 
<(  Où  donc  vas-tu,  Gotton,  à  cette  heure?  »  Et  tout  de  même,' 
elle  tendait  anxieusement  l'oreille,  sachant  qu'en  réalité  son 
père  dormait  dans  l'arrière-chambre,  mais  qu'il  n'avait  jamais 
eu  le  sommeil  bien  solide  et  que  le  trottinement  d'une  souris  le 
faisait  sursauter.  Ouvrir  la  porte  était  terrifiant.  Gotton  fit 
tourner  deux  fois  la  clef  rouillée  dans  la  serrure  et  tira  le 
loquet  de  fer  avec  la  sensation  que,  dans  cette  seconde,  tenait 
tout  son  destin  :  Gonnixloo  dans  sa  chambre  ne  donnait  aucun 
signe  d'éveil  et  déjà  par  la  porte  entre-bâillée  le  frais  et  pur 
matin  jaillissait  au  visage  de  la  jeune  fille  et  calmait  son  cœur. 

Elle  sortit,  chaussa  ses  sabots,  puis  respira  longuement.  La 
petite  place  était  déserte  et  muette.  On  n'entendait  que  le  mur- 
mure de  la  fontaine  sous  les  tilleuls.  Les  fleurs  aux  fenêtres 
commençaient  à  se  colorer  sourdement,  mais  les  maisons, 
l'église  avaient  un  aspect  de  cendre,  une  étrange  pâleur  de 
visages  angoissés.  Sans  regarder  en  arrière,  son  petit  paquet  à 
la  main,  Gotton  s'engagea  dans  le  chemin  par  où,  les  jours 
précédens,  elle  avait  mené  paître  ses  vaches.  Elle  ne  marchait 
pas  vile;  elle  avait  mal  dans  les  os;  mais  cette  douleur  était 
presque  le  seul  souvenir  qui  lui  restât  des  coups  de  la  veille. 
Son  cœur  était  comme  lavé  de  tout  sentiment  de  crainte, 
d'humiliation  ou  de  rancune;  il  n'y  subsistait  que  la  joie  d'obéir 
enfin  simplement  et  hardiment  à  l'instinct;  d'avoir  brisé  les 
chaînes  qui  blessent  l'espérance  et  de  marcher  seule  dans 
l'aurore  limpide  vers  l'éblouissant  inconnu  de  l'amour. 

La  route  était  longue  jusqu'à  Iseghem,  et  toute  droite  entre 
des  champs  de  betterave,  puis  des  champs  d'orge  que  moirait 
la  brise.  En  regardant  onduler  l'herbe  déjà  haute,  Gotton  se 
remémorait  la  dernière  moisson,  dans  les  r/îêmes  champs,  ces 
longues  journées  de  fatigue  et  de  soleil  au  soir  desquelles  les 
filles  rentrent  au  village  presque  titubantes,  égrenant  sur  la 
roule  leurs  rires  énervés. 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CONNIXLOO.  559 

Elle  pensa  au  jour  où  elle  avait  e'té  seule,  pendant  le  repos 
de  midi,  jusqu'à  la  forge  d'iseghem,  parce  que  l'anneau  qui 
fixait  au  manche  le  couteau  de  sa  faux  s'était  brisé  et  qu'elle  ne 
pouvait  plus  continuer  le  travail.  Elle  revoyait  la  sombre  ouver- 
ture de  cette  forge,  béante  sur  la  rue  foudroyée  de  lumière,  le 
grand  cube  d'ombre  où  elle  n'avait  distingué  qu'au  bout  d'un 
instant  les  bras  nus  et  la  barbe  rouge  du  forgeron. 

—  Quand  vous  la  faut-il,  cette  faux?  avait-il  demandé.  Il 
avait  une  voix  singulière,  neuve,  joyeuse  et  sauvage.  Elle  avait 
répondu  timidement  : 

—  On  reprend  le  travail  dans  une  heure. 

—  Dans  une  heure?  et  quand  est-ce  que  je  dînerai,  moi? 
Allons,  je  vois  que  vous  y  tenez,  repassez  dans  une  heure. 

L'accent   de   cordialité  l'avait  enhardie  et  elle  avait  repris  : 

—  Apportez-la-moi  plutôt  quand  vous  aurez  fini.  Je  suis  dans 
le  champ  à  la  veuve  Rosalie  et  je  vous  ferai  dîner  avec  les 
moissonneurs. 

—  A  ce  qui  paraît  qu'on  ne  s'ennuie  pas  cette  année  à  la 
moisson?  Eh  bien!  c'est  entendu  ! 

Il  était  venu,  elle  lui  avait  servi  à  manger  et  versé  de  la 
bière.  Et  depuis,  elle  l'avait  rencontré  souvent  sur  les  routes  et 
quelquefois,  entre  les  monceaux  de  gerbes,  elle  l'avait  aperçu 
qui  la  guettait  sans  rien  dire.  Quand  elle  rencontrait  ce  regard, 
la  tête  lui  tournait,  pendant  une  seconde  ses  yeux  ne  voyaient 
plus  rien,  ses  genoux  se  dérobaient.  Son  cœur  se  fondait  dans 
sa  poitrine..  Mais  ce  vertige  ne  durait  pas  :  c'était  comme  le 
passage  d'une  force  étrangère,  d'un  esprit  brûlant  qui  la  ren- 
versait d'un  coup  d'aile  et  s'enfuyoit  aussitôt. 

Elle  se  rappelait  tout  cela  et  songeait  aussi  qu'à  la  moisson 
prochaine,  s'il  lui  permettait  encore  do  se  louer,  il  viendrait  la. 
chercher  le  soir  et  qu'au  lieu  de  rentrer  avec  les  filles,  elle  mar- 
cherait lentement  avec  son  amoureux,  vers  le  gîte  inconnu  de 
leur  ardent  repos. 

Elle  approchait  d'iseghem  dont  elle  voyait  à  présent  les 
chaumes  se  grouper  sur  la  plaine.  Quelques  bouquets  de  bois 
s'élevaient  de  loin  en  loin  parmi  les  champs,  ou  bien  un  rideau 
de  peupliers  longeant  le  miroir  gris  et  luisant  d'un  canal.  Deux 
petites  collines  à  l'horizon,  deux  renflemens  délicats  comme  les 
mamelles  d'une  enfant  de  treize  ans,  portant  chacune  un  moulin 
à  vent.   Les  ailes  tendues   de    toile  blanche    commençaient  à 


560  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tourner  allègrement  au  bord  laiteux  du  ciel  occidental,  et 
lorsqu'en  face  le  soleil  surgit  et  parut  faire  retentir  la  verte 
terre  d'un  grand  coup  de  cymbales,  les  deux  moulins  s'illumi- 
nèrent d'une  frissonnante  roue  de  rayons  roses. 

Gotton  devait  traverser  Iseghem  et  gagner  la  route  de  Meu- 
lebeke.  Lk,  elle  attendrait.  Celui  qu'elle  cherchait  lui  avait  dit 
hier  :  «  Je  travaille  pour  Meulebeke  autant  que  pour  Iseghem; 
il  faut  encore  que  j'y  aille  ferrer  des  chevaux  demain  avant  de 
commencer  ma  journée  à  la  forge.  » 

Dans  le  village,  les  coqs  chantaient  le  dernier  chant  de 
l'aurore  et  leurs  voix  qui  se  répondaient  de  ferme  en  ferme 
déchiraient  le  calme  de  l'azur.  De  jeunes  garçons  assuraient 
leurs  attelages  et  partaient  pour  les  champs.  Gotton  passa  devant 
la  forge  :  elle  en  regarda  l'ouverture  noire  qu'elle  n'avait  jamais 
franchie  qu'une  fois  par  ce  midi  de  la  dernière  moisson. 
Au-dessus,  les  volets  verts  des  fenêtres  étaient  clos;  aucun 
signe  de  vie  ne  paraissait  sur  la  maison.  Le  forgeron  dormait-il 
encore  auprès  de  sa  femme?  Gotton,  avec  un  méchant  sourire 
de  ses  yeux  clairs,  pensa  :  «  La  dernière  heure  de  la  dernière 
nuit!  »  et  comme  elle  s'éloignait,  elle  garda  son  regard  intérieur 
durement  fixé  sur  l'image  de  cette  femme,  cette  Gertrude 
Moorslede  qui  était  laide  et  malpropre,  qui  ne  parlait  que  pour  se 
plaindre  et  marchait  en  traînant  les  pieds.  Elle  ne  pensa  pas 
aux  enfans  ;  son  âme  obstinée  n'était  pas  prête  pour  le  remords, 
ce  jour-là. 

La  route  d'Iseghem  à  Meulebeke  longeait  un  canal  bordé 
de  peupliers  et  n'en  était  séparée  que  par  une  bande  de  pâturage. 
Deux  troncs  abattus  gisaient  dans  l'herbe  côte  à  côte.  Gotton 
s'assit  et  commença  d'attendre.  Elle  attendit  longtemps.  Malgré 
la  montée  du  soleil,  il  faisait  froid  ;  l'herbe  épaisse  la  mouillait 
aux  chevilles;  elle  porta  la  main  à  ses  cheveux  :  ils  étaient 
trempés  de  rosée.  La  fatigue  de  la  marche  ajoutait  à  la  courba- 
ture de  tous  ses  membres;  elle  était  par  moment  tout  près  de 
pleurer.  Un  chaland,  halé  de  la  rive  par  un  vieux  cheval  exté- 
nué, glissa  sur  le  canal.  Le  patron,  debout  parmi  les  monceaux 
de  marchandises,  la  regarda  tout  à  loisir.  Quelques  hommes  à 
pied  passèrent  sur  la  route;  ils  la  regardèrent  aussi  et  elle  eut 
honte,  car  elle  devait  avoir  l'air  d'une  fille  chassée,  avec  son 
petit  paquet  de  bardes  et  sa  figure  transie.  Mais  personne  ne 
lui  dit  rien.  Elle  éprouva  cjue,  pour  la  première  fois,  elle  était 


HISTOIRE    DE    OOTTON    CONNIXLOO. 


561 


seule  au  monde  et  sans  abri  et  elle  sentit  s'accroître  en  elle  un 
désir  plus  profond,  plus  douloureux  que  tout  ce  qu'elle  avait 
connu  jusqu'alors,  de  reposer  entre  les  bras  de  l'homme  qu'elle 
aimait:  ((Quand  donc  viendra-t-il?  »  soupirait-elle  au  fond  de 
son  cœur,  et  les  larmes  débordèrent  de  ses  yeux. 

Enfin,  sur  la  route  déserte,  cette  blouse  bleue,  ce  pas  dé- 
rythmé..., c'était  lui!  Elle  se  leva,  s'avança  vers  lui  et  d'une 
bouche  qui  tremblait  un  peu,  elle  lui  dit  : 

—  Luc  Heemskerque,  qu'il  en  soit  de  moi  pour  toutes 
choses  maintenant  selon  ton  plaisir. 

II  la  contempla  un  instant,  trop  saisi  pour  lui  parler;  il 
regarda  les  lèvres  bleuies,  le  front  mouillé  de  rosée,  les  joues 
mouillées  de  larmes;  puis,  d'un  élan  farouche,  avide, il  referma 
sur  elle  ses  bras  puissans. 


* 
*  * 


Le  deuxième  dimanche  après  que  Gotton  se  fut  enfuie  de  la 
maison  paternelle,  le  curé  de  Metsys,  ayant  achevé  son  homélie 
sur  l'évangile  du  jour,  toussa  dans  son  mouchoir  rouge  et  dit  : 

((  Mes  frères,  la  charité  ne  m'oblige  pas  à  me  taire  avec  vous 
sur  le  scandale  qui  vient  de  désoler  notre  paroisse;  mais  plutôt 
elle  m'oblige  à  le  condamner  devant  vous  et  à  vous  exhorter 
avec  une  nouvelle  vigueur  à  la  haine  de  ce  péché  de  fornication 
contre  lequel,  de  la  première  à  la  dernière  page,  les  Saintes 
Ecritures  ne  cessent  de  s'élever.  Une  enfant  de  notre  paroisse 
a  quitté  pour  les  puanteurs  de  l'adultère  le  parfum  d'un  saint 
foyer.  Si  elle  nous  revient  un  jour  repentante  et  prête  à  la 
pénitence,  mes  frères.  Dieu  nous  inspirera  le  pardon.  Mais  que 
la  miséricorde  répandue  dans  le  sein  du  pécheur  contrit  ne  se 
confonde  pas  à  vos  yeux  avec  cette  coupable  indulgence  pour 
le  péché,  devenue  si  habituelle  aux  cœurs  affadis  de  cette  géné- 
ration. Rappelez-vous,  mes  frères,  que  l'horreur  du  péché  doit 
s'étendre  jusqu'au  pécheur  lui-même,  tant  qu'il  ne  désavoue  pas 
son  crime  et  continue  d'insulter  à  la  loi  de  Dieu.  Rappelez- 
vous  que  l'adultère  doit  être  évité  plus  qu'un  lépreux,  puisque 
c'est  une  lèpre  de  l'àme  qu'il  risque  de  communiquer. 
N'ayez  donc  avec  lui  ni  conversation  ni  commerce,  que  son 
nom  ne  soit  pas  prononcé  dans  une  demeure  chrétienne.  Et 
ainsi,  mes  frères,  vous  servirez  peut-être  son  àme,  puisque  Dieu 
ne  dédaigne  pas  d'utiliser  le  châtiment  pour  la  conversion  du 

TOME  XL.  —  1917.  36 


562  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pécheur  —  et  plus  sûrement  encore  vous  servirez  les  vôtres  et 
celles  de  vos  enfans  que  vous  avez  mission  d'engager  dans  le 
chemin  du  ciel.  Ainsi  soit-il.  » 

Cet  anathème  fut  écc^lé  par  les  paroissiens  de  Metsys  dans 
un  profond  silence  qui  recouvrait  des  sentimens  très  divers. 
Les  jeunes  filles  baissèrent  les  yeux  et  leurs  visages  exprimèrent 
toutes  les  nuances  de  la  confusion  féminine.  Les  plus  simples 
n'éprouvaient  que  le  malaise  mêlé  d'intense  curiosité  qui  agite 
un  enfant  devant  qui  l'on  va  fouetter  un  camarade.  Les  plus 
pieuses  rougissaient  douloureusement  devant  le  mal  entrevu. 
Mais  celles  qui  avaient  déjà  connu  ou  deviné  quelque  chose  de 
l'amour  frissonnaient  de  penser  qne  ce  qui  se  passe  de  si  mys- 
térieux et  de  si  poignant  dans  le  secret  du  cœur  et  dans  le  sens 
profond  et  caché  qui  n'a  pas  de  nom,  pouvait  éclater  ainsi  aux 
yeux  de  tous  et  prendre  subitement  ce  visage  d'infamie. 

Parmi  les  hommes,  quelques-uns  avaient  envie  de  rire, 
croisaient  des  regards  gourmands  et  moqueurs.  D'autres 
semblaient  profondément  contristés.  Les  mères  serraient  dure- 
ment leurs  lèvres  et  tournaient  la  tête  pour  envoyer  de  tous 
les  côtés  leurs  signes  d'approbation.  Certes,  elles  blâmaient 
Gotton  et,  devant  leurs  filles,  la  traînaient  dans  la  boue; 
mais  aussi  elles  se  rappelaient  leurs  conseils  de  matrones  : 
«  Remariez-vous,  Connixloo;  élever  une  fille  à  vous  tout  seul, 
vous  n'y  arriverez  pas  !  »  La  veuve  qui  l'avait  attendu  longtemps 
se  rengorgeait  aujourd'hui  et  redressait  les  épaules  d'un  air  qui 
signifiait  :  «  Si  j'avais  été  là,  ce  ne  serait  pas  arrivé.  Je  l'ai  tou- 
jour  dit  que  les  hommes  n'ont  pas  de  bon  sens.  » 

Toute  la  paroisse  se  mit  à  genoux  quand  le  curé  descendit  de 
sa  chaire  et,  dans  le  silence  qui  suivit,  tandis  qu'au  bas  do 
l'autel  il  revêtait  ses  ornemens  avant  d'entonner  le  Credo,  on 
entendit  des  sanglots  brefs  :  c'était  Connixloo  qui  pleurait  dans 
sa  stalle  de  chantre,  la  tête  entre  les  mains. 

II 

Luc  Heemskerque  avait  acheté  la  petite  maison  de  l'ancien 
forgeron  de  Meulebeke.  Derrière  la  forge  se  trouvait  une  grande 
chambre,  pavée  de  tuiles  rouges  où  il  mangeait  et  dormait  avec 
Gotton.  Du  fond  de  cette  chambre,  un  vieil  escalier  d«  chêne, 
tourné  en  colimaçon,  conduisait  à  un  grenier  où  des  amas  de 


HISTOIRE    DE    GOTTOiN    COiNMXLOO.  56â 

vieille  ferraille  voisinaient  avec  quelques  provisions  de  légumes 
sous  des  cordes  à  sécher  le  linge. 

Golion  avait  pris  possession  de  ce  logis  sans  un  jour  de 
dépaysement.  La  solitude  ne  l'étonnait  pas,  elle  y  avait  été 
accoutumée  à  Metsys.  Ses  occupations  n'avaient  guère  changé  : 
laver,  raccommoder,  faire  la  cuisine;  il  ne  lui  manquait  que 
de  soigner  les  vaches  et  de  les  mener  aux  champs  ;  mais  Luc 
Heemskerque  lui  avait  promis  des  poulets  et  un  agneau  qu'elle 
nourrirait  dans  le  jardin  et  qui  lui  tiendrait  compagnie.  Elle 
obéissait  à  Luc,  comme  toute  son  enfance  elle  avait  obéi  à  son 
père;  mais  le  bonheur  de  cette  soumission  amoureuse  était  si 
nouveau,  si  insoupçonné  que  souvent  au  milieu  du  travail 
domestique  elle  s'arrêtait  pour  laisser  déborder  dans  le  silence 
la  plénitude  de  son  cœur.  Ainsi  son  allégresse  intérieure  était 
la  seule  chose  à  laquelle  elle  ne  s'habituât  pas. 

Dans  les  premiers  temps,  elle  avait  pu  craindre  quelque  vio- 
lence de  son  père  ou  simplement  quelque  démarche  pénible  et 
embarassantc  comme  une  visite  du  curé,  une  tentative  de  per- 
suasion. Mais  rien  n'était  venu.  Depuis  le  matin  où  elle  avait 
quitté  la  maison  de  son  père,  elle  était,  pour  Metsys,  comme  à 
l'autre  boift  du  monde.  Dans  Meulebeke,  elle  sortait  rarement. 
Tout  le  monde  au  village  savait  son  histoire;  on  se  la  montrait 
du  doigt  et  personne  ne  lui  adressait  une  parole  de  bienveil- 
lance. Pourtant  elle  lavait  à  la  fontaine,  sur  la  place  du  village, 
et  quoiqu'elle  s'arrangeât  pour  y  aller  de  très  bonne  heure,  elle 
y  rencontrait  toujours  quelques  commères.  On  se  poussait  du 
coude  quand  elle  approchait;  il  arrivait  qu'on  l'insultât.  «  Hé! 
la  fille,  faut  du  toupet  pour  venir  laver  le  linge  de  vot'  lit  avec 
du  linge  d'honnête  monde. 

— •  Peut-être  bien,  répondait-elle  avec  lenteur,  qu'il  vaut 
mieux  être  heureuse  qu'honnête,  puisque  ce  ne  sont  pas  ceux 
qui  sont  heureux  qui  pensent  à  dire  des  méchancetés. 

Elle  avait  la  réplique  si  hautaine  et  si  drue  qu'elle  fermait 
la  bouche  au  zèle.  Elle  sentait  que  ces  femmes  qui  l'injuriaient 
ne  pouvaient  la  regarder  sans  envie.  Elle  savait  à  présent 
qu'elle  était  belle  ;  l'amour  qu'elle  inspirait  lui  était  devant  le 
monde  comme  un  vêtement  de  princesse  et  comme  une  armure. 
Elle  savait  qu'elle  marchait  comme  aucune  autre  femme,  avec 
un  mouvement  des  hanches  ample  et  rythmé,  léger  et  puissant, 
et  que  Luc  s'enivrait  rien  que  de  la  voir  aller  et  venir.  Loin  de 


564  REVUE    DÉS    DEUX    MONDES.; 

lui,  elle  devenait  orgueilleuse  ;  près  de  lui,  l'amour  humble, 
ardent,  voluptueux  et  simple  dominait  seul  tout  son  être.  Trop 
emportée  par  la  passion  pour  rester  coquette,  elle  oubliait  sa 
beauté  et  servait  en  silence  son  maître  le  forgeron. 

Elle  aimait  à  le  voira  la  forge,  debout,  les  manches  retrous- 
sées jusqu'aux  épaules,  battre  à  grands  coups  le  fer  incandescent 
et  arracher  de  l'enclume  des  gerbes  d'étincelles.  Souvent,  quand 
elle  avait  fini  son  travail  dans  la  chambre  et  au  petit  jardin  où 
elle  faisait  pousser  des  légumes,  elle  venait,  le  tricot  dans  les 
mains,  s'asseoir  près  de  la  porte,  au  fond  de  la  forge  et  le 
regarder.  Le  bruit  de  son  souffle  entre  les  coups  la  traversait 
comme  une  flamme.  Parfois  des  cliens  entraient  et  engageaient 
la  conversation  avec  Heemskerque;  mais  quand  ils  s'aperce- 
vaient soudain  de  la  présence  de  Gotton  dans  l'ombre  noire,  ils 
étaient  pris  de  malaise  et  abrégeaient  l'entretien.  Cette  belle 
fille  pécheresse,  avec  son  regard  intense,  leur  représentait 
vaguement  Vénus,  la  diablesse  qu'adoraient  les  païens  et  pour 
qui  se  perdent  tant  d'hommes. 

La  journée  faite,  Luc  disait  souvent  à  Gotton  :  «  Viens-tu 
faire  un  tour?  »  Et  Gotton,  qui  n'osait  presque  pas  sortir  seule  à 
cause  des  mauvais  propos,  souriait  avec  reconnaissance  et  s'en 
allait  changer  de  tablier.  Alors  ils  partaient,  en  se  donnant  le 
bras,  par  un  sentier  qui  filait  derrière  leur  jardin,  droit  à  tra- 
vers champs,  et  si  loin  qu'on  pût  voir  de  ce  côté-là  il  n'y  avait 
que  la  plaine  verte  ou  bigarrée,  blonde  ou  rousse  ou  encore 
bleue  selon  l'heure  et  les  saisons.  Au  printemps,  Luc  passait 
des  branches  d'aubépine  dans  le  chignon  de  Gotton  pour  voir 
son  clair  visage  lui  rire  dans  une  broussaille  de  fleurs  blanches. 
Il  lui  disait  tout  bas  des  mots  de  passion  et  rafraîchissait  contre 
son  cou  et  ses  joues  une  tête  enflammée  par  le  feu  de  la  forge. 
Heureuse  et  docile,  elle  se  prêtait  à  la  violence  des  caresses.  Elle 
était  comme  une  fleur  toujours  fraîche,  intacte,  resplendis- 
sante dans  l'insatiable  tempête  de  l'Amour.  Mais  lui,  parfois, 
avait  une  façon  de  la  regarder  sauvage  et  presque  triste  qui 
l'effrayait.  Elle  était  restée  un  peu  timide  avec  lui,  parce  qu'il 
était  beaucoup  plus  âgé  qu'elle  et  si  fort,  si  actif,  si  résolu  I  Sous 
les  duretés  de  son  père,  elle  avait  toujours  senti  les  inquiétudes 
d'une  nature  craintive  :  la  peur  de  l'enfer,  la  peur  de  la  rumeur 
publique,  la  peur  de  la  ruse  et  de  l'ardeur  féminines,  tels 
étaient  les  vrais  ressorts  de  la  vertu  et  des  sévérités  de  Gon- 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CONMXLOO. 


565 


nixioo.  Mais  ce  Heemskerque,  avec  ses  yeux  exaltés,  il  sem- 
blait vraiment  qu'il  n'eût  peur  de  rien.  C'était  un  homme  soli- 
taire, habitué  à  l'eflort,  à  la  peine,  qui  dix  heures  par  jour,  à 
demi  nu  souvent  et  tout  en  sueur,  courbait  le  fer  à  sa  volonté. 
Appuyée  sur  son  bras,  Gotton  se  sentait  protégée. 

Au  cours  de  leurs  promenades  du  soir,  il  lui  avait  raconté 
la  dure  vie  qu'il  avait  eue  et  qui  l'avait  fait  tenace  et  volontaire. 

—  Tu  ne  m'as  jamais  demandé,  Gotton,  pourquoi  je  suis 
boiteux.  Je  ne  suis  pas  né  comme  ça,  tu  sais,  et  ce  n'est  pas  la 
faute  de  ma  mère,  ma  pauvre  petite,  si  ton  homme  va  clopi- 
nant. Mon  père  avait  une  forge  près  de  Bruges.  Moi,  j'étais  un 
garçon  qui  poussait  très  droit,  le  plus  petit  de  quatre  frères. 
Quand  j'avais  dix  ans,  je  me  pris  de  querelle,  un  jour,  avec 
mon  aine.  Lui  était  fort  et  violent.  Il  a  saisi  le  marteau  de  la 
forge  et  m'en  a  lancé  un  coup  au  travers  des  jambes.  Je  suis 
tombé  raide,  évanoui.  On  m'a  porté  sur  mon  lit.  J'avais  une 
cuisse  cassée.  Je  suis  resté  trois  mois  sur  le  dos.  On  n'a  pas 
appelé  de  médecin,  personne  ne  m'a  soigné;  on  m'apportait  à 
manger  et  c'était  tout.  Mon  aine  travaillait  à  la  forge  et  gagnait 
déjà  de  l'argent,  mes  parens  ne  voulaient  pas  se  fâcher  avec 
lui.  Les  premiers  jours  j'ai  hurlé  sans  arrêter.  Et  puis  la  dou- 
leur s'est  éteinte.  J'ai  attendu  en  patience  que  ce  soit  raccom- 
modé; la  nuit,  je  tàtais  le  sol  avec  le  pied  pour  savoir  si  ça  se 
refaisait,  si  ça  se  calait.  Quand  j'ai  pu  me  tenir  sur  mes 
jambes,  il  y  en  avait  une  plus  courte  que  l'autre,  avec  une 
grosse  bosse  dure  comme  une  pierre  sur  le  côté.  Alors,  tu  com- 
prends bien  que  je  ne  voulais  plus  rester  dans  la  maison  où 
mon  frère  m'avait  fait  ça.  Je  ne  voulais  pas  clopiner  derrière 
les  autres  qui  m'auraient  toujours  couru  devant  dans  la  vie.  Je 
suis  parti  une  nuit  sans  un  sou,  comme  un  vagabond,  pour 
m'en  aller  ailleurs,  je  ne  savais  pas  où,  gagner  mon  pain.  Pas 
une  fois  je  n'ai  mendié.  Avant  le  soir  du  premier  jour,  j'ai  trouvé 
à  me  louer  dans  une  ferme  pour  soigner  les  chevaux  de  labour 
et  tenir  l'écurie.  J'y  suis  resté  deux  ans;  je  travaillais  pour  ma 
nourriture  et  ne  voyais  jamais  un  écu.  Ça  ne  me  plaisait  pas  et 
je  gardais  toujours  l'idée  de  m'établir  forgeron  comme  mon 
père,  parce  que  j'aime  un  travail  qu'on  fait  tout  seul  et  où  on 
est  le  maître. 

Et  puis  dans  ce  travail  c'est  des  bras  qu'il  faut,  et  je  pensais 
qu'un  boiteux  n'y  serait  pas  plus  maladroit  qu'un  autre.  Alors 


566  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  temps  en  temps  je  m'en  allais,  pour  un  jour,  pour  deux  jours, 
chercher  dans  un  village  ou  dans  l'autre  une  place  d'apprenti 
forgeron.  Quand  je  rentrais,  on  disait  toujours  qu'on  allait  me 
renvoyer,  on  croyait  que  j'avais  été  à  la  noce  avec  des  filles  et 
que  je  m'étais  fait  payer  à  boire!  et  puis  on  me  gardait  tout  de 
même  parce  que  je  travaillais  bien.  C'est  à  Malines  que  j'ai 
trouvé  ma  chance,  un  jour  que  mon  patron  m'y  avait  envoyé 
pour  livrer  à  un  maquignon  deux  chevaux  de  labour  qu'il 
venait  de  lui  vendre.  Un  forgeron  de  faubourg  m'a  pris  chez 
lui  et  quand  j'ai  eu  mes  dix-sept  ans,  il  m'a  placé  chez  le 
forgeron  d'Iseghem  qui  était  vieux  et  ne  pouvait  plus  suffire 
à  son  travail.  Bientôt  il  m'a  laissé  toute  la  place.  Là,  j'ai  gagné 
de  l'argent.  J'ai  cru  que  j'en  avais  fini  de  manger  de  la  vache 
enragée.  Et  puis  je  me  suis  marié  et  diable  1...  j'ai  vu  que  je  ne 
faisais  que  de  commencer. 

Gotton  écoutait  et  se  rappelait  sa  propre  enfance,  Calme  et 
monotone  et  les  rêveries  de  ses  douze  ans  dans  l'église  de 
Metsys.  Et  elle  songeait  que  tous  deux,  lui  à  travers  tant  de 
luttes  et  de  peines,  elle  à  travers  tant  de  rêves,  ils  n'avaient 
grandi  que  pour  ces  jours  d'amour.  Cette  pensée  lai  embellissait 
encore  toutes  les  heures.  Au  jardin,  en  arrosant  un  petit  rosier 
nouvellement  planté,  tige  sèche,  grise,  épineuse,  que  Luc  avait 
rapporté  pour  elle  de  Malines,  elle  se  disait,  méditant  sa  propre 
destinée  :  «  Il  ne  sait  pas  qu'il  poussera  bientôt  des  roses...  nous 
non  plus,  nous  ne  savions  pas.  » 

Au  bout  de  deux  ans,  Gotton  dit  à  Luc  :  «  Dieu  ne  nous  a 
pas  bénis;  nous  n'avons  pas  d'enfans.  »  Elle  exprimait  ainsi 
pour  la  première  fois  le  souci  qui  depuis  plusieurs  mois  trou- 
blait son  cœur.  D'abord  ce  n'avait  été  qu'une  pensée  fuyante, 
une  brève  angoisse  au  milieu  du  bonheur.  Et  puis  elle  se  disait  : 
«  Nous  avons  bien  le  temps!  »  Mais  le  temps  n'amenait  rien  et 
Gotton  commençait  à  entrevoir  que  peut-être  cela  continuerait 
toujours  ainsi  et  qu'elle  vieillirait  auprès  de  Luc  sans  espérance. 
Alors  elle  se  sentit  murée  dans  cette  félicité  sans  horizon  ;  il  lui 
sembla  que  son  bonheur  se  refermait  sur  elle  comme  une 
tombe.  Toute  sa  vigueur  et  toute  sa  tendresse  aspiraient  au 
travail  maternel,  à  porter,  à  nourrir,  à  élever  des  enfans.  Elle 
les  désirait  pour  elle-même,  par  le  plus  instinctif  de  sa  nature 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CONNIXLOO.  567 

et  elle  les  désirait  pour  Luc  qui  avait,  à  cause  d'elle,  abandonné 
les  siens.  11  y  avait  des  heures  où  elle  devenait  jalouse  de  cette 
Gertrude  iMoorsIede  qui  les  lui  avait  donnés  et  envers  qui  elle 
se  savait  coupable.  Si  elle  eût  elle-même  enfanté,  ses  petits 
l'eussent  protégée  contre  le  remords  :  ils  auraient  eu  tellement 
besoin  de  Luc!  et  ils  l'eussent  protégée  aussi,  pensait-elle, 
contre  le  mépris  public.  Avec  des  enfans,  elle  eût  été  presque 
pareille  aux  autres  femmes,  une  mère  plutôt  qu'une  maîtresse. 
On  aurait  cessé  de  se  la  montrer  du  doigt;  on  aurait  peut-être 
oublié  le  scandale...  Et  même  comme  maîtresse,  elle  s'inquié- 
tait :  elle  craignait  que  chez  Luc  l'ardeur  du  plaisir  ne  s'épuisât 
bientôt,  qu'il  ne  prît  en  dégoût  un  lit  stérile,  et  sa  propre  vie 
lui  parut  morne  comme  une  année  qui  n'aurait  pas  de  saisons. 

Cette  secrète  souffrance  la  rendit  plus  sensible  aux  marques 
d'hostilité  qu'elle  recevait  chaque  jour.  Les  gens  de  Meulebeke 
ne  s'étaient  pas  accoutumés  au  scandale;  ils  n'avaient  pas  fait 
leur  paix  avec  les  adultères.  Aucune  famille  n'avait  ouvert  sa 
porte  à  Gotton;  aucune  femme  n'entrait  chez  elle.  Quand  elle 
passait  le  seuil  d'une  boutique,  les  clientes  hâtaient  leurs  achats 
et  faisaient  montre  de  leur  mauvaise  humeur.  On  remarquait 
en  sortant"  :  «  Ce  n'était  pourtant  pas  l'habitude  de  rencontrer  ici 
des  filles  perdues  »  et  la  marchande  de  répondre  :  «  On  dit  bien 
qu'il  faut  de  tout  pour  faire  un  monde;  n'empêche  que  mon 
goût,  c'est  de  servir  les  honnêtes  gens.  »  Un  jour  que  Gotton 
déposait  sa  monnaie  sur  le  comptoir  de  la  boulangère,  celle-ci  le 
ramassa  en  disant  :  «  Et  les  petits  Heemskerque,  ils  n'en  ont 
peut-être  pas  beaucoup  d'argent  à  porter  chez  le  boulanger?  » 
De  pareils  traits  s'enfonçaient  au  plus  frémissant  de  cette  âme. 

Aussi  les  yeux  de  Gotton  maintenant  se  durcissaient  et  sa 
belle  démarche  balancée  avait  pris  comme  un  air  d'insolence. 
Tous  ses  rêves  se  concentraient  de  plus  en  plus  sur  la  grande 
revanche  :  l'orgueil  d'être  mère.  Un  petit  enfant  couché  entre 
ses  bras,  un  petit  visage  chaud  et  tendre  collé  à  sa  blanche 
mamelle  veinée,  voilà  la  vision  dont  elle  se  berce,  la  fille 
méprisée,  en  traversant  le  village  où  pas  une  figure  ne  lui 
sourit.  Puis  la  vision  se  développe  :  il  y  a  plusieurs  enfans, 
trois,  quatre,  pendus  aux  jupes  de  Golton,  mais  il  y  en  a 
toujours  un  tout  nouveau,  un  tout  petit  qui  tient  de  la  tête 
aux  pieds  entre  les  deux  coudes  qui  le  balancent.  0  faiblesse 
chérie!  ô  fière  abondance!  Dans  la  souffrance  d'une  telle  nos- 


558  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

talgie,  des  pensées  d'autrefois,  presque  oubliées  depuis  les 
premières  joies  d'amour,  avivaient  soudain  leur  aiguillon.  Cet 
état  de  péché  dont  elle  avait  eu  peur  avant  la  faute,  elle  en 
retrouvait  la  conscience  et  l'inquiétude  et,  par  momens,  elle  se 
demandait  avec  effroi  si  une  malédiction  d'en  haut  avait  desséché 
ses  entrailles. 

Des  mois  passèrent  sans  qu'elle  osât  parler  de  son  angoisse 
au  forgeron.  Mais  quelquefois,  en  revenant  de  ses  courses,  il  la 
trouvait  assise,  la  tête  dans  les  mains  et  pleurant.  Tant  qu'il 
travaillait  à  la  forge,  le  sentiment  de  sa  présence  refoulait  le 
chagrin;  elle  allait  le  voir,  comme  dans  les  premiers  temps, 
frapper  sur  l'enclume,  et  de  le  regarder  ainsi,  en  silence,  lui  ras- 
sasiait le  cœur.  Mais  les  jours  où  Luc  était  en  courses  dans  les 
villages  voisins,  ou  quelquefois  à  la  ville,  son  esprit  vagabon- 
dait dans  une  solitude  où  rien  ne  la  défendait  plus  de  la  mélan- 
colie. La  déception  de  sa  vie  de  femme  rouvrait  la  .porte  au 
souvenir  et  beaucoup  de  choses  qu'elle  aurait  crues  oubliées 
lui  revenaient  à  la  mémoire,  nimbées  de  tristesse.  Elle  se  rap- 
pelait les  jours  placides  qu'elle  passait  aux  champs  et  où,  parmi 
les  scabieuses  et  les  marguerites,  elle  était  elle-même  comme 
une  fleur  au  sang  tranquille.  Elle  avait  peur  de  son  père,  elle 
s'ennuyait  avec  lui,  elle  était  quelquefois  battue,  oui,  c'est  vrai, 
et  pourtant  comme  toute  cette  vie  d'avant  l'amour  lui  apparais- 
sait de  loin  fraîche  et  sereine,  avec  un  secret  rayonnement! 
On  ne  changerait  pas,  on  ne  reviendrait  pas  au  temps  passé  ; 
mais  on  se  dit  tout  de  même  qu'on  ne  savait  pas  comme  c'était 
bon.  Elle  se  rappelait  encore  les  carillons  qui  tous  les  quarts 
d'heure  épanouissaient  dans  l'air  comme  une  petite  fleur  de 
musique  à  six  pétales,  et  toutes  les  fleurs  formaient  une  claire 
guirlande  suspendue  entre  l'aube  et  le  soir.  Et  puis  ces  belles 
sonneries  du  dimanche,  si  basses  d'abord,  puis  de  plus  en  plus 
hautes,  vives,  pressantes,  légères  comme  pour  hâter  les  pas  des 
paroissiens  qui  de  toutes  les  fermes  venaient  à  l'église.  Il  lui 
arrivait  de  les  entendre  encore,  quand,  par  une  matinée  de 
dimanche,  le  vent  était  vif  et  venait  de  Metsys.  Elle  distinguait 
alors  la  voix  de  la  grosse  cloche  qui  donnait  d'abord  et  sem- 
blait dire  :  «  Quittez  vos  étables,  tirez  vos  pieds  des  sabots  où 
collent  la  boue  et  le  fumier!  »  et  ensuite  les  autres  cloches  dont 
les  voix  lui  parvenaient  en  rapides  mêlées  aériennes,  ces  cloches 
argentines  qui  parlaient  d'une  joyeuse  ascension  de  ce  monde 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CON.MXLOO.  569 

épais  vers  les  régions  où  les  âmes  des  hommes  chantent  avec  les 
anges.  Gotton  entendait  et  rêvait,  mais  elle  ne  quittait  pas  son 
jupon  de  tous  les  jours,  ni  ses  sabots;  elle  n'allait  pas  à  l'église. 
Elle  n'aurait  pas  cru  que  cela  finirait  par  tant  lui  manquer! 
Alors  elle  pensait  à  l'église  de  Metsys;  elle  avait  envie  de  revoir 
son  curé,  les  mains  saintement  levées,  chantant  la  Préface.  Elle 
retrouvait  avec  cette  image  l'impression  confuse  que  lui  don- 
naient les  incompréhensibles  paroles  latines  résonnant  si  riche- 
ment dans  le  chœur  de  bois  sculpté,  —  l'antique  mélodie  à  la 
fois  étrange  et  familière  qui  semblait  animer  d'une  vie  magique 
les  personnages  grouillans  du  retable,  les  figures  des  chapi- 
teaux. Elle  revoyait  les  vitraux,  ces  énigmes  palpitantes  qui 
avaient  brillé  sur  son  enfance  et  suscité  ses  premiers  rêves;  — 
ces  gemmes,  ces  braises  inextinguibles  —  quelle  sorcellerie!  — 
Comme  elle  avait  aspiré  à  participer  de  leur  ardeur!  et  quand 
elle  avait  connu  le  regard  passionné  de  Luc,  elle  avait  cru 
trouver  un  foyer  du  même  feu  —  foyer  tout  proche,  tout 
humain,  auquel  son  âme  pourrait  s'allumer,  pourrait  devenir 
aussi  brillante  et  brûlante!...  Dans  les  premiers  temps  de  leur 
amour,  c'avait  été  son  intime  bonheur  de  sentir  que  sa  passion 
veillait  en  elle,  à  travers  la  solitude,  le  travail  monotone,  les 
jours  brumeux  et  jusqu'au  plus  obscur  du  sommeil.  Il  lui  sem- 
blait qu'en  effet  son  âme  était  devenue  comme  incandescente  et 
qu'il  devait  y  avoir  autant  de  différence  entre  un  cpidavre  et  une 
ressuscitée  qu'entre  la  jeune  fille  qu'elle  avait  été  et  l'amou- 
reuse qu'elle  était  devenue.  Mais  maintenant  elle  apprenait  que 
l'amour  n'a  pas  la  fixité  des  gemmes  et  que  s'il  ne  peut  grandir 
et  se  propager  comme  la  tlamme,  il  s'étouffe  douloureusement 
parmi  des  cendres. 

Camille  Mayran. 
(La  dernière  partie  au  prochain  numéro.) 


LE  MIRACLE  FRANÇAIS 


II'" 

TROIS  ANS  APRÈS 


Elle  dure  encore,  après  trois  ans,  la  grande,  l'effroyable 
guerre.  Des  peuples  de  plus  en  plus  nombreux  jettent  sans  comp- 
ter dans  la  fournaise  ardente  leur  sang,  leur  or,  les  richesses  de 
leur  sol  et  les  espe'rances  de  leur  labeur.  Demain,  peut-être,  l'in- 
cendie aura  gagné  de  nouvelles  régions  pacifiques.  Et  bien  qu'à 
divers  signes  on  puisse  entrevoir  que  le  dénouement  de  la 
sombre  tragédie  approche,  nul  ne  saurait  prédire  l'heure  exacte 
où  succombera,  sous  les  coups  de  l'univers  civilisé,  la  grande 
Barbarie  occidentale.  Puisque  c'est  contre  nous,  «  son  principal 
ennemi,  »  qu'elle  a  dirigé  son  principal  effort,  comment,  après 
l'avoir  brisé  une  première  fois,  l'avons-nous  usé  lentement, 
infatigablement,  inexorablement,  au  prix  de  quotidiens  et 
obscurs  sacrifices?  Comment  la  France  triomphante  est-elle 
devenue  la  France  endurante?  Gomment  le  miracle  français, 
dont  la  soudaine  révélation  avait  émerveillé  le  monde,  s'est-il 
si  longtemps  prolongé,  soutenu,  poursuivi  sans  défaillance  ? 

I 

Le  printemps  de  1915  s'ouvrait  plein  d'espérances.  Le  premier 
hiver  des  tranchées  avait  été  dur,  mais  on  oubliait  ses  misères. 
Przemysl  avait  capitulé,  et  l'on  s'attendait  à  l'invasion  de  la 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  avril  1915. 


TROIS    ANS    APRES. 


571 


Hongrie.  L'expédition  des  Dardanelles  semblait  reprise  dans 
des  conditions  qui  devaient  en  assurer  l'heureuse  issue.  En  dépit 
de  leurs  nouveaux  gaz  asphyxians,  la  deuxième  bataille  d'Ypres 
n'arait  été',  pour  les  Allemands,  qu'un  succès  local  et  sans 
lendemain.  Nous  commencions  en  Artois  une  offensive  qui 
s'annonçait  victorieuse,  et  que  beaucoup  espéraient  libératrice. 
Enfin,  l'Italie  secouait  ses  chaînes,  et,  après  d'apparentes  hési- 
tations qui  dissimulaient  une  méthodique  préparation  politique 
et  militaire,  elle  prenait  place  à  nos  côtés  pour  combattre 
l'éternel  ennemi  de  la  civilisation  latine. 

Les  déceptions  vinrent,  hélas!  assez  vite.  Malgré  tout  l'hé- 
roïsme déployé,  et  des  souffrances  sans  nom,  nous  ne  parve- 
nions pas  à  forcer  le  passage  des  Dardanelles.  Nos  victoires  de 
Carency,  de  Neuville-Saint-Vaast,  d'Ablain-Saint-Nazaire,  certes 
réelles  et  dignes  de  la  vaillance  française,  ne  produisaient  pas 
tous  les  résultats  qu'on  en  attendait  :  nous  n'avions  pas  percé 
les  lignes  ennemies,  et  nos  villes  du  Nord  restaient  sous  le  dur 
joug  de  l'étranger.  Surtout,  nous  apprenions  que  les  Russes, 
dépourvus  d'armes  et  de  munitions,  soumis  au  feu  écrasant 
d'une  artillerie  formidable,  avaient  subi,  sur  les  bords  de  la 
Dunajec,  une  lourde  défaite,  et,  sans  rompre  leur  front,  il  est 
vrai,  en  se  défendant  avec  une  ténacité  admirable,  reculaient, 
reculaient  toujours,  perdant  l'une  après  l'autre  toutes  leurs 
conquêtes,  laissant  même  progressivement  envahir  leur  propre 
territoire... 

Ah  !  le  lourd,  le  morne  et  sombre  été  qui  suivit  !  L'activité 
militaire  se  raréfiait  sur  notre  front,  et  les  opérations, d'ailleurs 
secondaires,  qui  s'engageaient  ne  nous  étaient  point  partout 
favorables.  Si  nous  progressions  en  Alsace,  nous  reculions  en 
Argonne.  On  sentait,  comme  nous  venons  de  le  sentir  encore, 
rôder  partout  l'espionnage  allemand,  épiant  nos  moindres  gestes 
de  lassitude,  prêt  à  insinuer  ses  louches  offres  pacifiques.  Les 
paroles  officielles,  qui  auraient  pu  dissiper  cette  atmosphère  de 
malaise,  entretenir  la  confiance  publique,  se  faisaient  plus 
rares,  elles  aussi.  Et  les  mauvaises  nouvelles  du  front  russe 
tombaient  sur  notre  cœur  avec  la  sourde  régularité  d'un  glas 
funèbre  :  Przemysl,  Lemberg,  Varsovie,  Kovno,  Novo-Geor- 
giewsk,  Ossoviecz,  Brest-Litowsk,  aucune  ville,  aucune  forte- 
resse ne  résiste  à  ce  déluge  de  fer  et  de  feu  que  font  pleuvoir 
les  canons   allemands.    La  guerre    industrialisée,   mécanisée, 


572 


REVUE    DES    DEUX    MONDES., 


matérialisée,  devenue  presque  totalement  indifTérente  à  tout  ce 
qui  —  valeur  individuelle  ou  habileté  manœuvrière  —  met- 
tait un  peu  d'élégance  morale  et  de  beauté  dans  la  guerre  d'au- 
trefois ;  toutes  les  forces  aveugles  et  brutales  de  la  nature  et  de 
la  science  mises  au  service  d'une  puissance  sans  scrupule  et 
sans  frein  :  telle  était  l'obsédante  pensée  qui  hantait  tous  les 
esprits.  Et  l'on  pouvait  se  demander,  aux  heures  d'inquiétude 
et  d'angoisse,  si  jamais,  sur  ce  terrain  de  la  lutte  industrielle, 
de  la  préparation  matérielle,  nous  parviendrions,  surpris  comme 
nous  l'avions  été,  et  démunis  comme  nous  l'étions  par  l'inva- 
sion, à  rejoindre,  à  égaler  nos  redoutables  adversaires. 

Et  nous  ne  savions  pas  tout  encore!  Nous  ignorions  alors, 
—  M.  Lloyd  George  nous  l'a  révélé  depuis,  —  que  nos  amis 
anglais,  dépourvus  de  munitions,  n'auraient  pu  résister  à 
l'effort  germanique,  s'il  s'était  produit  contre  eux  plutôt  que 
contre  les  Russes.  Nous  ignorions  aussi  qu'à  la  fin  du  mois  de 
mai  1915  pas  un  seul  fusil  neuf  n'était  encore  sorti  des  fabriques 
anglaises,  et  que  l'instruction  des  recrues  de  lord  Kitchener  se 
faisait  avec  des  fusils  de  bois...  Que  n'ignorions-nous  pas  d'ail- 
leurs? Mais  nous  sentions  confusément  que  l'Angleterre  était 
lente  à  se  mettre  en  mouvement,  et  que  sur  nous,  sur  notre  armée 
de  terre  tout  au  moins,  reposerait  longtemps  la  plus  lourde  part 
du  commun  fardeau. 

Malgré  tout,  malgré  tant  d'idées  ou  d'impressions  qui 
auraient  pu  être  aisément  déprimantes,  malgré  les  deuils  qui 
se  multipliaient  tous  les  jours,  la  confiance  ne  désertait  pas 
les  cœurs.  La  confiance,  —  une  confiance  quasi  mystique,  — 
s'était  implantée  dans  l'àme  française  pour  n'en  plus  sortir, 
dès  le  1"  août  1914.  Elle  avait  résisté  au  terrible  assaut  qui 
avait  suivi  la  bataille  de  Gharleroi.  Quelque  dures  que  fussent 
les  épreuves  présentes,  notre  idéalisme  invétéré  n'admettait 
pas,  ne  pouvait  pas  admettre  qu'une  agression  aussi  criminelle, 
aussi  injustifiée  que  celle  dont  nous  avions  été  l'objet  pût 
finalement  réussir  :  la  vie  eût  perdu  son  sens  et  le  monde  sa 
raison  d'être,  si  l'histoire,  en  l'acceptant,  avait  dû  justifier 
pareil  forfait.  Bientôt  une  victoire  dont  la  portée  décisive  nous 
apparaît  davantage,  à  mesure  qu'elle  recule  dans  la  perspective 
du  passé,  venait  légitimer  ces  intuitions  du  cœur  :  la  grande 
espérance  de  la  Marne  désormais  va  planer  sur  toutes  nos 
démarches  et  sur  toutes  nos  pensées,  Le  bop  sens  français,  sq 


TROIS    ANS    APRÈS.  573 

surajoutant  ici  aux  affirmations  irraisonnées  de  notre  instinct 
moral,  va  suggérer  à  tous  les  esprits  la  même  conviction  : 
ce  que  l'Allemagne,  au  moment  de  sa  plus  grande  supériorité 
numérique  et  matérielle,  n'a  pu  réaliser,  elle  ne  pourra  l'obtenir 
après  de  cuisans  échecs,  et  quand  les  forces  qu'elle  veut  combattre 
iront  croissant  à  leur  tour.  Pour  venir  à  bout  d'elle,  nous  n'avons 
plus  qu'à  ne  pas  être  inférieurs  à  nous-mêmes;  nous  n'avons 
plus  qu'à  tenir. 

Et  l'on  tient  en  efTet.  On  tient  en  dépit  des  mauvaises 
nouvelles,  ou  de  l'absence  de  nouvelles.  On  tient,  parce  qu'il 
faut  tenir.  L'armée,  d'abord,  qui  voit  de  près  les  difficultés  de 
la  tâche  à  accomplir,  est  tout  entière  animée  de  cet  esprit  de 
sacrifice,  de  ce  stoïcisme  grave  qui  sont  peut-être  les  qualités 
les  plus  vraiment  foncières  de  la  race.  Jamais  elle  n'a  été  plus 
unie,  plus  disciplinée.  Jamais  les  divers  élémens  qui  la  composent 
n'ont  été  plus  intimement  fondus.  Une  année  de  guerre,  —  et  de 
quelle  guerre!  —  mille  dangers  affrontés  en  commun,  les  priva- 
tions, les  fatigues,  les  misères  de  la  vie  en  campagne  courageu- 
sement supportées,  toutes  les  classes  sociales,  toutes  les  profes- 
sions, tous  les  âges  mêlés  :  voilà  qui  a  plus  fait  pour  constituer 
la  véritable'  «  nation  armée  »  que  toutes  les  théories  élaborées, 
pendant  la  paix,  dans  les  officines  parlementaires.  La  tranchée 
est  une  rude,  mais  salutaire  école  d'égalité,  de  solidarité  et 
d'unité  nationales.  Les  rapports  entre  les  hommes,  entre  les 
soldats  et  les  chefs  y  deviennent  plus  intimes,  plus  simples, 
plus  directs;  la  discipline,  sans  cesser  d'être  ferme,  s'y  fait  plus 
paternelle.  Au  bout  de  quelques  mois  de  cette  vie,  la  fusion  est 
si  parfaite  que  le  généralissime  peut  effacer  les  distinctions 
d'usage  entre  l'active  et  la  réserve  :  il  a  désormais  sous  ses 
ordres,  et  dans  sa  main,  une  immense  armée  démocratique, 
endurcie,  entraînée  et  confiante  qui  s'est  peu  à  peu  élaborée 
dans  ce  terrible  creuset  de  la  guerre  d'aujourd'hui.  Ces  troupes 
ont  leur  armature  morale  constituée  par  les  officiers  survivans 
de  l'active,  et  non  moins  autant  par  ces  admirables  officiers  de 
réserve  dont  la  guerre  a  révélé  les  hautes  capacités  d'initiative, 
d'intelligente  adaptation,  d'inépuisable  dévouement.  Elles  ont 
foi  dans  leurs  chefs,  qu'elles  ont  vus  à  l'œuvre,  et  dont  elles 
connaissent  la  science  militaire,  la  bravoure,  l'humanité.  Pelles 
savent  que  leurs  armes  ne  valent  pas  encore,  pour  le  nombre  et 
la  puissance,  celles  de  l'ennemi;  mais  elles  savent  aussi  qu'on 


574  REVUE    DES    DEUX    MONDES* 

leur  en  forge  de  nouvelles,  et  elles  les  attendent  patiemment 
pour  courir  à  l'assaut.  «  Long,  dur,  sûr,  »  avait  dit  un  des  plus 
beaux  hommes  de  guerre  qu'ait  mis  en  lumière  la  bataille  de  la 
Marne,  le  général  Foch  :  c'est  la  devise  même,  stoïque  et 
tenace,   de   l'armée  française  tout  entière. 

Par  les  permissionnaires,  par  les  lettres  du  front,  cet  état 
d'esprit  s'est  propagé  à  l'arrière.  Rien  n'est  plus  réconfortant 
que  d'entendre  parler  ces  soldats,  improvisés  pour  la  plupart, 
que  la  vie  d'action  a  si  fortement  trempés,  que  le  génie  militaire 
de  leur  race  a  si  complètement  ressaisis,  et  qui  ne  doutent  point 
de  la  sûre  et  lente  victoire. 

Il  n'y  a  pas  que  les  soldats  qui  fassent  la  guerre,  —  écrit  l'un 
d'eux  à  sa  grand'mère.  —  Vous  auSsi,  les  mères,  les  grand'mères, 
les  épouses,  vous  la  faites!  car,  vous  aussi,  vous  souffrez  dans  vos 
affections;  car,  vous  aussi,  vous  vivez  dans  l'angoisse,  dans  la  solitude, 
dans  l'incertitude  du  lendemain.  Vous  toutes,  ô  femmes  de  France, 
vous  souffrez  et  vous  faites  la  guerre  avec  nous.  Vos  armes,  ce  sont 
vos  mains  qui  tricotent  ou  qui  préparent  des  pansemens,  ce  sont  vos 
lèvres  qui  prient,  ce  sont  vos  cœurs  qui  crient  courage  aux  soldats. 
Et  votre  devoir,  c'est,  comme  la  sentinelle  qui  veille  les  pieds  dans  Veau 
ou  fond  de  la  tranchée,  de  tenir  aussi  et  de  garder  tout  votre  courage. 
Et  votre  gloire,  elle  viendra  comme  viendra  la  nôtre,  après  la  souffrance 
et  les  jours  de  tristesse,  et  elle  sera  aussi  grande  que  la  nôtre  (1). 

Gomment  ne  pas  se  laisser  convaincre  par  ces  enfans 
héroïques?  Partager  leur  foi,  c'est  se  montrer  dignes  d'eux. 
Kt  en  effet,  malgré  toutes  les  raisons  que  l'on  pouvait  avoir  de 
sentir  quelque  lassitude,  de  voir  le  présent  et  même  l'avenir 
en  sombre,  on  reste  patient,  confiant,  et,  comme  ils  disent, 
nos  soldats,  on  «  garde  le  sourire.  »  Une  noble  cérémonie 
patriotique,  comme  celle  qui  eut  lieu  le  14  juillet  pour  le 
transfert  des  cendres  de  Rouget  de  Liste  aux  Invalides,  les 
éloquentes  et  fortes  paroles  qu'y  prononça  le  Président  de  la 
République  :  il  n'en  faut  pas  plus  pour  ranimer  les  courages 
et  pour  tendre  les  volontés.  «  Il  n'est  pas  un  seul  de  nos  soldats, 
a  dit  le  Président,  il  n'est  pas  un  seul  citoyen,  il  n'est  pas  une 
seule  femme  de  France  qui  ne  comprenne  clairement  que  tout 

(1)  Le  lieutenant  Jean  Saleilles  (1890-1913),  Lettres  de  guerre,  avec  portrait, 
1  vol.  in-8  (non  mis  dans  le  commerce),  Dijon,  imprimerie  Darantière,  1916, 
p.  60-61. 


TROIS    ANS    APRÈS. 


575 


l'avenir  de  notre  race,  et  non  seulement  son  honneur,  mais  son 
existence  même  sont  suspendus  aux  lourdes  minutes  de  celte 
guerre  inexorable.  »  Et  quand  il  a  repoussé  dédaigneusement 
l'idée  d'  «  une  paix  précaire,  trêve  inquiète  et  fugitive  entre  une 
guerre  écourlée  et  une  guerre  plus  terrible;  »  quand  il  a  répété 
que  «  la  victoire  finale  sera  le  prix  de  la  force  morale  et  de  la 
persévérance,  »  il  ne  faisait  que  traduire  dans  sa  langue  robuste 
et  nerveuse  la  pensée  commune  de  tout  un  peuple. 

La  force  morale!  Elle  allait  bientôt  nous  devenir  plus  néces- 
saire que  jamais.  Si  nos  alliés  russes  finissaient  par  enrayer 
l'offensive  allemande,  ils  n'étaient  plus  assez  forts,  —  au  moins 
provisoirement,  — pour  paralyser  certaines  trahisons  et  écarter 
certaines  menaces.  Or,  à  l'Orient,  s'amoncelaient  de  noirs 
nuages  :  déçue  dans  ses  ambitions,  exaspérée  dans  ses  rancunes, 
la  Bulgarie  n'attendait  qu'une  occasion  pour  se  retourner 
contre  ses  alliés  de  la  veille  et  ses  bienfaiteurs  de  toujours  : 
elle  crut  la  trouver,  elle  la  saisit.  La  Serbie  abandonnée  par  la 
Grèce,  attaquée  d'autre  part  par  la  coalition  germanique,  allait 
connaître  une  fois  encore  les  horreurs  de  l'invasion. 

Il  fallait  essayer  d'empêcher  ce  nouveau  désastre.  Le  jour 
même  où  l'on  apprenait  en  France  la  mobilisation  bulgare,  le 
général  commandant  le  corps  expéditionnaire  d'Orient  recevait 
l'ordre  d'envoyer  par  Salonique  une  division  au  secours  des 
Serbes.  Et  quatre  jours  après,  l'offensive  franco-anglo-belge 
commençait. 

On  crut  un  moment  qu'elle  allait  réussir  à  percer  les  lignes 
adverses  et  à  libérer  notre  territoire.  Elle  avait  été  longuement 
et  minutieusement  préparée  en  tenant  compte  de  toutes  les 
expériences  antérieures.  Les  ordres  du  jour  et  les  communica- 
tions du  généralissime  aux  troupes  étaient  de  nature  à  leur 
inspirer  la  plus  enthousiaste  confiance  ;  elles  savaient  que  <(  des 
forces  considérables  »  et  «  des  moyens  matériels  puissans  » 
avaient  été  lentement  accumulés,  qu'il  s'agissait,  comme  à 
l'époque  de  la  Marne,  «  de  vaincre  ou  mourir,  »  et  «  non  pas 
seulement  d'enlever  les  premières  tranchées  ennemies,  mais  de 
pousser  sans  trêve,  de  jour  comme  de  nuit,  au  delà  des  posi- 
tions de  première  et  de  deuxième  ligne,  jusqu'au  terrain  libre,  » 
«  jusqu'à  l'achèvement  de  la  victoire.  »  «(  Votre  élan  sera  irré- 
sistible, »  leur  avait-on  dit.  De  telles  paroles  ne  pouvaient 
u  manquer  d'élever  leur  moral  à  la  hauteur  des  sacrifices  qui 


576 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


leur  étaient  demandés.  «Merveilleux  ressort  du  soldat  français! 

11  retrouve  instantanément  le  prodigieux  état  d'âme  qui  l'a 
soutenu  pendant  les  héroïques  journées  de  la  bataille  de  la 
Marne,  cette  ardeur  sacrée,  cette  espèce  d'exaltation  lucide  qui 
a  frappé  tous  les  témoins  d'une  respectueuse  admiration.  Et  il 
court  à  l'assaut,  à  la  mort,  à  la  gloire,  avec  cette  facilité,  cette 
ferveur  d'abnégation  qui  fait  les  martyrs  et  les  saints.  Quand, 
dans  l'après-midi  du  26  septembre,  Paris  apprit  qu'en  Cham- 
pagne, sur  un  front  de  vingt-cinq  kilomètres  et  sur  une  profon- 
deur variant  de  un  à  quatre  kilomètres,  de  formidables  posi- 
tions  allemandes  avaient  été  prises  et  gardées,    que   plus  de 

12  000  prisonniers  étaient  tombés  entre  nos  mains,  avec  de 
nombreux  canons  et  un  important  matériel  de  guerre,  un  grand 
frisson  d'espoir  secoua  tous  les  cœurs.  Frisson  d'espoir,  et  de 
fierté  aussi,  quand  on  connut  tous  les  traits  d'héroïsme  dont  ce 
succès  fut  la  résultante.  Tel  ce  légendaire  Marchand  qui  avait 
dit,  devant  ses  troupes,  à  l'un  de  ses  chefs  qui  les  visitait  : 
«  Mon  général,  le  jour  de  l'attaque,  nous  atteindrons  la  ferme 
Navarin  en  une  heure,  »  et  qui  fit  comme  il  l'avait  dit,  allant 
en  tète  de  sa  division,  la  canne  à  la  main,  la  pipe  à  la  bouche, 
proie  vivante  et  souriante  toute  désignée  à  la  mitraille  qui 
l'abattit.  Et  combien  d'autres  !  Hélas  !  cette  fois  encore,  si  ce 
fut  bien  une  victoire,  ce  ne  fut  pas  la  victoire,  la  victoire  déci- 
sive, libératrice,  que  beaucoup  espéraient.  Dans  la  guerre 
moderne,  la  vaillance  individuelle  et  collective,  l'habileté  stra- 
tégique, le  nombre  même,  ne  suffisent  pas  ;il  y  faut  encore  un 
certain  ensemble  de  conditions  atmosphériques,  il  y  faut 
l'abondance  inépuisable  et  la  puissance  du  matériel.  Sur  ce 
dernier  point  notamment,  nous  n'avions  pas  encore  entière- 
ment réparé  les  lacunes  initiales  de  notre  préparation  militaire, 
nous  demeurions  encore  inférieurs  à  nos  adversaires.  Les  résul- 
tats obtenus  étaient  d'autant  plus  méritoires  :  140  000  hommes 
hors  de  combat,  25  000  prisonniers,  330  officiers,  150  canons, 
un  matériel  considérable,  tel  était  le  bilan  de  huit  jours  d'une 
lutte  acharnée  :  le  général  Joffre  pouvait  se  dire  «  fier  de  com- 
mander aux  troupes  les  plus  belles  que  la  France  eût  jamais 
connues.  » 

Notre  victoire  de  Champagne  et  d'Artois  n'avait  pas  été  assez 
complète  pour  modifier  sérieusement  la  situation  générale.  Les 
événemens,  en  Orient,  allaient  suivre  leur  cours  trop  prévu,  et 


Trois  ans  après.  5T7 

le  second  hiver  passé  dans  les  tranchées  s'annonçait  assez 
sombre.  Attaquée  de  toutes  parts,  l'armée  serbe  se  repliait, 
cédait  du  terrain, et,  n'ayant  pu  saisir  la  main  que  nous  avions, 
trop  tard,  essayé  de  lui  tendre,  elle  exécutait,  à  travers  l'Alba- 
nie, cette  désolante  retraite  qui  pesa  longtemps  sur  la  généro- 
sité française  comme  un  amer  souvenir,  et  presque  comme  un 
remords.  Nous  n'étions  pourtant  qu'à  moitié  coupables.  Si  nous 
n'avions  pas  su  prévoir  la  crise  balkanique,  si,  divisés  comme 
nous  l'étions,  entre  nous  et  entre  alliés,  sur  une  question  pour- 
tant essentielle,  nous  n'avions  pas  su,  au  moment  opportun, 
imposer  notre  volonté  et  prendre  des  décisions  énergiques, 
nous  avions  cependant  été  les  seuls  à  voler  au  secours  de'  la 
pauvre  Serbie;  c'est  nous  qui  avons  recueilli,  transporté, 
nourri,  soigné,  sauvé  les  débris  de  son  armée  et  de  son  peuple 
en  fuite  :  c'est  nous  enfin  qui  sommes  allés  à  Salonique,  qui  y 
sommes  délibérément  restés,  qui  en  avons  fait,  avec  l'appui  de 
nos  alliés  enfin  persuadés,  la  base  d'importantes  opérations 
ultérieures,  l'instrument  nécessaire  des  futures  revanches.  Ce 
fut  là  l'œuvre  d'un  homme  que  les  circonstances  ont  porté 
chez  nous  au  pouvoir,  et  qui  pourrait  bien  apparaître  un  jour 
comme  l'un  des  principaux  hommes  d'Etat  de  la  coalition. 
Très  bel  orateur,  à  la  voix  grave,  chaude  et  charmeuse,  d  un 
sang-froid  merveilleux  et  d'une  grande  souplesse  dialectique, 
admirable  manœuvrier  parlementaire,  homme  d'intuition,  d'ini- 
tiative et  d'avenir,  politique  très  réaliste,  auquel  il  ne  manque 
peut-être  qu'une  capacité  d'énergie  plus  continue,  le  nou- 
veau Président  du  Conseil  français,  M.  Briand,  avait  toutes 
les  qualités  requises  pour  concilier  des  intérêts  divergens, 
unir  des  volontés,  des  mentalités  difl^érentes  et  les  associer  à, 
une  même  entreprise.  Il  avait  de  plus  l'art  et  le  don  de  ces 
formules  heureuses  qui  résument  toute  une  situation,  définis- 
sent un  programme,  servent  de  mot  d'ordre  et  de  signe  de 
ralliement.  Celle  qu'il  a  mise  en  circulation,  «  réaliser  l'unité 
d'action  sur  l'unité  de  front,  »  répondait  à  un  besoin  si  général 
de  l'opinion  publique  que,  peu  à  peu  traduite  dans  les  faits, 
elle  n'a  pas  peu  contribué  à  rassurer  les  esprits  inquiets,  à  leur 
faire  attendre  avec  une  sécurité  patiente  la  suite  des  événe- 
mens  militaires. 

C'est  alors  que,  sentant,  en  dépit  de  ses  faciles  victoires,   de 
son  rêve  d'hégémonie  orientale  à  moitié  réalisé,  le  faisceau  des 

TOME    XL.    —    1917.  37 


578  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

forces  alliées  se  resserrer  autour  d'elle,  désireuse  de  le  rompre 
enfin,  d'écarter  la  main  de  fer  qui,  de  plus  en  plus  inexorable, 
la  prenait  à  la  gorge,  l'Allemagne  se  décida  à  tenter  encore  une 
fois  la  fortune  contre  son  u  principal  ennemi.  »  Et  pressée, 
((  forcée  »  d'en  finir,  elle  fonça  sur  Verdun. 

II 

Le  projet  datait  de  loin,  puisqu'on  mit  plus  d'un  an  à  en 
préparer  l'exécution.  Il  avait  comme  tous  les  projets  allemands 
ce  caractère  de  lourde  complexité  qui  les  oppose  généralement 
à  la  simplicité  directe  des  idées  françaises.  C'était  tout  d'abord 
une  opération  dynastique  :  il  s'agissait  de  rehausser,  par  une 
grande  victoire,  le  prestige  personnel  de  l'héritier  des  Hohen- 
zollern.  On  se  proposait  d'autre  part  de  rééditer  à  nos  dépens 
la  célèbre  manœuvre  napoléonienne  de  Friedland,  de  couper  les 
ponts  de  Verdun  et  de  capturer  toute  une  armée  française.  On 
voulait  aussi,  sinon  se  rouvrir  la  route  de  Paris,  tout  au  moins 
mettre  définitivement  à  l'abri  d'une  tentative  de  nos  troupes 
cette  riche  région  de  Briey  dont  l'annexion  est  si  âprement 
revendiquée  par  la  métallurgie  allemande.  On  espérait  bien 
d'aîlleurs,  en  prenant  les  devans,  paralyser  et  faire  avorter  nos 
desseins  d'offensive  générale,  et  l'on  avait  des  raisons  de  penser 
que  toutes  les  précautions  n'avaient  pas  été  prises  pour  dé- 
fendre contre  de  violens  assauts  répétés  une  place  forte  qui 
passait  pour  imprenable.  Enfin,  et  peut-être  surtout,  Verdun 
était  un  symbole  pour  l'imagination  germanique  :  Verdun, 
vieille  ville  impériale,  où  se  partagea  l'empire  de  Gharlemagne, 
où  entra  l'armée  prussienne  en  1792,  l'armée  saxonne  en  1870, 
Verdun  avait  jusqu'alors  défié  tous  les  desseins  de  l'envahisseur. 
Il  fallait  abattre  l'orgueilleuse  cité  guerrière,  u  la  plus  puis- 
sante forteresse  »  de  «  l'insolente  nation.  »  Si  Verdun  n'était 
pas  le  «  cœur,  »  c'était  bien  le  boulevard  avancé  de  la  France. 
Amplifiée,  proclamée  aux  quatre  coins  de  l'horizon,  une  reten- 
tissante victoire  de  Verdun  effacerait  sans  aucun  doute  l'impres- 
sion produite  par  la  défaite  de  la  Marne  :  la  redoutable  infan- 
terie de  l'armée  d'Allemagne  retrouverait  intacte  sa  réputation 
d'invincibilité,  un  moment  éclipsée. 

Pour  lui  préparer  les  voies,  à  cette  infanterie,  on  avait  eu 
recours  à  tous  les  procédés  que  la  guerre  «  scientifique  »  d'à 


TROIS    ANS    APRÈS.  579 

présent  peut  mettre  en  œuvre  :  long  entraînement  méthodique, 
«  répétitions  »  minutieuses,  suralimentation  abondante,  pres- 
criptions détaillées  et  despotiques,  virulentes  exhortations  im- 
périales. Chaque  homme  devenait  l'un  des  innombrables 
rouages  nécessaires  et  aveugles  d'une  colossale  machine  de 
meurtre.  Kien  n'était  laissé  au  hasard  ou  à  l'imprévu.  Jamais 
pièce  de  théâtre  n'a  été  u  montée  »  avec  un  tel  luxe  d'acteurs, 
(le  rôles  scrupuleusement  appris,  d'accessoires,  de  costumes  et 
de  décors.  Une  artillerie  formidable,  inouïe,  paradoxale  avait 
été  réunie,  qui  devait  faire  pleuvoir,  jour  et  nuit,  sans  trêve, 
sur  les  positions  françaises,  une  pluie  diluvienne  d'obus  de  tout 
calibre,  d'explosifs  de  toute  composition,  et  à  laquelle  aucune 
puissance  humaine  ne  semblait  devoir  résister  :  fusans,  percu- 
tans,  shrapnells  et  «  marmites,  »  obus  lacrymogènes  et  sufTo- 
cans,  gaz  asphyxians,  liquides  enflammés,  toutes  les  variétés 
d'engins  destructeurs  que  le  sadisme  sanguinaire  de  l'Alle- 
magne a  pu  inventer  ou  exploiter  seront  utilisés  avec  une 
'profusion  dont  rien  encore  n'a  pu  donner  une  idée.  C'est  le 
triomphe  de  la  machinerie  homicide  et  de  la  science  mise  au 
service  de  l'assassinat. 

En  fade  de  cette  organisation  puissante,  disciplinée,  bru- 
tale, toute  tendue  vers  une  offensive  d'écrasement  impitoyable, 
une  défense  qui  a  su  habilement  renforcer  et  mettre  en  valeur 
les  avantages  naturels  d'une  situation  exceptionnelle,  mai.s 
qui  présente  de  dangereuses  lacunes  :  peu  d'artillerie,  surtout 
peu  d'artillerie  lourde;  des  mitrailleuses,  des  fusils,  surtout 
des  poitrines  humaines.  Il  semble  que,  cette  fois  encore, 
comme  à  Charleroi,  comme  sur  la  Marne,  comme  sur  l'Yser,  la 
partie  ne  soit  pas  égale,et  que  le  succès  soit  mathématiquement, 
infailliblement  assuré  à  l'Allemagne,  à  la  force  monstrueuse 
de  terreur  et  de  mort.  Gomment  l'ingénieux  et  imprévoyant 
Ariel  pourrait-il  résister  au  rude  gantelet  du  terrible  Caliban  ? 
Et  ne  faudrait-il  pas  un  miracle  pour  le  sauver?  J^e  monde 
entier  a  les  yeux  fixés  sur  ce  coin  de  terre  historique  où  va  s'en- 
gager, dix  mois  durant,  une  lutte  titanesque.  Comme  aux  jour- 
nées épiques  de  la  Marne,  ce  ne  sont  pas  seulement  deux  armées 
qui  vont  s'affronter  entre  ces  bois  et  ces  collines;  ce  sont  deux 
peuples,  ce  sont  doux  races,  avec  leurs  vertus  et  leurs  défauts 
mêlés,  ce  sont  deux  génies  ethniques  différens.  La  bataille  de 
Verdun,  c'est  le  duel  de  deux  âmes. 


580  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  24  février,  de  1  heures  15  du  matin  jusqu'à  cinq  heures 
du  soir,  eut  lieu  la  première  «  préparation  »  d'artillerie  :  elle  fut 
effroyable  :  rien  que  des  obus  lourds,  qui  écrasaient  tout,  nive- 
laient tout.  Gomment  les  vagues  d'assaut  trouvèrent-elles  des 
hommes  encore  vivans  pour  leur  résister,  pour  les  accueillir  à 
coups  de  fusil  et  de  mitrailleuses?  C'est  le  secret  de  l'ingénio- 
sité française,  et,  plus  encore,  de  l'héroïsme  français.  Et  durant 
des  jours  et  des  jours,  il  en  fut  ainsi.  Subir  pendant  des  heures 
interminables  des  bombardemens  terribles,  se  blottir,  s'accro- 
cher, se  terrer  où  l'on  peut,  se  coucher  par  terre  et  feindre  la 
mort,  quand  passe  un  avion  allemand,  grelotter  sous  la  pluie, 
sous  la  neige,  ne  pas  dormir,  souvent  n'avoir  rien  à  manger  ni 
h  boire,  voir  à  côté  de  soi  tomber  des  camarades  atrocement 
déchiquetés,  entendre  les  cris  des  blessés  et  les  râles  des  mou- 
rans,  et  tenir,  tenir  jusqu'au  bout,  jusqu'à  la  mort,  parce  qu'il 
le  faut,  parce  que  c'est  la  consigne  et  le  devoir,  parce  que  la 
France  d'hier,  et  celle  de  demain,  l'exigent;  puis  trouver 
encore  la  force  de  franchir  en  courant  d'aveuglans  tirs  de  bar- 
rage, de  faire  le  coup  de  feu  contre  les  hideuses  faces  convul- 
sées de  ces  Boches  gorgés  d'alcool  et  d'éther,  qui  sans  relâche 
s'avancent  en  chantant,  contre-attaquer  à  la  grenade,  à  la 
baïonnette  ou  en  de  sanglans  corps  à  corps  :  telle  est  la  vie 
épuisante,  sinistrement  pathétique,  de  nos  soldats  dans  cot 
enfer  de  Verdun.  Et  comme  toute  l'armée  française,  successi- 
vement, a  passé  à  Verdun,  voilà  de  quel  effort  a  été  capable  ce 
peuple  «  dégénéré  »  dont,  en  un  mois,  les  dirigeans  de  Berlin 
se  flattaient  de  venir  à  bout. 

Cependant,  les  premiers  assauts,  s'ils  n'avaient  pas  donné  tout 
ce  qu'en  attendait  l'Empereur,  venu  pour  assister  à  la  prise  d^e 
l'inexpugnable  ville  et  pour  y  faire  une  prompte  entrée  triom- 
phale, avaient  sérieusement  entamé  nos  lignes  de  défense.  Nous 
reculions  pied  à  pied,  vendant  chèrement  à  l'ennemi  le  moindre 
pouce  de  terrain,  mais  nous  reculions.  Devant  certaines  dé- 
bauches d'obus,  il  n'y  a  pas  d'héroïsme,  —  surtout  pas  d'hé- 
roïsme à  demi  désarmé,  —  qui  puisse  tenir.  Le  24,  la  situation 
est  si  grave  que  le  général  commandant  le  groupe  des  armées 
du  centre  n'est  pas  loin  de  la  juger  désespérée.  Elle  l'eût  été 
sans  doute  si  les  Allemands  l'avaient  exactement  connue,  et 
s'ils  avaient  eu  plus  d'audace.  Elle  va  être,  en  quelques  heures, 
rétablie  par  l'un  des  deux  ou  trois  chefs    dont  la  guerre    aura 


TROIS    ANS    APRÈS.  581 

mis  le  plus  nettement  en  lumière  les  hautes  vertus  militaires, 
le  ge'nëral  de  Gastelnau. 

L'avenir,  qui  saura  bien  percer  certains  mystères  et  faire 
violence  à  certaines  modesties,  dira  probablement  du  général 
de  Gastelnau  que  ce  douloureux  et  héroïque  soldat,  que  ce  chef 
complet,  aux  sûres  et  vives  intuitions,  aux  décisions  promptes, 
au  lucide  esprit  organisateur,  aura  été  l'un  des  principaux  arti- 
sans de  la  victoire  française.  11  a  déjà  sauvé  la  France  au  Grand 
Couronné,  en  rendant  possible  la  victoire  de  la  Marne  ;  il  va  la 
sauver  encore  sur  la  Meuse.  Gomme  s'il  était  dans  la  destinée 
du  général  français  de  s'opposer  à  toutes  les  '(  entrées  »  impé- 
riales, c'est  lui,  c'est  son  adversaire  et  son  vainqueur  de  Nancy 
que  le  «  seigneur  de  la  guerre  »  va  retrouver  à  Verdun,  et  qui 
s'empresse  au  rendez-vous.  Il  arrive,  juge  d'un  coup  d'œil  la 
situation,  donne  des  ordres  nets,  précis,  lumineux,  pour  la 
bataille  prochaine  ;  il  calme  les  inquiétudes,  rassérène  les  cou- 
rages, communique  à  tous,  officiers  et  soldats,  sa  tranquille,  sa 
mystique  confiance.  Quand,  le  soir  du  23,  legénéral  Pétain  vient 
prendre  le  commandement  de  l'armée  de  Verdun,  les  renforts 
sont  arrivés,  le  20®  corps  est  à  son  poste.  L'Empereur  a  pu 
télégraphier  à  l'univers  entier  qu'  «  en  sa  présence,  le  fort 
cuirassé  de  Douaumont,  le  pilier  angulaire  des  fortifications 
permanentes  de  la  forteresse  de  Verdun,  »  a  été  pris  par  ses 
fidèles  Brandebourgeois,  dans  un  «  irrésistible  assaut  (1)  »  et 
«  demeure  solidement  entre  les  mainsdes  Allemands.  » — «  La 
France  nous  regarde,  a  dit  le  nouveau  chef.  Elle  attend,  une 
fois  de  plus,  que  chacun  fasse  son  devoir.  »  Le  lendemain,  2G, 
d'énergiques  contre-attaques  françaises  enrayent  l'avance  alle- 
mande, dégagent  Douaumont  ;  après  trois  jours  de  luttes  fu- 
rieuses, l'ennemi  cesse  ses  attaques  :  «  le  pilier  angulaire  » 
reste  en  notre  pouvoir. 

Il  n'y  restera  pas  toujours.  Trop  engagée  d'honneur  et, 
peut-être,  d'intérêt,  pour  reculer  maintenant,  l'Allemagne  ue 
voudra  pas  avouer  au  monde,  ni  s'avouer  à  elle-même  son  coû- 
teux échec.  Elle  prolongera  la  lutte,  elle  l'élargira  ;  elle  jetlera 
dans  le  gouffre  bataillons  sur  bataillons,  ses  meilleures  troupes 

(i)  Ces  fameux  Brandebourgeois  n'avaient  d'ailleurs  réussi  à  pénétrer  dans  le 
fort  qu'en  se  déguisant  en  zouaves.  Voyez  là-dessus  Ceux  de  Verdun,  par  le  lieu- 
tenantPéricard,  —  le  lieutenant  Péricard  est  le  héros  de  «  Debout  les  morts!  »  -^ 
(l  vol.  in-16,  Payot,  p.  144-i46.) 


S82 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


et  ses  plus  utiles  réserves,  ses  milliards  et  ses  espérances.  Nous 
jugeant  toujours  incapables  d'une  longue  résistance,  elle  vou- 
dra nous  user,  nous  accabler  sous  le  poids  de  ses  obus,  de  ses 
attaques  massives  ;  elle  conservera  l'espoir,  en  gagnant  de  temps 
à  autre,  au  prix  des  pertes  les  plus  sanglantes,  quelques  mètres 
de  terrain,  de  nous  faire  lâcher  prise,  de  parvenir  enfin  au  cœur 
de  l'inviolable  citadelle.  Et  certes,  elle  obtiendra  quelques 
avantages  :  elle  prendra,  elle  gardera  quelque  temps  Douau- 
mont,  Thiaumont,  Vaux,  Fleury  ;  elle  progressera  sur  les  pentes 
du  Mort-Homme,  elle  menacera  le  fort  de  Souville,  mais  Verdun 
restera  inviolé.  Cinq  milliards  de  munitions,  cinq  cent  mille 
hommes  auront  été  sacrifiés  en  pure  perte.  Le  prestige  de  l'ar- 
mée allemande  aura  reçu  une  atteinte  mortelle. 

Car  l'Allemagne,  il  faut  le  reconnaître,  avait  fait  contre 
Verdun  un  colossal,  un  suprême  effort.  Ni  Hindenburg,  ni 
Mackensen,  il  est  vrai,  ne  semblent  avoir  collaboré,  même  de 
leurs  conseils,  à  l'entreprise,  qu'ils  auraient  désapprouvée, 
paraît-il:  mais  qu'auraient  bien  pu  faire  Hindenburg  et  Mac- 
kensen de  plus  ou  de  mieux  que  Falkenhayn  et  les  autres 
conseillers  militaires  de  Guillaume  H  et  de  son  fils?  Jamais 
moyens  matériels  plus  puissans  ni  plus  abondans  n'avaient  été 
utilisés  dans  une  action  offensive  :  Gharleroi,  rYser,la  Dunajec, 
la  Champagne  n'étaient,  à  cet  égard,  en  comparaison  de  Verdun, 
que  des  opérations  secondaires.  D'autre  part,  des  troupes  d'élite 
furent  engagées  dans  cette  interminable  bataille,  et  si  quelques- 
uns  de  leurs  procédés  de  guerre  sont  parfaitement  abominables, 
il  y  aurait  une  injustice  un  peu  puérile  à  contester  leur  bra- 
voure disciplinée,  méthodique  et  farouche.  Enfin,  s'il  n'est  pas 
tout  à  fait  exact,  comme  l'a  dit  un  des  nôtres,  que  le  génie  ne 
soit  qu'une  longue  patience,  il  est  incontestable  que  le  génie 
allemand  est  surtout  fait  de  patience,  d'une  patience  obstinée  et 
tenace,  que  rien  ne  rebute  ni  ne  décourage.  Il  semblait  que,  sur 
ce  terrain-là,  —  et  l'Allemagne  y  comptait  bien,  —  les  Fran- 
çais, le  peuple  léger  et  impatient  par  excellence  s'imaginait- 
. elle,  dussent  finalement  et  fatalement  être  vaincus. 

Vains  calculs  et  vains  efforts!  L'Allemagne,  une  fois  de 
plus,  n'avait  pas  compris  et  avait  calomnié  la  France.  Le 
Français  passe  pour  léger,  parce  qu'il  sait  sourire,  et,  dans  les 
intervalles  de  ses  misères,  il  souriait,  même  à  Verdun;  mais 
il  sait  être  grave  quand  il  le  faut;  et  surtout,  il  met  son  point 


TROIS    AMS    APRÈS.  583 

d'honneur,  avec  cette  mervoilleuse  faculté  d'adaptation  et 
d'assimilation  qui  le  caractérise,  à  ne  se  laisser  dépasser  par 
aucun  autre  peuple,  à  acquérir  même  les  qualités  qui  passent 
pour  lui  faire  défaut,  à  se  montrer  égal  à  toutes  les  circons- 
tances, quelque  difliciles  qu'elles  puissent  être.  Il  croit  naïve- 
ment qu'<(  impossible  n'est  point  français,  »  et,  au  besoin,  il  le 
prouve.  On  lui  a  dit  que  l'obstination  est  la  faculté  maîtresse 
des  Allemands  :  c'est  une  supériorité  qu'il  entend  bien  leur 
ravir  avec  les  autres,  et  puisqu'aussi  bien  le  salut  de  la  Patrie 
l'exige,  il  saura  lasser  l'obstination  allemande.  D'autre  part, 
l'Allemagne  a  oublié  que  le  peuple  de  France  est  avant  tout  un 
peuple  de  paysans,  et  plus  particulièrement  encore  l'armée 
française,  aujourd'hui  surtout  que  tant  d'ouvriers  sont  rentrés 
aux  usines  de  guerre  qu'ils  n'auraient  jamais  dû  quitter.  Or, 
de  tout  temps,  —  voyez  ce  qu'en  dit  Montaigne,  —  le  paysan 
français  s'est  distingué  par  des  qualités  de  patience  un  peu 
têtue,  de  stoique  endurance,  de  ténacité  laborieuse.  Il  suffisait 
de  faire  appel  à  ces  vieilles  vertus  héréditaires,  pour  les  retrou- 
ver intactes  et  pour  leur  faire  rendre  tout  leur  etîet.  C'est  ce 
qui  est  arrivé.  Avec  une  inlassable,  une  héroïque  patience,  nos 
soldats  ont  supporté  la  pluie  de  fer  et  de  feu  que  l'artillerie 
allemande  déversait  sans  cesse  sur  leurs  positions  ;  ils  ont 
résisté  aux  brutales  attaques  multipliées  qui  menaçaient  de 
tout  emporter,  le  plus  souvent  ils  les  ont  brisées.  Quand,  par 
hasard,  ils  étaient  forcés  de  reculer,  de  céder  du  terrain,  des 
positions,  ou  des  ruines,  ils  ne  tardaient  pas  à  revenir  à  la 
charge,  à  reprendre  hardiment  ce  qu'ils  avaient  dû  abandonner  ; 
et  autant  la  défense  française  avait  été  longue,  acharnée, 
tenace,  autant  la  reprise  était,  presque  toujours,  rapide  et  bril- 
lante. Preuve  manifeste  que  l'ancienne  tlamme  n'était  pas 
éteinte,  qu'elle  couvait  toujours  sous  la  cendre,  qu'à  se  conte- 
nir, à  se  maîtriser,  à  se  convertir  en  une  sorte  de  passivité 
souffrante,  elle  n'avait  rien  perdu  de  sa  première  ardeur.  Le 
soldat  français  a  su  vaincre  en  obstination  le  soldat  allemand, 
sans  cesser  d'être  le  fougueux  et  irrésistible  guerrier  de  sa 
propre  légende. 

De  combien  de  traits  d'héroïsme  individuel  ou  collectif  se 
compose  l'histoire  de  la  résistance  française  à  Verdun,  il  fau- 
drait être  un  Michelet  pour  le  dire,  ou,  mieux  encore,  un  Victor 
Hugo,  —  car  c'eût  été  na  guerre,  à  Victor  Hugo,  qu'une  guerre 


584  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

telle  que  celle-ci,  et  il  faudra  bien  qu'il  surgisse  un  jour  le 
grand  poète  qui  immortalisera  cette  merveilleuse  épopée  !  On 
n'a  qu'à  puiser  à  pleines  mains  dans  les  récits  qui  nous  sont 
parvenus  pour  voir  se  lever  devant  nos  yeux  d'étonnantes 
visions  épiques.  C'est  l'arrivée  sur  le  champ  de  bataille  de 
Douaumont  des  premières  unités  du  20^  corps  :  elles  sont 
harassées,  fourbues,  transies  de  froid,  incapables,  semble-t-il, 
du  moindre  effort  :  quelques  paroles  de  Castelnau  les  galva- 
nisent ;  elles  entrent  en  ligne,  elles  attaquent  ;  l'ennemi  recule  ; 
la  situation  est  rétablie.  Le  sort  en  est  désormais  jeté.  «  11  ne 
faut  pas  qu  ils  prennent  Verdun,  a  dit  le  grand  chef.  Et  ils  ne 
prendront  pas  Verdun.  »  C'est  l'admirable  retraite  du  bois 
d'Haumont  :  deux  divisions  françaises  contre  deux  corps  d'ar- 
mée allemands  qu'elles  arrêtent  pendant  plusieurs  heures  :  un 
sergent,  le  meilleur  tireur  de  son  bataillon,  voyant  l'ennemi 
s'avancer,  sort  de  sa  tranchée;  il  est  entièrement  exposé  aux 
balles  et  à  la  mitraille;  par-dessus  le  parapet,  ses  camarades 
lui  passent  des  fusils  chargés  l'un  après  l'autre  ;  il  abat  succes- 
sivement soixante  Allemands,  et  il  n'a  pas  une  égratignure. 
Une  batterie  de  75  a  tiré  sept  ou  huit  cents  coups  sans  inter- 
ruption ;  il  faut  attendre,  pour  continuer  le  tir,  que  les  pièces 
soient  refroidies;  pas  d'eau,  sauf  dans  les  bidons  des  hommes; 
qu'à  cela  ne  tienne  !  Ils  ont  beau  mourir  de  faim  et  de  soif  : 
sans  eh  distraire  une  goutte,  ils  vont  réserver  toute  leur  provi- 
sion d'eau  pour  refroidir  leurs  canons  :  et  n'est-ce  pas  là  un 
symbole  émouvant  de  la  modeste  abnégation  française  ?  C'est, 
au  bois  des  Caures,  le  tragique  sacrifice  du  lieutenant-colonel 
Driant  et  de  ses  chasseurs.  C'est,  le  22  mai,  la  «  magnifique  » 
reprise  du  fort  de  Douaumont,  dont  un  colonel  disait  :  «  J'ai 
fait  vingt-cinq  campagnes,  je  n'ai  rien  vu  de  plus  beau  que  cet 
assaut.  »  C'est  cette  prodigieuse  défense  du  fort  de  Vaux,  à 
laquelle  l'ennemi  lui-même  a  cru  «  devoir  payer  le  tribut  de  la 
plus  haute  admiration.  »  C'est  enfin,  —  car  on  ne  peut  tout 
dire,  —  la  conquête,  cette  fois  définitive,  de  Douaumont,  puis 
de  Vaux,  et  l'élégante  annulation,  en  quelques  heures  d'attaque, 
de  dix  mois  d'efforts  incessans  et  de  sanglans  sacrifices.  Le 
l^""  mai,  après  soixante-dix  jours  de  bataille,  en  transmet- 
tant au  général  Nivelle  le  commandement  de  la  2®  armée,  le 
général  Pétain  disait  déjà  de  la  bataille  de  Verdun  qu'elle  était 
<(  une  des  plus  grandes  batailles  que  l'histoire  eût  enregistrées,  » 


TROTS    ANS    APRÈS.  TkSo 

et  qu'  «  un  coup  formidable  avait  été  porté  à  la  puissance  mili- 
taire allemande.  »  L'avenir  allait  apporter  à  ces  paroles  une 
confirmation  singulière. 

Si  admirables  que  soient  les  soldats,  —  et  de  l'aveu  de  tous 
ceux  qui  les  ont  vus  à  l'œuvre,  on  n'admirera  jamais  trop  les 
nôtres,  —  ils  ne  prennent  toute  leur  valeur  qu'entre  les  mains 
de  chefs  qui  sont  dignes  d'eux.  L'armée  de  Verdun  a  eu  cette 
bonne  fortune  d'être  commandée  par  de  grands  hommes  de 
guerre,  de  dignes  lieutenans  du  général  de  Gastelnau.  Deux 
d'entre  eux  ont  surgi  au  premier  plan  :  Pétain,  qui,  de  simple 
colonel  au  moment  de  la  mobilisation,  est  devenu  progressive- 
ment commandant  d'un  groupe  d'armées,  puis  généralissime, 
et  qui,  partout  où  il  a  passé,  à  la  Marne,  en  Artois,  en  Cham- 
pagne, a  obtenu  des  merveilles  de  ses  troupes  par  son  calme,  sa 
fermeté,  son  indomptable  énergie,  sa  méthode,  ses  divinations 
de  grand  artiste  militaire  ;  Nivelle,  colonel  lui  aussi  en  août  1914, 
esprit  lucide  et  inventif  qui  a  su  transformer  peu  à  peu  en  une 
victoire  offensive  une  action  purement  défensive  :  à  son  sang- 
froid,  à  son  admirable  ténacité  nous  devons  cet  immense  ser- 
vice de  nous  avoir  conservé  Verdun.  Autour  d'eux,  d'autres 
chefs  dont  la  bravoure  et  la  science  inspirent  aux  hommes 
l'élan  et  la  confiance,  Balfourier,  Berthelot,  Mangin,  —  Mangin 
qui,  en  Afrique,  préparait  Verdun,  songeant  sans  relâche  aux 
((  inoubliables  devoirs.  »  Et  au-dessous  d'eux,  un  corps  d'offi- 
ciers, probablement  unique  au  monde  par  sa  souple  et  vive 
intelligence  des  choses  de  la  guerre,  par  sa  dignité  morale, 
par  son  humanité  et  son  esprit  de  sacrifice.  Il  semble  que  sur 
ce  sol  sacré  de  Verdun,  toutes  les  plus  hautes  énergies  spiri- 
tuelles de  la  France,  exaltées  au-dessus  d'elles-mêmes  par  les 
dangers  que  courait  la  Patrie,  se  soient  donné  rendez-vous  pour 
briser  la  brutale  puissance  matérielle  de  l'orgueilleuse  et  barbare 
Allemagne.  «  Général,  —  a  dit  Pétain  à  Nivelle,  —  mon  mot 
d'ordre  au  début  de  la  bataille  a  été  :  Ils  ne  passeront  pas.  Je 
vous  le  transmets.  —  Entendu,  général,  ils  ne  passeront  pas.  » 
Ce  fut  là  l'héroïque  devise  de  l'armée  de  Verdun  tout  entière. 

Grâce  à  cette  communauté  de  bonnes  volontés,  de  dévoue- 
mens  et  de  compétences,  les  erreurs  ou  les  imprévoyances 
passées  furent  assez  vite  réparées.  A  défaut  des  multiples  voies 
ferrées  construites  par  les  Allemands,  nous  disposions  d'excel- 
lentes routes  et  d'un  très  important  service  de  transports  auto- 


586 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


mobiles,  dont  les  évolutions  semblent  bien  avoir  été  étudiées  et 
prévues  longlemps  à  l'avance,  mais  qu'il  fallut  organiser,  déve- 
lopper et  mettre  en  œuvre  sous  le  feu  de  l'ennemi.  On  y  parvint, 
—  sous  la  direction  de  Castelnau,  —  et  de  manière  à  étonner 
non  seulement  les  Anglais,  mais  les  Allemands  eux-mêmes,  à 
force  de  sang-froid,  de  décision,  d'ingéniosité,  d'abnégation 
individuelle  et  collective.  Transport  de  troupes,  ravitaillement 
en  vivres,  en  matériel  et  en  munitions,  évacuations  des 
blessés,  on  put  suffire  à  tout.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les 
combattans  qui  donnèrent  l'exemple  du  zèle  et  du  sacrifice  : 
conducteurs  d'automobiles,  «  cheminots,  »  cuisiniers,  infir- 
miers, brancardiers,  médecins,  aumôniers  surent  rivaliser 
d'élan,  d'endurance  et  d'oubli  de  soi-même.  Jusqu'en  première 
ligne,  par  des  chemins  défoncés,  sous  des  bombardemens 
effroyables,  on  vit  arriver  des  convois  sanitaires  :  de  pré- 
cieuses vies  se  risquaient  sans  hésiter  pour  en  sauver  d'autres, 
en  apparence  plus  humbles.  Entre  les  diverses  armes,  entre  les 
divers  services  de  l'avant  et  de  l'arrière,  sous  l'action  souve- 
raine d'une  pensée  unique,  —  «  les  empêcher  de  passer,  »  — 
s'établissait  la  plus  touchante  des  solidarités,  et  comme  une 
circulation  ininterrompue  de  vaillance,  d'activité,  de  vivante 
fraternité.  Les  historiens  de  l'avenir  diront  peut-être  —  et  ils 
auront  rai.son  de  le  dire  —  que  la  France,  à  Verdun,  a  touché 
le  point  culminant  de  son  histoire  morale. 

Et  avec  les  renforts,  peu  à  peu  affluait  l'artillerie  dont 
l'attaque  allemande  nous  avait  d'abord  trouvés  fâcheusement 
démunis.  Peu  à  peu,  à  cet  égard,  l'équilibre  s'établissait  entre 
l'assaillant  et  la  défense.  Peu  à  peu,  les  poitrines  de  nos  soldats 
sentaient  qu'elles  n'étaient  plus  presque  seules  à  s'opposer  à 
l'avance  germanique.  Nos  artilleurs  ont  su  reprendre,  en  la 
perfectionnant,  la  méthode  adverse  :  à  mesure  que  les  mois 
s'écoulaient,  les  Allemands  n'avaient  plus  le  privilège  exclusif 
de  certains  écrasemens  d'artillerie  lourde.  Et  je  ne  sais  si,  à 
ce  point  de  vue,  nous  avons  fini  par  conquérir  la  supériorité 
matérielle;  mais  ce  qui  est  certain,  c'est  que  Douaumont  et 
Vaux  n'auraient  pas  été  définitivement  repris  si  nos  obus  et 
nos  explosifs  n'avaient  pas  largement  frayé  les  voies  à  nos 
audacieux  fantassins. 

Une  bataille  ininterrompue  de  dix  mois;  les  pires  dangers 
et  les  pires  souffrances,  çà  et  là  illuminés  des  plus  beaux  rayons 


TROIS    ANS    APRÈS,  587 

de  gloire  humaine;  toutes  les  formes  de  dévouement  et  toutes 
les  variétés  d'héroïsme;  des  chefs  magnifiques,  et,  selon  le  mot 
d'un  ennemi,  le  fameux  von  Klùck,  des  soldats  «  grandioses,  » 
auxquels  on  peut  tout  demander,  et  qui  se  sacrifient  sans 
compter;  une  organisation  à  demi  improvisée,  et  qui  sait, 
concilier  à  merveille  l'obéissance  et  l'initiative;  une  lutte 
âpre,  continue,  obscure,  sans  éclat  et  sans  panache,  et  dont  les 
vraies  prouesses  sont  faites  de  satisfaction  intérieure,  de  consen- 
tement secret  au  devoir,  de  renoncement  stoïque  :  voilà  Verdun. 
Il  s'est  rencontré  des  amis  de  la  France  pour  trouver  que  nous 
n'avons  pas  été  assez  tiers  de  notre  œuvre  et  pour  regretter 
l'excessive  modestie  française.  Et  certes,  si  l'Allemagne  avait 
remporté  sur  elle-même  et  sur  ses  ennemis  une  pareille  victoire, 
elle  n'eût  pas  manqué  d'en  tirer  un  orgueilleux,  un  bruyant 
parti,  elle  qui  a  célébré  sa  défaite  à  l'égal  d'un  succès.  Mais 
les  faits  parlent  assez  haut  d'eux-mêmes,  et,  comparée  surtout 
à  la  jactance  tudesque,  la  sobre  discrétion  de  notre  attitude, 
bien  loin  de  nous  nuire,  n'a  fait,  aux  yeux  de  l'étranger, 
qu'ajouter  une  grâce  de  plus  à  la  grandeur  de  notre  effort. 
Assurément  la  victoire  de  la  Marne  avait  provoqué,  hors  de 
France,  un  grand  élan  de  surprise  émue  et  d'admiration  respec- 
tueuse. Mais  qaoil  la  victoire  de  la  Marne,  c'était  encore,  ou 
peu  s'en  faut,  indéfiniment  multipliée  et  élargie  d'ailleurs, 
l'ancienne,  la  traditionnelle  victoire  française;  c'était  la  guerre 
de  mouvement,  en  rase  campagne,  celle  qui  a  toujours  favorisé 
notre  fougue  légendaire.  La  bataille  n'avait  du  reste  duré  que 
huit  jours,  et  nous  n'y  étions  pas  seuls,  assistés  comme  nous 
l'étions  de  «  la  méprisable  petite  armée  anglaise.  »  Mais  à 
Verdun,  personne  ne  nous  aidait  à  soutenir  le  poids  d'une 
lutte  de  dix  mois,  puisque  nous  avions  volontairement  décliné 
l'otlre  fraternelle  de  la  collaboration  britannique.  Et  cette  fois, 
c'était  bien  la  guerre  moderne,  avec  la  brutalité  et  les  raffi- 
nemens  et  les  traîtrises  de  la  méthode  dite  scientifique,  la 
guerre  qui  paraissait  le  moins  convenir  à  notre  tempérament 
moral.  Or,  à  ces  nouvelles  méthodes  de  guerre  qui  elfrayaienl 
pour  nous  nos  amis,  non  seulement  nous  nous  sommes  plies  et 
résignés,  mais  nous  avons  réussi  à  les  convertir  en  instrumens 
de  victoire.  Nous  pouvons  dire  sans  forfanterie,  —  car,  sur  ce 
point,  les  témoignages  spontanés  de  l'étranger  rempliraient 
tout  un  volume,  —  que  ce  spectacle  inattendu  a  émerveillé  le 


m 


REVUE    DÈS    bEUX    MONDES. 


monde.  Verdun  a  peut-être  plus  contribué  que  la  Marne  à 
retourner  en  notre  faveur  l'opinion  universelle.  Jamais  encore 
le  génie  militaire  et  la  grandeur  morale  de  la  France  n'avaient 
aussi  pleinement  u  éclaté  aux  esprits.  »  Le  geste  de  cette 
•  famille  anglaise  se  levant  d'un  seul  mouvement  toutes  les  fois 
que  le  nom  de  Verdun  était  prononcé  devant  elle  a  pour  pen- 
dant celui  de  M.  Lloyd  George  ramassant  quelques  marrons  sous 
«  ces  murailles  inviolables  »  pour  planter  dans  son  parc  une 
«  allée  de  Verdun.  »  Et  l'on  se  rappelle  le  beau,  l'émouvant 
discours  qu'a  prononcé  ce  même  M.  Lloyd  George  dans  les 
casemates  de  la  vieille  citadelle  :  «  Pour  moi,  disait-il,  je  me 
sens  profondément  remué  en  touchant  ce  sol  sacré.  Je  ne  parle 
pas  en  mon  nom  seul  :  je  vous  apporte  l'admiration  émue 
de  mon  pays  et  de  ce  grand  empire  dont  je  suis  ici  le  repré- 
sentant. Ils  s'inclinent  avec  moi  devant  le  sacrifice  et  devant 
la  gloire.  » 

A  quelques  semaines  de  là,  dans  ces  mêmes  casemates  se 
déroulait  une  cérémonie  d'une  symbolique  et  imposante  beauté. 
Entouré  des  principaux  chefs  français,  des  généraux  représen- 
tans  des  puissances  alliées,  le  Président  de  la  République,  dans 
un  superbe  langage,  rendait  hommage  au  dévouement  et  à 
l'héroïsme  des  soldats  de  Verdun,  et  il  décernait  à  la  ville 
imprenable  les  décorations  militaires  des  divers  Etats  de 
l'Entente. 

Et  peu  après,  le  général  Nivelle,  commandant  l'armée  de 
Verdun,  pouvait  écrire  : 

La  supériorité  nécessaire,  nous  la  trouverons  non  seulement  dans 
notre  outillage  et  notre  armement,  qui  ne  seront  cependant  jamais 
*rop  puissans,  mais  aussi  et  surtout  dans  la  résolution  audacieuse, 
raisonnée  et  confiante  des  chefs.  Nous  la  trouverons  dans  le  cœur  de 
nos  admirables  soldats,  dont  je  pouvais  dire  récemment,  en  les  mon- 
trant avec  orgueil  au  chef  de  l'État,  venu  pour  décorer  nos  drapeaux  : 
«  Jamais,  même  dans  la  vieille  garde,  il  n'y  a  eu  de  pareilles  troupes.  » 
Ces  soldats  venaient  de  recevoir  un  hommage  éclatant  de  leurs  en- 
nemis mêmes,  dans  le  cri  échappé  à  cet  officier  supérieur  prussien 
au  moment  oîi  il  était  fait  prisonnier  :  «  C'est  triste  de  finir  la  guerre 
ainsi,  mais  c'est  une  consolation  pour  moi  de  rendre  mes  armes  à  de 
tels  soldais  :  je  n'ai  jamais  vu  d'aussi  belles  troupes  (1)!  » 

(4)  Préface  du  livre  de  M.  Charles  Nordmann,  A  coups  de  caiioii,  1  vol,  in-16; 
Perrin. 


TROIS    ANS    APRÈS.  589 


m 


Ces  troupes  auxquelles,  vers  le  milieu  de  mars,  en  les  féli- 
citant et  en  les  encourageant,  le  général  Joffre  disait  :  «  Vous 
serez  de  ceux  dont  on  dira  :  Ils  ont  barré  la  route  de  Verdun,  » 
elles  ont  longtemps  ignoré,  —  et  leur  mérite  en  est  d'autant 
plus  grand,  —  la  raison  dernière  de  leur  long  effort.  Il  ne 
s'agissait  pas  seulement  pour  elles  de  sauver  Verdun,  —  la 
perte  de  Verdun,  matériellement,  sinon  moralement,  n'aurait 
pas  été  irréparable,  —  il  s'agissait  de  retenir  devant  ces  vieilles 
murailles  la  plus  grande  partie  de  l'armée  allemande,  de  para- 
lyser ses  autres  initiatives,  de  lasser  sa  confiance,  d'user  et  de 
détruire  ses  disponibilités  et  ses  réserves,  de  permettre  enfin  à 
tous  les  Alliés  d'achever,  sans  être  inquiétés,  tous  leurs  prépa- 
ratifs pour  les  offensives  prochaines.  Ce  résultat  a  été  ample- 
ment atteint.  Plus  on  y  regardera  de  près,  et  plus  on  reconnaîtra 
que  la  défense  de  Verdun  aura  été  le  pivot  de  toutes  les  cam- 
pagnes ultérieures,  et  qu'elle  marque  le  tournant  décisif  de  la 
guerre.  Verdun  aura  été  la  dernière  grande  offensive  qu'ait 
montée  l'Allemagne  contre  un  de  ses  principaux  ennemis. 

Et  pendant  qu'elle  se  brisait  contre  le  mur  inébranlable  des 
poitrines  françaises,  à  Paris  même,  sous  la  présidence  de  l'habile 
homme  d'Etat  français  qui  s'était  donné  pour  tâche  d'unifier 
son  action,  la  Sainte- Alliance  des  peuples  libres  se  resserrait, 
échangeait  ses  vues,  se  concertait  pour  les  ripostes  nécessaires; 
et  dans  cette  réunion  tenue  en  pays  envahi,  à  280  kilomètres 
d'une  frontière  entamée  et  furieusement  attaquée,  il  y  avait, 
tout  à  la  fois,  un  délicat  et  fier  hommage  d'admiration  et  de 
confiance  rendu  à  la  France, et,  à  l'adresse  du  brutal  adversaire, 
une  sorte  de  dédaigneuse  ironie  dont  nous  avons  tous  savouré 
la  hautaine  élégance.  Quelque  temps  après,  Galliéni  mourait, 
et  Paris  faisait  au  grand  soldat  qui  l'avait  défendu  ((  jusqu'au 
bout,  »  et  sauvé  du  Barbare,  de  ces  funérailles  simples  et  gran- 
dioses, comme  il  sait  en  faire  à  ceux  qu'il  a  beaucoup  aimés  : 
funérailles  où  la  tristesse  s'éclairait  d'espérance  et  qui,  hier 
plutôt  qu'à  une  cérémonie  funèbre,  ressemblaient  à  un  radieux 
cortège  de  victoire.  Et  en  effet,  il  nous  quittait  au  moment  où 
la  bataille  de  Verdun  commençait  k  dégager  ses  victorieuses 
conséquences.  Broussiloff  déclenchait  alors  contre  l'Autriche  sa 


590  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

triomphale  offensive,  trop  tôt  arrête'e  malheureusement,  — 
nous  savons  aujourd'hui  pourquoi,  —  et  qui,  sans  parler  des 
remarquables  résultats  directement  obtenus,  obligeait  encore 
l'armée  autrichienne  descendue  en  Italie  à  lâcher  prise  et  à  se 
retourner  contre  l'entreprenant  envahisseur.  Libre,  désormais, 
de  ses  mouvemens,  Gadorna  pouvait  mettre  la  dernière  main  à 
ses  préparatifs  d'offensive,  infligeait  sur  le  Carso,  à  l'armée 
autrichienne,  une  sanglante  défaite,  et  s'emparait  enfin  de 
Gorizia,  l'une  des  clefs  de  Vltalia  irredente.  Nous-mêmes, 
d'autre  part,  que  Verdun  n'avait  ni  exclusivement  absorbés,  ni 
épuisés,  comme  on  le  croyait  outre-Rhin,  nous  prenions,  avec 
nos  amis  Anglais,  l'offensive  sur  la  Somme,  et,  en  quelques 
semaines,  nous  faisions  subir  à  l'armée  allemande  des  pertes 
irréparables,  et,  en  attendant  de  la  contraindre  à  la  retraite, 
nous  remportions  des  avantages  plus  importans,  plus  décisifs, 
et,  surtout,  plus  définitifs,  que  ceux  qu'en  plusieurs  mois, 
l'Allemagne  avait  obtenus  à  Verdun.  Encouragée  enfin  par  tous 
ces  succès,  la  Roumanie  suivait  à  son  tour  l'exemple  de  sa 
«  sœur  latine,  »  et,  répudiant  comme  elle  une  alliance  qui 
n'était  qu'un  esclavage,  elle  se  rangeait  à  nos  côtés  avec  un 
courage  que  nous  avons  applaudi  sans  doute,  mais  dont  nous 
n'avons  pas  soupçonné  tout  d'abord  la  méritoire  imprudence. 
Vaincus  à  Verdun,  il  semblait  que  les  empires  de  proie  fussent 
dès  lors  sur  le  point  d'éprouver  l'irrémédiable  désastre. 

Il  faut  leur  rendre  cette  justice  qu'ils  surent  se  ressaisir 
encore  avec  une  farouche  décision  et  une  rare  audace.  Hinden- 
burg  nommé  généralissime  et  consacré  fétiche  national;  der- 
rière la  popularité  grossière  de  ce  grossier  soldat,  l'habile 
Ludendorf  ourdissant  ses  plans,  tramant  ses  intrigues,  sachant 
imposer  ses  vues  à  l'Empereur  et  à  son  triste  chancelier;  la 
mobilisation  civile  décrétée;  probablement  mille  manœuvres 
de  corruption  tentées  un  peu  partout,  notamment  en  Grèce  et 
dans  cette  Russie  où  l'Allemagne  avait  conservé  tant  de  louches 
et  profitables  intelligences;  une  presse  admirablement  dressée 
à  tromper  l'opinion  publique  et  à  l'entretenir  dans  les  plus 
invraisemblables  illusions  :  voilà  quelques-uns  des  moyens  que 
le  pangermanisme,  blessé  à  mort,  imagina  pour  ajourner,  ou, 
qui  sait?  pour  conjurer  sa  ruine.  Avouons  qu'il  s'en  est  fallu  de 
bien  peu  qu'ils  n'aboutissent.  L'honnêteté  du  Tsar  aujourd'hui 
déchu   nous  sauva    sans   doute   de  la  désastreuse  paix  séparée 


TROIS    ANS    APRÈS.  591 

qu'on  négociait  déjà  dans  son  entourage.  Mais  on  réussit  du 
moins  à  faire  avorter  les  belles  promesses  que  les  opérations 
militaires  du  printemps  et  de  l'été  nous  avaient  permis  dé 
concevoir.  Broussiloff,  —  la  rage  dans  le  cœur,  sans  doute,  — 
dut  s'arrêter  dans  sa  marctie  victorieuse.  La  Roumanie,  mal 
préparée  et  abandonnée  à  elle-même,  offerte  en  proie  à  des 
ennemis  résolus  et  bien  armés,  voyait  peu  à  peu  son  territoire 
envahi,  sa  capitale  occupée,  ses  réserves  de  blé  pillées.  Le  roi 
Constantin  de  Grèce  nous  trahissait  au  profit  de  «  l'ennemi  hé- 
réditaire »  et  mettait  en  péril  notre  armée  de  Salonique.  Enfin, 
par  une  fâcheuse  coïncidence,  notre  victoire  de  la  Somme, 
interrompue  par  la  mauvaise  saison,  ne  donnait  pas  tous  les 
résultats  immédiats  qu'on  avait  peut-être  escomptés.  A  l'entrée 
d'un  troisième  hiver  de  guerre,  il  était  difficile  de  se  défendre 
d'un  vague  sentiment  de  malaise  ou  d'inquiétude.  Irions-nous 
donc  toujours  de  déception  en  déception,  de  demi-victoire  en 
demi-victoire  ?  Et  laisserions-nous  toujours  à  des  adversaires 
redoutables,  étroitement  unis  par  leurs  crimes,  habiles  d'ailleurs 
à  exploiter  toutes  nos  divisions  et  toutes  nos  faiblesses,  auda- 
cieux et  sans  scrupules,  l'entière  liberté  de  leurs  initiatives? 

C'est  ce  moment-là  qu'avec  une  incontestable  habileté, 
l'Allemagne  choisit  pour  nous  faire  ses  premières  ouvertures 
officielles  de  paix.  Sentant  bien  qu'elle  ne  pourrait  plus  que 
décliner,  qu'elle  avait  déjà  atteint  les  limites  extrêmes  de  ses 
forces  réelles,  consciente  des  innombrables  difficultés  inté- 
rieures et  extérieures  que  lui  ménageait  le  très  prochain  avenir, 
aux  prises  avec  une  crise  économique  et  alimentaire  dont  nous 
saurons  un  jour  toute  la  gravité,  convaincue  que  la  «  carte  de 
guerre  »  ne  lui  serait  jamais  plus  aussi  favorable,  et  qu'il  y  avait 
donc  tout  intérêt  à  liquider  «  honorablement  »  une  opération  dont 
les  suites  risquaient  d'être  infiniment  désastreuses,  elle  entre- 
prit de  négocier.  Elle  éprouvait  d'ailleurs  le  besoin  de  rassurer, 
ou  de  relever  une  opinion  publique  qui  commençait  à  être  bien 
inquiète  et  très  lasse.  Elle  espérait,  par  cette  attitude  toute 
nouvelle,  se  concilier  la  faveur  intéressée  ou  naïve  de  quelques 
neutres.  Surtout,  elle  comptait  sur  la  lâcheté  ou  la  lassitude  de 
ses  adversaires  pour  les  amener  à  une  conversation,  que  facili- 
terait du  reste  la  disparition  récente  de  François-Joseph,  et  dont 
elle  se  promettait  toute  sorte  d'avantages.  Elle  en  fut  pour  ses 
frais  de  duplicité  et  d'insolence.  On  repoussa  dédaigneusement 


592  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  pied  ses  avances.  Une  «  question  »  du  pre'sidenl  Wilson  aux 
belligérans  sur  leurs  «  buts  de  guerre  »  respectifs  vint  mettre 
en  un  piquant  relief  la  cauteleuse  insincérilé  de  l'Austro-Alle- 
magne  et  la  courageuse  franchise  de  l'Entente.  Que  les  Alliés  se 
soient  longuement  concertés  pour  rédiger  leurs  deux  réponses, 
c'est  ce  qui  est  l'évidence  même,  et  aucun  d'eux  n'a  le  droit 
d'en  revendiquer  la  responsabilité  exclusive;  mais  que  la  plume 
qui  les  a  rédigées  ait  été  tenue  en  France,  c'est  ce  qui  ressort 
de  mille  petits  faits  et  nuances  distinctives.  Et  nous  pouvons 
croire  que  si  la  France  a  été  choisie  pour  porte-parole,  ce  n'est 
pas  seulement  en  signe  d'hommage  à  la  traditionnelle  perfec- 
tion de  sa  langue  diplomatique;  c'est  aussi  parce  qu'en  dépit 
de  ses  deuils  et  de  ses  souffrances,  et  de  son  légitime  désir  de 
paix,  elle  était  moins  que  jamais  le  pays  des  capitulations  et 
des  défaillances. 

Pour  raviver  son  courage,  affermir  son  endurance,  décupler 
son  énergie  et  calmer  son  impatience,  la  France  avait,  dans 
les  événemens  mêmes,  des  raisons  d'espérer  qui  manquaient  à 
son  ennemie.  Oui,  sans  doute,  la  campagne  d'été  n'avait  pas 
eu  le  temps  de  porter  tous  ses  fruits  légitimes,  et  le  territoire 
national  n'était  pas  libéré.  Oui,  sans  doute,  l'intervention  rou- 
maine avait  surtout  servi  à  ravitailler  l'adversaire,  et  l'attitude 
de  la  Grèce  royale  n'était  rien  moins  que  rassurante.  Oui,  sans 
doute  enfin,  la  vie  matérielle  devenait  plus  difficile,  et  l'on  ne 
pouvait  songer  sans  angoisse  à  l'existence  sordide  et  dure  de 
nos  chers  soldats  dans  leurs  tranchées,  sous  les  rafales  de  bise 
et  les  pluies  d'un  troisième  hiver.  Mais,  en  revanche,  quel 
tragique  aveu  d'impuissance,  de  misère  et  de  désespérance  dans 
celte  offre,  maladroitement  fanfaronne,  d'une  paix  «  modérée,  >» 
qu'on  se  refusait  d'ailleurs  à  définir!  Aussi  bien,  l'offensive 
contre  la  Roumanie  était  arrêtée,  et  l'armée  roumaine,  sauvée 
par  les  Russes,  n'avait  pas  été  mise  hors  de  cause.  D'autre  part, 
il  était  visible  que  les  Alliés,  instruits  par  l'expérience,  res- 
serraient leur  union,  avisaient  aux  meilleurs  moyens  de 
réparer  les  lacunes  et  de  corriger  les  imperfections  de  leur 
organisation  politique,  diplomatique  et  militaire.  L'Italie  avait 
déclaré  la  guerre  à  l'Allemagne  et  s'assQciait  de  plus  en  plus 
étroitement  à  notre  campagne  balkanique.  L'Angleterre,  qui 
avait  eu  l'admirable  courage  de  rompre  avec  toutes  ses  tradi- 
tions et  d'adopter  le  service  militaire  obligatoire,  l'Angleterre 


TROIS    ANS    APRÈS.  593 

venait  de  mettre  h  sa  tète  un  véritable  dictateur  dans  la  per- 
sonne de  M.  Lloyd  George  :  homme  d'énergie,  de  pensée  et 
d'action,  grand  orateur,  travailleur  infatigable,  —  un  Celte, 
comme  notre  Briand,  —  M.  Lloyd  George  sera  peut-être,  dans 
cette  dernière  phase,  le  véritable  «  seigneur  de  la  guerre.  »  En 
France,  un  remaniement  du  ministère  et  du  haut  commande- 
ment était  l'indice  et  la  promesse  d'une  utilisation  plus  com- 
plète, sur  le  front  et  à  l'arrière,  de  toutes  les  énergies  natio- 
nales. Enfin  et  surtout,  d'heureuses  actions  militaires  avaient 
lieu,  signes  avant-coureurs  des  futures  victoires  décisives. 
L'armée  inter-alliée  de  Macédoine  s'ébranlait,  rentrait  dans  la 
Serbie  envahie,  s'emparait  de  Monastir.  Et,  sur  notre  front, 
non  seulement  Verdun  tenait  toujours,  mais  Verdun,  sous  la 
direction  de  Nivelle,  reprenait  l'offensive.  «  Que  tous,  avant  de 
partir,  aient  jeté  leur  cœur  par-dessus  la  tranchée  ennemie,  » 
avait  dit  magnifiquement  le  nouveau  chef  en  arrivant  à  Verdun. 
Et  nos  soldats,  électrisés  par  ce  noble  langage,  firent  comme 
on  le  leur  disait.  Le  24  octobre,  dans  un  élan  irrésistible,  ils 
reprenaient  Douaumont,  le  fort  symbolique  ;  le  2  novembre, 
ils  récupéraient  le  fort  de  Vaux  ;  le  15  décembre,  dans  une 
superbe  offensive,  ils  avançaient  de  trois  kilomètres,  dégageant 
Verdun,  et  ramenant  nos  lignes  jusqu'à  l'endroit  d'où  était 
partie  l'attaque  allemande.  En  quittant  l'armée  qu'il  avait  com- 
mandée sept  mois,  le  nouveau  généralissime  venait  de  faire  ses 
preuves  :  grâce  à  lui,  l'obstination  méthodique  de  l'héroïsme 
français  avait  eu  le  dernier  mot.  ' 

Et  tandis  que  cette  fermeté  indomptable  émerveillait  le 
monde,  achevait  de  retourner  en  notre  faveur  l'opinion  univer- 
selle, —  exaspérée  par  tant  de  constance,  effrayée  de  tous  ses 
échecs,  en  proie  à  mille  inquiétudes  trop  justifiées,  sentant 
monter  autour  d'elle  la  lente  réprobation  de  la  conscience 
humaine,  emportée  par  <(  cet  esprit  d'imprudence  et  d'erreur  » 
qui  souffle  sur  les  nations  agonisantes,  l'Allemagne,  déchirant 
tous  les  traités  et  violant  tous  ses  engagemens,  dans  un  véri- 
table sursaut  de  démence  désespérée,  déclarait  la  guerre  à  tous 
les  neutres,  une  guerre  sous-marine  sans  loyauté  et  sans  merci. 
Cette  fois,  la  mesure  était  comble.  La  grande  démocratie  paci- 
fique du  Nouveau-Monde,  qui  avait  fait  preuve,  à  l'égard  des 
Empires  du  Centre,  d'une  longanimité  et  d'une  patience  que 
nous  avions  peine,  parfois,  à  ne  pas  trouver  excessives,  rompait 
TOME  XL.  —  1917.  38 


594 


REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 


soudainement  avec  eux,  et,  acceptant  le  défi,  venait  prendre  sa 
place  à  nos  côtés  dans  cette  nouvelle  croisade  contre  la  nation 
satanique,  plus  barbare  et  plus  inhumaine  que  l'Infidèle  du 
moyen  âge.  En  même  temps,  la  Russie,  impatiente,  elle  aussi, 
du  joug  germanique  que  faisait  peser  sur  elle  son  gouverne- 
ment, et  surtout  sa  bureaucratie,  honteuse  des  trahisons  qu'à 
son  insu  on  lui  avait  fait  commettre  k  l'égard  dos  démocraties 
occidentales,  la  Russie  renversait  l'imprévoyante  et  faible 
dynastie  qui  n'avait  pas  su  la  conduire  à  la  victoire,  et,  à  tra- 
vers mille  fluctuations  inévitables,  et  parfois  inquiétantes, 
s'acheminait  à  un  état  politique  et  social  qui  devait,  fatalement, 
la  rapprocher  encore  de  nous.  Et  ainsi,  deux  des  plus  grands 
événemens  de  l'histoire  moderne  venaient,  à  quelques  jours  de 
distance,  comme  se  greffer  sur  le  formidable  conflit,  sur  cette 
guerre  d'Apocalypse,  et  dans  leurs  communes  origines,  s'il  est 
difficile  de  la  définir  exactement,  on  ne  saurait  méconnaître  la 
secrète  action  de  la  France. 

Car  d'abord  ni  la  Révolution  russe,  ni  l'intervention  améri- 
caine ne  se  seraient  produites  si  la  guerre  avait  moins  duré. 
Et  la  guerre  aurait  moins  duré  si  la  France  avait  fléchi  sous  le 
terrible  poids  qui,  depuis  trois  ans,  pèse  sur  ses  épaules. 
Il  ne  s'agit  pas,  bien  entendu,  de  revendiquer  pour  la  France 
seule  Papanage  et  l'honneur  des  sacrifices  et  de  l'endurance. 
Les  sacrifices  qu'a  faits  la  France  à  la  cause  du  Droit  sont, 
relativement,  moins  lourds  que  ceux  qui  ont  été  consentis  par 
la  Belgique  et  par  la  Serbie.  Et  sans  la  Belgique,  sans  l'Angle- 
terre, sans  la  Russie,  la  victoire  de  la  Marne  était  impossible. 
Mais,  de  toutes  les  grandes  puissances  alliées,  ce  n'en  est  pas 
moins  la  France  qui,  dans  son  sol  et  dans  son  sang,  dans  sa 
richesse  aussi,  a  le  plus  souffert  de  la  guerre.  Si  elle  s'était 
dérobée  à  sa  douloureuse  destinée,  si  elle  avait  marchandé  ses 
etTorts,  la  victoire  totale,  définitive,  qui  est,  aujourd'hui,  de 
moins  en  moins  douteuse,  eût  été  impossible.  Il  aurait  fallu  se 
résigner  à  la  paix  boiteuse,  à  laquelle,  depuis  la  Marne,  l'Alle- 
magne aspire.  En  résistant  comme  elle  l'a  fait,  en  prodiguant 
son  or  et  la  vie  de  ses  enfans,  la  France  a  assuré  à  la  cause 
commune  l'immense  bénéfice  de  la  durée.  Les  Alliés  ont  pu  se 
préparer  à  loisir  aux  luttes  décisives.  Surtout  peut-être  le  sens 
profond  de  cette  guerre,  qu'on  n'avait  point  perçu  tout  de  suite, 
a  pu  se  développer  sans  contrainte,  se  révéler  aux  esprits  les 


TROIS    ANS    APRÈS.  595 

plus  inattentifs  ou  les  plus  prévenus.  On  a  pu  voir  où  tendaient 
les  ambitions  germaniques,  et  qu'elles  ne  visaient  à  rien  de 
moins  qu'à  la  domination  du  monde.  On  a  pu  se  rendre  compte 
que  la  lutte  n'était  pas  seulement  entre  deux  groupes  de  puis- 
sances rivales,  mais  entre  deux  conceptions  opposées  du  monde 
et  de  la  vie,  entre  la  démocratie  et  l'autocratie,  entre  la  civili- 
sation et  la  barbarie,  entre  le  christianisme  et  le  paganisme. 
El  quand,  à  la  lente  lumière  des  faits  contrôlés  et  vérifiés,  les 
i  iicertitudes  et  les  équivoques  du  début  eurent  peu  à  peu  disparu, 
le  monde  entier  dut  faire  son  choix.  Au  contact  de  la  France 
républicaine,  la  Russie  a  pris  conscience  de  son  nouvel  idéal, 
de  sa  future  mission  historique.  Est-il  vrai,  comme  on  l'a  dit, 
que  dans  les  commencemens  de  l'alliance  franco-russe,  un  haut 
personnage  de  l'entourrige  du  tsar  répondit  à  un  Français  qui 
s'étonnait  de  la  froideur  avec  laquelle  il  était  accueilli  en 
Russie  :  u  Vous  nous  apportez  la- Révolution  ?  »  Si  le  mot  a 
été  prononcé,  il  était  prophétique.  La  France,  —  nous  le  voyons 
aujourd'hui  de  mieux  en  mieux,  —  aura  largement  contribué 
à  détacher  la  Russie  des  intluences  et  des  intrigues  germa- 
niques, à  l'introduire  dans  le  chœur  des  grands  Etats  démocra- 
tiques contemporains,  et  à  faire  cesser,  aux  yeux  des  ennemis 
du  «  tsarisme,  »  une  apparente  contradiction  dont  triomphaient 
trop  aisément  nos  adversaires. 

Et  la  France  enfin  n'aura  pas  peu  contribué  à  déterminer 
les  Etats-Unis  à  joindre  leur  cause  à  la  nôtre.  Assurément,  il 
serait  d'un  chauvinisme  un  peu  puéril  de  prétendre  que, sans  la 
France,  ils  ne  seraient  pas  entrés  en  guerre  ;  mais  peut-être,  sans 
elle,  y  seraient-ils  entrés  moins  généreusement  et  plus  tard.  Il 
est  difficile  de  sonder  les  reins  et  les  cœurs,  et  les  raisons  d'un 
acte  collectif  aussi  grave  sont  nécessairement  multiples  et 
complexes.  Un  amour  passionne  du  droit  et  de  la  justice,  le 
désir  de  fonder  une  paix  durable,  sinon  éternelle,  et  de  sous- 
traire à  la  simple  violence  l'avenir  des  relations  internationales, 
le  désirr  aussi  de  créer  l'unité  nationale  de  sa  jeune  patrie,  de 
fondre  ensemble  les  divers  élémens  ethniques  qui  la  compo- 
sent, et,  en  les  mêlant  à  de  vieux  peuples,  en  les  associant  à 
une  œuvre  hautement  humaine  et  désintéressée,  de  les  faire 
entrer  dans  l'histoire,  de  leur  constituer  une  tradition,  de  les 
encadrer  dans  un  peu  de  passé  :  voilà,  selon  toute  vraisem- 
blance, les  idées  et  les  sentimens  essentiels,  et,  pour  ainsi  dire, 


51)0  REVUE    DES    DEUX    MO.\DE3.i 

consciens,  qui  ont  provoqué  la  décision  du  Président  Wilson, 
et  qui  ont  peu  à  peu  rallié  la  très  grande  majorité  de  l'opinion 
américaine. 

Mais,  à  côté  des  idées  «  claires  et  distinctes,  »  il  y  a  des 
sentimens  obscurs  et  profonds  qui,  chez  les  peuples  comme 
chez  les  individus,  entraînent  à  l'action,  et  sans  la  complicité 
desquels  les  idées  pures  risquent  de  demeurer  éternellement 
inactives.  Or,  les  Etats-Unis  n'ont  jamais  oublié  qu'ils  devaient 
au  généreux  concours  de  la  France  leur  indépendance  natio- 
nale, et  la  vive  sympathie  qu'ils  nous  ont  toujours  témoignée 
depuis  lors  n'a  pas  d'autre  origine.  Quoi  qu'en  disent  les 
sceptiques  et  les  pessimistes,  l'ingratitude  —  déjà  l'attitude  de 
l'Italie  nous  en  avait  été  une  preuve  — est  un  vice  qui,  même 
chez  les  nations  soi-disant  réalistes,  est  moins  fréquent  qu'on  ne 
l'a  parfois  prétendu  :  la  Bulgarie  et  la  Grèce  —  celle  de  Cons- 
tantin, et  non  celle  de  Vénizélos  —  n'ont  point  fait  partout 
école.  Aux  Etats-Unis,  La  Fayette  et  Rochambeau  sont  encore 
des  noms  vénérés,  et  plus  peut-être  que  partout  ailleurs,  on 
eût  i-essenti  fortement  là-bas  la  douleur  d'une  défaite  française. 
Lorsque,  contre  l'attente  générale,  on  vit  la  France  non  seu- 
lement invaincue,  mais  victorieuse,  quand  on  la  vit,  calme 
et  grave,  improviser,  organiser  sa  défense,  maîtriser  peu  à  peu 
la  supériorité  matérielle  du  redoutable  adversaire,  quand  on 
la  vit,  avec  une  ténacité  indomptable,  résister  seule  à  Verdun, 
supporter  sans  faiblir  l'effroyable  tempête  de  fer  et  de  feu,  et, 
à  force  d'héroïsme,  de  patience,  de  sang-froid  et  de  génie  mili- 
taire, contenir  l'envahisseur,  puis  le  dominer  et  le  repousser, 
alors  l'affection,  la  tendresse  émue  et  apitoyée  firent  place, 
dans  les  cœurs,  à  un  sentiment  de  chaleureuse  admiration,  et 
presque  de  remords.  On  s'en  voulut  d'avoir  méconnu  la  France 
et  d'avoir,  parfois,  douté  d'elle.  On  eut  un  peu  honte  de  n'être 
pas  à  ses  côtés  pour  défendre  contre  l'ennemi  du  genre  humain 
une  cause  manifestement  juste,  et  chère  de  tout  temps  aux 
démocraties  américaines.  Nulle  part  plus  qu'aux  Etats-Unis 
on  n'a  été  sévère  aux  atermoiemens,  aux  scrupules,  aux  pru- 
dentes, et  peut-être  sages  hésitations  du  Président  Wilson.  Et 
quand  enfin  l'intervention  fut  décidée,  elle  provoqua,  et  surtout 
en  faveur  de  la  France,  un  élan  d'enthousiasme  dont  chaque 
jour  nous  apporte  les  vibrans  échos.  Ce  sont  les  «  impondé- 
rables »  qui  déterminent  les  grands  événemens  de  l'histoire, 


Trois  ans  après. 


591 


et  peut-être  Verdun  a-t-il  plus  fait  que  le  torpillage  de  la 
Ltisitania  pour  entraîner  dans  fa  sainte  Alliance  la  grande 
République  d'outre-mer  (l). 

Ce  qui  est  sur,  c'est  que  l'entrée  en  guerre  des  États-Unis  a 
soulevé  dans  toute  la  France  une  joie  telle  que  nous  n'en  avons 
pas  éprouvé  de  semblable  depuis  la  victoire  de  la  Marne.  Et 
même  Paris,  qui  n'avait  pas  pavoisé  après  la  bataille  de  la 
Marne,  a  pavoisé  à  la  nouvelle  de  l'intervention  américaine. 
Certes,  cette  intervention  nous  a  tous  réjouis,  comme  l'un  des 
gages  les  plus  sûrs  de  notre  décisive  victoire,  et  il  n'est  pas  un 
Français  qui  ne  se  soit  rendu  compte,  dans  une  guerre  d'usure, 
comme  celle  que  nous  subissons,  de  l'importance  incalculable 
d'un  facteur  tel  que  celui  de  la  puissance  matérielle  de  nos 
nouveaux  alliés.  Mais  si  nous  avons  apprécié  à  sa  juste  valeur 
ce  facteur  formidable,  idéalistes  incorrigibles  que  nous  sommes, 
nous  avons  encore  bien  mieux  senti  l'incomparable  portée 
morale  de  l'acte  si  lentement  mûri  de  la  grande  démocratie  du 
Nouveau  Monde.  Ainsi  donc,  nous  ne  nous  étions  pas  trompés! 
Quand  nous  disions  que,  non  contens  de  nous  battre  pour 
notre  existence  menacée,  nous  nous  battions  pour  défendre  les 
droits  de  tous  les  peuples  libres  et  les  principes  essentiels  sur 
lesquels  repose  toute  civilisation  humaine,  —  et  quel  est  celui 
de  nos  soldats  qui  n'ait  cette  conviction  au  cœur?  —  nous 
n'étions  pas  la  dupe  d'un  mirage!  Nous  ne  nous  étions  pas 
grisés  de  mots  sonores  et  vides!  Il  y  avait  donc  au  monde  autre 
chose  que  la  force!  Et  la  réalité  morale  était  bien  une  réalité! 
Voici  qu'un  peuple,  tout  un  peuple  se  levait,  pour  prononcer 
entre  nos  adversaires  et  nous  le  jugement  de  l'histoire.  Et  dans 
des  conditions  d'autorité,  de  désintéressement  et  d'impartialité 
admirables,  c'est  à  nous  qu'il  donnait  raison,  pleinement  raison. 
Il  épousait  sans  réserves  notre  juste  cause.  Il  s'associait  de  tout 
son  cœur  à  notre  croisade.  Il  dénonçait  au  monde  entier  les 
forfaits  de  l'Allemagne  impériale.  Il  vouait  à  l'exécration  uni- 
verselle sa  funeste  caste  militaire,  son  armée  de  pillards  et  d'in- 
cendiaires, de  violateurs  de  tombes  (2),  de  tortionnaires  et  d'as- 

(1)  Un  ancien  ambassadeur  américain  disait  à  M.  Viviani  :  «  Nous  vous  avons 
toujours  aimés;  après  la  Marne,  nous  vous  avons  admirés;  depuis  Verdun,  nous 
vous  respectons.  » 

(2)  Violateurs  de  tombes,  les  Allemands  l'étaient  déjà  lors  de  l'expédition  de 
Chine.  Voyez  là-dessus  les  Derniers  jours  de  Pékin,  par  Pierre  Loti,  p.  84-85,  et 
notre  Pro  Patria,  t.  Il  (Bloud,  in-16j,  p.  32-35. 


598  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

sassins  disciplinés.  Et  cette  grande  voix  lointaine  qui  nous 
proclamait  les  soldats  du  Droit  a  retenti  longuement  dans  tous 
les  cœurs  français  comme  le  témoignage  irrécusable  d'une 
haute  et  juste  conscience. 

La  décision  américaine  était  peut-être  encore  quelque  chose 
de  plus.  Elle  était  la  récompense  du  long  effort  qu'avait  fourni 
la  France  pendant  ces  trente-trois  mois  d'une  guerre  inexpiable. 
Certes,  la  France  n'a  pas  été  seule  à  lutter  et  à  souffrir,  et  elle 
n'oublie  ni  le  martyre  de  la  Belgique,  ni  l'appui,  unique  et  irrem- 
plaçable, que,  dès  le  premier  jour,  lui  a  prêté  la  flotte  anglaise.  Il 
n'est  aucune  des  Puissances,  grandes  ou  petites,  de  l'Entente,  qui 
n'ait,  dans  cette  guerre,  joué  généreusement  son  rôle  non  pas 
seulement  utile,  mais  nécessaire,  et  qui  n'ait  contribué  à  hâter  la 
victoire  finale.  Mais  nos  amis  Anglais  l'ont  proclamé  assez  souvent 
et  assez  haut  :  c'est,  au  moins  de  toutes  les  grandes  Puissances,  la 
France  qui,  pendant  longtemps,  a  eu  à  supporter  les  plus  durs 
sacrifices,  et  la  moindre  défaillance  de  sa  part  aurait  pu  avoir 
les  plus  désastreuses  conséquences.  Le  miracle  français  fut  que, 
trop  mal  préparée,  hélas  I  à  recevoir  le  furieux  assaut  d'un 
ennemi  formidable,  la  France  ne  se  montra  pas  inférieure  à  sa 
haute  destinée,  qu'elle  soutint  le  choc,  le  brisa  et  sut  opposer 
aux  retours  offensifs  de  l'adversaire  une  barrière  infranchis- 
sable. Elle  fit  plus  encore  :  sous  le  canon  même  de  l'ennemi, 
avec  une  patience  indomptable,  avec  une  activité  inventive 
et  multipliée,  elle  sut  se  forger  de  nouvelles  armes  et  en 
forger  à  ses  alliés.  Pendant  que  ses  fils  lui  faisaient  un  rem- 
part de  leurs  corps,  elle  organisait  d'abord  sa  défense,  et  puis 
sa  victoire,  —  cette  victoire  dont  nous  voyons  aujourd'hui  les 
glorieux  commencemens.  Elle  resserrait  ses  alliances,  en 
conquérait  de  nouvelles,  aplanissait  les  difficultés  entre  ses 
anciens  et  ses  nouveaux  amis,  les  groupait  autour  d'un  même 
idéal,  les  enflammait  de  son  ardeur,  de  sa  confiance,  et  joignant 
leurs  ressources  aux  siennes,  les  utilisait  toutes  contre  l'en- 
nemi commun  :  cela  sans  emphase,  sans  vaine  gloriole,  avec 
cette  discrétion,  cette  honnête  simplicité  qui  sont  la  marque 
propre  du  génie  français.  A  la  voir  si  vaillante,  si  douloureuse 
et  si  sereine,  les  admirations,  les  sympathies  lui  venaient  de 
toutes  parts.  Une  heure  vint  où  l'amitié  américaine,  exaspérée 
d'ailleurs  par  la  félonie  tudesque,  ne  voulut  plus  se  contenter 
de  l'active  charité  qu'elle  exerçait  si  généreusement   à  notre 


TROTS    ANS    APRÈS.  599 

éî^ard  ;  elle  voulut  prendre  sa  part  personnelle  de  l'œuvre  com- 
mune. Et  puisque, — elle  nous  le  manifeste  tous  les  jours  d'une 
manière  bien  éloquente  et  bien  louchante, —  c'est  surtout  à  la 
France  qu'elle  apporte  l'appui  de  ses  armes  et  de  son  or,  la 
France  est  fière  et  elle  est  heureuse  d'avoir  contribué  par  ses 
sacrifices  d'aujourd'hui,  et  par  ceux  d'autrefois,  à  déchaîner 
contre  la  monstrueuse  tyrannie  allemande  la  grande  force  bien- 
faisante d'un  grand  peuple  libre  (1). 

Etranges  vicissitudes  des  choses  humaines!  Que  de  fois  ne 
nous  avait-on  pas  dit  que  le  spectacle  de  l'histoire,  comme  celui 
de  la  vie  même,  est  une  vaste  école  d'immoralité,  que  le  mal 
y  règne  en  souverain  maître,  avec  ses  deux  compagnes  insépa- 
rables, la  ruse  et  la  violence,  et  que  la  seule  sanction  qu'on  y 
reconnaisse  est  celle  du  succès!  Et,  sous  l'obsession  de  notre 
défaite,  nous  avions  failli  souscrire  à  cette  désespérante  philo- 
sophie. Eh  bien!  non,  ils  avaient  tort,  ceux  qui  nous  tenaient 
ces  raisonnemens  découragés.  Le  mal  n'est  pas  la  loi  du  monde, 
et  ses  triomphes  ne  durent  qu'un  temps.  Si  les  hommes  ont 
l'air  de  les  absoudre,  Dieu,  lui,  ne  les  absout  pas.  Il  n'y  a  pas 
de  prescription  pour  les  grandes  iniquités  historiques.  Question 
de  Pologne,  question  d'Alsace-Lorraine,  on  les  croit  mortes, 
enterrées  à  jamais.  Erreur  profonde  !  Un  jour,  elles  renaissent 
de  leurs  cendres.  Le  monde  est  en  feu  pour  les  résoudre;  les 
Empires  le  plus  solidement  assis  s'écroulent  sous  le  poids  des 
crimes  séculaires  qu'ils  ont  commis  pour  s'édifier  aux  dépens 
des  nations  vivantes  qu'ils  ont  mutilées,  piétinées  sans  scrupule. 
Et  l'avenir  reste  ouvert  aux  peuples  qui  n'ont  pas  désespéré  de 
la  justice,  et  qui  se  sont  noblement  sacrifiés  pour  hâter  son 
avènement. 

Au  premier  rang  de  ces  peuples-là  a  été  la  France.  Comme  si 
la  destinée  lui  proposait  un  pari  suprême,  la  France  s'est 
retrouvée  telle  qu'elle  a  été  aux  plus  belles  époques  de  son  his- 
toire. Elle  a  accepté  le  pari,  et  elle  l'a  tenu,  elle  le  tiendra  jus- 
qu'au bout.  Elle  a  senti  d'instinct  tout  le  prix  de  l'enjeu.  Elle 

(1)  Le  président  de  la  Chambre  de  commerce  américaine,  M.  Waller  Berry, 
dans  un  très  éloquent  et  vibrant  discours  qu'il  prononçait  le  4  juillet,  exprimait 
avec  une  force  singulière  les  sentimens  de  ses  compatriotes  pour  la  France  :  «  Je 
sais,  disait-il  en  débutant,  que  j'exprime  la  pensée  de  chacun  de  vous  quand 
j'affirme  que  la  plus  belle  conquête  de  l'an  111  de  la  guerre  a  été  la  conquête  des 
États-Unis  par  le  maréchal  Jolfre.  »  Et  ce  mot  dit  tout. 


600  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

a  VU  qu'il  y  allait  non  seulement  de  son  existence  nationale, 
mais  encore  du  partage  du  monde,  et  de  l'avenir  de  la  civilisa- 
tion tout  entière.  Jamais  encore,  au  cours  des  innombrables 
guerres  qu'elle  a  soutenues,  de  si  hautes  et  de  si  graves  ques- 
tions n'avaient  été  comme  impliquées  dans  sa  propre  cause. 
Voilà  pourquoi  elle  s'est  dressée  dans  un  élan  unanime;  voilà 
pourquoi  elle  a  «  tenu,  »  au  prix  des  pires  souffrances;  voilà 
pourquoi,  même  aux  heures  de  lassitude,  elle  a  versé  sans  se 
plaindre  le  sang  de  ses  plus  généreux  enfans.  Fière  de  la  mis- 
sion douloureuse  et  glorieuse  qui  s'imposait  à  elle,  elle  l'a  rem- 
plie sans  défaillir.  Ce  peuple  qui  a  le  génie  de  l'universel  a 
senti  revivre  en  lui-même,  dans  toute  leur  splendeur,  les  plus 
rares,  les  plus  profondes  vertus  de  sa  race  ;  on  les  avait  crues 
éteintes;  elles  n'étaient  qu'assoupies.  Nos  vieux  croisés,  nos 
volontaires  de  4792  se  seraient  reconnus  dans  les  visages  trans- 
figurés des  vainqueurs  de  la  Marne  et  de  Verdun.  Jamais  la 
France,  dans  toute  son  histoire,  n'a  plus  fortement  senti  qu'elle 
s'accordait  au  plan  général  de  l'univers,  qu'elle  collaborait  à 
une  œuvre  d'éternité.  Elle  s'est  montrée  digne  de  cette  tâche, 
pour  laquelle  un  Bossuet  eût  ouvert  un  nouveau  chapitre  de  son 
Histoire  universelle.  Par  son  courage,  par  son  abnégation,  par 
son  endurance,  par  sa  «  fière  modestie,  »  par  ses  sacrifices,  elle 
aura  mérité  la  victoire  finale,  celle  dont  nous  entrevoyons  l'aube 
radieuse,  celle  qui  fera  entrer  l'humanité  dans  une  ère  nou- 
velle et  meilleure.  La  signification  de  cette  guerre,  le  rôle  qu'y 
a  joué  la  France,  c'est  peut-être  un  officier  allemand  qui  les 
a  le  mieux  définis,  quand  il  disait  :  «  Nous  ne  pouvons  pas 
être  vainqueurs.  En  1870,  nous  avions  la  Providence  pour  nous. 
Aujourd'hui,  nous  l'avons  contre  nous.   » 

Victor  Giraud. 


LA 

GUERRE  EN  MONTAGNE 


I.   —  LES    ROUTES    D  UNE   ARMÉE 

Dès  que  nous  arrivons  dans  la  grande  plaine  ve'nilienne 
près  du  quartier  général  de  l'armée,  on  nous  explique  les 
fronts  italiens  avec  une  clarté  parfaite  et  qui  rend  les  cartes 
inutiles. 

—  Nous  avons  trois  fronts,  me  dit  l'officier  qui  va  me  servir 
de  guide.  Sur  le  premier,  le  front  de  l'Isonzo,  qui  est  la  roule 
de  Trieste,  nos  troupes  peuvent  marcher,  quoique  la  marche 
ne  soit  pas  facile;  sur  le  second,  le  Trentin,  vers  le  Nord,  où 
l'ennemi  approche  le  plus  de  nos  plaines,  il  faut  que  nos  troupes 
grimpent.  Partout  ailleurs,  elles  doivent  grimper  et  faire  de 
l'alpinisme.  Vous  verrez. 

Il  m'indique,  au  loin  dans  la  direction  du  Sud-Est  et  de 
l'Est,  à  travers  une  brume  de  chaleur,  des  hauteurs  d'aspect 
sinistre,  où  les  canons  se  répondent  comme  dans  une  querelle 
grandiose. 

—  Ici  le  Garso,  où  nous  allons  maintenant. 

Puis  il  se  tourne  vers  le  Nord-Est  et  le  Nord,  où  des  mon- 
tagnes plus  proches,  plus  hautes,  montrent  des  traînées  de' 
neige  dans  leurs  plis. 

—  Ici  les  Alpes  Juliennes.  Tolmino  est  derrière.  Toujours 
au  Nord,  où  la  neige  est  plus  épaisse,  les  Alpes  Garniques.  Nous 
combattons  par  là.  A  l'Ouest  de  cette  chaîne,  les  Dolomites, 
théâtre  ordinaire  des  ascensions  des  touristes  et  sujet  de  leurs 
livres.  Nous  y  combattons  aussi.  Les  Dolomites  rejoignent  le 


602 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


Treiitin  et  le  plateau  d'Asiago,  où  nous  combattons  encore.  De 
là  nous  tournons  au  Nord  jusqu'à  ce  que  nous  rencontrions  la 
frontière  suisse.  Toujours  des  montagnes,  comme  vous  voyez. 

Il  désigne  les  pics  l'un  après  l'autre,  avec  l'aisance  d'un 
homme  accoutumé  à  repérer  des  points  sous  tous  les  angles 
de  vision  et  tous  les  jeux  de  lumière.  Mais  les  yeux  d'un  étranger 
ne  peuvent  rien  saisir  de  ce  lointain  décor,  si  ce  n'est  un  véri- 
table rempart  de  montagnes  immobiles  —  «  comme  des  géans 
à  la  chasse  »  —  tout  le  long  de  l'horizon  septentrional.  La 
jumelle  les  divise  en  chaînes  enchevêtrées  de  monticules  boisés, 
pics  aux  flancs  creux,  fendus  par  des  ravins  noirs  ou  gris, 
bandes  de  rocs  incolores,  balafrés  et  entaillés  de  blanc;  glaçons 
de  neige  durcie  qui  dépassent  comme  un  gros  ongle  les 
éclats  de  pierre;  et  derrière  tout  cela,  une  agonie  de  rochers 
torturés  à  l'arrière-plan  du  ciel.  11  faut  que  les  hommes  soient 
rompus  à  la  montagne,  si  même  ils  n'y  sont  pas  nés,  pour  y 
évoluer  librement.  Elle  a,  à  un  trop  haut  degré,  son  génie  propre 
et  comme  son  démon  qui  la  hante.  Les  plaines  autour  d'Udine 
sont  meilleures,  —  les  grasses  plaines,  unies,  couvertes  de  mois- 
sons, —  pièces  de  blé  et  d'orge  entre  des  vignes  bien  soignées, 
chaque  plant  de  vigne  vigoureux  et  bien  venu,  et  les  bras 
étendus  pour  accueillir  le  printemps,  chaque  champ  bordé  de 
vieux  mûriers  consciencieusement  étêtés  pour  les  vers  à  soie, 
et  chaque  route  flanquée  de  canaux  étincelans  qui  murmurent 
agréablement  dans  la  chaleur. 

De  distance  en  distance  sur  la  route,  à  peu  près  tous  les 
vingt  mètres,  un  carré  bien  net  de  cailloutis  calcaire,  encadré 
par  une  dérivation  d'eau.  Tous  les  cent  mètres,  un  vieillard 
et  un  jeune  garçon  travaillent  ensemble,  l'un  avec  une  longue 
pelle,  l'autre  avec  un  seau  de  fer-blanc  au  bout  d'une  perche. 
Dès  que  quelque  usure  se  manifeste  à  la  surface  de  la  route,  le 
vieux  bourre  le  creux  avec  une  pelletée  de  cailloutis,  le  gamin 
y  verse  de  l'eau  et  il  n'y  a  plus  qu'à  laisser  passer  les  véhicules 
pour  que  ce  soit  aussi  dur  et  serré  qu'un  caoutchouc  de  chambre 
à  air.  La  perfection  et  le  bon  entretien  des  routes  sont  presque 
tout  pour  l'automobile.  Là  où  il  n'y  a  pas  de  bosses,  il  n'y  a 
pas  d'efTorL,  même  avec  les  plus  lourdes  charges.  Les  camions 
glissent  de  la  tête  de  ligne  jusqu'à  leur  destination,  reviennent 
et  repartent  de  nouveau  sans  exiger  de  réparation  ni  causer  de 
retard.  Toute  cette  campagne  italienne  s'appuie  sur  le  principe 


LA    GUERRE    EN    MONTAGNE.  603 

très  simple  que  la  civilisation  est  une  question  de  transports  : 
chaque  morceau  de  route,  chaque  courbe  le  prouve.  Sur  le  front 
français,  la  Providence  ne  fournit  pas  l'avantage  si  appréciable 
de  ces  rivières  dont  le  lit  permet  de  remplir  à  la  pelletés  wagon- 
nets qui  promènent  à  travers  tout  le  paysage  la  jolie  pierre 
destinée  aux  routes.  On  ne  trouve  pas  non  plus,  en  France, 
ces  montagnes  généreuses  où  un  homme  n'a  qu'à  étendre  la 
main  pour  en  tirer  la  pierre  de  toutes  les  Pyramides.  Et  enfin 
nulle  part  il  n'existe  des  populations  habiles  de  naissance  aux 
travaux  de  maçonnerie.  Disons-le  donc,  en  transposant  un  mot 
de  Macaulay  :  ce  que  la  hache  est  au  Canadien,  ce  qu€  le  bambou 
est  au  Malais,  ce  que  le  bloc  de  neige  est  à  l'Esquimau,  la 
pierre  et  le  ciment  le  sont  à  l'Italien,  et  j'espère  le  montrer  par 
la  suite. 

Les  soldats  italiens  portent  un  casque  d'acier  qui  diffère  un 
peu  du  casque  français  et  les  fait  ressembler  de  loin  à  des 
légionnaires  romains  sur  une  frise  triomphale.  La  taille,  le 
physique  et,  par-dessus  tout,  l'équilibre  des  hommes  leur 
sont  particuliers.  Ils  semblent  plus  souples  dans  leurs  mouve- 
mens  d'ensemble  et  moins  surchargés  d'accessoires  que  les  sol- 
dats français  et  anglais;  mais  la  différence  essentielle  consiste 
dans  leur  manière  de  marcher,  —  la  manière  même  dont  ils 
frappent  du  pied  le  sol  et  semblent,  à  chaque  pas,  en  prendre 
possession.  Ce  peuple  a  un  sentiment  de  la  propriété  aussi  vif 
que  celui  du  Français.  Les  innombrables  troupes  en  gris-vert 
laissent  voir  dans  leur  marche  à  travers  ces  belles  campagnes 
leur  amour  des  moissons  et  leur  respect  de  la  terre.  Quand 
des  hommes  vivent  toujours  en  plein  air,  il  y  a  entre  eux 
et  leur  milieu  une  sorte  de  pénétration  réciproque  et  natu- 
relle, qu'on  ne  trouve  pas  chez  ceux  que  le  climat  ou  leurs 
occupations  maintiennent  à  la  maison  pendant  la  plus  grande 
partie  de  l'année.  L'espace,  la  lumière,  l'air,  tout  le  mouvement 
de  la  vie  .sous  le  ciel  vivifiant,  entrent  pour  une  grande  part 
dans  le  fond  psychologique  de  l'Italien. 

Si  bien  que  lorsqu'on  ordonne  à  un  soldat  de  s'asseoir  dans 
la  poussière  et  de  rester  là  sans  bouger,  tandis  que  passent  les 
obus,  il  le  fait  aussi  naturellement  qu'un  Anglais  approche  une 
chaise  du  feu. 


604  REVUE    DES    DEUX    MONDBS.i 


LE   VENTRE   DES   PIERRES 


—  Et  voici  la  rivière  de  l'Isonzo,  nous  indique  l'ofticiér 
quand  nous  atteignons  le  bord  de  la  plaine  d'Udine. 

Elle  pourrait  sortir  du  Kashmir  avec  ses  larges  ondulations 
de  bancs  de  sable  clair  qui  éparpillent  le  courant  en  une 
brume  dansante.  Les  eaux  d'un  jade  laiteux  sentent  la  neige 
des  collines,  cependant  qu'elles  tirent  sur  les  amarres  du 
ponton  disposées  de  manière  à  lui  laisser  du  jeu  pour  s'élever  et 
s'abaisser  :  un  cours  d'eau  sorti  des  neiges  a  la  marche  aussi 
peu  sûre  qu'un  ivrogne.  L'odeur  des  mules,  les  feux  allumés 
partout  et  le  cortège  des  chariots  siciliens,  bas  sur  roues 
avec  leurs  panneaux  historiés  d'images  bibliques,  ajoutent  à 
l'illusion  d'Orient.  Mais  la  chaîne  qui,  là-bas,  au  bord  de  la 
rivière,  paraissait  si  escarpée  et  n'était  en  réalité  qu'un  petit 
remblai  assez  plat  au  milieu  des  montagnes  —  quelque  chose 
comme  un  avorton  de  pierraille  boueuse  hachée  par  les  intem- 
péries —  ne  ressemble  à  aucun  pays  de  la  terre.  Tout  le  long 
de  sa  base,  sourds  désormais  aux  cris  perçans  des  mules,  à  la 
toux  des  moteurs,  aux  ronflemens  des  machines  et  aux  bruits 
discordans  des  camions,  gisent,  dans  des  cimetières  qui  forment 
une  ceinture  interminable,  les  cadavres  des  soldats  qui  ont  les 
premiers  frayé  la  voie  vers  les  hauteurs  dominant  leurs  tombes. 

—  C'est  ici  que  nous  les  descendions  pour  les  ensevelir 
après  chaque  combat.  Et  combien  n'y  a-t-il  pas  eu  de  combats  I 
Des  régimens  entiers  sont  couchés  là,  —  et  là,  —  et  là  ! 
Quelques-uns  de  ces  morts  tombèrent  dans  les  premiers  jours, 
quand  nous  faisions  la  guerre  sans  routes.  D'autres  sont  morts 
plus  tard,  quand  nous  avions  les  routes,  mais  que  les  Autri- 
chiens avaient  les  canons.  D'autres  enfin  tombèrent  les  der- 
niers, quand  nous  battîmes  les  Autrichiens.  Regardez  1 

En  vérité,  comme  dit  le  poète,  la  bataille  est  gagnée  par  les 
hommes  qui  tombent.  Dieu  sait  combien  de  mères  ont  leurs  fils 
endormis  le  long  de  la  rivière  devant  Gradisca,  à  l'ombre  de  la 
première  chaîne  du  Carso  maudit  1  Le  dernier  sommeil  de  ces 
braves  est  troublé  par  l'effort  de  leurs  compatriotes  indomptables, 
qui  continuent  à  se  fraj'er  la  route  à  coups  de  dynamite  vers 
l'Orient  et  Trieste;  la  vallée  de  l'Isonzo  multiplie  le  grondement 
de  l'artillerie  lourde  autour  de  Goritz  et  dans  les  montagnes  du 


I 


LA    GUERRE    EN    MONTAGNE.  605 

Nord.  Ils  gisent  là  comme  dans  une  forge  géante  où  les  anneaux 
de  la  nouvelle  Italie  sont  en  train  de  se  souder  dans  la  fumée, 
les  flammes  et  la  chaleur,  —  la  chaleur  qui  monte  devant  eux, 
des  bancs  de  sable  desséchés  de  la  rivière,  et  celle  qui  rayonne 
de  la  chaîne  desséchée  derrière  eux. 

La  route  grimpe  en  serpentant  parmi  des  tranchées  vides, 
à  travers  des  fils  de  fer  rouilles  qui  s'enchevêtrent  sur  le  sol 
avec  un  air  de  «  herses  faites  pour  dévider  les  corps  des  hommes 
comme  de  la  soie,  »  —  entre  les  monticules  ordinaires  de  sacs 
de  sable  crevés,  autour  des  fosses  creusées  pour  les  canons  et 
dont  les  saisons  en  se  succédant  ont  adouci  les  angles.  On  ne 
peut  pas  creuser  de  tranchées,  pas  plus  qu'on  ne  peut  trouver 
d'eau  sur  le  Garso,  car  à  une  pelle  de  profondeur  la  pierre  ingrate 
se  change  en  roc  revêche  et  il  faut  tout  forer  et  faire  sauter  à  la 
dynamite. 

Pour  le  moment,  le  printemps  ayant  été  humide,  les  pierres 
conservent  une  teinte  verdâtre  ;  mais  d'ailleurs  aucune  apparence 
de  végétation  sur  ce  roc  brûlé  par  l'été.  Comme  si  ce  n'était 
pas  assez  de  toute  cette  sauvagerie,  les  pentes  nues  et  les  som- 
mets désolés  sont  parsemés  d'innombrables  fosses,  quelques- 
unes  merveilleusement  dessinées  par  le  diable  pour  y  poster 
des  mitrailleuses,  d'autres  pareilles  à  de  petits  cratères  bons  à 
loger  des  howitzers  de  onze  pouces,  s'ouvrant  au  fond  par  des 
crevasses  dans  des  cavernes  sèches  où  les  régimens  peuvent  se 
cacher  et  se  tenir  à  l'abri.  J'ai  sous  les  yeux  une  de  ces  excava- 
tions, utilisée  contre  les  bombes  par  deux  régimens  autrichiens, 
non  loin  d'un  petit  groupe  abandonné  de  murs  intérieurs  de 
maisons,  tous  gris  d'argent,  qui  se  penchent  et  se  parlent  tout 
bas  dans  l'air  léger,  comme  des  fantômes.  C'est  là  tout  ce  qui 
reste  d'un  village  maintes  fois  pris  et  repris.  La  seule  chose  qui 
y  demeure  vivante  est  une  pompe  à  vapeur  amenant  Teau  par 
des  tuyaux  du  haut  des  collines  et  la  conduisant,  sur  des 
paliers  de  pierre,  à  travers  la  brume  lointaine,  jusqu'aux 
troupes  altérées  qui  séjournent  dans  les  tranchées  sans  eau. 

—  Il  nous  est  arrivé  ici  même  de  mettre  les  Autrichiens  en 
pleine  déroute,  et  d'être  arrêtés  dans  notre  poursuite  par  le 
manque  d'eau.  Les  hommes  allèrent  de  l'avant  jusqu'au  moment 
où  ils  suffoquèrent  dans  la  poussière.  Maintenant,  ces  tuyaux 
les  suivent. 

Nous  montons  la  route  qui  serpente  sous  les  plus   hauts 


606  BEVUE    DES    DEUX    MONDE8.1 

sommets  de  la  chaîne,  et  nous  débouchons  sur  le  versant  le 
plus  sûr,  dans  ce  que  les  Arabes  appelleraient  le  «ventre  des 
pierres.  »  Pas  ombre  de  verdure,  aussi  loin  que  le  regard  peut 
s'étendre  :  rien  que  le  roc  brisé  et  rebrisé  par  le  feu  de  l'artillerie. 
Si  battue  que  soit  la  terre  par  les  obus,  on  peut  trouver  quelque 
moyen  d'y  marcher;  mais  ici,  le  pied  n'a  pas  plus  de  prise  que 
dans  une  montée  de  cauchemar.  Il  n'y  a  pas  deux  éclats  de  la 
même  dimension,  et  quand  on  trébuche  sur  le  bord  d'un  cratère 
d'obus,  ses  parois  dégringolent  avec  le  bruit  de  quelque  chose 
de  desséché  qui  s'affaisse.  De  grandes  tombes  communes  dres- 
sent leur  masse,  retenues  par  des  murs  de  pierres  :  ce  sont  les 
meules  de  la  moisson  de  la  mort.  Sur  l'une  d'elles  quelqu'un  a 
posé  un  vieux  fémur  noirci.  Le  lieu  frissonne  de  fantômes  dans 
la  chaude  clarté  comme  les  pierres  frissonnent  dans  la  chaleur. 
Des  pics  arides,  bossues  comme  des  hanches  de  vache,  font 
saillie  le  long  de  la  chaîne  que  nous  dominons.  L'un  d'eux, 
plus  bas  de  quelques  pieds  seulement  que  l'endroit  où  nous 
nous  trouvons,  a  été  pris  et  perdu  six  fois. 

—  Ils  nous  ont  chassés  avec  des  mitrailleuses  de  l'endroit  où 
nous  sommes  maintenant.  Aussi  fallut-il  d'abord  nous  emparer 
de  ce  point  culminant.  Gela  nous  coûta  gros. 

Et  notre  guide  nous  conte  des  histoires  de  régimens  décimés, 
reconstitués  et  décimés  de  nouveau,  qui  achevèrent,  à  leur 
troisième  ou  quatrième  résurrection,  les  conquêtes  que  leurs 
anciens  avaient  commencées.  Il  nous  parle  d'ennemis  tombés 
par  milliers, dont  on  a  relégué  quelque  part  les  cadavres  sous  les 
pierres  sonnantes,  et  d'une  certaine  division  de  la  Honved  autri- 
chienne qui  prétend  que,  par  le  droit  du  sang,  c'est  à  elle  qu'il 
appartient  tout  spécialement  de  défendre  cette  section  du  Garso. 
Ces  hommes  aussi  surgissent  des  rochers,  meurent  et  semblent 
renaître  pour  mourir  encore. 

—  Entrons  un  instant  dans  ce  trou  d'obus,  —  il  ne  serait 
pas  prudent  d'y  rester  trop  longtemps,  —  j'essaierai  de  vous 
montrer  ce  que  nous  voulons  faire  à  notre  prochaine  attaque. 
Précisément,  nous  sommes  en  train  de  nous  y  préparer. 

Et  l'officier  nous  explique,  en  précisant  d'un  geste  de  l'index, 
comment  on  se  propose  d'opérer,  le  long  de  collines  dominant 
les  routes  qui  aboutissent  en  fin  de  compte  à  la  pointe  de 
l'Adriatique,  —  on  peut  la  voir  comme  une  traînée  d'argent 
terne,  vers  le  Sud,  —  sous  des  hauteurs  sombres  et  ombreuses 


LA    GUERRE    EN    MONTAGNE. 


607 


qui  couvrent  Trieste.  Une  conduite  d'eau  chauffée  par  le  soleil 
traverse  notre  trou  d'obus  à  peu  près  à  la  hauteur  du  menton, 
et  l'eau  bourdonne  à  l'intérieur  comme  le  ronflement  d'un  obus 
lointain.  L'explication  est  ponctuée  par  le  grondement  de 
grosses  pièces  isolées  sur  le  front  italien,  qui  tirent  afin  de  se 
mettre  en  goût  pour  l'action  sérieuse  en  perspective.  Tout  à 
coup,  le  soi  se  met  à  hoqueter  à  quelques  mètres  en  avant  de 
nous,  et  les  pierres  —  les  pierres  aux  tranchans  venimeux  du 
Carso —  volent  avec  le  bruit  d'une  compagnie  de  perdrix. 

—  Des  mines  qui  explosent,  observe  tranquillement  l'officier, 
tandis  que  les  civils,  d'un  geste  automatique,  relèvent  leurs 
cols.  On  travaille  à  l'escarpement  des  pentes... Mais  on  aurait  pu 
nous  avertir  ! 

Les  mines  explosent  en  effet,  en  bon  ordre  d'alignement;  et 
comme  il  est  impossible  de  courir  sur  les  pierres,  il  ne  reste 
plus  qu'à  les  regarder,  avec  un  sentiment  très  vif  que  les  milliers 
et  milliers  de  morts  qui  sont  là,  au-dessous  et  autour  et  derrière, 
regardent,  eux  aussi.  Un  marteau  à  air  comprimé  fait  un  bruit 
souterrain  comme  un  claquement  de  dents. 

—  Je  n'aurais  jamais  imaginé  une  telle  sarabande  de  pierres... 

—  Et  enôore,  elles  ne  sont  pas  toutes  dans  la  danse.  Nous 
voudrions  bien  qu'elles  y  fussent.  Mais  elles  tiennent  ferme. 
Venez  voir! 

Hors  du  grimaçant  éclat  du  soleil,  nous  suivons  une 
grande  galerie  taillée  dans  le  roc  :  des  rails  courent  sous  nos 
pieds;  des  hommes  jettent  à  la  pelle  dans  des  wagons  tout  le 
rebut  qui  jonche  le  sol.  Le  jour  entre  par  une  demi-douzaine 
d'embrasures  à  travers  trente  pieds  de  roc. 

—  Ce  sont  de  nouvelles  positions  d'artillerie.  Pour  des 
canons  de  six  pouces  peut-être  ;  peut-être  pour  du  calibre  de 
onze. 

—  Gomment  vous  y  prenez-vous  pour  faire  monter  ainsi  des 
canons  de  onze  pouces  ? 

L^offîcier  sourit  un  peu  :  je  compris,  un  peu  plus  tard,  au 
sommet  des  montagnes,  la  signification  de  ce  sourire. 

—  Nous  les  faisons  monter  à  bras,  me  dit-il.  Et  il  se  tourna 
vers  le  soldat  du  génie  chargé  de  ce  service,  pour  lui  reprocher 
d'avoir  fait  exploser  les  mines  sans  avertissement. 

Nous  sortons  du  «  venlro  des  pierres,  »  et  quand  nous  nous 
retrouvons  en  terrain  plat,  au  delà  de  l'Isonzo,  nous  reportons 


608  REVUE    DES    DEUX    MOISDEâtf 

nos  regards  sur  ce  paysage,  à  travers  ses  lignes  de  cimetières 
en  bordure.  C'est  le  premier  obstacle  rencontré  par  l'Italie  sur 
son  propre  seuil,  après  qu'elle  eut  forcé  le  large  Isonzo  malaisé, 
011,  comme  m'avait  dit  mon  guide,  les  troupes  peuvent  marcher, 
mais  où  la  marche  n'est  pas  commode...  On  s'en  apercevait  1 


m.   —    PODGORA 

—  Nous  en  avons  fini  pour  quelque  temps  avec  les  pierres, 
déclare  notre  guide.  Maintenant,  nous  allons  à  une  montagne 
de  boue.  Elle  est  sèche  à  présent,  mais  cet  hiver  elle  ne  tenait 
pas  en  place. 

Au  bord  de  la  route  montante,  sur  une  étendue  d'environ 
un  arpent,  le  terrain  est  encore  difficile  :  il  s'est  affaissé  en  un 
mélange  de  terre  et  de  racines  d'arbres,  que  des  hommes  enlè- 
vent à  la  pelle. 

—  C'est  une  route  toute  récente.  Nous  avons  au  total 
environ  six  mille  cinq  cents  kilomètres  de  routes  neuves,  —  ou 
vieilles  routes  améliorées,  —  sur  un  front  de  six  cents  kilo- 
mètres. Mais,  vous  le  voyez,  nos  kilomètres  ne  sont  pas  à 
plat... 

Le  paysage,  formé  d'un  choix  de  tous  les  verts  du  printemps, 
est  celui  des  tableaux  de  sainteté  des  Primitifs  italiens  :  les 
mêmes  collines  isolées,  escarpées,  s'élevant  de  prairies  en 
émail  ou  de  massifs  en  fleur,  dans  la  belle  ordonnance  des 
mêmes  entablemens  de  roc,  couronnés  par  un  campanile  ou 
par  un  bouquet  d'arbres  sombres.  Sur  les  routes  blanches  au- 
dessous  de  nous,  les  autos  et  les  mules  de  transport  dérou- 
lent leurs  longues  files,  qui  avancent  d'un  train  monotone. 
A  un  moment,  nous  dûmes  embrasser  du  regard  plus  de 
trente  kilomètres  de  ces  routes  en  pleine  activité,  mais  il  ne 
nous  fut  jamais  possible  d'y  surprendre  une  brèche.  Le  sys- 
tème des  transports  italiens  a  fait  ses  preuves  dans  la  guerre 
depuis  longtemps. 

Plus  les  plaines  s'abaissent,  à  mesure  qu'on  suit  la  route,  plus 
on  se  rend  compte  de  la  hauteur  des  montagnes  dont  le  cercle  nous 
domine.  Podgora,  la  Montagne  de  Boue,  est  un  petit  Gibraltar 
d'environ  huit  cents  pieds  de  haut,  presque  perpendiculaire 
d'un  côté,  ayant  vue  sur  la  ville  de  Goritz,  qui,  en  temps  de 
paix,  était  une  sorte  de  Chcltenham   mal  aéré   pour  officiers 


I 


La  Guerre  en  montagne.  G09 

autrichiens  en  retraite.  Partout  ailleurs  la  colline  de  Podgora 
pourrait  attirer  l'attention  ;  mais  vous  auriez  beau  installer  une 
demi-douzaine  de  Gibraltars  parmi  ce  soulèvement  de  collines  : 
dans  un  mois,  le  ruban  lisse  des  routes  italiennes  les  couvrirait, 
comme  les  vrilles  de  la  vigne  recouvrent  des  tas  d'immondices. 

Les  seigneurs  de  la  guerre,  autour  de  Goritz,  ce  sont  les 
monts  de  quatre  à  cinq  mille  pieds  massés  l'un  derrière  l'autre, 
et  dont  chaque  angle,  chaque  plateau,  chaque  valle'e  offre  ou 
masque  la  mort.  Les  montagnes  sont  un  mauvais  champ 
d'action  pour  les  aéroplanes,  parce  que  l'atterrissage  y  est 
partout  difficile;  mais  les  appareils  n'en  viennent  pas  moins 
des  deux  côtés  battre  au-dessus  d'elles,  et  les  canons  de  la 
défense  aérienne,  qui  rte  sont  pas  impressionnans  au  grand 
air  des  plaines,  emplissent  les  gorges  de  leur  toux  multipliée 
par  l'écho,  et  qui  ressemble  plus  au  rugissement  d'un  lion 
qu'au  tonnerre.  L'ennemi  vole  haut,  par-dessus  les  montagnes, 
et  on  le  voit  se  détacher  sur  le  bleu  du  ciel  comme  un  petit 
tourbillon  de  cendres  échappé  d'un  feu  de  joie.  Il  laisse  tomber 
généreusement  ses  bombes,  et  le  destin  se  charge  du  reste,  soit 
que  les  unes,  aveugles,  éclatent  sur  la  nudité  du  roc,  sans  autre 
mal  qu'un  long  bourdonnement  de  la  pierre  fendue,  soit  qu'un 
bruit  sinistre  de  bois,  d'hommes  et  de  mules  fracassés  pro- 
clame que  la  bombe  est  tombée  cette  fois  au  bon  endroit. 

Aussi  bien,  tout  ce  cadre  a  tant  de  charme,  la  lumière,  le 
feuillage,  les  fleurs  et  les  papillons  confondus  sur  les  revers 
gazon neux  des  vieilles  tranchées  jettent  un  tel  défi  aux  ouvriers 
vivans  de  la  mort,  qu'il  faut  se  faire  violence  pour  s'interdire 
les  digressions... 

Nous  poursuivons  à  pied  notre  escalade  dans  la  Montagne 
de  Boue,  à  travers  des  galeries  et  des  contre-galeries,  jusqu'à 
un  poste  d'observation  discrètement  dissimulé.  Maintenant 
Goritz,  rose,  blanche  et  bleue,  s'étend  au-dessous  de  nous  avec 
toute  l'apparence  de  dormir,  parmi  ses  marronniers  en  pleine 
floraison,  au  bord  de  l'Isonzo  bavard.  Elle  est  aux  mains  des 
Italiens,  conquise  après  de  furieux  combats  ;  mais  les  canons 
ennemis,  des  montagnes  qu'ils  occupent,  peuvent  encore  la 
bombarder  à  loisir.  Les  prochains  mouvemens,  nous  explique 
l'officier,  seraient  destinés  à  nettoyer  certaines  hauteurs. 

—  Pouvez-vous  voir  nos  tranchées  qui  montent  vers  eux  en 
grimpant  sous  leurs  menaces? 

TOME   XL.   —    1917.  39 


610  REVUE    DE8    DEUX    MONDES. 

Ici  et  là  il  nous  indique  que  les  troupes  italiennes  mèneront 
en  rampant  leur  escalade,  couvertes  par  le  feu  de  l'artillerie, 
jusqu'à  ce  qu'elles  arrivent  à  cette  dune  nue  d'où  elles  doivent 
faire  toutes  seules  leur  attaque,  qui  est  réellement  une  esca- 
lade. Si  cette  attaque  échouait,  alors  il  leur  faudrait  creuser  des 
tranchées  au  milieu  des  rochers  et  coucher  dehors  sous  le  ciel 
rude  ;  car  c'est  la  guerre  en  montagne,  une  guerre  où  les  vallées 
sont  des  pièges  de  mort  et  où  seules  les  hauteurs  comptent. 

Nous  nous  retournons  pour  regarder  derrière  nous  .les  col- 
lines capturées,  qui  depuis  le  temps  de  leur  création  étaient 
restées  si  parfaitement  ignorées,  mais  qui  maintenant,  à  cause 
du  prix  dont  on  les  aura  payées,  vivront  dans  l'histoire  aussi 
longtemps  qu'il  y  aura  une  histoire  d'Italie.  Quant  aux  mon- 
tagnes qui  se  dressent  devant  nous,  ce  sont  cimes  encore 
païennes  qui  ont  à  recevoir  le  baptême  et  à  s'inscrire  au  livre 
d'or,  et  personne  ne  peut  dire  à  ce  moment  laquelle  d'entre  elles 
recueillera  le  plus  d'honneur  ou  quel  groupe  de  huttes  de  bergers 
portera  à  travers  les  âges  le  nom  d'une  bataille  d'un  mois. 

Le  recueillement  qui  présage  une  grande  attaque  étend  son 
manteau  sur  le  repos  des  deux  lignes.  Le  silence  général  n'est 
coupé  que  par  quelques  pièces  occupées  à  finir  un  travail  pour 
leur  propre  compte.  Les  Autrichiens  ont,  eux  aussi,  à  mettre 
une  dernière  touche  :  ils  tirent  sur  un  couvent  qui  domine 
au  versant  des  collines,  —  calculant  leurs  coups,  un  par  un.  Un 
gros  canon  au-dessous  de  nous  se  met  paresseusement  à  faire 
sa  partie  de  notre  côté,  ébranlant  toute  la  Montagne  de  Bouc. 
Soudain  mettant  l'oreille  au  récepteur,  nous  entendons,  dans 
les  ténèbres  sous  nos  pieds,  une  voix  jeune,  —  celle  du  correc- 
teur d'artillerie,  —  prononcer  ces  mots  qui  n'ont  aucun  rapport 
avec  la  justesse  du  tir  : 

—  Toutes  nos  félicitations  1  Alors  vous  dinez  avec  nous  ce 
soir  et  vous  payez  le  vin... 

Tout  le  monde  se  met  à  rire.  Notre  guide  nous  explique  : 

—  L'officier  observateur,  —  il  est  en  bas  vers  Gorilz,  — • 
vient  de  téléphoner  qu'il  a  été  promu  aspirant,  —  vous  dites 
sous-lieutenant,  n'est-ce  pas?  Il  aura  à  grimper  ici  au  mess 
d'artillerie  ce  soir,  et  l'on  boira  à  son  avancement. 

—  Je  parie  qu'il  viendra,  propose  quelqu'un. 

Mais  personne  ne  se  présente  pour  parier  contre.  Car,  voyez- 
vous,  la  jeunesse  est  partout  immorleilement  la  même. 


LA    GUERRE    EN    MONTAGNE.  611 


IV.   —   GORITZ 

Nous  descendons  de  Podgora  à  Goritz  par  une  route  plus 
merveilleuse  qu'aucune  de  celles  que  nous  avions  trouvées 
jusqu'ici.  Elle  ressemble  à  une  piste  de  tobogan,  mais  si  par- 
faitement remblayée  à  chaque  tournant  que  le  roulage  aurait 
pu  se  laisser  glisser  sur  la  descente,  si  on  le  lui  avait  permis. 

A  notre  entrée  dans  la  ville,  des  hommes  réparaient  le  pont 
jeté  sur  la  rivière,  —  et  pour  cause.  On  fait  beaucoup  de  répa- 
rations à  Goritz.  Les  Autrichiens  emploient  des  pièces  lourdes 
contre  la  place,  —  quelquefois  du  matériel  de  douze  pouces,  — 
avec  lesquelles  ils  tirent  méthodiquement  et  lentement  de  très  loin 
au  delà  des  hautes  collines.  J'ai  essayé  de  trouver  une  maison 
qui  ne  portât  pas  ce  monotone  pointillage  de  shrapnells,  mais 
ce  fut  difficile.  Aucun  endroit  de  la  ville  n'est  hors  de  portée 
des  canons  ennemis. 

Dans  le  vallon  paisible  où  repose  la  ville,  pas  un  souffle  d'air, 
à  peine  un  murmure  dans  les  dômes  des  marronniers.  Des 
troupes  en  marche  passent  pour  monter  à  leurs  tranchées,  là- 
haut  sur  le  flanc  de  la  colline,  et  le  bruit  de  leurs  pas  résonne 
entre  les  hautes  murailles  du  jardin  où  les  fils  du  service  télé- 
graphique sont  agrafés,  parmi  des  grappes  de  glycines  en  pleine 
floraison.  Il  y  a  dans  la  cité  plusieurs  centaines  de  civils  qui 
ne  se  sont  pas  encore  souciés  de  s'éloigner,  car  l'Italien  est 
aussi  tenace  dans  ce  cas-là  que  le  Français.  Sur  la  place  princi- 
pale, où  les  façades  des  maisons  ont  le  plus  souffert  du  bom- 
bardement et  où  le  gros  pilier  de  lumière  électrique  se  courbe 
jusqu'à  terre,  j'aperçois  une  jeune  fille  marchandant  une  carte 
de  boutons  à  la  porte  d'une  boutique  :  à  cette  importante  occu- 
pation elle  prodigue  sans  compter  ses  mains,  ses  yeux,  ses  gestes, 
et  le  vendeur  n'est  pas  moins  absorbé  qu'elle-même.  Est-ce  donc 
moins  obsédant  que  nous  ne  nous  l'imaginons,  de  vivre  avec 
l'idée  qu'on  vous  surveille  toujours  de  là-haut  et  de  sentir  en 
quelque  sorte  dans  sa  nuque  le  souffle  de  bouches  invisibles? 

Un  peu  plus  tard,  dans  un  jardin  plein  d'iris,  des  Anglaises 
qui  possèdent  une  installation  radiographique  et  deux  voitures 
fouettées  par  les  obus  me  racontent  confidentiellement  qu'on 
leur  avait  promis  au  moment  de  l'attaque  qu'elles  pourraient 
s'abriter   avec   leur   matériel  à  Goritz    même,  dans    une    jolie 


612  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

chambre  souterraine  où  il  n'y  avait  à  peu  près  rien  à  craindre 
dos  obus  qui  troublent  les  blessés  et  ébranlent  l'appareil  radio- 
graphique.  Elles  ajoutent  : 

—  N'était-ce  pas  aimable  de  la  part  des  autorités? 


V.    —   LA   VEILLEE  DES   CANONS 

Les  étonnans  camions  automobiles  serrent  la  file  sur  la 
route  encore  plus  étonnante.  Notre  compagnon  s'excuse  pour 
eux. 

—  Vous  voyez,  nous  avons  eu  quelque  chose  à  transporter  là- 
haut,  au  front,  par  ce  chemin-là,  pendant  les  derniers  jours. 

Nous  nous  dirigeons  vers  le  haut  des  collines  par  des  routes 
qui  ne  sont  pas  encore  sur  les  cartes,  mais  qui  ont  toute  la 
résistance  qu'à  force  de  travail  on  peut  leur  assurer  contre  la 
charge  roulante  des  camions  et  les  sabots  tranchans  des  mules 
aussi  bien  que  contre  la  détérioration  de  l'hiver  qui  est  pour  des 
routes  le  véritable  ennemi.  Celle  où  nous  nous  engageons  suit 
les  derniers  replis  d'une  chaîne  qui  n'a  guère  que  trois  ou 
quatre  mille  pieds,  plus  ou  moins  parallèle  au  cours  de  l'Isonzo 
descendant  du  Nord.  Des  rivières,  qui  avaient  grondé  à  notre 
niveau,  dégringolent  et  finissent  par  ne  plus  paraître  que  des 
filets  bleus  presque  invisibles  à  travers  la  forêt.  Les  montagnes 
avancent  des  genoux  durs  et  schisteux  autour  desquels  nous  grim- 
pons en  faisant  mille  lacets  qui  déconcertent  toute  orientation. 

Gomme  l'ennemi,  à  sept  milles  de  là,  avait  vue  sur  nous,  on 
avait  masqué  avec  des  nattes  de  roseaux  certaines  parties  de  la 
route  encombrée;  mais  des  trous  déchiquetés,  au-dessus  ou  au- 
dessous  de  nous,  prouvaient  que  l'ennemi  l'avait  serrée  de  près 
dans  ses  recherches.  Ensuite,  le  colossal  giron  d'une  montagne 
tout  animée  d'eaux  qui  s'égouttent  nous  cacha  dans  la  verdure 
et  l'humidité,  jusqu'à  ce  que  la  vue  d'un  frêne  circonspect  encore 
en  bourgeons  —  nous  avions  vu  ses  frères,  il  y  a  dix  minutes, 
vêtus  de  la  tête  au  pied,  —  nous  annonçât  que  nous  nous  étions 
élevés  de  nouveau  à  la  hauteur  de  la  zone  aride.  Il  y  a  là  batte- 
ries sur  batteries  des  plus  lourdes  pièces,  disposées  et  cachées 
avec  tant  de  variété  qu'il  ne  sert  à  rien  d'en  découvrir  une  pour 
être  sur  la  trace  des  autres.  Des  pièces  de  onze,  de  huit,  de 
quatre,  de  six,  et  de  onze  encore  sur  des  roues  rampantes,  sur 
des  aiîùts  de  marine  adaptés  au  service  de  terre,  séparés  de  leur 


LA    GUERRE    EN    MONTAGNE.  613 

tracteur  indépendant  ou  en  équilibre  et  arc-boutés  sur  leur 
propre  moteur  à  grande  vitesse,  se  succèdent  pendant  des  milles 
et  des  milles,  avec  leurs  dépôts  souterrains  de  munitions,  leurs 
ateliers  et  les  baraquemens  nécessaires  pour  leurs  milliers  de 
servans,  tout  cela  dispersé  ou  en  file  derrière  eux  sur  les  pentes 
raides.  Cachées  dans  l'ombre  des  fosses  ou  des  dépressions,  elles 
pointent  vers  le  ciel,  et  quant  à  comprendre  comment  elles  ont 
été  amenées  jusqu'ici  pour  être  descendues  là,  c'est  ce  qui  passe 
l'imagination.  Elles  mettent  le  nez  dehors  par  de  simples  fentes 
dans  le  gazon  vert  et  se  tiennent  en  retrait  des  rebords  et  des 
avancées  de  terrain  où  aucune  lumière  ne  peut  trahir  leur  forme, 
ou  bien  elles  ne  font  plus  qu'un  avec  un  tas  de  fumier  derrière 
une  étable.  Elles  se  nichent  dans  l'épaisse  végétation  de  la  forêt 
comme  des  éléphans  en  plein  midi  ou,  en  quelque  sorte,  rampent 
accroupies  sur  leur  ventre  jusqu'aux  bossoirs  mêmes  des  crêtes 
qui  dominent  des  mers  de  montagnes.  Elles  aussi,  comme  les 
autres  en  bas  sur  le  front,  attendent  l'heure  et  l'ordre.  Il  n'y  en  a 
pas  une  douzaine  parmi  cette  multitude  qui  desserrent  les 
dents. 

Quand  ijous  eûmes  grimpé  jusqu'à  un  endroit  désigné, 
le  volet  d'un  poste  d'observation  s'ouvrit  sur  le  tableau  mouvant 
qui  s'étendait  à  nos  pieds.  Nous  vîmes  l'Isonzo  presque  verti- 
calement au-dessous  de  nous,  et  au  loin  sur  le  côté  étaient  les 
tranchées  italiennes  qui  grimpaient  péniblement  de  la  rive  à  la 
crête  des  montagnes  nues  où  vit  l'infanterie  qu'il  faut  ravitail- 
ler à  la  faveur  de  la  nuit,  tant  que  les  Autrichiens  n'auront 
pas  été  chassés  des  hauteurs  d'où  ils  la  dominent. 

—  C'est  tout  à  fait  comme  lorsqu'on  poursuit  un  voleur 
sur  les  toits.  Vous  pouvez  le  découvrir  d'une  cheminée  d'usine, 
mais  lui  peut  vous  découvrir  du  clocher  de  la  cathédrale,  — 
et  ainsi  de  suite. 

—  Et  ces  hommes  en  bas  dans  les  tranchées?... 

—  On  a  vue  sur  eux  des  deux  côtés,  c'est  vrai;  mais  nos 
canons  les  couvrent.  Ainsi  en  est-il  toujours  dans  notre  guerre  : 
la  hauteur  est  tout. 

L'officier  ne  dit  rien  de  l'effroyable  labeur  qu'il  a  fallu  accom- 
plir avant  qu'un  homme  ou  un  canon  pût  arriver  à  sa  place  :  rien 
de  la  bataille  qui  avait  été  livrée  dans  la  gorge  en  dessous,  pour 
le  passage  de  l'Isonzo,  quand  les  tranchées  italiennes  s'agrifFaient 
dans  le  sang  et  ouvraient  à  la  scie  leur  sentier  dans  le  roc;  à 


614 


REVUE    DES    DEUX    MONDES, 


peine  parlait-il  du  museau  ensanglanté  d'une  hauteur  appelée 
le  Sabotino  qui  fut  prise,  perdue  et  reprise,  si  glorieusement, 
aux  premiers  jours  de  la  guerre,  et  qui  vous  a  maintenant  des 
airs  innocens  de  pâturage  de  montagne. 

Peuple  solide,  ces  Latins  qui  ont  eu  à  combattre  les 
montagnes  et  tout  ce  qu'elles  renferment,  mètre  par  mètre,  et 
qui  savent  gré  à  leurs  champs  de  bataille  de  ne  pas  s'incliner 
à  plus  de  quarante-cinq  degrés. 

VI.    —   UNE    PASSE,    UN    ROI   ET    UNE  MONTAGNE 

Un  faucon  s'envola  du  sommet  de  la  colline  et  plana  au-des- 
sous de  nous  cherchani  la  vallée  au  bout  de  la  passe.  L'ordinaire 
sentier  de  caravanes  grossièrement  pavé  conduisait  au-dessus 
d'elle  entre  des  baraquemens  de  planches,  de  roc  et  de  terre.  Un 
artilleur  sort  et  nous  offre  aimablement  du  café  :  c'est  un  com- 
mandant basané  dont  les  yeux  sont  habitués  à  regarder  de  très 
lointains  horizons.  Il  vit  là-haut  avec  ses  canons  toute  l'année, 
et  sur  les  pâturages  qui  s'étendent  des  deux  côtés  de  son 
repaire,  de  sombres  trous  d'obus  à  la  douzaine  marquent  les 
points  où  l'ennemi  lui  a  donné  la  chasse.  La  neige,  qui  vient 
de  disparaître,  n'a  laissé  en  fondant  qu'une  herbe  morte  sur 
les  bords  des  plus  anciens  cratères.  Ce  commandant  dirige  un 
poste  d'observation.  Quand  il  fait  claquer  son  volet,  nos  regards 
plongent  comme  ceux  des  faucons  sur  une  ville  autrichienne 
avec  un  pont  démoli  au-dessus  d'une  rivière,  et  sur  les  lignes 
de  tranchées  italiennes  qui  s'y  acheminent  en  rampant  à  travers 
des  terrains  d'alluvion,  toutes  dessinées  comme  sur  une  carte,  à 
trois  mille  pieds  au-dessous  de  nous.  La  ville  attend,  —  comme 
Goritz  attend,  —  cependant  que  là  haut,  au-dessus  d'elle,  on 
décide,  sans  qu'elle  en  sache  rien,  si  elle  doit  vivre  ou  mourir. 
Le  commandant  nous  en  énumère  les  beautés,  car  elle  est  son 
domaine,  voyez-vous,  par  droit  d'expropriation  pour  utilité 
publique,  et  il  y  dispense  la  haute,  la  basse  et  la  moyenne 
justice. 

Donc,  nous  prenions  le  café,  quand  un  sous-officier  vint 
avertir  que  les  Autrichiens,  à  dix  kilomètres  de  là,  étaient 
occupés  à  déplacer  quelque  chose  qui  pourrait  bien  être  un 
canon  :  les  canons  prennent  toutes  sortes  de  formes  quand  on 
a  à  les  déplacer.  Le  commandant  s'excusa  et  les  appareils  télé- 


LA    GUERRE    EN    MONTAGNE.  615 

phoniqties  firent  appel  aux  observateurs  placés  quelque  part 
en  dessous  parmi  les  pentes  enchevêtrées  et  les  bois  qui  s'y 
accrochent. 

—  Erreur,  fit-il  presque  aussitôt  en  secouant  la  tête,  ce 
n'est  qu'une  charrette,  qui  ne  vaut  pas  un  coup  de  canon. 

il  y  avait  un  bien  plus  gros  gibier,  qui  remuait  ailleurs,  et 
j'imagine  que  les  ordres  étaient  de  ne  pas  le  faire  lever  trop 
vite. 

Le  vent,  âpre,  hurle  sur  le  gazon  et  tambourine  sur  les 
planches  des  huttes.  Un  soldat  sur  un  banc  met  des  clous  à 
sa  botte  et  chantonne  à  mi-voix  tout  en  assénant  ses  coups  de 
marteau.  Un  ou  deux  sons  de  trompette  éclatent  quelque  part 
au  bas  de  la  route  que  nous  avons  suivie  en  venant:  des  échos 
naissent  et  se  prolongent  à  travers  la  vallée.  Puis  une  trompe 
d'automobile  d'un  son  très  particulier  fait  entendre  sa  voix 
impétueuse  et  perçante. 

—  La  voiture  du  Roi  1  II  va  peut-être  venir  ici,  écoutez! 
Non;  il  continue  pour  aller  visiter  quelques-unes  des  nouvelles 
batteries.  On  ne  sait  jamais  où  on  va  le  voir  apparaître;  mais 
il  est  toujours  quelque  part  sur  le  front,  et  il  veut  tout  voir 
par  lui-même. 

La  remarque  ne  s'adressait  pas  au  troupier  à  la  botte,  mais 
celui-ci  rit  en  montrant  les  dents,  comme  font  les  soldats  au 
nom  d'un  général  populaire. 

11  court  beaucoup  de  bonnes  histoires  dans  les  armées  ita- 
liennes au  sujet  du  Roi.  C'est  un  fait  que  les  rois  et  les  dépôts 
de  munitions  sont  de  belles  cibles  pour  les  aéroplanes;  mais  si 
ce  qu'on  raconte  est  vrai,  et  cela  cadre  avec  tout  ce  qui  a  été 
dit  de  lui,  il  y  a  au  moins  un  roi  qui  est  lui-même  un  tireur 
consommé.  Rien  dans  son  costume,  aucun  détail  ne  le  distingue 
d'un  général  quelconque  en  tenue  de  campagne  :  il  porte  même 
le  galon  qui  témoigne  d'une  année  do  service  au  front.  Toujours 
calme,  consciencieux,  attentif,  il  se  môle  en  toute  simplicité  à 
ses  soldats  et  s'offre  à  tous  les  hasards  de  la  guerre. 

Toute  cette  journée,  un  pic  neigeux  triangulaire  s'est 
dressé  comme  une  grande  vague,  tantôt  d'un  côté,  tantôt  de 
l'autre  de  notre  route.  Sur  les  plus  raides  des  pentes  neigeuses, 
il  porte  un  large  V  ouvert  dont  chaque  jambage  a  plusieurs 
milles  de  long  et  qui  apparaît,  suivant  les  changemens  de 
lumière,  comme  une    marque  de  bétail  à    peine   indiquée  ou 


616  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

comme  de  gigantesques  pistes  de  ski,  ou  comme  ces  vagues 
canaux  de  Schiaparelli  qui  sillonnent  la  face  de  la  rouge  planète 
Mars.  C'est  le  Monte  Nero,  et  la  marque  est  la  ligne  des 
tranchées  italiennes.  Elles  sont  taillées  à  travers  la  neige  qui 
fond,  dans  la  neige  durcie  qui  ne  s'amollit  jamais;  et  là  où  la 
neige  ne  reste  pas,  sur  le  roc  nu,  elles  sont  ouvertes  à  coups 
de  dynamite  dans  les  débris  gelés  et  fendus  de  la  crête  de  la 
montagne.  Là-haut  les  hommes  combattent  avec  des  canons  de 
montagne,  des  mitrailleuses  et  des  fusils  et  avec  ces  armes  plus 
mortelles  :  de  simples  pierres  rassemblées  en  tas  et  qu'ils  font 
glisser  le  long  de  la  pente  au  bon  moment.  Là-haut,  pour  peu 
qu'un  blessé  saigne  seulement  quelques  instans  avant  d'être 
relevé,  le  froid  le  tue  :  c'est  une  affaire  de  minutes,  non  pas 
d'heures.  Des  compagnies  entières  peuvent  être  gelées,  estropiées 
pour  la  vie,  rien  qu'à  rester  immobiles  pour  se  dissimuler 
pendant  les  temps  d'arrêt  d'une  attaque  ;  les  ouragans  de 
montagne  saisissent  en  passant  les  sentinelles  dans  leur  abri 
de  rochers,  au  moment  où  elles  se  mettent  debout  pour  la  relève, 
et  les  lancent  dans  l'espace.  La  montagne  fait  monter  son  ravi- 
taillement et  ses  troupes  pendant  des  milles  et  des  milles  sur 
des  routes  neuves  qui  se  détachent  des  grandes  artères  de  la 
circulation  et  se  divisent  en  sentiers  de  mules  et  sentiers  de 
piétons,  se  ramitiant  à  la  tin  contre  les  rochers  nus  et  formant 
un  réseau  aussi  fin  et  aussi  grêle  que  les  racines  dessinées  sur 
un  diagramme  d'histoire  naturelle  pour  illustrer  l'attraction 
capillaire.  On  n'imagine  pas  ce  qu'il  a  fallu  d'invention,  de 
préparation  et  d'endurance  pour  gagner  et  tenir  ce  simple 
poste;  et  cet  effort  a  passé  presque  inaperçu  des  autres  nations, 
parce  que  chacune  est  absorbée  dans  l'horreur  de  son  propre 
enfer. 

—  Nous  avons  grimpé,  grimpé  :  nous  avons  enlevé  les 
abords  de  la  position;  maintenant  nous  sommes  là,  tout  en 
haut,  et  les  Autrichiens  sont  un  peu  à  droite  de  ce  nuage  qui 
s'enfonce  sous  cette  colline.  Quand  ils  seront  délogés,  nous 
serons  entièrement  maîtres  de  cette  hauteur. 

L'officier  parle  sans  émotion  ;  lui  et  quelques  millions 
d'autres  êtres  humains  ont  été  poussés  à  sortir  de  leur  vieille 
vie  familiale  pour  exécuter  l'incroyable.  Ils  ont  laissé  chez  eux 
la  faculté  de  s'étonner,  —  avec  les  tableaux,  les  papiers  de  ten- 
ture et  les  hommes  impropres  au  service. 


LA    GUERRE    EN    MONTAGNE.  617 


VII.  —  DES   ARMEES   ET    DES   AVALANCHES 

—  Si  VOUS  faites  une  route,  il  faut  que  ce  soit  une  route.-.. 
Il  insiste  sur  le  mot. 

—  C'est  entendu,  mais  se  peut-il  que  d'aussi  formidables 
travaux  soient  vraiment  ne'cessaires? 

—  Croyez-moi,  nous  ne  posons  pas  une  pierre  de  plus  qu'il 
ne  faut.  Vous  voyez  nos  routes  dans  la  belle  saison;  mais  c'est 
en  songeant  à  l'hiver  en  montagne  que  nous  les  construisons; 
il  faut  qu'elles  soient  capables  de  re'sister  à  tout. 

Ces  routes  s'accrochent  au  flanc  de  la  colline  par  des  archos 
de  soutien  en  ciment;  elles  s'enfoncent  dans  des  revêtemens  do 
maçonnerie  jointoyée  profonds  de  trente  ou  quarante  pieds, 
protégées  au-dessus  par  des  murs  de  pierre  qui  sortent  du 
rocher  lui-même,  et  par-dessus  cela  encore  par  des  murs  d'ailes 
pour  séparer  et  détourner  les  éboulemens  de  neige  ou  les 
dégringolades  de  pierres  à  quelque  quatre  cents  mètres  plus 
haut.  Elles  sont  coupées  de  solides  ponts  et  percées  de 
conduits  souterrains  à  chaque  tournant  où  peut  s^accumuler 
l'écoulement  des  eaux,  ou  bien  flanquées  de  longs  radiers  et 
caniveaux  en  pierre  goudronnée,  là  où  quelque  pente  détrempée 
de  la  montagne,  s'affaissant  en  larges  éventails  de  pierraille, 
pourrait  déchaîner  soudain,  à  la  fonte  des  neiges,  un  torrent 
de  cailloux  et  d'eau. 

De  distance  en  distance,  environ  tous  les  cent  mètres,  se 
retrouvent  le  fidèle  vieillard  et  le  fidèle  gamin,  le  tas  de  pierres 
et  la  pelle  ;  et  les  camions  qui  font  vingt  milles  à  l'heure  roulent 
aussi  doucement  sur  la  surface  irréprochable  qu'ils  feraient  en 
plaine.  Nous  passons  devant  une  pancarte  du  Touring  Club, 
posée  là  en  temps  de  paix,  et  qui  recommande  de  «  faire  atten- 
tion »  aux  avalanches.  Un  enchevêtrement  de  pins,  brisés  comme 
des  brins  de  paille  sous  une  masse  de  rochers  à  peu  près  grossft 
comme  une  maison,  et  qui  s'est  abattue  là-dessus  comme  un 
ivrogne,  souligne  l'avertissement. 

—  Faire  attention...  Avant  la  guerre  les  gens  ne  manquaient 
pas  de  baisser  la  voix  et  de  retenir  leur  souffle  quand  ils  passaient 
à  ces  tournans-là  en  hiver.  Mais  maintenant  !  Entendez  quel 
bruit  cette  file  de  voitures  fait  dans  les  gorges!  Imaginez  cela 
en  hiver!   Et  songez  qu'une  simple   motocyclette  peut  suffire 


618 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


quelquefois  à  déclancher  une  avalanche  !  Nous  avons  perdu 
beaucoup  d'hommes  de  cette  manière;  mais  il  va  sans  dire  que 
les  transports  ne  peuvent  pas  s'arrêter  à  cause  de  la  neige. 

Et  le  fait  est  qu'ils  ne  s'arrêtent  pas.  A  notre  tour,  nous 
avançons,  comme  les  camions  eux-mêmes,  dans  des  sentiers  de 
neige  fondante,  borde's  de  touffes  de  gentiane,  de  bruyère  et  de 
crocus  ;  ces  sentiers  durcissent  par  couches,  jusqu'à  l'entrée  d'une 
passe,  où  nous  trouvons  un  tas  de  dix  pieds  de  neige  ramassée  à 
la  pelle  pour  dégager  le  milieu  de  la  route  sèche  et  parfaitement 
nivelée.  Nous  la  suivons,  à  travers  des  villages  où  danse  l'eau 
brillante  des  ruisseaux,  et  nous  arrivons  àCortina.  C'était,  avant 
la, guerre,  une  station  balnéaire,  appartenant  depuis  longtemps 
aux  Autrichiens  qui  la  remplissaient  d'hôtels  «  art  nouveau,  » 
tous  plus  horribles  les  uns  que  les  autres.  Aujourd'hui,  par 
suite  des  allées  et  venues  des  troupes  et  des  transports,  les 
horreurs  en  «  modem  style  »  et  en  verres  de  couleur  res- 
semblent à  des  dames  attifées  qui  se  trouveraient  éperdues 
au  milieu  d'une  rafle  de  police.  L'ennemi  ne  bombarde  pas 
beaucoup  les  hôtels  parce  qu'ils  sont  la  propriété  d'heiduques 
autrichiens  qui  espèrent  revenir  et  reprendre  leur  illustre 
négoce.  Dans  le  vieux  temps,  on  écrivait  des  romans  entiers 
sur  Cortina.  Les  montagnes  peu  fréquentées  qui  l'entourent 
faisaient  un  fond  impressionnant  aux  histoires  d'amour  et  aux 
aventures  des  ascensionnistes.  L'amour  s'en  est  allé  maintenant 
de  cet  énorme  massif  des  Dolomites,  et  l'ascensionnisme  est 
pratiqué  par  des  pelotons  chargés  d'une  œuvre  meurtrière,  non 
par  des  touristes  en  train  de  lire  des  journaux  sportifs  devant 
des  clubs  alpins. 

Sur  la  plupart  des  autres  fronts  la  guerre  se  fait  dans  un 
brûlant  contact  avec  tout  ce  qui  constitue  l'œuvre  de  l'homme; 
celui  qui  tue  et  celui  qui  est  tué  se  tiennent  du  moins  compa- 
gnie dans  un  monde  qu'ils  ont  eux-mêmes  créé.  Mais  ici  on  se 
trouve  en  face  de  l'immense  mépris  des  montagnes,  occupées 
de  leurs  propres  affaires;  car  entre  la  gelée,  la  neige  et  les  eaux 
qui  les  minent,  les  montagnes  sont  toujours  occupées.  Les 
hommes  qui  ont  à  conduire  mules  ou  automobiles  sont  affairés, 
eux  aussi;  ce  sont  eux  qui  font  la  vie  des  routes.  Ils  habitent, 
au  sein  des  sombres  forêts  de  pins,  des  cités  desservies  par 
des  sentiers  taillés  dans  la  neige  durcie  et  dont  les  bas  côtés 
résonnent  du  bruit  des  machines;  ils  se  mettent  en  marche, 


LA    GUERRE    EN    MONTAGNE.  619 

s'ordonnent  et  se  répartissent  parmi  les  champs  de  neige,  plus 
haut,  par  régimens  entiers.  Détournez  d'eux  vos  regards  pour 
un  instant  :  ils  disparaissent  absorbés  dans  l'immensité  des 
choses,  longtemps  avant  d'atteindre  le  soulèvement  des  murs 
de  rocs  où  commencent  les  montagnes  et  le  combat. 

Il  n'existe  aucune  échelle  sur  quoi  l'on  puisse  se  régler.  Les 
plus  gros  obus  font  une  tache  pas  plus  grosse  qu'un  moucho- 
ron,  au  coin  d'un  pli  d'ondulation  sur  le  bord  d'un  champ  de 
neige.  Une  caserne  pour  deux  cents  hommes  est  un  nid 
d'hirondelle  plâtré  sous  le  rebord  d'un  toit  et  n'est  visible  que 
quand  la  lumière  est  bonne,  —  la  même  lumière  qui  révèle  la 
toile  d'araignée  brillante  formée  par  les  fils  d'acier  tendus  à 
travers  les  abîmes  et  qui  sont  le  chemin  de  fer  aérien  destiné 
au  ravitaillement  de  ce  poste.  Quelques-unes  de  ces  lignes  ne 
travaillent  que  la  nuit,  quand  les  bannes  qui  glissent  suspendues 
aux  lils  de  fer  ne  peuvent  pas  être  bombardées.  D'autres,  en 
perpétuelle  activité,  bourdonnent  tout  le  jour  contre  les  fentes 
•  et  les  cheminées  du  roc,  avec  leur  chargement  de  matériaux  de 
construction,  de  vivres,  de  munitions,  et  les  lettres  bénies  du 
foyer,  ou  bien  un  précieux  fardeau  de  blessés,  deux  à  la  fois, 
qu'on  fait  glisser,  ainsi  jusqu'en  bas  après  quelque  combat  sur 
la  crête  même. 

Depuis  ce  fil  métallique  et  sa  banne  jusqu'à  la  mule  qui 
porte  deux  cents  livres,  au  camion  ou  au  chariot  de  cinq 
tonnes,  à  la  tête  de  ligne,  tout  passe  par  là  de  ce  qui  monte  à 
ce  champ  de  bataille  ou  en  descend.  Exceptez-en  les  gros 
canons  :  ceux-ci  arrivent  à  leur  place  exacte  par  les  mêmes 
moyens  qui  servirent  à  la  construction  de  Rome. 

On  ne  se  lasse  pas  de  m'expliquer  et  de  me  réexpliquer  la 
(Question  des  transports;  on  me  donne  les  poids,  les  mesures,  les 
dislances  et  la  ration  moyenne  des  troupes  par  tête  et  par  jour.  Le 
système  italien  n'est  pas  le  même  que  le  nôtre.  Il  semble  n'avoir 
pas  notre  abondance  de  formalités  et  d'entraves,  non  plus  que 
nos  palais  peuplés  d'employés  en  kaki  paraphant  les  feuilles 
de  papier  en  quadruple  expédition. 

—  Des  formalités  et  de  la  paperasserie,  ohl  nous  en  avons, 
nous  aussi  :  nous  en  avons  autant  qu'on  peut  en  avoir;  seule- 
ment c'est  dans  les  villes  qu'elles  lleurissent  :  elles  ne  poussent 
pas  bien  dans  la  neige. 

—  Tous  mes  complimens.  Mais  ce  qui  m'impressionne  ici, 


620  REVUE    DÉS    DEUX    MONDES. 

par-dessus  tout,  c^est  le  labeur  infini  que  vous  impose  cet  entou- 
rage de  montagnes  où  vous  opérez.  Vous  procédez  comme  si  vous 
n'aviez  jamais  affaire  qu'à  des  charges  d'un  maximum  de  deux 
cents  livres  qu'on  hisse  le  long  d'une  maison  ;  et  vous  avez 
à  manœuvrer  de  l'artillerie  lourde  le  long  des  glaciers  1 

—  C'est  vrai,  mais  nous  sommes  ici  dans  notre  milieu  et 
notre  peuple  y  est  habitué.  Il  est  habitué  à  monter  et  à  des- 
cendre la  montagne  avec  des  fardeaux,  habitué  à  manier  des 
/objets  et  des  brides  et  des  traits  et  des  harnais  et  des  bêtes  et 
des  pierres  :  ces  gens  font  cela  toute  leur  vie.  En  outre,  nous 
sommes  à  cette  tâche  depuis  deux  ans,  c'est  pourquoi  la  longue 
file  avance  en  bon  ordre. 

Voici  pourtant,  à  l'endroit  où  nous  arrivons,  une  brèche 
affreuse  qui  s'y  est  produite  en  dépit  de  tout.  Il  y  a  eu  là  une 
batterie  installée  au  grand  complet  sur  le  flanc  de  la  montagne, 
avec  canons,  mules,  baraquemens,  etc.,  jusqu'au  jour  où  il  a 
semblé  bon  à  la  montagne  de  secouer  tout  cefa,  comme  une 
femme  fait  tomber  d'un  coup  de  brosse  un  peu  de  neige  qui  est 
sur  sa  jupe. 

—  Cinquante  cadavres  furent  retrouvés  et  ensevelis,  nous 
raconte  notre  guide  en  nous  montrant  une  rangée  de  petites 
croix  émergeant  à  peine  d'un  vallon  neigeux.  Quatre-vingt-dix 
sont  en  tas  dans  la  vallée  avec  les  mules  et  le  reste.  Ceux-là, 
nous  ne  les  retrouverons  jamais.  Comment  est-ce  arrivé?  Il  faut 
très  peu  de  chose  pour  détacher  une  avalanche,  quand  la  neige 
est  mûre.  Il  suffit  d'un  coup  de  fusil.  Or  nous  ne  pouvons  nous 
arrêter  et  nous  sommes  obligés  d'ébranler  continuellement 
l'atmosphère  par  le  tir  de  nos  canons.  Ecoutez  plutôt I 

Il  ne  se  passait  rien  sur  ce  front  en  ce  moment.  Cependant, 
à  intervalles,  une  pièce  cachée  ici  ou  là  répondait  à  l'adver- 
saire. Parfois  la  décharge  résonnait  comme  un  cri  de  triomphe 
a  travers  les  neiges,  puis  comme  la  chute  des  arbres  là-bas  dans 
l'épaisseur  des  bois  ;  mais  c'était  plus  terrible  quand  elle 
expirait  en  un  bruit  sourd,  pas  plus  fort  que  le  battement  du 
sang  dans  les  oreilles  après  une  ascension,  ou  pareil  à  l'avis 
qu'un  pan  de  montagne  pourrait  donner  avant  de  se  décider  à 
se  mettre  de  lui-même  en  mouvement. 


LA    GUERRE    EN    MONTAGNE.  621 


VU.    —    QUELQUES   PAS    SEULEMENT   PLUS   HAUT 

Pour  une  besogne  spéciale  il  faut  des  spécialistes;  mais 
quand  il  y  a  de  tout  à  faire,  rien  ne  vaut  la  jeunesse  I  Cette 
partie  de  la  frontière  italienne,  où  il  faut  que  les  hommes 
soient  des  montagnards  et  des  alpinistes,  est  tenue  par  des 
régimens  alpins.  Recrutés  parmi  les  populations  qui  habitent 
les  montagnes  et  qui  en  connaissent  la  psychologie,  ces  régimens 
sont  composés  d'hommes  habitués  à  transporter  des  fardeaux  le 
long  de  sentiers  de  dix-huit  pouces,  et  à  contourner  des  abîmes 
de  mille  pieds.  Ils  s'expriment  dans  l'argot  des  montagnes,  avec 
le  mot  propre  pour  chaque  aspect  de  la  neige,  de  la  glace  ou 
du  rocher,  comme  le  Zoulou  qui  parle  de  son  bétail.  Leur  feutre 
mou  s'orne  d'une  plume  d'aigle  (dont  l'usure  ne  laisse  plus 
pendre  qu'une  hampe  honorablement  dégarnie)  ;  les  clous  de 
leurs  bottes  ressemblent  à  des  crocs  de  loups  et  restent  aussi 
acérés:  leurs  yeux  sont  comme  les  yeux  de  nos  aviateurs;  quand 
ils  marchent  sur  leur  propre  terrain  on  pense  à  la  mer,  et  je 
n'ai  encore  jamais  eu  l'honneur  de  rencontrer  une  plus  joyeuse 
troupe  de  jeunes  démons  hâlés,  tannés,  le  regard  assuré. 

Je  leur  demande  ce  qu'ils  font.  J'ai  la  sottise  de  leur  poser 
cette  question  dans  la  sécurité  d'un  mess  à  sept  mille  pieds  de 
haut  parmi  les  pins  et  les  neiges.  Pour  le  moment,  on  échappe 
à  l'oppression  des  montagnes  dont  la  vue  est  coupée  par  la 
forêt. 

—  Ce  que  nous  faisons?  Venez  avec  nous,  répondent  ces 
joyeux  enfans  :  nous  vous  ferons  les  honneurs  de  notre  travail  : 
c'est  un  peu  plus  haut  sur  la  route,  à  quelques  pas  seulement. 

Ils  m'emmènent  en  voiture  au-dessus  de  la  ligne  des  arbres, 
jusqu'au  pied  vertical  d'un  mur  de  roc  surplombant  que  j'avais 
vu  lorsque,  quelques  heures  plus  tôt,  j'approchais  en  suivant  la 
route.  A  une  distance  de  vingt  ou  trente  milles,  sa  masse  sou- 
tenue par  des  colonnes  ne  m'avait  fait  qu'une  impression  d'hos- 
tilité implacable,  fort  semblable  à  celle  que  cause  le  Mont-Blanc 
vu  du  lac.  A  mesure  que  je  m'approchais,  il  se  dressait  plus 
escarpé,  et  un  désert  farouche  se  révélait  tout  hérissé  de  pointes 
et  crevassé.  Vue  de  près,  quand  on  était  presque  exactement  en 
dessous,  la  chose  montait  tout  droit  sans  faire  saillie  en  dehors, 
comme  le  flanc  d'un  vaisseau  qu'on  lance.  Chaque  détail  mons- 


622  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

trueux  de  sa  face,  tracé  par  le  soleil  avec  la  netteté  d'une  eau- 
forte  dans  l'air  absolument  limpide,  Saisissait  brutalement  le 
regard,  accablant  l'esprit  comme  pourrait  le  faire  un  monde 
nouveau,  fatiguant  l'œil  comme  fait  un  gigantesque  agrandis- 
sement photographique.  Le  tout  nous  fut  caché  de  nouveau 
par  un  tunnel  de  neige  assez  large  pour  un  véhicule  et  deux 
mules.  Le  tunnel  était  d'un  brun  sombre  là  où  son  toit  était 
épais,  et  éclairé  par  une  lueur  bleuâtre  et  qui  ne  semblait  pas 
de  ce  monde  là  où  il  était  mince,  et  finissait  soudain  dans  une 
lumière  aveuglante  là  où  la  chaleur  de  mai  avait  fait  fondre 
sa  voûte.  Mais  on  marchait  tout  le  long  du  chemin  sur  du  sable 
fin  et,  de  chaque  côté,  des  rigoles  recueillaient  avidement,  pour 
l'entraîner  bien  vite,  la  neige  qui  s'égoutlait.  A  l'air  libre  ou 
dans  les  ténèbres,  l'Italie  ne  fait  qu'une  seule  espèce  de  route. 

—  C'est  notre  nouvelle  route,  m'expliquent  les  joyeux 
garçons.  Elle  n'est  pas  tout  à  fait  terminée...  Mais  si  vous  voulez 
monter  sur  cette  mule,  nous  vous  conduirons  jusqu'où  elle  doit 
aller...  seulement  à  quelques  pas  plus  haut. 

Je  lève  de  nouveau  les  yeux  et  regarde  entre  les  orgueil- 
leux talus  de  neige.  Il  n'y  a  pas  une  ride  sur  la  face  de  la  mon- 
tagne maintenant;  mais  des  pinacles  lisses,  couleur  de  miel,  se 
forment  en  grappes  comme  des  écoulemens  de  chandelle,  autour 
du  corps  principal  du  rocher  impassible.  Et  toute  cette  archi- 
tecture penche  vers  moi.  Sur  la  route  se  mêlent  le  sable,  les 
pierres  et  les  équipes  de  travailleurs.  Personne  ne  se  presse  ; 
personne  ne  se  met  dans  les  jambes  de  son  voisin;  on  donne 
très  peu  d'ordres;  mais  il  semble  que  la  mule  elle-fnême  trace 
la  route  à  mesure  qu'elle  grimpe  le  long^  de  ses  lacets. 

Il  y  a,  en  Suisse,  au  pied  de  certaines  montagnes  russes, 
de  petits  ascenseurs  qui  pour  cinquante  centimes  hissent  les 
sportsmen  et  leurs  toboggans  jusqu'au  sommet  en  funiculaire. 
La  même  installation  est  établie  ici  sur  une  plate-forme 
taillée  dans  le  roc  :  elle  a  exactement  la  même  odeur  de  planches 
fraîches,  de  pétrole  et  de  neige,  le  même  grincement  de 
crampons  sur  le  sol  bourbeux.  Mais  au  lieu  du  chemin  de  fer 
à  crémaillère,  un  fil  d'acier,  soutenu  par  de  frêles  étais  et  por- 
tant une  corbeille  en  treillis  d'acier,  escalade  la  face  du  roc 
à  un  angle  qui  n'a  pas  besoin  d'être  spécifié.  Gomme  chemin 
de  fer  ce  n'est  rien,  et  le  fait  est^qu'on  a  vu  de  plus  grandes 
lignes,  en  bas,  dans  les  vallées,  et  qui  montent  plus  haut;  mais, 


I 


LA    GUERRE    EN    MONTAGNE. 


623 


une  ccTÎaine  niidilé  du  roc,  et  la  neige  en  dessous,  et  sur  les 
côlés  l'air  qui  vous  soufflette  au  passage  des  entonnoirs  et  des 
fentes,  rendent  celle-ci  tout  à  fait  intéressante. 

Au  terminus,  à  quatre  ou  cinq  cents  pieds  au-dessus  de  nos 
tètes  (nous  sommes  à  plus  de  deux  mille  pieds  au-dessus  du 
mess  bâti  dans  les  pins),  se  voit  —  rappelant  les  marques  que 
le  vieux  lierre  laisse  sur  un  mur  après  qu'on  l'en  a  arraché  — 
un  réseau  de  traces  et  de  sentiers  dans  la  neige  foulée  et  bour- 
beuse :  il  relie  les  casernes,  la  cuisine,  le  mess  des  officiers  el, 
je  suppose,  le  terrain  de  parade  de  la  garnison.  Si  le  cuisinier 
laisse  tomber  un  seau,  il  a  six  cents  pieds  à  descendre  pour  li' 
retrouver.  Si  un  visiteur  s'avance  trop  loin  à  un  tournant  pouf 
admirer  le -merveilleux  panorama,  il  devient  visible  à  des  Autri-  , 
chiens  peu  artistes  qui  s'empressent  de  lui  envoyer  un  shrapnel  I . 
Tout  ce  nid  d'aigles  bouillonne  d'une  jeunesse  de  vie  et  d'énergie, 
tandis  que  les  planches  et  les  poutres  et  les  autres  matériaux 
montent  par  la  voie  aérienne  et  que  la  montagne,  au-dessus, 
se  penche  sur  tout  cet  ensemble  qui  est  encore  à  des  centaines 
de  pieds  du  sommet. 

—  Notre  tâche  ne  commence  vraiment  qu'un  peu  plus  haut, 
à  quelques  pas  d'ici  seulement,  insistent-ils. 

Mais  c'est  leur  Dante  qui  a  dit  combien  il  est  amer  de  monter 
et  de  descendre  l'escalier  d'autrui.  D'ailleurs,  leur  œuvre  n'a 
d'intérêt  pour  personne  en  dehors  de  l'ennemi  qui  leur  fait 
face;  c'est  tout  juste  la  routine  ordinaire  de  ces  secteurs  : 
grimper  le  long  d'une  fissure  ou  d'une  cheminée  de  roc,  —  en 
s'aidant  des  épaules  et  des  genoux  comme  font  les  alpi- 
nistes, —  et  choisir  la  nuit,  parce  que  durant  le  jour  l'ennemi 
laisse  tomber  des  pierres  en  bas  de  la  cheminée.  Une  compagnie 
d'alpins  a  mis  une  quinzaine  de  nuits  d'hiver  à  se  hisser  en 
haut  d'une  cheminée  de  ce  genre;  c'est  qu'il  leur  avait  fallu 
transporter  avec  eux  des  mitrailleuses  et  quelques  autres  choses 
encore. 

—  Soit  dit  en  passant,  certaines  de  nos  mitrailleuses  sont 
de  fabrication  française;  aussi  notre  «  Souvenir  du  corps  des 
mitrailleurs  »  —  veuillez  le  ^prendre,  nous  désirons  que  vous 
l'emportiez,  - —  représente  les  prohls  de  France  et  d'Italie  à  côté 
l'un  de  l'autre. 

Quand  vous  émergez  de  votre  cheminée,  —  ce  qu'il  faut 
faire  de  préférence  par  un  orage  ou  une  tempête,  parce  que  les 


624  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

bottes  garnies  de  clous  font  du  bruit  sur  le  rocher,  —  vous/ 
découvrez  que  vous  dominez  le  poste  de  l'ennemi  installé  au 
sommet,  et  alors  vous  le  détruisez,  à  moins  que  vous  ne  préfé| 
riez  lui  couper  son  ravitaillement  en  bombardant  le  seul  sen- 
tier de  chèvres  par  où  on  le  lui  apporte;  ou  bien  encore  vous 
découvrez  que  l'ennemi  vous  domine  de  quelque  corniche  ou 
protubérance  de  rocher  que  vous  ne  soupçonniez  pas  :  alors 
vous  redescendez  pour  faire  une  tentative  ailleurs.  Et  voilà  com- 
ment on  procède  tout  le  long  de  cette  section  de  la  frontière 
où  le  terrain  ne  permet  pas  de  faire  autrement. 

Il  existe  une  autre  méthode  quelque  peu  différente.  Vous 
choisissez  un  sommet  de  montagne  que  vous  avez  lieu  de 
croire  occupé  par  l'ennemi  et  fortifié  par  lui.  Vous  vous 
accrochez  là  avec  les  dents,  vous  vous  agrippez  avec  les  pieds. 
Vous  minez  le  roc  dur  avec  des  perforateurs  à  air  comprimé  sur 
autant  de  centaines  de  mètres  que  vous  jugez  nécessaire  d'après 
vos  calculs.  Quand  vous  avez  fini,  vous  remplissez  vos  galeries 
avec  de  la  nitroglycérine  et  faites  sauter  la  montagne,  puisvous 
occupez  le  cratère  avec  des  hommes  et  des  mitrailleuses  aussi 
vite  que  vous  le  pouvez.  Vous  vous  assurez  ainsi  une  position 
dominante  d'où  vous  pouvez  gagner  d'autres  positions  par  les 
mêmes  moyens. 

—  Mais  sûrement,  vous  connaissez  tout  cela.  Vous  avez  vu 
le  Gastelletto... 

Il  se  dresse  là-bas  dans  la  clarté  du  soleil,  bastion  crevassé, 
couronné  de  pics  pareils  aux  racines  d'une  molaire.  Le  plus  grand 
pic  a  disparu  :  un  ravin,  un  cratère  et  un  vaste  éboulement 
de  rocher  ont  pris  sa  place.  Oui,  j'ai  vu  le  Gastelletto,  mais 
cela  m'intéresse  de  voir  les  hommes  qui  l'ont  fait  sauter. 

—  Tenez,  celui-ci  :  il  a  été  de  l'affaire. 

Un  homme  aux  yeux  de  poète  ou  de  musicien  riait  et 
opinait  de  la  tête.  Oui,  il  en  convenait,  il  avait  été  mêlé  à 
l'affaire  du  Gastelletto,  il  avait  même  écrit  un  rapport  là- 
dessus.  On  avait  employé  trente-cinq  tonnes  de  nitroglycérine 
pour  cette  mine.  On  les  avait  montées  là  à  bras,  —  au  jour  loin- 
tain où  il  était  lieutenant  en  second  et  où  les  hommes  vivaient 
dans  les  tentes,  avant  la  construction  des  funiculaires,  —  il  y  a 
déjà  longtemps. 

—  Et  c'est  votre  bataillon  qui  a  fait  tout  cela? 

—  Non,  non,  il  n'a  pas  tout  fait...  Mais  nous  avons  rempli 


LA    GUERRE    EN    MONTAGNE.  625 

l'office  de  mineurs  et  de  me'caniciens,  avec  adjonction  de 
quelques  autres  métiers  auxquels  nous  n'avions  jamais  pensé 
auparavant.  A  la  guerre  comme  à  la  guerre. 

—  Et  vous  continuez  toujours  avec  les  mines? 

Oui,  je  pouvais  le  dire  qu'ils  continuaient  toujours  avec 
les  mines...  Et  maintenant  voudrais-je  leur  faire  le  plaisir  de 
venir  écouter  quelques  airs  de  la  musique  du  régiment?  Elle 
était  cantonnée  sur  des  rebords  de  rochers  et  elle  jouerait  la 
marche  du  régiment  et  celle  de  la  compagnie;  mais  un  des 
joyeux  enfans  secouait  la  tête  tristement  : 

—  Ces  Autrichiens  ne  sont  pas  de  vrais  musiciens.  Ils  ne 
savent  pas  du  tout  écouter  la  musique. 

Imaginez-vous  un  mur  de  roc  qui  forme  résonateur  der- 
rière une  bande  de  musiciens  pleins  de  zèle  et  qui  se  recourbe 
au-dessus  d'eux  pour  concentrer  la  mélodie,  et  des  arêtes  de 
roc  des  deux  côtés  pour  rabattre  le  son  à  mille  pieds  de  là  jus- 
qu'aux champs  de  neige  durcie  qui  s'étendent  en  bas,  et  des 
échos  tonitruans  que  renvoient  chaque  crevasse  et  chaque 
cul-de-sac  alignés  sur  un  demi-mille  le  long  d'une  sonore  paroi 
de  montagne  :  le  résultat,  je  vous  l'assure,  réduit  la  musique 
de  Wagner  à  un  murmure.  Que  ces  musiciens  aient  réveillé 
l'Autriche,  ce  n'est  pas  là  ce  qui  m'étonne  :  elle  est  là,  toute 
proche,  aussitôt  le  coin  tourné  :  mais  il  me  semble  que  toute 
l'Italie  va  les  entendre  à  travers  ces  abîmes  d'air  subtil.  Les  sons 
éclatent,  hennissent,  mugissent,  et  les  visages  des  musiciens  se 
plissent  de  joie  derrière  les  cuivres,  et  la  montagne  claironne 
fidèlement  le  défi  qu'ils  lancent  à  son  silence.  La  marche  de  la 
compagnie  ne  provoque  aucun  applaudissemeuit,  —  je  suppose 
que  l'ennemi  l'avait  entendue  trop  souvent.  Nous  nous  embar- 
quons alors  dans  les  hymnes  nationaux.  La  Marseillaise  n'ob- 
tient qu'un  succès  d'estime,  n'attirant  guère  qu'un  ou  deux 
shrapnells,  lancés  par  manière  d'acquit;  mais  quand  les  musi- 
ciens lui  offrent,  en  même  temps  qu'à  toute  la  voûte  accusa- 
trice des  cieux,  la  Brabançonne,  l'ennemi  se  montre  très  ému... 

Mais  il  faut  savoir  s'arrêter  ;  d'ailleurs,  il  était  temps  pour 
les  bandes  de  travailleurs  de  rentrer  par  les  routes..  On  annonça 
donc  de  là-haut,  au-dessus  de  nous,  à  notre  auditoire  invisible, 
que  le  concert  était  terminé  et  que  ce  n'était  p4us  la  peine 
d'applaudir.  Ce  fut  signifié  un  peu  plus  brièvement  que  cela  et 
avec  un  bruit  exactement  pareil  à  celui  d'une  paji-e  de  gifles. 

TOME   XL.   —   1917.  40 


626  BEVTTE    DES    DEl'X    MOMIES. 

Le  silence  s'étendit  avec  les  grandes  ombres  des  piliers  de  roc 
à  travers  la  neige;  il  y  eut  des  coups  frappés  et  un  cliquetis, 
et  de  temps  en  temps,  un  bruit  de  pierres  qui  glissent  tout 
là-haut  au  tlanc  de  la  montagne;  le  chemin  de  fer  aérien  conti- 
nuait de  marcher  comme  à  l'ordinaire;  les  bandes  de  travail- 
leurs jetaient  vivement  leurs  outils  et  les  ruses  de  la  nuit  com- 
mençaient. La  dernière  vision  que  j'eus  des  joyeux  enfans  fut 
un  groupe  de  figures  de  gnomes  à  deux  cents  mètres  au-dessus, 
qui  semblait,  car  on  ne  lui  voyait  aucun  point  d'appui,  ne  se 
tenir  sur  rien.  Us  se  séparèrent  pour  aller  chacun  à  sa  besogne 
et  n'étaient  plus,  que  de  simples  points  en  mouvement  vers  le 
sommet  ou  le  long  des  flancs  du  rocher,  dans  lesquels  ils 
finirent  par  dispkiraître  comme  des  fourmis.  Leur  véritable  tra- 
vail s'accomplissait  «  un  peu  plus  haut  encore,  à  quelques  pas 
d'ici  seulement,  »  où  les  postes  d'observation,  les*factionnaires, 
les  soutiens  et  ic^ui  le  reste  occupent  un  terrain  en  comparaison 
duquel  les  pistes  de  singes  qui  entourent  le  mess  et  les  baraque- 
mens  sont  unies  comme  un  trottoir. 

Les  patrouilles  doivent  être  faites  par  tous  les  tem])s  et  quel 
que  soit  l'éclairage  qu'il  y  ait  à  onze  mille  pieds,  avec  la  mort 
pour  compagne  à  chaque  pas  et  la  largeur  d'un  pied  à  droite 
et  à  gauche,  dan.s  la  moins  accidentée.  Le  rocher  couvert  do 
verglas  où  une  b^otte  aux  clous  émoussés,  si  elle  fait  une  glis- 
sade, ne  glissera,  pas  deux  fois  ;  une  protubérance  de  schiste 
pourri  s'écroularnit  sous  la  main  ;  une  cheville  tordue  au  fond 
d'une  crevasse  de  quatre-vingt-dix-neuf  pieds  ;  une  chute 
mugissante  de  nochers  détachés  par  la  neige  de  quelque  coin 
que  le  soleil  a  )(niné  pendant  le  jour  :  ce  sont  là  quelques-uns 
des  risques  auxquels  ils  ont  à  faire  face  à  l'aller  et  au  retour 
quand  ils  vont  chercher  au  mess  le  café  ou  les  graraophones, 
u  dans  l'acconaplissement  ordinaire  de  leur  service.  » 

Un  tourna,nt  de  la  descente  les  dérobe  à  ma  vue,  eux  et  leur 
campement  f£'ne  mes  yeux  ne  reverront  plus.  Mais  l'ardente 
jeunesse,  la  force  débordante,  l'heureuse  et  insouciante  inso- 
lence de  tout  cela,  la  gravité  qui  se  maintenait  si  joliment  devant 
les  tasses  de  café  mais  qui  se  détendait  quand  la  mu-;ique  don- 
nait un  concert  à  l'ennemi,  et  la  bonne  grâce  naturelle  de  ces 
garçons,  j'en  garderai  le  vivant  souvenir.  Et  derrière  tout  cela, 
on  sent,  fine  comme  l'acier  des  cordes  du  funiculaire,  dure 
comme  la  montagne,  la  vigueur  de  leur  race. 


LA    GUERRE    EN    MONTAGNE. 


627 


IX.    —  LE   FRONT  DU    TRENTIN 

Point  n'est  besoin  d'un  expert  pour  distinguer  les  caractères 
des  différens  fronts  italiens.  Ils  se  dégagent,  quand  on  est  encore 
loin  derrière  les  lignes,  des  troupes  au  repos  ou  de  la  circu- 
lation sur  la  route.  Même  derrière  le  charmant  Asolo  de 
Browning  où,  vous  vous  le  rappelez,  Pippa  passait,  il  y  a 
soixante-seize  ans,  annonçant  que,  «  tout  allait  bien  dans  le 
monde,  »  on  avait  une  sensation  d'étouffement. 

L'ofiicier  nous  invite  à  suivre  ses  explications  sur  la 
carte. 

—  Voyez  :  où  notre  frontière  à  l'Ouest  des  Dolomites  plonge 
au  Sud  dans  cette  tête  de  lance  en  forme  de  V,  c'est  le  Trentin. 
Les  volontaires  de  Garibaldi  l'avaient  conquis  en  entier  dans 
notre  guerre  d'inde'pendance.  La  Prusse  était  notre  alliée  alors 
contre  l'Autriche;  mais  la  Prusse  fit  la  paix  dès  qu'elle  y  trouva 
son  compte,  —  je  parle  de  1864,  —  et  nous  dûmes  accepter 
la  frontière  qu'elle  et  l'Autriche  avaient  tracée.  La  frontière 
italienne  est  mauvaise  partout,  —  la  Prusse  et  l'Autriche  ont 
pris  soin  qu'il  en  fût  ainsi,  —  mais  la  section  du  Trentin  est 
particulièrement  mauvaise. 

Le  brouillard  enveloppe  le  plateau  que  nous  escaladons.  Les 
montagnes  se  sont  changées  en  hauteurs  arrondies  ayant  presque 
la  forme  de  barriques  et  dressées  à  peu  près  à  pic  au-dessus  de 
vallées  arides.  Des  routes  nombreuses  et  neuves  ;  et  toujours 
l'inévitable  groupe  du  vieillard  et  du  gamin  pour  veiller  à  leur 
bon  entretien.  Des  bruyères  comme  celles  d'Ecosse;  des  pla- 
teaux rouges  couturés  de  tranchées  et  percés  de  trous  d'obus; 
une  confusion  de  collines  sans  couleur  et,  dans  le  brouillard, 
presque  sans  forme,  qui  s'élèvent  et  s'abaissent  derrière  nous. 
Des  troupes  se  cachent  dans  tous  les  replis  qui  toujours  attendent 
d'autres  troupes;  et  les  tranchées  se  multiplient  du  haut  en  bas 
des  pentes. 

Nous  descendons  une  montagne  fracassée  de  la  tête  au 
pied,  mais  conservant  encore,  comme  des  rides  sur  un  front,  les 
lignes  des  tranchées  qui  avaient  suivi  ses  contours.  Un  fossé 
étroit  et  peu  profond  (peut-être  une  ancienne  conduite  d'eau) 
court  verticalement  jusqu'au  haut  de  la  colline,  coupant  à 
angle  droit  les  tranchées  à  demi  effacées. 


628  HEVUE    DES    DEUX    MONDÉS. 

—  C'est  là  que  nos  hommes  se  tenaient  avant  que  les  Autri- 
chiens eussent  été  repoussés  dans  leur  dernière  attaque,  — 
l'attaque  de  l'Asiago,  comme  vous  l'appelez,  n'est-ce  pas?  Il 
fallut  aux  Autrichiens  dix  jours  pour  descendre  à  mi-chemin  du 
sommet  de  la  montagne.  Nos  hommes  poussèrent  cette  tranchée 
droit  en  haut  de  la  colline,  comme  vous  voyez,  puis  ils  grim- 
pèrent et  les  Autrichiens  furent  enfoncés.  Ce  n'est  pas  aussi 
terrible  que  l'on  pourrait  croire,  parce  que,  dans  une  opération 
de  ce  genre,  si  l'ennemi  là  haut  fait  un  faux  pas,  il  roule  jusqu'au 
bas  parmi  vos  hommes,  tandis  que  si  c'est  vous  qui  trébuchez, 
la  glissade   ne  fait  que  vous  ramener  au  milieu  de  vos  amis. 

Je  murmurai  : 

—  Qu'est-ce  que  cela  vous  a  coûté? 

—  Hélas I  cela  nous  a  coûté  gros.  Et  sur  cette  montagne,  de 
l'autre  côté  de  la  gorge,  —  mais  le  brouillard  ne  vous  permet 
pas  de  la  voir,  —  nos  hommes  ont  combattu  pendant  une 
semaine,  le  plus  souvent  sans  eau. 

Il  me  raconte  la  longue  bataille  acharnée  où  les  Autrichiens 
crurent,  jusqu'à  ce  que  le  général  Cadorna  les  détrompât,  qu'ils 
tenaient  à  leur  merci  les  plaines  du  Sud.  Je  ne  me  soucierais 
pas  d'être  Autrichien,  avec  le  Boche  par  derrière  et  Y Exercitus 
Romanus  en  face  de  moi.  Ce  fut  le  plus  tranquille  des  fronts 
et  la  plus  discrète  des  armées.  Elle  vivait  parmi  les  forêts,  dans 
de  véritables  villes  où  nous  retrouvons  de  la  neige  boueuse 
amoncelée  en  tas  dont  les  lianes  creux  laissent  échapper  toutes 
les  immondices  que  l'hiver  y  a  accumulées.  Des  bataillons  de 
corvée  ont  nettoyé  tout  cela.  D'autres  équipes  se  hâtaient  de 
boucher  les  trous  d'obus  :  les  camions  n'aiment  pas  à  être  arrêtés 
dans  leur  marche. 

Une  autre  ville,  improvisée  parmi  les  pierres,  n'abrite  plus 
que  des  cuisiniers  et  un  ou  deux  cantonniers  ennuyés.  La 
population  s'est  transportée  en  haut  de  la  montagne  afin  de 
creuser  et  faire  sauter  à  la  dynamite;  en  bas,  dans  des  vallons 
boisés  qui  ressemblent  à  des  parcs,  des  bataillons  glissent  comme 
des  ombres  à  travers  les  brouillards,  entre  les  pins.  Quand  nous 
arrivons  à  une  lisière,  quelle  qu'elle  soit,  il  n'y  a,  comme  à 
l'ordinaire,  rien  d'autre  que  de  l'herbe  arrachée  sur  une  cer- 
taine largeur  et  une  maison  «  insalubre  »  qui,  dans  ses  flancs 
ravagés  par  le  canon,  a  jadis  abrité  des  hommes,  et  où 
l'eau  de  pluie  s'égoutte  dans  les  caves  au  plafond  constellé  de 


LA    GUERRE    EN    MÔNtAGNË.  629 

trous.  La  vue,  de  là,  embrasse  les  tranchées  autrichiennes 
sur  les  pentes  blafardes,  et  l'on  entend  les  canons  autrichiens, 
qui,  cette  fois,  ne  sont  pas  paresseux,  mais  ardens  et  querel- 
leurs. Cependant,  de  notre  côte',  on  ne  re'pond  pas. 

—  S'ils  veulent  se  renseigner,  dit  en  riant  l'officier,  ils  n'ont 
qu'à  venir  voir. 

On  imagine  combien  les  hommes  qui  sont  derrière  ces 
canons  donneraient  pour  une  place  dans  la  voiture  qui  nous 
conduit,  pendant  les  quelques  heures  suivantes,  le  .long  d'une 
autre  ligne  bien  dissimule'e... 

Autour  de  nous,  le  brouillard  s'épaissit  et  noie  au  loin  les 
montagnes  et  les  masses  d'hommes  soudain  entrevues  qui  émer- 
gent un  instant,  pour  disparaître  de  nouveau.  Nous  nous  diri- 
geons vers  le  sommet  jusqu'à  la  rencontre  des  brouillards  et  des 
nuages,  par  une  route  plus  raide  qu'aucune  de  celles  dont  nous 
nous  sommes  servis  jusqu'ici.  Elle  aboutit  à  une  galerie  de  roc 
où  d'immenses  canons,  prêts  à  tirer  sur  un  certain  point  quand 
une  certaine  heure  sera  venue,  attendent  dans  l'obscurité. 

—  Marchez  avec  précaution!  Il  y  a  par  ici  un  tournant  plutôt 
rapide. 

La  galerie  ouvre  sur  un  espace  nu  et  une  chute  à  pic,  à  des 
centaines  de  pieds,  de  rocs  striés,  garnis  de  touffes  de  bruyères 
en  fleurs.  Au  pied  du  mur,  commence  la  véritable  montagne,  à 
peine  moins  escarpée  :  plus  bas  encore,  elle  s'infléchit  en  pentes 
douces  qui  descendent,  par  une  suite  de  contreforts  ou  de  monti- 
cules, jusqu'aux  immenses  et  antiques  plaines  situées  à  quatre 
mille'  pieds  plus  bas.  Vers  le  Nord,  les  brouillards  cachent  la 
vue  ;  mais  on  peut  suivre  à  la  trace  le  cours  des  larges  rivières 
qui  descendent  vers  le  Sud,  les  ombres  minces  des  aqueducs  et 
les  silhouettes  échelonnées  des  villes  dont  chacune  a  un  passé 
qui,  à  lui  seul,  vaut  plus  que  l'avenir  de  tous  les  Barbares  menant 
leur  tumulte  derrière  les  chaînes  qu'on  nous  montre  par  les 
fenêtres  de  l'observatoire. 

...  L'offlcier  achevait  de  nous  faire  l'historique  des  combats 
et  des  bombardemens  d'une  année. 

—  Enfin,  ce  point  à  l'horizon,  à  droite  de  cette  crête  lisse, 
juste  sous  les  nuages,  est  une  mine  que  nous  avons  fait  sauter. 

A  ces  mots,  le  volet  du  poste  d'observation,  derrière  sa 
frange  de  glands  de  cuir,  se  ferma  doucement  :  on  fait  tout  sans 
bruit  sur  cette  terre  silencieuse  et  dure. 


630  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


X.    —   LA   NOUVELLE  ITALIE 

Si  on  laisse  de  côté  l'incroyable  labeur  qui  marque  toutes 
les  phases  de  la  guerre  italienne,  c'est  cette  dureté  qui  vous 
impressionne  en  toute  occasion,  depuis  la  nudité  austère  du 
grand  quartier  du  général  Cadorna,  qui  pourrait  être  un 
monastère  ou  un  laboratoire,  jusqu'à  l'endurance  du  muletier, 
blanc  de  poussière,  mais  sans  une  perle  de  sueur,  qui  grimpe 
derrière  sa  bête  les  rudes  échelons  du  sentier  de  montagne,  ou 
de  la  sentinelle  isolée  qui  se  couche  comme  une  panthère,  collée 
contre  une  bosse  de  rocher,  et  reste  aussi  immobile  que  la  pierre, 
sauf  le  mouvement  de  ses  cils  sur  ses  yeux. 

Rien  pour  la  pompe  et  l'ostentation,  rien  pour  se  faire  valoir. 
«  Voici,  semble  sous-enlendre  chacun,  la  besogne  que  nous 
faisons.  Voici  les  hommes  et  les  machines  dont  nous  nous 
servons  :  tirez  vos  conclusions  vous-même.  »  Aucune  hâte, 
aucune  fièvre,  et  «  l'excitable  Latin  »  de  la  légende  boche  n'appa- 
raît pas.  On  trouve  à  sa  place  un  système  équilibré  et  souple, 
que  met  en  œuvre  un  dévouement  passionné;  l'ordre  et  l'éco- 
nomie dans  les  plus  petits  détails,  avec  la  même  sagesse  et  la 
même  largeur  de  vues  qui  sait  verser,  quand  il  le  faut,  pour 
défendre  les  positions,  le  sang  de  vingt  mille  hommes.  C'est  la 
manière  italienne,  sans  rien  d'inhumain  ni  d'oppressif,  et  qui 
ne  prétend  pas  non  plus  à  la  sainteté,  mais  fonctionne  comme 
le  couteau, —  doucement  et  paisiblement,  — jusqu'au  manche. 

Peut-être  est-ce  à  la  modération  naturelle  du  peuple  et  à  son 
existence  au  grand  air,  à  ses  habitudes  strictes  d'économie  et  à 
sa  disposition  h  risquer  légèrement  sa  vie  pour  des  questions 
personnelles  qu'il  faut  attribuer  le  développement  de  ce  système; 
ou  bien  peut-être  s'est-il  produit  sous  le  glaive  une  renaissance 
de  son  génie  séculaire  d'administrateur.  Quand  on  considère  le 
plan  d'ensemble  de  l'œuvre  accomplie,  on  incline  à  la  première 
opinion;  quand  on  regarde  les  visages  des  généraux,  ciselés 
par  la  guerre  en  véritables  camées  de  leurs  ancêtres,  on  croit 
voir  se  dresser  au-dessus  d'eux  les  aigles  romaines,  et  on 
incline  vers  ta  seconde. 

Il  faut  dire  aussi  que  l'Italie  compte,  en  plus  grand  nombre 
que  la  plupart  des  pays,  des  hommes  revenus  avec  leur  pécule 
de  la  République  de  l'Ouest,  pour  se  réinstaller  chez  eux.  (On 


LA    GUERRE    EN    MONTAGNE.  631 

les  appelle  Américanos .)  Ils  se  sont  servis  du  Nouveau  Monde, 
mais  c'est  l'Ancien  qu'ils  aiment.  Ils  exercent  une  influence 
étonnamment  étendue  qui,  agissant  sur  la  vivacité  de  l'intel- 
ligence et  l'habileté  nationale,  profite,  j'imagine,  à  l'inven- 
tion et  au  talent.  Ajoutez  à  cela  la  conscience  que  la  nouvelle 
Ilalie  prend  d'elle-même  dans  ces  immenses  efforts  et  ces 
immenses  besoins,  — phénomène  indéfinissable  comme  l'aurore, 
mais  qu'on  sent  comme  elle  dans  l'air,  —  et  vous  commencerez 
à  comprendre  quelle  sorte  d'avenir  s'ouvre  pour  cette  nation, 
la  plus  vieille  et  la  plus  jeune  de  toutes.  Avec  l'économie,  la 
bravoure,  la  tempérance  et  une  Idée,  on  va  loin.  L'Italie 
combat  maintenant  comme  toute  la  civilisation  combat,  contre 
ce  qu'il  y  a  d'essentiellement  démoniaque  dans  le  Boche;  et  elle 
le  connaît  mieux  que  nous  ne  le  connaissons  en  Angleterre, 
parce  qu'elle  a  été  son  alliée.  A  cette  fin  elle  donne,  sans  gas- 
pillage ni  parcimonie,  tout  son  effort.  Mais  elle  n'a  aucune 
illusion  quant  aux  garanties  nécessaires  après  la  guerre  et  sans 
lesquelles  sa  propre  existence  ne  saurait  être  assurée.  Elle 
combat  pour  cela  aussi,  parce  que,  comme  la  France,  elle  est 
logique  et  regarde  les  faits  en  face  dans  toute  leur  étendue. 
Elle  a  de  nombreuses  difficultés,  générales  et  particulières. 
Mais  l'Italie  accepte  ces  charges  et  d'autres,  exactement  dans 
le  même  esprit  qu'elle  accepte  les  plateaux  criblés  de  trous, 
l'àpreté  des  montagnes,  l'instabilité  des  neiges  et  toutes  les 
épreuves  imposées  à  ses  armes.  Tout  cela  est  dur,  mais  elle 
est  plus  dure. 

Pourtant  quel  homme  peut  prétendre  à  rien  juger?  Nous 
étions  dans  un  hôtel,  attendant  un  train  de  nuit;  un  officier 
parlait  de  certains  vers  de  d'Annunzio  qui  ont  littéralement  eu 
pour  effet  de  soulever  des  montagnes  dans  cette  guerre.  Il  expli- 
quait une  allusion  qui  s'y  trouve  par  une  citation  de  Dante.  Un 
vieux  porteur,  attendantpour  nos  bagages,  sommeillait  ratatiné 
sur  une  chaise  près  de  la  véranda.  A  mesure  qu'il  saisissait  la 
cadence  des  vers,  ses  yeux  s'ouvrirent,  son  menton  sortit  de 
son  plastron  de  chemise,  et  il  finit  par  s'asseoir  comme  un  petit 
faucon  sur  un  perchoir,  attentif  à  chaque  vers,  son  pied  battant 
doucement  la  mesure,; 

Rudyard  Kipling. 


EN  AMÉRIQUE 


AVEC 

M.  VIVUNl  ET  LE  MARÉCHAL  JOFFRE 


Hampton  Roads,  24  avril. 

Très  tard,  vers  onze  heures,  les  contre-torpilleurs  américains 
envoyés  au-devant  de  la  mission  française  ont,  à  cent  milles 
en  mer,  rencontré  Y  Amiral- Aube  et  la  Lorraine.  De  part  et 
d'autre,  échange  de  signaux.  Puis  Américains  et  Français  mar- 
chent ensemble,  tous  feux  éteints,  par  une  nuit  noire  ;  seul  un 
trait  de  lumière  s'allume  où  l'hélice  bat  dans  la  phosphores- 
cence du  sillage.  Au  point  du  jour,  apparaît,  au  rendez-vous 
fixé,  le  croiseur  d'escorte.  A  bord  de  la  Lorraine,  la  vie 
s'éveille.  Le  fin  paquebot  a  gardé  sa  vitesse,  supérieure  à  celle 
du  vaisseau  d'ancien  type  qui  le  protège  en  le  retardant;  mais 
il  a  perdu  son  ancien  vernis  de  coquette  élégance. 

Après  huit  jours  d'une  traversée  qui,  pour  n'être  pas  sans 
périls,  resta  du  moins  .sans  incidens,  par  une  route  presque 
déserte,  les  membres  de  la  mission,  le  maréchal  Joffre, 
M.  Viviani,  l'amiral  Chocheprat,  le  marquis  de  Chambrun, 
impatiens  de  contempler  la  terre,  montent  peu  à  peu  sur  le 
pont.  Il  est  cinq  heures  du  matin  quand,  à  l'entrée  de  la  baie 
de  Chesapeake,  Hampton  Roads  ouvre  sa  rade.  Sur  la  paisible 


AVEC    M.    VIVIANÎ    ET    LE    MARECHAL    JOFFUË.  633 

nappe  des  eaux,  que  plissent  à  peine  des  rides  le'gères,  le 
disque  du  soleil  s'élève  dans  l'air  bleu.  Se  tournant  vers  l'offi- 
cier américain,  pilote  du  navire  :  «  Que  c'est  beau!  s'écrie  le 
maréchal.  J'aime  ce  soleil.  Il  me  fait  penser  à  celui  de  mon 
pays,  le  midi  de  la  France.  » 

Dans  le  port  où  les  contre-torpilleurs  américains  prennent 
leur  mouillage,  tandis  que  tous  les  navires  hissent  à  leur  grand 
niàt  les  trois  couleurs  françaises,  la  musique  d'un  vaisseau 
de  guerre  attaque  les  premières  notes  de  la  Bamiière  semée 
d'Étoiles.  Identiques,  le  bleu,  le  blanc,  le  rouge  reparaissent 
en  motifs  divers,  aux  drapeaux  des  deux  républiques.  Avec  le 
maréchal  et  l'amiral,  officiers  et  marins  portent  la  main  à  la 
hauteur  du  front  comme  s'ils  saluaient,  pendant  que  les  graves 
mesures  de  l'hymne  américain  s'élèvent,  le  commun  idéal  de 
l'Amérique  et  de  la  France.  Les  civils  se  découvrent,  jusqu'à 
ce  que  la  dernière  note  ait  couru  sonore  sur  l'immensité  des 
eaux,  vers  le  lointain  horizon.  Un  silence.  Et  la  Marseillaise 
commence.  La  mission  n'est  pas  encore  à  terre,  et  déjà  l'Amé- 
rique et  la  France  ont  pleinement  communié  dans  cette  ren- 
contre de  deux  nations  qui,  toutes  deux  sous  les  armes,  ne 
laissent  tonner,  quelle  que  soit  la  joie  de  la  rencontre,  ni  les 
salves  de  Y  Amiral-Aube,  ni  celles  du  fort  Monroe,  sous  lequel 
la  Lorraine  jette  l'ancre.  La  poudre  qui,  en  ce  temps,  a  d'autres 
usages,  attendra;  pour  parler  de  meilleures  occasions. 

Washington,  25  avril. 

A  la  courtoisie  personnelle  du  chef  de  l'Etat,  qui  lui  envoya 
son  yacht,  le  Mayflower,  la  mission  a  dû  de  continuer  sa  route 
parla  baie  et  le  fleuve,  jusqu'à  la  capitale  fédérale.  Reçue  au 
chantier  de  l'Amirauté  (Navy  Yard)  par  le  secrétaire  d'Etat 
Lansing,  elle  passe  près  duCapitole,  dont  le  svelte  dôme  s'enlève 
dans  la  verdure  au-dessus  des  colonnes  puissantes,  et,  par 
l'avenue  de  Pensylvanie,  large  voie  bordée  de  grands  immeu- 
bles, s'engage  dans  la  ville.  Devant  la  Maison  Blanche, 
dont  les  jardins  font  presque  toute  la  parure,  sur  la  place  où  le 
général  Andrew  Jackson  caracole  en  bronze  sur  un  petit  cheval 
qu'entourent  de  petits  canons,  deux  grands  monumens, 
l'un  à  Rochambeau,  l'autre  à  La  Fayette,  s'élèvent,  au  pied 
desquels  une  délicate  attention  a  placé  des  fleurs.  La  mission 
suit  les  voies  ombreuses,   bordées  d'élégantes  et   confortables 


634  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

résidences,  coupées  de  place  en  place  de  squares  où  quelque 
statue  de  ge'nëral,  d'homme  politique  ou  de  littérateur,  évoque 
les  grands  souvenirs  de  l'histoire.  Elle  s'arrête  au  seuil  de  la 
belle  demeure,  —  américaine  d'architectpre,  avec  sa  brique 
rouge  et  ses  colonnades  blanches,  mais  française  par  le  goût 
de  l'ameublement,  —  d'un  grand  ami  de  la  France,  l'ancien 
ambassadeur  à  Paris,  M.  White.  Partout,  du  Capitole  à  la 
Maison  Blanche,  du  Congrès  à  la  Présidence,  elle  rencontre  le 
souvenir  du  grand  événement  historique  auquel  elle  doit 
d'être  ici. 

Quand  le  maréchal  Joffre  eut  expliqué  au  président  Wilson 
et  au  secrétaire  de  la  guerre,  Newton  D.  Baker,  les  raisons  de 
tout  ordre  qui  rendaient  hautement  désirable  l'envoi  de  troupes 
américaines  sur  le  front  de  France,  la  mission  aborda  la  partie 
de  sa  tâche  la  plus  délicate  et  la  plus  haute,  celle  qui  consistait 
à  développer  dans  l'Amérique,  pour  qui  la  guerre  était  encore 
lointaine,  le  sentiment  qu'elle  était  proche.  Au  Sénat,  à  la 
Chambre  où,  premier  orateur  étranger,  il* eut  l'exceptionnel 
privilège  de  prendre  à  la  tribune  de  marbre  la  parole  au 
nom  de  la  France,  M.  Viviani  dégagea  le  sens  de  l'entrée  des 
Etats-Unis  dans  la  guerre.  Quelques  jours  plus  tôt,  cherchant, 
à  Mount-Vernon,  dans  la  simple  maison  de  Washington,  la 
clé  de  la  Bastille,  pieuse  relique  de  notre  Révolution,  et,  à 
deux  cents  mètres  de  là,  devant  son  modeste  tombeau,  le 
souvenir  de  nos  soldats,  «  des  soldats  qui,  depuis  bientôt 
trois  ans,  luttent,  sous  les  étendards  alliés  pour  le  même  idéal, 
héros  obscurs  qui  savaient  que,  sauf  pour  leurs  proches,  leur 
nom  tomberait  avec  leur  corps,  »  il  avait  salué  la  grande 
ombre  du  général  libérateur.  Et,  tandis  qu'il  parlait  à  la 
Chambre,  le  souvenir  de  sa  visite  au  tombeau  de  Mount-Vernon 
prit  à  nouveau  possession  de  sa  pensée  :  «  Si  Washington 
pouvait  se  lever,  du  haut  de  sa  montagne  sacrée,  apercevoir 
le  monde  tel  qu'il  est,  devenu  plus  petit  par  le  rapprochement 
des  distances  matérielles  et  morales  et  par  l'enchevêtrement 
des  relations  économiques,  il  sentirait  que  son  œuvre  n'est  pas 
finie,  et  que,  de  même  qu'un  homme  puissant  et  supérieur  se 
doit  aux  autres,  de  même  un  peuple  puissant  et  supérieur  se  doit 
aux  autres  peuples.  C'est  la  logique  mystérieuse  de  l'histoire 
qu'a  si  merveilleusement  comprise  M.  le  président  Wilson.  » 
Et,  dans  l'émotion  grave  et  recueillie  des  représentans  d'une 


AVEC    M.    VIVIANI    ET    LE    MARECHAL    JOFFRE.  63r> 

nation  qui  n'a  jamais  plus  confiance  dans  son  avenir  que 
lorsqu'elle  y  voit  le  prolongement  de  son  passé,  d'une  nation 
religieuse,  où  le  serment  est  le  lien  suprême,  il  concluait  avec 
une  irrésistible  énergie,  comme  si,  en  dehors  de  tous  les  traités, 
mais  au-dessus  d'eux,  il  scellait  ainsi,  plus  profond  encore  que 
l'accord  des  politiques,  le  pacte  des  cœurs  :  «  C'est  juré  sur  le 
tombeau  de  Washington,  c'est  juré  sur  le  tombeau  des  soldats 
alliés,  tombés  pour  la  cause  sainte!  C'est  juré  sur  nos  blessés! 
C'est  juré  sur  la  tête  de  nos  orphelins!  C'est  juré  sur  les 
berceaux  et  les  tombeaux!  C'est  juré!  » 

Dans  un  gouvernement  d'opinion  comme  le  gouvernement 
américain,  et  dans  une  crise  d'une  ampleur  telle  que  celle-ci, 
quand  le  vote  de  la  conscription  ouvre  à  la  nation  américaine 
la  redoutable  perspective  des  grands  efforts  d'une  rude  guerre, 
ce  n'est  pas  assez  de  parler  au  Congrès  assemblé;  c'est  le  peuple 
lui-même  qu'il  faut  émouvoir.  C'est  à  lui  qu'après  avoir  été 
chercher,  sur  les  routes  de  l'Illinois,  les  grands  souvenirs  de 
Lincoln,  la  mission  doit,  pour  compléter  son  œuvre,  demander 
de  répéter  le  même  serment.  A  poine  a-t-elle,  de  surprenante 
manière,  so'ulevé  l'enthousiasme  de  la  capitale,  que,  de  toutes 
parts,  les  grands  centres  commerciaux,  industriels,  intellec- 
tuels, où  s'élaborent  spontanément  les  forces  vives  de  la  puis- 
sance américaine,  l'invitent  à  venir.  Les  gouvernemens  deman- 
dent un  arrêt  dans  les  Capitoles,  les  cités  dans  les  hôtels  de 
ville;  les  clubs  proposent  des  banquets,  les  Universités  offrent 
des  doctorats  honoris  causa;  les  plus  élégantes  des  résidences, 
les  plus  somptueux  des  petits  palais  se  disputent  l'honneur  de 
recevoir,  à  la  descente  du  train  spécial,  les  ambassadeurs  extra- 
ordinaires de  la  France. 

Qiioago,  4  mai. 

Débarquée  à  midi,  dans  le  froid  d'un  ciel  sombre,  et  non 
moins  froidement  saluée  par  le  maire,  —  qui,  pour  l'inviter  au 
nom  de  sa  ville,  hésita  un  peu,  c'est-à-dire  trop  longtemps,  —  la 
mission  défile  sur  les  quais  de  la  gare  centrale,  entre  deux  haies 
de  policiers  robustes,  les  épaules  carrées,  la  face  pleine  et 
sanguine,  le  bâton  levé  à  la  hauteur  des  yeux  en  un  salut  rigide. 
Dehors,  le  premier  régiment  de  cavalerie  de  l'Illinois,  hommes 
de  forte  taille,  fièrement  campés  sur  de  grands  chevaux,  en 
uniforme  haki,    sans  galons    ni   dorures,  sonne    une    fanfare 


636  REVUE    DES    DEUX    a:u.NDE8.) 

guerrière.  Dans  un  brusque  dégorgement  de  foule,  la  mission 
gagne  les  vastes  automobiles  qui  l'attendent,  et,  trop  promp- 
tement  pour  être  acclamée,  défile,  vitres  relevées,  par  des  voies 
étroites,  aux  façades  noires,  sales  de  fumées  et  de  brouillard. 
Peu  de  vivats.  Sur  le  passage  se  presse,  silencieuse,  dans  le 
dédale  des  petites  rues  et  des  grandes  artères,  une  foule  aussi 
grise  que  le  ciel  :  foule  de  travailleurs  en  vêtemens  froissés, 
coiffés  de  casquettes  et  de  chapeaux  mous  fripés,  qu'on  croirait 
d'abord  rassemblés  là  par  le  hasard  d'une  sortie  de  travail, 
mais  qui,  sa  formation  épaisse  le  prouve,  attend  depuis  des 
heures  en  rangs  serrés.  Beaucoup  de  jeunes  gens,  beaucoup  de 
femmes.  Jusqu'au  Chicago  Club,  pendant  près  d'une  demi-heure, 
malgré  l'arrêt  de  la  circulation,  le  cortège  défile  avec  peine.  Par 
intervalles,  des  acclamations,  des  sifflets  :  siffler,  aux  Etats-Unis, 
c'est  plus  qu'applaudir.  Mais,  quand,  ^de  sa  voiture  fermée,  le 
maréchal,  sortant  enfin,  monte  lentement  les  marches  du  grand 
bâtiment  où  se  loge  l'aristocratique  club,  face  à  la  nappe  jaune 
du  grand  lac  houleux,  s'élève  une  acclamation  formidable. 

Une  longue  table  en  fer  à  cheval  disparaît  sous  les  fleurs.; 
Aux  côtés  du  maire  Thompson,  s'asseyent  les  deux  chefs,  civil 
et  militaire,  de  la  mission.  Du  mur,  entre  deux  grands  drapeaux 
américains,  descend  un  drapeau  français,  gracieusement  incliné 
sur  la  tête  du  maréchal.  Ni  formalisme,  ni  réserve;  aucune 
raideur,  aucune  gêne.  Seul,  le  maire,  qui  manifestement  est 
embarrassé,  car  une  involontaire  rougeur  empourpre  son  visage, 
après  s'être  un  instant  efforcé  de  lier  conversation  avec  ses 
hôtes,  penche  la  tête  en  arrière,  et,  dans  une  sorte  de  rêverie 
mélancolique,  suit,  les  yeux  fixés  au  plafond,  la  lente  fumée 
de  son  cigare.  Plus  d'un  parmi  les  membres  du  club  n'a  pu 
trouver  place  à  table  :  nombreux  sont  ceux  qui  se  pressent  dans 
les  galeries,  les  dégagemens,  le  regard  aux  aguets,  l'oreille 
aux  écoutes.  Leur  curiosité,  sympathique  à  la  mission  française, 
décoche  au  maire  plus  d'un  propos  railleur;  mais,  pour  le 
maréchal,  elle  n'a  que  d'incessantes  louanges  :  «  N'a-t-il  pas 
l'air  d'un  vrai  soldat?  Quelle  tête  magnifique  !  Quelle  puissance  ! 
C'est  tout  à  fait  son  portrait.  »  Mais  le  maréchal  ne  semble 
pas  s'en  apercevoir  :  sous  le  feu  des  regards,  il  reste  calme, 
impassible,  avec  de  temps  en  temps  un  court  frémissement  des 
paupières.  Il  n'est  point  de  banquet  sans  discours  :  tandis  que 
le  maire,  immobile,  se  tait,  des  orateurs,  également  applaudis. 


AVEC    M.    VIVIAN!    ET    LE    MARÉCHAL    JOFFRE.  637 

rappellent  les  grands  souvenirs  historiques  :  la  venue  de 
La  Fayette  et  le  traité  d'alliance;  puis,  aujourd'hui,  l'arrivée  des 
Etats-Unis  près  de  la  France,  soumise  à  une  agression  silen- 
cieusement préparée  depuis  quarante  ans,  mais  dont  jamais, 
aux  heures  les  plus  sombres,  ses  amis  américains  ne  déses- 
pérèrent. Et,  lorsqu'on  boit  à  la  France  immortelle,  M.  Viviani 
remercie.  Il  salue  le  double  rayonnement  du  drapeau  américain 
et  du  drapeau  français.  «  Regardez-le  bien.  Ici,  il  est  calme  et 
tranquille.  Il  n'est  pas  semblable  sur  notre  front,  tout  agité  par 
le  vent  et  déchiré  par  la  mitraille,  mais  il  n'en  reste  pas  moins, 
dans  la  main  vaillante  de  ceux  qui  le  portent,  non  seulement 
le  signe  du  courage  français,  mais  celui  de  la  libre  démocratie 
et  de  la  civilisation.  »  A  cette  évocation  du  drapeau,  l'impas- 
sible visage  du  maréchal  s'émeut  et,  vers  l'orateur  qui  s'assied, 
s'élargit  son  sourire. 

Kipling,  dans  une  description  fameuse,  a  dépeint  les  hôtels 
de  Chicago  bondés  de  gens  parlant  fort  et  ne  causant  que  dollars. 
Il  lui  faudrait  changer  cette  page  de  Fro7n  Sea  io  Sea  (de  mer 
à  mer)  s'il  y  revenait.  Au  Blackstone,  célèbre  par  sa  «  Galerie 
des  Paons  »  ( Peacock  Alley ),  où,  dans  l'après-midi,  reçoit  la 
colouie  française,  l'assistance,  brillante  et  nombreuse,  ne  parle 
fort  ni  ne  parle  argent.  Tumulte  gracieux,  encombrement 
élégant.  Chicago  peut  être  fière  de  son  aristocratie  féminine, 
aristocratie  des  plus  intellectuelles,  des  plus  élégantes,  des  plus 
riches,  et  aussi  des  plus  fermées,  qui,  en  ce  moment,  oublie 
toutes  ses  menues  divisions,  pour  ne  plus  penser  qu'à  la 
France. 

A  sept  heures,  dans  la  Salle  d'Or  (Gold  Room)  de  l'Hôtel  du 
Congrès,  un  drapeau  français,  dessiné  par  des  ampoules  élec- 
triques, déploie  ses  trois  couleurs  sur  un  fond  de  velours  pourpre. 
L'orchestre  attaque  la  Marseillaise.  Tous,  dans  la  salle  et  les 
galeries,  se  lèvent.  De  l'autre  côté  de  la  salle  où,  de  même 
manière  et  sur  un  même  fond,  se  détache  l'étendard  américain, 
—  YOld  Giory  au  carré  bleu  semé  d'étoiles,  qui,  depuis  1818,  a 
remplacé  la  Star  Spangled  Banner,  où  les  étoiles,  plus  rares, 
formaient  le  cercle,  —  les  convives,  avec  une  gravité  touchante, 
entonnent,  sur  un  rythme  lent,  le  vieil  hymne,  La  Bannière 
Étoilée.  Et  quand  M.  Mac  Gormick,  président  du  comité  de 
réception,  a,  dans  son  toast,  rappelé  qu'il  y  a  cent  quarante  ans 
La  Fayette  descendait  sur  le  sol  américain,  M.  Viviani  répond 


638 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


que  toutes  les  causes  justes  doivent  toujours  trouver,  de  l'autre 
côté  de  l'Atlantique,  tous  les  cœurs  unis  :  «  Si  nous  avions  douté 
de  la  justice  de  la  nôtre,  nous  n'aurions  plus  douté,  affirme-t-il, 
lorsque,  à  travers  l'immensité  des  flots,  nous  retournant  vers 
la  libre  Amérique,  nous  voyions  tous  les  Américains  pensans 
se  retourner  de  notre  côté.  Venez  à  nous,  frères  américains, 
venez  combattre  à  côté  des  frères  français,  à  côté  des  frères 
alliés.  Venez,  sous  votre  étendard  glorieux,  auquel  s'ajouteront 
d'autres  gloires,  lutter  pour  la  démocratie  du  monde!  » 

Par  un  labyrinthe  de  couloirs  souterrains,  bordés  de  rampes, 
de  balustrades,  de  marches  d'escaliers,  qu'occupe,  depuis  de 
longues  heures,  une  foule  de  curieux,  la  mission  passe  directe- 
ment jusqu'à  la  scène  de  l'Auditorium,  où,  déjà,  sur  des  ban- 
quettes étagées,  trois  cents  notabilités  sont  assises,  tandis  que, 
dans  la  salle  de  l'immense  théâtre,  dont  la  voûté  disparaît  sous 
les  drapeaux,  plus  de  quatre  mille  personnes  se  pressent.  Les 
tickets  d'entrée  distribués  par  le  comité  de  réception  à  ses 
invités  se  sont  revendus  plus  de  soixante  dollars.  La  rumeur  est 
grande,  mais,  dès  que  la  mission  pénètre,  le  silence  se  fait. 
Toute  la  salle  se  lève  :  la  Mm^seillaise,  jouée  par  l'orchestre  sur 
un  rythme  lent,  est,  sur  des  demandes  successives,  répétée  six 
fois  de  suite.  Debout,  chacun  des  assistans  agite  au  moins  un 
drapeau,  souvent  deux  :  une  véritable  vague  de  bleu,  de  blanc 
et  de  rouge  déferle  sur  des  milliers  de  têtes. 

Après  la  prière,  dite,  ainsi  qu'il  convient,  par  l'évêque  de 
Chicago,  le  maire,  le  prudent  maire,  se  lève.  Et  c'est  lourde- 
ment qu'il  se  lève.  Il  est  grand  et  corpulent,  la  figure  rou- 
geaude, avec,  dans  les  traits,  quelque  chose  de  vulgaire.  D'un 
air  contraint,  il  s'avance  vers  le  devant  de  la  scène,  et,  penché 
sur  la  table  qui  l'occupe,  s'engage,  d'une  voix  traînante,  ennuyée, 
lente,  dans  une  longue  élucubration  qui,  passant  sous  silence 
les  problèmes  du  jour,  se  borne  à  rappeler,  dans  un  intermi- 
nable récit,  les  lointains  et  peu  compromettans  exploits  des 
premiers  explorateurs  français.  L'assistance,  d'abord  étonnée, 
puis  ennuyée,  s'impatiente,  se  fâche.  On  entend  des  battemens 
de  pieds,  des  rires  étouffés,  puis  de  moins  en  moins  réprimés. 
Bref,  une  hilarité  générale  oblige  l'orateur  à  écourter  son  dis- 
cours, qu'il  termine  brusquement,  en  souhaitant,  d'une  voix 
que  l'on  entend  à  peine,  la  bienvenue  aux  hôtes  de  la  ville. 
Mais  déjà,  le  gouverneur  est  debout,  qui,  salué  d'une   ovation 


AVEC    M.    VIVIANI    ET    LE    MARÉCHAL    JOFFRE.  639 

enthousiaste,  s'elîorce  de  dissiper  la  fâcheuse  impression  pro- 
duite par  le  discours  du  maire.  De  taille  moyenne,  nerveux, 
agile,  il  scande  ses  paroles  d'un  énergique  mouvement  de  la 
tète,  brusquement  jetée  de  côté.  Tout  à  l'encontre  du  maire,  son 
discours  n'est  qu'une  succession  de  phrases  vigoureuses,  toutes 
vibrantes  de  sympathie  pour  la  communauté  d'idéal  qui,  dans 
l'heure  présente,  lie  au  même  combat  l'Amérique  et  la  France. 
Et  le  chef  de  la  mission  française  de  se  lever,  dans  une  accla- 
mation formidable  :  «  Ce  qui  fait  en  effet  la  grandeur  de  la 
France  dans  le  monde,  c'est  qu'elle  n'a  pas  seulement  travaillé 
et  souffert  pour  elle-même,  mais  qu'à  travers  sa  longue  histoire, 
c'est  à  l'humanité  qu'elle  a  pensé.  » 

A  peine  a-t-il  commencé  que,  sans  avoir  besoin  de  com- 
prendre et  comme  s'il  devinait,  au  simple  mouvement  de  ses 
lèvres,  accompagné  de  la  ponctuation  de  son  geste,  l'auditoire 
le  suit.  Trois  cents  personnes  à  peine  le  comprennent,  cinq  cents 
parmi  les  autres  le  devinent.  «  Entre  les  cœurs,  a-t-il  dit  le 
matin  au  Chicago  Club,  il  y  a  un  langage  mystérieux  qui 
parle  plus  que  les  mots.  »  Il  suffit  que  ces  mots,  Serbie,  Bel- 
gique, Angleterre,  Amérique,  France,  Marne,  reviennent  pour 
que  ceux  qui  les  entendent,  sans  d'ailleurs  savoir  le  français, 
saisissent  et  se  laissent  emporter  par  le  magnifique  mouvement 
d'une  irrésistible  éloquence. 

5  Mai. 

Les  journaux  du  matin  sont  enthousiastes.  Joffre,  disent- 
ils,  a  fait  une  nouvelle  conquête  :  celle  de  la  ville.  Mais  le  ciel 
est  toujours  hostile.  Quand,  vers  dix  heures,  la  mission  quitte 
la  somptueuse  résidence  mise  par  M.  Crâne  à  sa  disposition  dans 
l'élégant  quartier  du  Lake  Shore,  c'est  à  peine  si  quelques 
éclaircies  bleues  passent  dans  le  moutonnement  blanc  des 
nuages.  Le  vent  qui  les  pousse  soulève  le  lac  houleux.  Après 
une  courte  visite  au  musée,  face  au  Chicago  Club,  le  cortège  se 
met  en  marche  par  le  boulevard  Michigan  :  à  sa  gauche,  la 
gigantesque  muraille,  grise  et  nue,  des  gratte-ciel;  à  sa  droite, 
la  grande  nappe  jaune  et  tourmentée  du  Lac,  où  quelques  noires 
silhouettes  de  navires  se  dégagent  d'un  fond  de  brume.  Sur  le 
trottoir  et  les  quais,  une  foule  énorme,  diflicilement  contenue 
par  la  haie  serrée  des  policiers  de  haute  stature,  fait  une  ovation 
aux  deux  chefs,  civil  et  militaire,  de  la  mission,  quand,  cédant 


640 


tlEVUÈ    DES    DEUX    MONDES. 


à  son  désir,  ils  quittent,  malgré  le  froid  qui  les  mord  au  visage, 
leur  auto  découverte  pour  une  auto  fermée.  Perpendiculairement 
au  boulevard,  s'ouvre  l'une  des  rues,  toutes  nommées  du  nom 
d'un  président  des  Etats-Unis,  qui,  entre  les  cages  de  verre  des 
bureaux  enfermés  sur  vingt  étages  de  building,  forment,  dans 
la  ((  boucle  »  aérienne  du  chemin  de  fer  élevé,  le  célèbre  «  loop,  » 
la  citadelle  du  commerce  :  citadelle  noircie  par  la  fumée  de 
multiples  usines,  qui  sous  le  climat  brumeux  se  rabat  sur 
la  pierre  humide,  mais  où  des  maisons  semblables  surgit  le 
peuple  anonyme  du  travail.  Aux  multiples  fenêtres,  demoiselles 
de  magasin,  employés  de  commerce,  sténographes,  dactylo- 
graphes se  bousculent.  Au-dessous  la  vague  humaine  déferle  : 
un  remous  de  têtes  et  d'épaules  oscille  sur  le  trottoir,  escalade 
les  autos,  les  camions,  les  voitures,  subitement  arrêtées,  se  hisse 
sur  les  toits,  les  petites  gares  aériennes  du  chemin  de  fer  élevé, 
envahit  jusqu'aux  corniches  des  gratte-ciel.  Pas  de  décorations, 
peu  de  drapeaux,  —  la  prudence  hostile  du  maire,  l'impromptu 
de  la  visite  ne  l'ont  pas  permis;  mais  un  enthousiasme  qui,  ne 
pouvant  parler  aux  yeux,  s'adresse  aux  oreilles.  C'est  le  bruit, 
le  bruit  sans  réserve  et  sans  pitié,  vacarme  inséparable  de  toute 
manifestation  américaine:  cris  sauvages,  hurlemens,  sifflemens 
aigus,  battemens  de  mains,  trépignemens,  lamelles  de  bois 
frappées  l'une  contre  l'autre,  sons  rauques  et  nasillards  des 
grands  cornets  porte-voix  qui,  au  Washington  Day ,  brisent  le 
tympan.  Ici,  au  détour  d'une  rue,  les  cuivres  d'une  fanfare 
lancent  la  Marseillaise  ;  plus  loin,  l'hymne  enflammé  sort  étriqué 
d'un  grêle  mirliton.  Dans  le  quartier  de  l'automobile,  des  cen- 
taines d'autos  cornent  sans  interruption  ;  des  usines  voisines, 
les  sirènes  répondent.  Dans  les  faubourgs  éloignés,  le  cordon  de 
foule  s'amincit,  la  marche  s'accélère,  lassant  peu  à  peu  les  pou- 
mons des  enthousiastes  qui  suivent  au  pas  de  course  le  cortège. 
Même  alors,  pas  un  passant  qui  ne  jette  sur  la  voiture,  main- 
tenant fermée,  du  grand  cortège,  un  coup  d'oeil  rapide,  accom- 
pagné d'un  sourire  —  de  ce  sourire  gai,  bon  enfant,  qui  est  si 
vraiment  américain.  Par  la  portière  fermée,  sous  la  vitre,  on 
entrevoit  le  képi  du  maréchal.  Des  bras  se  tendent.  On  crie  :  «  Il 
est  là,  avec  la  casquette  rouge  !  »  «  C'est  lui  1  »  «  Je  l'ai  vu  I  » 
((  Le  voilà  qui  passe  !  » 

Derrière  les  rangées  d'arbres  nns  aux  silhouettes  maigres, 
que  le  printemps  n'a,  tardif,  pas  encore  regarnis,   s'élève  un 


AVEC    M.    VIVIANl    ET    LE    MARÉCHAL    JOFFRE.  641 

bâtiment  à  façade  rougeàlre,  aux  nombreuses  tourelles  :  copie, 
plus  ou  moins  bâtarde,  d'Universités  anglaises,  et  qui,  dans 
cette  ville  si  moderne,  dont  cinquante  ans  plus  tôt  la  place 
n'était  qu'un  amas  de  huttes  auprès  d'un  lac,  détonne  avec  ses 
airs  moyenâgeux  d'église  gothique  et  de  château  fort.  Forteresse 
de  science,  c'est  l'Université  de  Chicago.  Des  docteurs  en  robe 
descendent  le  perron  monumental,  prennent,  un  à  un,  le  bras 
du  président,  du  maréchal,  des  autres  personnes,  et,  d'un  pas 
lent,  les  conduisent  à  travers  les  pelouses  des  grands  jardins 
paisibles,  jusqu'à  la  salle,  lambrissée  de  vieux  chêne,  où,  tami- 
sée par  les  vitraux  de  couleur,  la  lumière  du  jour  caresse  dou- 
cement le  regard.  Après  la  prière,  le  déjeuner;  la  Marseillaise, 
la  Bannière  Étoilée,  sont  entonnées  en  chœur;  puis  un  coup  de 
maillet  vigoureux  impose  silence.  Le  président  de  l'université 
se  lève.  De  taille  moyenne,  peu  large  d'épaules,  mais  de  main- 
tien ferme,  il  a,  sous  ses  cheveux  blancs,  les  traits  énergiques, 
le  geste  sobre,  la  parole  nette.  La  chaleur,  l'accent  de  sincérité 
profonde  de  son  discours,  la  pureté  de  sa  forme  littéraire  font 
avec  la  piteuse  mélopée  du  maire  Thompson  un  contraste  qui 
n'échappe  à  personne.  Lorsque',  avec  une  diction  qui  ne  laisse 
tomber  aucune  syllabe,  il  dit  :  «  Nous  donnerons  jusqu'à  notre 
dernier  battement  de  cœur,  »  une  émotion  qui  touche  au  délire 
s'empare  de  la  docte  assemblée.  L'enthousiasme  redouble 
lorsque  le  maréchal,  présenté  à  l'assistance,  porte  la  santé  de 
M.  Viviani;  il  ne  connaît  plus  de  bornes  lorsqu'à  la  sobre  élo- 
quence du  président  Judson,  vient  ^'ajouter  la  brillante  impro- 
visation de  l'ancien  président  du  conseil,  qui,  ancien  grand- 
maitre  de  l'Université  de  France,  rappelle  avec  fierté  ce  titre 
pour  faire  dans  cette  ville,  où  la  science  allemande  a  si  pro- 
fondément pénétré,  le  rappel  des  titres  de  la  science  française.) 
Le  projet  du  professeur  Wigmore  d'envoyer  des  étudians  améri- 
cains en  France,  au  pied  de  nos  chaires,  au  lieu  de  leur  laisser, 
comme  autrefois,  prendre  la  route  de  Heidelberg,  de  Bonn  ou 
de  Berlin,  est  à  ce  moment  dans  la  pensée  de  tous.  La  présence 
de  M.  Hovelaque,  spécialement  chargé  par  le  ministre  d'étudier 
les  conditions  de  resserrement  des  liens  intellectuels  franco- 
américains,  donne  aux  paroles  officielles  tout  leur  sens.  C'est 
un  programme  d'action  qui  se  précise  ici,  pour  se  poursuivre 
ensuite  entre  les  mains  des  spécialistes  de  chaque  faculté  et 
aboutir  à  la  mutuelle  entente  des  esprits. 

TOMB    XL.    —    i917.  41 


642 


BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Une  dernière  fois,  les  accens  de  la  Marseillaise  retentissent, 
et  les  membres  de  la  mission,  que  précède,  une  Bible  sous  le 
bras,  un  membre  de  la  faculté,  sortent  lentement,  cérémo- 
nieusement, chacun  étant  escorté  d'un  professeur  qui  lui  prend 
le  bras. 

Dans  l'immense  salle  rectangulaire,  où  se  tiennent  d'ordi- 
naire les  grandes  foires  de  Chicago,  salle  choisie  pour  ses  excep- 
tionnelles dimensions,  s'ouvre  la  réunion  finale.  A  quarante 
mètres  du  sol  s'élève  le  toit,  soutenu  par  un  enchevêtrement 
de  poutres  métalliques.  D'un  bout  à  l'autre  de  la  voûte,  un 
gigantesque  déploiement  de  couleurs  américaines  en  cache 
la  nudité.  A  gauche  de  l'estrade  improvisée,  un  immense  drapeau 
français,  couvrant  comme  un  tablier  la  muraille,  offre,  entre  deux 
palmes  croisées,  cette  inscription  en  lettres  d'or  :  «  La  Marne.  » 
Du  parterre  aux  galeries  moutonne  une  mer  humaine.  Vingt- 
cinq  mille  personnes  tiennent  à  la  main  gauche  un  petit  dra- 
ipeau  américain,  à  la  main  droite  un  petit  drapeau  français. 
La  mission  entre  et  tous  les  drapeaux  s'agitent.  Pendant  une 
minute,  à  perte  de  vue,  ce  n'est  phis  qu'un  océan  de  petits 
points  bleus,  blancs  et  rouges,  secoues  comme  par  un  ouragan 
furieux.  Les  troupes  qui,  à  l'extérieur,  formaient  la  garde 
d'honneur,  défilent  aux  accens  de  la  Marseillaise  et  prennent 
place  autour  de  Festrade.  Magnifiquement,  l'un  des  orateurs 
américains  précise  le  but  des  Etats-Unis  dans  cette  guerre  : 
«  De  même  qu'aucun  homme  n'a  le  droit  de  vivre  pour  lui 
seul,  aucun  peuple  n'a  le  droit  de  vivre  pour  lui  seul.  )>  Se  sou- 
venant qu'il  a  été  ministre  du  travail,  le  chef  de  la  mission 
française  remercie  et  salue,  au  nom  des  ouvriers  français,  les 
ouvriers  appartenant  à  des  races  différentes,  Slaves,  Grecs, 
Tchèques,  Russes,  frères  de  ceux  qui  travaillent  en  ce  moment 
à  l'indépendance  et  à  l'émancipation  de  la  Russie,  qui  sont 
venus  se  fondre  dans  cet  immense  creuset  qui  constitue  la 
formidable  Amérique,  et  saisit  cette  occasion  de  répondre  à  la 
calomnie,  propagée  par  l'ennemi,  que  la  guerre  actuelle  est  la 
guerre  du  capital. 

Puis,  d'une  voix  stridente,  le  gouverneur  de  l'IUinois,  venu 
de  Springfield,  la  capitale  de  l'Est,  présente  officiellement  à 
l'assistance  le  maréchal  Joffre.  Bien  qu'il  s'en  défende,  n'étant 
pas  orateur,  le  maréchal  doit  monter  à  la  tribune.  Aussitôt 
commence  une  ovation  sans  précédent  dans  l'histoire,  cepen- 


AVEC    M.    VIVIANI    ET    LE    MARÉCHAL    JOFFRÈ.  643 

dant  très  bruyante,  des  manifestations  américaines.  Tous  sont 
debout,  lançant  des  vivats,  des  cris  sauvages,  des  interjections 
aiguës,  des  hurlemens  de  Peaux-Rouges.  L'ovation,  faisant  suc- 
cessivement le  tour  de  la  salle,  ne  cesse  sur  un  point  que  pour 
reprendre  sur  un  autre.  Pendant  cinq  minutes,  elle  se  renou- 
velle ainsi  par  bonds  ininterrompus,  qui  la  font  à  plusieurs 
reprises  porter  sur  l'assistance  entière.  Calme,  impassible,  la 
main  levée  à  la  tempe,  le  maréchal  reste  dans  l'attitude  mili- 
taire, mais  simple,  d'un  «  Garde  à  vous  »  sans  raideur.  Tourné 
sur  lui,  un  projecteur  électrique  accuse  le  relief  puissant  et 
doux  de  ses  traits  fermes.  Dans  cette  immobilité,  sous  cette 
lumière,  devant  cette  foule,  il  semble,  mi-homme,  mi-statue, 
entrer  vivant  dans  l'apothéose.  Sous  la  paupière  légèrement 
affaissée,  passe,  dans  ses  yeux  bleus,  le  reflet  des  grands  rêves. 
Mais  il  faut  parler,  couper  court  à  cette  manifestation  que  son 
sang-froid  accueille,  sans  que  sa  modestie  l'accepte.  Par  deux 
fois,  ses  lèvres  s'agitent  d'un  tremblement  convulsif.  Le  gou- 
verneur, qui  se  garde  bien  d'essayer  de  dominer  le  tumulte, 
consent  cependant  à  lui  passer  le  marteau  qui  réclame  le  silence. 
A  deux  reprises,  le  maréchal  en  frappe  la  tribune;  mais  les 
applaudissemens  continuent  jusqu'à  ce  qu'enfin,  dans  une 
accalmie,  il  puisse  placer  quelques  paroles  simples  et  dignes, 
ramenant  à  l'armée  l'honneur  qu'il  ne  veut  pas  qu'on  détourne 
sur  lui,  «  armée  qui,  dit-il,  comprend  non  seulement  ceux  qui 
combattent,  mais  ceux  qui  travaillent  à  fournir  des  armes  aux 
combaltans.  »  C'est  au  nom  de  cette  double  armée,  «  l'armée 
du  front  et  l'armée  des  usines,  »  qu'il  porte  à  Chicago  le  salut 
de  la  France. 

Kansas  Citj^  6  mai. 

Métropole  industrielle  d'une  région  agricole,  peuplée  des 
descendans  des  Puritains  de  la  Nouvelle-Angleterre,  Kansas 
City  s'étend  des  deux  côtés  du  Missouri,  dont,  à  quelques  cen- 
taines de  pieds  au  bas  de  la  route,  fuit  la  nappe  d'argent, 
tandis  que,  dans  la  vallée  brumeuse,  voilée  par  les  fumées, 
s'aperçoit,  juchée  sur  des  hauteurs,  la  partie  industrielle  de  la 
ville,  logée,  non  plus  dans  l'Etat  du  Kansas,  mais,  particularité 
singulière,  de  l'autre  côté  de  l'eau,  dans  l'Etat  du  Mi.^souri.; 
Dans  la  cl«arté  d'un  jeune  soleil,  le  cortège  passe,  sur  des  routes 
à  forte  pente,  entre  des  rangées  de  paisibles  villas  ombragées 


644  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

de  riches  jardins,  traverse  un  parc,  défile  entre  une  haie  de 
cadets  de  marine  h  l'uniforme  bleu  gris  bordé  de  galons  noirs, 
reçoit,  de  jeunes  filles,  volontaires  de  la  Croix  Rouge,  vêtues 
de  la  longue  blouse  blanche,  un  gracieux  salut  militaire  accom- 
pagné d'un  joli  sourire,  puis  entre  dans  la  foule,  qui  sort  des 
églises.  A  Chicago,  dans  la  rumeur  de  la  ville  fiévreuse,  où  le 
peuple  des  usines  et  des  bureaux  avait,  pour  l'accueillir,  quitté 
sa  tâche,  c'était  le  travail  qui  saluait  la  France  et  sa  guerre.  Ici, 
dans  la  grâce  rustique  d'une  fraîche  verdure,  cadre  naturel 
d'une  région  agricole,  c'est  la  fervente  piété  et  la  gaie  joie 
d'un  dimanche  sanctifié  pir  la  prière,  qui  se  tournent,  la  ferveur 
pieuse  en  ferveur  patriotique,  la  gaité  du  repos  en  liesse 
d'accueil.  Tous  saluent  les  hôtes  qui  n'ont  pas  craint  de  venir 
si  loin  chercher  une  pensée  que  seuls  les  pessimistes  eussent 
pu  taxer  d'indifîérence.  Sans  doute,  ce  laborieux  extrême  Ouest, 
à  mi-chemin  entre  les  deux  Océans,  qui  n'a  de  l'Europe  que 
de  lointaines  notions,  avait,  plus  qu'aucun  autre,  fait,  ijans 
la  guerre,  son  rêve  personnel  de  paix.  Mais  il  a  trop  de  bon 
sens  pour  ne  pas  s'être  aujourd'hui  délivré  du  lourd  engour- 
dissement des  pernicieuses  chimères. 

Autour  du  cortège  qui  défile,  le  peuple  pieux,  sorti  des 
églises,  se  masse.  Ni  cris  aigus,  ni  sifflets  stridens,  ni  glapisse- 
mens  de  sirènes,  mais  des  applaudissemens,  des  chants  qui 
semblent  continuer  des  cantiques,  l'oflre,  par  de  petites  filles 
timides,  de  lis  et  de  roses,  la  paix  des  champs  après  la  trépi- 
dation des  usines,  l'accueil  des  fleurs  après  celui  des  cris,  le 
salut  religieux  d'un  dimanche  rural  après  l'ovation  tumul- 
tueuse, à  Chicago,  de  l'industrie  en  pleine  action. 

Dans  la  salle  oblongue,  voûtée  d'un  entre-croisement  de  pou- 
trelles métalliques,  d'où  les  couleurs  américaines,  drapées  en 
papillons,  descendent,  la  mission  pénètre;  L'évêque  presbyté- 
rien, les  bras  croisés  sur  la  poitrine,  les  yeux  levés  en  extase,  la 
voix  agitée  d'un  tremblement  convulsif,  dit  la  prière.  Les  têtes 
s'inclinent;  à  la  voix  grêle  du  prêtre  répond  le  bourdonnement 
confus  des  Amen  de  la  foule.  Puis,  c'est  l'hymne  Onivard 
Christian  Soldiei^s,  dont  l'assistance  entonne  en  faux-bourdon 
le  rythme  martial  et  religieux.  Un  révérend,  jeune  encore,  au 
visage  énergique,  la  longue  redingote  noire  boutonnée  jusqu'au 
menton,  fait  d'une  voix  claironnante  un  long  sermon  de  vingt^ 
minutes  à  la  rhétorique  brillante.  Un  rabbin  au  corps  mince,  à, 


AVEC    M.    VIVIANI    ET    LE    MARÉCHAL    JOFFRE.  645 

la  voix  aigre  et  pointue,  dont  la  physionomie  resplendit  d'intel- 
ligence, vient  exprimer  au  nom  des  Israélites  de  Kansas  City 
les  sentimens  de  fidélité  de  la  communauté  juive  envers  l'Amé- 
rique, envers  les  Alliés,  «  même  envers  la  Russie.  »  Succédant 
aux  chants  religieux,  aux  discours  pieusement  patriotiques,  la 
Marseillaise,  dont  le  rythme  s'accélère  à  mesure  que  la  mission 
s'avance  vers  l'Ouest,  joint  à  sa  llamme  la  majesté.  Ce  n'est  plus 
l'hymne  ardent  qui  dit  la  passion  des  hommes  pour  la  liberté, 
mais  le  chant  guerrier  de  la  justice  divine. 

Insensiblement  enveloppé  par  cette  atmosphère  de  foi  patrio- 
tique et  religieuse,  M.  Viviani  ne  cherche  pas  k  le  dissimuler  : 
«  J'ai  été  ému,  dit-il.  Vos  yeux  se  levaient  vers  le  ciel  comme 
pour  y  chercher  la  justice  divine.  Et  je  me  demandais  com- 
ment il  se  pouvait  que  vous  imploriez  le  Dieu  de  pitié  et  de 
miséricorde,  pour  qu'il  devînt  le  Dieu  de  guerre.  Mais  j'ai 
compris  :  vous  avez  imploré  le  Dieu  de  guerre,  parce  que 
le  Dieu  de  pitié  ne  pouvait  être  d'accord  avec  la  bestialité 
humaine.  » 

Saint-Louis,  6-7  mai. 

Grande  cité  de  700  000  habitans,  largement  étendue  de  son 
hôtel  de  ville  monumental  à  sa  cathédrale  byzantine,  Saint- 
Louis  n'a  de  français  que  le  nom,  et,  pour  quiconque  est  de 
France,  ouvre  une  source  de  mélancolie.  Dans  cette  ville,  dont 
les  premières  origines  sont  françaises,  c'est  à  peine  si  quelques 
rares  survivans  des  Français  d'autrefois  parlent  encore  la 
langue  de  leurs  arrière-grands-pères.  Les  noms,  s'ils  ne  sont 
anglais,  sont  germaniques.  «  Aviez-vous  déjà  été  en  Allemagne? 
demandait  le  Kaiser  à  un  général  qui  assistait  aux  grandes 
manœuvres  impériales  en  Silésie.  —  Seulement  à  Milwaukee, 
Cincinnati  et  Saint-Louis,  »  fut  la  réponse.  Mais,  ici  comme  à 
Chicago,  le  temps  a  fait  son  œuvre  :  les  descendans  des  émi- 
grans  que  la  prussianisation  triomphante  de  l'Allemagne  chas- 
sait de  l'autre  côté  de  l'Atlantique  dans  l'Amérique  libre,  sans 
castes  et  surtout  sans  caste  militaire,  ne  peuvent  s'empêcher 
de  reconnaître  que,  dans  la  présente  guerre,  la  France  et  ses 
alliés  luttent  pour  la  justice  et  les  Etats-Unis  pour  1  humanité. 
Démocrates,  ils  ont,  aux  dernières  élections  présidentielles, 
voté  pour  le  président  Wilson.  Gonfians  dans  la  sagesse  du 
guide  auquel  ils  ont  remis  les  destinées  du  pays,  ils  acceptent 


646 


REVUE    DES    DEUX    MONDES* 


sans  arrière-pensée  la  guerre  qu'il  a  jugée  nécessaire,  et  les 
alliances  qui  résultent  de  cette  guerre. 

Au  Golisé^,  qui,  l'an  passé,  vit,  dans  l'idylle  d'une  réconci- 
liation générale,  la  Convention  chargée  de  présenter  le  candidat 
démocrate  se  muer  soudain,  suivant  le  mot  de  William  Jen- 
nings  Bryan,  en  «  fête  d'amour,  »  une  imposante  manifesta- 
tion de  patriotisme  se  déroule.  Au  nom  du  cinquième  régiment 
de  Saint-Louis,  les  officiers  remettent  au  maréchal  JofFre  un 
drapeau  qui,  d'après  les  mots  mêmes  du  maréchal,  le  leur 
restituant  aussitôt,  va  passer  l'Océan,  se  trouver  bientôt  à  côté 
du  drapeau  français,  et,  avec  lui,  dans  un  enthousiasme  accru 
par  cette  rencontre,  voler  à  la  commune  victoire. 

Le  lendemain,  hreakfast  monstre  à  X Aihletic  Club,  où  plus 
d'un  est,  vu  le  grand  nombre  des  convives,  prié  de  déjeuner 
par  cœur;  des  panoplies  de  drapeaux  rappellent  la  libération 
des  Etats-Unis,  la  cession  de  la  Louisiane,  la  déclaration  de 
guerre  des  Etats-Unis  à  l'Allemagne,  avec  ces  trois  noms,  du 
côté  de  la  France  :  «  La  Fayette,  Napoléon,  Poincaré;  »  du  côté 
de  l'Amérique  :  <(  Washington,  Jefîerson,  Wilson,  »  et  ces  trois 
dates  :  u  1776,  1803,  1917,  »  et  cette  devise,  inscrite  en  capi- 
tales, face  à  la  table  d'honneur  :  «  L'amitié  de  la  France  et  de 
l'Amérique,  fondée  sur  la  liberté,  est  éternelle.  »  Non  sans 
humour,  avec  une  chaleur  qui  fait  contraste  à  la  tiédeur  du 
premier  magistrat  municipal  de  Chicago,  le  président  de  l'assem- 
blée porte  en  souriant,  au  nom  de  la  municipalité,  à  la  mis- 
sion, le  salut  de  la  ville  «  allemande  »  de  Saint-Louis. 

Quand  les  voitures  descendent  la  colline,  vers  le  faubourg 
de  verdure  à  l'extrémité  duquel  le  train  spécial  attend,  une 
longue  ovation,  sur  un  interminable  parcours,  unit  toute  la 
cité  :  commerçans  du  centre,  ouvriers  des  quartiers  écartés, 
enfans  rangés  des  deux  côtés  de  la  chaussée,  petits  noirs  à 
droite,  petits  blancs  à  gauche,  tous  accueillent,  dans  cette  ville 
où,  jadis,  la  France  fut  grande,  sa  gloire  nouvelle  qui  passe, 
dans  la  splendeur  du  matin.  Des  banderolles  s'agitent,  de  petits 
drapeaux  frémissent,  de  fraîches  voix  crient  :  «  Vive  la  France  1  » 
ta  Marseillaise,  la  Bannière  étoilée,  s'entonnent  de  place  en 
place,  avec  l'émouvante  gravité  d'un  affectueux  respect.  Dans  la 
cité  que  la  France  monarchique  a  non  seulement  fondée,  mais 
nommée,  sans  que  cependant  aucune  trace  de  vie  française  y 
demeure,  c'est,  quand  le  cortège  tourne  devant  la  statue  équestre 


AVEC    M.    VIVIANI    ET    LE    MARECHAL    JOFFRE.  647 

du  saint  roi,  très  loin  dans  le  parc,  au  sortir  de  l'Université, 
toute  la  beauté'  française,  identique  à  travers  le  temps,  qui  se 
lève  devant  l'admiration  d'un  peuple  :  «  0  noble  France,  si 
fièrement  e'prise  d'idéal,  a  dit,  en  son  adresse,  la  ville  à  la 
mission,  la  cité  de  Saint-Louis  te  salue  en  ce  jour  et,  glorieuse 
d'être  issue  de  toi,  se  prépare  à  te  soutenir  dans  ta  lutte  héroïque 
pour  la  justice,  le  droit  et  la  liberté.  » 

De  Saint-Louis  à  Philadelphie,  7-9  mai. 

Springfîeld  n'est  pas  seulement  la  capitale  de  l'Illinois,  mais 
la  dernière  demeure  d'Abraham  Lincoln.  C'est  vers  cette  grande 
ombre  que  s'achemine  le  pèlerinage  de  la  mission.  Dans  le 
cimetière,  vaste  parc  planté  d'arbres,  où,  de  place  en  place, 
apparaissent  des  croix,  un  monument  s'élève,  qui  domine  les 
autres.  De  la  tombe  solitaire  de  Washington  à  Mount-Vernon, 
à  ce  mausolée  de  pierre  qui  se  dresse  sur  la  verte  colline,  c'est 
toute  l'àme  des  Etats-Unis  qui  s'évoque.  De  la  maison  à  colonnes 
de  Mount-Vernon  à  la  simple  cabane  de  bois  de  Lincoln,  des 
souliers  à  boucles  d'argent  du  propriétaire  foncier  de  Virginie 
aux  lourdes  'bottes  de  l'humble  «  lawyer,  »  du  visage  aristo- 
cratique, grave  et  ferme  du  premier  à  la  figure  hâve,  du  second, 
du  général  de  la  Liberté  au  juriste  de  l'Egalité,  du  triompha- 
teur qui  put  jouir  de  sa  victoire  au  martyr  enseveli  dans  son 
triomphe,  la  distance  est  grande.  Et  cependant,  de  l'un  à  l'autre, 
c'est  l'idéal  des  Etats-Unis  qui,  de  conséquence  en  conséquence 
et  de  développement  en  développement,  se  poursuit.  L'un,  dans 
son  Adresse  d'adieu,  véritable  testament  politique,  a  dit  qu'il 
n'y  avait  pas  deux  morales,  l'une  pour  les  individus,  l'autre 
pour  les  nations,  mais  que  tous  les  contrats,  privés  ou  publics, 
devaient  être  également  respectés.  L'autre,  à  Gettysburg,  le 
18  novembre  1863,  sur  le  champ  de  bataille  où  le  Nord  avait 
trouvé  la  décisive  victoire,  a  prononcé  les  paroles  que  le  monde 
ne  devait  plus  jamais  oublier  :  «  Ce  n'est  pas  à  nous  de  consa- 
crer ce  terrain  à  nos  morts,  mais  à  nous,  vivans,  de  leur 
demander  de  nous  consacrer  à  la  tâche  qu'il  faut  que  nous 
poursuivions  pour  qu'ils  ne  soient  pas  morts  en  vain,  pour  que 
le  gouvernement  du  peuple,  par  le  peuple,  et  pour  le  peuple, 
ne  périsse  pas  de  la  terre.  »  Soldat  qui  combat  pour  la  supré- 
matie des  justes  et  pacifiques  lois,  avocat  qui  invoque  l'épée 
pour  suspendre  la  suprême  équité,  Washington  et  Lincoln  ont. 


648  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  le  même  sentiment  de  l'indépendance  de  l'Union,  la  pro- 
fonde conscience  du  devoir  des  gouvernemens  envers  les  hommes 
et  des  nations  envers  les  peuples.  L'esprit  d'égalité  .entre  les 
hommes,  qui  était  celui  de  Lincoln,  prépare  aujourd'hui  l'esprit 
d'égalité  entre  les  nations,  qui  est  celui  du  président  Wilson. 
Et  dans  les  mots  fameux  du  message  du  2  avril, demandant  aux 
États-Unis  d'entrer  en  guerre  pour  le  salut  de  la  liberté,  l'écho 
des  paroles  (Je  Gettysburg  se  prolonge. 

...  U observation  car  du  train  spécial  où  les  membres  de  la 
mission  sont  remontés  se  jonche  et  se  tapisse  de  tleurs  :  lis  de 
France  et  roses  d'Amérique,  couronnes  et  gerbes,  dont,  en 
lettres  d'or,  sur  des  flammes  tricolores,  de  multiples  inscrip- 
tions précisent  l'hommage.  Parfois,  quand  le  train  ne  s'arrête 
qu'une  ou  deux  minutes,  dans  quelque  gare  importante,  la 
population,  contenue  par  une  frêle  barrière  de  boy-scouts, 
s'approche  :  une  fanfare  éclate,  d'anciens  soldats  de  la  guerre 
civile  saluent,  un  vieil  Alsacien  s'avance,  des  poignées  de  mains 
s'échangent... 

A  Arcola,  le  train,  brusquement,  sort  des  rails.  Le  premier 
wagon,  où  se  trouvaient  seulement  les  bagages,  est  entièrement 
renversé.  Dans  le  wagon-restaurant,  où  dine  la  mission,  grand 
cliquetis  de  verres,  d'assiettes  et  de  tables  brisés.  Le  maréchal 
est  jeté  à  terre,  heureusement  sans  rien  perdre  de  cet  impas- 
sible et  bienveillant  sourire  qui,  durant  tout  le  voyage,  l'ac- 
compagnera. Au  dehors,  pendant  que  les  reporters  s'empressent 
de  téléphoner  la  nouvelle,  un  cavalier  paraît  dans  la  nuit. 
Aucun  accident  de  personne,  aucun  soupçon  d'attentat.  Les 
deux  lourdes  locomotives  du  train  ont  simplement  écrasé  sous 
leur  poids  la  voie  trop  faible  d'une  petite  ligne  de  raccorde- 
ment. Le  chef  du  service  secret,  M.  Nye,  et  les  ingénieurs  de  la 
Compagnie  arrivent  promptement  à  cette  conclusion,  qui  serait 
rassurante  si,  dans  le  train,  qui  que  ce  fût  eût  eu  à  cet  égard 
une  inquiétude.  Le  seul  effet  de  l'incident  est  de  retarder  la 
mission,  immobilisée  pendant  toute  une  nuit  dans  la  petite 
gare  d'Effingham.  Au  matin,  un  nouveau  train  arrive,  auque' 
s'attache  la  dernière  voiture,  l'observation  car,  absolument 
intacte,  où  se  trouvaient  les  appartemens  des  chefs  de  la  mission,. 
Accourus  en  toute  hâte,  les  gens,  respectueusement,  se  décou-  - 
vrent.  La  déférence,  la  cordialité  sont  partout. 

En  dépit  du  changement  d'horaire  qui  supprime  certains 


AVEC    M.    VIVIANI    ET    LE    MARÉCHAL    JOFFRÉ.  649 

arrêts,  en  ajoute  d'autres,  c'est,  dans  l'Indiana,  rOhio,de  ville 
en  ville,  le  plus  empressé  des  accueils.  Indianapolis  présente  à 
la  mission  son  monument  aux  soldats  de  la  guerre  civile  :  «  Aux 
vainqueurs  silencieux,  »  porte,  sous  l'obélique  gris,  le  haut 
relief  de  bronze.  Capitale  de  l'Etat  d'Ohio,  Columbus  masse 
toute  sa  population  en  larges  gradins,  entre  les  arbres,  sur  la 
grand'place  qui  s'étend  au  pied  de  la  Maison  d'Etat,  State 
tioiise,  dont,  peu  à  peu,  les  lumières  s'allument,  pendant  que 
le  soir  descend  dans  l'acclamation  profonde  d'une  cité  qui,  tout 
entière,  s'unit  pour  donner  tout  son  cœur. 

A  Philadelphie,  les  fils  de  la  révolution  américaine,  descen- 
dans  directs  des  combattans  de  l'Indépendance,  forment  une 
haie  d'étendards,  fidèle  reproduction  des  drapeaux  de  la  période 
coloniale,  étendards  qui  s'inclinent  au  passage  de  la  mission, 
qui  de  la  gare  est  directement  venue  dans  la  petite  salle  émou- 
vante où  les  «  Pères  »  ont,  le  4  juillet  1776,  signé  l'immortelle 
Déclaration.  Le  rabbin  Joseph  Kranskopf,  l'un  des  plus  élo- 
quens  du  pays  et  l'un  des  pacifistes  les  plus  connus  de  Philadel- 
phie, prononce  d'une  voix  chevrotante,  les  mains  sur  la  poi- 
trine, la  tête  jnclinée,  les  yeux  en  extase,  la  prière  d'usage.  Le 
maire  Smith,  M.  Viviani  échangent  quelques  paroles.  Puis, 
après  la  remise  au  maréchal  d'un  bâton  taillé  dans  le  bois  de 
l'ancien  bâtiment,  maintenant  détruit,  où  fut  proclamée  l'Indé- 
pendance, tous  se  rendent  dans  une  autre  salle,  près  de  la 
grande  relique  démocratique,  la  <(  Cloche  de  la  Liberté,  »  qui, 
après  avoir,  en  1753,  rendu,  sous  le  marteau  d'une  jeune 
parente  d'Isaac  Norris,  son  premier  son,  et  glorieusement 
annoncé,  en  1776,  la  nouvelle  nation,  repose  maintenant  dans 
une  chambre  aux  boiseries  blanches,  où  seuls  quelques  privi- 
légiés pénètrent.  Le  chef  de  la  mission  française  se  penche  et 
la  baise  avec  ferveur;  le  maréchal  la  touche,  simplement,  de  la 
main,  puis  ramène  cette  main,  d'un  beau  geste,  à  ses  lèvres. 

Après  un  arrêt  dans  le  modeste  cimetière  où  repose  Franklin, 
la  mission,  continuant  ses  pèlerinages,  se  rend  au  petit  cottage, 
tout  humble,  en  briques  rouges,  à  croisées  d'un  blanc  fané,  qui, 
dans  Fairmount  Park,  où  on  l'a  transporté,  se  dresse  au 
sommet  d'un  tertre  vert,  planté  d'arbres  magnifiques  :  c'est  la 
maison  de  William  Penn,  fondateur  de  l'État.  Maintenus  par 
une  mince  corde,  dix  mille  écoliers,  garçons  et  filles,  couvrent 
les  pentes  à  perte  de  vue.  Une  grimace  involontaire,  un  «  ave!  » 


650  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui  sort  d'une  petite  bouche,  un  brusque  coup  de  coude  au 
voisin  indiquent  leurs  petites  souffrances,  vite  oubliées  dès 
qu'ils  aperçoivent  le  képi  du  maréchal,  accueilli  de  leurs  vivats 
et  du  frémissement  de  leurs  petits  drapeaux.  Sur  le  seuil  de 
l'historique  maison,  une  petite  fille,  vêtue  d'une  robe  de  style 
colonial,  rouge  et  jaune,  le  visage  empourpré  par  l'émotion,  la 
voix  étranglée,  débitant  avec  peine  les  mots  appris  par  cœur, 
présente  au  maréchal,  qui  l'embrasse  sur  les  deux  joues,  une 
épée  d'argent.  Puis,  revenant  vers  l'Université,  le  cortège  s'ar- 
rête au  pied  de  la  statue  qui  montre  un  Franklin  jeune,  par- 
tant, le  bâton  du  voyageur  à  la  main,  avec  un  simple  mouchoir 
noué  pour  porter  sa  fortune,  plus  riche  d'espoirs  que  d'écus. 
Et,  passant  devant  l'hôpital  allemand,  qu'un  grand  drapeau  des 
Etats-Unis  couvre  d'une  manière  rigoureusement  correcte,  le 
cortège  aperçoit,  non  sans  surprise,  un  petit  drapeau  français, 
brandi  d'un  balcon  du  premier  étage  :  simple  détail,  qui  en  dit 
long  sur  la  situation  actuelle  de  l'Allemagne  parmi  les  Améri- 
cains d'origine  allemande. 

New  York,  9-11  mai. 

Depuis  plus  de  huit  jours,  la  mission  voyage  sans  avoir  ren- 
contré New  York.  Elle  cherche  l'àme  des  Etats-Unis,  à  l'Ouest, 
au  Sud,  au  Nord.  New  York  est  cependant  la  ville  de  force  et 
d'énergie,  de  chiffres  et  d'affaires,  d'intelligence  et  de  travail, 
où  la  puissance  américaine  se  forge,  en  même  temps  que  la 
porte  immense  par  laquelle  le  flot  des  hommes  et  des  produits 
entre  et  sort  sans  cesse  ;  elle  est  non  seulement  le  grand  port, 
mais  la  grande  usine,  qui,  depuis  le  début  de  la  guerre,  n'a 
cessé,  par  ses  capitalistes,  ses  ingénieurs,  ses  courtiers,  de  tra- 
vailler pour  les  Alliés.  La  guerre  où  le  président  Wilson  vient 
d'engager  les  Etats-Unis  n'est  certes  pas,  quoi  qu'en  disent  les 
pacifistes,  la  guerre  de  Wall  Street  ;  mais,  dans  cette  bataille 
du  monde,  où  l'argent,  plus  que  jamais,  est  un  indispensable 
allié,  Wall  Street  est  une  force.  La  mission  de  guerre  française 
peut  trouver  à  Washington  la  politique,  et,  sur  la  voie  sacrée 
des  tombeaux,  de  Mount-Vernon  à  Springlield,  la  tradition  des 
Etats-Unis.  Mais  elle  perdrait  le  sens  des  réalités  si  elle  oubliait 
que,  de  l'Europe  à  l'Amérique,  il  existe  un  trait  d'union.  Entre 
les  deux  tleuves  de  l'Hudson  et  de  l'East  River,  la  cité  de  l'île 
de  Manhattan  déborde  sur  les  rives  voisines  de  Long  Island 


AVEC    M.    VIVIANI    ET    LE    MARJÊCHAL    JOFFRÉ.  651 

avec  Brooklyn  et  de  Staten  Island.  Ici,  dans  une  activité  de 
fièvre,  travaille  une  gigantesque  ruche  de  six  millions 
d'hommes,  qui  ne  cherchent  pas  le  dollar  pour  le  dollar,  dans 
une  cupide  idolâtrie  du  veau  d'or,  mais  qui  le  veulent  pour 
le  mettre  au  service  des  grandes  idées  communes  à  la  France 
et  à  l'Amérique,  que,  dans  l'avant-port,  la  statue  de  la  Liberté 
symbolise.  Ce  n'est  pas  cette  statue  seulement,  mais  la  ville, 
qui  mérite  le  beau  salut  en  prose  de  Ruben  Diario  :  «  A  toi, 
prolifique,  énorme,  dominatrice!  A  toi,  Notre-Dame  de  la 
Liberté!  A  toi,  dont* les  mamelles  de  bronze  nourrissent  un 
nombre  incalculable  d'âmes  et  de  courages  !  A  toi,  qui  te  dresses 
solitaire  et  magnifique  dans  ton  îlot, en  levant  ta  torche  divine!  » 

De  Philadelphie,  le  train  spécial  vient,  en  moins  de 
deux  heures,  de  conduire  la  mission,  face  à  la  ville,  sur  l'autre 
rive  du  fleuve.  En  bas,  vers  l'Océan,  la  statue  de  la  Liberté 
s'estompe  confusément  dans  une  forte  brume.  Alertes,  les 
voyageurs  montent  promptement  dans  un  petit  bateau  de  la 
police  du  port,  qui,  bientôt,  fend  doucement  la  houle  couleur 
de  sable  de  la  baie.  De  la  masse  épaisse  du  brouillard,  qui  en 
etTaae  les  bords,  perce  immédiatement,  pendant  plusieurs 
minutes,  le  'déchirant  sifflet  des  milliers  de  sirènes  des  navires  : 
grands  paquebots,  cargo-boats,  ferrys,  simples  remorqueurs, 
unis  pour  adresser  aux  représentans  de  la  nation  alliée,  en  une 
sym{)bonie  à  une  seule  note,  aiguë  et  stridente,  le  salut  du  plus 
grand  port  du  Nouveau  Monde  et  même,  en  ce  moment,  de 
la  terre. 

Et,  dans  son  île  de  fer  et  de  pierre,  New- York,  la  cyclo- 
péenne  capitale  du  chèque,  sort  du  brouillard,  avec  ses  châteaux 
forts  aux  mille  tours.  Leur  indécise  silhouette  prend,  à  mesure 
que  l'hélice  tourne,  un  relief  plus  accusé.  Sur  le  fond  terne 
d'un  ciel  gris  se  lève,  au-dessus  des  eaux,  la  ligne  de  faîte, 
inégale,  qui  tour  à  tour  monte  et  descend,  des  gigantesques 
gratte-ciel,  gardiens  géans  des  trésors  accumulés  dans  l'île, 
que  les  Hollandais,  il  y  a  trois  cents  ans,  achetaient  aux  Peaux- 
Rouges  pour  quelques  écus  et  dont  la  fortune  aujourd'hui  se 
chiffre  par  milliards. 

Dans  VhisioTKiue  Battery  Place,  où  les  premiers  colons  abor- 
dèrent, maigre  square  délabré  étroitement  serré  entre  le  fleuve 
et  la  pierre,  que  les  hauts  «  buildings  »  cernent  de  la  perspec- 
tive profonde  de  leurs  toits  étages,  attendent,  malgré  l'aigreur 


652  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  vent  et  l'intermittence  de  la  pluie,  vingt-cinq  mille  per- 
sonnes. Les  chevaux  de  la  police  montée  se  cabrent,  les  opé- 
rateurs de  cinémas  se  démènent,  une  nuée  de  Heurs  descend, 
tandis  que  les  ambassadeurs  extraordinaires  de  la  France, 
échappant  au  remous  de  foule  dont  l'enthousiasme  les  prend 
d'assaut,  montent  à  grand'peinc  dans  la  longue  file  d'autos  qui, 
singulière  ironie,  les  attend  devant  les  bureaux,  maintenant 
déserts,  des  compagnies  de  navigation  allemande  :  le  Nort/i 
German  Lloyd  et  la  Ramhurg-Amerika  Linie.  La  double  rangée 
des  buildings  monte  si  haut  que  c'est  à  peine  si,  dans  l'espèce 
de  gorge  longue  et  étroite  qu'ils  forment,  les  piétons  d'en  bas 
peuvent,  levant  les  yeux,  apercevoir  le  ciel. 

Depuis  le  terre-plein  de  l'ancienne  forteresse,  jusqu'au 
Woolworlh  Building,  dominant  le  City  Hall  Ae.  toute  la  hauteur 
de  ses  cinquante-quatre  étages,  couronné  d'une  flèche  auda- 
cieuse, éclate  une  ovation  qui,"  pour  aller  droit  au  cœur,  ne 
craint  pas  de  meurtrir  les  oreilles  :  ovation  qui  sort  moins 
d'une  foule  que  d'une  fourmilière,  rampant  en  bas,  grimpant 
en  haut,  collée  aux  vitres,  suspendue  aux  entablemens  des 
fenêtres,  au  rebord  des  corniches,  perchée  même  sur  les  toits, 
avec  une  hardiesse  à  donner  le  vertige.  11  semble  que,  soudai- 
nement doués  de  vie,  les  grands  gratte-ciel,  éclairés  par  des 
milliers  d'yeux,  hurlent,  par  des  milliers  de  bouches,  le  welcome 
gigantesque  de  la  métropole  :  cris,  vivats,  battemens  de  mains^ 
glapissemens,  sifflets  aigus,  rumeur  confuse  coupée  de  notes 
stridentes,  qui  semblent  la  voix  même  des  géans  de  pierre.  Des 
myriades  de  petits  papiers  blancs,  jetés  des  fenêtres,  voltigent 
comme  des  papillons.  De  longs  serpentins,  lancés  d'un  ving- 
tième, d'un  trentième  étage,  se  déroulent  entre  les  jambes  des 
chevaux  effrayés  des  miliciens  de  haute  taille  ouvrant,  non 
sans  peine,  la  voie  au  cortège.  Jamais  héros  national,  pas  même 
l'amiral  Dewey,  en  4899,  après  la  victoire  de  Manille,  ne  reçut 
pareil  accueil.  Pas  une  seconde  le  maréchal,  un  éclair  dans  ses 
yeux  bleus,  ne  quitte  du  regard  les  innombrables  grappes 
noirâtres  qui  semblent  descendre  des  nues;  le  chef  civil  de  la 
mission  multiplie  les  coups  de  chapeaux.  Les  officiers  de  la 
mission,  le  colonel  Fabry,  martial  sous  le  béret  des  chasseurs 
alpins,  <(  diable  bleu  »  que  le  peuple  acclame,  le  lieutenant  de 
Tessan,  toujours  de  service  auprès  du  maréchal,  répondent 
de  leur  côté  à  l'inoubliable  manifestationii 


I 


AVEC    M.    VIVIAM    ET    LE    MARECHAL    JOFFRE.  653 

Par  l'insurmontable  clameur,  poussée  jusqu'au  ciel,  de 
centaines  de  milliers  de  voix,  le  tonitruant  délire  de  la  foule 
a  reçu  la  mission.  L'échange  de  paroles  officielles  ne  saurait 
plus  longtemps  tarder.  Jeune,  grand,  svelte,  élégant,  le  nez 
long  et  busqué,  les  lèvres  minces,  la  parole  prenante,  étonnant 
d'ardent  enthousiasme  et  d'intlexible  ténacité,  le  maire  John 
Purroy  Mitchell  salue  au  Citij  Hall,  dans  la  mission,  la  France, 
((  la  France  que  nous  aimons,  la  France  notre  alliée  au  cœur 
chaud,  jamais  inconstante,  jamais  intidèle,  à  laquelle  nous,  les 
l^tats-Unis,  avons  une  si  grande  dette,  la  France  qui,  pendant 
trois  ans,  a  versé  son  sang  pour  que  l'idéal  de  liberté  politique 
et  personnelle  que  les  Etats-Unis  proclament  et  chérissent 
puisse  vivre  sur  la  terre.  »  Les  épaules  voûtées,  courbé, 
cassé,  mais  conservant,  sous  le  front  méditatif,  à  travers  le 
doux  regard  profond  des  yeux  noirs,  toute  la  profondeur  de  la 
pensée,  et,  dans  le  corps  affaissé  par  l'âge,  toute  la  générosité 
d'un  cœur  sur  lequel  les  ans  n'ont  pas  de  prise,  le  doyen  des 
avocats  de  New- York,  l'ancien  ambassadeur  des  Etats-Unis  à 
Londres  et  à  la  seconde  conférence  de  la  Paix,  l'illustre 
Joseph  L.  Choate,  intervient  à  son  tour.  Et,  rappelant  l'aide 
apportée  par  La  Fayette  dans  la  lutte  pour  l'indépendance  : 
((  Ce  n'est  rien,  dit-il,  à  côté  des  services  que  la  France  rend  k 
l'Amérique  depuis  deux  ans  et  neuf  mois.  Vous  avez  livré  nos 
batailles,  jour  par  jour,  et  en  ce  moment  les  fils  de  la  France 
versent  leur  sang  comme  de  l'eau  pour  que  notre  pays  et  les 
autres  nations  libres  de  la  terre  puissent  jouir  à  jamais  de  la 
liberté.  »  —  «  Vous  avez  eu  raison, Monsieur,  répond  le  chef  de 
la  mission  française,  de  dire  que  le  sang  de  la  France  coule 
comme  de  l'eau.  Et  pourquoi  a-t-il  coulé?  Gomme  vous,  nous 
étions  une  démocratie  libre;  nous  ne  pensions  qu'à  la  justice, 
au  droit  universel  et  à  l'humanité.  Mais  nous  avons  été,  sous 
l'agression  même,  obligés  de  nous  lever.  »  Se  tournant  vers  le 
maréchal  Joffre,  que,  sans  un  arrêt  de  son  entraînante  éloquence, 
il  attire  près  de  lui,  le  bras  passé  autour  du  cou  et  la  main  sur 
l'épaule  :  «  Qui  donc,  demande-t-il,  conduisait  nos  soldats?  Qui 
donc,  le  regard  sûr,  la  tête  froide  et  tranquille,  organisait  le 
plan  de  la  résistance  à  l'ennemi?  Je  ne  vous  dis  pas  son  nom; 
il  suffit  de  rappeler  la  Marne.  »  Et,  de  l'autre  bras,  il  attire  près 
de  lui,  pour  louer  nos  marins,  des  tranchées  d'Ypres  à  l'Adria- 
tique, l'amiral  Ghocheprat.  Sur  le  fond  de  lierre  qui,  sobrement, 


654  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

décore  la  muraille  nue,  le  groupe  symbolique  de  ces  trois 
hommes  se  détache  avec  force.  «  Il  me  semble,  murmure  tout 
bas  un  Américain,  qu'en  ce  moment  je  vois  la  France.  » 

Puis  le  cortège  défile  dans  un  quartier  manufacturier,  où, 
sur  les  enseignes,  se  lisent  des  noms  allemands,  mais  où, 
pourtant,  les  acclamations  s'élèvent,  chaleureuses  et  nourries. 
Il  passe  devant  les  statues  de  Washington  et  de  La  Fayette, 
rencontre  le  Fiat  Iron  Building,  immense  ((  fer  à  repasser  » 
de  vingt  étages,  dont  la  pointe  s'avance  dans  la  verdure  de  ■ 
Madison  Square.  II  salue,  dans  la  flèche  du  Metropolitan  Tower, 
un  souvenir  du  Campanile,  passe  sous  un  arc  de  triomphe,  où 
se  lit  la  phrase,  désormais  célèbre,  du  président  Wilson  :  «  Pour 
le  salut  de  la  démocratie  dans  le  monde,  »  et  débouche,  aux 
premières  lueurs  du  crépuscule,  dans  l'élégante  cinquième 
Avenue,  sous  les  étendards  de  toutes  les  nations  alliées,  qui, 
à  perte  de  vue,  forment,  dans  la  gloire  mourante  du  jour,  une 
sorte  de  dais  de  rubis,  d'émeraude  et  de  saphir.  Les  cathédrales, 
ramenées  a  la  commune  hauteur  par  l'élévation  des  maisons 
voisines,  se  couvrent  de  drapeaux  géans.  Devant  la  Biblio- 
thèque publique,  que  gardent,  sur  le  haut  escalier  de  marbre, 
deux  grands  lions  de  pierre  accroupis,  à  l'intersection  de  la 
quarante-deuxième  rue,  oia,  fièrement,  de  colonnade  en  colon- 
nade, s'éploie,  majestueux  dans  sa  large  envergure,  le  vol  de 
l'aigle  américain,  des  milliers  de  spectateurs  se  lèvent.  D'un 
bout  à  l'autre,  c'est  l'acclamation  frénétique,  l'applaudissement 
continu  descendant  du  sommet  des  immeubles  de  vingt  étages, 
jusqu'au  remous  vivant  de  la  rue,  la  police  impuissante  à 
contenir  la  foule,  mais  la  foule  se  disciplinant  elle-même,  une 
ferveur  d'enthousiasme  qui  touche  aux  cimes,  un  délire  sacré 
de  patriotisme,  où  l'affection  pour  l'Amérique  se  double  d'une 
égale  affection  pour  la  France. 

Le  cortège  longe,  à  gauche,  la  masse  verte  du  Central  Park, 
tandis  qu'à  droite  l'avenue  prend  de  plus  en  plus,  dans  le 
quartier  des  résidences,  un  caractère  aristocratique.  A  la 
soixante-dixième  rue,  les  ovations  prennent  lin,  devant  le  palais 
à  la  Mansart,  princière  demeure,  que  la  courtoise  attention  de 
son  propriétaire,  Henri  Frick,  met  à  la  disposition  delà  mission. 
Les  accens,  très  doux,  presque  éthérés,  d'un  orgue  mélo- 
dieux, à  peine  effleuré  d'une  main  légère,  reposent,  par  leur 
suavité,  du  bruyant  enthousiasme  de   la  rue  aux  mille  bou- 


AVEC    M.    VIVIANI    ET    LE    MARÉCHAL   JOFFRE.i  655 

ches.  Fatigués  par  la  monotonie  des  grands  édifices  uniformé- 
ment pavoises,  et  de  la  foule  toujours  semblable  à  elle-même, 
les  yeux  se  reposent  à  contempler,  dans  la  riche  harmonie 
des  boiseries  et  des  tentures,  la  profonde  et  mystérieuse  lumière 
des  Rembrandt,  l'éblouissante  splendeur,  aux  chatoiemens  de 
brocart,  des  Titien,  la  virile  élégance  des  Van  Dyck,  l'éternelle 
fraîcheur  des  Hobbema,  la  robuste  allégresse,  la  pleine  santé 
morale  et  physique  des  bourgeois  de  FVanz  Hais,  la  grâce  des 
voluptueux  Fragonard  et  des  Boucher  malicieux,  la  douceur  des 
Corot  :  chefs-d'œuvre  arrachés  à  grand  prix  à  la  vieille  Europe, 
pour  attester  non  seulement  la  richesse,  mais  le  goût  affiné  qui 
de  cette  demeure  a  su  faire  un  musée,  et  de  ce  musée  un 
véritable  home  de  l'art.  Dans  la  salle  à  manger  aux  grands  por- 
traits anglais,  quelques  privilégiés  rencontreront,  quelques 
heures  plus  tard,  les  membres  de  la  mission.  Le  colonel  Roose- 
velt  et  le  maréchal  JoflVe,  à  table  l'un  près  de  l'autre  attirés 
par  une  vive  sympathie,  malgré  la  différence  de  leur  tempéra- 
ment, l'un  exubérant,  ardent,  la  parole  tranchante,  le  geste 
saccadé,  l'autre  calme,  souriant,  le  geste  rare,  la  parole  douce- 
ment persuasive,  y  causent  longuement,  tandis  que  les  mots 
«  Franco,  Marne,  volontaires  »  indiquent,  de  loin,  aux  autres 
convives,  le  sens  général  d'un  entretien  que  les  reporters 
n'oseront  que  de  très  loin  —  sachant  que  le  démenti  les 
guette  -r  esquisser  le  lendemain.  Et  quand  le  maréchal,  la 
journée  finie,  cherchera  le  repos,  il  pourra,  face  à  son  lit, 
contempler  l'une  des  plus  célèbres  toiles  de  Rumney  :  le  por- 
trait de  Lady  Hamilton,  délicate  manière  de  faire  comprendre 
que  le  héros  de  la  Marne  est,  pour  la  France  et  l'Amérique,  ce 
que  le  héros  de  Trafalgar  est  pour  l'Angleterre. 

Le  lendemain,  passant  l'East  River  sur  le  grand  pont  sévè- 
rement gardé,  dont  la  griffe  de  fer  joint  la  «  Longue  Ile  »  à 
celle  de  Manhattan,  la  mission  pénètre  à  Bruoklyn,  où  dans  le 
Prospect  Park,  atteint  au  milieu  d'ovations  sans  nombre  des 
quartiers  populeux,  se  dévoile,  en  un  bas-relief  commémoratif, 
l'originale  statue  d'un  La  Fayette  descendu  de  cheval  à  l'ombre 
d'un  magnolia,  la  pointe  de  l'épée  tournée  vers  le  sol.  En  dépit 
du  vent  qui  souffle  en  rafales,  hoimr.cs,  femmes,  jeunes  gens 
accourent,  se  pressent,  acclament,  tandis  que,  sur  les  pelouses 
du  grand  parc,  les  petites  écolières,  vêtues  de  bleu,  de  blanc, 
de  rouge,  mènent  autour  d'orchestres  dressés  en  plein  air  la 


656  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

joie  de  leurs  rondes  enfantines.  Ainsi  s'unissent  aux  souvenirs 
du  passé  les  espérances  de  l'avenir. 

Après  avoir,  à  l'hôtel  Aslor,  soulevé  l'enthousiasme  des 
industriels  et  des  commerçans  de  la  ville,  en  les  remerciant 
de  la  loyauté  de  leurs  fournitures  et  de  l'assiduité  de  leur 
labeur  pour  les  Alliés,  M.  Viviani,  suivi  du  maréchal  Joffre, 
monte  jusqu'à  la  cent-seizième  rue,  aux  hauteurs  de  Golumbia. 
L'ancien  Collège  royal  de  George  III,  qui,  fier  de  ses  origines, 
garde,  dans  ses  armes  une  couronne,  offre  deux  doctorats 
honoris  causa  aux  deux  chefs,  civil  et  militaire,  de  la  mission. 
Sur  les  degrés  du  monumental  escalier  qui  mène  à  la  Biblio- 
thèque, escalier  coupé  d'un  large  palier  où  s'assied,  statue  d'or 
et  personnification  de  l'intelligence,  VAlma  Mater,  les  profes- 
seurs en  robe  noire,  le  président  Nicholas  Murray  Butler,  en 
robe  vermeille,  attendent  les  récipiendaires.  Les  escaliers  sont 
noirs  de  monde  :  il  faudrait  remonter  à  la  réception  d'Abraham 
Lincoln  pour  trouver  un  sentiment  comparable.  Souriant,  le 
président  Butler,  une  fois  la  prière  dite,  évoque  ce  souvenir 
de  Lincoln,  compare  la  grandeur  des  crises  et  l'importance  des 
temps.  Dans  un  profond  silence,  il  loue  le  chef  civil  de  la  mis- 
sion, «  le  haut  esprit  et  la  sereine  décision  du  peuple  français, 
lié  à  nous  par  des  liens  qui  remontent  jusqu'au  berceau  de 
notre  nation,  et  que  rien  ne  pourra  jamais  affaiblir.  »  Puis  se 
tournant  vers  le  maréchal,  levé  pour  recevoir  l'insigne  bleu 
du  doctorat  de  Golumbia  :  «  Joseph-Jacques-Césaire  Joffre, 
maréchal  de  France,  qui  par  la  force  et  le  caractère,  le  cou- 
rage et  la  superbe  stratégie,  avez  rendu  le  nom  de  la  Marne 
aussi  immortel  que  Miltiade  celui  de  Marathon,  et  ainsi  sauvé 
le  monde,  pour  la  démocratie...  recevez  ce  titre.  »  Et,  tandis 
que  le  maréchal  porte  la  main  à  sa  tempe,  le  président  Butler 
l'imite  :  premier  exemple  d'un  grand  universitaire  amé- 
ricain faisant  officiellement,  dans  la  forme  française,  le  salut 
militaire. 

Séparés  le  lendemain  en  deux  groupes,  l'un  qui  se  rendait 
à  West-Point,  pour  y  voir,  sur  les  pelouses  qui  dominent 
l'Hudson,  évoluer  les  cadets,  jeunes  athlètes  qui,  bientôt, 
seront  officiers  sur  le  front  de  France,  —  l'autre  qui  restait  à 
New- York,  pour  le  déjeuner  des  «  lawyers,  »  heureux  d'accueil- 
lir leur  illustre  confrère  et  d'honorer  ainsi  les  glorieux  sacri- 
fices   faits  à  la  guerre  par    le  jeune    barreau  français,  —    la 


AVEC    M.    VIVIANI    ET    LE    MARÉCHAL    JOFFRE.  65T 

mission  se  retrouvait,  à  l'invitation  de  la  ville,  avec  la  mis- 
sion britannique  au  Waldorf  Astoria. 

Là,  dans  la  salle  de  bal,  un  millier  de  convives  sont  pre'- 
sens  :  cérémonie  expiatoire,  car,  ici  même,  à  une  époque  que 
beaucoup  regardaient  comme  le  commencement  d'une  ère  nou- 
velle, d'une  ère  allemande,  pour  les  Etats-Unis,  fut,  en  1902, 
donné  au  prince  Henri  de  Prusse  un  dîner  d'honneur.  Aujour- 
d'hui, l'Angleterre  et  la  France  sont  les  hôtes  de  la  ville  de 
New-York. 

Alternativement  vue  d'en  bas  et  d'en  haut,  la  salle  offre  un 
curieux  contraste.  D'en  bas,  la  vue  s'arrête  sur  une  galerie 
circulaire,  divisée  en  loges  comme  un  balcon  de  théâtre;  près 
de  quatre  cents  aristocratiques  beauties  y  trônent  dans  le  ruti- 
lement  des  pierreries,  le  chatoiement  des  soies,  des  satins,  des 
velours,  nuancés  de  toutes  les  couleurs  de  l'arc-en-ciel  ;  les 
éventails  s'agitent;  de  jolies  lèvres  chuchotent;  un  flot  continu 
de  visiteurs  en  habit  noir  ou  en  uniforme  passent  d'une  loge  à 
l'autre,  pendant  qu'un  orchestre  invisible  étouffe  le  bruit  des 
voix,  le  cliquetis  des  verres,  le  brouhaha  du  service,  qui  monte 
du  bas  de  la  salle  et  des  couloirs,  sous  un  déluge  de  marches 
entraînantes  et  patriotiques,  de  Sambre-et-Meuse  à  America. 
Vue  de. la  galerie,  c'est  une  véritable  forêt  d'habits  noirs  et  de 
plastrons  blancs,  groupés  par  dizaines  autour  de  petites  tables 
rondes,  tellement  pressées  les  unes  contre  les  autres  que  les 
convives  se  touchent  du  coude,  ont  peine  à  porter  leur  verre  aux 
lèvres,  et  que,  pour  se  frayer  un  passage,  le  personnel  a  recours 
à  de  véritables  tours  de  force  d'acrobates  improvisés  garçons  de 
table.  Par  intervalles,  sur  l'immense  damier  d'habits  noirs  et 
de  plastrons  blancs,  le  bleu  clair  d'un  uniforme  français,  le 
kaki  plus  sobre  d'un  uniforme  anglais  ou  américain  éparpille, 
aux  quatre  coins  de  la  salle,  une  gamme  de  notes  martiales,  qui 
vont  rejoindre,  à  la  grande  table  du  fond,  la  note  maîtresse 
formée  par  le  dohnan  bleu  sombre,  coupé  d'un  chapelet  de 
boutons  d'or,  du  maréchal. 

Le  maire  préside  la  table  d'honneur.  Son  regard  brille. 
Il  a,  sur  les  lèvres,  un  sourire  continuel.  Tout  son  visage 
rayonne  d'une  joie  intense.  D'un  long  regard  de  côté,  il  couve 
ses  hôtes  illustres  :  à  droite,  M.  Arthur  Balfour,  grand,  droit, 
vigoureux,  souple  malgré  son  âge  (il  joue  encore  au  tennis),  le 
teint  frais,  rosé,  d'un  homme  entraîne  aux  sports,   le  regard 

TOME  XL.   —    1917.  42 


658 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


clair,  calme,  un  peu  froid,  le  port  de  tête  rigide,  avec  un  peu 
d'aristocratique  fierté  dans  la  légère  raideur  du  sourire;  à 
gauche,  M.  Viviani,  le  regard  d'abord  las,  comme  éteint,  puis 
animé,  le  visage  d'abord  mat,  puis  empourpré,  les  traits 
contractés,  dans  le  silencieux  travail  de  pensée  de  l'orateur  qui, 
dans  un  instant,  va  parler,  et  de  cigarette  en  cigarette,  cherche 
nerveusement  l'inspiration  décisive. 

Dans  la  foule  des  mille  convives  pas  un  qui  ne  soit 
une  notabilité  de  la  politique,  une  autorité  de  la  finance,  une 
notoriété  du  barreau,  une  personnalité  de  la  presse.  Mais,  parmi 
cette  élite,  il  y  a  encore  une  sur-élite.  Involontairement,  le 
regard  s'arrête,  à  la  table  d'honneur,  sur  un  délicieux  vieillard, 
courbé,  cassé,  mais  qui  retient  encore,  dans  la  vivacité  de  la 
parole,  une  juvénile  ardeur  :  le  vénéré  Joseph  H.  Ghoate  a  l'air 
suprêmement  heureux.  Chaque  trait  de  son  visage  parcheminé, 
curieuse  évocation  d'un  passé  plein  d'activité,  chaque  ride 
profonde  laissée  par  le  temps  et  l'effort  de  la  pensée,  chaque 
plissement  de  ses  lèvres  minces  et  débonnaires,  semble 
converger  vers  ce  sourire  un  peu  malicieux  qui  reflète  toute 
l'allégresse  de  son  âme.  Son  menton  ferme  marque  la  volonté. 
Son  regard,  encore  vif,  brille  de  toutes  les  lueurs  de  l'intelli- 
gence. D'une  voix  flûtée,  qui,  pourtant,  n'a  pas  perdu  toute 
son  ancienne  chaleur,  il  laisse  tomber  des  paroles  gogue- 
nardes, pleines  d'un  esprit  pétillant,  qui  mettent  l'assistance  en 
joie.  C'est  le  doyen  des  convives.  C'en  est  aussi,  comme  on  dit 
aux  Etats-Unis,  le  wit,  c'est-à-dire  l'esprit. 

Assis  près  du  maréchal,  «  Teddy  »  Roosevelt,  corpulent, 
presque  lourd,  agité  d'un  trémoussement  continuel  qui  témoigne 
son  impatience  de  mouvement  et  d'action,  semble  mal  à  l'aise 
dans  son  habit  de  coupe  large  et  sévère.  Son  visage  sanguin, 
aux  traits  forts,  énergiques,  à  la  mâchoire  proéminente,  qui 
garde,  dans  le  moindre  de  ses  sillons,  toutes  les  traces  d'une 
vie  d'effort  continu,  reste  impassible,  légèrement  empourpre. 
Son  regard  profond,  scrutateur,  sous  les  paupières  presque  fer- 
mées dans  un  involontaire  plis.^ment,  s'arrête  avec  la  certitude 
calme  du  triomphe.  Il  ne  rit  pias,  ne  sourit  pas,  mais  lorsque 
son  vieil  ami  Choate,  rappelajit  son  offre  au  gouvernement 
américain,  laisse  tomber  cette  parole  qui  soulève  un  tonnerre 
d'applaudissemens  :  «  Si  la  gnerre  est  assez  bonne  pour  lui, 
n'est-elle  pas  bonne  aussi  pour  nous?  «  il  se  renverse  en  arrière 


AVEC    M.    VIVIAM    ET    LE    MARECHAL    JOFFRE.  659 

comme  pris  d'un  accès  de  joie  convulsif,  lui  frappe  par  deux 
fois  sur  l'e'paule  d'un  geste  énergique;  ses  lèvres  s'écartent  en 
une  sorte  de  large  rictus  muet  qui  laisse  entrevoir  une  rangée 
de  dents  énormes.  De  l'autre  côté  du  maire,  l'ex-président  Taft 
carre  son  imposante  stature.  Son  large  visage,  aux  traits  gras  et 
réguliers,  lui  donne  l'air  assagi  d'un  commerçant  prospère  ou 
d'un  industriel  enrichi.  Lorsque  le  maire,  de  sa  voix  vibrante, 
présente  simultanément  à  l'assistance,  sans  prononcer  leurs 
noms,  les  deux  ex-présidens,  il  est  le  premier  à  se  lever.  Teddy 
reste  obstinément  assis  :  ce  n'est  que  lorsque  ses  voisins  de 
table  le  poussent  que,  d'un  mouvement  brusque  et  gauche, 
avec  une  contorsion  du  buste,  il  se  lève,  incline  en  avant,  une 
seconde  à  peine,  sa  forte  poitrine,  et  se  rassied  simplement,  pen- 
dant que  la  galerie, tourà  tour, crie  :  «Taft  !Taft  I  Teddy  I Teddy I  » 

Représentant  l'Etat  de  New  York,  le  gouverneur  Whitman 
a  la  forte  carrure,  la  structure  massive  de  lutteur,  le  visage 
carré,  comme  taillé  à  coups  de  serpe,  d'un  Danton  ou  d'un 
Mirabeau,  les  traits  larges  et  proéminens,  le  nez  fort,  le  pli  des 
lèvres  énergique,  presque  brutal,  le  regard  autoritaire,  toute  sa 
personne  respirant  la  force,  la  puissance  de  volonté,  mais  avec 
une  parfaite  franchise  et  droiture.  L'armée  est  ici  dans  la  per- 
sonne du  général  Wood,  soldat  à  l'œil  froid  et  impassible,  au 
profil  romain,  vivante  personnification  du  devoir.  Les  Univer- 
sités sont  présentes  avec  le  docteur  Nicholas  Murray  Butler,  la 
marine  avec  le  contre-amiral  Nathaniel  R.  Usher,  le  gouverne- 
ment fédéral  avec  l'honorable  Frank  L.  Polk,  conseiller  du 
département  d'Etat,  le  Sénat  avec  l'honorable  William  M.  Gal- 
der,  le  corps  diplomatique  avec  Gecil  Spring-Rice  et  J.-J.  Jus- 
àerand  à  la  table  d'honneur,  et,  à  une  table  d'in-ité,  l'ancien 
ambassadeur  à  Berlin,  Gérard,  qui,  le  regard  las,  reste  plongé 
dans  une  méditation  contemplative,  tandis  qu'à  une  table 
proche,  évoquant  les  souvenirs  d'une  agitation  politique  passée, 
l'ancien  candidat  républicain  à  la  présidence,  Gharles  Evans 
Hughes,  froid,  correct,  élégant,  le  visage  aux  traits  réguliers 
marqués  d'une  empreinte  aristocratique,  la  barbe  blanche 
soigneusement  peignée,  encadrant  une  bouche  large  dont  le 
lumineux  sourire  laisse  entrevoir  une  denture  magnifique, 
goûte,  sans  regret  du  pouvoir  près  duquel  il  passa,  la  joie 
patriotique  de  l'heure. 

A  l'appel  du  maire,  qui  vient  de  dire  au  nom  de  New  York, 


060  IlEVUE    DES    DEUX    MONDL 

«  qui  n'a  jamais  reculé  ou  hésité,  à  l'heure  du  danger  :  » 
«  Nous  sommes  avec  vous  dans  celte  affaire  jusqu'à  la  fin, 
quelle  qu'elle  soit,  »  le  doyen  de  l'assemblée,  président  du 
Comité  de  réception,  M.  Ghoale,  redresse  sa  taille  courbée  par 
l'âge,  et  prononce  un  discours,  dont  nul  ne  pouvait  alors  se 
douter  que  ce  serait  son  dernier.  Spirituel,  il  regarde  l'audi- 
toire, la  galerie,  qui  fait  cercle,  et  le  parquet  des  dineurs  :  «  Je 
comprends,  dit-il,  qu'il  n'y  a  rien  que  les  femmes  aiment  mieux 
que  de  voir  le  repas  des  lions;  mais  il  arrive  un  moment  où 
les  lioçis  rugissent,  et  ce  moment  est  venu.  Maintenant  que 
nous  sommes  allés  de  l'avant  dans  cette  guerre  avec  nos  chers 
alliés,  la  Grande-Bretagne,  notre  mère-patrie  bien-aimée,  et  la 
France,  notre  chère, 'délicieuse,  ensorceleuse,  fascinante,  hypno- 
tisante sœur,  la  fin  ne  saurait  être  douteuse.  Nous  y  sommes 
pour  la  victoire  que  nous  remporterons  ensemble.  »  Dans  un 
dernier  effort  de  généreuse  ardeur,  ce  vieillard  que  la  guerre 
transporte  au  point  d'ébranler  en  lui  jusqu'aux  sources  pro- 
fondes de  la  vie,  n'hésite  pas  à  parler  comme  un  jeune  homme, 
ce  diplomate,  comme  un  soldat  :  «  Je  me  sens  inspiré  de  la 
vieille  âme  de  l'amiral  Farragut.  Lors  de  la  guerre  de  Séces- 
sion, il  avançait  péniblement  dans  la  baie  de  Mobile,  parce  que 
le  Brooklyn,  qui  le  précédait,  marchait  lentement.  Gomme  le 
Brooklyn  s'arrêtait,  il  demanda  :  «  Qu'y  a-t-il?  »  «  Torpilles,  » 
lui  crie-t-on.  u  Je  m'en  f...  des  torpilles.  A  toute  vapeur!  » 
Défi  aux  sous-marins  criminels,  que  l'assistance,  mise  en  joie 
par  ce  rappel  historique,  appuie  de  longs  applaudissemens. 
Puis,  sagement,  avec  une  grande  finesse  pratique,  il  conclut  : 
«  Les  missions  française  et  anglaise  sont  ici  pour  nous  dire  ce 
quenousdevonséviter.  »  «Non,  répond  M.  Balfour,  nous  n'avons 
pas  la  prétention  d'être  vos  instructeurs  et  vos  mentors.  Mais  si 
la  connaissance  de  nos  erreurs  peut  être  pour  vous  un  utile 
moyen  de  les  éviter,  nous  sommes  prêts  à  les  confesser  devant 
vous.  »  Et,  marquant  le  caractère  de  la  guerre  actuelle,  viola- 
tion des  traités,  barbarie  armée  par  la  science  contre  l'huma- 
nité, vain  orgueil  d'un  peuple  de  mettre  le  monde  à  ses  pieds, 
il  dégage  le  sens  universel  de  cette  guerre,  faite  en  apparence 
à  quelques-uns,  en  réalité  à  tous,  en  sorte  que  tous  les  défen- 
seurs du  droit,  de  l'honneur  et  de  la  pitié,  doivent  s'unir  pour 
résistera  l'entreprise  impie  de  l'empire  de  proie. 

Très  en  forme,  M.  Viviani,  dans  une  étincelante  improvisa- 


AVEC    M.    VIVIAM    ET    LE    MARÉCHAL    JOFFRE.  661 

tion,  résume  ainsi  la  philosophie  de  la  guerre,  et  les  raisons  de 
l'Amérique  :  «  Si  vous  ne  vous  étiez  pas  levés,  ce  n'est  pas  par 
des  canons,  ce  n'est  pas  par  des  zeppelins,  ce  n'est  pas  par  des 
bateaux  que  vous  auriez  été  atteints,  c'est  par  l'esprit  métho- 
dique de  l'Allemagne,  qui  se  serait  insinué  dans  votre  cœur, 
qui  aurait  pénétré  dans  votre  cerveau,  qui  aurait  essayé  de 
violenter  votre  conscience,  votre  âme.  Vous  avez  compris  le 
péril.  Nous  voilà  tous  debout,  les  hommes  libres.  L'heure  de 
la  liberté  immaine  est  arrivée.  Nous  sommes  tous  debout  pour 
lutter,  et  nous  irons  ainsi  jusqu'à  la  victoire.  » 

Boslon,  12  et  13  mai. 

Invitée  par  le  Canada,  la  mission  qui,  d'abord,  avait  craint 
de  ne  pouvoir  s'y  rendre,  trouve  le  moyen  de  répondre  à  l'appel 
de  l'autre  France.  Par  un  véritable  tour  de  force  d'ubiquité,  elle 
passera  la  frontière,  sans  cependant  cesser  d'être  présente  aux 
Etats-Unis.  Pendant  que  M.  Viviani  part  pour  Ottawa,  le  maré- 
chal se  met  en  route  pour  Boston,  d'où  il  se  rendra  à  Montréal 
pendant  que  M.  Viviani  sera  à  Boston.  Le  lendemain  du  ban- 
quet du  Waldorf,  le  maréchal  débarque,  au  matin,  sous  un  ciel 
gris,  dans' une  ville  endormie,  pour  se  rendre  au  Capitole.  Une 
salve  de  vingt  et  un  coups  de  canon  l'accueille.  Solennellement, 
le  cortège  monte  les  grandes  marches,  pénètre  sous  le  péri- 
style, puis,  précédé  d'un  huissier  portant  l'emblème  de  l'Etat, 
entre  dans  la  grande  salle  où  Sénat  et  Chambre  sont  réunis 
pour  l'accueillir  :  accueil  grave,  sérieux,  réfléchi,  d'un  peuple 
qui  sait  ce  que  c'est  que  la  guerre  et  s'apprête  à  y  mettre  toute 
son  énergie.  Au  déjeuner,  dans  un  édifice  sombre  et  sévère, 
d'une  simplicité  toute  puritaine,  par  une  attention  délicate, 
Boston,  la  musicale  Boston,  a  su  rechercher  et  trouver  toutes 
les  marches  militaires  françaises,  de  Sambrc-el-Meuse  à  la 
Marche  lorraine.  Enfin,  dans  l'après-midi,  d'interminables 
régimens,  masses  grises  qui  vont  se  perdre  dans  le  brouillard, 
défilent  aux  sons  de  fanfares  guerrières.  Les  grandes  acclama- 
tions de  la  foule  viennent  ensuite  :  acclamations  trop  connues 
pour  qu'il  y  ait  ici  la  moindre  raison  de  les  noter  encore;  mais 
ce  qu'il  faut  signaler,  c'est  la  fierté  martiale  toute  spéciale  au 
Massachusetts.  Boston  a  la  réputation  d'être  le  centre  du  patrio- 
tisme américain  ;  il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de  lever  les 
yeux.  Nulle  part  ne  s'est  vue  pareille  floraison  de  drapeaux.  Et 


662  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

quand  le  cortège  se  met  en  marche  pour  l'Université  de  Cam- 
bridge, où,  dans  le  stadium,  s'entassent  cinquante  mille  per- 
sonnes, de  nouvelles  acclamations  retentissent. 

Après  avoir  offert  au  maréchal  Joffre  l'ardent  salut  de  son 
esprit  martial,  Boston  réservait,  le  lendemain,  à  M.  Viviani, 
d'abord  dans  la  Bibliothèque,  fondée  par  un  Français,  où  les 
muses  de  Puvis  de  Chavannes  acclament  le  Génie  de  la  Lumière, 
puis,  au  City  Club,  où  se  groupent,  sans  hiérarchie  ni  barrière, 
toutes  les  conditions,  toutes  les  opinions,  l'accueil  de  son  esprit 
civique.  Fidèle  à  ses  grandes  traditions,  l'Athènes  du  Nord  se 
montre  ainsi  comme  une  ruche  active  de  travail,  qui,  non 
contente  d'accumuler  les  richesses,  allume,  la  journée  finie,  la 
lampe  de  l'étude,  et  sur  sa  prospérité  entend  que  rayonne, 
haute  et  vive,  la  pure  flamme  de  l'idée. 

Un  port  d'Amérique,  en  mai. 

Quelque  part,  descendent  silencieusement,  d'un  train  garé 
depuis  une  demi-heure,  des  ombres  :  de  brèves  paroles,  et,  dans 
la  nuit,  une  vedette  de  la  police  du  port  glisse  sur  la  moire 
sombre  des  eaux.  Sur  la  rive  opposée,  les  gratte-ciel,  gardiens 
géans  du  fleuve  immense,  jeUent  au  groupe  qui  s'enfonce  dans 
l'épaisseur  d'une  nuit  sans  lune  l'appel  non  écouté,  si  ce  n'est 
comme  adieu,  de  leurs  lointaines  lumières.  Dans  l'avant-port, 
deux  navires  de  guerre  attendent.  Et  bientôt,  l'un  convoyant 
l'autre,  ils  descendent  vers  l'Océan.  Nul  journal,  ni  demain,  ni 
après-demain,  ne  dira  la  nouvelle.  Plus  discrètement  encore 
qu'elle  n'était  venue,  dans  la  solitude  d'un  matin,  sur  cette 
côte  de  la  Virginie  où  les  cavaliers  autrefois  abordèrent,  la 
mission  française  vient  de  partir,  d'un  autre  point,  sous  le  triple 
anonymat  du  lieu,  de  l'heure,  de  la  date,  —  et  de  disparaître 
dans  la  nuit. 

Entre  cette  arrivée  de  surprise  et  ce  départ  de  mystère, 
quelle  activité,  quelle  popularité,  quel  éclat  ! 

Pour  trouver  une  impression  comparable,  il  faudrait  remon- 
ter quatre-vingt-treize  ans  en  arrière,  à  la  longue  visite  de 
quatorze  mois  que  fit  ici  La  Fayette,  à  l'invitation  du  Congrès. 
Prié  par  la  République  américaineu  de  revenir  dans  cette  patrie 
adoptive  de  sa  jeunesse,  »  le  général  s'embarquait  au. Havre 
sur  le  Cadmiis,  avec  son  fils  George.s  et  un  secrétaire.  Il  ne 
représentait  que  lui-même.  Et  cependant  dans  un  voyage  qui. 


AVEC    M.    VIVIANl    ET    LE    MARÉCHAL    JOFFRE.  663 

par  terre  et  par  eau,  diligence  et  bateau,  devait  !e  conduire  à 
travers  un  grand  nombre  des  vingt-quatre  Etats  (aujourd'hui 
quarante-huit)  qui  formaient  alors  l'Union,  il  devait  recevoir 
les  te'moignages  multiples,  ardens  d'une  vénération  qui  portait 
au-devant  de  lui,  non  pas  seulement  les  anciens  combattans  de 
la  guerre  civile,  les  chefs  du  gouvernement,  Monroe  au  second 
terme  de  sa  présidence,  Adams  à  la  première  année  de  son  unique 
mandat,  mais  le  peuple  entier  des  cités,  qui  comptaient  alors 
quelques  milliers  d'âmes,  où  maintenant  elles  se  chiffrent  par 
centaines  de  mille,  et  cent  soixante-dix  mille  k  New-York,  où 
elles  dépassent  aujourd'hui  six  millions.  Les  femmes  deman- 
daient qu'il  leur  fût  permis  de  toucher  ses  vêtemens;  les  pères 
lui  présentaient  leurs  enfans.  A  Yorktown,  le  général  Taylor  lui 
offrit  une  couronne  tressée  pour  un  double  triomphe  :  <(  Dans  les 
combats,  il  fut  un  héros,  et  dans  la  vie  civile,  le  bienfaiteur  du 
monde.  »  On  acclamait  en  lui  le  grand  apôtre  de  la  liberté. 
Venu  comme  simple  particulier,  le  général  La  Fayette  recevait 
le  double  hommage  d'une  admiration  personnelle  et  d'une 
vénération  nationale,  d'une  reconnaissance  militaire  et  d'une 
sympathie  libérale. 

Mais,  si  grande  qu'eût  été  jadis  la  manifestation  qui,  sur  les 
pas  de  La  Fayette,  levait,  avec  le  souvenir  des  jours  héroïques 
de  l'indépendance,  la  foi  dans  le  progrès  de  la  liberté,  celle  que 
la  mission  française  a,  dans  un  voyage  de  quatorze  jours,  fait 
naître  sur  sa  route,  la  dépasse  encore.  Le  6  septembre  1916,  au 
City  Hall  de  New- York,  l'ancien  ambassadeur  Robert  Bacon, 
dont  le  nom  est  resté  cher  aux  Parisiens,  faisait,  entre  le  vain- 
queur de  la  Marne  et  celui  de  Yorkstown,  un  parallèle  significa- 
tif :  «  La  bataille  de  la  Marne,  combattue  et  gagnée  pnrJoffre.le 
jour  de  l'anniversaire  de  La  Fayette,  fait  du  6  septembre  une  date 
mémorable,  non  seulement  dans  l'histoire  du  pays,  mais  dans 
toutes  les  annales  de  la  civilisation.  En  commémorant  les  services 
de  La  Fayette,  l'ami  de  la  liberté,  l'ami  de  l'Amérique  et  l'ami 
de  Washington,  nos  cœurs  vont  à  la  France,  à  sa  lutte  pour 
l'humanité,  pour  nos  intérêts  et  nos  droits  américains.  »  Tandis 
que,  dans  le  marquis  de  Chambrun,  la  gratitude  américaine 
retrouvait  avec  satisfaction  la  lignée  personnelle  de  La  Fayette, 
il  lui  semblait,  dans  le  maréchal  Joffre,  trouver  sa  lignée  mili- 
taire. Coiffé  du  képi  aux  trois  feuilles  de  chêne,  simplement 
vêtu  de  la  tunique  bleu  sombre,  aux  manches  desquelles  brillent 


664  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  étoiles  de  maréchal,  les  jambes  enveloppées  de  molletières 
brunes,  le  vainqueur  de  la  i.larne  évoque,  aux  yeux  des  Améri- 
cains, les  grands  souvenirs  de  simplicité  démocratique  d'un 
général  Grant.  Impassible  au  milieu  des  ovations  qui  l'accueil- 
lent, ce  maréchal  sans  cheval,  ni  chapeau  à  plumes,  ni  brode- 
ries, ni  bottes,  ni  éperons,  l'air  doux,  atïable,  avec  son  regard 
profond  d'un  bleu  presque  rêveur,  réconcilie  les  plus  intransi- 
gcans  des  pacifistes  avec  l'armée,  dont  ils  comprennent  qu'elle 
peut  être  démocratique,  et  jusqu'avec  la  guerre,  dont  ils  entre- 
voient qu'elle  peut  être  faite,  non  seulement  pour  la  justice  et 
la  liberté,  mais  pour  la  paix  du  monde.  Ce  ne  sont  pas  seule- 
ment des  hommages  guerriers  que  lui  apportent  les  Américains, 
épées  d'honneur  à  Brooklyn,  bâton  de  maréchal  fait  dans  le 
bois  précieux  du  bâtiment  de  l'Indépendance,  mais  un  tribut 
civique  avec  la  statue  d'or  de  la  Liberté  éclairant  le  monde 
qui  lui  est  remise  au  Central  Park  de  New- York. 

Et  ce  n'est  pas  seulement  devant  les  cadets  de  West  Point, 
ou  les  monumens  élevés  aux  soldats  morts  pour  la  patrie,  que 
le  maréchal  trouve,  avec  quelques  brèves  paroles,  ce  geste  :  le 
salut  porté  de  la  main  au  front  découvert,  qui  devient  promp- 
toment  populaire  et  que  les  Américains,  même  vêtus  de  la 
pourpre  d'un  président  d'université,  répètent;  il  trouve,  devant 
la  cloche  historique  de  Philadelphie,  cet  autre  geste,  la  main 
ramenée  aux  lèvres  après  avoir  touché  le  glorieux  battant,  qui 
devait  lui  conquérir  tous  les  cœurs.  Comme  pour  La  Fayette,  les 
femmes,  les  enfans  se  pressent  sur  son  passage,  et,  comme 
La  Fayette,  avec  la  même  bienveillante  affabilité,  il  se  laisse 
approcher  en  toute  simplicité.  «  Avec  son  regard  doux  et  fort, 
nous  dit  une  Américaine,  sous  la  masse  de  ses  cheveux  blancs, 
son  maintien  simple,  son  sourire  accueillant  à  tous,  grands 
ou  petits,  puissans  ou  faibles,  c'est  le  type  du  véritable  héros.  » 

Pour  commenter  le  sens  du  voyage  de  la  mission,  exprimer 
la  permanence  des  sentimens  que  la  France  et  l'Amérique, 
unissant  leurs  forces  au  service  d'un  môme  idéal  de  liberté,  do 
justice  et  de  démocratie,  éprouvent  l'une  pour  l'autre,  nulle 
parole,  au  sein  du  gouvernement,  ne  pouvait  être  plus  émou- 
vante que  celle  du  chef  civil  de  la  mission.  Douce  pour  remercier, 
énergique  pour  affirmer,  ùpre  j)our  llétrir  l'agresseur  ennemi 
de  toute  justice  et  de  toute  liberté,  sa  parole  musicale  a  tantôt 
la  fluidité  de  l'eau  qui  coule  et  tantôt  la  résistance  du  métal. 


AVEC    >t.    VIVIAM    ET    LE    MARÉcFIAL    JÔFFRÉ.  6GD 

Suivant  la  maxime  de  l'orateur  antique  :  «  De  l'action,  enrore  de 
l'action,  toujours  de  l'action,  »  ses  mains,  d'abord  tendues  en 
se  croisant  vers  le  sol,  se  délient,  montent  à  la  hauteur  du 
visage,  se  ferment  et  se  crispent,  pour  frapper  l'espace  des  deux 
poings  fermés,  puis  se  détendent,  pendant  que  le  bras  s'avance 
et  que  le  geste  s'élargit;  le  buste,  légèrement  penché  au  début, 
se  redresse,  se  grandit;  le  visage,  d'abord  souriant  et  comme 
rayonnant  de  clarté,  se  contracte  et  s'empourpre  ;  mais  la  voix, 
toujours  harmonieuse,  dont  les  mots  portent  jusqu'à  l'extrémité 
des  plus  nombreux  auditoires,  garde  toujours,  sous  la  variété  de 
l'accent  et  jusqu'au  moment  de  la  suprême  envolée,  son  timbre 
de  cristal.  Habitués  à  l'éloquence  plus  sobre  et  plus  monocorde, 
au  geste  plus  rigide  de  leurs  orateurs,  soudain  dépassés  par  la 
souplesse  vive  et  forte  de  cette  parole  ardente,  les  Américains 
saluent  d'acclamations  enthousiastes  et  coupent  d'applaudisse- 
mens  frénétiques  le  merveilleux  orateur  qui,  ne  sachant  pas 
l'anglais,  se  fait,  rien  que  par  la  puissance  de  son  geste  et  la 
mimique  de  sa  parole,  comprendre  d'hommes  qui  savent  à  peine 
le  français. 

(c  C'est  juré  1  »  a-t-il  dit  au  Congrès.  «C'est  juré!  »  a-t-il  dit 
au  peuple.  Suivant  le  mot  du  président  des  Etats-Unis,  «  nous 
sommes  frères  dans  la  même  cause.  »  Oui,  c'est  juré.  Une  fois 
de  plus  entre  les  États-Unis  et  la  France,  le  pacte  de  liberté  et 
de  justice  se  trouve  scellé,  et,  pendant  que  la  mission  française 
discrètement  s'éloigne  vers  la  France,  ces  mots  de  La  Fayette  au 
Congrès,  le  1"  janvier  1825,  reviennent  à  l'esprit  pour  caracté- 
riser un  voyage  qui,  par  l'importance  historique,  ne  rappelle 
pas  seulement  le  sien,  mais  renouvelle  l'intimité  de  pensée 
créée  entre  la  France  et  l'Amérique  par  sa  toute  première 
arrivée  :  «  A  l'union  perpétuelle  avec  les  Etats-Unis  !  Un  jour 
elle  sauvera  le  monde.  » 

Pierre  db  Leyrat. 


SCÈNES  DE  L4  RÉVOLUTION  RUSSE 


m" 

LA 

RUSSIE  AU  BORD  DE  L'ABÎME 


L'IVRESSE  MAGNIFIQUE  ET  DANGEREUSE 

Pétrograd,  mai  1917. 

Vie  frémissante,  pleine  de  passion  et  d'éclat  :  c'est  la  nôtre 
depuis  la  grande  semaine  révolutionnaire.  Toute  demeure  est 
une  hôtellerie  où  l'on  mange  à  la  hâte,  où  l'on  dort  la  moitié 
de  son  sommeil.  La  pensée,  l'action,  le  mouvement  sont  dans 
la  rue  et  l'àme  s'y  précipite  à  leur  suite.  Notre  vie  spirituelle 
est  si  intense  qu'à  peine  songe-t-on  à  assurer  l'autre.  Si  le  pain 
du  corps  manque  parfois,  en  revanche  celui  de  l'esprit 
surabonde.  Pareil  aux  cinq  pains  de  l'Evangile,  il  se  multiplie 
jusqu'à  rassasier  une  multitude  toujours  croissante  et  toujours 
renouvelée.  On  en  a  plein  les  mains,  on  le  foule  aux  pieds,  il 
vole  au-dessus  de  nos  têtes  sous  la  forme  des  innombrables 
feuilles  politiques  qu'a  fait  naître  la  Révolution.  Voici  les 
Isvestia  (les  Nouvelles),  organe  du  Conseil  des  délégués  des 
ouvriers  et  soldats;  le  Diélo  Naroda  (la  Cause  du  peuple),  où 
paraissent  les  articles  entlammés,   mais  parfois  inquiétans,  de 

(1)  Voyez  la  Revue  des  15  mai  et  l"  juillet. 


tA    RUSSIE    AU    BORD    DE    l'abÎME.  66T 

Tchernoiï -,l' Edinstvo  (l'Union),  du  socialiste  patriote  Plékhanoiî; 
la  ISovaïa  jizna  (la  Vie  nouvelle),  de  Gorki...  Tout  cela  brûle 
comme  du  feu,  enivre  l'àme  et  le  cerveau,  exalte  l'imagination. 
La  Pravda  (la  Vérité),  organe  de  Lénine  et  des  bolchévistes, 
devient  un  contre-poison,  par  ses  exagérations  même!  A  chaque 
pas  dans  la  rue,  on  se  heurte  à  des  distributeurs  d'Appels,  de 
Déclarations,  de  Manifestes,  expression  de  toutes  les  tendances, 
propagande  pour  toutes  les  causes!...  Et,  comme  si  ce  n'était 
pas  encore  assez,  la  manne  spirituelle  tombe  du  haut  de  tout 
escalier  extérieur,  public  ou  privé,  de  toute  borne,  de  toute 
saillie  pouvant  offrir  une  tribune  d'où  dominer  la  foule  ardente, 
prête  à  la  riposte,  aux  applaudissemens  ou  à  la  désappro- 
bation. 

Pétrograd  bouillonne  comme  une  cuve  après  la  vendange, 
et  c'est  nous  qui  sommes  le  raisin  noir!  Les  grands  jours  de  89 
sont  revenus  et  nous  les  vivons  !  Ivresse  magnifique  et  dange- 
reuse 1...  La  Russie  géante,  la  Russie  chaotique  cherche  sa 
norme,  et  elle  la  cherche  dans  la  révolution.  Les  images 
manquent  pour  dépeindre  ce  formidable  creuset  où  -toutes  les 
institutions,  toutes  les  croyances,  toutes  les  habitudes,  toutes 
les  traditions  ont  été  jetées  pêle-mêle  et  d'où  la  Russie  nou- 
velle aspire  à  se  dégager.  Y  réussira-t-elle?...  Nous  sommes 
encore  trop  près  pour  juger  la  Révolution  russe,  mais  elle 
apparaît  comme  le  plus  extraordinaire  mouvement  d'idées, 
comme  le  plus  ardent  foyer  de  propagande  univ^erselle  que 
le  monde   ait    vu    depuis    la   Révolution  française. 

Le  1^'^  mai  que  nous  venons  de  vivre  entrera  dans  l'Histoire 
sous  un  déploiement  somptueux  de  drapeaux  rouges,  de 
cocardes,  de  rubans,  de  fleurs  et  de  palmes;  au  son  des  chants, 
des  hymnes,  de  l'éclat  des  cuivres  jetant  au  vent  de  laj^éva  les 
strophes  ardentes  Ae  la  Marseillaise  ;  dans  l'ivresse  joyeuse  des 
farandoles  enfantines  déroulées  sous  les  pas  ;  au  milieu  de  l'en- 
thousiasme sacré  des  foules,  des  applaudissemens  qui  répondent 
aux  discours  tombant  des  soixante  tribunes  dressées  dans  la 
capitale  et  où  des  orateurs  improvisés  remuent  à  plein  cerveau 
les  plus  hautes,  les  plus  nobles,  mais  les  plus  dangereuses 
idées  1... 

Il  faut  le  reconnaître,  cette  sorte  de  mysticisme  révolution- 
naire où  se  complaisent  les  âmes  russes  risquerait,  s'il  se  cris- 
tallisait, de  devenir  néfaste  au  succès  même  de  l'établissement 


668  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

de  la  liberté.  A  force  d'entendre  :  «  Vive  la  paix!  Vive  la  fra- 
ternité des  Peuples!  »  on  finit  par  oublier  que,  derrière  ses 
abris  bétonnés,  par  delà  ses  infranchissables  réseaux  de  fils  de 
fer  barbelés,  le  tigre  allemand  guette,  pareil  au  fauve  dans  la 
jungle,  et  se  réjouit  de  cette  foi  naïve  en  l'universelle  fraternité 
qui  est  le  piège  où  il  nous  attend. 

La  splendide  folie  de  désintéressement  qui  s'est  emparée  de 
la  Russie  et  qui,  en  celte  journée  du  l"^'"  mai,  a  reçu  la  consé- 
cration des  foules,  était  en  germe  dans  V Appel  à  tous  les  peuples 
et  a  trouvé  sa  forme  définitive  dans  l'Appel  aux  socialistes  de 
tous  les  pays,  publié  le  2  avril  par  le  «  Conseil  des  délégués  des 
ouvriers  et  soldats  »  de  Pétrograd.  Après  avoir  déclaré  que  la 
Révolution  russe  est  une  révolution  non  seulement  contre  le 
tsarisme,  mais  contre  l'entr'égdrgement  universel,  l'Appel 
ajoute  :  «  La  démocratie  révolutionnaire  russe  ne  veut  pas 
d'une  paix  séparée,  qui  serait  de  nature  à  délier  les  mains  de 
l'Empire  germanique.  Elle  sait  qu'une  telle  paix  constituerait 
une  trahison  envers  la  démocratie,  et  la  livrerait  pieds  et 
poings  liés  à  l'impérialisme.  Elle  sait  qu'une  telle  paix  ne 
pourrait  conduire  qu'à  un  désastre  militaire  de  tous  les  autres 
pays,  et  ainsi  affermir  pour  de  longues  années  le  triomphe  du 
chauvinisme  et  de  la  revanche;  laisser  l'Europe,  après  1870, 
comme  un  camp  en  armes  et  préparer  dans  un  avenir  prochain 
un  nouveau  et  sanglant  corps  à  corps.  La  démocratie  révolu- 
tionnaire russe  veut  une  paix  universelle  sur  une  base  accep- 
table pour  tous  les  travailleui-s  de  tous  les  pays  qui  ne  veulent 
pas  de  conquêtes,  qui  ne  cherchent  à  dépouiller  personne,  qui 
sont  tous  également  intéressés  à  la  libre  expression  de  la 
volonté  de  tous  les  peuples,  et  au  renversement  de  l'impéria- 
lisme international.  Une  paix  sans  annexions  ni  contriôiitions, 
sur  la  base  du  libre  développement  de  tous  les  peuples,  cette  for- 
mule, comprise  et  accueillie  sans  arrière-pensée  par  l'intelli- 
gence et  par  le  cœur  du  prolétariat,  donnerait  la  base  sur 
laquelle  pourront  et  devront  s'entendre  les  travailleurs  de  tous 
les  pays,  belligérans  et  neutres,  pour  établir  une  paix  durable 
et  pour  guérir  dans  des  efforts  communs  les  plaies  causées  par 
la  lutte  sanglante. 

«  Le  Gouvernement  provisoire  de  la  Russie  révolutionnaire 
a  fait  sienne  cette  manière  de  voir  fondamentale,  et  la  démo- 
cratie révolutionnaire  s'adresse  avant  tout  à  vous,  socialistes 


LA    RUSSIE    AU    BORD    DE    L  ABIME. 


669 


des  Puissances  alliées.  Vous  ne  devez  pas  permettre  que  la 
voix  du  Gouvernement  provisoire  russe  reste  isolée  dans  le 
concert  des  Puissances  alliées.  Vous  devez  amener  vos  gouver- 
nemens  à  déclarer  d'une  façon  nette  et  décisive  que  la  formule 
de  la  paix  sans  annexions  ni  contributions,  sur  la  base  du  libre 
développement  des  peuples,  est  aussi  leur  formule.  Par  là,  vous 
donnerez  le  puids  et  la  force  d'impulsion  nécessaire  au  geste  du 
Gouvernement  russe,  vous  donnerez  à  notre  armée  révolution- 
naire, qui  a  inscrit  sur  sa  bannière  :  la  paix  entre  les  peuples, 
la  certitude  que  ses  sacrifices  sanglans  ne  seront  pas  abusive- 
ment utilisés  pour  le  mal.  Vous  lui  donnerez  la  possibilité  de 
remplir  avec  toute  la  ferveur  de  l'enthousiasme  révolution- 
naire les  sacrifices  militaires  qui  lui  incombent.  Vous  la  forti- 
fierez dans  sa  foi  en  ce  que,  luttant  pour  défendre  les  conquêtes 
de  la  révolution  et  notre  liberté,  elle  combat  en  même  temps 
pour  les  intérêts  de  la  démocratie  internationale,  et,  par  cela, 
contribue  au  plus  rapide  établissement  de  la  paix  désirée  par 
tous.  Vous  mettrez  les  gouvernemens  des  pays  ennemis  en  pré- 
sence du  dilemme  inéluctable  de  renoncer  avec  la  même  fer- 
meté à  la.  politique  de  conquêtes,  de  dépouillement  et  de 
violence,  ou  bien  d'avouer  ouvertement  leurs  crimes  et,  par  là, 
déchaîner  sur  leur  propre  tête  la  juste  colère  de  leurs  peuples. 

«  La  démocratie  révolutionnaire  russe  s'adresse  à  vous  aussi, 
socialistes  de  l'Austro-Allemagne.  Vous  ne  sauriez  admettre  que 
vos  gouvernemens  deviennent  les  bourreaux  de  la  liberté  russe; 
vous  ne  pouvez  souffrir  que,  profitant  de  l'ivresse  joyeuse  de  la 
liberté  et  de  la  fraternité  qui  s'est  emparée  de  l'àme  russe  révo- 
lutionnaire, vos  gouvernemens  rejettent  leurs  armées  sur  le 
front  occidental  pour  détruire  d'abord  la  France  et  ensuite  se 
précipiter  sur  la  Russie  et,  finalement,  vous  étouffer  vous-mêmes 
et  tout  le  prolétariat  international  dans  l'étau  de  l'impérialisme 
universel  (1).  » 

Quinze  jours  se  sont  passés.  Ce  second  Appel,  pas  plus  que 
celui  du  14/27  mars,  n'a  encore  reçu  aucune  réponse  des  socia- 
listes austro-allemands.  La  grande  erreur  des  révolutionnaires 
russes,  c'est  de  prêter  à  leurs  ennemis  la  noblesse  d'àme  et  la 
sincérité  dont  ils  sont  eux-mêmes  animés. 

(1)  Suit  un  appel  aux  socialistes  neutres  et  une  invitation  à  une  Conférence 
internationale  à  laquelle  prendraient  part  tous  les  travailleurs  des  paj's  belligé- 
rans  et  neulros, 


670  REVUE    DES    DEUt   MONDES.; 

POUR   ET    CONTRE    LE   GOUVERNEMENT  PROVISOIRE. 
20  AVRIL/3  MAI 

Les  journaux  de  ce  matin  publient  la  note  du  gouvernement 
russe  aux  diplomaties  alliées.  La  plupart  reprochent  à  M.  Miliou- 
koff  la  forme,  qn'ils  jugent  timide  et  ambiguë,  par  laquelle  il 
convie  les  Alliés  à  s'associer  à  la  Russie  dans  sa  politique  de 
renonciation  à  toute  annexion  et  contribution  de  guerre.  Il  est  à 
prévoir  que  les  partis  vont  en  tirer  occasion  pour  s'affirmer 
davantage  et  aussi,  hélas!  pour  se  ruer  les  uns  contre  les  autres 
et  risquer,  au  nom  de  la  paix  universelle,  de  nous  faire  choir 
dans  la  plus  inexpiable  de  toutes  les  guerres  :  la  guerre 
civile  I 

Déjà  les  colères  bouillonnent  ;  la  rue  s'agite  ;  on  y  dérlare 
le  gouvernement  traître  à  la  démocratie.  Hâtivement,  je  télé- 
phone à  l'un  des  membres  du  parti  travailliste  :  M.  Vodovozoff. 

Le  distingué  publiciste  revient  d'un  Congrès  de  paysans» 
tenu  dans  le  gouvernement  de  Novgorod. 

—  Eh  bien,  dis-je  en  l'abordant  :  la  situation  est  grave  I 

—  C'est  la  faute  de  MilioukofT.  Sa  note  est  d'un  doctrinaire 
qui  ne  comprend  rien  à  l'évolution.  Elle  marque  un  recul  sui 
la  déclaration  du  27  mars,  qui  a  posé  nettement  et  fait  connaître 
au  monde  les  buts  de  la  révolution  russe.  Nous  ne  voulons  ni 
des  Dardanelles,  ni  de  Constantinople,  et  l'erreur  de  M.  Miliou- 
kotr  a  été  de  rester,  notamment  sur  ce  point,  fidèle  à  la  poli- 
tique tsariste.  Partisans  de  la  politique  ouverte,  nous  deman- 
dons que  les  contrats  entre  la  Russie  et  ses  Alliés  soient  rendus 
publics.  Nous  remplaçons  le  mot  d'ordre  impérialiste  :  «  Jusqu'à 
la  victoire  complète  »  par  la  formule  :  «  Jusqu'à  la  libération  do 
tous  les  peuples,  »  —  sans  en  excepter  l'Allemagne.  La  victoire 
que  nous  voulons,  c'est  celle  des  démocraties  sur  leurs  oppres- 
seurs. Nous  ne  la  rechercherons  par  les  armes  qu'après  avoir 
acquis  la  douloureuse  certitude  qu'elle  ne  peut  être  obtenue 
autrement.  Gela  non  plus,  M.  Milioukolf  ne  paraît  pas  l'avoir 
compris...  Dans  ce  conllit,  comme  dans  tous  les  autres,  le 
dernier  mot  appartient  au  peuple  ! 

Ce  dernier  mot,  c'est  en  effet  à  la  rue  que  je  vais  le 
demander.  Elle  présente  l'aspect  fiévreux  des  jours  de  grande 
lutte.  Tout  le  peuple  y  est  déjà  descendu.  Des  attroupemens  se 


LA    RUSSIE    AU    BORD    DE    l'abÎME.  67 1 

forment.  A  certains  carrefours,  l'engorgement  est  tel  qu'il  faut 
louvoyer  pour  he  frayer  un  passage.  Pourtant,  la  première 
parole  entendue  est  un  appel  à  la  sagesse  et  à  la  modération. 
Un  soldat  crie  : 

—  Camarades,  au  nom  de  l'avenir  de  la  Russie,  restons 
fidèles  au  gouvernement  provisoire.  Provisoire;  il  est  provisoire, 
comprenez-vous?  Attendons  l'Assemblée  constituante,  c'est  elle 
qui  décidera  de  tout. 

Non  loin,  une  jeune  fille  en  cheveux  courts,  déclare  : 

—  Ecoulez  Lénine  ;  c'est  lui  seul  qui  a  raison! 

Le  reste  de  ses  paroles  se  perd  dans  les  prote-^tations  de  la 
foule.  Mais  un  homme  se  détache  du  groupe,  gesticulant  et 
indigné  : 

—  Ne  la  croyez  pas!  Ne  la  croyez  pas  !  Elle  ment  !  Elle  dit 
que  Lénine  sauvera  notre  Russie;  Nadia  Roussiia! 

Et  il  met  dans  ce  mot  une  expression  de  si  profond  amour 
que  les  larmes  m'en  viennent  aux  yeux  ! 

Vers  trois  heures,  nous  arrivons  sur  la  place  d'Isaac.  Au 
delà  du  square,  dans  l'immense  espace  quadrangulaire  dont  le 
palais  Marie  occupe  le  fond,  on  ne  distingue  qu'une  masse 
grouillante  et  un  rouge  frissonnement  de  drapeaux  au-dessus 
de  l'éclair  luisant  des  baïonnettes.  Ce  sont  les  régi  mens  de 
Finlande,  de  Pawlowsk,  de  Kexgolm  et  les  marins  du  2"  équi- 
p.Tgc  de  la  Baltique  sortis  de  leurs  casernes  sous  l'impulsion 
d'un  soldat  arrivé  d'Helsingfors  qui  manifestent  sous  les  fenêtres 
du  palais  où  siège  le  Comité  exécutif  du  gouvernement  provi- 
soire. Commencée  par  l'armée,  la  révolution  se  continue  sous 
la  menace  des  baïonnettes!  Cela  est  assez  conforme  aux  tradi- 
tions russes.  De  la  révolte  des  Strélitz  à  celle  des  régimens 
qu'eut  à  dompter  Nicolas  I"'  au  moment  de  son  avènement, 
l'histoire  de  la  Russie  abonde  en  mouvemens  militaires. 

Celui  du  27  février  n'est  devenu  une  révolution  que  par 
l'ampleur  que  lui  a  donnée  la  guerre.  Il  ne  peut  en  être  autre- 
ment dans  un  pays  qui,  depuis  Pierre  le  Grand,  reposait  sur  une 
organisation  militaire  dont  le  tsar  était  le  chef  suprême.  L'armée 
est  pour  ou  contre  ce  chef.  Si  elle  est  pour  lui,  le  peuple  tremble 
et  obéit;  si  elle  est  contre  lui,  la  foule  suit  l'armée,  —  ce  qui 
est  encore  une  forme  d'obéissance.  L'essai  de  révolution  popu- 
laire de  19Û0  a  été  une  illustration  de  cette  loi.  Fidèle,  l'armée 
a  maté   le   peuple  et   l'a   rendu    impuissant.   En  89,  c'est,  au 


67â  REVUE    DES    DÉUi    MONDÉS.) 

contraire,  la  grande  vague  populaire  qui  a  submergé  l'armée.! 
Depuis  sa  formation,  le  gouvernement  provisoire  n'a  eu  d'un 
gouvernement  que  le  nom.  En  réalité,  le  pouvoir  appartient  au 
<(  Conseil  des  délégués  des  ouvriers  et  des  soldats.  »  Faut-il  voir 
dans  la  manifestation  d'aujourd'hui  la  lutte  ouverte  entre  les 
deux  pouvoirs?...  La  sagesse  serait  de  mettre  un  terme  à  leur 
antagonisme  et  de  les  réunir. 

Avec  des  cris  et  des  huées,  cette  masse  en  armes  exige  la 
démission  du  ministre  des  Affaires  étrangères.  Les  inscriptions 
agressives  des  drapeaux  soulignent  leurs  démonstrations  ver- 
bales d'une  menace  sanglante  :  «  Doloï  Milioukofî!  »  «  A  bas  le 
gouvernement  provisoire  !  » 

Un  soldat  a  harangué  les  troupes.  La  foule  s'agite  et  mani- 
feste. Le  tumulte  est  à  son  comble.  Nous  nous  sentons  jetés,  pan- 
telans,  au  bord  d'un  abime  d'angoisses.  Le  gouvernement  pro- 
visoire se  soumcttra-t-il  à  la  brutale  injonction  de  l'armée?  Le 
Conseil  des  ouvriers  et  des  soldats  acceptera-t-il  le  lourd  fardeau 
du  pouvoir  à  l'heure  où  la  menace  de  la  guerre  civile  passe  en 
tourbillon  sur  nus  têtes?...  Le  tragique  de  la  grande  crise  révo- 
lutionnaire n'est  pas  encore  épuisé  !... 

Mais  voici  que  pareils  au  Deus  ex  machina  des  anciens, 
Skobelefî,  un  des  leaders  du  parti  socialiste,  accourt,  prononce 
des  paroles  de  concorde  et  d'apaisement;  Korniloff,  héros  jadis 
adoré  des  soldats,  fait  à  la  sagesse  de  l'armée  un  émouvant 
appel  :  «  Soldats,  citoyens,  entre  la  flotte  allemande  et  nous,  i' 
n'y  a  plus  qu'une  barrière  chaque  jour  diminuée  :  les  glaces  de 
la  Baltique.  Ne  nous  divisons  pas,  je  vous  en  conjure,  au  moment 
où  nous  allons  avoir  peut-être  à  fournir  le  plus  prodigieux  effort 
de  cette  guerre  pour  sauver  la  patrie  en  danger.  Soldats,  rentrez 
paisiblement  dans  vos  casernes  et  attcndez-y  les  ordres  du 
Conseil  des  délégués  des  ouvriers  et  soldats  et  les  miens!  »  On 
applaudit;  des  casquettes  et  des  bonnets  de  fourrure  s'agitent, 
les  drapeaux  frissonnent  au-dessus  des  têtes,  on  crie  :  «  Vive 
Korniloff  1  » 

Une  autre  scène  se  jouait  sur  la  Perspective  Newsky.  Des 
bureaux  de  la  Rouska  Volya  un  homme  était  sorti,  élevant  à 
bout  de  bras  un' drapeau  modeste.  A  la  hâte,  sur  l'étoffe  rouge, 
on  avait  écrit  :  «  Vive  Milioukolf  !  Confiance  au  gouvernement 
provisoire!  »  Par  les  allées  du  jardin  qui  s'arrondit  devant 
Notre-Dame  de  Kazan,  le  porte-drapeau  va  se  placer  au  sommet 


La    RUSSIE    AU    BORD    DE    l'aBIME.  673 

des  escaliers  qui  occupent  le  centre  de  la  colonnade  berni- 
nienne  (1). 

Une  foule  de  gens  le  suivent.  Officiers,  soldats,  marchands 
qui  ont  fermé  à  la  hâte  leurs  boutiques,  ouvriers  en  rupture 
d'usine,  bateliers  de  la  Neva,  étudians  et  étudiantes,  tout  ce  qui 
passe,  circule,  ondoie  à  toute  heure  du  jour  et  presque  de 
la  nuit  sur  cette  Newsky,  frémissante  et  passionnée  comme 
un  être  vivant. 

L'obligatoire  discours  entendu,  la  foule  se  forme  en  cortège, 
arrêtée  de  temps  à  autre  sur  son  parcours  par  un  orateur  juché 
sur  une  voiture  de  place  ou  qui  a  escaladé  les  marches  d'un 
padiezde  (2)...  On  traverse  le  canal  de  la  Fontanka,  après  s'être 
donné  comme  objectif  le  ministère  des  Affaires  étrangères,  sur 
la  place  du  Palais-d'Hiver. 

Mais  voici  qu'à  l'intersection  de  la  Newsky  et  de  la  Morskaia, 
les  deux  manifestations,  —  pour  et  contre  le  gouvernement 
provisoire,  —  se  rencontrent.  Une  bousculade  rapide  se  produit. 
Le  drapeau  de  la  manifestation  promilioukovienne  est  enlevé 
au  bout  des  baïonnettes  et  lacéré.  Un  autre  le  remplace,  bientôt 
lacéré  à  son  tour.  Cris  dans  la  foule.  Fuite  dans  toutes  les 
directions...  La  milice  parait...  Des  citoyens  de  bonne  volonté 
s'appliquent  à  rétablir  l'ordre.  On  se  donne  rendez-vous,  le  soir, 
à  la  place  du  palais  Marie. 

Et,  dans  la  clarté  prolongée  des  nuits  blanches  commen- 
çantes, puis  plus  tard,  à  la  lueur  indécise  des  globes  électriques, 
devant  les  fenêtres  éclairées  du  palais  où  le  gouvernement 
provisoire  a  repris  ses  séances,  la  grandiose  manifestation 
recommence.  Mais  les  régimens  ne  sont  pas  revenus.  Du  palais 
Marie  à  la  cathédrale  d'Isaac,  majestueusement  silhouettée  sur 
le  ciel,  l'immense  place  retentit  des  cris,  des  appels,  des  hourrahs 
échappés  à  plus  de  cent  mille  poitrines.  Plus  de  manifestations 
de  haine  ou  de  colère  :  rien  qu'une  attente  anxieuse  et  une 
vibrante  espérance.  Des  fenêtres  de  l'hôtel  Astoria  orientées 
vers  le  palais  Marie,  le  spectacle  est  extraordinaire.  Le  décor, 
la  foule,  la  montée  des  voix,  les  effluves  émanés  de  ces 
masses  en  ébullition,  sont  plus  grisans  que  les  fumées  de 
l'alcool.    On  croit  assister   à  quelque    formidable   poussée   du 

(1)  Notre-Dame   de  Kazan    est  une    copie    de   Saint-Pierre  de  Rome  dont  la 
double  colonnade  est  due  au  Bernin. 

(2)  Escalier  extérieur,  souvent  protégé  par  une  sorte  de  véranda. 

TOME    XL.    —    1917.  43 


674  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

peuple  dans  les  soirs  tumultueux  de  Ninive  ou  de  BabyloneI...i 
L'un  après  l'autre,  afin  de  calmer  cette  attente  qui  s'angoisse, 
les  ministres  paraissent  au  balcon.  GoutchkolY,  malade,  la  main 
appuyée  sur  son  cœur  pour  en  comprimer  les  battemens,  jette 
en  paroles  ardentes  son  âme  à  la  multitude...  Et  tout  à  coup, 
un  hourrah  formidable  retentit,  pareil  à  une  tempête  qui  passe 
sur  les  grands  chênes;  dans  la  foule  un  mouvement  se  produit, 
analogue  à  celui  des  vagues  au  temps  des  grandes  mare'es  :  c'est 
MilioukofF  que  la  foule  acclame  et  veut  voir,  et  veut  entendre. 
Le  ministre  proteste  de  la  bonne  foi  du  gouvernement  provi- 
soire, de  sa  propre  fidélité' a  la  cause  de  la  Révolution... 

Le  poids  tombe  qui  oppressait  encore  les  poitrines;  l'apai- 
sement se  fait.  On  éprouve  l'impression  d'avoir  échappé  par 
miracle  à  un  terrible  danger.  Longtemps  encore,  même  lorsque 
le  silence  s'est  fait  sur  les  balcons,  la  foule  s'attarde,  allégée 
et  murmurante,  heureuse  de  prolonger  en  elle  le  sentiment  des 
heures  inoubliables  qu'elle  a  vécues. 

LA  GARDE  ROUGE 

Malgré  la  rectification  à  la  note  du  20  avril,  publiée  par  le 
ministre  des  Affaires  étrangères  et  transmise  aux  gouvernemens 
alliés,  les  ouvriers  restent  dans  un  grand  état  d'effervescence. 
Les  usines  de  la  Baltique,  les  quartiers  populeux  de  Pétrograd- 
skaïa-Stérana  et  de  Viborg  fermentent  comme  aux  premières 
heures  de  la  révolution.  Les  «  camarades  »  se  montrent  mécontens 
non  seulement  du  gouvernement  provisoire,  dont  ils  traitent 
les  membres  de  «  droitiers  »  et  de  «  bourgeois,  »  mais  même 
du  Conseil,  qu'ils  ne  trouvent  pas  assez  disposé  à  les  suivre  dans 
leurs  exagérations.  Pourvus  des  fusils  volés  à  l'Arsenal,  recon- 
naissables  à  leur  brassard,  à  la  couleur  révolutionnaire,  ils  se 
sont  constitués  en  Garde  rouge,  moins  pour  protéger  la  popu- 
lation que  pour  la  terroriser.  En  vain  le  Conseil  a  décliné  leurs 
offres  d'assistance,  et  répondu  que  la  milice  suffisait  au  maintien 
de  l'ordre  dans  la  cité;  en  vain  leur  a-t-il  enjoint  de  venir 
déposer  leurs  armes,  ils  continuent  à  se  dresser,  menaçans. 
Des  armes,  et  surtout  des  grenades  à  mains,  disparaissent 
presque  journellement  de  l'Arsenal  ou  des  autres  usines  de 
munitions.  Récemment,  les  20  000  hommes  de  la  Garde  rouge 
ont  défilé  en  armes  dans  plusieurs  quartiers  de  Pétrograd,  afin 


LA    RUSSIE    AU    BORD    T)E    L  ABIME. 


675 


d'en  imposer  à  la  ville  par  un  déploiement  inattendu  de  leurs 
forces.  Le  bruit  court  qu'ils  se  sont  fabrique'  une  auto  blindée 
avec  un  camion  automobile.  On  a  peur  d'eux.  De  vagues  rumeurs 
annoncent  qu'ils  feront  une  démonstration  aujourd'hui. 

Journée  enfiévrée.  La  réconfortante  impression  produite 
par  la  déclaration  des  ministres  au  palais  Marie  s'efface  déjà. 
Je  reçois  quelques  visites.  Presque  toutes  sont  porteuses  de 
nouvelles  alarmantes  :  un  général  a  été  assassiné;  des  coups 
de  feu  ont  été  tirés  ce  matin  à  Pétrogradskaïa-Stérana;  le 
Conseil  même  n'est  plus  écouté;  la  Garde  rouge  parcourt  les 
quartiers  qui  avoisinent  la  Sadovaïa...  Plusieurs  personnes 
auraient  été  tuées... 

Je  n'ai  garde  de  tomber  dans  le  piège  de  ce  pessimisme. 
La  Russie  révolutionnaire  traverse  une  crise  :  elle  en  sortira. 
Milioukoff  saura  se  retirer  s'il  le  faut... 

Vers  quatre  heures  M.  Michel  arrive.  Je  n'attendais  que  lui 
pour  me  mêlera  la  foule  qui,  malgré  les  menaces  de  fusillade, 
s'est  remise  à  parcourir  les  rues.  J'ai  quitté  le  lointain  quartier 
où  j'ai  vécu  les  premiers  jours  de  la  révolution,  pour  m'établir 
dans  une  rue  perpendiculaire  à  la  Newsky  et  où  je  sens?  battre  de 
plus  près  le  cœur  de  la  grande  et  orageuse  cité.  En  trois  minutes, 
nous  atteignons  la  Perspective.  Moins  les  drapeaux,  elle  présente 
le  même  spectacle  que  la  veille.  Les  orateurs  y  continuent  leur 
propagande.  Et  je  songe  à  ce  qu'écrivait  le  marquis  de  Custine 
dans  son  livre,  trop  peu  lu,  La  Russie  en  1S39  :  «  Les  nations 
ne  sont  muettes  qu'un  temps  ;  tôt  ou  tard  le  jour  de  la  discussion 
se  lève  :  la  religion,  la  politique,  tout  parle,  tout  s'explique  à 
la  fin.  Or,  sitôt  que  la  parole  sera  rendue  à  ce  peuple  muselé, 
on  entendra  tant  de  disputes  que  le  monde  étonné  se  croira 
revenu  à  la  confusion  de  Babel.  »  Paroles  prophétiques!  Dès 
qu'il  a  touché  le  pavé  de  la  rue,  tout  homme,  ici,  se  mue  en 
orateur.  Ce  qui  me  surprend,  c'est  que  la  masse  sait  écouter. 
Point  d'interruption  brusque,  de  controverses  désordonnées  où 
chacun  n'entend  et  n'écoute  que  soi.  Ces  meetings  improvisés 
sont  à  la  fois  ardens  et  calmes,  comme  le  caractère  même  de 
ce  peuple  façonné  depuis  des  siècles  par  la  double  influence  du 
climat  et  de  l'obéissance. 

De  groupe  en  groupe,  nous  atteignons  Gostiny-Dvor.  Soudain, 
aussi  inattendue  qu'un  coup  de  tonnerre  dans  un  beau  ciel  d'été, 
une  fusillade  éclate  :  la  Garde  rouge  débouche  de  la  Sadovaïa; 


676 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


la  Garde  rouge  est  devant  nous!...  La  détonation  a  e'té  si  proche 
que  nous  avons  vu  briller  l'éclair  I  A  côté  de  M.Michel,  un  soldat 
tombe,  foudroyé.  Débandade  folle.  Avant  que  j'aie  eu  le  temps 
de  me  reconnaître,  je  suis  prise  sous  le  bras,  emportée  presque... 
Conscient  du  danger  que  nous  courons,  M.  Michel  m'a  saisie, 
et  m'entraîne,  et  m'emporte  hors  de  cette  fournaise  avec  toute 
la  force  de  ses  robustes  vingt  ans!  La  seconde  salvire  me  trouve 
à  l'abri,  dans  un  cinéma  tout  proche.  Mon  secrétaire  est  reparti. 
Mais  je  ne  suis  pas  seule.  En  un  instant,  le  hall  est  rempli. 
Les  grandes  glaces  des  murs  reflètent  des  visages  épouvantés 
d'hommes,  de  femmes  et  d'enfans.  On  entend  : 

—  Tirer  sur  une  foule  paisible  et  sans  armes  I  Quel  crime  ! . . . 
En   effet,  depuis  les  perquisitions   de  la  Grande  Semaine, 

rares  sont  ceux  qui  possèdent  encore  un  revolver. 

Une  petite  fille  que  la  foule  bousculante  a  séparée  de  sa 
mère  pleure  dans  un  coin. 

Deux,  trois  salves  encore,  puis  le  silence...  Silence  gros 
d'inquiétude...  La  porte  se  rouvre  :  on  apporte  les  blessés  et 
les  morts.  M.  Michel  est  parmi  les  porteurs.  11  tient  à  pleins 
bras  le  corps  abandonné  d'un  soldat.  Les  cheveux  grisonnent 
sur  les  tempes,  les  bras  pendent  lamentablement...  Un  peu  de 
sang  macule  la  joue...  Cinq,  six,  puis  sept  corps  ont  été  apportés 
ainsi...  Est-ce  le  bilan  de  la  journée?  Y  a-t-il  ailleurs  d'autres 
victimes? 

—  Rentrez  chez  vous,  madame,  exige  M.  Michel.  La  Garde 
rouge  est  encore  là  et  l'on  dit  qu'un  régiment  accourt  à  sa  ren- 
contre. Dieu  sait  ce  qui  va  se  passer  ici  ce  soir! 

—  Savez-vous,  lui  dis-je,  que  vous  venez  peut-être  de  me 
sauver  la  vie?... 

Michel  hausse  les  épaules  et  : 

—  Penh!  dit-il,  n'exagérez  pas  mon  mérite...  ni  le  vôtrel 
Puis  tandis  qu'il  m'emmène,  très  vite,  il  raconte  : 

—  Ce  sont  ceux  de  Poutiloff,  de  Lessner  et  de  Troubatchni 
qui  ont  fait  le  coup.  Lorsque  je  vous  ai  quittée,  j'étais  comme 
fou;  j'y  voyais  rouge;  j'aurais  voulu  tuer  ces  brutes...,  et  j'étais 
sans  armes.  Revenu  à  mon  point  de  départ,  j'ai  essuyé  une 
seconde  salve,  et  tout  à  coup  je  vois  ceci  :  un  soldat,  revolver  au 
poing,  s'élance  sous  le  feu  vers  les'  plus  proches  assaillans  et 
crie  :  «  Vous  êtes  des  brutes,  des  brutes!  On  ne  tire  pas  sur  une 
foule  sans  armes!  »  Autant  que  j'ai  pu  en  juger,  il  en  a  blessé 


LA    RUSSIE    AU    BORD    DE    L  ABIME. 


617 


deux  et  en  a  fait  reculer  un  grand  nombre.  On  l'a  entouré  et 
décoré  sur  place  de  la  croix  de  Saint-Georges.  Alors  j'ai  ramassé 
un  malheureux  soldat  mort,  et  je  suis  venu  vous  rejoindre. 
Et,  comme  nous  arrivons  devant  ma  porte  : 

—  Ne  sortez  pas,  madame,  je  reviendrai  ou  je  vous  télépho- 
nerai selon  les  événemens.  Ça  va  chauffer,  tout  à  l'heure... 

En  vain  j'insiste  pour  le  retenir  : 

—  Non,  non,  ma  place  est  là-bas.  Je  suis  milicien;  je  dois 
aider  au  rétablissement  de  l'ordre.  D'ailleurs,  vous  savez  bien 
que  les  balles  ne  peuvent  pas  m'atteindre... 

Car,  outre  qu'il  est  courageux,  Michel  a  foi  en  son  étoile I...1 

ON   DÉSERTE...  ON    FRATERNISE... 

Les  pires  nouvelles  nous  arrivent  du  front.  Pendant  les 
premières  semaines  de  la  Révolution,  les  officiers  ou  soldats 
qui  en  venaient,  délégués  par  leurs  camarades,  vantaient  le 
patriotisme,  la  fermeté  de  résolution  des  troupes.  Ils  faisaient 
entendre  des  paroles  de  sagesse,  des  appels  à  l'ordre  et  au  tra- 
vail. Les  divergences  politiques,  les  querelles  des  partis  les 
remplissaient  de  crainte  et  d'étonnement.  Peu  à  peu,  de  la  capi- 
tale, la  désagrégation  s'est  infiltrée  dans  les  villes  de  l'arrière 
et  a  gagné  le  front.  Certains  journaux,  comme  la  dangereuse 
Pravda,  répandus  dans  l'armée  par  centaines  de  mille,  y  ont 
semé  des  fermens  de  révolte  et  de  dissolution.  La  discipline  s'est 
relâchée;  on  a  commencé  à  organiser  des  meetings,  à  parler 
politique,  à  discuter  les  ordres  des  chefs... 

Puis  est  venue  la  question  du  partage  des  terres.  Se  faire 
tuer,  c'est  perdre  sa  part!  Alors,  la  nuit,  en  tapinois,  on  sort 
de  sa  tranchée  pour  se  reporter  un  peu  à  l'arrière,  de  crainte 
d'une  surprise.  Au  matin,  si  la  tranchée  est  libre,  on  la  réoc- 
cupe, tranquillement. 

Les  Allemands  ont  habilement  profité  de  cet  état  d'esprit. 
Après  leur  attaque  sur  le  Stokhod,  ils  ont  compris  que  mieux 
valait  laisser  les  Russes  en  paix.  La  Pravda  et  le  Diélo  Naroda  tra- 
vaillaient pour  eux.  Aussitôt  les  désertions  ont  commencé.  Pen- 
dant quelques  semaines,  les  trains  revenaient  chaque  jour  bondés 
de  soldats  qui  s'en  retournaient  au  village.  Les  toits,  les  wagons 
s'effondraient  sous  le  poids  de  ceux  qui  n'avaient  pu  trouver 
place  à  l'intérieur.  Des  hommes  ont  été  tués  ou  projetés  sur  la 


67S  BEVTE    DES    DEUX    MONDES- 

voie  au  passage  des  ponts.  A  l'heure  actuelle,  la  moyenne  des 
soldats  présens  sur  le  front  varie  entre  2  et  30  pour  100!...  Le 
nombre  des  déserteurs  s'élève  à  plusieurs  millions. 

Puis  les  fraternisations  sont  venues.  Après  V Appel  à  tous 
les  socialistes,  les  soldats  russes  ont  cru  à  la  pacification  univer- 
selle. Et,  certes,  ils  ne  demandaient  qu'à  y  croire!  Ils  étaient 
las  de  la  guerre,  las  comme  des  enfans  auxquels  on  a  imposé 
un  trop  grand  effort.  Depuis  trois  ans,  c'est  par  millions  qu'on 
les  jetait  dans  la  gueule  du  Moloch  allemand!  Certains  d'entre 
eux,  venus  de  quelque  tranquille  province  delà  Russie  centrale, 
poussés  sur  les  champs  de  bataille,  ignorans  et  étonnés,  ont 
fait  successivement  tous  les  fronts.  Ils  n'ont  quitté  les  neiges 
des  Karpathes  où  l'on  enfonce  jusqu'aux  épaules  que  pour  aller 
patauger  dans  les  marais  de  Pinsk  et  de  Riga,  ou  pour  gravir, 
le  ventre  vide,  les  infranchissables  montagnes  d'Erzeroum.  Qui 
dira  les  imméritées  souffrances  du  soldat  russe?  C'est  à  pleurer 
de  pitié  et  à  s'agenouiller  de  douleur!  Pendant  la  retraite  de 
Galicie,  faute  de  cartouches  et  d'obus,  ils  répondaient  au  ton- 
nerre formidable  des  canons  par  des  attaques  a  la  baïonnette; 
pendant  celle  de  Pologne,  n'ayant  même  plus  de  fusils,  ils  ra- 
massaient des  pierres  pour  les  jeter  aux  Allemands.  Lors  de  la 
brillante  offensive  de  Radko  Dmitrieff  (décembre  1916),  des 
compagnies  entières  se  sont  noyées,  la  nuit,  dans  la  boue  glacée 
des  marécages.  Il  y  a  quelques  mois  encore,  en  Russie,  le 
soldat  n'était  pas  un  homme,  mais  un  matériel  de  guerre.  A 
l'assaut  des  positions  fortifiées  on  le  jetait  par  masses  sur  les 
fils  de  fer  barbelés  :  le  terrain  nivelé,  les  armées  suivantes 
passaient  sur  les  corps!  O  sainte  et  héroïque  soumission  des 
armées  russes!...  Mourir  avec  de  telles  aggravations  de  dou- 
leurs, n'est-ce  pas  mourir  plusieurs  fois?... 

Et  voici  que  tout  à  coup,  à  ces  hommes,  à  ces  grands  enfans 
qui  ont  tant  souffert,  —  et  sans  savoir  pourquoi,  —  on  annonce 
la  liberté  et  la  paix!...  D'abord,  c'est  la  surprise,  le  doute;  puis 
une  sorte  de  délire  s'empare  d'eux;  ils  oublient  les  maux  passés, 
leur  cœur  déborde  d'amour  et  de  mansuétude.  Subjectifs,  ils 
prêtent  leurs  propres  sentimens  à  leurs  ennemis.  «  Comme 
nous,  sans  doute,  ils  se  battaient  à  contre-cœur  et  par  obéis- 
sance. Allégeons-les  vite  de  ce  fardeau;  déclarons-leur  que 
désormais  tous  les  hommes  sont  frères!...  »  Hélas!  c'est,  re- 
tournée, la  fable  du  Coq  et  du  Renard. 


LA    RUSSIE    AU    BORD    DE    l'aCÎME.  679 

Les  Allemands  n'ont  eu  garde  de  laisser  tomber  cette  avance 
naïve.  En  liàte  ils  constituent  des  régimens  de  fraternisation, 
forme's  d'hommes  parlant  plus  ou  moins  le  russe.  On  se  visite 
de  tranche'e  à  tranchée  ;  on  se  promène  au  milieu  des  réserves 
de  l'arrière  :  «  Entrez,  messieurs,  vous  êtes  chez  vous!  »  On 
échange  de  l'eau-de-vie  contre  du  pain,  de  la  viande  ou  du 
savon.  L'Allemand  ou  l'Autrichien  arrive,  pourvu  de  petits 
couteaux,  de  chaînes  de  montre,  toute  une  bimbeloterie  sem- 
blable à  celle  dont  nos  explorateurs  se  servent  pour  s'attirer 
l'amour  et  la  confiance  des  peuplades  nègres  du  Centre  africain  1 
Mais,  tout  en  offrant  ses  petits  cadeaux,  le  bon  Teuton  jette 
autour  de  lui  des  regards  attentifs. 

«  Pendant  que  les  régimens  russes  fraternisent  sur  le  front 
avec  les  Allemands,  écrit  un  artilleur  à  un  journal  de  Pétrograd, 
ceux-ci  s'avancent  jusqu'à  25  et  30  verstes  en  arrière,  relèvent 
les  plans  de  nos  fortifications  et  l'emplacement  de  notre  artil- 
lerie. Au  cours  d'une  bataille  récente,  toutes  les  batteries  du 
secteur,  si  bien  dissimulées  que  les  avions  allemands  n'avaient 
jamais  réussi  à  les  repérer,  ont  été  atteiiltes  par  les  canons 
ennemis.  Tei  est  le  résultat  de  ces  hypocrites  embrassades.  » 

—  En  elîot,  raconte  un  soldat  de  Galicie,  sur  notre  front 
on  fraternise.  Le  soir,  nous  nous  rencontrons  avec  les  Autri- 
chiens et  nous  causons  en  buvant  le  thé. 

—  On  ne  tire  donc  plus  là-bas  ? 

—  Mais  si  !  tous  les  jours.  Comment  ne  pas  tirer  lorsqu'on 
est  deux  armées,  face  à  face? 

—  Alors,  pendant  la  journéû  vous  vous  tuez  de  part  et 
d'autre  une  dizaine  d'hommes,  puis,  le  soir,  vous  vous  embras- 
sez et  vous  buvez  le  thé  ? 

—  Des  hommes?  Non,  non,  nous  n'en  tuons  pas  I  Nous 
tirons  contre  une  montagne,  les  Autrichiens  contre  une  autre, 
et,  le  soir,  on  boit  le  thé  ensemble...  Mais  comment  ne  pas  tirer 
quand  on  est  là  pour  ça? 

Une  sœur  de  charité  sort  de  chez  moi.  Elle  arrive  des  envi- 
rons de  Cernowiez. 

—  Eh  bien  !  lui  ai-je  demandé,  que  se  passe-t-il  dans  ce 
secteur  que  j'ai  vu  jadis  si  actif? 

—  Comme  ailleurs,  on  déserte,  on  fraternise.  Il  y  a 
quelques  jours,  j'ai  demandé  à  un  soldat  :  «  Est-ce  vrai  que,  toi 
aussi,  tu  veux  retourner   au   village?  —   Pourquoi    ne  pas  y 


68Ô  hEVUE    t)ES    UËUX   MONDÉS. 

retourner  puisqu'on  ne  se  battra  plus?  —  Mais  il  faut  se  battre, 
sans  quoi  les  Allemands  prendront  toutes  nos  terres.  —  Oh  ! 
pas  les  nôtres,  elles  sont  trop  loin  :  je  suis  du  gouvernement  de 
Riazan.  —  Tu  penses  à  toi...  Mais  les  autres...  Ceux  qui  sont 
des  gouvernemens  voisins,  des  Kitcliineff,  de  la  Petite-Russie?... 
—  Ah!  ceux-là,  a  répondu  le  soldat,  je  ne  les  empêche  pas  de 
se  battre  I   » 

Altruiste  et  fraternel,  le  soldat  russe  n'a  cependant  pas  la 
notion  de  la  solidarité  patriotique.,  Sous  la  férule  du  tsarisme, 
les  idées  simples  et  claires  que  tout  homme  normal  porte  en  soi 
se  sont  atrophiées  dans  l'âme  russe.  En  considérant  comme  un 
délit  politique  toute  tentative  de  groupement  des  masses  popu- 
laires, dans  un  pays  oii  le  climat,  la  constitution  géologique, 
l'énormité  des  distances,  font  de  l'éparpillement  et  de  l'isole- 
ment de  l'individu  comme  les  conditions  naturelles  de  la  vie, 
les  gouvernans  ont  réduit  le  peuple  à  une  sorte  de  poussière 
humaine,  à  un  système  mécanique  d'individus  juxtaposés  mais 
sans  cohésion.  Il  est  plus  facile  de  critiquer  le  peuple  russe 
que  de  le  comprendre.  Qui  le  comprend  l'excuse...  Pour 
un  paysan  russe  d'avant  la  guerre,  la  patrie  ce  n'était  pas 
l'ensemble  de  ces  villes  lointaines,  —  paradis  inaccessibles 
dont  souvent  il  ne  connaissait  pas  même  les  noms,  —  de 
ces  beautés  ou  de  ces  richesses  du  sol  dont  sa  vie  entière  suffi- 
sait à  peine  à  lui  faire  découvrir  une  parcelle,  de  ce  trésor  de 
productions  intellectuelles,  de  traditions  dont  il  ignorait  jus- 
qu'à l'existence  ;  la  patrie,  c'était  son  isba,  son  mir  (commune) 
et  par  delà,  son  tsar.  Le  tsar  tombé,  la  Russie  apparaît  comme 
un  grand  corps  sans  âme  prêt  pour  la  décomposition.  Si  la 
Révolution  ne  lui  rend  pas  cette  âme  dont  le  tsarisme  l'a  dépos- 
sédée peu  à  peu,  s'il  ne  se  rencontre  pas  un  être  assez  puissant, 
assez  inspiré  pour  lui  insuffler  le  sentiment  du  devoir  commun, 
pour  lui  forger  une  âme  collective,  rien  ne  peut  plus  la  sauver 
désormais.  Vouée  à  l'anarchie  et  à  l'incohérence,  elle  complétera 
de  ses  propres  mains,  par  le  morcellement  géographique, 
l'émiettement  moral  réalisé  par  ses  tsars.  C'est  le  cas  pour  elle^ 
de  faire  sienne  l'invocation  passionnée  de  notre  Musset  : 

Qui  de  nous,  qui  de  nous  va  devenir  un  dieu  ? 


LA    RUSSIE    AU    BORD    DE    l'aBÎME.  681 


L'APOGÉE  DE  LA  CRISE 

iMilioukolT  a  donné  sa  démission.  Le  gouvernement  ne  tar- 
dera pas  à  le  suivre.  Les  journaux  publient  une  lettre  du 
ministre  de  la  justice,  Kérensky,  et  une  déclaration  du  gouver- 
nement provisoire.  Les  uns  et  les  autres  demandent  au  peuple 
de  se  prononcer,  décidés  qu'ils  sont  à  se  retirer  s'ils  n'ont  pas 
toute  sa  confiance. 

La  situation  politique  extérieure,  qui  a  commencé  à  être 
inquiétante  il  y  a  quelques  jours,  avec  les  articles  de  Tchernoiï 
dans  le  Diélo  Naroda  (18  avril/1"  mai  et  suivans)  s'assombrit 
encore.  La  question  de  la  divulgation  des  traités  passionne 
l'opinion  publique.  Les  journaux  de  l'extrême  gauche  russe 
impriment  que  les  socialistes  anglais  et  français  sont  venus 
apporter  en  Russie  la  formule  impérialiste  :  «  La  guerre  jusqu'à 
la  victoire.  »  La  proposition  du  Conseil  des  ouvriers  et  soldats 
d'une  conférence  internationale  à  Stockholm  prend  de  plus  en 
plus  corps  et,  pour  ou  contre,  passionne  tous  les  esprits.  On 
suit  avec  une  émotion  fébrile  tout  ce  que  les  journaux  français 
ou  allemands  publient  à  ce  sujet. 

Le  mercredi  26  avril/9  mai,  j'ai  une  entrevue  à  THôtel  de 
l'Europe  avec  un  de  nos  socialistes,  M.  Lafont,  qui  revient  de 
visiter  les  troupes  du  front.  Je  le  trouve  fort  attristé.  Cependant, 
il  espère  que  la  démocratie  russe  se  reprendra.  Tout  ce  qui 
pense  ou  agit  à  Pétrograd  doit  aider  le  peuple  à  surmonter  la 
crise. 

''27  avriljlO  mai.  —  Séance  solennelle  au  palais  de  Tauride. 
Sur  la  proposition  de  M.  Rodzianko,  les  membres  vivans  des 
quatre  Doumas  ont  commémoré  le  onzième  anniversaire  de  leur 
réunion  en  Assemblée  législative.  Tous  les  représentans  des 
Alliés  étaient  présens  dans  la  loge  diplomatique.  MM.  Kérensky, 
Tsérételli,  d'autres  encore  ont  prononcé  de  vibrans  et  patrio- 
tiques discours.  M.  Skobeleff  a  déclaré  que  la  Douma  «  a  fait 
son  devoir  »  et  M.  Goutchkoff,  après  avoir  tracé  un  sombre 
tableau  de  la  situation  actuelle,  jette  cette  inquiétante  apos- 
trophe :  «  La  Russie  est  au  bord  de  l'abîme  et  en  péril  de 
mortl  » 

Cette  séance  sera  probablement  la  dernière  avant  la  réunion 
de  l'Assemblée  constituante. 


682 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Jeudi,  vendredi  et  samedi  on  agite  la  question  du  change- 
ment de  ministère.  Le  Conseil  des  délégués  des  ouvriers  et 
soldats  ainsi  que  les  extrêmes  gauches  s'opposent  à  la  forma- 
tien  d'un  ministère  coalisé.  La  tension  extérieure  augmente,  à 
propos  du  torpillage  du  Zara,  qui  transportait  les  socialistes 
russes.  Les  îsvestia,  organe  du  Conseil,  écrivent  qu'il  faut 
exiger  des  explications  de  l'Angleterre...  L'anarchie  règne  dans 
les  provinces  ;  on  pille,  on  tue  ;  le  partage  des  terres  a  com- 
mencé sur  plusieurs  points... 

Le  29  avril/13  mai,  la  Rouskia-Volya  publie  en  vitrine  un 
télégramme  de  son  correspondant  de  Paris,  sur  un  article  paru 
dans  un  grand  journal  du  soir  à  propos  du  Congrès  des  offi- 
ciers et  soldats  du  front  :  «  Que  penseraient  les  Russes,  si 
2  000  officiers  et  soldats  réunis  à  Paris  y  discutaient  la  cessa- 
tion ou  la  continuation  de  la  guerre?  »  Grande  émotion  qui, 
des  abords  de  \di  Rouskia-Volya,  sa  répand  aussitôt  dans  la  ville  : 
«  La  France  ne  veut  pas  nous  comprendre  !  Elle  en  est  encore 
à  cette  crainte  de  paix  séparée  dont  nous  n'avons  jamais  eu 
l'idée.  Ce  n'est  pas  la  cessation  de  la  guerre  que  l'on  discute  à 
Pétrograd  :  c'est  la  possibilité  d'une  paix  juste  et  équitable  pour 
tous,  faute  de  quoi  nous  continuerons  la  guerre.  Comment  les 
journaux  français  sont-ils  si  mal  renseignés  ou  si  peu  compré- 
hensifs?  »  Tels  sont  les  propos  que  l'on  entend  jusqu'à  une 
heure  avancée  de  la  nuit. 

Le  lendemain,  je  me  rends  au  Congrès  des  officiers  et  sol- 
dats du  front,  qui  siège  au  Palais  de  Tauride,  dans  la  salle  des 
séances  de  la  Douma. 

Comme  le  palais  s'est  démocratisé  !  Quelle  ne  serait  pas  la 
surprise  de  son  ancien  possesseur,  le  prince  Putemkine,  favori 
de  Catherine  II,  s'il  y  revenait!  Les  tableaux  qui  ornaient  le 
grand  vestibule,  le  portrait  du  tsar,  bref  tout  ce  qui  rappelait 
l'ancien  régime  a  disparu.  Sous  la  rotonde  où  trône  encore  le 
buste  du  prince,  sont  placées  des  tables,  d'apparence  très  démo- 
cratique. Derrière,  un  soldat  siège  et  vend  au  public  les  pros- 
pectus, les  brochures,  les  journaux  de  propagande  dont  elles 
sont  chargées.  Des  affiches  collées  aux  colonnes,  des  pancartes 
laquées  aux  murs,  rompent  très  peu  harmonieusement  l'ordon- 
nance des  lignes  architecturales.  Pourquoi  le  souci  de  l'art  et 
de  la  beauté  meurt-il  toujours  avec  l'avènement  des  démocra- 
ties? Oui,  je  sais,  les  démocraties  sont  houleuses,  mouvantes 


LA    RUSSIE    AU    BORD    DE    l'abÎME.i  683 

comme  la  vie,  et  pour  qui  sait  voir,  cela  est  de  l'art  aussi  ;  mais 
c'est  de  l'art  incohérent,  de  l'art  inachevé,  sans  forme,  sans 
ordre,  sans  harmonie,  c'est  moins  de  l'art  que  de  la  matière 
d'art.  Pour  que  cet  art  s'organise  il  faut  une  longue  initiation. 
L'initiation  achevée,  la  démocratie  bouillante  de  jadis  s'est 
assagie,  est  devenue  une  bourgeoisie  forcément  conservatrice... 
et  tout  est  à  recommencer!... 

J'entre  dans  la  salle  des  séances  au  moment  précis  oii  le 
ministre  de  la  Guerre  et  de  la  Marine,  Goutchkoff,  annonce  sa 
démission  :  «  Camarades,  officiers  et  soldats,  ce  n'est  plus  en 
ministre  que  je  viens  à  vous!  »  Minute  pathétique!  La  vaste 
érudition  militaire  de  M.  Goutchkoff,  ses  efforts  persévérans 
pour  moderniser  l'armée,  son  activité  parlementaire,  consacrée 
dès  le  début  de  la  guerre  aux  besoins  de  la  défense  nationale, 
sont  bien  connus.  Son  départ  apparaît  comme  une  catastrophe 
à  la  majorité  des  citoyens.  Le  déjà  ex-ministre  de  la  Guerre 
parle,  le  visage  un  peu  pâle  sous  la  barbe  grisonnante.  Il  parle 
de  son  œuvre  et  de  ce  qu'il  croit  être  le  devoir  actuel  de  l'armée. 
De  la  tribune  des  journalistes  où  je  suis, on  entend  fort  mal.  Je 
sors  de  la  sa-lle  pour  aller  occuper  une  place  au  haut  de  l'hémi- 
cycle. Déjà  la  nouvelle  de  la  démission  de  Goutchkoff  s'est 
répandue  dans  les  couloirs.  Des  soldats  groupés  la  commentent 
d'un  air  consterné.  Un  «  poilu  »  dont  les  boites  et  les  habits 
sont  encore  maculés  de  la  boue  des  tranchées  et  qui  porte  sous 
le  bras  un  énorme  paquet  de  feuilles  de  propagande  en  faveur 
de  l'action  patriotique,  hoche  tristement  la  tête  en  gémissant  ; 

—  Quel  malheur  !  Quel  malheur  ! 

Un  gradé,  entouré  d'une  dizaine  de  soldats,  donne  des  témoi 
gnages  d'une  violente  colère.  Je  m'approche.  Les  soldats  s'écar- 
tent. Je  me  trouve  face  à  face  ave€  le  gradé.  A  quelques  mots 
que  j'ai  prononcés,  il  a  reconnu  ma  nationalité. 

—  Vous  êtes  Française,  madame?  Eh  !  bien,  vous  pouvez  dire 
en  France  que  nous  sommes  rudement  malheureux...  Notre 
ministre  de  la  Guerre  !  Comprenez-vous  ?  Ils  l'ont  obligé  à  partir. 
C'est  du  propre!  Dieu  saitoù  nous  allons!...  Douraki!  Doiiraki! 
Douraki!  (Imbéciles)...  Et  voilà  les  Léninistes  à  présent. 

Le  partisan  et  ami  de  Lénine,  Zinovieff,  qui  a  traversé  l'Alle- 
magne avec  lui,  dans  le  fameux  wagon  plombé,  vient  d'entrer 
au  palais  de  Tauride.  Il  doit  y  prendre  la  parole  au  lieu  et  place 
de  son  chef  de  file,   retenu  ailleurs.  Je  me  hâte   de  regagner 


6S4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

riiémicycle,  suivie  par  mon  «  poilu  »  qui  fixe  sur  moi  de 
pauvres  bons  yeux  de  cliien  battu  et  continue  à  porter  sous  le 
bras  son  énorme  paquet  de  «  proclamations.  » 

GoutchkofT  a  quitté  la  salle,  qui  est  encore  tout  émue  de  son 
départ.  Visage  rasé,  cheveux  noirs  en  boucles,  un  homme  s'agite 
à  la  tribune,  cette  mémorable  tribune  de  la  Douma  où  les  voix 
de  Radzianko,  de  Milioukoff,  de  Choulguine,  de  Kérensky  ont 
fait  entendre,  du  début  de  la  guerre  à  la  Révolution,  de  si  ter- 
ribles vérités  et  ont  jeté  de  si  vibrans  appels. 

Pendant  près  d'une  heure,  aux  applaudissemens  nourris  de 
l'assistance^,  Zinovieff  tonne  contre  le  capitalisme,  le  milita- 
risme, l'impérialisme...  des  Alliés.  Ce  sont  toujours  les  mêmes 
sophismes,  cent  fois  entendus  et  habilement  mêlés  à  quelques 
vérités  fondamentales  destinées  à  les  faire  accepter.  Seuls  les 
Allemands  sortent  blancs  comme  neige  de  ce  terrible  réqui- 
sitoire. 

—  Comment  pouvez-vous  applaudir  ce  faux  pacifiste?  ai-je 
demandé  à  un  officier  assis  près  de  moi. 

—  Parce  qu'il  parle  bien,  mais  on  retient  de  son  discours 
ce  que  l'on  veut! 

Et  ils  le  croient!  Ils  s'illusionnent  assez  pour  se  croire 
capables  d'échapper  à  ces  pernicieuses  influences,  eux  si  faibles 
au  fond,  si  malléables,  nés  pour  devenir  la  proie  du  premier 
hortime  qui  se  sentirait  de  taille  à  leur  imposer  sa  volonté!... 

Brisée  d'émotions  je  n'ai  pas  le  courage  de  rentrer  chez  moi. 
Je  monte  chez  une  amie,  la  princesse  Guévolanié,  —  veuve  du 
député  géorgien  mort  récemment  sur  le  front  du  Caucase.  Les 
fenêtres  de  son  appartement,  tout  proche,  s'ouvrent  sur  les 
fenêtres  des  jardins  encore  dépouillés  du  palais  de  Tauride.  La 
neige  tombe  en  rafales,  tandis  que  chez  nous,  dans  les  jardins 
de  France,  tous  les  lilas  doivent  être  en  fleurs!... 

Un  des  neveux  de  la  princesse,  élève  d'une  école  militaire 
de  Pskoff,  annonce  que  les  Russes  évacuent  cette  ville  et  trans- 
portent tout  à  Novgorod.  Les  mêmes  mesures  ont  déjà  été  prises 
pour  Réval.  Allons-nous  voir  se  lever  les  jours  annoncés  par  le 
général  Korniloff"? 

La  princesse,  qui  fut  avec  son  mari  une  révolutionnaire 
d'avant  la  Révolution,  m'exprime  ses  craintes  sur  la  situation 
intérieure  et  extérieure.  Et  surtout  elle  me  parle  de  son  pays. 
Placée  par  la  confiance  de  ses  compatriotes  à  la  tête  du  Comité 


LA    RUSSIE    AU    BORD    DE    L  ABIME. 


68î> 


géorgien,  elle  est  en  communication  constante  avec  tout  ce  qu'il 
y  a  d'actif  dans  ce  pays  d'ancienne  civilisation  en  qui  la  poli- 
tique tsariste  de  russification  à  outrance  n'a  pas  réussi  à  étouffer 
le  patriotisme  et  l'amour  de  la  liberté. 

—  Jamais  la  situation  n'a  été  pire  pour  la  Géorgie,  me  dit 
la  princesse.  La  censure,  supprimée  dans  les  autres  villes  de  la 
Russie,  sévit  encore  plus  sévèrement  qu'autrefois  à  Tiflis.  Jamais 
la  vie  n'y  a  été  aussi  pénible  et  la  répression  du  moindre  délit 
aussi  rude.  Le  gouvernement,  qui  s'est  appuyé  sur  nous  jadis, 
redoute  maintenant  nos  tendances  séparatistes... 

Ne  m'a-t-on  pas  cité  quelque  part  ces  paroles  attribuées  au 
député  géorgien  Tchkhéidzé,  président  du  Conseil  des  ouvriers 
et  des  soldats  :  «  Qu'ai-je  à  faire  de  la  Géorgie?  Je  suis  citoyen 
du  monde  !  »  Car  déjà  l'Europe  ne  lui  suffit  plus  I 

ijii  mai.  —  La  démission  de  Goutchkoff  est  officiellement 
confirmée.  Kérensky  y  faisant  allusion,  dans  une  réunion  tenue 
au  ((  Comité  exécutif  des  ouvriers  et  soldats,  »  a  dit  que 
>(  M.  Goutchkoff  joue  dans  le  gouvernement  le  rôle  du  premier 
rat  qui,  au  moment  du  naufrage,  abandonne  le  navire!  » 

Les  démissions  se  succèdent  :  après  celle  de  Goutchkoff, 
voici  celle  du  général  Korniloff;  d'autres,  dit-on,  aussi  graves, 
se  préparent. 

Le  Conseil  des  ouvriers  et  soldats,  épouvanté  par  la  rapidité 
avec  laquelle  les  tendances  extrémistes  se  propagent  dans  le 
peuple,  semble  revenir  à  plus  de  sagesse.  Après  une  entente 
avec  le  gouvernement  provisoire,  il  vient  d'adresser  un  appel 
aux  officiers  et  soldats  du  front  en  leur  enjoignant  de  prendre 
l'offensive.  Mais  cet  ordre  vient  trop  tard;  le  mal  est  fait.  Les 
soldats  refusent  l'obéissance,  même  au  Conseil  1 

^//5  mai.  —  La  situation  s'aggrave  d'heure  en  heure.  Les 
généraux  Rouszky,  Broussiloff  et  Gourko  ont  déniissionné 
à  cause  de  l'indiscipline  des  troupes.  Un  drapeau  sur  lequel  on 
pouvait  lire  «  Vive  l'Allemagne  >»  a  osé  faire  son  apparition  dans 
la  rue.  Le  ministère  n'est  pas  formé  :  Goutchkoff  continue 
à  expédier  les  affaires  courantes.  Kérensky,  dans  un  discours 
prononcé  au  Congrès  des  officiers  et  soldats  du  front,  a  fait 
cet  aveu  navrant  :  «  Que  ne  suis-je  mort  pendant  les  belles 
journées  du  début  de  la  révolution?  Au  moins  j'aurais  emporté 
l'illusion  de  laisser  après  moi  «  un  peuple  libre,  »  tandis  que  je 
me  trouve  en  face  a  d'un  troupeau  d'esclaves  révoltés.  »  Cette. 


686 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


impression  du  grand  tribun  révolutionnaire  est  commune  à 
beaucoup  d'autres.  Tout  ce  qui  a  du  bon  sens,  même  parmi  le 
simple  peuple,  proteste  contre  les  tendances  extrémistes.  Des 
révolutionnaires,  des  intellectuels,  des  gens  qui  ont  souffert 
pour  le  triomphe  des  idées  libérales  en  sont  aujourd'hui  à  dire  : 

—  Que  ne  sommes-nous  morts  en  exil  ou  au  bagne?  Au 
moins  nous  aurions  pu  croire  jusqu'au  bout  que  notre  sacrifice 
avait  servi  la  cause  de  la  liberté.  Or  voici  que  la  liberté  est 
venue,  mais  elle  n'a  abouti  qu'à  l'anarchie  annonciatrice  de 
la  réaction. 

Depuis  deux  ou  trois  semaines,  on  n'écoule  plus  la  voix  de 
ceux  qui  furent  les  grands  apôtres  de  l'idée  révolutionnaire. 
Impérialistes,  Rodzianko,  Milioukoff,  Maklakoff,  les  libéraux  de 
la  première  heure  qui  forment  aujourd'hui  l'extrême  droite  de 
la  Révolution  !  Bourgeois,  l^lékhanoff,  Kropotkine,  tous  ceux  qui 
ayant  passé  leur  exil  dans  des  pays  libres  comme  la  Suisse,  la 
France  ou  l'Angleterre,  en  ont  rapporté  une  saine  conception 
de  la  liberté  1 

Le  ministre  socialiste  belge  M.  Vandervelde,  arrivé  depuis 
quelques  jours  à  Pétrograd,  a  prononcé  dans  la  grande  salle 
de  la  Douma  de  la  ville  un  éloquent  et  émouvant  discours 
qui  fait  le  contrepoids  aux  dangereuses  paroles  du  léniniste 
Zinovieff.  Le  surlendemain,  suivi  des  Belges  résidant  à  Pétro- 
grad, il  est  allé  au  Champ  de  Mars  rendre  hommage  aux  vic- 
times de  la  Révolution  russe.  D'autres  manifestans  avec  leurs 
drapeaux  se  sont  joints  à  lui. 

Comme  à  l'ordinaire,  des  meetings  isolés  se  forment  autour 
des  tombes,  des  conversations  s'engagent.  Un  officier  et  un 
voyenni-tchinovnik  (fonctionnaire  militaire)  s'appliquent  à  faire 
comprendre  à  des  soldats  la  nécessité  d'une  offensive  : 

. —  Au  nom  du  ciel,  frères,  comprenez  :  si  vous  faites  main- 
tenant une  offensive,  avant  trois  mois  la  guerre  sera  finie;  avant 
trois  mois,  certainement. 

Et  ils  reprennent  les  argumens  connus  :  disette  allemande, 
manque  de  soldats,  actuellement  si  peu  nombreux  sur  le  front 
russe,  et  que  grâce  à  l'offensive  franco-anglaise  on  ne  peut  faire 
revenir  du  front  occidental. 

—  Une  offensive?  Pour  quoi  faire?  répondent  les  soldats, 
puisque  nous  aurons  la  paix  quand  même.  Si  les  Allemands 
nous  attaquent,  nous  ne  los  laisserons  pas  entrer,  mais  nous 


LA    RUSSIE    AU    BORD    DE    l'aBÎME.  687 

ne  pouvons  pas  prendre  l'initiative,  après  avoir  déclare'  que 
nous  ne  consentirions  à  aucune  annexion.  Non,  non,  nous  ne 
le  pouvons  pas. 

Ailleurs  un  ouvrier  s'e'puise  en  reproches  sur  les  fraterni- 
sations. 

—  Eh!  comment  ne  pas  fraterniser  avec  les  Allemands 
quand  ils  nous  crient  :  «  Plus  de  guerre,  Russes,  plus  de 
guerre  !  » 

Ailleurs  un  soldat  proclame  : 

—  Maintenant  que  nous  avons  la  révolution,  ce  n'est  plus  le 
moment  de  s'occuper  de  la  guerre.  Les  affaires  intérieures, 
voilà  ce  qui  est  intéressant  pour  nous,  camarades.  Pourquoi 
marcherions-nous  contre  le  militarisme  allemand  et  pas  contre 
l'impérialisme  anglais  et  français? 

Quelqu'un  n'a-t-il  pas  répondu  l'autre  jour  k  un  marin  de 
la  mer  Noire  : 

—  Pourquoi  prendre  l'offensive  sur  le  front  allemand,  au 
lieu  de  la  prendre  sur  notre  propre  sol? 

Car  de  plus  en  plus  s'affirme  l'antagonisme  entre  le  travail 
et  le  capital. 

L'ANARCHIE  DANS  LES   VILLES.  —    LA  JACQUERIE 
DANS   LES    CAMPAGNES 

Las  d'avoir  parlé  sans  convaincre,  les  anarchistes  commen- 
cent à  agir.  Revenus  d'exil,  légers  d'argent  et  de  scrupules,  ils 
ont  jugé  que  le  plus  pressant  pour  eux  était  de  s'assurer  un 
gîte.  Lénine  leur  a  donné  l'exemple,  en  s'emparant,  comme 
l'on  sait,  du  palaie  de  M"'^  Ktchétinskaïa.  En  vain  la  célèbre 
danseuse  a  fait  appel  à  la  justice.  J'ignore  s'il  y  a  encore  «  des 
juges  à  Berlin,  »  mais,  à  voir  ce  qui  se  passe,  on  se  sent  dis- 
posé a  croire  que  la  race  en  est  disparue  à  Pétrograd. 

Encouragés  par  ce  résultat,  messieurs  les  anarchistes; 
auxquels  se  sont  joints  quelques  bandits  avérés  ont  pris  posses- 
sion du  palais  du  comte  de  Leuchtenberg.  Je  tiens  de  la  bouche 
d'une  des  proches  parentes  du  comte  le  récit  de  ce  glorieux 
fait  d'armes. 

—  Cela  fut  si  rapide,  qu'à  peine  avons-nous  eu  le  temps  de 
nous  rendre  compte  de  ce  qui  arrivait.  Les  anarchistes  envahis- 
saient toutes  les  pièces  et  aussitôt  chacun  s'emparait  de  ce  qui 


688  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

flattait  le  plus  son  regard,  et  en  estimait  le  prix.  Nous  n'avons 
pas  cherché  à  opposer  une  résistance  inutile.  Nous  avons  seule- 
ment supplié  quelques-uns  de  nos  aimables  visiteurs  de  nous 
revendre  ceux  des  souvenirs  auxquels  nous  tenions  le  plus.  Ils 
refusèrent.  Peut-être  notre  probité  leur  a-t-elle  paru  suspecte, 
et  nous  qnt-ils  jugés  capables  d'évaluer  ces  objets  au-dessous  de 
leur  valeur...  Tout  ce  qu'il  nous  a  été  permis  d'emporter,  c'est 
un.  petit  sac  à  main...  Encore  nous  sommes-nous  estimés 
heureux  de  nous  en  tirer  ainsi!... 

M.  Kharitonoff,  commissaire  du  rayon  de  Kholomensky  où 
se  trouve  le  palais,  est  un  bolchéviste,  ami  de  Lénine.  Lors- 
qu'on lui  annonça  que  les  anarchistes  avaient  pris  possession  du 
palais  Leuchtenberg,  il  se  hâta  d'aller,  se  réfugier  auprès  du 
chef  de  son  parti  afin  de  n'avoir  pas  à  sévir  contre  eux. 

Il  y  a  quelques  jours,  à  Lesnoï  (1),  j'ai  assisté  à  un  étrange 
spectacle.  Dans  le  jardin  d'une  villa,  des  sièges  du  plus  pur 
Louis  XV,  recouverts  de  Beauvais  ou  d'Aubusson,  étaient  dis- 
persés à  travers  les  allées  ou  dans  les  massifs  encore  encombrés 
de  neige.  Sur  l'un  des  fauteuils,  —  habitué  à  de  plus  délicats 
contacts,  —  un  tonneau  était  placé.  Debout  sur  ce  tonneau, 
un  homme  en  haranguait  d'autres!...  Cette  scène  de  vandalisme 
se  passait  dans  le  jardin  de  la  villa  Dournovo  que  les  anar- 
chistes avaient  daigné  trouver  à  leur  convenance.  Quelques 
jours  plus  tard,  la  villa  du  général  Dournovo  ainsi  occupée  est 
devenue  un  second  «  fort  Chabrol  »  autour  duquel  se  sont  livres 
de  véritables  combats. 

M.  Sakhanowsky,  chef  avéré  du  parti  anarchiste,  possède 
deux  villas  en  Finlande.  J'ignore  s'il  se  les  est  acquises  par  les 
mêmes  procédés  délicats... 

Le  district  deSchusselbourg,  avec  sa  forteresse,  dans  une  île 
du  Ladoga,  a  essayé  de  se  constituer  en  république.  La  tentative 
a  heureusement  été  réprimée.  A  Orianenbaiim,  les  pillages 
succèdent  aux  incendies;  l'autorité  locale  est  impuissante  à 
rétablir  l'ordre.  A  Nijni  Novgorod,  des  bandes  attaquent  les 
hôpitaux  de  guerre,  brisent  les  vitres  des  maisons,  détériorent 
les  cheminées.  Elles  exigent  la  fermeture  des  cinémas  ouverts 
pour  l'instruction  du  peuple.  «  Nous  n'avons  pas  besoin  d'ins- 
truction, disent  ces  forcenés,  nous  vivrons  bien  sans  cela  I  »  A 

(1)  Faubourg  de  Pétrograd. 


LA    RUSSIE    AU    BORD    DE    l'aBÎME.  689 

Kitchineff  des  troubles  agraires  ont  éclate.  Les  paysans  se  sont 
empare's  de  deux  plantations  de  tabac  et  ont  blesse'  les  gardiens 
à  coups  de  pied.  De  Sibérie  on  signale  des  troubles  sur  plusieurs 
points.  Les  propriétaires  de  Krasnoïarsk,  par  exemple,  reçoi- 
vent de  nombreuses  lettres  anonymes  où  on  les  menace  de 
brûler  leurs  maisons.  Les  pillages  provoquent  la  panique.  La 
population  n'ose  pas  dormir  la  nuit  dans  la  crainte  des 
incendies. 

((  Les  derniers  momens  sont  arrivés!  »  disent  les  paysans. 

Partout  des  incendies  s'allument,  l'anarchie  règne...  Les 
rumeurs  les  plus  invraisemblables  trouvent  des  oreilles  pour  les 
accueillir...  La  campagne  est  littéralement  «  assommée  »  par  la 
soudaineté  et  l'importance  démesurée  de  cette  révolution  qui 
dépasse  son  entendement.  On  est  terrifié...  Là-bas,  dans  la 
capitale  dont  bien  peu  se  font  une  idée  exacte,  quelque  chose 
d'effroyable  s'est  passé  qui  a  balayé  les  fondemens  séculaires  de 
la  vie  russe.  On  en  veut  à  cette  force  et  on  la  redoute.  Elle 
apparaît  comme  une  puissance  ténébreuse  contre  laquelle  on 
est  désarmé.  Même  l'arrivée  possible  de  l'Allemand  n'effraie 
plus.  On  va  jusqu'à  dire  que  ((  peut-être  ce  sera  mieux  avec  lui 
parce  qu'il  mettra  de  l'ordre.  »  Car  on  a  conscience  du  chaos 
dans  lequel  on  se  débat.  Les  soupçons  se  développent  jusqu'à  en 
^tre  maladifs... 

Un  beau  matin,  un  village  s'agite,  comme  une  ruche 
inquiète.  Le  peuple  court  vers  les  granges,  on  entend  des  voix 
animées,  des  cris...  Que  se  passe-t-il?...  Ceci  :  Derrière  les 
granges  il  y  a  un  groupe  d'individus.  Personne  ne  les  connaît. 
Ils  interrogent  les  femmes;  ils  demandent  à  chacun  compte  de 
ce  qu'il  possède.  Ils  ne  ressemblent  pas  à  des  Russes...  Certai- 
nement ce  sont  des  étrangers  venus  pour  s'approprier  le  blé... 
Des  voix  crient  :  «  Où  sont  donc  les  moujiksi...  Vite!  qu'ils 
prennent  des  haches  et  des  bâtons!  »  Et  voilà  le  village  en 
rumeur.  Or,  le  plus  souvent,  les  malheureux  contre  lesquels  le 
paysan  s'ameute  sont  ou  des  ouvriers  chargés  de  quelque  mis- 
sion technique,  ou  des  envoyés  du  gouvernement  pour  négocier 
l'achat  du  blé!  Il  est  vrai  que  certains  accapareurs  sans  scru- 
pules ont  plus  d'une  fois  spéculé  sur  l'ignorance  ou  la  timidité 
native  du  paysan!...  Et  maintenant  l'on  se  méfie. 

Le  paysan  refuse  de  vendre  son  blé,  car  il  a  peur  de  manquer 
de  pain.  La  grange  lourde  lui  fait  l'âme  légère.  Plus  à  l'aise 
TOME  XL.  —  1917.  44 


C90 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


depuis  qu'il  ri  cessé  de  boire  de  l'alcool,  il  consomme  volontiers 
ses  produits  au  lieu  de  les  vendre.  Il  y  gagne  de  ne  pas  fatiguer 
son  cheval  et  de  ne  pas  perdre  lui-même  deux  ou  trois  journées 
pour  porter  son  blé  à  telle  ou  telle  gare,  distante  parfois  de 
60  à  100  verstes.  Il  ne  tient  pas  à  recevoir  de  l'argent  dont  il  ne 
sait  que  faire.  Depuis  la  guerre,  *il  ne  trouve  à  acheter  aucun 
des  objets  qui  lui  sont  le  plus  indispensables,  tels  que  des 
clous,  des  fers  à  cheval,  des  ustensiles  de  ménage,  des  inslru- 
mens  agricoles...  Jadis,  c'était  surtout  l'Allemagne  qui  les  lui 
envoyait...  Un  matin,  on  voyait  arriver  dans  le  village  une 
britchka,  attelée  d'un  vigoureux  cheval.  Un  homme  en  descen- 
dait, lourd,  affable  et  loquace.  C'était  le  commis  voyageur  alle- 
mand !  Il  avait  de  tout  dans  sa  britchka  :  des  vis  et  des  essieux 
pour  les  charrettes  ;  des  fils,  des  aiguilles,  de  la  poterie  ou  de  la 
ferblanterie  pour  les  ménagères;  des  foulards  et  des  rubans 
pour  les  jeunes  filles,  et  jusqu'à  des  journaux  de  Pétrograd  ou 
de  Moscou  pour  le  staroste  (l'ancien  du  village.)  Et  tout  le 
monde  d'accourir!...  L'Allemand  n'était  pas  aimé,  maison  avait 
besoin  de  lui...  L'arrivée  de  la  britchka,  que  rien  n'a  remplacée, 
manque  au  village.  —  Cela  est  une  des  mille  leçons  de  la 
guerre  dont  nous  devrons  savoir  profiter  aussi. 

Dans  certaines  contrées  éloignées  de  la  Russie,  la  guerre  a 
fait  rétrograder  de  cent  ans  la  civilisation.  Ne  trouvant  plus 
d'étoffes  à  un  prix  raisonnable,  les  paysannes  se  sont  remises  à 
filer  la  toile  et  à  tisser  les  habits.  Les  vieux  métiers  ont  revu  le 
jour  et  l'on  entend  de  nouveau  au  fond  des  isbas  leur  ronron- 
nement monotone.  Faute  de  pétrole,  dont  l'expédition  dans  les 
villages  est  presque  arrêtée  par  suite  de  la  crise  des  transports, 
on  est  revenu  au  mode  d'éclairage  contemporain  d'Ivan  le 
Terrible  :  un  bout  de  bois,  fiché  entre  deux  des  rondins  qui 
forment  les  murs  de  la  chaumière,  et  que  l'on  remplace  toutes 
les  cinq  minutes.  Ne  pouvant  plus  se  procurer  de  souliers 
confectionnés,  on  s'est  remis  aux  chaussures  à  semelles  de  bois 
que  l'on  fabrique  soi-même,  et  l'on  revient  aux  ((  laptis  »  en 
écorce  de  bouleau  tressée,  dont  l'usage  commençait  à  se  perdre 
dans  de  nombreux  villages.  La  difficulté  qu'il  éprouve  à  se 
procurer  du  sucre  fait  aussi  que  le  paysan  refuse  de  vendre 
son  miel  dont  il  a  besoin  pour  sa  boisson  indispensable  :  le 
thé. 

Le  niveau  moral  qui  commençait  à  s'élever  parmi  les  pay- 


LA    RUSSIE    AU    BORD    DE    L  ABIME. 


G91 


sans  depuis  la  suppression  de  i'alcool  (1),  subit  de  nouveau  de 
terribles  flucluations.  On  délaisse  le  travail  ;  la  jeunesse  villa- 
geoise s'adonne  au  jeu,  chante  des  chansons  obscènes  et  emploie 
toutes  les  ruses  pour  se  procurer  de  l'alcool.  Les  déserteurs  qui 
rentrent  au  village  y  apportent  des  fermens  de  désordre  et  de 
démoralisation.  La«  houliganerie  »  (2)  qui  avait  presque  disparu 
refleurit  sous  le  prétexte  de  «  partage  des  terres.  »  On  saccage 
les  foins,  on  brûle  les  jeunes  pousses,  parfois  les  habitans  de 
deux  villages  voisins  se  jettent  sur  le  même  morceau  de  terre 
et  finissent  par  en  venir  aux  mains. 

Près  de  Mlsensk,  dans  la  Russie  centrale,  des  soldats  accom- 
pagnés de  sous-officiers  se  présentèrent  à  la  propriété  de 
M""^  Chérémétieff  sous  prétexte  de  rechercher  les  armes.  Le 
personnel  du  domaine  n'osa  pas  leur  opposer  de  résistance  et 
ils  visitèrent  la  maison  de  fond  en  comble.  Ayant  trouvé  du  vin 
dans  les  caves,  ils  s'enivrèrent,  et  aussitôt  le  pillage  commença. 
Les  paysans  des  villages  les  plus  proches  accoururent  pour  se 
joindre  à  eux.  La  garnison  de  Mtsensk  arriva  aussi  à  la  res- 
cousse et  prit  part  à  la  curée.  L'ensemble  des  vols  ou  des  dégâts 
s'éleva  à  1  millions  et  demi  de  roubles  (15  millions  de  francs). 

Son  œuvre  achevée,  la  troupe  avinée  se  rendit  à  la  distillerie 
de  Selesnieff,  située  à  trois  verstes  de  Mtsensk.  Une  foule  de 
5  00€  personnes  composée  de  soldats,  de  bandits  et  de  paysans 
s'y  trouvait  déjà  et  se  préparait  à  en  faire  le  siège.  Voyant  que 
tout  était  perdu,  quelqu'un  dont  on  n'a  pas  su  le  nom,  mais 
qui  appartenait  sans  doute  à  la  distillerie,  mit  le  feu  à  i'alcool. 
Cette  mesure  farouche,  à  la  Rostopchine,  sauva  en  partie  la 
propriété.  Soldats  et  paysans  se  jetèrent  alors  sur  une  autre 
distillerie  des  environs.  Il  fallut  un  régiment  d'artillerie  à 
cheval  venu  de  la  ville  d'Orel  pour  limiter  ces  redoutables 
troubles  agraires. 

De  véritables  scènes  de  sauvagerie  se  sont  déroulées  dans 
les  environs  de  Moscou.  Une  troupe  de  «  houligans  »  ayant 
envahi  un  village  pendant  la  nuit  et  voulant  s'emparer  d'une 
maison,  les  moujiks  s'assemblèrent  et  il  y  eut  un  échange  de 
coups  de  feu.  La  milice  de  Moscou,  arrivée  en  hâte,  poursuivit 
les  malfaiteurs  et  réussit  à  en  arrêter  quatre.  La  foule  surexcitée 
demanda  qu'on  lui  livrât  les  prisonniers.  Le  commissaire  essaya 

(1)  Voyez  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  1"  janvier  1917. 

(2)  Ibid. 


692  REVUE    DES    DEUX   MONDES.) 

vainement  de  calmer  l'effervescence.  Entouré,  presque  menacé 
à  son  tour,  il  ne  put  obtenir  qu'un  vote  à  main  levée  pour 
décider  si  les  prisonniers  devaient  être  livrés  à  la  foule  ou 
laissés  entre  ses  mains.  Le  premier  parti  l'emporta.  Aussitôt, 
les  paysans,  froidement  féroces,  se  jetèrent  sur  les  prisonniers 
et  les  battirent  jusqu'à  ce  que,  couverts  de  sang,  étendus  par 
terre,  ils  ne  donnassent  plus  signe  de  vie. 

Puis  on  prit  les  corps  et  on  les  jeta  sous  un  hangar.  Un  de 
ces  malheureux  ayant  repris  ses  sens,  la  foule  s'empara  d'eux 
de  nouveau,  les  battit  et  les  piétina.  Enfin,  un  soldat  s'élança 
vers  le  groupe  des  misérables  aux  trois  quarts  assommés  et, 
debout  sur  le  tas  de  chairs  tuméfiées,  se  mit  à  le  larder  de  coups 
de  baïonnette. 

L'esprit  s'arrête,  confondu,  devant  de  telles  horreurs.  Et 
cependant  le  peuple  russe  est  bon.  Mais  une  fois  l'ère  des  vio- 
lences et  des  représailles  ouvertes,  qui  pourra  en  fixer  les 
limites?  Et,  jusque  dans  les  campagnes,  c'est  presque  toujours 
l'arfnée  qui  entraîne  le  peuple. 

Les  vols  sont  devenus  si  fréquens  qu'on  n'éprouve  plus 
aucun  étonnement  à  lire  des  annonces  dans  le  genre  de  celle- 
ci,  cueillie  dans  le  journal  La  Reitch,  du  14  mai  1917  :  «  Je 
prie  la  personne  ayant  volé,  le  il  mai,  à  la  gare  Nicolas,  dans 
un  compartiment  de  wagons-lits,  un  sac  de  voyage  contenant  des 
choses  précieuses,  de  renvoyer  les  papiers  indispensables  à 
C adresse  suivante  :  Hôtel  de  l'Europe,  n°  27.  »  Le  cas  de  retour 
des  papiers,  même  sans  avis  dans  les  journaux,  est  assez  fré- 
quent lorsque  l'adresse  du  volé  tombe  sous  les  yeux  du 
voleur!... 

L'esprit  de  désordre  et  d'insubordination  a  franchi  même 
les  murs  des  cloîtres.  Dans  certains  couvens  de  femmes,  les 
religieuses  se  sont  révoltées  contre  les  règlemens  et  ont 
demandé  une  modification  profonde  des  statuts.  Les  popes,  mal 
payés, en  contact  journalier  avec  le  peuple,  se  sont,  en  général, 
montrés  favorables  à  la  Révolution.  Il  n'en  va  pas  de  même 
dans  les  monastères  pourvus  de  riches  prébendes  par  le  gou- 
vernement impérial.  A  Novgorod,  par  exemple,  les  religieuses 
ont  excité  la  population  contre  une  institutrice  envoyée  par  les 
zemstvos  pour  expliquer  la  Révolution  aux  paysans. 

Celles  de  Kazan,  qui  étaient  jadis  sous  la  protection  de  la 
grande-duchesse  Elisabeth,  sœur  de  la  tsarine,    ont   écrit  au 


LA    RUSSIE    AU    BORD    DE    L  ABIME. 


693 


Comité  exécutif  du  Conseil  des  ouvriers  et  soldats  pour  lui 
faire  savoir  qu'elles  étaient  affreusement  mal  nourries  et  dans 
la  plus  grande  misère. 

Chez  les  hommes,  même  désarroi,  compliqué  parfois  d'une 
fâcheuse  démoralisation.  Au  monastère  Daniloff,  qui  dépend  de 
l'archevêché  de  Moscou,  le  supérieur  a  refusé  de  lire  le  texte 
de  l'abdication  du  tsar.  Les  moines  se  sont  révoltés  et  ont 
invité  les  étudians  et  les  ouvriers  à  organiser  chez  eux  un 
meeting.  On  y  a  accusé  le  supérieur  d'avoir  été  l'homme  de 
Kaspoutine,  et  l'assemblée  a  voté  son  remplacement.  Mais  le 
nouveau  supérieur  nommé,  les  moines  ont  refusé  de  reconnaître 
son  autorité. 

Meetings  également  au  couvent  de  Daniel,  de  Moscou,  et 
pour  des  raisons  analogues. 

Tumulte  au  grand  couvent  de  Troïtska,  à  la  suite  d'une 
perquisition  entreprise  contre  la  littérature  excitatrice  des 
•pogroms  (meurtres  de  juifs  en  masse). 

Il  convient  de  ne  pas  généraliser.  Comme  les  popes,  les 
couvens  ont  donné  leur  adhésion  à  la  Révolution  et  au  gouver- 
nement provisoire,  et  il  est  encore  trop  tôt  pour  affirmer  ou 
infirmer  leur  sincérité.  Malheureusement,  l'alcool  joue  actuel- 
lement son  rôle  dans  ces  monastères  russes  qui  ne  furent  pas 
toujours  l'asile  de  la  piété  et  du  travail  1... 

LA  LETTRE  DE  M.  POURISHKIÉVITCH  —  UNE  ÉCLA.IRGIE 

Le  député  libéral  de  la  droite,  M.  Pourishkiévitch,  vient  de 
publier,  sous  la  forme  du  fameux  J'accuse  de  Zola,  une  lettre 
ouverte  «  aux  bolchéwiki  du  Conseil  des  délégués  des  ouvriers 
et  des  soldats  de  Pétrograd.  »  Aucun  journal  n'en  a  donné  la 
reproduction.  Elle  circule  secrètement,  sous  forme  de  feuilles 
imprimées  à  la  machine  à  écrire,  et,  vite  devenue  rare,  cer- 
tains de  ses  exemplaires  ont  été  payés  jusqu'à  cent  roubles.  J'ai 
eu  la  rare  bonne  fortune  d'en  avoir  un  pour  quelques  heures 
entre  les  mains  (1).  Cette  lettre,   ou  plutôt  ce  réquisitoire,   a 


(1)  J'ai  pu  également  me  procurer  le  texte  du  Pn'caz  n"  1  dont  il  a  été  parlé 
dans  mon  article  :  Lendemnin  de  révolulion,  et  i[ui  fut  la  cause  déterminante  du 
mouvement  de  révolte  et  d'indiscipline  contre  lequel  le  ministre  de  la  guerre, 
M.  Kérensky,  a  si  heureusement  réagi.  Ce  l'ricaz  est  tombé  presque  mystérieuse- 
ment entre  mes  mains.  Enlevé  au  ministère  de  la  guerre  par  un  olDcier,  il  a  été 


6t*4  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

pour  titre  :  «  Sans  visière  !  »  Entre  autres  chefs  d'accusation, 
on  y  relève  ceux-ci  : 

«  Je  vous  accuse,  dit  le  libelle,  de  ce  que  vous  osez  ruiner 
le  prestige  du  gouvernement  provisoire  aux  yeux  du  peuple. 
Ayant  établi  une  surveillance  et  un  contrôle  par  des  membres 
de  votre  milieu  qui  ne  sont  reconnus  par  personne  et  qui  n'ont 
pas  reçu  des  pouvoirs  de  tout  le  peuple,  vous  créez  l'anarchie 
en  Russie  en  faisant  germer  dans  une  foule  ignorante  l'idée 
que  notre  patrie  est  gouvernée  par  deux  pouvoirs  dont  l'un,  le 
gouvernement  provisoire,  doit  être  soupçonné  quant  a  la 
pureté  de  ses  intentions  et  la  sincérité  de  ses  projets,  et  dont 
l'autre,  serviteur  désintéressé  du  peuple,  le  conduira  vers  des 

envoyé  à  M""  Marylie  Markovitch,  et  porte  encore  la  déchirure  faite  par  le  clou 
qui  le  retenait  : 

1"  mars  1917. 

A  la  garnison  de  la  région  militaire  de  Pétrograd,  à  tous  les  soldats  de  la 
garde,  de  l'armée,  de  l'artillerie,  de  la  flotte  pour  exécution  immédiate  et  précise, 
et  aux  ouvriers  de  Pétrograd  à  titre  d'information. 

Le  Conseil  des  délégués  des  ouvriers  et  des  soldats  a  décidé  : 

1»  Dans  les  compagnies,  bataillons,  régimens,  parcs  d'artillerie,  batteries  et 
sur  les  navires  de  la  flotte  de  guerre,  élire  immédiatement  des  Comités  de  repré- 
sentans  choisis  parmi  les  militaires  de  grade  inférieur  des  corps  d'armée  précités. 

2"  Dans  toutes  les  unités  militaires  qui  n'ont  pas  encore  élu  leurs  représen- 
tans  au  Conseil  des  délégués  ouvriers,  choisir  un  représentant  par  chaque  com- 
pagnie qui  doit  se  présenter  avec  des  certificats  éci-its,  à  la  Douma  d'État,  à  dix 
heures  du  matin,  le  2  courant. 

'.]"  Dans  toutes  les  démarches  politiques,  l'unité  militaire  se  soumet  à  l'auto- 
rité du  Conseil  des  ouvriers  et  délégués  soldats  el  à  leur  Comité. 

4°  Les  ordres  de  la  Commission  militaire  de  la  Douma  d'Etat  ne  doivent  être 
exécutés  que  dans  les  cas  où  ils  ne  sont  pas  en  contradiction  avec  les  ordres  et 
les  décisions  du  Conseil  des  délégués,  ouvriers  et  soldats. 

5*  Toutes  sortes  d'armes,  telles  que  fusils,  mitrailleuses,  automobiles  blindées, 
etc.^  doivent  être  à  la  disposition  et  sous  le  contrôle  des  comités  de  compagnies 
et  de  bataillons  et,  dans  aucun  cas,  ne  doivent  être  remises  aux  officiers,  même 
sur  leurs  ordres. 

6"  Dcms  les  ranqs  et  dans  les  sei'vices  comtnandés,  les  soldats  soiit  obligés  d'ob- 
server la  plus  rigoureuse  discipline  militaire,  rnais,  hors  du  rang  et  du  service,  les 
soldats  dans  leur  vie  politique  civile  et  privée  ne  peuvent  en  rien  être  amoindris 
dans  l'exercice  des  droits  dont  jouissent  tous  les  citoyens.  Le  »  garde  à  vous,  »  le 
salut  militaire  obligatoire  hors  du  se)'vice  sonl  abolis  (1). 

1°  Également,  sont  supprimés  les  titres  à  l'adresse  des  officiers  :  Votre  Ex- 
cellence, Votre  Haute  Noblesse,  etc.,  qui  sont  remplacés  par  l'appellation  M.  le 
général,  M.  le  colonel,  etc.  Tout  traitement  grossier  envers  les  soldats  de  la  part 
de  n'importe  quel  gradé,  et  en  particulier  le  tutoiement,  est  interdit.  En  cas  de 
transgression  à  cet  ordre  et  de  malentendu  entre  officiers  et  soldats,  ces  derniers 
doivent  en  référer  au  Comité  des  compagnies. 

Le  Conseil  des  députés, 
des  ouviiers  et  des  soldats  de  Pétrograd. 
(l)  Souligné  daos  le  texte. 


LA    RUSSIE    AU    BORD    DE    L'aBÎME.  695 

fleuves  de  lait,  ayant  des  rives  de  kissel  (1),  — et  que  ce  pouvoir 
c'est  le  vôtre... 

«  Je  vous  accuse  de  ce  que,  n'étant  rien  autre  que  les  pléni- 
potentiaires d'un  groupe  d'ouvriers  de  Pétrograd,  vous  vous 
permettez  de  parler  au  nom  de  la  Russie... 

«  Je  vous  accuse  de  pervertir  coupablement  l'armée  à  l'heure 
même  où,  animée  par  la  conscience  de  la  grandeur  du  fait 
accompli,  elle  pourrait,  si  vous  n'aviez  pas  ébranlé  sa  disci- 
pline, offrir  au  monde  le  spectacle  d'une  grandeur  d'àme  inouïe 
et  de  la  valeur  militaire  du  peuple  russe,  —  ce  qui  aurait 
accéléré  la  fin  de  la  guerre  par  la  victoire  du  peuple  russe... 

«  Je  vous  accuse  de  saper  la  confiance  que  les  Alliés  ont  en 
nous  par  vos  discours  malintentionnés  et  d'appeler  le  peuple 
à  une  paix  prématurée  au  nom  des  idéaux  abstraits  et  de  l'union 
universelle  du  prolétariat,  provoquant  ainsi  une  réponse  iro- 
nique de  nos  ennemis  d'outre-frontière  qui  vivent  avec  la  seule 
pensée  qu'ils  sont  d'abord  une  nation  et  seulement  ensuite  les 
membres  de  la  grande  famille  du  prolétariat  international... 

«  Je  vous  accuse  de  ce  que,  poursuivant  ces  buts,  vous  dimi- 
nuez la  force  combative  de  l'armée  russe  en  donnant  à  chacun 
de  ses  membres  le  droit  de  s'ériger  en  juge  compétent  dans  les 
problèmes  de  la  lutte  historique  du  peuple  russe  et  d'accentuer 
ainsi  la  diversité  d'opinions  dans  les  rangs  de  l'armtte  qui  ne 
doit  avoir  qu'un  but  :  la  victoire,  laquelle  ne  peut  être  obtenue 
au  milieu  des  tentatives  des  diverses  unités  militaires  de  discus- 
sion des  ordres  venus  d'en  haut  ou  du  degré  de  leur  opportunité 
au  point  de  vue  de  l'offensive  ou  de  la  défensive.  » 

Une  détente  commence  à  se  faire.  Sous  l'impression  du 
spectre  du  danger,  il  y  a  partout  réveil.  Il  semble  que  l'ivresse 
commence  un  peu  à  se  dissiper.  Les  comités  de  régimens  et 
toutes  sortes  de  réunions  de  soldats  adoptent  des  ordres  du  jour 
blâmant  les  fraternisations  sur  le  front  et  appelant  les  soldats  à 
la  discipline.  Les  pourparlers  pour  la  reconstitution  du  gouver- 
nement sont  sur  le  point  d'aboutir.  Les  entrevues  entre  le  Comité 
exécutif  des  ouvriers  et  soldats  ont  amené  un  accord  sur  la 
question  de  principe.  Même  l'entente  s'est  faite  sur  les  noms. 

(1)  Mets  favori  du  peuple  russe. 


696  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

M.  Albert  Thomas  suit  de  très  près  ce  qui  se  passe  et  prend 
part  aux  pourparlers.  Il  s'est  concilié  beaucoup  de  sympathies 
à  Pétrograd  et  y  jouit  d'une  grande  autorité  morale. 

Le  projet  de  conférence  de  Stockholm  vient  d'entrer  dans  une 
phase  nouvelle  plus  apaisante.  M.  Tchkhéidzé,  président  du 
Conseil  des  ouvriers  et  des  soldats,  a  reçu  une  lettre  de 
M.  Mœring,  un  des  vieux  chefs  du  socialisme  allemand.  L'ancien 
leader  déclare  qu'il  ne  participera  pas  au  Congrès.  Il  croit  pou- 
voir faire  la  même  déclaration  au  nom  de  l'aile  gauche  interna- 
tionaliste des  socialistes  allemands  et  pense  que  ses  amis  incar- 
cérés, Liebknecht  et  Rosa  Luxembourg,  se  seraient  abstenus 
également  s'ils  avaient  été  libres.  M.  Mœring  considère  M.  Schci- 
demann,  qui  doit  se  trouver  à  la  tète  de  la  délégation  allemande, 
et  son  groupe  comme  des  agens  du  gouvernement  allemand, 
et  cela  justifie  et  motive  son  abstention. 

Cette  lettre,  reçue  quelques  jours  plus  tôt  à  Pétrograd,  y 
aurait  fait  sensation  et  aurait  probablement  déterminé  les  socia- 
listes russes  à  s'abstenir.  Mais  elle  arrive  en  même  temps  que 
l'annonce  d'un  changement  de  programme  qui  doit,  parait-il, 
modifier  considérablement  l'aspect  du  Congrès  :  cette  nouvelle 
orientation  de  la  conférence  n'est  pas  encore  connue. 

M.  Moutet  revient  du  front  et  se  prépare  à  rentrer  à  Paris. 
Je  vais  le  voir.  MM.  Cachin,  Claude  Anet,  Soldatenko  sont  auprès 
de  lui.  Tout  en  disposant  chemises  et  faux  cols  dans  sa  valise, 
le  député  socialiste  nous  fait  part  de  ses  dernières  impressions. 
Politiquement,  elles  sont  plutôt  bonnes.  La  délégation  française 
a  eu  de  longs  entretiens  avec  le  Conseil  et  doit  se  rencontrer 
de  nouveau  avec  lui  cette  nuit.  Déjà  on  est  d'accord  sur  presque 
tous  les  points...  La  Russie  n'est  pas  si  profondément  atteinte 
quo  les  apparences  le  font  craindre.  Elle  possède  des  hommes 
qui  ont  une  compréhension  profonde  de  la  situation.  Il  faut 
espérer  en  eux. 

On  attend  pour  demain  la  solution  de  la  crise  gouvernemen- 
tale. Nous  saluons  avec  un  grand  élan  d'espérance  cette  éclaircie 
dans  le  ciel  si  sombre  de  ces  derniers  jours. 

Marylie  Markovitch. 


I 


REVUE  LITTÉRAIRE 


NOUVEAUX  ESSAIS  DE  THÉODORE  DE  BANVILLE  (1) 


C'est  une  pieuse  et  charmante  idée  qu'a  eue  M.  Victor  Barru- 
cand  d'aller  chercher  dans  la  collection  de  vieux  journaux,  —  le 
National,  le  Dix  Décembre,  le  Pouvoir,  le  Paris,  V Artiste,  le  Nain 
jaune,  —  les  articles  qu'y  donnait,  jetait  et  perdait  le  poète  des 
Exilés.  Sans  doute  faudra-t-il  qu'un  service  pareil  soit  rendu  à  la 
renommée  de  quelques  autres  écrivains  qui,  de  même  que  Banville 
et  plus  que  lui,  ont  subi  l'obligation  de  gaspiller  ainsi  leur  génie  ou 
leur  talent.  Génie  ou  talent  gaspillé,  dira  t-on,  ce  n'est  rien  ?  C'est  au 
moins  une  pathétique  aventure  ;  et  l'occasion  de  rêver  assez  triste- 
ment sur  les  conditions  nouvelles  de  la  littérature  et  de  la  poésie.  Le 
«  métier  de  faire  un  hvre  »  devient,  pour  beaucoup  d'écrivains,  le 
passe-temps,  les  vacances,  la  récompense  d'un  lourd  labeur  quoti- 
dien, depuis  que  les  arts  divers  ont  à  payer  de  maintes  servitudes  la 
lierté  de  leur  indépendance.  Le  protecteur  des  lettres  aujourd'hui,  le 
mécène,  le  grand  seigneur  opulent  et  capricieux,  —  le  public,  —  a  de 
l'exigence  ;  et  Ion  ne  s'acquitte  pas,  auprès  de  lui,  avec  une  flatteuse 
dédicace  :  il  veut  de  la  copie,  et  tous  les  jours. 

Les  conditions  nouvelles  delà  littérature  ont  eu,  comme  tous 
changemens  humains,  des  conséquences  bonnes  ou  non,  des  consé- 
quences de  vertus  et  de  vices.  Laissons  les  vices;  on  ne  les  voit  que 
trop  :  jamais  un  grand  seigneur  d'ancien  régime  n'a  été  (lagorné  à  la 
première  page  d'un  livre  au  point  où  l'est  maintenant  le  public,  et  tout 

(1)  Critiquer,  par  Théodore  de  Banville,  choix  et  préface  de  Victor  Barru- 
cand  (Bibliothèque-Charpentier):  du  môme  auteur,  Mes  Souvenirs,  Lettres  cliimé- 
riques,  l'aria  vécu,  —  «  Petites  études,  »  —  (même  éditeur). 


698 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


au  long  de  certaines  œuvres  complètes.  Quant  aux  vertus  de  la  pro- 
fession, que  l'on  veuille  relire,  dans  les  Pages  de  critique  et  de  doc- 
trine, le  poignant  chapitre  que  Bourget  consacre  à  Théophile  Gautier. 
Celui-là,  «  Celhni  de  la  prose  et  des  vers,  »  a  porté  un  lourd  fardeau; 
et,  par  les  mémoires,  —  le  Collier  des  jours,  de  M"""  Judith  Gautier, 
les  Souvenirs  de  M.  Emile  Bergerat,  —  l'on  sait  qu'il  a  dû  geindre  de 
fatigue.  Assez  tard  dans  sa  vie,  et  quand  il  était  l'auteur  de  la  Comé- 
die de  la  mort  et  d'Fspnna,  d'Émaux  et  Camées,  de  Mademoiselle  de 
Maupin,  de  la  Morte  amoureuse ,  —  «  autant  de  merveilles,  et  ce  n'est 
qu'une  très  petite  partie  de  son  œuvre,  »  —  il  accomplissait  encore, 
et  n'y  pouvait  manquer,  sa  tâche  de  feuilletoniste  et  de  salonnier,  sa 
tâche  depubliciste.  Poète  et  l'un  des  plus  parfaits,  il  assistait,  et  ne 
pouvait  s'y  refuser,  à  tout  le  vain  trémoussement  du  théâtre  ;  et  il  a 
risqué  cette  confidence,  un  jour  :  «  C'est  un  art  si  abject,  le  théâtre, 
si  grossier  !  »  Il  disait  :  «  L'odeur  de  l'encre  de  l'imprimerie,  il  n'y  a 
plus  que  cela  qui  me  fasse  marcher;  »  et  il  disait  encore  :  «  Je  ne 
travaille  qu-'oM  Moniteur,  et  à  l'imprimerie.  On  mïmprime  à  mesure... 
Et  ça  m'ennuie  ;  ça  m'a  toujours  ennuyé,  d'écrire  !...  »  Évidemment, 
on  l'engageait  à  se  reposer.  En  186S,  à  citiquaule-sept  ans,  il  répon- 
dait :  '(  J'ai  trois  louis  sur  moi  et  il  y  a  cent  quarante  francs  à  la 
maison...  Si  j'avais  le  malheur  d'être  malade  quinze  jours,  ça  irait 
encore,  en  déménageant.  Si  la  maladie  durait  si.\  semaines,  il  faudrait 
que  j'aille  à  l'hospice  Dubois,  comme  les  autres...  »  Il  ajoutait,  et 
voici  tout  son  chagrin  :  «  C'est  peut-être  le  pain  sur  la  planche  qui 
m'a  manqué  pour  être  l'un  des  quatre  grands  noms  du  siècle.  Mais,  la 
pâtée  !...  »  Ces  aveux-là  ne  sont  pas  dans  son  œuvre.  On  a  bien  fait, 
d'ailleurs,  de  les  noter  :  ils  donnent  à  son  œuvre,  où  il  ne  daigne  pas 
se  plaindre,  une  signification  de  souffrance,  de  courage  et  de  bel 
orgueil.  Ce  qu'il  a  enduré,  s'il  en  admet  le  souvenir  en  son  poème, 
tourne  à  un  badinage  de  sourire  momentané  : 

Mes  colonnes  sont  alignées 
Au  portique  du  feuilleton. 
Elles  supportent,  résignées, 
Du  journal  le  pesant  fronton... 

«  Jusqu'à  lundi  je  suis  mon  maître...  »  Il  ne  songe  plus  qu'à  s'enivrer 
«  du  vin  de  sa  propre  pensée,  »  du  vin  que  «  répand  la  grappe  de  son 
cœur,  »  écrasée  par  la  vie.  Les  petits  vers  du  poème  intitulé  Après  le 
feuilleton  dansent  avec  une'  allégresse  blessée  et  menacée. 

Théodore  de  Banville  a  été  feuilletoniste  dès  la  vingt-cinquième 


REVUE    LITTÉRAIRE.  6ÎHf 

année  jusqu'à  la  soixantième  à  peu  près.  Ce  ne  sont  pas  tous  ses 
feuilletons  qua  recueillis  M.  Victor  Barrucand  :  seulement  quelques- 
uns  d'entre  eux  et  des  passages,  très  bien  choisis,  de  beaucoup 
d'autres.  Tout  d'abord,  le  lecteur  éprouvera  de  l'impatience,  il  me 
semble,  à  ne  guère  savoir  ce  qui  fut  l'occasion  de  ces  pages.  Home, 
quatorze  tableaux,  par  Ferdinand  Laloue  et  Fabrice  Labrousse  ; 
Richelieu,  drame  en  cinq  actes  et  en  vers,  de  Félix  PeClon  ;  et  même 
la  Sapho  de  Philoxène  Boyer  :  tout  cela  est  tombé  dans  Toubli  à  tout 
jamais.  Pareillement,  plusieurs  célébrités  du  jour,  ou  de  la  nuit,  que 
Banville  saluait  ou  vilipendait.  Pareillement,  la  quantité  des  anec- 
dotes qui  furent  le  scandale  ou  bien  l'enthousiasme  d'un  instant  et 
qui  servirent  de  prétexte  au  chroniqueur.  Peut-être  fallait-il  ajouter 
à  la  chronique  de  Banville  un  commentaire  et,  à  coup  sûr,  délicieux 
si  on  l'eût  fait,  comme  celui  des  Odes  funamfmlesques ,  si  job,  drôle  et 
cependant  funèbre.  Il  y  a  plaisir  et  petite  revanche,  à  disputer  à 
l'oubli  un  peu  de  ce  qu'il  réclame  et  prend  vite,  à  voler  ce  voleur  et 
à  lui  arracher  ne  fût-ce  que  «  Néraut,  Tassin  et  Grédelu,  »  comédiens 
honnêtes  et  qui  jouaient  les  seconds  rôles  à  la  Porte-Saint- Martin 
«  du  temps  de  la  féerie  et  des  frères  Cogniard  ;  »  leurs  noms  étaient 
au  bout  de, l'affiche  tous  les  soirs  et,  comme  «  le  triolet  venait  de 
renaître,  »  leurs  noms  que  le  hasard  avait  rythmés  passèrent  à  de 
légers  poèmes  qui  ne  sont  pas  encore  anéantis  et  qui  préservent  leur 
fragile  gloire.  Peut-être  aussi,  en  laissant  morts  et  mystérieux  les 
cinq  actes  et  envers  de  FéUx  Peillon,les  quatorze  tableaux  et  romains 
de  Fabrice  Labrousse  et  Ferdinand  Laloue,  accuse-t-on  la  futihté  de 
ces  travaux  terriblement  forcés  auxquels  avait  à  consentir  le  poète. 
Lui  pourtant  ne  se  lamente  ou  ne  s'indigne  pas.  11  n'est  point  en 
colère  et  plutôt  rirait,  et  ne  se  venge  pas  sans  gaieté,  si  le  Palais- 
Royal,  le  3  août  1869,  l'a  convoqué  pour  On  demande  des  ingéyiues, 
comédie  de  Bernard  et  Grange,  mais  qu'il  intitule,  au  feuilleton  du 
National,  «  comédie  par  M""*  X...,  couturière.  M""  Blanche  d'Antigny, 
MM.  Eugène  Grange  et  Victor  Bernard.  »  Il  commence  :  «  La  robe 
est  une  merveille!...  »  Il  insiste  et  la  compare,  cette  robe,  pour  la 
couleur,  aux  vagues  de  la  mer  et  au  vêtement  que  le  grand  Ingres  a 
donné  à  son  Odyssée,  et  pour  la  forme  aux  «  draperies  que  fait 
frémir  et  bouffer  en  petits  flots  l'amoureuse  fantaisie  de  Glodion  :  » 
voilà  pour  l'auteur  principal  de  cette  comédie,  la  couturière.  Puis, 
deuxième  auteur,  M^'"  d'Antigny  :  «  une  femme  de  Rubens;  et  c'est, 
en  effet,  dans  ce  goût  que  le  maître  d'Anvers  pétrissait  de  hs  et 
d'écarlate  ses  grandes  Nymphes  et  les    Néréides  aux  robustes  poi- 


700  REVUE  DES  DEUX  MONDBS.i 

trines  auxquelles  il  confiait  le  soin  de  conduire  le  navire  où  vof^ue 
Marie  de  Médicis.  »  Magnifiquement  belle,  sous  la  robe  qu'on  eût  dite 
peinte  par  Ingres  et  modelée  par  Clodion  ;  plus  belle  encore  sans  la 
robe  et  seulement  vêtue,  l'acte  suivant,  d'un  peignoir  «  qui  semble 
une  nuée  tramée,  —  déchevelée,  les  épaules  nues,  aimable,  souriante, 
ayant  tout  promis  et  tenant  plus  qu'elle  n'a  promis...  »  Enfin,  les 
auteurs,  MM.  Bernard  et  Grange  :  «  La  belle  fille  sourit  du  regard, 
les  flammes  de  la  rampe  se  reflètent  dans  ses  dents  blanches  ;  ou 
applaudit  à  tout  rompre  MM.  Eugène  Grange  et  Victor  Bernard.  Quoi  ! 
cela  aussi,  ils  l'ont  fait?  La  robe, les  diamans,  le  chapeau, je  le  voulais 
bien  ;  mais  tout  cela,  tout  ce  que  montre  à  présent  Blanche  d'Ântigny, 
se  peut-il  que  ce  soit  aussi  eux  qui  l'aient  fait?  Dans  ce  cas,  on 
aurait  bien  manqué  de  prévision  en  ne  leur  confiant  pas  l'exécution 
des  groupes  du  nouvel  Opéra!  »  Banville  est  un  excellent  critique  dra- 
matique :  il  sait  raconter  une  pièce  et  la  juger. 

Regrette-t-il  le  temps  qu'il  perd  ainsi?  Je  ne  sais.  Il  a  tant  de  grâce 
aimable  et  d'enjouement  !  Presque  toujours,  il  a  bien  l'air  de 
s'amuser,  avec  indulgence  ou  avec  politesse.  En  outre,  sans  pédan- 
tisme  aucun,  sans  morgue  magistrale  et  sans  la  dérisoire  brutalité  de 
nos  doctrinaires  ou  partisans,  ce  poète  dévoue  aux  Muses  tout  son 
efîort  très  attentif  et  scrupuleux.  Il  veille  autour  d'elles.  Il  est  là  pour 
empêcher  que  l'on  n'aille  à  confondre  avec  la  littérature  les  séduc- 
tions d'une  autre  sorte  qui  valent  à  MM.  Bernard  et  Grange  la  faveur 
publique  et  pour  empêcher  que  l'on  n'appelle  poésie  les  vers  de 
M.  Scribe,  sa  bête  noire.  Le  pauvre  poète  des  Huguenots,  comme  il  le 
taquine,  dans  le  Petit  traité  de  Poésie  firmcaise  !  «  M.  Scribe  avait  reçu 
le  don  de  ne  pas  rimer;  il  le  posséda  jusqu'au  miracle...  »  Et  Ban- 
ville ne  voit  qu'un  autre  poète  à  lui  comparer,  pour  ce  don  mira- 
culeux :  c'est  Voltaire.  Il  y  a  de  plus  fâcheuses  compagnies  !  Dès 
■1849,  Banville  examinait  l'art  de  M.  Scribe,  son  art  et  sa  pensée. 
Mais,  la  pensée  de  M.  Scribe,  il  ne  la  comparait  point  à  celle  de 
Voltaire.  Il  comptait  qu'avec  une  seule  de  ses  idées,  —  et  que  voici  : 
«  Mon  Dieu,  si  c'est  un  songe,  faites  que  je  ne  m'éveille  pas!  »  — 
M.  Scribe  avait  gagné  plus  de  dix  mille  francs.  Non  pas  d'un  seul  coup, 
certes;  mais,  sa  phrase  du  songe  et  du  réveil  refusé,  M.  Scribe  l'a 
écrite  «  au  moins  trois  cents  fois,  »  dans  ses  opéras,  dans  ses  comé- 
dies. Banville,  un  jour,  \àt  son  opulente  victime.  Et  «  le  prince  des 
librettistes  »  lui  parut,  mieux  que  beau,  superbe;  ah!  quel  homme! 
Vous  croyez  le  connaître  ;  vous  avez  vu  ses  bustes ,  ses  portraits. . .  Vous 
ne  le  connaissez  pas  :  les  sculpteurs,  les  peintres,  les  dessinateurs,  le§ 


REVUE    LITTERAIRE. 


701 


graveurs,  les  lithographes,  et  voire  les  photographes,  n'ont  rien 
compris  à  M.  Scribe.  Son  visage,  d'après  ces  calomniateurs,  serait 
une  chose  «  d'une  platitude  et  d'une  vulgarité  odieuse.  »  Pas  du 
tout!  Il  est  magnifique  «  de  force,  de  puissance,  de  volonté,  d'impla- 
cable héroïsme.  »  En  vérité?  Les  traits,  mesquins;  les  yeux,  petits; 
le  front  petit.  Qu'importe?  le  front  petit,  les  yeux  petits,  les  traits 
mesquins  marquent,  on  ne  sait  trop  comment,  une  audace,  une 
patience,  une  fermeté  résolue  et  telle  que  le  bonhomme  en  est 
subhme.  M.  Scribe  n'était  aucunement  l'homme  de  son  œuvre  :  et 
tant  pis  pour  son  œuvre,  mais  tant  mieux  pour  lui!  Son  œuvre,  une 
subtile  niaiserie;  mais  lui,  «  vaillant,  clairvoyant,  prime-sautier,  in- 
ventif :  et,  s'il  eût  appliqué  ses  étonnantes  facultés  à  toute  autre 
chose  qu'à  la  poésie,  il  fût  devenu  général,  ministre,  conducteur 
d'hommes,  cardinal  et  pape  s'il  l'avait  voulu.  »  Banville  a  causé  avec 
M.  Scribe,  ou,  du  moins,  M.  Scribe  parlait  :  «  Je  ne  lui  répondis  pas 
un  seul  mot  et  il  n'a  jamais  entendu  le  son  de  ma  voix...  »  Le  silence 
de  Prométhée,  dans  Eschyle,  est  il  plus  tragique?  et  les  bourreaux  de 
Prométhée  sont-ils  plus  acharnés  à  leur  victime  que  le  bavard 
M,  Scribe  à  la  sienne?... 

Il  avait  attrapé  Banville  au  bouton  de  la  redingote.  Et  il  parlait, 
parlait,  avec  entrain,  fougue,  emportement,  volubilité.  Cependant,  il 
«  tordait,  tortillait,  torturait»  ce  bouton,  l'arrachait,  l'emportait  :  «il 
me  le  doit  toujours  !  »  Et  il  disait...  Toute  la  scène, Banville  l'a  inscrite 
dans  ses  Souvenirs,  où  il  a  mis  sa  jeunesse,  sa  rêverie,  ses  dates  pré- 
cieuses ;  et,  comme  les  enfans  de  Sicos,  dans  VAveugle  d'André 
Chénier,  promettent  de  consacrerpar  des  jeux  et  des  fêtes  le  jour  qu'ils 
ont  reçu  le  grand  Homère,  il  n'oubliera  jamais  le  jour  que  M.  Scribe 
l'entretint...  M.  Scribe  disait  :  «Lorsque  j'eus  trouvé  la  scène, devenue 
célèbre,  où  Alice  supplie  Robert...  »  Il  sentit  alors  qu'une  scène 
pareille  voulait  des  rimes  admirables,  des  mots  splendides,  enfin  des 
vers  étonnans.  «  J'allai  trouver  le  plus  grand  des  poètes...  »  Victor 
Hugo!  songe  Banville;  et  il  frissonne...  Mais,  non  :  Casimir  Dela- 
vigne!...  «  Casimir  écrivit  un  morceau  sublime,  terrifiant,  admirable, 
du  Corneille  !...  »  Oui  ;  et  Meyerbeer  n'en  put  rien  faire,  ne  put  rien 
faire  de  ce  Corneille  livré  par  Delavigne.  Ça  n'allait  point.  Or, 
Meyerbeer  précisément  partait  pour  la  campagne,  la  tête  pleine  de 
musique,  et  la  musique  de  xMeyerbeer  avait  envie  de  se  poser  sur  des 
paroles.  Vite,  des  paroles!  M.  Scribe  n'a  pas  une  minute  à  perdre; 
Meyerbeer  déjà  monte  en  voiture.  Un  bout  de  papier  ;  ces  quatre  vers 
s'y  écrivent  tout  seuls  ;  «  Robert,  toi  que  j'aime,  et  qui  reçus  ma  foi, 


702  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

Grâce  pour  toi-même,  Et  grâce  pour  moi  !  »  Meyerbeer  est  enchanté, 
Meyerbeer  s'écrie  :  «  Je  tiens  mon  air!  »  Il  le  tenait.  Et  M.  Scribe  do 
conclure,  avec  autorité  :  «  Vous  voyez,  monsieur^  que,  dans  certains 
cas,  un  peu  de  bon  sens  et  une  idée  juste  valent  mieux  que  la 
poésie.  »  Là-dessus,  ni  l'univers  ne  s'écroula,  ni  le  nouveau  Pro- 
méthée  ne  consentit  à  exhaler  même  une  plainte. 

M.  Scribe  ne  pouvait  dire  un  mot  qui  ne  fût,  aux  idées  de  Banville, 
une  offense.  Quelque  chose  qui  vaut  mieux  que  la  poésie: une  offense^ 
Et,  quoi?  le  bon  sens;  oui,  lorsque  Banville  a  toujours  prétendu  que 
la  poésie  dût  être  et  ne  pût  être  qu'un  délire.  «  Saisi  du  désir  vérita- 
blement démoniaque  de  me  faire  renier  ma  foi,  il  s'efforçait  de  me 
prouver  à  quel  point  la  poésie  est  un  art  frivole  et  comme  elle  devient 
inutile  et  nuisible  lorsqu'il  s'agit  de  convaincre  les  esprits  et  d'émou- 
voir lésâmes.  Certainement  j'aurais  pu  rétorquer  cette  assertion  en 
citant  l'exemple  du  roi  Orphée  ;  mais  je  m'en  gardai  bien,  par  pudeur, 
car  il  est  odieux  d'avoir  trop  facile  ment  raison.  »  Bref,  entre  M.  Scribe 
et  Théodore  de  BanvOle,  ce  qu'il  y  a,  c'est  plus  qu'un  malentendu, 
c'est  Orphée.  Une  querelle  de  ce  genre  est  une  haine  qui  vient  d'assez 
loin  pour  qu'on  n'essaye  pas  de  l'apaiser  jamais.  C'est  la  rancune  des 
siècles.  Et,  sans  doute,  avec  Orphée,  l'on  a  trop  facilement  raison.  Le 
fils  d'Œagre  et  de  la  muse  Galliope  ou,  selon  d'autres  généalogies,  le 
fils  de  Clio  et  d'Apollon  déroule  nos  certitudes.  Son  œuvre  nous 
échappe  ;  et  son  histoire,  également.  Je  crois  qu'au  seul  nom  d'Orphée 
M.  Scribe  se  fût  égayé,  se  fût  enorgueilli  peut-être,  sentant  que 
Meyerbeer  eût  éconduit  ce  collaborateur  aussi  promptement  que 
Delavigne.  Banville  a  refusé  à  M.  Scribe  une  occasion  de  se  pavaner 
ou  de  rire.  Et  lui  ne  souril  même  pas;  et  les  malheurs  d'Orphée  ne 
l'avertissent  pas  de  redouter  un  sort  funeste.  Orphée,  pour  Banville, 
c'est  le  romantisme  :  autant  dire,  sa  religion;  et  lui-même  dit,  son 
idolâtrie.  Crémieux  donne  au  théâtre  cette  impiété  d'Orphée  aux 
Enfers  :  sacrilège  !  Et,  ce  jour-là,  BanvUle  ne  plaisante  pas  :  «  Orphée 
attendrissait  les  lions,  les  rochers  et  les  tigres;  mais,  après  qu'il  fut 
déchiré  par  les  bacchantes  et  que,  roulée  par  les  flots  de  l'Èbre,  sa 
tête  sanglante  fut  pieusement  recueUbe  par  une  jeune  fille,  il  n'a  pu 
attendrir  les  IsraéUtes.  La  farce  de  M.  Crémieux  est  une  œuvre  de 
haine  reUgieuse...  »  Il  va  le  démontrer.  Pour  le  démontrer  plus  har- 
diment, il  a  consulté  Louis  Ménard,  «  le  savant  mythologue,  »  et  su 
par  lui  que  la  religion  des  hébreux  était  seule  inconciliable  avec  «  les 
croyances  héroïques  des  Hellènes;  »  voilà  pourquoi  Crémieux  et  les 
amis  de  Crémieux  ne  se  tiennent  pas  d'insulter  «  tout  ce  qui  est  la 


REVUE    LITTÉRAIRE.  703 

tradition  des  races  latines,  les  origines  de  notre  poésie,  les  dieux 
d'Homère  et  d'Eschyle,  dont  ils  font  des  paillasses  costumés  pour 
suivre  le  bœuf  gras  du  carnaval.  »  Non,  Banville  ne  plaisante  pas  ! 

Orphée  et  le  romantisme?  Orphée  est  le  symbole  du  romantisme; 
et  premièrement  par  ceci,  que  le  divin  poète  de  Thrace  obéit  à 
l'unique  impulsion  du  génie.  Poète  inspiré,  poète  sans  étude  et  sans 
habileté...  L'habileté  est,  en  ce  monde  perverti,  ce  que  Banville  a 
détesté  le  plus  vivement.  L'habileté?  mais  il  en  accorde  l'honneur 
abominable  à  M.  Scribe.  Et,  pour  glorifier  le  grand  Eschyle  par-dessus 
tous  les  dramaturges,  il  lui  dénie  l'habileté,  cette  misère  dégradante 
et  qu'il  a  le  désespoir  de  remarquer  dans  l'œuvre  de  Sophocle  déjà, 
dans  l'œuvre  d'Euripide,  plus  maligne  encore.  L'habileté  :  négation 
de  la  poésie.  De  la  part  de  Banville,  auteur  des  Odes  funamfjulesques, 
où  l'habileté  prodigue  ses  plus  extraordinaires  prouesses,  et  de  la  part 
de  Banville,  auteur  du  Petit  traité,  ce  trésor  de  toutes  habiletés  poé- 
tiques, mi  tel  mépris  des  stratagèmes  déconcerte.  Il  répondra  :  —  Je 
ne  suis  point  Orphée;  mais  Orphée  est  mon  dieu,  Orphée  que  j'ap- 
pelle aussi  Hugo.  Et  ce  n'est  pas  à  l'intention  d'Orphée  ni  d'Hugo, 
certes,  que  j'ai  voulu  rédiger  les  recettes  d'écrire  en  vers  !...  Puis, 
l'habileté  de  Banville,  on  a  grand  tort  si  l'on  ne  voit  qu'elle  et  si  l'on 
n'accepte  aucunement  ces  hgnes  de  Mallarmé  que  cite  avec  raison 
M.  Victor  BaiTucand:  «  Aux  heures  où  l'àme  rythmique  veut  des  vers 
et  aspire  à  l'antique  délire  du  chant,  mon  poète,  c'est  le  divin  Théo- 
dore de  Banville,  qui  n'est  pas  un  homme,  mais  la  voix  même  de  la 
lyre.  Âv^ec  lui,  je  sens  la  poésie  ra'enivrer,  — ce  que  tous  les  peuples 
ont  appelé  la  poésie,  —  et,  souriant,  je  bois  le  nectar  dans  l'Olympe 
du  lyrisme...  »  Enfin,  modeste  avec  la  plus  johe  élégance,  avec  autant 
d'esprit  que  d'élégance,  le  poète  des  Exilés  avoue  qu'il  étudie  et  pro- 
pose d'enseigner  les  règles  de  l'art  sublime;  ce  n'est  pas  qu'il  omette 
un  instant  la  principale  vérité,  que  toute  poésie  est  fille  du  génie, 
dernier  mystère. 

En  1843,  Banville  avait  vingt  ans  et  il  était  le  poète  des  Cariatides. 
Il  habitait,  avec  son  père  et  sa  mère,  la  maison  de  Jean  Goujon,  rue 
Monsieur-le-Prince.  Dans  sa  chambre,  décorée  de  dessins,  d'estampes, 
et  qu'un  divan  de  soie  bleue  embellissait,  il  recevait  souvent  deux 
poètes  à  peine  un  peu  plus  âgés  que  lui  :  l'un  qu'il  admire  sans  nous 
étonner,  Charles  Baudelaire  ;  l'autre  qu'il  admire,  et  non  pas  sans 
nous  étonner,  Pierre  Dupont.  Un  jeune  Pierre  Dupont  qui,  d'ailleurs, 
ne  ressemble  guère  à  l'image  que  nous  avons  de  lui  :  l'air  quasi 
anglais,  de  beaux  cheveux  châtain  clair  et  d'une  coupe  savante,  de 


704  RÈVUfe    DES    DEUX    MONDES.) 

minces  favoris  droits,  une  tenue  de  gentleman  «  la  plus  correcte  qui  se 
pût  voir,  »  de  belles  mains  longues  et  blanches,  «  aux  ongles  bombés 
et  roses;  »  mais,  quand  il  chantait  sa  poésie,  on  ne  voyait  pas  ses 
belles  mains,  alors  gantées  paille  ou  gris  perle.  Un  dandy!  et  qui  dé- 
barquait de  son  village,  mais  tiré  à  quatre  épingles.  Un  curé  de 
campagne,  son  parrain,  l'avait  élevé,  très  dévotement.  Et  le  jeune 
Dupont  gardait  de  son  enfance  une  ferveur  assez  mystique.  En  même 
temps,  il  avait  un  remarquable  appétit  et  vous  dévorait  deux  gigots, 
avec  simplicité,  comme  un  garçon  que  les  problèmes  de  Dieu  et  de 
l'âme  ne  tourmentent  plus.  Banville,  un  citadin  pâle,  admirait  qu'on 
mangeât  si  bien  :  Dupont  lui  parut  un  héros.  Et  Dupont,  lisant  les 
Cariatides,  admirait  qu'on  écrivît  ainsi,  admirait  l'habileté  du  poète  : 
il  en  était,  —  et  ne  le  dissimulait  pas,  —  épouvanté.  Il  supplia  Banville 
de  lui  donner  des  leçons.  Beaucoup  plus  tard,  et  après  la  mort  de 
Pierre  Dupont,  Banville  adore  cette  '<  naïve  humilité  »  de  son  ami.  La 
naïve  humilité  de  Banville  est  charmante.  Son  ami  n'était  pas  habile  : 
et  il  a  cru  que  son  ami  avait  du  génie.  Entendons-nous  :  ce  qu'il 
appelle  génie,  c'est  à  peu  près  la  spontanéité.  Pierre  Dupont  est  un 
Orphée.  Poète  et  musicien,  n'ayant  pas,  comme  ce  Meyerbeer,  besoin 
d'un  Scribe,  ou  ce  Scribe  d'un  Meyerbeer,  unissant  les  deux  arts  que 
les  premiers  enfansde  la  muse  ne  séparaient  pas;  et, par  les  chemins, 
les  villes,  les  campagnes,  allant  comme  un  aède,  familier  partout,  sur 
la  route,  dans  la  chaumière  et  dans  le  cabaret,  chantant  les  Bœufs,  la 
Musette  neuve,  les  Sapins,  le  Chant  de  l'ouvrier,  chantant  pour  les 
passans  qu'assemblait  sa  voix,  qu'elle  animait,  qu'elle  entraînait  à  le 
suivre  :  c'est  Orphée,  n'est-ce  pas?...  Banville  ne  s'est  jamais  corrigé 
de  croire  au  génie  de  Pierre  Dupont. 

Génie  ou  spontanéité  :  romantisme.  Ban\dlle,  entre  ces  mots,  ne 
fait  pas  de  difîérence.  En  1877,  il  célèbre  Laferrière,  qui  vient  de 
mourir,  et  il  écrit  :  «  Laferrière  fut  le  dernier  comédien  appartenant 
à  cette  époque  de  1830,  où  tout  le  monde  désira  d'avoir  du  génie  et 
où  presque  tous  les  artistes,  créateurs  ou  virtuoses,  eurent  quelque 
chose  qui  ressemblait  au  génie...  »  Il  écrit,  à  propos  d'un  critique  très 
peu  analogue  à  Orphée  :  «  La  vérité,  c'est  que  Jules  Janin  fut  un 
romantique,  un  homme  de  1830  et,  tranchons  le  mot,  un  poète!  » 
Il  ajoute,  au  surplus  :  «  Toute  cette  époque  de  1830,  à  vrai  dire,  fut 
un  poète;  elle  n'eut  pas  d'autre  rôle  que  de  rendre  à  la  poésie  tous 
les  genres  littéraires  qui  lui  avaient  été  enlevés,  la  tragédie,  la  comé- 
die, le  roman  et,  grâce  à  Jules  Janin,  le  feuilleton  lui-même  !  »  C'est 
assez  justement  définir  le  romantisme,  le  glorifier  ou,  si  l'on  veut 


tlÈVÛE    LITTERAIRE. 


105 


aussi,  îe  condamner  :  au  moins  noter  l'usage  et  l'abus  qu'il  a  fait  de 
la  poésie,  d'une  certaine  poésie  et  conçue  un  peu  comme  un  délire. 
Abondante  à  merveille,  la  poésie  déborde,  envahit  ce  qui  n'est  pas 
son  domaine,  la  critique  peut-être,  et  en  tout  cas  la  politique  ou  la 
sociologie.  La  glorification  sera  de  Banville;  mais  non  le  reproche.  Il 
ne  tolère  pas  qu'on  assigne  un  domaine  à  la  poésie,  qu'on  l'enferme 
dans  des  bornes,  et  qu'on  loge  ou  qu'on  emprisonne  dans  un  palais  le 
grand  Orphée,  maître  du  monde,  ciel  et  terre. 

Il  y  a,  pour  la    comparaison  d'Orphée  et  du  romantisme,  encore 
un  trait   dont  Banville   est  touché.    Laissons,   pour  le  moment,  les 
Bacchantes  et  le  traitement  qu'elles  ont  infligé  au  poète.  Avant  cela. 
Orphée  traîne  après  lui,  et  plus  même  que  Pierre  Dupont,  les  foules  : 
tigres  et  rochers,  ce  sont  les  foules,  tantôt  furieuses,  parfois  inertes. 
Fh  1  bien,  en    1830,  on  a  vu  les  foules  eûmes   par  la  poésie,  moins 
dociles  certainement    que    les  rochers  et   les  tigres  à    la  chanson 
d'Orphée,  alarmées  pourtant  et  qui  cèdent  à  une  impulsion  qui  vient 
des   poètes.   Hugo   et  Lamartine   ne   sont  point  Isolés,    souverains 
artisans  du  verbe,  dans  leur  travaU  :  leurs  poèmes  s'adressent  à  leur 
époque  tout  entière  et  gouvernent  des  esprits  ;    Musset  gouverne  des 
cœurs.  Ni  les  esprits  n'auraient  et  la  même  fougue  et  la  même  ten- 
dance, ni  les  cœurs  n'auraient  cette  mélancolie  ou  cette  ardeur,  si  les 
Hugo,  les  Lamartine  et  les  Musset  ne  les  avaient  excités  ou  alanguis, 
et  dirigés.  Le  romantisme,  avec  tous  ses  penseurs,  qui  sont  —  phi- 
losophes  ou  orateurs  —  des  poètes,  modifie  le  désir  universel,  mo- 
difie la  notion  de  rindi\idu,  celle   de   l'État  et,  en  d'autres  termes, 
crée    de  la  révolution.   Banville,   à    ce   sujet,    ne    discute  pas  :    il 
approuve.  Et  il  n'approuve  pas  seulement,  mais  il  chante  :  «  L'art  est 
toujours,  par  sa  nature  même,  révolutionnaire...   Le   poète  n'a  pas 
d'autre  mission  que  d'exalter  la    passion,  l'héroïsme  et  l'efTort  de 
l'àme   humaine  luttant  au  nom  d'un  idéal  de  beauté  ou  de  devoir 
contre  les  nécessités  sociales...  »  Comme  il  chante,  on  ne  va  point  le 
chicaner,  l'inviter   à  ne  pas  confondre  avec  un  idéal   de  devoir  un 
idéal  de  beauté,  l'engager  à  considérer  les  «  nécessités  sociales  «  ainsi 
que  des  nécessités  ;  non,  car  il  chante  :   «  La  grandeur,    la  nature 
divine  de  l'individu  a  le  droit  de  se  souvenir  de  son  origine  céleste  et 
par  conséquent...  »   il  chante...  «   par  conséquent  d'être  héroïque, 
tandis  que  la  société,  n'obéissant  qu'à  des  intérêts,  est  nécessaire 
ment  implacable  et  mesquine...  Et  toujours  les  initiateurs  de  Ihuma- 
nité,  les  voyans,  les  poètes...  les  Thésées,  les  Hercules...  la  Liberté, 
la  condamnation  définitive  de  toutes  les  tyrannies...  Et,  Molière,... qui 
TOMB  XL.  —  1917.  4a 


706  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

ne  sent  que  Scapin  est  son  personnage  préféré,  le  fils  chéri  de  ses 
entrailles?  Oui,  d'un  côté,  l'or,  la  vieillesse,  la  ruse  des  Argans  et  des 
Giérontes,  de  l'autre  le  seul  enthousiasme  de  Scapin,  de  Triboulet,  de 
Figaro,  car  c'est  tout  un,  et  toujours  la  société  sera  tenue  en  échec 
par  ces  parias  qui  combattent  pour  la  jeunesse,  pour  la  Uberté,  pour 
l'amour!...»  Banville  est-il  révolutionnaire  ?  Il  n'est  pas  réaction- 
naire, assurément;  et,  conservateur,  ce  titre  ne  l'eût  pas  flatté.  Du 
reste,  la  pohtique  le  dégoûte  :  il  le  dit,  et  plus  d'une  fois.  Qu'est-ce 
donc  que  cet  hymne  à  la  Liberté,  à  la  révolution?  C'est,  pour  ainsi 
parler,  du  romantisme  intégral. 

Et  retournons  à  la  poésie.  Le  talent  se  cantonne  volontiers  dans 
la  sécurité  d'une  chambre  ou,  comme  on  disait,  dans  la  tour  d'ivoire. 
Non  le  génie,  et  non  le  génie  romantique  :  il  veut  le  grand  air,  il 
veut  chanter  dehors  ;  et  il  réclame  les  foules. 

Seulement,  les  foules  ne  sont  pas  toujours  prêtes.  Il  arrive  que 
manque  le  poète;  il  arrive  que  manquent  les  foules,  si  vous  les  ap- 
pelez à  l'inquiétude  et  si  elles  ont,  pour  un  temps,  le  goût  du  repos. 
Alors,  les  poètes  romantiques  sont  bien  dépourvus  :  les  foules  ne 
leur  demandent  que  des  feuilletons.  «  Bien  que  né  le  14  mars  1823  et 
ayant  publié  les  cinq  mille  vers  de  mon  premier  recueil  en  1842,  j'ai 
tout  à  fait  appartenu  par  mes  sympathies  et  par  mes  idolâtries  à  la 
race  de  1830.  J'ai  été  et  je  suis  encore  de  ceux  pour  qui  l'Art  est  une 
religion  intolérante  et  jalouse,  »  écrit  Banville,  en  1873.  Et  il  avait 
le  sentiment  de  survivre.  C'est'  la  grâce  de  toute  son  œuvre  et,  en 
particulier,  de  ces  pages  qu'on  vient  de  recueillir,  que  le  ton  n'en 
soit  ni  désabusé  ni  amer.  Il  n'a  rien  renoncé  du  rêve  de  sa  jeunesse 
et  garde  ses  chimères  :  il  ne  consent  pas  qu'elles  soient  des  chimères, 
et  dangereuses.  Il  est  parfaitement  clairvoyant,  malgré  tout,  et  ne 
cache  pas  à  lui-même  que  l'Art  subit  de  rudes  tribulations.  Le  jeune 
contemporain  de  Gautier,  qu'il  admire  et  qu'il  voit  succomber  à  la 
tâche  quotidienne,  peut-il  douter  que  le  temps  d'Orphée  est  passé  ? 
Il  ne  se  décourage  pas  et  tient  haute  sa  lyre  sans  cesse  accordée  pour 
l'ode  ou  l'odelette. 

Il  ne  croit  pas  que  les  poètes  soient  défaillans.  Mais  il  cherche  la 
foule,  et  non  pour  lui,  mais  pour  la  seule  poésie.  La  question  qui, 
dans  ses  Critiques,  domine  toutes  les  autres  c'est  en  fin  de  compte 
celle-ci  :  la  hltérature,  poésie  vraie,  et  celle  que  les  artistes  appellent 
poésie,  a-t-elle  encore  et  peut -elle  espérer  d'avoir  demain,  d'avoir  plus 
tard,  un  pubhc?  M.  Scribe  a  un  public  ;  et  les  sieurs  Bernard  et 
Grange,  collaborateurs  de    la  couturière  et  d'une  belle  fille,  ont  un 


REVUE    LITTÉRAIRE.  707 

public:  mais  la  littérature?...  Dans  sa  façon  d'examiner  ce  pro- 
blème, si  angoissant  et  qui  n'a  pas  fini  de  l'être,  Banville  suit  son 
idée  romantique.  Et  d'abord  il  daube  le  bourgeois.  «  Je  partage  avec 
les  hommes  de  1880  la  haine  invétérée  et  irréconcihable  de  ce  qu'on 
appelait  alors  les  bourgeois...  «Ce  n'est  pas  le  tiers-état,  remarque- 
t-il  ;  et  on  le  sait  bien.  «  Aussi  ne  devra-t-on  pas  s'étonner  que  j'aie 
traité  comme  des  scélérats  des  hommes,  fort  honnêtes  d'ailleurs,  qui 
n'avaient  que  le  tort  —  et  il  suffit  !  —  d'exécrer  le  génie  et  d'appar- 
tenir à  ce  qu'Henri  Monnier  a  justement  nommé  la  religion  des  im- 
béciles. »  Cette  profession  de  foi  est  du  Commentaire  aux  Odes  funam- 
bulesques :  on  la  retrouvera,  et  tant  qu'on  voudra,  dans  les  Critiques, 
où  il  raconte  la  «  liaison  »  de  M.  Scribe  et  de  la  Bourgeoisie,  où 
Daumier  l'aide  à  peindre  le  bourgeois,  «  sa  sottise,  sa  banalité  déme- 
surée, son  nez  au  vent,  ses  chapeaux  tuyau  de  poêle,  ses  ventres 
pointus,  ses  jambes  grêles  et  quelque  chose  de  surnaturel  et  de  divin, 
marqué  dans  chaque  pli  du  vêtement,  dans  chaque  ligne  du  visage 
et  qui  est  :  la  haine  du  Beau  !  »  Tranquille,  ce  bourgeois,  sûr  de  ses 
doctrines,  sûr  de  ses  appétits?  Que  non!  Le  bourgeois  de  Ban^dlle 
et  de  Daumier  sort  des  révolutions  et  frissonne  :  «  Ce  que  Corot  fit 
pour  les  arbres,  pour  le  chêne,  pour  le  mélèze  et  pour  le  peuplier 
qui  tremble,  Daumier  l'a  fait  pour  ses  bourgeois...  »  Et  Banville  a 
grand  soin  de  répéter  que  le  bourgeois  qu'il  abomine,  ce  n'est  pas 
le  laborieux  bonhomme  qui,  depuis  des  siècles,  «  travaille  pour  la 
liberté;  »  c'est  le  h,ideux  personnage  à  qui  l'on  a  dit  :  «  Enrichissez- 
vous!  »  et  qui  n'a  pas  d'autre  souci.  Bien  entendu  !  Seulement,  il  est 
malaisé  de  trier  les  bourgeois  et  d'y  choisir  pour  amis  excellens  les 
amis  des  beaux-arts.  Très  malaisé;  si  malaisé  qu'en  définitive  Ban- 
^dlle,  sur  le  point  de  convoquer'  un  public  autour  des  poètes, 
s'adresse  au  peuple.  En  définitive,  c'est  au  peuple  qu'il  accorde  sa 
confiance.  Et  pourquoi?  c'est  que  le  peuple  n'a  pas  encore  trahi  la 
confiance  des  poètes.  Vraiment,  c'est  qu'U  n'a  guère  été  en  relations 
avec  les  poètes,  depuis  les  temps  si  reculés  où  il  nous  plaît  d'imagi- 
ner la  ^ie  à  notre  guise.  C'est  aussi  que  «  le  peuple  »  est  une  façon 
de  dire  assez  vague  et,  en  tout  état  de  cause,  le  peuple  une  multi- 
tude assez  vaste  et  amplement  inconnue,  pour  que  nulle  hypothèse  à 
lui  relative  soit  fausse. 

Bamdlle  compte  sur  le  peuple.  Pierre  Dupont,  s'il  a  compté  sur  le 
peuple,  ce  n'était  pas  la  peine  de  se  ganter  paille  ou  gris  perle. 
D'ailleurs,  on  l'a  connu,  chansonnier  célèbre,  qui  portait  la  barbf 
longue,  et  longs  ses  cheveux  épars  «  et  le  vêtement  fièrement    dé- 


708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

braillé.  »  Mais  lui,  Banville  ?  Ce  ne  sont  pourtant  pas  ses  Cariatides, 
qu'il  offrait  au  peuple,  ni  ses  Améthystes,  ni  ses  Occidentales,  je  sup- 
pose, ni  ses  Princesses!  Un  jour,  sur  le  tard  de  son  existence,  il 
songe  aux  subtiles  délicatesses  de  notre  poétique,  à  ses  fines  diffi- 
cultés, sur  lesquelles  il  a  lui-même  renchéri:  et  il  se  demande  si. les 
poèmes  de  nos  savans  artistes  ne  sont  pas  à  tout  jamais  «  lettre 
close  »  pour  le  peuple.  Et,  un  autre  jour,  il  écrit —  c'est  à  propos 
de  M"*  Croizette  ;  mais  ne  serait-ce  également  juste  à  propos  de  l'art 
en  général  et  de  tous  les  arts?  —  «  l'ingénuité  est  ce  qu'il  y  a  de  plus 
long  à  apprendre...  »  Ce  jour-là,  ne  songe-t-il  pas  qu'entre  la  multi- 
tude et  les  artistes  la  sincère  amitié  n'est  pas  commode?  Il  a  donné  à 
son  plus  beau  livre  ce  douloureux  nom,  Les  Exilés.  Parmi  les  exilés 
dont  il  plaint  la  solitude,  il  a  rangé  <i  les  passans  épris  du  Beau,  »  et 
qui  parfois,  «  rencontrent  leurs  frères  si  rares,  comme  eux  exilés, 
échangent  avec  eux  un  signe  de  main  et  un  triste  sourire...  » 

Est-ce  la  conclusion,  la  seule  et  inévitable  ?  Peut-être.  Et  peut-être 
aussi  ne  vaut-elle  que  pour  la  littérature  et  la  poésie  romantiques? 
Et  fallait-il  épiloguer  ainsi  sur  les  bourgeois  et  le  peuple?  Et  tous  les 
torts  sont-ils  du  côté  des  bourgeois  et  du  peuple  ?  Ne  voulons-nous 
admettre  nullement  les  torts  de  la  poésie,  de  la  littérature  et  des 
arts?...  Et,  ces  mots,  les  bourgeois  et  le  peuple,  n'essayera-t-on  de 
les  remplacer  par  un  autre  et  qui  serait,  peut-être,  la  nation?...  La 
nation  qui  a  souffert,  agi  et  péniblement  triomphé  tout  entière, 
peuple,  bourgeois,  poètes  et  les  artistes,  n'aura-t-elle  prochainement 
une  âme  réunie,  une  âme  toule  consacrée  au  même  souvenir,  à  la 
même  pensée?  Je  n'en  sais  rien.  Nos  lendemains  sont  douteux  autant 
que  nos  devoirs  sont  clairs.  Si  la  Beauté  est  reléguée  loin  de  la  multi- 
tude et  loin  de  la  nouvelle  activité,  puisse-t-elle  avoir  en  tout  cas  ses 
Banville,  qui  maintiennent  son  culte  fidèle  et  qui  la  préservent  d'être 
avihe  ! 

André  Beaunier. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


Si  nous  n'avions  pas  eu,  sur  le  front  russe,  faisant  suite  aux  opéra- 
tions de  BroussilofT  autour  de  Brzezany,  l'ofTensive  de  Korniloff  au 
Nord-Ouest  de  Stanislau,  la  quinzaine,  du  10  au  25  juillet,  appartien- 
drait militairement  et  politiquement  à  l'Allemagne.  L'histoire  poli- 
tique et  militaire,  ou,  pour  rester  dans  les  proportions,  la  chronique 
de  cette  quinzaine  se  ramènerait  presque  toute,  comme  à  son  point 
central,  à  l'action  et  à  la  situation  de  l'Empipe  allemand.  Mais  on  ne 
saurait  négliger  de  mettre  en  leur  juste  valeur  les  événemens  de 
Galicie.  L'élan  de  Korniloff  avait,  en  deux  bonds,  porté  son  armée 
sur  la  Lomnitza  jusqu'à  Ilalicz  et  à  Kalusz.  Contre-attaquée  violem- 
ment, cette  armée,  deux  fois  victorieuse,  a  dû  évacuer  Kalusz,  et 
se  retirer  sur  la  rive  droite  de  la  rivière.  Le  prince  Léopold  de 
Bavière  menace  Tarnopol.  Les  Russes  n'en  ont  pas  moins,  en  treize 
jours,  fait  plus  de  36  000  prisonniers  et  enlevé  près  de  cent  canons. 
Ici  ou  là,  ils  peuvent  bien  être  battus,  mais  ils  se  battent. 

Certaines  gazettes  des  deux  Aile  magnes,  de  l'Allemagne  prussienne 
et  de  l'Allemagne  autrichienne,  n'en  reviennent  pas  de  leur  étonne- 
ment  et  crient  à  l'ingratitude.  Eh  !  quoi,  les  Impériaux  ont  eu  la  ma- 
gnanimité de  ne  pas  profiter  de  l'anarchie  des  mois  passés  pour 
écraser  dans  l'œuf  la  révolution  russe,  de  traiter  cet  ennemi  en  ami 
et  en  frère,  de  le  ménager,  de  le  caresser  presque,  et,  au  lieu  de  Tacca- 
bler,  de  le  flatter  afin  de  se  le  réconcilier,  et  voilà  en  quelle  monnaie 
ils  en  sont  payés!  Ce  désespoir  serait  du  plus  profond  comique,  si 
l'hypocrisie,  même  conduisant  au  ridicule,  n'était  pas  toujours 
odieuse  et  si,  tandis  qu'elle  suspendait  son  offensive  militaire,  l'Alle- 
magne n'avait  pas  poussé  à  fond,  de  toutes  ses  ressources,  par  tous 
ses  moyens,  et  d'abord  par  ceux  qui  lui  ont  à  jamais  valu  la  réproba- 
tion du  monde,  son  offensive  diplomatique.  Mais  il  faudrait  que  la 


710  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

jeune  Russie  fût  bien  jeune,  et  plus  jeune  encore  qu'elle  ne  l'est  en 
effet,  pour  n'avoir  pas  vu  que  ce  qu'il  y  avait  dans  les  calculs  de  Ber- 
lin, dans  ces  intentions  déguisées  en  attentions,  c'était  de  venir  à 
bout  d'elle  sans  coup  férir,  et,  par  elle,  mise  hors  de  cause,  de  venir 
à  bout  de  ses  alUés.  Surtout  il  faudrait  qu'elle  fût  par  trop  jeune  pour 
s'en  émouvoir,  car  c'est  double  plaisir  de  tromper  un  trompeur,  et  le 
plaisir  est  pur  de  tout  mélange,  exempt  de  tout  remords,  quand  on 
ne  le  trompe  qu'à  force  de  loyauté. 

Pareillement,  les  Russes  ne  seront  pas  surpris  que  maintenant 
•l'Allemagne  change  de  jeu.  Hindenburg  recommence  à  faire  sa  grosse 
voix,  à  rouler  ses  gros  yeux,  à  montrer  son  gros  poing,  à  gonfler 
toute  sa  grosse  personne.  Il  est  possible,  comme  on  l'annonce,  que, 
revenant  à  sa  vieille  idée,  en  entêté  qui  y  tient  d'autant  plus  que 
longtemps  il  n'en  a  eu  qu'une,  il  essaye  de  percer  par  Riga  vers  Pélro. 
grad,  pour  y  refaire  un  État  stockprcussisch,  puisqu'aussi  bien,  la 
Révolution  se  gagnant,  c'est  prudence  pour  les  voisins  que  d'écarter 
d'eux  les  risques  de  contagion.  Mais  le  souffle  irrité  du  colosse 
n'éteindra  pas,  il  ne  fera  qu'exciter  la  flamme  qui  brûle  dans  le  corps 
débile  et  maladif  de  Kérensky.  Déjà  le  dictateur  a  entrepris  dans 
le  secteur  septentrional  l'œuvre  de  résurrection  qu'il  a  si  merveil- 
leusement menée  à  bien  sur  le  Dniester.  La  Russie  a  beau  être 
grande  et  composée  de  peuples  divers  :  une  même  âme  peut  lui 
être  inspirée,  et  ce  peut  être  l'âme  d'un  seul  homme.  Néanmoins, 
qu'elle  y  prenne  garde  :  ce  n'est  pas  l'heure  de  dépenser  ou  de  dis- 
perser en  luttes  intestines  si  peu  que  ce  soit  de  son  pouvoir.  L'essen- 
tiel, pour  un  pays  qui  vient  de  faire  une  révolution  et  qui  continue  de 
faire  la  guerre,  n'est  pas  d'avoir  tel  ou  tel  gouvernement,  le  gouver- 
nement de  tel  ou  tel  parti,  mais  de  ne  pas  cesser  une  minute  d'en 
avoir  un  et  de  ne  pas  souffrir  une  minute  d'en  avoir  plusieurs,  ce 
qui  revient  à  n'en  avoir  pas.  Le  pire  des  gouvernemens,  en  temps  de 
guerre  plus  qu'en  tout  autre  temps  (et  la  Révolution  y  expose  dou- 
blement), est,  répétons  le  mot  de  Garlyle,  «  le  Gouvernement  du  Pas- 
de-Gouvernement.  »  Si  le  gouvernement  est  défaillant,  ou  incertain, 
ou  faible,  ou  flasque,  eût-on  d'ailleurs  toutes  les  chances  de  vaincre, 
il  y  a  dans  la  nation  une  fissure  par  où  la  ruine  peut  entrer.  Non 
plus  que  des  querelles  civiles,  et  bien  moins  encore,  la  guerre  n'est 
l'heure  des  «  autonomies  »  :  elle  doit  tendre  les  ressorts,  unifier  les 
efforts,  elle  coordonne  et  subordonne,  elle  concentre  et  ne  décen- 
tralise pas.  Autrement,  on  se  met  soi-même  hors  ses  lois,  on  abolit 
*  en  soi  les  conditions  de  la  victoire,  et,  dans  le  vain  espoir  de  faire 


REVUE. 


cnnoMQUS*  711 


vivre  ou  revivre  des  nationalités,  on  tue  la  nation.  «  Une  et  indivi- 
sible, >)  dit  la  Révolution  française. 

Tout  à  fait  à  l'extrémité  du  front  occidental,  à  l'endroit  justement 
où  il  \ient  s'appuyer  à  la  mer  du  Nord,  au  point  terminus,  il  y  eut,  le 
10  juillet,  une  alerte.  Ce  ne  fut  qu'une  alerte;  ce  n'a  pas  été  «  la 
bataille  des  Dunes.  »  Par  l'étroite  bande  de  sable  qui  forme  comme 
une  chaussée  et  pour  ainsi  dire  comme  un  isthme,  entre  la  mer  et 
l'étrange  lacis  de  canaux,  l'inextricable  filet  d'eau,  la  lagune  fla- 
mande, l'Allemagne  ne  pouvait  guère  s'ouvrir  le  chemin  de  Dun- 
kerque.  Elle  le  savait  déjà,  le  sait  mieux  encore  à  présent,  et  ne 
l'a  probablement  pas  voulu.  L'attaque  qu'elle  a  prononcée  là,  si  ce 
n'était  un  simple  sondage,  était  comme  une  parade  préventive,  une 
sorte  d'offensive  défensive;  elle  a  attaqué  pour  rompre  les  préparatifs 
d'attaque.  On  avait  beaucoup  parlé,  les  dernières  semaines,  peut- 
être  trop,  en  tout  cas  trop  tôt  et  trop  haut,  d'un  grand  dessein  du 
commandement  anglais.  L'état-major  ennemi  n'avait  pas  été  le  der- 
nier à  en  recueilUr  les  bruits.  D'où  le  coup  de  main  sur  Nieuport. 
Mais  le  coup  a  été  tout  de  suite  arrêté  et  la  main  tout  de  suite  immo- 
bilisée. Les  Allemands  ont  atteint  la  rive  droite  de  l'Yser,  ils  ne 
l'ont  pas  dépassée  ;  si,  par  hasard,  il  leur  prend  la  fantaisie  de  se 
mirer  dans  son  flot  trouble,  ils  n'y  verront  sans  doute  que  de  tristes 
figures  qu'assombrit  un  cruel  souvenir,  et  que  n'éclaire  plus  aucune 
illusion. 

De  même  pour  la  partie  du  front  tenue  par  l'armée  française.  Le 
Kronprinz  impérial,  ou  son  précepteur  Ilindenburg,  ou  le  conseiller 
du  maffister,  Ludendorff,  qui  pourrait  bien  être  l'Esprit  de  cette 
trinité,  ont  multiplié  les  assauts,  de  trois  côtés  simultanément  :  à 
notre  gauche,  au-dessus  de  l'Aisne,  sur  le  Chemin  des  Dames,  entre 
Froidmont  et  le  Panthéon,  entre  Gerny-en-Laonnois  et  Ailles,  entre 
la  ferme  Heurtebise  et  Craonne;  à  notre  centre,  dans  le  massif  de 
Moronvilliers,  sur  le  Mont-Haut  et  le  Téton  ;  à  notre  droite,  sous 
"Verdun,  sur  les  deux  rives  de  la  Meuse,  à  la  cote  30i,  entre  le  bois 
d'Avocourt  et  le  Mort-Homme,  au  bord  de  la  route  d'Esnes  à  Malan- 
court,  comme  à  Bezonvaux.  Ou  ces  assauts,  pour  acharnés  et  répétés 
qu'ils  aient  été,  n'ont  rien  donné  à  l'ennemi,  ou  ce  qu'ils  ont  donné 
lui  a  été  aussitôt  repris.  Celui  du  plateau  de  Californie,  magnifique- 
ment soutenu  par  nos  troupes,  tourne  pour  le  kronprinz  au  plus  san- 
glant échec.  Mais,  sous  réserve  des  chances  à  courir,  cette  combati- 
^ité,  cette  «  agressivité  »  allemande,  est  avant  tout  de  la  défensive 
préalable.   L'état-major  allemand  nous    tâte,  moins  pour  savoir  ce 


712  ftÈVÙË    DES    DEUX    MONDÉS. 

qu'il  peut  faire  contre  nous  que  pour  apprendre  ce  que  nous  voulons 
faire  contre  lui.  Il  ne  parvient  pas  à  se  persuader  qu'après  avoir 
inutilement  attendu  tout  le  printemps  l'heureuse  coïncidence  d'une 
offensive  russe,  nous  laissions,  cet  été,  passer,  sans  la  saisir,  l'occa- 
sion que  nous  offre  la  marche  de  Broussiloff  et  de  Korniloff  ;  qu'après 
avoir  tant  proclamé  la  coopération  des  Alliés,  nous  n'y  servions  pas 
et  ne  nous  en  servions  pas. 

Peut-être  aussi,  à  cet  égard,  quelqu'un  chez  nous  qui,  plus  que 
tous,  a  le  devoir  de  mesurer  ses  paroles  a-t-il  un  peu  inconsidérément 
enfreint  la  loi  du  bienfaisant  et  puissant  silence  ;  des  mots  se  sont  en 
pubUc  envolés  de  la  tribune,  qu'il  eût  mieux  valu  retenir.  A  la  guerre, 
il  ne  faut  pas  plus  dire  :  «  Nous  ne  ferons  pas  cela  »  que  dire  :  «  Nous 
ferons  cela.  »  Combien  de  fois  la  Chambre  n'a-t-elle  pas,  en  France, 
invité  le  gouvernement  à  avoir  et  à  pratiquer  «  une  politique  de 
guerre!  »  Et  il  est  parfaitement  vrai  que  la  guerre  a  sa  politique, dont 
un  des  premiers  élémens  est  à  tirer  de  la  psychologie  même  du 
peuple,  du  caractère,  du  tempérament  national.  Le  premier  devoir,  la 
première  règle,  est  par  conséquent  d'adopter  une  politique  de  guerre 
qui  soit  conforme,  non  pas  contraire  à  cette  psychologie,  et  ne 
puisse  devenir  déprimante  par  son  inertie  seule.  Il  y  aurait  plus 
d'une  réflexion  à  faire  sur  cette  observation  du  major  Moraht  :  «  Le 
Français  privé  d'espérances  est,  comme  déjà  le  Gaulois,  un  na^dreaux 
voiles  déchirées  que  la  vague  emporte  à  l'aventure  ;  »  observation 
qui  ne  fait  du  reste  que  reproduire  un  trait  des  Ritratti  délie  cose  di 
Francia,  ou  quelque  autre  trait,  d'un  plus  âpre  accent,  du  Ubelle  Délia 
ndtura  de'  Francesi;  lesquels,  au  surplus,  ne  faisaient,  il  y  a  quatre 
siècles,  que  rajeunir  des  traits  semblables  de  Tite-Live  et  de  César. 
Certes,  les  Français  d'aujourd'hui  ne  sont  pas  «  privés  d'espérances  ;  » 
la  troisième  année  de  guerre  qui,  en  s'achevant,  les  laisse  avec  le  droit 
d'inscrire  sur  leurs  drapeaux  les  noms  radieux  de  la  Marne,  de  l'Yser, 
de  l'Artois,  de  la  Champagne,  de  Verdun,  les  laisse  fermes  en  leur 
vaillance,  inébranlables  en  leur  confiance.  Mais  ce  ne  sont  point  des 
taciturnes,  ou  ils  ne  sont  point  comme  le  Taciturne.  Ils  ont  besoin 
d'espérer  pour  entreprendre  et  de  réussir  pour  persévérer  ;  d'espérer 
plus  que  de  raison,  de  rêver  un  peu.  Ils  n'accomplissent  tout  le  pos- 
sible qu'en  s'élançant  vers  l'impossible.  On  a  dit  de  nos  fantassins 
qu'ils  gagnaient  les  batailles  avec  leurs  jambes.  Ils  les  gagnent  bien 
plus  sûrement  encore  avec  des  ailes. 

Mais  qu'est-ce  que  «  gagner  une  bataille  ?  »  L'avance  et  le  recul  sur 
le  terrain,  dans  une  pareille  guerre,  sont  souvent  si  minimes,  si  im- 


feÈVUÈ.    —    CËRÔMQUÉ.  143 

perceptibles,  se  réduisent  si  souvent  à  l'occupation  ou  à  l'abandon 
momentané  d'un  bout  de  tranchée  derrière  laquelle  U  y  a  des  kilo- 
mètres de  tranchées,  que  ce  mince  avantage  et  ce  mince  désavantage 
ne  peuvent  pas  être  l'enjeu  d'une  telle  partie,  le  prix  de  tels  sacri- 
fices. Ils  l'ont  été,  tant  qu'il  a  été  permis  de  croire  qu'ils  seraient  déci- 
sifs, en  août  1914,  dans  la  guerre  de  mouvement;  Us  ne  le  sont  plus, 
et  le  sont  de  moins  en  moins,  dans  la  guerre  d'usure.  Le  véritable 
enjeu,  depuis  que  la  guerre  s'est  fixée  et  figée  sur  l'Aisne,  après  la 
Marne,  est  moins  miUtaire  que  moral.  C'est-à-dire  que  Hindenburg, 
chaque  fois  que  nous  l'avons  attaqué  ou  repoussé,  s'opiniâtre  en 
ses  ripostes,  non  pas  en  réahté  pour  reprendre  le  petit  carré  de  sol 
français  que  nous  lui  avons  arraché,  et  dont  la  possession  ne  lui  pro- 
met, il  le  sait,  ni  Paris,  ni  Calais,  ni  même  Verdun,  mais  pour 
garder  à  ses  soldats  la  foi  dans  leur  supériorité,  et  à  l'Allemagne  sa 
foi  dans  la  supériorité  de  ses  soldats,  pour  maintenir  ou  relever 
«  le  moral  »  allemand,  à  l'armée  et  dans  le  pays,  au  front  et  à  l'ar- 
rière, pour  nourrir  l'orgueil  allemand  et  la  volonté  allemande  des 
communiqués  de  Ludendorff.  Du  même  coup,  il  se  propose  d'abaisser, 
de  faire  fléchir,  de  briser  notre  moral  à  nous,  et  il  ne  s'en  cache  pas  : 
il  estime  que  «  la  force  de  résistance  de  la  population  civile  de  l'En- 
tente est  très  inférieure  à  sa  puissance  mihtaire.  «  De  là,  le  redou- 
blement d'acti^ité,  l'emploi  intensif  de  toute  ruse  et  de  toute  astuce 
germaniques,  l'espèce  de  frénésie  d'intrigue,  dont  l'Empire,  en  se 
débattant  sous  l'étreinte,  donne  le  scandaleux  spectacle.  Mais  le 
moral  d'un  peuple  ne  se  redresse  pas  ou  ne  se  soutient  pas  long- 
temps par  des  procédés  immoraux,  ni  même  simplement  amoraux. 
Le  succès  en  est  bref,  et,  parce  qu'il  ne  dure  pas,  U  prépare  toujours, 
pour  peu  que  l'on  attende,  la  revanche  de  la  morale.  On  ne  l'offense, 
en  fin  de  compte,  que  sans  profit  et  à  son  propre  détriment. 

L'Allemagne  a  déjà  commencé  à  en  faire  l'expérience,  au  dedans  et 
au  dehors.  Au  dehors,  premièrement  :  «  Tout  Allemand,  avouait  la 
Gazette  de  Voss  du26juin,  est  considéré  en  Norvège  comme  un  espion, 
comme  un  être  méprisable.  »  Sentant,  malgré  son  inconscience  et  son 
infatuation,  qu'elle  se  noie  dans  ce  «  mépris,  »  l'Allemagne  a  re- 
couru à  l'expédient  ordinaire  :  «  Ce  n'est  pas  moil  C'est  lui  !  »  Ni  ses 
hommes  d'État,  ni  sa  presse,  n'en  sont,  après  trois  ans  de  mensonge, 
à  une  impudence  près.  —  Grimm  était  un  agent  de  l'Entente,  qui  a 
attiré  dans  un  piège  le  candide  Hoffmann.  En  sa  qualité  de  «  Zimmer- 
waldien,  »  il  ne  pouvait  travailler  pour  l'Allemagne,  puisqu'il  est 
avéré  que  c'est  l'Entente  qui   avait  monté  le  coup  de  Zimmerwald. 


714  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Rien  n'est  plus  évident,  si  ce  n'est  que  c'est  encore  l'Entente  qui  a 
monté  le  coup  manqué  de  Stockholm.  —  L'innocente  Allemagne,  la 
vierge  blanche  et  bleue,  l'Iphigénie  des  nations,  est  la  triste  victime 
d'un  infernal  complot.  Mais  cela  n'a  pris  surpersonne,  et  il  semble,  à 
divers  indices,  que  cela  ne  prenne  plus  sur  elle-même.  L'effet  de  cette 
poUtique  à  l'esbroufe  s'est  renversé.  Ce  qui  paraissait  être  et  ce  qui 
vraiment  était  si  difficile  est  fait  :  la  carapace  de  crédulité,  de  vanité, 
de  superbe  du  peuple  allemand  a  craqué. 

Nous  en  avons  des  témoignages  de  tout  ordre  et  de  toute  marque. 
L'illustre  professeur  Harnack,  conseiller  privé.  Excellence,  et  théolo- 
gien de  l'Empereur,  écrivait,  ces  jours-ci,  à  l'une  de  ses  confidentes  : 
«  Le  plus  grand  danger  vient  de  ces  Allemands  qui  croient  encore 
à  la  victoire.  »  Et  le  socialiste  majoritaire  Lensch  imprimait  dans  le 
Tag  de  Berlin  :  «  L'Angleterre,  depuis  trois  ans,  a  fait,  en  Asie  et 
en  Afrique,  des  conquêtes  d'une  telle  valeur  poUtique  et  militaire 
que  celles  des  Puissances  centrales,  même  la  Belgique,  sont  peu 
de  chose  à  côté  d'elles,  si  l'on  en  juge  d'un  point  de  vue  universel  et 
non  européen.  »  De  sorte  que  tout  se  résume  en  ceci:  «  Si  l'Angleterre 
ne  gagne  pas  la  guerre,  elle  l'a  perdue;  si  l'Allemagne  ne  perd  pas 
la  guerre,  elle  l'a  gagnée.  »  Dans  ce  cas,  comme  il  arrive,  la  lettre  qui 
devait  rester  secrète ,  et  où  l'auteur  ne  se  donne  pas  une  attitude,  est  peut- 
être  encore  plus  significative  que  le  journal.  Mais,  les  tenant  l'un  et 
l'autre  pour  ce  qu'ils  sont,  n'y  trouve-t-on  pas  l'explication  de  la  crise, 
qui  mêla  si  étrangement  tous  les  pouvoirs  publics  de  droit  et  de  fait, 
toutes  les  influences,  tous  les  rôles,  toutes  les  initiatives  dans  l'Em- 
pire allemand  et  dans  le  royaume  de  Prusse,  qui  y  fit  apparaître  tant 
de  désordre  sous  l'ordre,  tant  de  faiblesse  en  un  gouvernement  fort, 
et  qui,  comme  nous  ne  nous  en  représentions  assez  clairement  ni 
les  causes  profondes  ni  les  circonstances  actuelles,  nous  demeura, 
toute  une  semaine,  obscure,  confuse  et  inexplicable?  Or,  cette  expli- 
cation, la  voici  en  deux  mots  :  l'Allemagne  s'est  sentie  malade,  et 
M.  de  Bethmann-Hollvveg  en  est  mort. 

Cette  crise  de  l'opinion  allemande,  pour  ne  pas  dire  de  l'âme 
allemande,  il  serait  intéressant  de  pouvoir  en  tracer  la  courbe.  Chose 
curieuse  :  à  l'origine,  ou  plutôt  au  début,  il  y  a  Scheidemann,  la 
conférence  de  Stockholm,  la  secousse  de  la  révolution  russe,  et  c'est 
bien  encore  une  sorte  de  revanche  de  la  morale.  On  ne  sait  d'une 
manière  juridiquement  certaine,  avec  preuves  écrites  à  l'appui,  qui 
avait  eu  l'idée  de  la  Conférence,  qui  en  avait  provoqué  la  réunion,  ni 
si  Scheidemann  et  ses  socialistes  d'Empire  y  avaient  été  envoyés  en 


REVUE.    —    CHRONIQUE. 


715 


mission  officielle  ou  officieuse,  ni  jusqu'à  quel  point  les  déclarations 
qu'ils  devaient  y  porter  étaient  autorisées,  avaient  été  concertées, 
eussent  été  ratifiées.  Mais  le  fait  est  que  c'est  au  retour  de  Stockholm 
que  Scheidemann  a  fait  connaître  qu'il  ne  serait  possible  de  parler 
de  paix,  là-bas,  entre  socialistes,  que  si  l'on  s'était  mis  d'accord  pour 
ne  parler  que  d'une  paix  sans  annexions  ni  contributions,  selon  la 
formule  du  Soviet,  et  que  d'ailleurs  la  conversation  serait  rendue 
beaucoup  plus  facile  par  une  réforme,  dans  le  sens^4ibéral,  des  insti- 
tutions allemandes.  L'enseigne  n'était  pas  engageante;  si  l'on  voulait 
attirer  le  client,  il  fallait  la  repeindre  et  blanchir  la  façade  de  la 
maison.  Telle  était  la  lumière  que  rapportaient  du  Nord  les  socialistes 
éblouis.  Peu  à  peu,  et  de  proche  en  proche,  elle  se  répanda  t 
d'abord  sur  ce  qu'on  appelle,  d'un  terme  un  peu  vague,  les  partis  de 
gauche,  et  qui  correspondrait  chez  nous  aux  radicaux-socialistes  et 
anciens  radicaux.  Puis  il  y  eut  plus  fort  :  le  rayon  toucha  le  Centre, 
et,  dans  le  Centre,  baigna,  inonda  le  visage  satisfait  de  M.  Mathias 
Erzberger. 

Le  Centre  est  un  parti  catholique,  mais  n'est  pas  spécifiquement 
un  parti  conservateur;  il  a  une  tendance  socialiste  ou  socialisante 
par  laquelle  s'établit  'le  contact  entre  sa  fraction  la  moins  timide  et 
le  socialisme  orthodoxe.  De  cette  fraction  la  moins  timorée,  M.  Erz- 
berger est  le  plus  hardi  représentant.  Jeune  encore,  il  est  venu  au 
Centre,  après  avoir  traversé  vite  d'autres  milieux,  avec  toutes  les  cer- 
titudes d'un  primaire  et  toutes  les  audaces  d'un  aventurier.  C'est  un 
homme  que  la  vie  ne  semblait  pas  devoir  gâter,  qui  l'a  forcée,  et  qui 
veut  la  vivre  large  et  pleine,  et  qui  veut  du  tapage  autour  de  s(;s 
jouissances.  C'est  un  ambitieux,  non  du  genre  tenace,  mais  du 
genre  pressé,  marqué  par  sa  passion  comme  par  ses  besoins  pour  los 
besognes  que  ne  font  pas  la  politique  en  habit  noir  et  la  diplomatie 
en  habit  doré  ;  c'est  un  vibrion  qui,  depuis  le  commencement  de  la 
guerre,  tourbillonne.  Depuis  trois  ans,  on  n'a  pas  pu  le  voir  sans 
qu'il  arrivât  de  quelque  part.  Il  arrivait  de  Rome,  où  il  était  allé  en 
février  1895  doubler  le  baron  de  Stockhammer,  première  doublure 
du  prince  de  Bûlow,  et  le  prince  lui-même  avait  été  plus  ou  moins 
heureux  de  sa  présence,  ne  sachant  trop  si  on  le  lui  avait  dépêche'; 
pour  l'assister  ou  pour  le  surveiller,  et  si  le  chancelier,  en  lui  don- 
nant un  auxiliaire  de  cette  qualité,  ne  songeait  pas,  autant  qu'à  aider 
son  ambassadeur,  à  «  handicaper,  »  en  lui,  un  rival.  Ensuite, 
M.  Erzberger  arrivait  de  Suisse,  de  Lucerne  ou  de  Lugano,  et  l'on 
disait,  et  il  disait  que  ce  que    le    socialisme  international  n'avait 


716 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


pu  faire,  cette  autre  i)iiissance  internationale,  l'Ëglise  catholique, 
avait  pour  devoir  d'y  travailler.  Probablement  sans  en  avoir  obtenu 
la  permission,  peut-être  sans  l'avoir  demandée,  il  allait  de  l'avant, 
persuadé  que  l'on  n'est,  dans  ces  manigances,  désavoué  que  lors- 
qu'on échoue,  et  trop  content  de  lui  pour  douter  qu'il  réussirait. 
Enfin,  il  arrivait  de  Vienne,  et  avec  une  grosse  joie,  tout  rouge 
encore  de  cet  honneur,  s'étendant  complaisamment  sur  les 
détails  de  l'audience  qu'il  avait  eue  de  Sa  Majesté  l'Empereur  et  Roi, 
sur  le  temps  qu'elle  avait  duré,  sur  les  choses,  —  des  choses  !  —  qui 
lui  avaient  été  confiées,  ne  gardant  du  secret  que  ce  qu'il  convient 
de  mystère  pour  augmenter  l'importance  de  l'entretien  et  du  per- 
sonnage, n'avançant  pas  qu'on  l'en  avait  prié,  ne  le  démentant  pas, 
il  lançait  tout  à  coup  la  motion,  inattendue  de  lui  plus  que  de  qui- 
conque, en  laveur  «  d'une  paix  de  conciliation.  » 

Parallèlement  ou  par  opposition,  les  pangermanistes,  les  impé- 
rialistes, les  agrariens,  les  nationaux-libéraux,  les  conservateurs,  se 
déclaraient  pour  la  guerre  à  outrance,  pour  une  paix  à  dividendes, 
pour  Hindenburg  et  pour  Tirpitz,  contre  Bethmann-Hollweg,  qu'ils 
prétendaient  apercevoir  sous  le  masque  de  ces  Scheidemann  et  de 
ces  Erzberger;espritmédiocre,  faible  cœur,  trempe  molle  de  bureau- 
crate, pour  qui  l'Empire  n'est  qu'un  cercle  administratif,  bon  tout  au 
plus  à  faire  le  chancelier  d'une  Petite-Allemagne,  et,  à  ce  titre,  par 
son  infériorité  à  sa  tâche,  espèce  de  péril  national  et  de  criminel 
d'Élat.  Ace  moment,  qui  est  le  premier  de  la  crise,  l'Extréme-Gauche. 
et  le  Centre,  ayant  opéré  leur  conjonction,  espèrent  pousser  le  gou- 
vernement à  entrer,  à  l'intérieur,  dans  la  voie  des  réformes  démocra- 
tiques, et  à  rompre,  à  l'extérieur,  avec  le  programme  annexionniste 
des  pangermanistes.  En  face  de  ces  partis  qui  se  font,  ou  qui  ont  l'air  de 
se  faire  exigeans,  M.  de  Bethmann-Hollweg,  certainement,  et  vrai- 
semblablement Guillaume  II,  cèdent  sur  l'un  des  points,  filent  de  Is 
corde  sur  l'autre,  manœuvrent  en  apparence  pour  détourner  la 
crise,  la  limiter,  la  résoudre  ou  la  différer  par  quelques  concessions 
où,  non  pas  même  l'Allemagne,  mais  la  Prusse  seule,  soit  engagée. 
Pour  ce  qui  est  de  lui,  le  chancelier  affirme  que  le  poste  n'est  point 
si  agréable  qu'il  «  s'y  cramponne;  »  mais  qu'il  ne  doit  ni  ne  peut  ni 
ne  veut  faire  du  tort  à  la  patrie  ;  et  que,  puisqu'il  y  est,  il  y  restera 
donc,  jusqu'à  ce  que  l'Empereur  l'en  relève.  Quant  à  l'Empereur,  il 
ne  relève  pas  son  chancelier,  et  il  ne  le  contredit  pas.  Sa  personnalité 
numéro  un  s'efface,  et  il  découvre  sa  personnalité  numéro  deux.  On 
l'a  interpellé  comme  Empereur  allemand  ;  il  répond  comme  roi  de 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  717 

Prusse,  par  un  message  où  il  annonce  la  mise  à  l'étude  d'une  réforme 
luture  du  système  électoral  pour  la  Chambre  des  députés  du  Landtag 
prussien.  C'est-à-dire  que  la  question  est  mal  posée,  ou  qu'il  n'y  est 
pas  répondu.  On  a  dit:  Allemagne,  Guillaume  II  a  entendu  :  Prusse. 
Du  côté  de  l'Empire,  était  sa  mauvaise  oreille. 

Cependant,  le  Centre,  les  groupes  de  gauche,  acceptent,  remer- 
cient, se  congratulent,  pour  le  premier  point,  et,  pour  le  second,  ils 
demandent  un  supplément  d'informations.  C'est  le  deuxième  moment 
de  la  crise,  et  c'est  le  moment  où  elle  se  corse,  où  le  conflit  se  noue. 
Jusqu'alors,  elle  a  paru  s'orienter,  à  l'intérieur,  vers  une  solution 
libérale,»et,  sur  le  reste  on  temporise,  on  feint  de  se  désintéresser.  Mais 
les  pangermanistes  sont  en  éveil.  Ils  craignent  qu'une  concession 
n'emporte  l'autre,  et  que  l'inclination  vers  la  réforme  ne  soit  un  glis- 
sement vers  la  paix.  Ils  tirent  alors  toutes  les  courroies  de  la  méca- 
nique fédérale,  bandent  tous  les  muscles  de  la  caste  féodale  et  de  la 
caste  militaire,  appellent  au  secours  les  princes  qu'effraient  les 
répercussions  possibles  dans  leurs  États  héréditaires,  les  royaumes 
qui  ne  sont  pas  la  Prusse  et  qui,  avec  la  Prusse,  forment  l'Empire,  la 
Bavière,  la  Saxe,  le  Wurtemberg;  ils  appellent  leurs  amis,  leurs 
favoris,  les  hommes  de  leur  sang  et  de  leur  chair,  en  qui  sont  leurs 
remparts  et  leurs  forteresses,  le  Kronprinz,  Hindenburg,  Ludendorff. 
Une  fois  de  plus,  ils  jettent  le  fils  en  travers  des  desseins  du  père. 
Celui-là,  c'est  le  complice  sur  qui  l'on  a  la  main  ;  U  ne  peut  ni  s'évader, 
ni  se  dérober,  ni  s'enfuir  :  U  n'est  pas  las,  mais  avide  de  régner.  Dès 
qu'il  est  à  Berlin,  l'Empereur  disparaît  dans  son  ombre  dégingandée. 
Lui,  si  théâtral,  il  ne  se  montre  plus;  lui  qui  a  prononcé,  dans  la 
foudre  et  dans  les  éclairs,  tant  de  «  Je  »  et  de  «  Moi,  »  il  se  tait,  et 
presque  il  se  terre  ;  lui  qui  se  piquait  d'associer  sur  le  trône  Frédéric 
et  Napoléon,  Charlemagne  et  Louis  XIV,  il  n'a  plus  de  commun  avec 
le  soleil  que  l'éclipsé.  Il  reviendra,  quand  U  n'y  aura  plus  à  présider 
que  des  thés  à  baisers  Lamourette.  Pour  les  affaires  graves,  c'est 
Ludendorff  qui  confère  avec  les  chefs  de  partis,  Hindenburg  opinant 
du  bonnet  et  de  la  moustache,  et  c'est  le  Kronprinz  qui  préside  le 
colloque.  Cet  héritier  prend  une  avance  d'hoirie.  Sous  son  impulsion, 
le  mouvement  oblique  et  dévie.  Le  ministre  de  la  Guerre,  général  von 
Stein,  donne  sa  démission,  suivi  de  plusieurs  ministres  prussiens,  et 
l'on  pronostique  retraite  sur  retraite,  chute  sur  chute  :  M.  Zimraer- 
mann,  M.  Helfferich,  M.  de  Lœbell,  M.  Beseler,  M.  Soif,  M.  de  Sydow. 
Soudain,  c'est  M.  de  Bethmann-Hollweg  qui  s'en  va,  et,  sans  délai, 
c'est  M.    Michaelis   qui  le  remplace.  Troisième    moment   et    qua- 


718 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


trième  moment  de   la    crise.   Re\drement,    dénouement  provisoire. 

M.  Michaelis  est  peu  connu.  On  se  rappelle  qu'il  est  docteur  en 
quelque  chose  d'une  ({uelconque  Université;  qu'il  fut  professeur  de 
droit  au  Japon;  puis,  rentré  en  Allemagne,  tour  à  tour  magistrat, 
sous-préfet,  préfet;  qu'il  était,  en  dernier  lieu,  commissaire  aux 
vivres  pour  la  Prusse;  qu'en  cette  qualité  il  eut  maille  à  partir  avec 
le  Ministre  de  l'Agriculture,  lui-même  agrarien,  M.  de  Schorlemer,  et 
que  c'est  lui,  M.  Michaelis,  qui  eut  la  meilleure  poigne  et  fit  partir  la 
maille.  Si  la  fortune  voulait  qu'il  fût  un  nouveau  Bismarck!  L'Alle- 
magne attendit  avec  anxiété  l'homme  nouveau  à  son  premier  dis- 
cours. Ce  fut  une  déception.  Elle  ignore  encore  ce  qu'il  est,  mais 
elle  sait  déjà  que  ce  n'est  ni  un  Bismarck  tout  fait,  ni  de  quoi  le 
faire. 

Lisons  ce  discours  avec  nos  propres  yeux,  et  non  avec  des  lunettes 
allemandes.  Il  est  si  peu  original  qu'il  suff.t  de  le  parcourir.  Dédai- 
gnant la  fastidieuse  et  inutile  controverse  sur  «  les  responsabilités  de 
la  guerre,  »  au  sujet  desquelles  ni  la  justice  ni  l'histoire  ne  sauraient 
admettre  une  discussion,  nous  avons  noté  cinq  ou  six  passages  : 
celui  où  M.  Michaelis  apostrophe  indirectement  M.  von  Tirpitz  et 
l'amiral  von  Capelle,  ces  gens  qui,  en  prédisant  la  fin  de  la  guerre 
à  date  fixe  par  le  triomphe  du  sous-marin,  «  n'ont  pas  rendu  service  à 
la  patrie;  »  celui  où  il  jure  que  l'Empire,  fidèle  à  ses  alliances, 
observera,  repentir  méritoire,  ses  contrats  et  ses  traités  ;  celui  où  il  est 
contraint  de  faire  «  la  pénible  constatation  que,  par  suite  de  l'écono- 
mie de  la  guerre,  les  relations  des  villes  et  des  campagnes  «  ont  été 
troublées.  »  Gela  regarde  spécialement  l'Allemagne,  mais  ceci  nous 
regarde  pour  notre  part.  L'Allemagne,  «  qui  n'a  pas  voulu  la  guerre,  » 
ne  voudra  la  paix  que  comme  une  nation  «  qui  s'est  battue  victo- 
rieusement, »  sur  la  base,  toujours,  de  la  carte  de  guerre.  «  Tout  le 
territoire  de  la  patrie  est  sacré.  Nous  ne  pouvons  négocier  avec  un 
adversaire  qui  réclame  une  partie  du  territoire  de  l'Empire  (l'Alsace- 
Lorraine).  Nous  devons  obtenir  que  les  frontières  de  l'Empire  soient 
garanti 'S  à  jamais  (la  Belgique,  le  bassin  de  Briey).  Nous  devons, 
par  voie  d'entente  et  de  compromis,  garantir  les  nécessités  vitales 
de  l'Empire  allemand  sur  terre  et  sur  mer.  La  paix  doit  constituer 
une  base  pour  la  réconciliation  durable  des  peuples,  empêcher 
leur  hostilité  lointaine  exprimée  par  des  boycottages  économiques, 
nous  protéger  contre  la  transformation  de  la  ligue  militaire  de  nos 
ennemis  en  une  ligue  économique.  » 

C'est  là  que  perce  le  bout  de  l'oreille,  c'est  là  que   le  bât  blesse 


REVUE.    CHRONIQUE.!  T19 

le  peuple  allemand;  aussi  M.  Micliaelis  est-il  pour  le  moins  maladroit 
de  railler  lourdement  «  l'impuissance  américaine,  )>  comme  si  la 
guerre  ne  contenait  pas,  ne  commandait  pas  et  ne  conditionnait  pas 
l'après-guerre.  La  grande  terreur  de  l'Allemagne  industrielle  et  com- 
merçante, sa  blessure  mortelle,  on  la  voit  bien.  Elle  ne  lui  permet 
point  de  sourire  d'une  quatorzième  ou  quinzième  déclaration  de 
guerre,  non  pas  des  États-Unis,  mais  du  Siam.  Les  contradictions  qui 
embrouillent  la  harangue  du  Chancelier  tiennent  à  ce  qu'il  était  obligé 
de  faire  parler  dans  la  même  phrase  Hindenburg,  Ludendorff,  et  les 
Stumm,  les  Thyssen,  les  Siemens,  les  Ballin;  la  Prusse  et  la  Hanse, 
la  gloire  et  la  marchandise!  Mais  ce  langage,  qu'est-ce  en  somme? 
Est-ce  la  motion  Scheidemann-Erzberger?  la  motion  de  la  majo- 
rité? Pas  absolument.  Est-ce  le  contraire?  Pas  davantage.  Ce  n'est 
pas  elle  dans  la  forme,  et,  au  fond,  c'est  elle.  Ce  n'est  pas  elle  dans 
le  ton,  et  c'est  elle  en  son  essence.  C'est  la  guerre,  et  ce  n'est  pas 
la  guerre.  Ce  n'est  pas  la  paix,  et  c'est  la  paix.  «  Nous  ne  pouvons 
pas  offrir  la  paix  encore  une  fois.  Mais  avec  le  peuple  entier,  avec 
l'armée  allemande  et  ses  chefs,  qui  sont  d'accord  sur  cette  décla- 
ration (qu'on  ne  s'y  trompe  pas  :  cette  incidente  est  la  propo- 
sition principale  de  tout  le  discours),  avec  l'armée  allemande  et 
ses  chefs,  —  avec  le  Kronprinz,  avec  Hindenburg,  avec  Ludendorff, 
eux-mêmes, —  le  gouvernement  estime  que,  si  les  ennemis  veulent 
revenir  de  leurs  idées  de  conquêtes,  de  leurs  projets  d'anéantisse- 
ment, nous  écouterons  loyalement  et  prêts  à  la  paix  ce  qu'ils  ont  à 
nous  dire.  »  En  d'autres  termes  :  «  Nous  ne  demandons  pas  la  paix, 
nous  ne  l'offrons  pas;  mais  nous  demandons  qu'on  nous  l'offre.  » 
Faut-il  serrer  les  mots  de  plus  près,  en  mettre  au  jour  le  sens  caché  ? 
Hindenburg  ne  croit  plus  à  la  victoire  du  sous-marin,  Tirpitz  ne  croit 
plus  à  la  victoire  de  l'armée,  le  gouvernement  ne  croit  plus  à  la  vic- 
toire de  l'un  ni  de  l'autre.  Le  peuple  n'y  croit  désormais  que  par 
habitude  de  croire.  L'Allemagne  v^ut  peut-être  encore  la  guerre, 
mais  l'instant  approche  où  elle  ne  pourra  plus  que  la  paix.  Mais  ses 
attaques  réitérées,  ses  coups  de  bélier  à  l'Est  et  à  l'Ouest?  Oui,  mili- 
tairement, dans  le  présent,  elle  peut  encore  la  guerre  ;  mais  politi- 
quement, économiquement,  pour  srn  avenir,  elle  ne  pourra  bientôt 
plus  que  la  paix.  C'est  pourquoi  elle  nous  invite  à  parler;  et  c'est 
pourquoi  il  faut  nous  taire.  C'est  sous  ce  signe  et  sous  ces  auspiceg 
que  doit  s'ouvrir  la  Conférence  des  Alliés. 

Pendant  que  l'Empire  allemand  avait  sa  crise,  la  Révolution  russe 
a  eu  ses  Journées  de  Juin.  Les  ministres  prussiens,  qui  devaient  partir. 


^20  REVUE    DÈS    DEUX    MONDÉS. 

ne  partent  pas,  et  les  membres  du  gouvernement  provisoire,  qui  ne 
devaient  pas  partir,  sont  partis.  Le  prince  Lvoff  lui-même  s'est  retiré. 
M.  Kerensky,  président  du  Conseil,  ministre  du  Salut  public,  n'est  plus 
seulement  la  voix,  il  est  la  tête  de  la  Russie.  Elle  n'en  a  pas  de 
rechange;  qu'U  la  garde  bien  au  milieu  des  défections,  des  trahisons, 
des  attentats  dont  il  va  être  la  cible,  de  toute  cette  folie  anonyme  et 
de  toutes  ces  conspirations  pseudonymes  où  les  Lénine  ne  s'ap- 
pellent pas  Lénine,  où  les  Zinov-ietî  s'appellent  Apfelbaum,  les 
Kameneff,  Rosenfeld,et  à  qui  l'argent  vient  de  Berlin  par  Stockholm. 
Peut-être  l'heure  et  l'œuvre  réclamaient-elles  sa  jeune  et  farouche 
énergie.  Après  tout,  la  Montagne  sauva  la  France  par  des  moyens 
que  la  Gironde  n'eût  pas  employés.  Si  Kerensky  est  tout  ensemble 
Danton  et  Carnot,  comme  on  le  dit,  ce  n'est  pas  trop  pour  animer 
et  pour  organiser  tout  ce  qui,  dans  la  Russie  en  désarroi,  doit  être 
réanimé  et  réorganisé. 

En  Angleterre,  M.  Winston  Churchill  est  rentré  dans  le  cabinet. 
Quelques  changemens  ont  été  introduits,  qui  n'ont  rien  changé  à  la 
politique.  M.  Lloyd  George  a  répliqué,  comme  il  aime  à  le  faire,  au 
maiden  speech  de  M.  Michaelis.  D'une  chiquenaude,  il  a  réduit  en 
poudre  l'édifice  branlant  de  cette  logomachie.  Si  le  Chancelier  alle- 
mand désirait  avoir,  sur  la  guerre  navale,  sur  les  disponibilités  et  les 
dispositions  de  la  Grande-Bretagne,  des  faits  et  des  chiffres,  il  les  a. 
—  En  Espagne,  à  Barcelone,  le  19  juillet  s'est  passé  mieux  qu'on  ne 
l'aurait  cru,  dans  le  calme  relatif  de  la  rue  et  des  esprits. Une  seule 
barricade,  un  seul  mort;  un  manifeste  courtoisement  remis  au  gou- 
verneur, et  la  séance  levée.  Manana,  on  verra  demain.  —  En  Chine, 
l'infortuné  Pou-Yi  est  détrôné  aussitôt  que  restauré.  11  aura  connu, 
dès  sa  petite  enfance,  les  vicissitudes  humaines.  GetEmpereur  de  huit 
ans,  pour  son  second  essai,  aura  régné  huit  jours.  Mais  nous,  appre- 
nons, par  cet  exemple,  à  ne  pas  philosopher  sur  les  empires  et  les 
révolutions,  avant  que  les  révolutions  se  soient  rassibes  et  que  les 
empires  se  soient  consolidés. 

Charles  Benoist. 


Le  Directeur-Gérant. 
René  Doumic. 


L'ÉNIGME  DE  CHARLEROI 


I.  —  LA  MANŒUVRE  DE  BELGIQUE 
LES  COMBATS  DE  LA  SAMBRE 

16  AOUT-25  AOUT  1914 


I.    —   CE   QUE   l'on    sut    DE   LA    «    BATAILLE   DE   CHARLEROI  » 

Les  premières  semaines  de  la  guerre  avaient  paru  favo- 
rables. La  double  invasion  de  l'Alsace  méridionale  par  Mulhouse, 
les  premiers  incidens  de  l'offensive  française  en  Lorraine,  les 
succès  des  Russes  en  Prusse  orientale,  les  victoires  serbes,  tout 
donnait  confiance.  Jusqu'au  20  août,  on  était  resté  dans  l'igno- 
rance au  sujet  de  l'emplacement  des  armées  et  des  desseins  des 
deux  adversaires  ;  mais  on  savait  que  la  mobilisation  et  la 
concentration  françaises  s'étaient  accomplies  à  merveille  et  que 
nos  troupes  occupaient,  sur  la  frontière,  les  places  assignées 
par  les  plans  de  l'état-major. 

Le  communiqué  du  19  avait  confirmé  la  nouvelle  que 
l'armée  française,  prenant  l'offensive,  avait  atteint  Delme  et 
Morhange,  en  territoire  annexé. 

De  Belgique,  depuis  la  prise  de  Liège,  les  nouvelles  étaient 
rares.  L'affaire  de  Dinant,  le  15,  heureuse  pour  nos  armes, 
n'avait  pas  eu  de  suite  ;  rien  ne  s'était  dessiné  jusqu'au  18. 

TOME  XL.  —  1917.  46 


722  REVUE  DES  DEUX  MONDÈS.i 

Soudain,  le  19  et  le  20,  on  apprend,  coup  sur  coup,  la 
marche  en  avant  des  armées  allemandes,  le  passage  de  puis- 
santes colonnes  de  toutes  armes  sur  les  routes  du  territoire 
belge,  une  invasion  formidable  s'e'lendant  comme  une  nappe 
sur  le  pays.  La  résolution  prise  par  le  gouvernement  belge 
de  ramener  son  armée  à  l'abri  du  camp  retranché  d'Anvers 
éclata  comme  un  aveu  d'impuissance  et  le  plus  impressionnant 
des  présages. 

Le  21,  on  eut  la  nouvelle  de  l'échec  de  nos  armées  de  l'Est 
en  Lorraine.  Le  communiqué  du  21,  à  minuit,  reconnaissait  que 
«  nos  troupes  avaient  été  ramenées  en  arrière...;  »  il  ajoutait  : 
«  L importance  des  forces  engagées  ne  nous  eût  permis  de  nous 
maintenir  en  Lorraine  qu'au  prix  d'une  imprudence  inutile.  » 

Eh  quoi!  Il  y  avait  donc  une  puissante  offensive  allemande 
sur  la  frontière  lorraine,  outre  celle  qui  se  produisait  par  la 
Belgique  1  L'anxiété  redoubla.  La  Belgique  était-elle  aban- 
donnée? 

Le  22  août,  l'opinion  était  saisie  de  l'intention  du  gouverne- 
ment français  de  venir  en  aide  militairement  à  la  Belgique  : 

La  France  est  résolue  à  faire  tout  pour  libérer  le  territoire  de  son 
alliée.  Elle  considère  que  son  devoir  n'aura  été  entièrement  accompli 
que  lorsqu'il  ne  restera  plus  un  soldat  allemand  en  Belgique. 

Sous  la  rhétorique  du  texte  officiel,  on  entrevoit  une  espèce 
de  programme  militaire  : 

Il  n'a  pas  été  possible,  en  raison  des  nécessités  stratégiques,  de 
participer  plus  tôt  avec  l'armée  belge  à  la  défense  du  pays;  mais  les 
engagemens  que  nous  avons  pris  n'en  sont  que  plus  solennels;  notre 
coopération  n'en  sera  que  plus  étroite  ;  elle  se  poursuivra  avec  une 
extrême  énergie.  La  situation  en  Belgique  reste  sensiblement  la 
même  ;  le  mouvement  des  forces  allemandes  continue  vers  l'Ouest, 
précédé  par  des  forces  de  cavalerie  éclairant  dans  les  directions  de 
Gand  d'une  part,  de  la  frontière  française  d'autre  part.  L'armée  belge 
est  prête  dans  le  camp  retranché  d'Anvers. 

La  retraite  de  l'armée  belge  sous  le  canon  d'Anvers  est  une  opéra- 
tion prévue  qui  ne  porte  aucune  atteinte  à  sa  valeur  ni  à  son  incon- 
testable puissance.  Lorsque  le  moment  en  sera  venu,  l'armée  belge 
se  trouvera  aux  côtés  de  l'armée  française,  à  laquelle  les  circonstances 
l'ont  étroitement  et  fraternellement  unie. 

Ces  lignes  répondent  au   mouvement  de  l'opinion  qui  ne 


L  ENIGME    DE    CH ARLEROI. 


723 


pouvait  se  faire  à  l'idée  que  la  lîelgique  ne  serait  pas  défendue. 
L'occupation  de  Bruxelles  par  les  Allemands  avait  été  une  sur- 
prise pour  le  public  français  qui  en  était  resté  à  la-  belle  résis- 
tance de  Liège  :  l'arrivée  des  premières  populatians  belges  en 
fuite  l'émut;  il  s'inquiéta  quand  il  apprit  que  l'armée  belge 
s'était  repliée  sous  le  canon  d'Anvers.  A  la  question  que  l'on  se 
posait  universellement  de  savoir  ce  que  devenaient  les  armées 
alliées,  le  «  communiqué  »  répond.  Et,  en  même  temps,  il  indique 
les  faits  nouveaux,  bien  diffcrens  de  ce  que  le  public  attend  : 
non  seulement  la  Belgique  est  envahie,  mais  la  région  de  Gand 
et  la  frontière  française  sont  insultées  par  la  cavalerie  ennemie. 
Où  sont  donc  nos  troupes?  Que  fait  notre  propre  armée? 

Dès  le  22,  le  bruit  s'était  répandu  dans  Paris,  —  et  Paris- 
Midi  le  confirmait,  —  qu'une  formidable  bataille  était  engagée 
entre  Mons  et  Charleroi.  Bientôt  la  rumeur  circule  «  que  nos 
armées  n'ont  pu  enrayer  la  marche  des  armées  allemandes  et 
que  notre  aile  gauche, c'est-à-dire  l'armée  anglaise,  est  débordée 
et  enveloppée  (1).  » 

Le  23,  on  apprend  par  de  vagues  rumeurs  que  les  journées  du  21 
et  du  22  n'ont  pas  été  bonnes  sur  la  Sambre.  Le  communiqué 
du  23  août  parait  et  s'applique  à  préparer  les  esprits  : 

En  Belgique.  —  A  Namur,  les  Allemands  font  un  grand  effort 
contre  les  forts  qui  résistent  énergiquement.  Les  forts  de  Liège 
tiennent  toujours.  L'armée  belge  est  tout  entière  concentrée  dans  le 
camp  retranché  d'Anvers.  Mais  c'est  sur  ta  vaste  ligne  allant  de  Mons  à 
la  frontière  luxembourgeoise  que  se  joue  la  grosse  partie. 

Nos  troupes  ont  pris  partout  l'offensive.  Leur  action  se  poursuit 
régulièrement  en  liaison  avec  l'armée  anglaise.  Nous  trouvons  en 
face  de  nous,  dans  ce  mouvement  offensif,  la  presque  totalité  de 
Vannée  allemande,  formations  actives  et  formations  de  réserve.  Le 
terrain  des  opérations,  surtout  à  notre  droite  (il  s'agit  des  Ardennes), 
est  boisé  et  difficile.  Il  est  à  présumer  que  la  bataille  durera  plu- 
sieurs jours.  L'énorme  extension  du  front  et  l'importance  des  effec- 
tifs engagés  empêchent  de  suivre  pas  à  pas  le  mouvement  de  chacune 
de  nos  armées.  Il  convient,  en  effet,  pour  apprécier  cette  situation, 
d'attendre  un  résultat  qui  serve  de  conclusion  à  la  première  phase 
du  combat...,  etc.,  etc. 

Ce  n'est  pas  la  «  victoire  en  coup  de  vent  »  dont  on  avait 

(1)  Ant.  Délécraz,  Paris  pendant  la  mobilisation,  p.  324. 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

conçu  si  imprudemment  l'espoir  aux  heures  de  l'enthousiasme... 

Le  24,  les  éve'nemens  militaires  sont  déjà  accomplis.  Les 
communique's  du  24  et  du  25  contiennent  tout  ce  que  le 
Public  connut  officiellement  de  la  «  bataille  de  Charleroi.  »  Il 
faut  les  citer  in  extenso  : 

D'abord,  le  communiqué  du  24,  au  matin,  qui  donne  comme 
dne  sorte  d'exposé  des  opérations. 

La  grande  bataille  entre  le  gros  des  forces  françaises  et  anglaises 
et  le  gros  des  forces  allemandes  continue.  Pendant  que  cette  action 
se  poursuit,  dans  laquelle  nous  avons  l'importante  mission  de  retenir 
la  presque  totalité  des  armées  ennemies,  nos  alliés  de  l'Est  (les  Russes) 
obtiennent  de  gros  succès  dont  les  conséquences  doivent  être  considé- 
rables... 

^5  hewes.  —  Nos  armées,  placées  face  à  leurs  objectifs,  se  sont 
ébranlées  avant-hier,  prenant  résolument  l'offensive.  Entre  la 
Moselle  et  Mons,  la  bataille  générale  est  maintenant  engagée,  et  la 
parole  n'est  plus  qu'aux  combattans  eux-mêmes.  (Suit  un  rappel  des 
batailles  de  Lorraine  et  des  Ardennes.)  Une  troisième  armée,  de  la 
région  de  Chimay,  s'est  portée  à  l'attaque  de  la  droite  allemande  entre 
Sambre  et  Meuse.  Elle  est  appuyée  par  l'armée  anglaise,  partie  de  la 
région  de  Mons. 

Le  mouvement  des  Allemands  qui  avaient  cherché  à  déborder  noire 
aile  gauche  a  été  suivi  pas  à  pas,  et  leur  droite  se  trouve  donc  atta- 
quée maintenant  par  notre  armée  d'aile  gauche,  en  liaison  avec 
l'armée  anglaise.  De  ce  côté,  la  bataille  se  continue  vivement  depuis 
plus  d'une  journée.  Sur  tout  le  reste  du  front,  elle  est  aussi  engagée 
avec  le  plus  grand  acharnement  et  déjà  les  pertes  sont  sérieuses  de 
part  et  d'autre.  A  notre  extrême  gauche,  un  groupement  a  été  constitué 
dans  le  Nord  pour  parer  à  tout  événement  de  ce  côté. 

Il  y  a  bien,  dans  ces  derniers  mots,  l'idée  d'une  conception 
stratégique  qui,  jusqu'à  un  certain  point,  s'oppose  à  celle  de 
l'ennemi.  Mais  elle  n'est  indiquée  qu'en  passant  et  à  peu  près 
indiscernable  pour  ceux  qui  ne  sont  pas  initiés. 

Le  coup  de  massue  est  donné  par  le  communiqué  du 
24  août,  23  heures  : 

La  situation  en  Belgique.  —  A  l'Ouest  de  la  Meuse,  l'armée 
anglaise,  qui  se  trouvait  à  notre  gauche,  a  été  attaquée  par  les  Alle- 
mands. Admirable  sous  le  feu,  elle  a  résisté  à  l'ennemi  avec  son 
impassibilité  ordinaire.  L'armée  française,  qui  opérait  dans  cette 
région,  s'est  portée  ^  l'atta(^ue.  Deux  corps  d'armée,  dont  les  troupes 


l'énigme  de  charleroi.  725 

d'Afrique,  qui  se  trouvaient  en  première  ligne,  entraînés  par  leur  élan 
ont  été  reçus  par  un  feu  très  meurtrier;  ils  n'ont  pas  cédé,  mais, 
contre-altaquéspar  la  Garde  prussienne,  ils  ont  dû  ensuite  se  replier. 
Ils  ne  l'ont  fait  qu'après  avoir  infligé  à  leur  adversaire  des  pertes 
énormes.  Le  corps  d'élite  de  la  Garde  a  été  très  éprouvé. 

Sur  un  ton  plus  solennel,  le  communiqué  ajoute  : 

Du  fait  des  ordres  donnés,  la  lutte  va  changer  d'aspect  pendant 
plusieurs  jours;  l'armée  française  restera  pour  un  temps  sur  la 
défensive;  au  moment  venu,  choisi  par  le  commandement  en  chef, 
elle  reprendra  une  vigoureuse  offensive.  Nos  pertes  sont  impor- 
tantes ;  il  serait  prématuré  de  les  chifl'rer  ;  il  ne  le  serait  pas  moins 
de  chiffrer  celles  de  l'armée  allemande  qui  a  souffert  au  point  de 
devoir  s'arrêter  dans  ses  mouvemens  de  contre-attaque  pour  s'établir 
sur  de  nouvelles  positions. 

Et  immédiatement,  un  Aperçu  d'ensemble  : 

D'une  manière  générale,  nous  avons  conservé  la  pleine  liberté 
d'utiliser  notre  réseau  ferré,  et  toutes  les  mers  nous  sont  ouvertes 
pour  nous  approvisionner.  Nos  opérations  ont  permis  à  la  Russie 
d'entrer  en  action  et  de  pénétrer  jusqu'au  cœur  de  la  Prusse  Orientale. 

On  doit  évidemment  regretter  que  le  plan  offensif,  par  suite  de 
difficultés  impossibles  à  prévoir,  n'ait  pas  atteint  son  but  :  cela  eût 
abrégé  la  guerre  :  mais  notre  situation  df^fensive  demeure  entière,  empré- 
sence  d'un  ennemi  déjà  affaibli...  Certaines  parties  du  territoire  national 
sou/friront  malheureusement  des  e'vénemens  dont  elles  seront  le  théâtre; 
épreuve  inévitable,  mais  provisoire.  C'est  ainsi  que  des  élémens  de 
cavalerie  allemande,  appartenant  à  une  division  indépendante  opé- 
rant à  l'extrême  droite,  ont  pénétré  dans  la  région  de  Roubaix-Tour- 
coing,  qui  n'est  défendue  que  par  des  élémens  territoriaux. 

Le  courage  de  notre  vaillanie  population  saura  supporter  cette 
épreuve  avec  une  foi  inébranlable  dans  le  succès  final,  qui  n'est  pas 
douteux.  En  disant  au  pays  la  vérité  tout  entière,  le  gouvernement  et 
les  autorités  militaires  lui  donnent  la  plus  forte  preuve  de  leur  abso- 
lue confiance  dans  la  victoire  qui  ne  dépend  que  de  notre  persévé- 
rance et  de  notre  ténacité. 

Et  le  communiqué  continue  sur  le  même  ton,  le  25  août, 
t5  heures  : 

Dans  le  Nord.  —  Des  partis  de  cavalerie  qui  s'étaient  montrés 
avant-hier  dans  la  région  de  Lille,  Roubaix,  Tourcoing,  ont  apparu 
hier  dans  la  région  de  Douai.  Cette  cavalerie  ne   peut    s'avancer 


t26 


REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 


davantage  qu'en  s'exposant  à  tomber  dans  les  lignes  anglaises  ren- 
forcées hier  par  des  troupes  françaises. 

Situation  générale.  —  Malgré  les  énormes  fatigues  imposées  par 
trois  jours  consécutifs  de  combats,  et  malgré  les  pertes  subies,  le 
moral  des  troupes  est  excellent  et  elles  ne  demandent  qu'à  combattre. 
Dans  la  journée  d'avant-hier,  le  fait  saillant  a  été  la  rencontre  formi- 
dable des  tirailleurs  algériens  et  sénégalais  avec  la  troupe  réputée,  la 
Garde  prussienne.  Sur  cette  troupe  solide,  nos  soldats  africains  se 
sont  jetés  avec  une  inexprimable  furie  :  la  Garde  a  été  éprouvée  dans 
un  combat  qui  dégénérait  en  corps  à  corps.  L'oncle  de  l'Empereur  (?), 
le  général  prince  Adalbert,  a  été  tué  ;  son  corps  a  été  transporté  à 
Charleroi.  Notre  armée,  calme  et  résolue,  continuera  aujourd'hui  son 
magnifique  effort  ;  elle  sait  le  prix  de  cet  effort;  elle  combat  pour  la 
civilisation;  la  France  tout  entière  la  suit  des  yeux,  elle  aussi  calme 
et  forte,  et  sachant  que  tous  ses  fils  supportent  seuls,  pour  le 
moment,  avec  l'héroïque  armée  belge  qui,  hier,  a  repris  Malines,  et 
la  vigoureuse  armée  anglaise,  le  poids  d'un  combat  sans  précédent 
par  l'acharnement  réciproque  et  par  la  durée... 

Voilà  tout  ce  que  l'on  apprend  au  public.  De  beaux  faits 
d'armes,  des  combats  héroïques,  une  retraite  vigoureuse,  des 
troupes  harassées  dont  le  moral  est  excellent,  la  Belgique  éva- 
cuée, le  territoire  national  envahi. 

Le  sens  réel  des  événemens  n'apparait  pas.  Sous  les  for- 
mules péniblement  emphatiques  on  devine  une  vérité  cruelle. 
L'obscurité  redouble  l'angoisse.  On  sent  planer  un  malheur, 
terrible  et  inavoué. 

Peu  à  peu  l'idée  se  répand  d'une  bataille  mystérieuse  où 
des  choses  imprévues  et  extraordinaires  se  sont  produites.  On 
retend,  par  la  pensée,  sur  tout  le  front  occidental,  depuis 
Tournai  jusqu'à  Metz.  Des  masses  énormes  ont  été  engagées: 
une  retraite  inexplicable  et  inexpliquée  s'en  est  suivie.  De 
cette  bataille  terrible  le  public  ne  saisit  ni  les  précisions 
tactiques  ni  le  sens  stratégique.  Il  se  trouve,  ainsi,  anxieux  ei 
désorienté,  au  moment  où  la  u  manœuvre  morale  »  allemande, 
pénétrant  par  les  neutres,  va  produire  sur  lui  ses  redoutables 
effets. 

En  Allemagne.  —  Dans  le  camp  allemand,  après  un 
moment  d'hésitation,  ce  n'est  qu'un  cri  :  «  Victoire!  » 

Le  premier  communiqué  visant  les  opérations  à  l'Ouest  de 
la  Meuse  est  du  23  : 


727 

A  l'Ouest  de  la  Meuse,  les  troupes  allemandes  s'avancent  ver  g 
Maubeuge;  une  brigade  de  cavalerie  s'étant  portée  vers  leur  front 
a  été  battue  (il  s'agit,  sans  doute,  du  combat  d'Anderlues). 

L'objectif  donne',  à  savoir  Maubeuge,  vise  déjà,  une  pro- 
chaine invasion  du  territoire  français. 

Le  communiqué  du  2,j  août  annonce  la  prise  de  Namur  et 
de  cinq  forts  ;  la  chute  de  quatre  autres  paraît  imminente.i 
Le  27,  c'est  le  chant  de  triomphe  : 

Les  années  allemandes  victorieuses  en  France.  —  L'armée  allemande 
de  l'Ouest  a  pénétré  victorieusement,  neuf  jours  après  sa  concentra- 
tion, sur  le  territoire  français  de  Cambrai  jusqu'aux  Vosges  méridio- 
nales. L'ennemi  a  été  battu  sur  toute  la  ligne  et  se  trouve  en  pleine 
retraite.  Vu  l'étendue  énorme  du  champ  de  bataille,  dans  une  région 
boisée  et  en  partie  montagneuse,  il  n'est  pas  possible  de  donner  des 
cliifTres  exacts  sur  ses  pertes  en  tués,  blessés,  prisonniers  et  éten- 
dards pris.  L'armée  du  général  von  Kluck  a  culbuté  l'armée  anglaise 
près  de  Maubeuge.  Elle  a  repris  l'attaque  aujourd'hui,  au  Sud-Ouest 
de  Maubeuge,  par  un  mouvement  tournant.  Les  armées  des  généraux 
von  Biilow  et  von  Hausen  ont  battu  coîup/èfemenf  environ  huit  corps 
d'armée  fraûçais  et  belges,  entre  la  Sambre,  Namur  et  la  Meuse  (en 
réalité,  deux  corps  d'armée,  au  plus  quatre,  ceux  de  l'armée  Lanrezac, 
f",  10%  3*  et  18*  ;  il  n'y  a  aucun  corps  belge;  aucun  autre  corps  n'a 
été  engagé  et  n'a  même  figuré  sur  le  front.)  Gea  combats  ont  duré 
plusieurs  jours.  Nos  armées  poursuivent  l'ennemi  à  l'Ouest  de  Mau- 
beuge (on  prétend  imposer  l'idée  que  les  armées  alliées  sont 
tournées,  et  ce  trait  suffit  pour  révéler  les  desseins  du  grand  état- 
major).  Namur  est  tombé  en  notre  possession  après  deux  jours  de 
bombardement. 

L'attaque  se  dirige  maintenant  contre  Maubeuge. 

La  nouvelle  d'une  magnifique  victoire,  presque  sans  coup 
férir,  dans  l'Ouest,  complétant  et  achevant  les  succès  des 
Ardennes  et  de  l'Est,  se  répand  dans  le  monde  allemand,  chez 
les  alliés  de  l'Allemagne,  chez  les  neutres. 

Elle  tombe  comme  une  pluie  bienfaisante  sur  les  régimens 
progressant  sous  la  chaleur  accablante,  dans  l'épuisement  des 
combats  :  le  23  août,  l'officier  Kietzmann  écrit  sur  son  carnet 
de  routé  : 

«  (Au  sud  de  Ninove)  :  On  nous  apprend  la  nouvelle  d'une  grand© 
victoire  de  nos  armes,  près  de  Metz.  » 


728  Revue  dès  deux  mondes. 

«  Le  24  :  Bientôt,  on  nous  apprend  que  la  cavalerie  anglaise  est 
anéantie  et  que  six  divisions  anglaises  ont  été  exterminées  à  leur 
débarquement  du  train.  » 

«  Puis,  le  23  :  Nous  prenons  connaissance  d'un  télégramme  de 
l'Empereur  qui  exprime  sa  joie  sur  les  marches  fabuleuses  accom- 
plies par  le  II*  corps.  Les  trois  derniers  jours,  nous  avons  fait  environ 
130  kilomètres.  L'adversaire  s'éloigne  toujours  en  arrière;  nous  ne 
le  rejoignons  pas.  On  dit  qu'une  grande  victoire  vient  encore  d'être 
remportée  devant  nous.  On  parle  de  20  000  prisonniers,  de  150  canons 
pris  à  l'ennemi.  » 

Sous  la  date  du  vendredi  28,  le  carnet  de  route  d'un  officier 
d'artillerie  qui  appartient  à  l'armée  von  Kluck,  témoigne  de 
l'allégresse  générale  dans  le  camp  allemand.  Alors,  s'élèvent  ces 
chants  de  victoire  que  l'on  entendait  du  camp  français  : 

«  Vers  le  soir,  nous  eûmes  connaissance  des  victoires  de  la 
II®  armée  Biilow  :  quels  sentimens  nous  prenaient  l'âme  quand,  à  la 
clarté  de  la  lune  et  des  feux  de  bivouac,  toutes  les  musiques  militaires 
entonnaient  l'hymne  de  reconnaissance  répété  par  plusieurs  milliers 
de  voix!  C'était  une  joie,  une  allégresse  générale,  et  quand,  le  lende- 
main, on  se  remit  en  marche,  nous  croyions  presque  que  nous 
pourrions  fêter  Sedan  devant  Paris...  » 

On  faisait  contresigner,  en  quelque  sorte,  ces  bulletins  de 
la  nouvelle  «  grande  armée  »  par  le  vieil  empereur  François- 
Joseph,  adressant  à  l'empereur  Guillaume  ce  télégramme  de 
félicitations  : 

«  Victoire  sur  victoire  !  Dieu  est  avec  vous  et  sera  aussi  avec  nous  ! 
Je  t'envoie  mes  plus  chaleureuses  félicitations,  eher  ami,  à  ton  cher 
fils,  le  kronprinz,  le  jeune  héros,  ainsi  qu'au  kronprinz  Rupprecht  de 
Bavière  et  à  l'incomparable  vaillante  armée  allemande.  Les  mots 
me  manquent  pour  exprimer  ce  que  mon  armée  ressent  avec  moi 
dans  ces  jours  historiques.  Je  serre  cordialement  ta  main  puissante 

«  François-Joseph.  » 

Ainsi,  par  toutes  les  voies,  se  répand  et  s'impose  l'idée  de 
l'importance  décisive  des  combats  de  la  Sambre  et  de  la  supé- 
riorité absolue  des  armes  allemandes.  La  presse  allemande 
exulte.  Par  ses  récits  enflammés,  elle  répand,  jusqu'aux  derniers 
rangs  du  peuple  et  de  l'armée,  la  certitude  d'une  victoire  prompte 


l'énigme  de  charleroi.  129 

et  l'ivresse  d'une  gloire  que  Dieu  lui-même  offre  comme  un 
hommage  et  une  re'compense  au  peuple  élu.  Pour  les  respon- 
sables de  la  guerre,  l'ivresse  tourne  au  délire.^ 

Ils  n'admettront  plus,  et  le  soldat  vainqueur  pas  davantage, 
la  pensée  qu'un  revirement  quelconque  dans  le  cours  des  événe- 
mens  puisse  se  produire. 

«  Chaque  jour,  c'est  une  nouvelle  victoire  :  Liège,  Namur,  Dinant, 
Morhange,  Charleroi.  Après  chaque  dépêche  officielle,  le  bourgeois 
allemand  repérait  les  noms  sur  sa  carte  et  accrochait  un  drapeau  à 
sa  fenêtre.  Dans  les  campagnes,  on  sonnait  les  cloches  pour  convo- 
quer les  paysans  à  la  lecture  du  bulletin.  A  Berlin,  un  dimanche 
soir,  les  agens  de  police  du  district  du  centre  se  chargèrent  de  com- 
muniquer au  public  une  glorieuse  dépêche  survenue  après  la  lecture 
des  journaux.  Dans  une  automobile  militaire,  un  officier  remonta 
l'avenue  des  Tilleuls  en  criant  la  nouvelle  à  la  foule.  Les  sergens  de 
ville  de  garde,  auprès  des  stations  de  tramways,  l'annoncèrent  dans 
toutes  les  voitures  qui  remontaient  pesamment  chargées  vers  les 
faubourgs  populeux.  En  peu  de  temps,  tout  Berlin  la  connut  et, 
malgré  l'heure  tardive,  illumina  et  pavoisa. 

«  Ce  furent  des  journées  folles.  Les  Allemands  les  plus  présomp- 
tueux n'avaient  jamais  osé  penser  que  leur  patrie  était  aussi  puis- 
sante (t)...  » 

Donc,  toute  l'Allemagne  répète  :  «  Gloire  au  peuple  allemand, 
gloire  aux  armées  allemandes  qui  sont  le  peuple  en  armes  et 
en  marche  !  Quand  elles  tombent  sur  le  monde,  elles  le  frappent 
d'épouvante  et  il  n'a  qu'à  ramper  à  leurs  pieds...  » 

Cette  conviction  de  la  supériorité  fatidique  des  armes  alle- 
mandes est  telle  qu'elle  se  glisse  jusque  chez  l'adversaire,  et  le 
professeur  E.-H.  Baïer,  chargé  de  l'apologétique  de  la  guerre 
dans  son  Volkerkneg,  emprunte  au  Times  ce  tableau  dee  pha- 
langes allemandes  se  jetant,  irrésistibles,  au  combat  : 

«  Les  commandans  allemands  portaient  leurs  troupes  en  avant, 
comme  si  elles  avaient  une  inépuisable  provision  de  bravoure.  Les 
soldats  vont  au  combat  en  sections  profondes  fortement  ramassées, 
en  rangs  serrés;  ils  ne  se  préoccupent  pas  de  chercher  des  abris;  ils 
marchent  droit  devant  eux  à  l'assaut,  dès  que  l'artillerie  a  ouvert  le 
feu.  Que  les  ennemis  soient  à  découvert  ou  dans  une  région  val- 

(1)  '**  L'esprit  public  en  Allemagne.  Les  Victoires  d'août,  Ad.ns  le  Correspondant 
du  25  février  1915,  p.  566. 


730  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

îonnée  ou  boisée,  peu  importe.  Ils  n'ont  qu'un  mot  d'ordre  :  En 
avant,  toujours  en  avant!  L'artillerie  ennemie  fauche  des  lignes 
entières;  souvent,  il  ne  reste  plus  que  des  cadres.  Bientôt,  les  brèches 
sont  comblées,  le  corps  est  reconstitué  et  il  avance  sur  des  tas  de 
eadavres.  La  semaine  dernière  (bataille  de  Mons),  leur  puissance 
numérique  était  telle  qu'on  ne  pouvait  pas  plus  les  arrêter  que  les 
flots  de  la  mer.  » 

Chez  les  neutres.  —  Si  l'impression  est  telle  chez  l'ennemi, 
que  sera-t-elle  chez  les  neutres? 

Les  meilleurs  sont  ébranlés  :  ils  cherchent  les  raisons  de 
ces  succès  incontestables,  analysent,  comparent  la  qualité  des 
armées,  le  mérite  des  chefs.  Ainsi  ils  sèment,  sans  le  vouloir, 
un  doute  de  plus  dans  l'esprit  des  peuples  alliés,  au  moment  où 
ceux-ci  auraient  besoin  de  tout  leur  sang-froid,  de  toute  leur 
confiance. 

Les  observations  principales  que  l'on  peut  déjà  tirer  de  la 
bataille,  écrit  un  Italien,  le  sage  Angelo  Gatti,  sont  les  suivantes  : 

1"  Les  Allemands  ont,  au  point  de  vue  stratégique,  atteint  leur 
but.  Ils  ont  pénétré  entre  les  trois  alliés,  les  ont  en  partie  battus,  en 
partie  séparés,  de  sorte  que,  au  jour  de  la  bataille,  ils  se  sont  trouvés 
en  ordre  compact,  alors  que  les  adversaires  étaient  divisés.  Toute- 
fois, les  différentes  armées  allemandes  ne  sont  peut-être  pas  encore 
suffisamment  fortes  pour  accomplir  la  tâche  qui  leur  incombe, 
puisque,  malgré  une  excellente  impulsion,  elles  n'ont  nullement 
réussi  à  écraser  l'ennemi  et  ont  même  failli  être  arrêtées  par  lui. 
(C'est  la  seule  restriction  que  sa  sympathie  se  permette.) 

2°  Les  Belges,  les  Anglais  et  les  Français  n'ont  pas  pu,  après 
vingt-cinq  jours  de  guerre,  réunir  les  diff"érens  commandemens  en  un 
commandement  unique  et  coordonner  entre  eux  les  mouvemens. 
Chacun  a  combattu  vaillamment,  mais  pour  son  propre  compte;  les 
Belges  d'abord  et  seuls;  les  Anglais,  à  l'endroit  où  ils  s'étaient  portés 
après  le  débarquement  ;  les  Français,  en  des  endroits  imprévus  imposés 
par  la  nécessité  du  moment. 

3°  Les  Français  n'ont  pas  cru,  jusqu'à  il  y  a  très  peu  de  jours,  à  la 
gravité  de  la  menace  allemande  en  Belgique...  Il  est  difficile  de 
penser  que  l'action,  plutôt  décousue  et  limitée,  confiée  aux  armées 
françaises,  samedi  et  dimanche,  ait  été  le  fruit  d'une  étude  longue  et 
réfléchie. 

4°  La  valeur  déployée  par  les  troupes  alliées  dans  faction  tactique 
a,  d'une  façon  ou  d'une  autre,  diminué  les  défauts  de  la  conception 
stratégique. 


l'énigme  de  charleroi.  731 

Nous  allons  voir  qu'un  jugement  tout  différent  et,  jusqu'à 
un  certain  point,  inverse,  eût  dû  se  dégager  d'une  appréciation 
renseignée  sur  les  combats  de  la  Sambre.  Mais  l'impression 
générale  est  telle  que  ce  serait  une  sorte  de  paradoxe  de  discuter 
et  d'analyser  les  circonstances  et  les  modalités  du  succès.  L'Alle- 
magne s'est  fait,  de  ce  jour,  une  certitude  de  la  victoire  finale 
qui  a  rayonné  d'elle  sur  le  monde. 

De  cette  conviction  elle  vivra,  en  quelque  sorte,  pendant  des 
mois  et  des  années.  Tant  les  débuts  importent  et  tant  la  victoire 
matérielle  a  ses  prolotigemens  infinis  et  efficaces  dans  la 
manœuvre  morale  I 

Il  est  permis  cependant,  à  la  lumière  des  faits,  d'évoquer 
maintenant  le  verdict  prononcé  trop  hâtivement.  En  exposant  la 
((  Bataille  de  Charleroi  »  non  telle  qu'on  l'imagina  de  part  et 
d'autre,  mais  telle  quelle  fut,  on  peut  essayer  de  la  ramener  à 
ses  proportions  exactes  et  la  considérer  dans  ses  rapports  avec 
l'ensemble  de  la  guerre  de  manœuvres  et  avec  la  Bataille  des 
Frontières. 


II.    —    LA   VERITE    SUR    LA    «    BATAILLE   LE   CHARLEROI.    » 

PLAN     DES     ALLEMANDS.     —    LE    GRAND     MOUVEMENT     TOURNANT. 

Les   EFFECTIFS   ALLEMANDS 

Les  combats  de  la  Sambre  résultent  du  choc  de  deux 
conceptions  militaires  se  portant  à  la  rencontre  l'une  de 
l'autre. 

Disons,  d'abord,  la  conception  allemande. 

L'invasion  de  la  Belgique  fait  partie  du  plan  général  établi 
par  le  grand  état-major  allemand  conformément  aux  doctrines 
de  von  Schlieffen.  Suivant  ces  doctrines,  exposées  notamment 
dans  l'article  Cannœ  et  dans  la  brochure  Krieg  der  Gegenwart, 
le  haut  commandement  allemand,  décidé  à  «  en  finir  vite  » 
avec  la  France  afin  de  se  retourner  contre  la  Russie,  aurait 
conçu  le  dessein  d'anéantir,  d'un  seul  coup,  l'armée  française, 
non  par  un  unique  mouvement  tournant  de  l'aile  droite, 
—  comme  on  l'a  cru  d'après  les  exposés  plus  ou  moins  sincères 
de  Bern hardi,  —  mais  par  l'enveloppement  des  deux  ailes,  c'est- 
à-dire  par  la  manœuvre  de  la  «  tenaille  n  aboutissant  à 
l'étreinte  et  l'écrasement. 


732  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Rappelons  le  texte  de  l'historien  Heinecke,  dans  son  article 
«  Le  Rythme  de  la  Guerre  mondiale,  »  paru  en  1916  : 

«  Nous  avons  commencé  la  guerre  comme  une  guerre  d'écrasement, 
au  sens  militaire  du  mot.  Préparés  par  les  expériences  des  guerres 
de  Napoléon  et  de  Moltke  et  par  les  enseignemens  de  Clausewitz, 
nous  avons  tout  fondé  sur  un  brusque  rassemblement  de  nos  forces  ; 
elles  devaient  fondre  toutes  ensemble  sur  l'adversaire,  se  précipiter  en 
avant  dans  un  bi^usque  mouvement  concentrique,  aller  chercher  et 
anéantir,  en  rase  campagne,  le  gros  des  forces  ennemies.  Le  premier 
but  était  d'écraser  tout  de  suite  la  France  et  de  la  contraindre  à  traiter. 
Si  cela  réussissait,  nous  pouvions  nous  retourner  immédiatement  et, 
avec  les  meilleures  chances  de  succès,  poursuivre  le  même  plan 
militaire  contre  la  Russie.  » 

Stegemann,  critique  militaire  du  Bund,  auteur  à  demi 
officieux  d'une  histoire  de  la  guerre  qui  paraît  en  Allemagne, 
fait  à  peu  près  le  même  exposé  du  plan  général  allemand  : 

«  Prenant  pour  exemple  la  bataille  de  Cannes,  le  maréchal  de 
Schlieffen  a  brillamment  étudié  et  fixé  le  type  d'une  bataille  de  des- 
truction procédant  par  double  enveloppement.  En  réalité,  dans 
l'histoire,  la  plupart  des  batailles  furent  décidées  par  un  enveloppe- 
ment ou  un  mouvement  tournant;  à  vrai  dire,  la  manœuvre  enve- 
loppante est  beaucoup  plus  périlleuse  dans  l'offensive  que  dans  la 
défensive.  Il  semble  que  l'armée  assaillie,  prise  dans  une  manœuvre 
enveloppante,  n'ait  plus  qu'un  moyen  de  salut  :  c'est  de  se  retirer 
précipitamment  avant  que  l'enveloppement  ne  soit  accompli  ;  si  elle 
n'est  enveloppée  que  d'un  côté,  les  deux  tiers  de  cette  armée  peuvent 
être  sauvés...  Il  n'y  a  de  «  bataille  de  Cannes  »  que  dans  les  condi- 
tions suivantes  :  l'assaillant  subit  la  loi  de  la  plupart  des  offensives, 
«  il  marche  à  tâtons  dans  l'inconnu,  »  comme  dit  Clausewitz  ;  mais, 
à  un  moment  donné,  il  se  voit  engagé  en  un  combat  de  front  où  son 
centre  présente  encore  une  force  suffisante,  et  il  n'attaque  la  ma- 
nœuvre par  les  deux  ailes  que  quand  l'ennemi  attaque  de  toutes  ses 
forces  sur  le  centre.  » 

Le  critique  militaire  à  qui  nous  empruntons  ce  texte  a  bien 
senti  (après  coup)  le  risque  d  une  telle  conception  qui,  trans- 
portant dans  la  stratégie  les  méthodes  de  la  tactique,  met 
l'assaillant  dans  une  situation  inférieure,  non  seulement  parce 
qu'il  <(  marche  à  tâtons  dans  l'inconnu,  »  mais  aussi  parce  qu'en 
raison  de  l'ampleur  de  la  manœuvre,  l'armée  assaillie  «  peut  se 
retirer  précipitamment   avant    que   l'enveloppement    ne    soit 


l'énigme    de    CHARLEROI.i  733 

accompli.   »  C'est  ce  qui  se  produira  dans  la  manœuvre  de  la 
Marne  et  il  est  utile  de  le  rappeler  dès  maintenant. 

Malgré  la  force  de  ces  objections, —  qui,  encore  une  fois,  se 
sont  produites  après  coup,  —  l'autorité  des  idées  de  SchliefFen 
s'imposa  incontestablement  au  commandement  allemand.  Les 
faits  sont  là  :  puisque  les  Allemands  ont  attaqué  à  la  fois  en 
Lorraine  et  en  Belgique,  il  faut  bien  admettre  que  le  mouve- 
ment se  faisait  simultanément  par  les  deux  ailes,  le  centre 
(armée  du  'Kronprinz  et  du  duc  de  Wurtemberg),  étant  tenu 
en  réserve  pour  assener  le  coup  décisif. 

Le  mouvement  tournant  par  la  Belgique  est  donc  fonction 
de  ce  grand  dessein  militaire  :  l'aile  droite  de  l'armée  alle- 
mande représente  une  des  branches  de  la  tenaille,  de  même 
que  les  armées  du  prince  de  Bavière  et  de  von  Heeringen  repré- 
sentent l'autre  branche  dans  l'Est;  elles  vont  simultanément 
au-devant  l'une  de  l'autre,  avec  cette  différence  toutefois  que 
l'armée  de  l'Ouest  devant  déboucher  dans  le  voisinage  de  Paris 
et  ayant  pour  mission  de  couper  l'armée  française,  d'abord  de 
la  mer,  puis.de  la  capitale,  on  l'organise  avec  un  soin  spécial, 
on  la  comble  en  quelque  sorte  de  tous  les  réconforts  matériels 
et  moraux,  on  prend  toutes  les  précautions  stratégiques  et 
tactiques  pour  assurer,  autant  qu'il  est  humainement  possible, 
le  succès  de  son  importante  mission. 

Comment  les  Allemands  conçoivent-ils  ce  mouvement  d'enve- 
loppement par  l'aile  droite? 

Ici  encore,  nous  avons  des  documens  formels.  Une  brochure 
qui  semble  avoir  été  écrite  sous  l'inspiration  de  l'ancien  géné- 
ralissime von  Moltke,  intitulée  La  Bataille  de  la  Marne,  expose, 
en  ces  termes,  le  caractère  et  l'objet  du  mouvement  tournant 
dont  l'aile  droite  était  chargée  : 

Le  gouvernement  allemand  avait  prévu  qu'il  n'avait  pas  à  se  fier 
à  la  Belgique  et,  en  effet,  les  pièces  trouvées  à  Bruxelles  après  l'occu- 
pation allemande   (1)  ont  prouvé  combien    les   cercles   militaires 

(1)  On  connaît  la  fable  que  la  propagande  allemande  a  tenté  d'accréditer  au 
sujet  des  pièces  établissant  un  soi-disant  accord  militaire  entre  l'Angleterre  et  la 
Belgique.  C'est  une  de  ces  mirifiques  inventions  comme  la  «  garnison  française 
à  Liège,  »  les  «  avions  de  Nuremberg  »  qui  ne  tiennent  pas  debout  mais  qui  ont 
servi  à  tromper  et  à  entraîner  l'opinion  allemande.  Voir,  à  ce  sujet,  Histoire  de 
la  guerre  de  1914,  II,  173. 


734  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

allemands  ont  eu  raison  de  demander  pour  les  troupes  allemandes 
le  passage  libre  en  Belgique,  afin  que  les  Belges  ne  paissent  tomber 
sur  le  dos  des  armées  allemandes  quand  celles-ci  seraient  entièrement 
occupées  en  France. 

Le  grand  état-major  allemand  avait  résolu  de  jeter  tout  d'abord 
la  plus  grande  partie  des  troupes  disponibles  vers  l'Ouest  et  de 
confier  à  quelques  corps  d'armée  seulement  la  garde  des  frontières 
orientales...  Entre  Thionville  et  Aix-la-Chapelle,  on  comptait  faire 
passer  la  masse  principale  des  troupes  disponibles  et  attaquer  la 
France  par  la  Belgique  et  le  Luxembourg,  tout  en  s'efforçant  d'étendre 
toujours  davantage  Vaile  droite  vers  la  mer. 

Par  cette  conversion  géniale  de  la  droite,  on  espérait,  au  moyen 
d'une  grande  courbe  passant  par  Bruxelles-Valenciennes-Compiègne- 
Meaux,  à  lest  de  Paris,  pouvoir  rejeter  l'armée  française  au  delà  de 
la  Meuse,  de  l'Aisne,  de  la  Marne,  peut-être  même  au  delà  de  la 
Seine,  pour  déborder  au  sud  de  Fontainebleau  et  envelopper  ainsi  la 
ligne  française.  D'autres  parties  de  l'armée,  particulièrement  des 
corps  de  réserve  et  de  landwehr,  devaient  alors  pousser  en  avant  de 
Dunkerque  et  Calais  jusqu'à  la  côte  pour  empêcher  de  nouveaux  débar- 
quemens  anglais... 

Voici  maintenant  l'exposé  de  Stegemann  : 

Le  plan  de  campagne  allemand  s'appuyait  sur  cette  considération 
que  c'était  une  mesure  de  conservation  personnelle  pour  l'Allemagne 
d'atteindre  le  territoire  français  aussi  rapidement  et  aussi  sûre- 
ment que  possible,  de  l'envahir  définitivement  par  un  point  faible 
et  d'imposer  ainsi  sa  loi  à  l'adversaire.  Comme  une  entreprise 
conduite  entre  Meuse  et  Moselle  eût  été  très  incertaine  et  qu'elle  eût 
produit,  en  même  temps,  une  sursaturation  de  troupes,  serrées  les 
unes  contre  ks  autres,  dans  cet  étroit  espace,  l'offensive  par  la 
Belgique  devint  la  pensée  maîtresse  de  toute  la  manœuvre.  Sur  cette 
donnée,  la  marche  en  avant  déterminait  un  mouvement  énorme 
depuis  l'aile  droite,  qui,  en  cas  de  succès,  devait  aboutir  à  un  débor- 
dement et  à  un  écrasement  de  l'adversaire  par  étreinte. 

...  L'offensive  stratégique  des  Allemands  s'était  mise  en  branle 
d'un  seul  coup.  Pour  ce  mouvement  d'encerclement,  les  forces  de 
J '-extrême- gauche  devaient,  pour  le  moment,  rester  fixées  sur  la  ligne 
générale,  tandis  que  celles  de  l'aile  droite  accomplissaient  des 
jcnarich^s  énormes  formant  le  mo-uiVÊin^ent  tournant  vers  l'Ouest,  avec 
Metz  pour  pivot. 

Un  autre  historien,  Kircheisen,  détermine,  avec  beaucoup 
de  netteté,  le  premier  objectif  de  la  manœuvre  par  l'aile  droite  : 


l'énigme  de  charleroi.  735 

C'était,  sans  nul  doute,  l'intention  de  von  Kluck  de  couper  French 
du  côté  de  la  côte  et  de  rejeter  ses  troupes  sur  Maubeugc... 

Tel  est  le  caractère  du  mouvement  tournant  en  tant  qu'il 
fait  partie  du  plan  général  allemand  :  envelopper  les  armées 
alliées  par  la  côte,  occuper  la  côte  elle-même  jusqu'à  Dunkerque 
et  Calais  pour  empêcher  les  débarquemens  anglais,  rabattre 
l'aile  gauche  des  armées  alliées  sur  Maubeuge  et  la  bousculer 
par  une  poursuite  vigoureuse  jusqu'à  l'étreinte  et  l'écrasement 
entre  les  deux  pinces  de  la  tenaille  sur  l'Aisne,  la  Marne  ou 
la  Seine. 

Nous  avons  exposé  les  conditions  dans  lesquelles  ce  pla«. 
s'est  développé  à  l'Est  et  au  Centre;  nous  allons  suivre  son 
exécution  à  l'Ouest  :  la  Bataille  de  la  Trouée  de  Charmes,  la 
Bataille  des  Ardennes,  les  combats  de  la  Sambre  (improprement 
nommés  Bataille  de  Charleroi)  sont  les  trois  scènes  d'un  acte, 
constituant  lui-même  la  première  partie  de  la  Bataille  des 
Frontières. 

L'armée  provisoire  de  la  Meuse  (von  Emmich),  composée 
surtout  de  troupes  de  couverture,  s'était  emparée  des  ponts  de 
Liège  le  7  août. 

Or,  les  armées  allemandes,  chargées  d'opérer  sur  le  front 
occidental,  ne  se  mettent  en  mouvement  pour  la  manœuvre  en 
Belgique  que  le  19.  Dans  l'intervalle,  un  seul  incident  notable  : 
la  tentative  sur  Dinant,  le  15.  Elle  est  repoussée,  et  c'est  tout- 

Le  dessein  des  Allemands  reste  obscur  jusqu'au  jour  où  ils 
se  décident  à  s'avancer  au  delà  de  la  ligne  de  la  Cette,  à  forcer 
les  ponts  d'Huy  et  d'Ombret-Rosa  sur  la  INleuse  pour  se  porter  sur 
la  rive  gauche,  et  à  saillir  de  la  forêt  des  Ardennes  en  masses 
énormes  qui,  toutes,  se  mettent  en  marche  d'Est  en  Ouest, 
C'est  un  formidable  débordement  qui,  à  travers  la  Belgique, 
menace  la  France. 

Cette  marche  commence  le  19.  Le  20,  Bruxelles  est  occupé; 
le  21,  les  Allemands  débouchent  avec  leur-  corps  de  gauche  sur 
la  Sambre  et,  ce  même  jour,  les  rencontres  des  gros  se  produisent.. 
En  un  mot,  les  Allemands  se  précipitent  tout  d'un  coup  à  la 
rencontre  des  armées  ennemies.  Contraste  frappant  entre  une 
si  longue  immobilité  et  une  hâte  si  soudaine! 

Sur  la  longueur  du  délai  d'attente,  le  haut  commandement 


736 


REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 


allemand  a  cru  devoir  s'expliquer  par  un  communiqué  daté 
du  18  août  et  intitulé  :  «  Le  cas  de  Liège.  » 

Communiqué  allemand  du  1 8  août,  —  Le  cas  de  Liège.  Le  quartier 
général  dit  que  le  secret  de  Liège  peut  maintenant  être  dévoilé.  Les 
Allemands  avaient  reçu,  avant  la  déclaration  de  guerre,  l'assurance 
que  des  officiers  français,  et  peut-être  aussi  des  troupes,  avaient  été 
envoyés  à  Liège  avec  la  mission  d'instruire  les  troupes  belges  sur  le 
service  des  forts.  Avant  l'ouverture  des  hostilités  nous  n'avions  rien 
à  dire  de  cela.  (Vous  voyez  le  raffinement  de  mensonge  et  d'hypo- 
crisie; mais  il  est  nécessaire  pour  en  arriver  aux  explications  qui 
suivent.)  Dès  le  début  de  la  guerre,  cela  constituait  une  violation  de 
la  neutralité  de  la  France  vis-à-vis  de  la  Belgique.  Les  Allemands 
devaient  agir  rapidement.  (Donc  «  le  cas  de  Liège  »  n'est  nullement 
prémédité  ;  c'est  tout  à  fait  à  l'improviste  et  pour  parer  à  un  danger, 
d'ailleurs  inventé  à  plaisir,  que  l'Allemagne  croit  devoir  se  jeter 
sur  cette  place,  Liège  étant  remplie  de  Français.)  Des  régimens  non 
mobilisés  furent  jetés  à  la  frontière  et  mis  en  marche  sur  Liège.  Six 
faibles  brigades  avec  un  peu  de  cavalerie  et  d'artillerie  prirent  la 
ville.  Deux  autres  régimens,  qui  venaient  de  terminer  leur  mobilisa- 
tion, purent  aussi  être  envoyés.  (N'insistons  pas  sur  ces  révélations 
et  ces  explications  aussi  fausses  qu'embarrassées.)  Nos  adversaires 
annoncèrent  que,  devant  Liège,  se  trouvaient  120  000  Allemands  ne 
pouvant  continuer  leur  marche  en  avant,  en  raison  des  difficultés  du 
ravitaillement.  Ils  se  trompaient;  car  cette  pause  eut  d'autres  raiso7is. 
C est  seulement  alors  que  commence  la  marche  en  avant  des  Allemands. 
Nos  adA^ersaires  auront  la  preuve  que  nous  ne  l'avons  entreprise  que 
bien  soignés  et  bien  équipés.  L'Empereur  a  tenu  sa  parole  de  ne  pas 
sacrifier  inutilement  une  goutte  du  sang  allemand  (Cela  pour  répon- 
dre à  l'émotion  causée  en  Allemagne  par  les  pertes  devant  Liège, 
42  000  hommes.)  L'ennemi  ignorait  nos  puissans  moyens  d'attaque; 
c'est  pour  cela  qu'il  se  croyait  en  sûreté  dans  les  forts...  La  forteresse 
de  Liège  ne  servira  plus  les  plans  primitifs  de  nos  adversaires,  mais 
sera  un  point  d'appui  pour  l'armée  allemande. 

Nous  ne  sommes  pas  obligés  de  prendre  pour  argent 
comptant  ces  explications  alambiquées.  Le  haut  commandement 
voudrait  faire  croire  (surtout  au  public  allemand)  qu'il  s'est 
jeté  en  hâte  sur  Liège  et  qu'il  s'est  emparé  de  la  ville,  au  prix 
d'une  cruelle  effusion  de  sang,  pour  y  capturer  une  garnison  fran- 
çaise. Fait  extraordinaire  :  une  fois  la  ville  prise,  cette  garnison 
s'est  évanouie.  Non,  la  prise  de  Liège  a  un  autre  sens  :  cette  place 
est  la  clef  de  toute  la  campagne.  On  s'empare  des  ponts  tout 


l'énigme    de    CHARLEROI.i  737 

de  suite,  et  par  surprise,  pour  pouvoir  déboucher  en  Belgique. 
Mais,  tout  d'un  coup,  stop  :  le  grand  mouvement  s'est  arrêté  ! 

Pourquoi?  Le  communiqué  allemand  fait  allusion  aux  néces- 
sités de  la  concentration  ;  puis  il  indique  que  les  faits  parleront 
d'eux-mêmes.  Les  nécessités  de  la  concentration  ne  motivent 
pas  un  tel  retard  :  les  Allemands  se  sont  vantés  de  la  rapidité 
foudroyante  avec  laquelle  elle  s'était  achv?.vée,  grâce  à  leur 
réseau  de  chemins  de  fer  aux  approches  de  l'a  Belgique  et  dans 
l'Eifel.  Quant  aux  faits  ultérieurs,  ils  n'o'ut  rien  révélé  du 
tout  :  on  en  est  donc  réduit  aux  conjectures. 

Il  faut  admettre  que  le  haut  commandement,  en  violant  la 
neutralité  belge,  entendait  commencer  la  manœuvre  probable- 
ment par  un  piège,  mais  certainement  par  lane  surprise.  Les 
deux  explications  d'ailleurs  ne  sont  pas  incon^ciliables. 

Jusqu'au  18,  les  armées  allemandes  qui  se  sont  massées  sur 
le  territoire  belge  sont,  en  quelque  sorte,  à  l'affût,  dans  l'ordre 
suivant  :  l'armée  du  Kronprinz  (Luxembourg  et  Luxembourg 
belge),  armée  du  duc  de  Wurtemberg  (Luxembourg  belge),  armée 
von  Hausen  (région  de  Laroche),  armée  von  Bulow  (Sud  de  la 
Meuse,  Andenne,  Huy),  armée  von  Kluck  (derrière  la  Gette.) 

Il  est  probable  que,  par  cette  disposition  en  demi  cercle,  le 
grand  état-major  allemand  se  préparait  à  profiter,  comme  il  a  été 
dit  déjà  (1),  d'une  faute  de  ses  adversaires.  N'ignorantpas  que  le 
gouvernement  belge  avait  fait  appel  au  gouverruement  français 
et  qu'il  avait  demandé  d'urgence  l'envoi  d'une  armée  en  Bel- 
gique, les  Allemands  avaient,  sans  doute,  conçu  le  projet  de 
laisser  cette  armée  s'avancer  jusque  sur  la  plaine  de  Bruxelles- 
Waterloo,  pour  l'écraser  entre  les  cinq  armées  tombant  simul- 
tanément sur  elle. 

Le  raid  de  cavalerie  du  général  Sordet  qui  pénétra  en 
Belgique  jusqu'aux  portes  de  Liège,  dut  accréditer,  dans  l'esprit 
de  l'état-major  allemand,  l'opinion  que  l'armée  française  sui- 
vait et  que  le  commandement  français,  cédant  à  l'entraînement 
d'une  impétueuse  générosité,  jetait,  en  quelque  sorte,  une  armée 
de  délivrance  dans  la  gueule  du  loup.  Mais,  en  fait,  malgré  des 
instances  réitérés  et  des  sollicitations  émouvantes,  le  haut  com- 
mandement français  ne  céda  ni  aux  appels,  ni  aux  conseils. 
Son  plan  était  tout  autre  et  il  s'y  tint  fermement. 

(1)  V.  de  Souza,  La  défaite  allemande. 

TOME  XL.   —   1917.  47 


738 


REVUE  DES  DEUX  MONDES* 


CARTE  GÉNÉRALE  POUR  ItA.     «  BATAILLE  DE  CHARLEROI  » 


l'énigme  de  charleroi.  739 

A  partir  du  18,  les  Allemands  apprennent  par  des  actes 
publics  et  les  communiqués  officiels  que  le  gouvernement  belge 
a  pris  le  parti  de  ramener  son  armée  dans  le  camp  retranché 
d'Anvers;  dès  lors,  l'attente  est  inutile  et  aussitôt  le  Kaiser 
ordonne  le  déclenchement  du  grand  mouvement  tournant. 

Le  piège  n'a  pas  joué  :  reste  la  surprise. 

Le  souci  angoissant  du  commandement  français,  durant  les 
premières  semaines  de  la  guerre  fut  celui-ci  :  par  où  débou- 
cherait la  principale  offensive  allemande? 

Lui-même  avait  son  plan;  il  attaquait  par  l'Alsace  et  la 
Lorraine  et  manœuvrait  pour  pénétrer  en  Allemagne,  sa  droite 
au  Rhin.  Mais  l'exécution  d'un  tel  projet  ne  pouvait  pas  ne  pas 
être  influencée  par  le  parti  que  prendraient  les  Allemands. 
Nous  verrons  tout  à  l'heure  par  quelle  suite  de  remaniemens  et 
de  mises  au  point  le  haut  commandement  français  dut  parer 
aux  initiatives  ennemies  :  on  comprend  de  quel  intérêt  il  était 
pour  les  chefs  allemands  de  ne  dévoiler  leurs  desseins  que  le 
plus  tard  possible.  Deux  lutteurs,  avant  de  s'étreindre,  multi- 
plient les  feintes. 

Tant  que  les  armées  allemandes  étaient  immobiles  dans  le 
Luxembourg  et  le  Luxembourg  belge,  installées  qu'elles  étaient 
au  carrefour  des  routes  conduisant  soit  en  Belgique,  soit  en 
France,  on  pouvait  leur  attribuer  divers  projets  :  soit  une 
contre-attaque  de  flanc  contre  notre  propre  offensive  en  Lor- 
raine annexée,  soit  une  attaque  frontale  sur  Verdun,  soit  une 
offensive  de  grand  style  par  la  vallée  de  l'Alzette  débouchant  en 
France  par  Rocroi  et  Mézières,  coupant  nos  armées  de  l'Est  de 
Reims  et  de  Paris.  Les  forces  opérant  en  Belgique  eussent  tout 
simplement,  dans  ce  dernier  cas,  fait  fonction  de  flanc-garde  ou 
tout  au  plus,  eussent  coopéré  à  la  manœuvre  en  prenant  le 
chemin  de  Paris  par  l'Oise,  comme  les  alliés  l'avaient  fait 
en  1814. 

En  présence  de  ces  diverses  éventualités,  le  haut  comman- 
dement français,  tout  en  engageant  son  aile  droite  dans  l'offen- 
sive lorraine,  se  tenait  ramassé  sur  son  centre,  prêta  se  porter 
partout  où  les  Allemands  apparaîtraient. 

Pour  les  raisons  que  nous  avons  dites,  les  Allemands  atten- 
dirent jusqu'au  18,  au  soir.  C'est  le  18,  que  l'empereur  Guillaume 
quitte  Berlin  pour  venir  donner  lui-même  l'ordre  déclenchant 
la  manœuvre  qui  doit  lui  assurer  le  monde  :  il  lance  sa  procla- 


740  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mation  aux  Berlinois.  Ce  n'est  plus  seulement  l'Empereur, 
c'est  le  chef  de  guerre  qui  parle  à  ses  armées  et  à  son  peuple  : 
«  Le  cours  des  opérations  de  guerre  a  transféré  le  Grand  Quar- 
tier Général  hors  de  Berlin.  Je  me  fie  fermement  à  l'aide  de 
Dieu,  à  la  bravoure  de  l'armée  et  de  la  marine,  et  à  l'inébran- 
lable unité  du  peuple  allemand  dans  ces  heures  de  danger.  La 
victoire  ne  désertera  pas  notre  cause.  » 

Voici  donc  la  conception  allemande  en  voie  de  réalisation. 
Le  chancelier  Bethmann-HoUweg  l'a  dit  et  répété  :  «  L'offensive 
par  la  Belgique,  c'est,  pour  nous,  une  question  de  vie  ou  de 
mort.  »  Les  états-majors  ont  médité  leur  coup  :  attendre,  sur- 
prendre, tromper,  frapper.  Ils  ont  massé  dans  l'ombre  les 
énormes  effectifs  armés  et  entraînés  qu'une  volonté  sans  précé- 
dent emporte  dans  le  vertige  du  grand  mouvement  tournant. 

Quels  étaient  ces  effectifs? 

L'art  des  Allemands  fut  de  développer,  dès  l'abord,  sur  la 
Belgique,  un  réseau  de  troupes  de  couverture,  cavalerie,  artil- 
lerie, infanterie  extrêmement  mobile,  et  ayant  pour  mission 
de  voiler  les  emplacemens  des  gros,  tout  en  donnant,  par  leur 
tactique,  l'impression  d'une  démonstration  et,  si  j'ose  dire, 
d'un  b lu /f  plutôt  que  d'une  action  à  fond  et  décisive.  «  Couvrir 
et  découvrir,  »  terroriser  le  pays  et  tromper  l'adversaire,  tel 
était  l'objet  de  cette  première  invasion  militaire  confiée  aux 
corps  de  cavalerie  Bichthofen  et  von  Marwitz.  La  mission  fut 
accomplie  avec  une  remarquable  énergie  et  un  grand  savoir- 
faire  technique  :  elle  contribua  à  créer  la  «  surprise  »  sur  la- 
quelle comptait  le  grand  état-major. 

Derrière  ce  rideau  mouvant,  les  gr.os  se  mirent  en  branle  h 
partir  du  19.  Que  l'on  tire,  sur  la  carte,  une  ligne  Nord-Sud 
passant  par  Diest,  Tirlemont,  Hannut,  Andenne,  Giney, 
Rochefort,  en  un  mot  une  ligne  se  développant  en  arrière  de 
la  Gette  et  de  la  M'euse  :  c'est  à  l'Est  de  cette  ligne  que  les 
gros  allemands  sont  arrêtés,  tandis  que  les  troupes  de  couver- 
ture sont  lancées  sur  le  territoire  belge. 

Le  19,  l'alignement  est  rompu  et  les  gros  se  mettent  en 
branle  d'un   formidable  et  unique  mouvement  d'Est  en  Ouest. 

Trois  armées  y  prennent  part  :  au  Sud,  en  liaison  avec 
l'armée  du  duc  de  Wurtemberg  qui  reste  dans  les  Ardennes, 
la  3^  armée  (armée  von  Hausen)s"  porte  du  Luxembourg  (envi- 


L  ENIGME    DE    CHARLEROI. 


741 


rons  de  Laroche  et  de  Marche),  dans  la  direction  de  la  Meuse 
qu'elle  abordera  d'Yvoir  à  Fumay.  Elle  se  compose  du 
XIX«  corps  (von  Laffert),  du  XIP corps  (von  Eisa),  du  XII^  corps 
de  re'serve  (von  Kirchbach).  Jusqu'au  18,  elle  était  couverte  par 
la  cavalerie  de  la  Garde  qu'elle  céda,  à  partir  de  cette  date,  à 
l'armée  von  Bûlow.  Elle  compte  120  000  hommes. 

Plus  au  Nord,  la  2^  armée  (armée  von  Biilow)  se  compose, 
de  gauche  à  droite,  du  VII®  corps  de  réserve  (von  Zwehl),  de 
la  Garde  (von  Plattenberg),  du  X^  corps  (von  Emmich),  du 
X®  corps  de  réserve  (19®  division  de  réserve  et  2®  division  de  la 
Garde)  (von  Hùlsen),  du  VII®  corps  (von  Einem),  et  d'un  corps 
de  cavalerie  composé  de  la  5®  division  de  cavalerie  et  de  la 
division  de  cavalerie  de  la  Garde  (von  Richthofen).  Cette  armée 
est  la  véritable  armée  d'opérations  en  Belgique  proprement  dite. 
Elle  comprend  un  total  de  210  000  hommes. 

L'armée  von  Bûlow  a  pour  mission  de  tourner  autour  de  la 
place  de  Namur,  de  masquer  ou  de  prendre  cette  place  et,  en 
longeant  la  Sambre  où  elle  appuie  sa  gauche,  de  traverser  la 
Belgique  en  direction  générale  de  Mons  et  Valenciennes,  pour 
déboucher  ainsi  sur  le  territoire  français. 

Plus  au  Nord  encore,  débouche  la  l'®  armée  (armée  von 
Kluck)  :  elle  comprend  les  IX®  corps  (von  Quast),  III®  corps 
(von  Lochow),  IV'  corps  (von  Arnim),  IV®  corps  de  réserve 
(7®  et  22"^  divisions  de  réserve)  (Schwerin),  II®  corps  (von 
Linsingen)  et,  en  couverture,  un  corps  de  cavalerie  (2®,  4®, 
9®  divisions  de  cavalerie)  (von  Marwitz),  soit  une  masse  de 
213000  hommes. 

Ces  trois  armées,  qui  s'étalent  soudain  sur  la  Belgique  et 
qui,  dans  deux  jours,  prendront  part,  toutes  les  trois,  aux 
combats  de  la  Sambre,  donnent,  comme  effectifs,  les  chiffres 
su  i van s  : 

3®  armée 120  000  hommes 

2®  armée 210  000      — 

1^®  armée 215  000      — 


545  000  hommes 


Trois  corps,  il  est  vrai,  sont  maintenus  en  arrière;  ce  sont 
les  XIX®  et  II®  corps  actifs  et  le  IV®  corps  de  réserve,  soit 
environ  120000  hommes.  Mais  ils  sont  là;  et  leur  présence  suffit 
pour  soutenir  la  retraite  ou  exploiter  le  succès.  545  000  hommes 


'742  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

à  la  disposition  des  chefs,  42S  000  hommes  en  ligne,  telle  est  la 
masse  combattante  dont  dispose  le  commandement. 

Chaque  corps  d'armée  allemand  compte  144  pièces  d'artil- 
lerie dont  un  quart  en  obusiers  légers  ;  le  reste  est  en  batteries 
monte'es  avec  un  bataillon  d'artillerie  à  pied;  cependant,  les 
corps  de  réserve  n'ont,  chacun,  que  72  pièces,  soit  moitié  de 
l'artillerie  du  corps  actif. 

La  1'"^  armée  allemande  (vbn  Kluck)  est  la  pointe  extrême 
du  dispositif  de  ce  côté;  elle  marche  h  une  certaine  distance 
<le  la  mer,  droit  sur  Audenarde-Gourtrai,  son  extrême  droite 
devant  accomplir  le  mouvement  tournant  jusqu'à  Dunkerque 
et  Calais,  de  façon  à  balayer  tout  le  Nord,  au  moins  jusqu'à  la 
Somme,  avant  de  se  rabattre  sur  Paris. 

Von  Kluck  est  parti  de  la  Gelte,  le  19,  pour  sa  grande  ran- 
donnée. Précédés,  comme  nous  l'avons  dit,  par  la  cavalerie  von 
Marwitz,  ses  gros  progressent,  la  droite  en  avant,  avec  une  rapi- 
dité extrême  et  couvrent,  au  sud  de  la  Demer,  une  large  bande 
de  terrain  qui  s'aligne  en  son  milieu  par  Tirlemont,  Louvain, 
Bruxelles,  Sotteghem,  Audenarde,  Courtrai.  Son  corps  de  flèche 
est  le  IP  corps  commandé  par  un  des  généraux  allemands  les 
plus  réputés,  vonLinsingen.  C'est  lui  qui  tient  l'aile  marchante.; 
Il  n'est  pas  question  de  se  porter,  pour  le  moment,  sur  Charleroi 
et  Mons  ;  l'objectif  est  plus  au  nord  et  droit  à  l'ouest.  Si  les 
arméesvon  Bûlowetvon  Kluck  longent  la  Sambre,  la  Sambre 
n'est  pas  leur  but  ;  elles  vont  au  delà  et  ne  doivent  marquer  leur 
mouvement  de  conversion  au  sud  que  quand  elles  auront 
atteint  l'Escaut,  de  manière  à  se  rabattre  par  Lille,  Arras, 
Amiens,  sur  la  Seine,  peut-être  même  à  l'ouest  de  Paris  qui  se 
trouverait  ainsi  coupé  de  Calais,  de  Dunkerque,  de  Rouen  et 
du  Havre.  On  attaquera  l'ennemi  si  on  le  rencontre.  Mais  le 
but  principal  est  de  l'envelopper  complètement  et,  pour  cela, 
d'atteindre  la  mer. 

Rappelons  toute  l'importance  du  mouvement  tournant  dans 
la  doctrine  allemande  et  surtout  dans  le  système  de  Schlieffen  : 
un  adversaire  tourné  est  un  adversaire  battu,  parce  qu'il  est 
attaqué  de  deux  côtés  à  la  fois  et  que  la  convergence  des  feux 
l'assomme  au  moment  même  où  il  craint  pour  ses  communica- 
tions. Le  mouvement  tournant  est  donc  la  condition  ind  spm- 
sablede  la  victoire.  Il  ne  s'agit  pas  d'un  mouvement  d'ai.'e  plus 
ou  moins  adroitement  exécuté   et  caressant,  pour  ainsi  dire. 


l'énigme  de  charleroi.  743 

l'armée  ennemie  :  il  s'agit  du  round  brutal  dans  les  côtes  qui 
lui  fait  perdre  à  la  fois  l'équilibre  et  le  souffle;  l'armée  battue 
ne  doit  plus  respirer  après  ce  coup. 

La  doctrine  de  Schlieffen  multiplie  la  puissance  des  mouve- 
mens  d'aile  en  les  assenant  de  deux  côtés  à  la  fois  et  en  les 
faisant  converger  l'un  vers  l'autre.  Une  raison  de  plus  pour  que 
la  manœuvre  soit  achevée,  complète,  sans  repentir  et  sans 
bavure.  L'enveloppement  de  l'armée  ennemie  est  la  condition 
de  r  «  étreinte  »  et  de  1' «  écrasement.  »  Les  armées  allemandes 
de  droite  sont  parties  pour  accomplir  cette  besogne  audacieuse 
et  brutale. 

Et  c'est  pourquoi  on  a  donné  à  ces  armées  à  la  fois  le  poids 
et  la  souplesse  par  la  masse  des  effectifs  et  leur  incomparable 
organisation  :  tout  ce  qu'une  savante  préparation  et  une  longue 
sélection  peuvent  obtenir  comme  entraînement  et  comme 
choix,  elles  l'ont  :  le  meilleur  personnel,  le  meilleur  maté- 
riel, les  soldats,  les  chefs.  Ce  sont  ces  troupes  incomparables 
dont  l'apparition  en  Belgique  causa,  à  la  fois,  l'éblouissement 
et  la  stupeur  :  ordre,  discipline,  éclat,  splendeur.  Cuivres  asti- 
qués, buffleteries  fraîches,  uniformes  neufs,  troupes  de  couver- 
tare  s'abattant  sur  le  pays  comme  dos  nuées  de  sauterelles; 
gros  se  mouvant  en  rangs  serrés  avec  le  maximum  d'accéléra- 
tion; automobiles,  bicyclettes,  canons,  obusiers,  mitrailleuses, 
cuisines  roulantes,  hommes  et  machines,  foules  militaires 
roulant  leurs  flots  pressés  toujours,  toujours.  Musiques,  trom- 
pettes et  fifres,  sonnant  et  sifflant,  voix  rauque  du  commande- 
ment, pas  de  parade  martelant  le  pavé  des  villes  :  peuple  casqué, 
tribus  en  armes  dressées  se  précipitant  à  la  mort,  machine 
prodigieuse  comme  le  monde  n'en  avait  jamais  vu  et  n'en 
reverra  jamais  I 

m.    —   PLAN,    EFFECTIFS    ET   POSITIONS    DE   l'aRMÉE    FRANÇAISE 

Le  premier  dispositif  français  avait  tourné  la  plus  grande 
partie  de  nos  forces  vers  la  frontière  de  l'Est.  Nous  avons  dit 
que  le  projet  du  haut  commandement  français  était  d'attaquer 
par  l'Alsace  et  la  Lorraine  en  s'appuyant  à  droite  sur  le  Rhin 
pour  porter,  le  plus  tôt  possible,  la  guerre  en  Allemagne. 
Décidé  à  respecter  la  neutralité  belge,  il  n'avait  pas  d'autre 
débouché.   Mais  il  avait  aussi  pour  intention  positive,  dès  le 


744  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

début,  d'appuyer  ce  mouvement  d'aile  droite  par  une  attaque 
frontale  qui,  dans  la  région  du  Luxembourg,  prendrait  à  partie 
les  armées  allemandes  occupant  la  Belgique. 

Dans  quelle  mesure  le  commandement  français  s'attendait- 
il  à  la  violation  de  la  neutralité  belge  et  quelles  précautions 
avait-il  prises  en  vue  d'une  telle  éventualité  ?  Il  est  impossible 
de  reprendre  ici  tout  le  débat.  Mais,  ce  qui  parait  exact,  c'e.st 
que  le  commandement  français,  tout  en  ayant  la  conviction  que 
le  territoire  belge  serait  violé,  n'allait  pas  jusqu'à  penser  que  le 
haut  commandement  allemand  prendrait  le  parti  de  déboucher 
sur  la  rive  gauche  de  la  Meuse  et  d'envahir  la  Belgique  entière. 

Les  conséquences  d'une  pareille  détermination  étaient  si 
graves  pour  l'Allemagne  que  notre  état-major  avait  peine  à 
admettre  que  ses  généraux  assumeraient,  de  propos  délibéré, 
une  telle  responsabilité.  On  avait,  en  effet,  les  raisons  les  plus 
sérieuses  de  penser  que  si  la  neutralité  belge  n'était  pas  atteinte 
au  Nord  de  la  Meuse,  le  gouvernement  belge  et  le  gouvernement 
britannique  réfléchiraient  avant  de  se  lancer  immédiatement 
dans  la  guerre.  Gomment  croire  que  l'Allemagne,  pour  un 
avantage  stratégique  douteux,  romprait  brutalement  avec  ces 
puissances  et  déchaînerait,  par  leur  hostilité  actuelle,  la  vindicte 
prochaine  de  l'univers?  En  vérité, on  ne  pouvait  fonder  tout  un 
système  militaire  sur  une  éventualité  aussi  incertaine  et  sur  l'aléa 
d'une  décision  aussi  absurde  ;  l'intérêt  de  l'Allemagne  n'éclairait- 
il  pas  ses  intentions  et  desseins? 

Le  choix  que  fit  l'Allemagne  —  avertie  comme  elle  l'était 
des  conséquences  —  ne  peut  s'expliquer  que  par  la  détermina- 
tion arrêtée,  dès  lors,  dans  la  pensée  du  gouvernement  alle- 
mand, de  considérer  l'Angleterre  comme  son  principal  ennemi 
et  de  viser  à  l'anéantissement  de  cette  puissance  tandis  qu'elle 
était  encore  désarmée.  Cette  raison  peut  seule  expliquer  le  projet 
de  marche  des  armées  allemandes  à  travers  la  Belgique  du  Nord, 
droit  sur  l'Ouest  et  la  mer,  avec  Dunkerque  et  Calais  pour 
objectif  immédiat. 

Le  commandement  français,  qui  se  plaçait  surtout  à  un  point 
de  vue  national  et  qui  raisonnait  d'après  les  données  ordinaires 
du  bon  sens,  se  croyait  donc  suffisamment  protégé  en  disposant 
ses  troupes  depuis  Rocroi  et  même  Vervins  jusqu'aux  Vosges, 
puisque  la  plus  grande  partie  de  nos  corps  d'armée  se  trouvaient 
ainsi  placés  face  à  la  Belgique  et  au  Luxembourg., 


L*ÉMGMË    DE    CHARLERÔÏ.  *743 

Il  avait,  d'ailleurs,  d'autres  devoirs  :  c'était  de  veiller  à  la 
défense  du  territoire  français  sur  toute  l'étendue  de  la  frontière. 
Pouvait-il  négliger  la  région  de  l'Est?  Etait-il  en  droit  d'atfai- 
blir,  outre  mesure,  les  armées  qui  protégeaient  Nancy  et  Verdun? 

Le  plan  général  allemand  embrassait,  comme  les  faits  le 
prouvèrent,  non  seulement  une  attaque  par  la  vallée  de  l'Es- 
caut, mais  aussi  une  offensive  sur  la  Trouée  de  Charmes.  Donc, 
il  fallait  être  prêt  partout.  Tant  pour  l'offensive  en  Alsace  et  en 
Lorraine  annexée  que  pour  la  défensive  en  Lorraine  fran- 
çaise, notre  ((  force  de  l'Est  »  ne  devait,  à  aucun  prix,  être 
sacrifiée. 

Tout  en  montant  sa  propre  manœuvre,  le  commandement 
français  n'en  surveille  pas  moins  celle  de  l'ennemi.  Il  recueille 
les  moindres  indices  qui  peuvent  lui  révéler  les  projets  du 
commandement  allemand  à  l'Ouest.  Celui-ci  les  cache  avec  un 
soin  jaloux  jusqu'au  19. 

Le  corps  de  cavalerie  Sordet,  qui  a  battu  toute  la  Belgique, 
n'a  apporté  aucune  donnée  précise  :  on  croit  plutôt  au  bluff. 
Les  armées  allemandes  sont  toujours  immobiles,  voilées  par  le 
rideau  mouvant  et  impénétrable  de  leur  nombreuse  cavalerie. 

Cependant,  un  fait  précis  apporte,  le  15,  quelque  lumière. 
Les  troupes  de  couverture  de  l'armée  von  Hausen  tentent  de 
forcer  la  Meuse  à  Dinant  :  ce  coup  de  sonde  donne  à  penser  que 
les  arhiées  allemandes  n'ont  pas  pour  objectif  seulement  la 
vallée  française  de  la  Meuse  et  qu'elles  chercheront  à  déboucher 
plus  au  Nord,  peut-être  dans  la  direction  de  Maubeuge. 

Immédiatement  les  précautions  sont  prises.  Elles  consistent, 
—  pour  parer  à  une  éventualité  encore  incertaine,  mais  qui  se 
précise,  —  à  constituer,  dans  cette  région,  une  puissante  armée 
capable  de  faire  tête  à  la  manœuvre  allemande  si  elle  se  mani- 
feste dans  cette  direction.  Une  fois  les  mesures  prises  pour 
l'offensive  à  l'Est,  l'attention  du  haut  commandement  français 
se  porte  presque  uniquement  vers  le  problème  de  l'Ouest. 

Jusqu'à  la  date  du  15,  l'armée  Lanrezac  gardait  le  débouché 
des  Ardennes,  avec  mission  éventuelle  de  foncer  sur  les  armées 
cachées  dans  cette  région. 

C'est  le  15  que  cette  armée  reçoit  l'ordre  de  s'élever  sur  le 
territoire  belge  dans  la  direction  de  Namur;  c'est  également 
le  15  que  le  18^  corps,  rattaché  jusque  là  aux  armées  de  l'Est 
et  en  réserve  vers  Tout,  reçoit  l'ordre  de  s'embarquer  pour  se 


746 


REVUE    DES    DEUX   MONDES.^ 


l'énigme  de  charleroi.  747 

porter  sur  la  Sambre  ;  c'est  du  13  au  16  que  les  divisions  d'Al- 
gérie, antérieurement  dirigées  vers  l'Est,  sont  acheminées  vers 
la  région  de  Ghimay  où  elles  débarquent;  c'est  le  16  que  le 
général  d'Amade  reçoit  l'ordre  de  quitter  le  commandement  de 
la  région  de  Lyon  pour  se  rendre  à  Arras  et  y  constituer  une^ 
armée  nouvelle. 

Dès  lors,  aussi,  l'armée  britannique,  débarquée  en  Thié- 
rache,  combine  son  mouvement  avec  celui  des  armées  fran- 
çaises et  se  prépare  à  rejoindre  la  Sambre;  le  groupe  des  divi- 
sions de  réserve,  commandées  par  le  général  Valabrègue,  qui  a 
organisé,  pour  la  défensive,  la  région  de  Vervins,  va  se  porter 
dans  cette  même  direction. 

Ainsi  se  trouve  prévu  et  créé  un  front  compact,  s'étendant^ 
de  Dunkerque  à  Dinant. 

Mais  l'on  ne  sait  rien  encore  de  certain  sur  les  projets  du 
commandement  allemand  :  celui-ci  couve  son  piège  et  sa  sur- 
prise. Dans  le  doute  qui  subsiste, le  commandement  français  se 
tient  prêt  en  vue  de  deux  hypothèses. 

De  deux  choses  l'une  :  ou  les  armées  allemandes  débouche- 
ront sur  la  Meuse  moyenne  ou  plus  au  Sud  encore^  et,  alors, 
les  armées  françaises  du  Centre,  secondant  l'offensive  déjà 
déclenchée  dans  l'Est,  les  attaqueront  par  les  Ardennes  et,  en 
même  temps,  les  armées  de  l'Ouest  (armée  Lanrezac,  armée 
britannique,  etcOentreprendrontdetournerl'ennemiparNamur, 
Charleroi,  Mons  ;  ou  bien  les  Allemands  déboucheront  au  Nord 
de  la  Meuse  sur  Bruxelles  et  les  places  du  Nord  de  la  France  : 
alors  l'armée  Lanrezac,  l'armée  britannique,  etc.,  arrivées  sur 
la  Sambre,  tenteront  de  les  prendre  de  flanc  pendant  leur 
marche,  tandis  que  nos  armées  du  Centre  (3^  et  4^  armées) 
fonceront  droit  au  Nord  pour  les  couper  de  Metz  et  du  terri- 
toire allemand.  En  un  mot,  notre  bataille  étant  une  fois 
accrochée  vers  l'Est,  toutes  les  forces  disponibles  se  jetteront 
sur  les  armées  allemandes  pour  les  prendre  de  flanc  dans  l'Ouest, 
en  plein  mouvement  tournant. 

La  preuve  que  cette  volonté  est  celle  du  haut  commandement 
français  ressort  à  la  fois  des  documens  et  des  faits  (1)  :  sa  préoc- 
cupation principale,  celle  qui  se  manifeste  par  des  ordres  réitérés, 
est  de  garder  ses  armées  bien  ramassées  et  unies  autour  de  la 

(1)  Voir  l'ensemble  des  preuves  et  les  dispositions  détaillées  des   corps  alle- 
mands et  français  dans  {'Histoire  de  la  Guerre  de  19U,  t.  V,  p.  263  et  sq. 


748  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

Meuse,  de  ne  pas  les  laisser  s'aventurer  ni  trop  au  Nord,  ni  trop 
à  l'Ouest,  de  les  maintenir  à  l'état  de  bloc  offensif  qu'on  jettera 
sur  la  masse  allemande  en  mouvement  pour  essayer  de  la  briser. 
Attaquer  le  Rhin  et  surveiller  la  Meuse  :  ainsi,  dans  la 
mesure  du  possible  on  protège  la  Belgique  et  le  Nord,  mais, 
pour  rien  au  monde,  on  n'obéirait  à  la  manœuvre  allemande 
qui  voudrait  nous  forcer  à  dégarnir  la  région  de  l'Est  ;  pour 
rien  au  monde  on  n'abandonnerait  la  liaison  de  toutes  nos 
armées  soit  de  l'Est,  soit  de  l'Ouest  avec  leur  principal  point 
d'appui  au  centre,  Verdun. 

Le  20  août,  le  front  des  armées  alliées  se  présente  en 
Belgique  occidentale  dans  les  conditions  suivantes  : 

A  droite,  la  place  de  Namur,  avec  ses  neuf  forts,  protège  la 
région  d'entre  Meuse  et  Sambre.  La  4^  division  belge  (général 
Michel)  est  affectée  à  la  défense  de  cette  place;  elle  a  reçu,  en 
plus,  la  8*  brigade  qui,  primitivement,  occupait  Huy. 

Le  22,  cette  garnison  sera  encore  renforcée  par  la  8^  brigade 
française  (généralMangin).  On  pensait  que  Namur,  ainsidéfendu, 
pouvait  tenir  aussi  longtemps  que  Liège  :  la  place  était,  pour 
ainsi  dire,  le  pivot  de  la  bataille  à  droite  et  appuyait  l'offensive 
française  qui  avait,  d'ailleurs,  pour  mission  de  la  dégager. 

Vient  ensuite  la  5^  armée  (général  Lanrezac),  qui  va  porter 
son  quartier  général  à  Ghimay  le  21  à  10  heures;  les  corps  de 
cette  armée  sont  échelonnés  au  Sud  de  la  Sambre  dans  l'ordre 
suivant,  de  droite  à  gauche  : 

1°  Le  1"  corps  (général  Franchet  d'Espérey)  quartier  général 
Anthée,  auquel  est  rattachée  la  8«  brigade  (général  Mangin). 
Il  garde  les  passages  de  la  Meuse  au  Nord  de  Revin.  Il  attend 
la  SI*'  division  de  réserve  (général  Bouttegourd)  qui  doit  le 
relever  de  la  garde  des  ponts  du  fleuve.  Alors,  il  se  porters 
plus  au  Nord,  dans  l'angle  de  la  Sambre  et  de  la  Meuse,  pour 
déboucher  à  l'abri  des  forts  ouest  de  Namur. 

2°  A  gauche,  le  10^  corps  (général  Defforges)  quartier  général 
Florennes,  ses  avant-gardes  à  Fosse,  avec  ordre  de  s'opposer 
au  débouché  des  colonnes  ennemies,  au  Sud  de  la  Sambre;  est 
adjointe  à  ce  corps  la  37®  division  d'Afrique  (général  Gomby) 
occupant,  plus  au  Sud,  la  zone  Florennes-Philippeville, 

3°  Toujours  k  gauche,  le  3®  corps  (général  Sauret);  quartier 
général  àWalcourt;  il  occupe  le  front  Villers-Poterie-Loverval 


L  ENIGME    DE    CHARLEROI. 


749 


d'où  il  domine  Charleroi  sur  la  rive  Sud.  Ce  corps  reçoit  comme 
renfort  la  38^  division  d'Afrique  (général  Muteau)  qui  occupe 
la  région  Somzée,  Gourdinne,  Berzée. 

4<»  Plus  à  gauche,  le  18^  corps  (général  de  Mas-Latrie);  venu 
de  Toul,  il  opère  son  débarquement  dans  la  région  d'Avesnes, 
prêt  à  se  porter  sur  laSambre.  Son  quartier  général  esta  Solre- 
le-Château  le  20,  à  Beaumont  le  21.  Il  est  en  liaison  avec  le 
3^  corps  par  Ham-sur-Heure. 

5°  Le  corps  de  cavalerie  (général  Sordet)  était,  le  20  au  soir, 
en  train  de  se  replier  vers  l'Ouest;  épuisé  à  la  suite  de  la  rude 
randonnée  qu'il  avait  fournie  dans  toute  la  Belgique,  il  avait  été 
très  éprouvé,  le  19,  à  Perwez  dans  des  engagemens  au  Nord  de 
la  Sambre;  il  occupait  sur  le  canal  de  Charleroi  à  Bruxelles, 
la  région  de  Gosselies,  Fontaine-l'Évêque,  avec  la  mission  de 
protéger  les  débarquemens  de  l'armée  anglaise. 

5°  A  l'Ouest,  le  terrain  était  encore  vide  de  troupes,  à  cette 
date  du  20  août.  Mais  le  4^  groupe  de  divisions  de  réserve 
(53^  et  69")  commandé  parle  général  Valabrègue,  après  avoir 
organisé  défensivement  la  région  de  Vervins,  reçoit  l'ordre  de 
se  porter  vers  le  Nord  dans  la  direction  de  Maubeuge,  pour 
combler  ce  vide.  La  place  de  Maubeuge,  avec  sa  puissante 
garnison  et  ses  forts,  dont  plusieurs  modernes,  joue,  à  gauche, 
le  rôle  de  point  d'appui,  comme  Namur  le  joue  à  droite.  Le 
groupe  des  divisions  de  réserve  arrivera,  le  22  au  soir,  pour 
se  loger,  à  gauche  du  18"'  corps,  dans  la  zone  Avesnes-Ferrière- 
la-Petite-Solre-le-Ghâteau. 

6°  On  comptait  que  l'armée  britannique  viendrait  prendre 
sa  place  sur  le  terrain,  le  20.  Mais  elle  n'arriva  que  le  22. 
Le  20,  elle  est  encore  très  en  arrière  dans  la  région  du  Nouvion- 
Wassigny-Le-Cateau.  Si  elle  eût  été  en  place  le  20,  l'armée 
alliée  se  fût  trouvée  constituée  au  moment  même  où  les  Alle- 
mands entraient  à  Bruxelles.  Le  rôle  réservé  à  l'armée  britan- 
nique était  d'exécuter  un  mouvement  tournant  d'aile  gauche 
en  se  portant  au  Nord  de  la  Sambre  vers  Mons,  direction  de 
Soignies-Nivelles;  on  pensait  qu'elle  y  serait  avant  von  Kluck. 
Malheureusement,  ainsi  que  le  reconnaît  l'Exposé  de  six  mois 
de  guerre,  elle  n'arrive  pas  le  20  comme  y  comptait  le  com- 
mandement français.  Le  maréchal  French  écrit  dans  son 
rapport  officiel  :  <(  La  concentration  était  pratiquement  achevée 
le  21  août  (jour  où  les  Allemands  attaquent,  sur  la  Sambre); 


730 


REVUE    DES    DEUX    MONDES^ 


je  pus  dès  le  ^^,  prendre  mes  dispositions  pour  envoyer  les 
troupes  sur  les  positions  que  je  trouvais  les  plus  favorables.  » 
En  fait,  il  ne  fut  en  ligne  que  le  23. 

Le  22  août,  le  1"  corps  anglais  aura  son  quartier  général 
à  Maubeuge  et  cherchera  sa  liaison  avec  le  18^  corps  français 
par  Peissant-Thuin.  Le  2^  corps  (général  Smith  Dorrien)  s'éche- 
lonne de  Maubeuge  à  l'Escaut.  C'est  dans  cette  direction  que  les 
deux  mouvemens  tournans,  celui  de  l'armée  allemande  etcelui 
de  l'armée  alliée,  marchaient  en  quelque  sorte  à  la  rencontre 
l'un  de  l'autre  et  devaient  se  heurter. 

7°  Heureusement,  l'armée  britannique  ne  forme  pas  k  elle 
seule  l'extrême  aile  gauche  de  l'armée  alliée.  Une  armée  de 
formation  toute  récente,  l'armée  d'Amade,  est  en  train  de 
débarquer  à  Arras,  avec  mission  de  constituer  d'urgence  un 
barrage  de  Maubeuge  à  la  mer.  C'est  l'exécution  d'une  volonté 
du  général  Joffre  remontant  à  la  date  du  15  :  on  sent  toute 
l'importance  de  cette  création.  A  la  manœuvre  d'enveloppe- 
ment, le  commandement  français  oppose  une  manœuvre  de 
contre-enveloppement  tout  à  fait  imprévue  pour  l'ennemi. 
L'armée  d'Amade  crée,  rien  que  par  sa  présence,  un  obstacle  à 
la  mission  qu'a  reçue  l'armée  von  Kluck.  Il  est  vrai  que  la 
nouvelle  armée  ne  comporte  que  des  troupes  territoriales 
insuffisamment  armées  et  encadrées.  Mais  les  3  et  bientôt 
4  divisions  qui  la  composent,  chacune  à  4  régimens  d'infanterie 
à  3  bataillons,  n'en  présentent  pas  moins  un  effectif  imposant 
de  près  de  60  000  hommes.  En  outre,  elle  s'appuie  sur  la 
place  de  Lille  dont  le  général  Herment  organise  la  défense  et 
qui  comptera  bientôt  une  garnison  de  près  de  18000  hommes 
avec  340  bouches  à  feu.  L'armée  d'Amade  recevra,  en  outre,  à 
bref  délai,  l'appoint  de  deux  autres  divisions  :  la  6i^  et  la 
62^  divisions  de  réserve,  soit  36  000  hommes., 

Récapitulons  l'ensemble  de  ces  effectifs,  qui  composent 
l'armée  des  Alliés  sur  le  front  occidental  à  la  veille  des  combats 
de  la  Sambre. 

D'abord,  les  forces  françaises  de  la  cinquième  armée 
(général  Lanrezac). 

5/®  division  de  réserve  (Bouttegourd),  8^  hrigade  (Mangin), 
/"  corps  (Franchet  d'Espérey),  —  10^  corps  (Defforges),  avec  la 
S7^  division  d'Afrique  (Comby);  —  3^  corps  (Sauret),  avec  la 
38^  division  d Afrique  (Muteau)  ;  —   18^  corps  (de  Mas-Latrie), 


L  ENIGME    DE    CHARLEROI. 


751 


—  deux  divisio7is  de  réserve  (Valabrègue),  —  le  corps  de  cavale- 
rie (Sordet)  à  3  divisions,  l""**,  3^et  5^:  soit  une  armée  d'au 
moins  280  000  hommes,  800  canons,  plus  de  iOOOOO  chevaux 
et  20  000  voitures. 

Outre  les  280000  hommes  du  général  Lanrezac,  il  faut  tenir 
compte  des  25000  hommes  du  général  Michel  à  Namur,  et  des 
35000  hommes  du  général  Fournier  à  Maubeuge. 

A  ces  forces,  il  faut  ajouter  : 

L'armée  britannique  (maréchal  French),  comptant  : 
le  1"  corps  (général  Haig),  le  2"  corps  (général  Smith  Dorrien), 
la  division  de  cavalerie  (général  Allenby)  ;  et.  à  partir  du  24, 
les  15  000  hommes  de  la  4^  division  (général  Snow),  formant 
un  total  de  85000  hommes. 

L'armée  d'Amade,  avec  ses  4  divisions  territoriales,  et  la 
garnison  de  Lille,  soit  un  total  de  75  000  hommes  et,  à  partir 
du  25,  les  3G000  hommes  des  61®  et  62'^  divisions  de  réserve,  le 
tout  donnant  un  total  de  111000  hommes. 

Les  armées  alliées  opposent  donc,  du  22  au  25,  aux 
545000  hommes  des  armées  allemandes,  un  chiffre  global  de 
536  000  hommes. 

Il  est  vrai  que  l'armée  française  n'est  pas  toute  en  place 
le  22,  et  que  les  divisions  territoriales  sont  dans  des  conditions 
d'armement  et  d'encadrement  assez  médiocres.  Mais  les  corps 
allemands  ne  sont  pas  tous  sur  le  front,  ainsi  que  nous  l'avons 
établi  ci-dessus,  et  les  trois  forteresses  de  Namur,  Maubeuge  et 
Lille  donnent  de  la  consistance  au  front  français  et  paraissent 
pouvoir  offrir  à  l'armée  alliée  de  solides  points  d'appui,  soit 
pour  l'offensive,  soit  pour  la  défensive. 

Le  général  Joffre  est  donc  en  droit  de  penser  que,  si  le  pre- 
mier devoir  d'un  chef  est  d'opposer  des  troupes  au  moins  égales 
en  nombre  à  celles  de  l'adversaire,  ses  précautions  sont  prises, 
et  que,  malgré  le  retard  de  l'armée  britannique,  les  forces 
allemandes  trouveraient,  sur  la  Sambre,  des  forces  alliées  suf- 
fisantes pour  garder  la  maîtrise  des  opérations. 

Et  telle  est  sa  pensée  et  sa  volonté  ;  en  effet,  si  le  mouvement 
très  aventureux  des  armées  allemandes  se  poursuit  d'Est  en 
Ouest,  son  intention  est  de  les  attaquer  au  moment  même  où 
la  3^  et  la  ¥  armées  procèdent  à  l'offensive  des  Ardennes,  de 
façon  à  les  prendre  de  ilanc,  à  les  rejeter  dans  le  Nord,  et  à  les 
séparer,  vers  Namur,  de   l'armée   de  von   Hausen  et  des  deux 


752  REVUE    DES    DEUX    MONDÉS.) 

autres  armées  opérant  dans  le  Luxembourg.  A  la  manœuvré 
allemande,  il  oppose  une  manœuvre  inspirée  par  sa  volonté 
constante  de  briser  l'armée  allemande  de  l'Ouest  allongée 
outre  mesure,  en  l'arrêtant  à  gauche  et  en  l'attaquant  sur  un 
point  faible  de  son  immense  développement. 

Ainsi,  à  la  date  du  20  août  au  soir,  deux  grandes  armées, 
de  forces  égales,  —  dépassant  chacune  500  000  hommes,  — 
s'avancent  l'une  vers  l'autre,  sur  le  territoire  belge,  avec  une 
même  volonté  d'offensive. 

Nous  avons  dit  l'impulsion  prodigieuse  donnée  à  l'armée 
allemande  et  sa  direction  droit  à  l'Ouest;  mais  nous  n'avons  pas 
assez  dit  l'effort  imposé  aux  troupes  de  ces  armées  et  les  marches 
surhumaines  qui  leur  sont  ordonnées. 

Les  étapes  de  l'infanterie  sont,  chaque  jour,  de  35  à  50  kilo- 
mètres. Partis  tard,  il  faut  que  les  gros  arrivent  au  but  d'un 
bond.  Tous  les  moyens  mécaniques,  voies  ferrées,  automobiles, 
bicyclettes,  sont  employés  et  multipliés  à  l'infini.  Ces  premières 
journées  de  la  campagne,  sous  les  ardeurs  de  la  canicule, 
offrent  le  spectacle  d'une  course  terrible,  haletante,  dont  le 
soldat  allemand  accomplit  le  tour  de  force,  voulu  par  ses  chefs 
mais  qu'il  payera  plus  tard. 

L'armée  des  alliés  se  présente  dans  des  conditions  diffé- 
rentes. Formée  un  peu  tardivement,  elle  aussi  a  subi  de  dures 
fatigues  ;  mais  surtout  elle  souffre  du  défaut  de  coordination 
dans  le  haut  commandement.  Chacune  des  armées,  française, 
anglaise, belge,  a  ses  chefs  propres;  ils  ont  peu  de  rapports  entre 
eux  et  ces  rapports  sont  mal  définis.  Les  plans  ne  sont  ni  déli- 
bérés, ni  coordonnés.  Il  est  permis  de  dire  aujourd'hui  que  le 
commandement  belge,  en  prenant  le  parti  de  retirer  son  armée 
dans  le  camp  retraxiché  d'Anvers,  obéit  à  une  conception  poli- 
tique et  militaire  qui  n'était  déjà  plus  conforme  aux  nécessités 
du  moment.  De  même,  l'armée  britannique  n'apparut  dans  la 
région  que  le  23,  tandis  que  la  bataille  était  engagée  depuis 
■leux  jours  et  déjà  compromise  entre  Namur  et  Gharleroi.  Le 
rôle  d'aile  tournante  que  l'armée  anglaise  devait  remplir  fut 
ainsi  manqué  à  l'heure  décisive. 

L'armée  Lanrezac  était  puissante;  elle  était  rendue  sur  le 
terrain.  (Cependant,  certaines  divisions  de  réserve,  envoyées 
en  renfort,  n'étaient  pas  en  place,  notamment  la  51®  division 


l'énigme  de  charleroi.  753 

de  réserve,  dont  Je  retard  tint  le  l^'"  corps  immobilisé  à  la 
défense  des  ponts  de  la  Meuse. 

En  général,  une  sorte  de  lourdeur  dans  les  mouvemens 
présente  un  contraste  frappant  avec  l'étonnante  vélocité  des 
armées  allemandes.  Du  19  au  21,  trois  jours  sont  perdus  d'un 
côté  et  combien  avantageusement  employés  de  l'autre  1  C'est 
pendant  ces  journées  que  les  chefs  allemands  voient  se  réaliser 
leur  grand  dessein. 

En  marche  le  19,  s'élançant  le  20,  débouchant  le  21,  les 
armées  allemandes  prenaient,  à  l'heure  même  de  la  bataille, 
l'avantage  principal,  V initiative. 

Cette  initiative  ils  l'ont  gagnée  par  la  résolution  initiale  de 
violer  la  neutralité  belge,  par  le  plan  prémédité,  et  si  longtemps 
dissimulé,  qui  les  porte  sur  la  rive  gauche  de  la  Meuse  ;  ils 
l'obtiennent  surtout  par  la  rapidité  extraordinaire  de  leur  action.) 

Du  19  au  21,  les  résultats  sont  les  suivans  :  la  Belgique 
couverte  de  la  (c  galopade  des  uhlans  »  jusqu'à  Tournai  ; 
Namur  entourée,  assiégée;  l'armée  von  Biilow,  après  avoir 
bousculé  notre  cavalerie,  se  mouvant  d'un  seul  bloc,  sa  gauche 
à  la  Sambre  dans  la  direction  de  Mons;  l'armée  von  Kluck, 
projetée  plus  loin  encore,  abordant  par  sa  gauche  la  région  de 
Nivelle,  que  l'armée  anglaise  cherche  à  atteindre,  la  croyant  libre 
^k'ennemis;  dan  ■;  le  Luxembourg, ^  von  Hausen  se  mettant  en 
marche  pour  venir  surprendre,  entre  Fumay  et  Dinant,  les 
communications  de  la  5^  armée. 

En  un  mot,  les  armées  allemandes  ont  envahi  la  Belgique  et 
arrivent  les  premières  sur  le  terrain  quand  les  armées  alliées 
sont  encore  en  train  de  se  masser.  Ainsi,  l'initiative  du  com- 
mandement allemand  pèse  sur  la  manœuvre  des  armées  alliées. 

Observons  toutefois  que  les  dispositions  stratégiques  prises 
par  le  général  Jofîre  n'ont  pas  encore  rendu  tout  leur  effet. 
Sa  force  principale,  abritée  derrière  la  Sambre,  appuyée  sur 
les  places  de  Namur  et  de  Maubeuge,  menace  les  armées  alle- 
mandes qui  défilent  devant  elle  et  une  force  moindre,  mais  non 
négligeable,  fait  barrage  pour  s'opposer  à  leur  mouvement  tour- 
nant et  empêcher  leur  débouché  vers  la  mer.  Si  le  commande- 
ment allemand  est  prêt  à  attaquer,  le  commandement  français 
est  prêt  à  attaquer  aussi  et  il  garde  la  volonté  et  les  moyens 
de  reprendre,  à  son  tour,  l'initiative. 

Ainsi,  s'engagent,  le   21    août,  les  combats  de  la  Sambre, 

TOME    XL.    —    1917.  48 


754  REVUE    DES    DEBX    MONDES., 

c'est-à-dire  l'ensemble  des  événemens  militaires  connus  sous  le 
nom  de  «  Bataille  de  Gharleroi.  » 


IV.    mS   COMBATS    DE    LA    SAMBRE.    —   LA    MANŒUVRE   EN    RETRAITE 

Le  21  août,  les  deux  armées  se  trouvent  à  proximité  l'une 
de  l'autre,  mais  non  pas  exactement  affrontées.  L'armée  alle- 
mande glisse  entre  la  Sambre  et  la  mer,  la  droite  en  avant  avec 
une  direction  générale  obliquée  vers  l'Ouest  et  le  Sud-Ouest, 
direction  de  Valenciennes.  L'armée  française  garde  la  Sambre,  se 
préparant  à  déboucher  au  Nord  de  la  rivière,  mais  avec  une  incli- 
naison légèrement  obliquée  au  Nord-Est,  direction  de  Namur. 

La  Sambre  sépare  les  deux  armées. 

Cette  séparation  que  fait  la  Sambre  n'a  pas,  en  réalité, 
une  portée  stratégique  considérable.  Quoique  l'histoire  militaire 
compte,  dans  cette  région,  des  lieux  illustres  (Mons,  Jemmapes, 
Fleurus),  les  proportions  et  les  ressources  de  la  guerre  moderne 
n'y  trouvent  ni  des  facilités  ni  des  obstacles  pouvant  aider 
ou  arrêter  sérieusement  des  opérations  de  grande  envergure. 
Surtout  la  nature  des  lieux  s'est  si  profondément  modifiée 
en  raison  du  développement  de  l'industrie  du  charbonnage  et 
des  industries  annexes  que  rien  ne  ressemble  moins  à  un  champ 
de  bataille  propice  aux  évolutions  de  puissantes  armées. 

Trois  régions  très  différentes  se  partagent  le  bassin  de  la 
Sambre,  si  l'on  remonte  son  cours,  à  partir  de  Namur,  en  se 
dirigeant  vers  l'Ouest  jusqu'à  Valenciennes  et  la  vallée  de 
l'Escaut.  Ce  sont  :  la  région  industrielle  dont  Gharleroi  est  la  capi- 
tale; le  Borinage,  ou  région  minière,  groupée  autour  de  Mons; 
au  delà,  vers  l'Ouest,  la  région  agricole  ou  des  grandes  fermes. 
La  Sambre  est  une  rivière  d'une  très  modeste  largeur,  même 
à  Gharleroi,  qui,  prenant  sa  source  parmi  les  pâturages  de  la 
Thiérache,  vient,  par  une  courbe  dont  Maubeuge  est  le  point 
culminant,  se  jeter  dans  la  Meuse  à  Namur.  Née  dans  les 
verdures  et  les  bois,  elle  coule  au  fond  d'une  étroite  vallée 
longée,  de  part  et  d'autre,  par  des  collines  pittoresques  et  gracieu- 
sement meublées;  mais,  à  partir  de  son  entrée  dans  le  Borinage, 
son  canal  fait  un  dur  couloir  où  les  eaux  noires  coulent  comme 
une  traînée  de  lave  entre  deux  murs  de  charbon  :  la  mine 
salit  tout,  même  les  eaux  vives.  Le  reflet  de  l'usine  est  une 
tristesse  de  plus  dans  un  paysage  jadis   agreste    que   le    tra- 


L  ENIGME    DE    CHARLEROl. 


755 


vail  et  l'industrie  humaine   ont  si  profondément  transformé. 

M.  Du  mont-Wilden  adonné,  de  la  région  de  Gharleroi,  quelque 

temps  avant   la   guerre,   une    description    qu'on  croirait  faite 

exprès  pour  expliquer  le  drame  militaire  qui  allait  s'y  dérouler  : 

Quand,  du  haut  du  plateau,  qui,  au  jNcrd,  domine  la  Sambre  et 
qui  a  conservé  le  caractère  agreste  que  toute  cette  partie  du  Hainaut 
avait  avant  l'envahissement  de  l'industrie,  on  découvre  tout  à  coup  le 
pays  de  Gharleroi,  on  ne  voit  d'abord  qu'une  immense  agglomération  ; 
on  se  croirait  aux  abords  d'une  ville  gigantesque,  d'une  ville  presque 
aussi  grande  que  Londres.  Des  multitudes  de  fabriques  envoient  dans 
le  ciel,  par  leurs  hautes  cheminées,  des  nuages  fuligineux;  les 
maisons  succèdent  aux  maisons,  les  rues  aux  rues,  et  c'est  à  peine  si, 
çà  et  là,  le  parc  d'un  directeur  d'usine,  un  champ  ou  un  bois  oublié 
piquent  une  note  verdoyante  dans  cet  horizon  noirâtre.  Ce  pays  de 
Gharleroi  n'est,  en  effet,  qu'une  agglomération  de  faubourgs  ouvriers. 
Jumet,  Gilly,  Lodelinsart,  Gourcelles,  Montignies,  Gouillet,  Roux, 
Marchiennes-au-Pont,  Marcinelle,  Gosselies,  Fontaine-l'Évêque  qui 
n'étaient,  il  y  a  cinquante  ans,  que  de  modestes  villages  sont  aujour- 
d'hui peuplés  comme  des  villes.  Ils  étendent  au  loin  leurs  maisons 
basses  se  touchant  l'une  l'autre  à  tel  point  que  l'étranger  qui  parcourt 
le  pays  se  figurerait  aisément,  après  l'avoir  traversé  tout  entier, 
qu'il  n'a  pas  quitté  le  faubourg  de  Gharleroi. 

Ce  sont  donc  de  Iqngs  faubourgs  industriels  se  développant 
sur  les  bords  de  la  Sambre  et  du  canal,  du  côté  qui  regarde 
Namur  et,  à  gauche,  le  long  de  la  route  qui  gagne  Mons.  Sauf 
quelques  coupures  verdoyantes,  la  région  est  barrée,  en  quelque 
sorte,  par  la  succession  fastidieuse  des  corons  et  des  maisons 
ouvrières,  tassés  aux  pieds  des  usines  et  dont  l'horizon  est 
encombré  par  la  forme  géométrique  des  «  terrils.  » 

Au-dessus  de  cet  océan  de  maisons,  d'ateliers  et  d'usines, 
toujours  couvert  d'une  atmosphère  de  fumée,  s'élèvent,  de  part 
et  d'autre,  en  pentes  assez  rapides,  les  deux  lignes  de  collines 
parallèles  à  la  rivière.  Elles  sont  ravinées  par  le  cours  de  petits 
ruisseaux  descendant  vers  la  Sambre  et  déterminant,  ainsi, 
des  redans  dont  les  avancées  forment  les  défenses  naturelles  de 
la  vallée. 

Les  pentes  et  les  crêtes  se  surveillent  de  part  et  d'autre  et 
forment  des  observatoires  d'où  les  artilleries  peuvent  se  canon- 
ner  entre  elles,  mais  sans  atteindre  les  fonds  que  par  des  tirs 
courts  et  plongeans. 


756 


REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 


Dans  ces  fonds,  la  Sambre  et  le  canal  forment  à  peine  deS 
obstacles  :  quelques  mètres  à  franchir  sous  la  protection  des 
maisons  qui,  parfois,  trempent  leurs  pieds  dans  les  eaux;  au 
bout  de  chaque  rue  transversale  un  peu  importante,  un  pont; 
le  cours  d'eau  franchi,  des  quais  étroits  et  le  réseau  des  rues 
et  des  ruelles  qui  dévalent  des  collines  ou  y  grimpent  en  se 
contournant  et  s'achèvent  par  des  sentes  bordées  de  maigres 
jardins  de  banlieues,  de  guinguettes,  de  cabarets  et  de  villas. 
Des  murs,  des  palissades,  des  haies,  des  clôtures  en  fils  de  fer, 
tout  signale  le  morcellement,  l'émiettement  de  la  petite  pro- 
priété ouvrière.  Pour  l'assaut,  ce  sont  de  parfaits  défilemens. 

C'est  dans  cet  étroit  couloir  sans  accès  et  sans  vues,  sans 
plaine  et  sans  horizon,  que  se  heurtent  les  deux  puissantes 
armées  lancées  l'une  pour  envahir  la  France  et  l'autre  pour 
lui  barrer  la  route.  Assurément,  si  les  commandemens  avaient 
voulu  cette  bataille,  ce  n'est  pas  ce  terrain  qu'ils  eussent  choisi. 

On  trouvera  dans  notre  Histoire  de  la  Guerre  de  1914  un  exposé 
détaillé  des  combats  de  la  Sambre;  il  suffit  de  mentionner  ici 
les  faits  militaires  principaux  affirmant  les  caractères  de  ces 
combats  avec  leurs  conséquences  tactiques  et  stratégiques. 

L'avantage  que  le  commandement  allemand  avait  pris  par 
l'initiative  stratégique  résultant  du  plan  général  d'opérations 
par  la  Belgique  et  la  rive  gauche  de  la  Meuse  se  traduit  ainsi 
qu'il  suit  : 

Dans  l'espèce  de  mouvement  en  éventail  que  les  armées 
allemandes  commencent  en  tournant  autour  de  Namur  comme 
pivot,  elles  arrivent  les  premières  dans  la  plaine  de  Nivelle  et 
elles  entreprennent  aussitôt  la  marche  vers  l'Ouest,  qui  s'a{)- 
puie  à  gauche  sur  la  Sambre  et  à  droite  sur  la  Demer.  Mais 
la  cavalerie  et  les  avions  apprennent  au  grand  élat-major 
allemand  que  d'importantes  forces  françaises  sont  massées  au 
Sud  de  la  Sambre.  Des  contacts  ont  été  pris  entre  les  deux  cava- 
leries, le  19,  à  Perwez.  Sur  la  rivière  les  ponts  sont  occupés. 

Dans  cette  situation  des  deux  armées,  la  place  de  Namur 
prend  une  importance  considérable.  Peut-être  le  projet  ori- 
ginaire du  commandement  allemand  était-il  simplement  de 
la  masquer.  Mais,  dans  la  nuit  du  20  au  21,  la  résolution 
est  prise  de  balayer  la  Sambre,  et  le  canon  tonne  sur 
Namur,  le  21  août,  à  dix  heures.  On  peut  dire  que  la  bataille 
vient  chercher  la  rivière  :  en  effet,  le  même  jour,  et  presque  à 


L  ENIGME    DE    CHARLEROI. 


757 


la  même  heure,  un  effectif  de  1  500  cavaliers  allemands  appa- 
raît, d'abord,  sur  les  collines  qui  dominent  la  rivière  sur  la 
rive  gauche,  à  Saint-Martin;  puis  c'est  l'artillerie  qui  prend 
position  à  Saint-Martin-sur- Velaine  (cote  183);  puis  ce  sont  des 
masses  de  l'infanterie  descendant  vers  la  rivière  par  Gembloux- 
Fleurus.  Bientôt,  les  avant-gardes  françaises  qui  surveillent 
la  rive  droite  sont  avise'es  que  Tongrinne  et  Fleurus  sont 
encombre'es  de  troupes  ennemies  :  les  gens  du  pays  disent 
100  000  hommes.  C'est  donc  une  armée  qui  se  hâte  dans  la  dire«- 
lion  de  Gharleroi.  Les  batteries  allemandes  s'approchent  et 
s'installent  au  Bois  du  Curé,  sur  un  redan  qui  domine  la 
Sambre  :  la  canonnade  tonne  de  ces  hauteurs  vers  midi.  La 
bataille  est  commencée. 

Que  faisait-on,  au  même  moment, dans  le  camp  français? 

Pour  la  journée  du  21,  le  général  Lanrezac  a  donné  des 
instructions  offensives-défensives,  par  conséquent  un  peu 
obscures  :  les  corps  d'armée  se  disposeront  à  attaquer  entre 
Namur  et  Nivelle,  mais  ils  n'attaqueront  pas.  Le  1**^  corps 
(Franchet  d'Espérey)  restera  sur  la  Meuse  à  attendre  la  relève 
de  la  51^  division;  le  10*  corps  (Defforges)  se  tiendra  sur  les 
hauteurs  au  Sud  de  la  Sambre  (Fosse-Vitrival),  et  gardera  aussi 
les  ponts  ;  le  3°  corps  (Sauret)  s'opposera  au  débouché  de  l'en- 
nemi sur  Chàtelet  (1)J 

Le  18®  corps  (Mas-Latrie),  les  divisions  de  réserve,  l'armée 
britannique  sont  encore  en  arrière,  loin  de  l'ennemi,  et  font 
une  ligne  oblique  Sud-Ouest  de  Charleroi  au  Nouvion. 

Les  corps  de  l'armée  alliée  forment  ainsi,  au  moment  où  la 
lutte  va  s'engager,  une  sorte  de  pyramide  dont  la  pointe  est  le 
3®  corps  appuyé  par  le  10®  corps. 

Soit  pour  l'offensive,  soit  pour  la  défensive,  ce  dispositif  est 
très  dangereux.  D'ailleurs,  la  pensée  du  général  Lanrezac 
est  de  n'attaquer  que  le  lendemain.  Il  prend  ses  mesures  en 
conséquence  :  il  compte  qu'il  aura  le  temps  de  porter  son 
1"  corps  en  avant  dès  que  la  division  de  relève  sera  arrivée,  et 
que  ce  corps  mènera  l'atfcaque  dass  l'encoignure  de  la  Sambre 
et  de  la  Meuse,  sous  le  feu  de  la  place  de  Namur. 

(1)  Ces  instructions  sont  les  suivantes  pour  le  3»  corps  :  <■  Se  tenir  prêt  à 
l'offensive;  être  en  mesure  de  s'opposer  éventuellement  à  un  débouché  de 
forces  ennemies  au  Sud  de  la  Sambre  ;  se  préparer  à  appuyer  et  à  flanquer  le 
10'  corps  à  sa  droite  et  le  18«  corps  à  sa  gauche;  veiller  et  arrêter  les  incursions 
de  la  cavalerie  ennemie  sur  les  ponts  de  la  Sambre.  » 


758 


REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 


Mais  le  commandant  de  la  S®  armée  n'est  plus  maître  deg 
événemens.  Pendant  qu'il  élabore  ses  instructions,  les  Alle- 
mands ont  attaqué,  le  21,  à  dosze  heures  quarante-cinq,  et  ils 
ont  attaqué  précisément  les  deux  corps  de  flèche,  en  les  pre- 
nant de  flanc  par  le  côté  que  couvre  insuffisamment  le  10®  corps, 
échelonné  depuis  les  hauteurs  du  sud  de  la  Sambre  jusqu'au 
pont  d'Auvelais. 

Les  Allemands  se  sont  insinués  peu  à  peu  dans  les  faubourgs 
de  la  rive  gauche;  ils  ont  gagné  de  jardins  en  jardins,  de  mai' 
sons  en  maisons,  de  ruelles  en  ruelles,  jusqu'au  moment  où  ils 
ont  été  arrêtés  par  le  canal  qui  borde  la  Sambre.  Ayant  ainsi 
filtré,  ils  se  trouvent  en  présence  des  avant-postes  du  10®  corps 
qui  gardent  les  ponts  de  Tamines  et  d'Auvelais.  Luigi  Barzini, 
qui  se  trouvait  sur  les  lieux,  a  parfaitement  décrit  ces  prélimi- 
naires de  la  bataille  auxquels  il  assista,  sans  qu'il  ait  pu,  sur 
le  moment,  en  prévoir  les  suites  : 

Entre  les  maisons  et  la  place  de  la  Gare  passe  un  canal  navigable 
dérivé  de  la  Sambre  qui  traverse  la  ville  plus  au  Nord  ;  sur  le  canal, 
deux  ponts  tournans  qui  donnent  accès  à  la  ville  étaient  barrés  par 
des  chaînes.  Au  bord  du  canal,  des  soldats  construisaient  en  hâte  une 
barricade  faite  de  pierres  prises  à  un  chantier.  La  ville  avait  l'air  de 
s'intéresser  intensément  à  ces  préparatifs.  Aux  fenêtres  apparaissent 
des  visages  curieux,  et  le  long  des  trottoirs  encombrés  de  tables  de 
café,  des  passans  s'attardaient  à  regarder.  Rien  de  plus  étrange  que 
le  contraste  entre  la  tranquillité  de  la  ville  et  ces  fébriles  apprêts  de 
bataille.  Le  silence  se  prolongeait.  Il  y  avait  des  momens  d'alarme; 
les  sous-officiers  prenaient  leurs  revolvers  en  criant  des  ordres; 
c'était  alors  une  fuite  précipitée  des  passans  ;  puis,  l'on  revenait  à 
une  attende  plus  calme.  Les  trottoirs  se  vidaient  et  se  repeuplaient 
tour  à  tour.  Voilà  ce  qui  se  passait  :  des  patrouilles  de  uhlans 
venant  de  Gosselies  entraient  à  Charleroi,  et,  au  passage  des  ponts, 
étaient  arrêtés  parles  avant-postes  français.  La  bataille  de  Charleroi 
a  commencé  par  cette  chasse  à  l'affût.  A  la  gare  se  trouvait  la  dernière 
embuscade. 

L'après-midi  du  21  est  marqué  par  trois  séries  d'événemens 
militaires  :  bombardement  de  Namur,  combats  du  10®  corps  à 
Auvelais-Arsimont,  combats  du  3° corps  de  Ghàtelet  à  Charleroi. 

Le  10®  corps  perd  le  pont  d'Auvelais  et,  après  des  contre- 
attaques  magnifiques  mais  vaines,  notamment  à  Arsimont,  il 
est  refoulé  par  la  Garde  prussienne  sur  Aisemont-Gortil-Mazet, 


l'énigme  de  charleroi.  759 

c'est-à-dire  sur  les  hauteurs  au  Sud  de  la  Sambre  ;  le  3^  corps 
est  coupe'  du  10^  corps  h  sa  droite  par  les  troupes  ennemies  se 
glissant  par  le  pont  d'Auvelais.  Ainsi,  on  perd  successivement 
les  ponts  de  Pont-de-Loup,  ïamines,  Roselies.  Ghàlelet  est 
occupé  par  l'ennemi  qui  s'y  barricade. 

Les  contre-attaques  du  3°  corps  sur  Aiseau-Roselies  ne  sont 
pas  plus  heureuses  que  celles  du  10^  corps  ;  dans  la  nuit  du  21, 
l'ennemi  (X^  corps)  est  maître  de  la  Sambre.  Un  combat  k 
Anderlues,  contre  notre  corps  de  cavalerie  e'puisd,  rejette  celui-ci 
au  delà  de  la  rivière  et  menace  d'envelopper  le  3*"  corps.  Les 
choses  sont  gravement  compromises  pour  le  général  Lanrezac, 
au  moment  même  oii  il  donnait  les  ordres  pour  attaquer  le 
lendemain  22  :  tels  sont  les  avantages  de  l'initiative  ! 

Et  cette  journée  du  21  n'est  qu'une  épreuve  préliminaire., 
La  journée  du  22  fut  la  bataille  proprement  dite.  Bien  entendu, 
le  projet  du  général  Lanrezac  de  déboucher,  ce  jour-là,  au  Nord 
de  la  Sambre,  n'a  plus  lieu,  en  raison  des  événemens;  les  ordres 
qu'il  a  communiqués  aux  corps,  le  21  au  soir,  sont  périmés.; 
L'ennemi  a  pris  l'initiative  et  il  la  garde. 

Le  22  est,  en  somme,  une  sorte  de  répétition  de  la  journée 
du  21.  Le  1"  corps  reste  toujours  immobile;  les  deux  corps 
de  tlèche,  le  10°  corps  et  le  S*"  corps,  portent  encore  tout  le  poids 
de  la  lutte  à  laquelle  Je  18®  corps  cependant  commence  à  parti- 
ciper ;  nos  forces  sont  jetées  à  la  bataille,  comme  l'on  dit,  bûche 
à  bûche.  Le  reste  des  forces  alliées  jusqu'à  la  gauche  n'est  pas 
encore  en  ligne. 

Le  matin,  le  10®  corps  attaque  avec  fureur  ;  préparation 
d'artillerie  insuffisante;  charges  téméraires;  le  corps  est 
ramené  à  partir  de  11  heures  du  matin;  contre-attaque  nou- 
velle des  troupes  algériennes.  Même  tactique,  même  échec.i 
La  Garde  prussienne  subit  des  pertes  énormes  ;  l'ennemi  est 
contenu;  mais  la  retraite  s'impose  et  s'accomplit  sur  une  ligne 
oblique  de  la  Sambre  à  Mettet. 

La  journée  est  toute  semblable,  mais  plus  mauvaise  encore, 
au  3®  corps.  Contre-attaque  sur  Aiseau-Roselies;  les  Allemands 
(X®  corps  de  réserve)  débouchant  de  Charleroi,  se  développent 
en  masses  serrées  sur  l'Ouest  et  menacent  de  cerner  le  3®  corps. 
Echec  de  la  6®  division.  Contre-attaque  de  la  38®  division  (troupes 
algériennes).  Corps  à  corps  terribles.  A  trois  heures,  le  3®  corps 
est  en  pleine  retraite.  Cependant  l'ennemi  a  été  très  éprouvé;. 


760  ^         REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

ici  encore,  il  hésite.  Nos  batteries    contiennent  sa  poursuite. 

A  gauche,  le  18^  corps  est  entré  en  ligne  un  peu  tard  dans 
la  journée  et  n'a  pu  qu'empêcher,  par  sa  présence  et  ses  loin- 
taines canonnades,  le  mouvement  du  VIl^  corps  qui  menaçait 
d'envelopper  le  3*^  corps  à  l'Ouest. 

Telle  est  la  «  bataille  de  Gharleroi  »  proprement  dite. 
Quatre  corps  allemands,  Vll^  actif,  X®  de  réserve,  X^  actif  et  la 
Garde  ont  attaqué  deux  et,  au  plus,  trois  corps  français.  «  La 
.^^  armée  est  sortie  ébranlée  de  la  bataille  du  22,  mais  elle  n'est 
pas  dissociée  ;  si  elle  a  reçu  de  rudes  coups,  elle  en  a  porté  à 
l'ennemi  d'aussi  rudes.  »  Le  moral  du  soldat  reste  excellent; 
il  ne  se  considère  pas  comme  battu.  C'est  à  reprendre.  Et  le 
commandement  français  se  dispose  à  le  faire. 

La  journée  du  23  août  voit  la  ruine  de  cette  dernière  espé- 
rance. Tant  est  fort  l'avantage  de  l'initiative  et  tant  il  est  vrai 
qu'on  ne  guérit  pas  un  grand  mal  par  des  palliatifs,  en  pleine 
crise  ;  mieux  vaut  trancher  et  chercher  un  noviis  ordo. 

Le  front  français  a  étayé  et  consolidé  successivement  les 
corps  en  llèche  en  les  calant  par  les  corps  voisins.  Or,  voici  que 
tout  l'édifice  chancelle  :  Namur,  qui  soutenait  notre  droite, 
succombe;  le  l®''  corps  qui,  enfin  libéré  par  l'arrivée  de  la 
51®  division,  se  prépare  à  prendre  de  flanc  l'armée  allemande 
débouchant  de  la  Sambre  sur  les  hauteurs,  est  soudainement 
obligé  de  se  retourner  pour  faire  face  aux  premiers  élémens 
(XIP  corps)  de  l'armée  von  Hausen  qui  ont  passé  la  Meuse 
à  Hastière;  le  10^  corps  tient  tête,  il  est  vrai,  devant  les  attaques 
assez  molles  de  la  Garde,  et  se  replie  seulement  en  fin  de  journée, 
prêt  à  contre-attaquer  le  lendemain;  mais  l'elîondrement  se 
produit  au  S**  corps  et  surtout  à  la  6®  division.  Le  découra- 
gement, la  désorganisation,  l'embarras  des  convois  refluant,  le 
trouble  des  choses  et  des  âmes  s'exagèrent  dans  la  nuit.  La 
retraite  sur  Walcourt-Silenrieux  est  un  des  épisodes  tragiques 
de  cette  campagne. 

A  l'Ouest,  le  18®  corps  est  fortement  éprouvé  dans  un  enga- 
gement qui  dure  toute  la  journée.  Le  groupe  des  divisions  de 
réserve  est  venu  occuper  la  position  Thirimont-Gousolre. 

Il  est  vrai  que  l'armée  britannique  survient  juste  à  temp& 
pour  menacer  le  flanc  de  l'armée  von  Kluck.  Celle-ci,  arrêtée 
dans  son  mouvement,  se  rabat,  division  par  division,  sur 
l'armée  de  French.  Si  on  les  détruisait  l'une  après  l'autre,  ce 


l'énigme  de  charleroi.  764 

serait  le  salut  ;  mais  French,  se  sentant  isolé  par  l'échec  de  la 
S^arme'e,  se  met  en  retraite  après  trois  heures  de  contact  avec 
l'ennemi.  Le  bref  combat  de  Mons,  suivi  de  ce  prompt  recul, 
met  le  comble  à  la  crise,...  mais  commence  peut-être  aussi  la 
guérison.  La  résolution  prise  par  French  de  ne  pas  insister 
confirme  une  résolution  semblable  chez  Lanrezac.  Celui-ci 
ordonne  la  retraite  générale  de  la  5^  armée,  le  23  à  9  heures  du 
soir. 

Les  armées  alliées  se  «  décrochent,  »  mais  face  h.  l'ennemi., 
Et  comme  cette  rupture  du  combat  s'accomplit  non  par 
panique,  déroute  ni  même  défaite,  mais  par  une  volonté  du 
commandement,  comme  il  n'y  a  pas  poursuite  de  l'ennemi,  la 
retraite  prend  tout  de  même  le  caractère  et  offre  les  avantages 
d'une  décision.  Les  choses  vont  prendre  une  face  nouvelle. 
L'initiative  change  de  camp. 

Le  25  août  au  soir,  les  armées  alliées  sont  ramenées  sur  le 
territoire  français;  la  5^  armée  occupe  la  ligne  Maroilles- 
Avesnes-Fourmies-Regniowez.  L'armée  britannique  occupe  la 
ligne  Gambrai-Le  Gateau-Landrecies. 

Elles  son^t  battues  :  telle  est  la  conséquence,  pour  ainsi  dire 
fatale,  de  l'initiative  stratégique  et  tactique  prise  par  l'armée 
allemande  du  19  au  21  août.  Mais  elles  ne  sont  p,as  rompues  : 
telle  est  la  récompense  des  initiatives  stratégiques  combinées 
par  le  commandement  français  et  sur  lesquelles  nous  allons 
''evenir.  Un  retard  de  deux  jours  a  causé  la  surprise  et  la  perte 
de  deux  journées;  mais  la  sagesse  des  dispositions  demeure  et 
c'est  elle  qui  va  sauver  ce  qui  peut  être  sauvé. 

Que  les  Allemands  célèbrent  la  victoire  de  «  Sambre  et 
Meuse,  »  comme  ils  l'appellent  :  ce  n'en  est  pas  moins  pour 
eux  une  victoire  incomplète  et  qui  renferme  le  germe  d'une 
prochaine  défaite.  G'est  ce  qu'il  était  impossible  de  discerner 
dans  le  trouble  des  premières  émotions,  mais  c'est  ce  qu'il  est 
possible  de  déterminer,  maintenant. 

G.  Hanotaux. 

{A  suivrCs) 


LE  CARDINAL  MERCIER 


De  la  tombe  où  l'Allemagne  se  flattait  d'avoir  mis  la  Belgique, 
l'univers  écoute  s'élever,  depuis  trois  ans,  la  voix  du  cardinal 
Mercier.  Elle  représente,  tout  à  la  fois,  l'héroïque  faiblesse  du 
peuple  belge,  qui  s'offrit  en  victime  pour  le  droit  des  gens,  et 
l'invincible  force  de  l'idée  de  justice,  vengeresse  d'une  telle 
victime;  elle  apporte  à  cette  faiblesse  le  secours  do  cette  force. 
Messagère  d'un  peuple  opprimé,  la  parole  du  cardinal  n'est  pas 
une  parole  qui  intercède,  mais  une  parole  qui  proteste;  elle  ne 
plaide  point,  elle  attaque.  Elle  ne  courbe  pas  la  Belgique  devant 
ses  vainqueurs  en  attitude  de  suppliante,  mais  elle  leur  intime, 
à  eux,  de  se  courber  devant  quelque  chose  de  plus  haut;  elle 
n'est  pas,  à  proprement  parler,  l'avocate  des  Belges;  elle  e.-l 
l'avocate  générale  du  droit  lésé.  Jadis,  au  temps  des  premiers 
Barbares,  on  vit  des  évêques  s'improviser  c  défenseurs  dos 
cités  :  »  ils  demandaient  que  le  vainqueur  fût  pitoyable  au 
vaincu,  et  ils  l'obtenaient.  Le  peuple  belge,  qui  n'aspira  jamais 
à  être  un  belligérant,  n'a  point  à  accepter  une  posture  de 
vaincu  :  au  point  de  départ  de  ses  glorieuses  infortunes,  il  y 
eut  une  neutralité  cyniquement  violée;  et  son  chef  spirituel, 
auguste  interprète  de  son  âme,  n'invoque  jamais  la  pitié,  mais 
revendique  sans  cesse  la  justice.  De  ce  fait,  ce  ne  sont  pas 
seulement  toutes  les  compassions  humaines,  mais  toutes  les 
consciences  humaines,  qui  font  écho  à  la  voix  du  cardinal 
Mercier,  Il  fut  en  avance  sur  tous  les  hommes  d'Etat  et  sur  tous 


LE    CARDINAL    MERCIER.  763 

les  penseurs  des  pays  neutres,  pour  oser  proclamer,  sous  le  joug 
même  de  l'Allemagne,  que  ce  joug  était  une  iniquité.  L'opinion 
civilisée  prit  acte  du  verdict,  et  constata  que  chacune  des  mons- 
truosités qui  souillaient  l'Allemagne  d'une  tache  nouvelle 
parait  le  cardinal  d'un  prestige  nouveau,  puisque  aussitôt  sa  pro- 
testation, s'attachant  au  crime,  continuait  de  révéler  au  monde 
ce  qu'était  l'Allemagne  et  ce  qu'était  l'archevêque  de  Malines. 
Les  cercles  cultivés,  dans  l'Europe  de  l'avant-guerre,  esti- 
maient en  lui  un  intellectuel,  un  philosophe,  un  savant;  mais 
les  cercles  cultivés  ne  le  connaissaient  encore  qu'à  demi.  Car 
ils  ignoraient  que  cet  intellectuel  mettait  au-dessus  de  tout  la 
charité;  que  ce  dialecticien,  s'évadant  volontiers  de  son  propre 
génie,  quittait  avec  allégresse  la  mêlée  des  raisonnemens  pour 
le  recueillement  de  la  contemplation;  que  ce  scolastique  aspirait 
vers  l'élan  mystique  qui,  soulevant  l'âme  vers  Dieu,  permet  de 
le  connaître  un  peu  et  de  l'aimer  beaucoup;  que  ce  professeur 
de  carrière  se  plaisait,  d'une  âme  ardente,  aux  improvisations 
.  et  aux  soubresauts  de  l'action;  que  ce  savant,  enfin,  si  épris 
qu'il  fût  de  la  science  pure,  ne  lui  attachait  tout  son  prix  que 
si  elle  se  tournait  à  aimer.  S'arrêter  à  l'écorce  de  ses  livres 
sans  chercher  plus  au  delà,  plus  au  fond,  la  sève  de  son  âme, 
c'était  assurément  faire  honneur  à  l'auteur,  mais  c'était  ignorer 
l'homme.  La  Grande  Guerre  est  venue,  et  la  Grande  Guerre  a 
dévoilé  l'homme;  elle  a,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  achevé  de 
dessiner  sa  physionomie. 

L'auteur  intéressait  une  élite  pensante;  c'est  sur  l'homme, 
aujourd'hui,  que  les  regards  de  l'humanité  sont  attachés. 
Gomme  autrefois  son  Maitre,  cet  homme  est,  pour  les  belligé- 
rans,un((  signe  de  contradiction;  «et  tandis  que  ses  démarches 
sont  un  objet  de  scandale  pour  la  race  dévoyée  qui  veut  que 
devant  la  force  la  dignité  de  l'âme  capitule,  il  est  devenu, 
pour  tous  les  membres  de  la  famille  humaine  qui  ne  se  sont  pas 
excommuniés  eux-mêmes  de  cette  famille,  un  maitre  de  justice.: 
La  splendeur  d'un  tel  rôle  éveille  nos  curiosités  :  elle  est  la 
suite  d'un  passé,  l'eftlorescence  d'un  caractère,  l'épanouissement 
i'un  certain  nombre  de  traits  qui  préalablement  existaient  : 
on  voudrait  les  saisir,  les  fixer.  Le  cardinal  nous  dirait  assu- 
rément, si  nous  l'interrogions,  que  tout  ce  qu'en  lui  nous 
admirons  est  l'œuvre  de  Dieu  et  l'apport  d'une  grâce;  et  sa 
réponse  presserait  nos  regards  de  ne  pas  s'attarder  sur  lui  même 


764  REVUE  DES  DEUX  MONDES.i 

et  de  s'élever  vers  ce  Christ  qui,  dans  la  toile  éloquente  dâ 
M.  Albert  Besnard,  le  domine  et  le  pousse  en  avant.  Mais  sans 
nous  refuser  à  croire  que  la  vaillance  de  sa  parole  et  de  son  geste 
fut  un  don,  et  que  ce  don  vint  d'en  haut,  nous  l'amènerions  à 
convenir  avec  nous  —  et  avec  la  théologie  —  que  la  grâce  ne 
supprime  pas  la  nature,  mais  qu'elle  la  parachève,  et  que  la 
lumière  humaine  dont  on  essaie  d'éclairer  une  physionomie 
humaine  n'oiïusque  ni  n'efface,  en  elle,  le  rayonnement  souve- 
rain de  Dieu. 

I 

Voilà  deux  cents  ans  à  peu  près  que  les  Mercier  sont  des 
Belgee^;  auparavant,  ils,  étaient  Français.  Après  quelques  étapes 
dans  le  Ssd  de  la  Belgique,  on  les  trouve  installés,  dans  la 
première  moitié  du  xviii^  siècle,  h  Braine-l'AIleud,  bourgade  du 
Brabant  wallon.  Il  y  a  là  de  bonnes  terres,  grasses  de  culture, 
riches  d'élevage;  ils  y  menaient  une  vie  de  fermiers.  Peu  à  peu, 
l'industrie  les  tenta  :  le  grand-père  du  cardinal,  qui  pendant 
de  longues  années  fut  maire  de  Braine  —  le  vieux  maire , 
comme  on  l'appelait  —  exploitait  une  tannerie.  La  famille  alors 
connut  des  heures  prospères,  dans  une  belle  bâtisse  rurale  qui 
se  nommait  le  «  château  du  Bastangier.  » 

Si  le  vieux  maire  eût  laissé  faire,  son  fils  Pierre-Léon  s'en 
fût  allé  vers  Paris,  pour  être  artiste;  et  la  peinture,  peut-être, 
lui  eût  rapporté  un  peu  de  gloire.  Mais  la  notoriété  de  son 
talent,  qui  était  réel,  ne  dépassa  pas  le  cadre  de  la  famille. 
L'obéissance  filiale  qui  l'enracinait  en  Brabant  n'enchaîna 
pourtant  pas  les  vagabondages  de  son  esprit  :  il  s'occupait  de 
mathématiques,  de  ponts  et  chaussées,  de  littérature;  à  défaut 
d'autre  émigration,  c'était  encore  une  façon  discrète  d'échapper 
aux  lisières  de  Braine.  Les  journées  révolutionnaires  de  1830  le 
sollicitèrent  vers  un  autre  genre  d'évasion  :  avec  trois  autres 
Mercier,  ses  parens,  il  courut  à  Bruxelles  faire  le  coup  de  feu 
pour  les  libertés  belges.  Le  nom  des  Mercier  figure  quatre  fois 
parmi  ceux  des  Brainois  qui  risquèrent  leur  vie  pour  faire 
naître  la  Belgique  moderne.  Les  Mercier,  même  au  temps  où 
ils  avaient  «  du  bien,  »  n'étaient  pas  captifs  de  leur  aisance  : 
l'idée  de  droit,  l'idée  de  liberté,  pouvaient  les  émanciper  de 
leur  bien-être  familial  et  les  entraîner  loin  de  chez  eux. 


LE    CARDINAL    MERCIER.  765 

Au  demeurant,  s'il  est  des  coins  de  terre  où  les  imaginations 
s'assoupissent,  Braine,  tout  au  contraire,  les  invite  à  prendre 
essor  et  dans  le  temps  et  dans  l'espace  :  au-dessus  des  herbages 
planent  certains  souvenirs  qui  n'ont  rien  de  bucolique,  sou- 
venirs d'épopée,  souvenirs  de  Waterloo.  La  suprême  bataille 
napoléonienne  —  celle  où  l'Aigle  se  cassa  les  ailes  —  s'acheva 
dans  ces  parages;  et  deux  fermes  voisines  en  gardèrent  long- 
temps les  stigmates  :  l'une,  la  Papelotte,  occupée  dans  ces 
heures  décisives  par  le  prince  de  Saxe-Weimar  (1),  appartenait 
à  un  membre  de  la  famille  Mercier;  l'autre  était  la  propriété  de 
la  famille  Gharlier,  où  Pierre-Léon  Mercier  devait  un  jour 
prendre  femme.  La  première  guerre  européenne  laissait  ainsi 
des  traces  profondes  dans  l'histoire  familiale  des  Mercier,  et 
dans  celle  des  Gharlier.  Il  était  réservé  à  un  enfant  de  Braine 
de  graver,  cent  ans  après,  son  verbe  et  son  nom  dans  l'histoire 
d'une  autre  guerre,  européenne  d'abord  et  bientôt  universelle  : 
cet  enfant  devait  être  un  Mercier,  fils  d'une  Gharlier. 

Il  naquit  le  21  novembre  1831,  succédant  à  quatre  fillettes  : 
après  lui,  deux  enfans  survinrent  encore;  et  la  mort  préma- 
turée du  père  fit  de  Barbe  Mercier,  sa  veuve,  la  gardienne  de 
sept  orphelins.  Une  distillerie,  sur  laquelle  avait  compté  Pierre- 
Léon  pour  nourrir  cette  famille,  dut  être  vendue  :  on  vendit 
aussi  la  maison  familiale,  et  l'on  se  retira,  tous  les  huit,  dans 
une  maisonnette  proche  de  l'église,  à  Braine.  Il  semblait  à  ces 
infortunes  qu'elles  échappassent  au  délaissement,  en  venant 
s'adosser  à  l'église,  qui  console.  Il  y  avait  à  Bruxelles  de  loin- 
tains cousins  —  l'un  même  fut  un  instant  ministre  —  qui 
paraissaient  tout  prêts  à  illuminer  d'un  beau  rayon  l'avenir  du 
petit  Désiré  Mercier  :  qu'il  se  préparât  à  entrer  dans  l'admi- 
nistration, et  ils  seraient  ses  protecteurs;  ils  l'exalteraient  peut- 
être,  le  temps  aidant,  jusqu'à  un  fauteuil  de  chef  de  division, 
dans  un  important  ministère. 

Barbe  Mercier  n'égarait  pas  ses  rêves  vers  de  semblables 
cimes.  Elle  les  attachait  aux  degrés  de  l'autel,  où  chaque  jour 
s'agenouillait  son  veuvage  :  ils  étaient  la  seule  altitude  avec  qui 
son  infortune  se  sentît  de  plain-pied,  et  la  seule  dont  pour  son 
fils  elle  souhaitât  l'ascension,  comme  on  souhaite  une  grâce.: 
Et  les  quatre  grandes  filles,  blotties  contre  la  mère,  inauguraient 

(1)  Henry  Houssaye,  iSl5.  Waterloo,  p.  306. 


766  REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 

une  vie  de  privations  afin  d'obtenir  cette  grâce,  afin  d'amasser 
aussi,  tout  doucement,  les  ressources  nécessaires  pour  faire 
e'tudier  l'enfant.  Un  frère  de  Barbe,  l'abbé  Antoine  Cbarlier, 
était  doyen  de  Virginal;  elle  avait  un  demi-frère,  l'abbé  Cro- 
quet, d'abord  vicaire  à  Braine,qui  s'en  fut,  quarante  ans  durant, 
évangéliser  les  Peaux-Rouges,  et  que  les  indigènes  appelaient 
le  saint  de  l'Orégon.  Ces  exemples,  sans  doute,  allaient  séduire 
le  petit  Désiré;  et  la  famille  qui  avait  cessé  d'être  heureuse 
n'attendait  plus  de  la  vie  qu'une  seule  joie,  cette  joie-là. 

Désiré  Mercier  fut  tour  à  tour  élève  du  collège  épiscopal  de 
Saint-Rombaut,  à  Malines,  et  du  petit  séminaire  de  cette  ville; 
et  ses  aspirations  répondaient  à  celles  des  siens.  Il  aura  présente 
à  la  mémoire  cette  orientation  très  fixe  et  très  haute  de  son 
adolescence,  lorsque  plus  tard,  devant  un  auditoire  de  jeunes,  il 
s'épanchera  dans  une  causerie,  libre  et  grave,  sur  l'Idéal  et 
i Illusion.  Il  ne  permettra  pas  que  l'on  calomnie  ou  que  l'on 
bafoue  l'idéal  en  l'assimilant  à  un  rêve  mal  défini,  mal  précisé, 
et  que,  sous  prétexte  d'en  reviser  la  valeur,  on  se  décharge  des 
devoirs  onéreux  que  souvent  l'idéal  impose.  «  L'idéal,  déclarera- 
t-il,  c'est  quelque  chose  de  très  précis,  de  très  net;  c'est  une 
conception  claire  de  notre  devoir.  Nous  devons  y  rester  fidèles 
et  ne  l'abandonner  jamais.  »  A  l'âge  où  d'autres  font  des  rêves, 
il  avait  donc  un  programme,  sanction  d'une  vocation  :  il  vou- 
lait être  quelqu'un  qui  aime  Dieu,  et  qui  le  fait  aimer.  Et  dans 
cette  famille  où  l'on  avait  des  peines  et  où  l'on  peinait,  tous  les 
élans  et  toutes  les  souffrances,  toutes  les  exaltations  et  tous  les 
accablemens,  toutes  les  espérances  et  toutes  les  détresses  deve- 
naient activement  complices  de  cette  vocation,  qui  fut  ainsi 
comme  la  fleur  de  toute  une  vie  chrétienne  collective,  et  qui 
mûrissait,  discrète,  dans  la  ville  épiscopale  de  Malines,  entre- 
tenue sans  cesse  et  comme  réchauffée  par  les  lointaines  prières 
de  la  petite  maison  de  Draine. 

Trois  de  ses  premiers  maîtres  laissent  au  cardinal  un  sou- 
venir ému  :  M.  Robert,  qui  lui  apprit  à  obéir;  M.  La  Force,  qui 
lui  apprit  à  travailler  et  à  vouloir;  M.  Pieraerts,  qui  lui  apprit 
à  oser  (1).  Les  Allemands  ont  pu  mesurer  la  valeur  de  ce  pro- 
fesseur d'initiative  qu'était  M.  Pieraerts.  Les  vacances  rame- 
naient   à    Draine    Désiré    Mercier  ;     et    là,    d'autres    maîtres 

(1)  Œuvres  pastorales,  I,  p.  81. 


LE  CARDINAL  MERCIER.i  767 

s'offraient,  et  conquéraient  à  jamais  son  cœur  :  c'étaient  les 
ouvriers  catholiques.  Sans  le  savoir,  eux,  ils  lui  donnaient  des 
leçons  de  psychologie.  «  Il  y  a  souvent  profit,  dira-t-il  dans  la 
suite,  à  prendre  à  l'école  du  peuple  de  telles  leçons.  L'ouvrier 
pense  très  haut.  Son  langage  prime-sautier  ignore  l'artifice. 
Nul  ne  vous  aide  mieux  à  lire  dans  l'intimité  de  l'âme  (1).  » 

Avec  ces  grands  camarades  brainois,  le  jeune  Mercier  fut 
«  Mamelouk  ;  »  ainsi  débuta  sa  vie  publique.  Mamelouk,  c'était 
le  sobriquet  dont  les  libéraux  affublaient  les  Xavériens  qui, 
sous  le  patronage  de  saint  François-Xavier,  groupaient  les 
forces  catholiques  de  la  bourgade.  On  relevait  ce  sobriquet 
comme  un  titre  de  gloire;  et  chaque  dimanche,  tous  les 
mamelouks  ensemble,  ouvriers  et  patrons,  clercs  et  laïcs,  des- 
cendaient le  chemin  de  l'Estrée  et  s'en  allaient  boire  quelques 
chopes  ou  «  lutter,  en  de  grands  concours,  au  piquet  ou  au 
jeu  de  quilles  pour  gagner  le  prix,  tantôt  un  lapin,  tantôt  un 
couple  de  pigeons  (2),  »  Désiré  Mercier,  très  simplement,  très 
gaiement,  se  mêlait  à  ces  joutes  :  il  disputait  le  lapin,  parfois 
il  le  gagnait;  et  la  soirée  se  terminait  en  longues  causeries  avec 
ceux  qu'après  un  demi-siècle  ses  lèvres  cardinalices  appelleront 
encore  «  nos  chers  ouvriers  brainois.  »  Un  jour  survinrent  les 
délégués  bruxellois  de  l'Internationale  :  en  deux  meetings,  les 
Xavériens  restèrent  maîtres  du  terrain.  Désiré  Mercier  se  sentait 
devenir  un  lutteur,  à  l'école  de  ces  vainqueurs. 

Dans  ce  même  «  local  »  des  Xavériens,  oii  s'aiguisait  son 
tempérament  combatif,  il  voyait  l'idée  religieuse  amortir  le& 
antagonismes  sociaux  et  faire  taire  toutes  les  catégories  de 
vanités,  aussi  bien  celles  qui  eussent  pu  devenir  insolentes  que 
celles  qui  eussent  pu  se  sentir  humiliées  :  tous  ensemble,  on 
était  des  catholiques,  une  compagnie  dans  l'armée  catholique 
qui,  périodiquement,  aux  élections,  arborait  le  programme 
catholique.  Désiré  Mercier,  conscrit  dans  cette  armée,  s'habi- 
tuait à  associer  à  la  pratique  du  zèle  religieux  l'idée  de  frater- 
nité sociale  ;  et  la  conception  qu'il  se  fera  plus  tard  de  l'attitude 
sociale  du  chrétien  s'inspirera  de  celte  camaraderie  d'apôtres 
qui  entraînait^  aux  jeux,  aux  meetings,  aux  salles  de  scrutin, 
les  mamelouks  du  pays  natal. 

Le  collégien   de  Matines,  le  Mamelouk  de    Braine    n'avait 

(1,  Œuvres  pastorales,  III,  p.  109. 
(2)  Ibid.,  I,  p.  292-294. 


768  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

pas  la  gaieté  des  enfans  autour  (lesquels  s'e'chafaude,  comme 
un  fragile  décor  de  théâtre,  une  façnde  de  bonheur.  Il  sentait 
auprès  de  lui  des  fardeaux  qui  pesaient,  des  souffrances  qui 
s'offraient.  Et  tout  au  fond  de  son  âme  le  contre-coup  de  ces 
souffrances  se  répercutait  assez  profondément  pour  qu'il  eût  en 
partage,  dès  le  début  de  sa  vie,  cet  art  et  ce  besoin  de  cjpmpa- 
tir,  qui  sont  l'attachant  bénéfice  des  enfances  assombries.  Mais 
la  souffrance  qui  se  prodigue  en  compassion  ne  devient  jamais 
une  langueur;  et  dans  le  cadre  austère,  endeuillé,  où  le  jeune 
Kollégien  passait  ses  vacances  et  enracinait  son  cœur,  se  déve- 
loppaient en  lui  certaines  vertus  d'élan  prime-sautier,  d'initia- 
tive conquérante,  d'activé  générosité,  où  malgré  tout  il  entrait 
de  l'allégresse,  et  qui  jetaient  dans  l'atmosphère  du  foyer  quel- 
ques notes  de  joie.  Désiré  Mercier  partait  avec  entrain  pour  une 
vie  grave  et  sévère,  pour  laquelle  il  n'avait  d'autres  maximes 
que  de  se  mettre  à  la  disposition  de  Dieu  et  de  ceux  qui  devant 
sa  conscience  représentaient  Dieu.  Les  curiosités  intellectuelles, 
très  diverses,  très  éparses,  qui  se  jouaient  en  lui  comme  des 
survivances  du  tempérament  paternel,  étaient  disciplinées  et 
fécondées  grâce  à  cette  fixité  du  but,  qui  parachevait  toutes 
les  richesses  de  son  être  par  la  richesse  souveraine  de  l'unité. 


II 

Deux  années  de  philosophie  au  petit  séminaire  de  Malines 
l'enchantèrent  médiocrement  :  cette  intelligence  vivante  demeu- 
rait mal  satisfaite  d'une  philosophie  qui  manquait  de  vie,  et 
qui  n'était  qu'un  éclectisme  intimidé,  tant  bien  que  mal  habillé 
d'une  livrée  scolastique,  et  trop  peu  confiant  en  lui-même  pour 
inspirer  la  confiance.  Les  jouissances  que  lui  avait  refusées 
cette  indigente  philosophie  lui  furent  apportées,  au  grand 
séminaire,  par  la  théologie.  Là  du  moins,  il  trouvait  une  vraie 
synthèse,  sûre  d'elle-même,  harmoniquement  construite;  il 
lisait  la  Somme,  et  l'aimait.  Mais  en  philosophie  aussi,  saint 
Thomas  avait  fait  acte  d'architecte;  qu'avait-on  gagné,  dans 
certaines  écoles  catholiques,  à  substituer  à  l'édifice  philoso- 
phique du  thomisme  ces  bâtisses  composites  dans  lesquelles 
chaque  faiseur  de  systèmes  reconnaissait  quelque  pierre  por- 
tant son  estampille,  et  qui,  s'ouvrant  alternativement  à  tous 
les  couraus  d'air,  vacillaient  sous  leur  chaotique  tourbillon?  Le 


LE    CARDINAL    MERCIER. 


769 


jeune  clerc  se  posait  cette  question,  etre'servait  la  re'ponse  pour 
l'avenir.  Chaque  chose  en  son  temps  :  il  avait  d'abord  à  devenir 
un    prêtre,   et    c'est    à  quoi,   sur    l'heure,   visait    son   travail- 

11  briguait  quelque  chose  de  mieux  qu'une  maîtrise  intellec- 
tuelle dans  les  sciences  the'ologiques  :  son  contact  fréquent  avec 
les  e'crits  des  Pères,  sa  familiarité  quotidienne  avec  saint  Paul, 
tendaient  à  former  en  lui,  non  point  un  spécialiste  en  sciences 
sacrées,  mais  un  apôtre  de  Jésus-Christ.  S'il  apprenait  par  cœur 
les  Epures,  s'il  inaugurait  sur  ses  cahiers  cette  façon  de  les 
traduire  qui  lui  est  si  personnelle  et  qui  leur  fait  rendre  tout 
leur  suc,  ce  n'était  pas  à  des  fins  d'exégèse,  mais  c'était  pour 
imprégner  son  âme  «  des  plus  grandes  pensées  dont  se  composa 
ia  primitive  atmosphère  morale  du  christianisme  (1).  »  Il  se 
cultivait  pour  les  âmes  qu'il  aurait  un  jour  à  cultiver,  et 
concevait  l'étude  comme  un  apprentissage  de  l'action,  non 
comme  une  jouissance  cérébrale.  Sa  vocation  gouvernait  son 
travail  intellectuel  :  les  intuitions,  non  moins  profondes  que 
soudaines,  qui  lui  découvraient  d'amples  horizons  d'études, 
étaient  systématiquement  ajournées  ;  il  mortifiait  toutes  les 
aspirations  qui  ne  tendaient  pas  uniquement,  en  lui,  à  l'éduca- 
tion du  futur  prêtre.  Il  consacra  trois  ans  de  séminaire  à  pré- 
parer cette  demi-heure  matinale  du  6  avril  1874,  où,  pour  la 
première  fois,  i\  consacra  l'hostie.  «  Vers  le  Dieu  qui  réjouit  ma 
jeunesse,  »  inscrivait-il  sur  le  Mémento  de  son  ordination,  et 
sa  jeunesse  réjouie  ne  désirait  rien  de  plus  qu'un  poste  de  pa- 
roisiîe,  dans  lequel  il  pourrait  distribuer  la  parole  et  la  vie  de 
Dieu,  et  quotidiennement  réaliser  «  ce  moment  unique  de  l'his- 
toire du  monde  (2),  »  le  sacrifice  eucharistique. 

Mais  déjà  ses  supérieurs  avaient  disposé  de  lui  :  ils  l'expé- 
diaient à  l'Université  de  Louvain.  L'obéissance  lui  fut  d'autant 
plus  facile,  qu'elle  lui  intimait  d'ouvrir  les  fenêtres,  toutes 
grandes,  sur  le  mondede  la  pensée,  touten  rentrantfréquemment 
dans  cette  cellule  de  l'àme,  où  le  silence  fait  parler  Dieu  (3). 

Les  études  philosophiques  qu'on  faisait  alors  à  Louvain  ne 
mettaient  pas  les  élèves  en  possession  d'une  philosophie  ;  tout 
au  plus  leur  suggéraient-elles  le  besoin  d'en  avoir  une,  et  ce 
besoin  s'accompagnait  et  se  tempérait  d'une  certaine  crainte. 

(1)  Œuvres  pastorales,  I,  p.  102. 

(2)  Ibid.,  III,  p.  253. 

(3)  A  mes  séminaristes,  p.  40  et  suiv. 

TOME    XL.    —   lftl7.  •E'O 


770  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

Car  Louvain,  vers  le  milieu  du  xix®  siècle,  avait  possédé  une 
école  de  philosophie,  autheiitiquement  indigène  et  subtilement 
originale,  et  Louvain  s'en  était  mal  trouvé;  cette  école  ayait 
connu  des  ennuis.  Le  professeur  Ubaghs,  très  grave  et  très  saint 
homme,  en  était  le  chef  (1).  Soucieux  des  assauts  que  le  rationa- 
lisme livrait  à  la  foi,  il  avait  éprouvé  quelque  plaisir  —  un 
plaisir  de  revanche  —  à  voir  les  Lamennais,  les  Bonald,  les 
Bautain,  humilier  la  raison  et  faire  de  la  tradition  la  source 
unique  ou  principale  des  vérités  morales  et  métaphysiques.  Mais 
il  déplaisait  à  Rome  que  la  raison  humaine  se  méprisât  à 
l'excès  :  impartialement,  généreusement,  Rome,  en  dépit  du 
péril  rationaliste,  avait  vengé  la  raison  humaine  des  attaques 
dutraditionalisme.  Ubaghs  alors,  plus  discrètement,  avait  repris 
la  campagne  :  il  maintenait  l'idée  de  Bonald,  d'après  laquelle  la 
raison  individuelle,  physiquement  dépendante  de  la  Société  et 
de  la  Révélation,  leur  emprunte  nécessairement  ses  premières 
certitudes  sur  Dieu,  sur  l'âme,  sur  l'obligation  morale;  mais  il 
ajoutait  —  c'était  la  concession  qu'il  faisait  au  Saint-Siège  — 
qu'une  fois  munie,  par  voie  d'emprunt,  de  cette  connaissance 
initiale,  la  raison  était  capable  de  se  démontrer  à  elle-même  la 
légitimité  de  la  foi  qu'elle  professait.  La  concession  n'avait  pas 
satisfait  Rome  :  un  avertissement  en  1843,  puis  en  1864  une 
condamnation,  avaient  coupé  court  aux  espérances  suscitées 
par  l'école  d'Ubaghs.  Louvain  s'était  flatté  d'otîrir  k  Rome  des 
armes  contre  la  raison  ;  Rome  les  avait  brisées.  Et  comme  il 
advient  après  ces  catastrophes  de  la  pensée,  une  génération  de 
philosophes  avait  succédé,  qui  redoutaient  un  peu  d'avoir  un 
système  et  même  une  réputation  :  c'étaient  de  bons  techniciens 
de  la  discussion,  mais  nullement  des  constructeurs. 

Le  jeune  abb'é  Mercier,  un  jour  convié  par  l'un  d'entre  eux 
à  réfuter  le  positivisme,  connut  un  de  ces  soubresauts  qui  sou- 
vent amènent  l'élève  à  dépasser  le  professeur,  et  conclut  à  part 
lui,  non  point  seulement  à  la  nécessité  de  notions  transcen- 
dantes, mais  à  l'urgence  d'une  construction  métaphysique 
vraiment  ordonnée,  ^^raiment  synthétique  :  sa  ferveur  pour 
saint  Thomas,  pour  le  livre  capital  du  jésuite  Kleutgen  sur  le 
thomisme,  alla  croissant.  Et  ce  tête-à-tête  avec  le  vieux  docteur 
fut  fidèlement   poursuivi   lorsque    l'abbé   Mercier,   en   octobre 

(1)  Mercier,  Critériologie  générale^  p.  127, 


LE    CARDINAL    MERCIER. 


771 


1877,  fut  devenu  directeur  des  philosophes  au  petit  se'minaire 
de  Malines.  Il  ne  songeait  pas  d'ailleurs,  à  cette  date,  à  devenir 
le  metteur  en  branle  d'un  vaste  mouvement  thomiste  :  il  était 
tout  aussi  modeste  que  ses  maîtres  de  Louvain.  Il  se  faisait  une 
loi  —  il  se  la  fera  toujours  —  de  ne  point  devancer  par  une 
pétulance  personnelle  l'instant  où  ses  énergies  seraient  assez 
mûres  pour  être  cueillies  par  Dieu  :  il  était  trop  l'homme  d'un 
devoir,  pour  être  l'homme  d'un  rêve. 

Le  devoir,  pour  lui,  c'était,  à  Louvain,  de  cumuler  avec  ses 
études  la  surveillance  amicale  et  cordiale  des  étudians  laïcs  du 
collège  du  Pape,  futurs  juristes,  futurs  médecins,  dont  malgré 
son  jeune  âge  on  l'avait  nommé  sous-régent;  et  c'était,  à 
Malines,  de  cumuler  avec  son  professorat  la  direction  spiri- 
tuelle de  beaucoup  de  ces  séminaristes  dont  il  voulait  obtenir 
qu'une  fois  pour  toutes,  par  un  de  ces  actes  décisifs  sur  lesquels 
on  ne  revient  plus,  ils  donnassent  leur  vie  à  Jésus-Christ.  Nom- 
breux sont  les  prêtres  belges  qui  lui  savent  à  jamais  gré  de. leur 
avoir  arraché  ce  don.  Ce  qu'il  leur  demandait,  à  l'aurore  de 
leur  jeunesse,  ce  n'était  rien  de  moins  que  ce  que  le  xvii^  siècle 
appelait  une  conversion  :  c'était  une  désaffectation,  une  désap- 
propriatiôn  de  leur  être,  en  vue  du  service  divin.  Et  cette  tâche 
quotidienne,  émouvante  et  joyeuse,  s'intercalait  activement 
parmi  les  préoccupations  du  savant;  elle  les  eût,  s'il  en  eût  été 
besoin,  désencombrées  et  purifiées  de  tout  souci  d'ambition,  de 
toute  fébrile  inquiétude  d'avenir;  elle  absorbait  certainement 
pour  elle-même  le  meilleur  de  son  âme. 

III 

Mais  l'heure  approchait  où  le  devoir,  pour  lui,  serait  d'être 
un  chef  d'école,  un  initiateur  intellectuel,  et  d'accepter  que 
cette  ambition,  commandée  d'en  haut,  commandât  au  jour  le 
jour  son  travail  :  cette  heure  fut  sonnée  par  Léon  XIII. 

De  longue  date,  Léon  XIII  avait  considéré  saint  Thomas 
comme  le  docteur  le  mieux  qualifié  pour  «  aplanir  les  voies  à 
la  Révélation.  »  L'encyclique  Aeterni  Patris,  dès  1879,  réclama 
que  la  philosophie  thomiste  fût  restaurée  dans  l'enseignement 
catholique.  Elle  provoqua  tout  de  suite,  dans  les  écoles  de  Rome, 
un  branlo-bas  assez  confus  d'hésitations  et  d'obéissances  :  elle 
finit  par  prévaloir,  car  on  savait  le  Pape  tenace  en  ses  desseins. 


772  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

Mais  à  Rome,  en  ce  temps-là,  la  pensée  catholique  visait  moins 
à  s'e'panouir  qu'à  se  barricader  :  ses  attitudes  étaient  moins 
conquérantes  que  défensives.  Le  thomisme,  tel  que  l'ensei- 
gnaient avec  leur  fraîche  bonne  volonté  ces  premiers  docteurs 
romains,  aimait  mieux  négliger  les  sciences  récentes  que  se 
les  assimiler,  et  que  s'en  laisser  vivifier,  et  que  les  vivifier 
elles-mêmes  :  il  exhibait  une  demi-arrogance  qui  masquait 
peut-être,  encore,  une  demi-timidité  (1). 

Léon  XIII  ne  concevait  pas,  lui,  que  l'Eglise  de  Dieu  pût  être 
timide.  Pas  de  tiniidilés  vis-à-vis  de  l'histoire,  et  sous  l'œil 
apeuré  des  custodes  les  archives  du  Vatican  s'ouvraient;  pas  de 
timidités  vis-à-vis  des  démocraties,  et  leurs  pèlerinages  entraient 
dans  Saint-Pierre  par  la  porte  même  qui  dans  le  passé  ne  livrait 
accès  qu'aux  rois;  pas  de  timidités  vis-à-vis  des  problèmes 
sociaux,  et  le  Pape  recommençait,  en  un  siècle  de  laïcisme,  à 
se  mêler  des  choses  de  ce  monde  en  légiférant  sur  elles;  pas  de 
timidités,  enfin,  vis-à-vis  des  sciences,  et  Léon  XIII,  à  la  Noël 
de  1880,  invitait  le  cardinal  Dechamps,  archevêque  de  Matines, 
à  installer  dans  ce  grand  foyer  de  sciences  qu'était  l'Université 
de  Louvain  une  chaire  de  philosophie  thomiste. 

Le  souvenir  d'un  David  de  Dinant,  d'un  Henri  de  Gand, 
d'un  Siger  de  Brabant,  d'un  Gilles  de  Lessines,  témoignait 
que  l'esprit  belge  pouvait  se  familiariser  avec  les  complexités 
de  la  scolastique;  et  le  passé  de  Louvain,  qui  avait  en  face  de 
la  Réforme  représenté  la  culture  catholique,  permettait  d'es- 
pérer pour  un  renouveau  de  cette  culture  l'abri  de  l'Université. 
Léon  XIII  ne  voulait  pas  d'un  enseignement  ésotérique,  mur- 
murant à  l'oreille  de  quelques  séminaristes  bien  défendus 
l'exposé  de  quelques  vérités  anciennes,  précieuses  et  fragiles; 
il  voulait  un  thomisme  de  plein  air,  un  thomisme  rayonnant, 
un  thomisme  pour  laïcs,  qui  «  sculpterait  profondément  la 
philosophie  chrétienne  dans  les  esprits  »  des  étudians  de  Lou- 
vain, futurs  députés  et  futurs  ministres. 

A  la  suite  des  infortunes  d'Ubaghs,  Louvain,  nous  l'avons 
dit,  était  fatigué  de  philosopher.  Le  droit  social  de  l'Église,  les 
divergences  entre  1'  «  hypothèse  »  et  la  «  thèse,  »  la  compati- 
bilité des  principes  du  Syllabus  avec  la  constitution  belge, 
avaient  suscité  entre  l'économiste  Charles  Perin  et  les  catho- 

(1)  Voir  C.  Besse,  Deux  centres  du  mouvement  thomiste,  Rome  et  Louvain. 
(Revue  du  Clergé  français,  janvier  et  février  1902.) 


LE    CARDINAL    MERCIER. 


•773 


liques  libéraux  des  diseussions  assez  âpres,  qui  avaient  achevé 
d'effaroucher  la  hiérarchie  épiscopale.  On  avait  mieux  à  faire, 
pensait-elle,  que  de  perdre  le  temps  en  bagarres  spéculatives, 
au  moment  où  les  entreprises  scolaires  du  ministère  Frère- 
Orban  mettaieni,  en  péril  1  ame  des  petits  enfans.  On  avait 
à  créer  des  écoles  primaires;  c'était  plus  urgent  que  la  philo- 
sophie... Mais  Léon  XIII  avait  parlé  :  il  exigeait  cette  entrée  du 
thomisme  à  Louvain,  et  cette  irradiation  de  la  vie  publique 
belge  par  une  instruction  philosophique  nouvelle.  Les  évêques, 
dociles  et  surpris,  méditaient  son  désir,  et  leurs  méditations, 
trop  hésitantes  ou  trop  profondes,   s'attardaient  longuement. 

Elles  s'attardaient  encore  lorsque  soudainement  ils  apprirent 
que  Léon  XIII  allait  leur  envoyer,  après  l'avoir  mitre,  un  reli- 
gieux d'Italie,  grand  clerc  en  thomisme,  et  qu'ils  n'auraient  plus 
à  lui  donner,  à  Louvain,  qu'une  salle  et  des  élèves.  Patience, 
Très  Saint  Père  !  supplièrent-ils  aussitôt,  et  leur  étude  des 
suggestions  pontificales  devint  subitement  impatiente  d'aboutir.i 
((  Prenons  l'abbé  Mercier,  directeur  de  vos  philosophes,  »  dit 
au  cardinal  Dechamps  Mgr  Durousseau,  évêque  de  Tournai,  qui 
naguère,  comme  supérieur  du  séminaire  de  Matines,  avait  eu 
le  jeune  prêtre  sous  ses  ordres.  —  «  Sera-ce  bien?  »  questionna 
le  cardinal.  —  (c  Tellement  bien,  répliqua  l'évêque,  que  si  j'étais 
Votre  Eminence,  je  ne  me  réjouirais  pas  de  le  perdre.  »  — 
<(  Eh  bien,  nommons-le,  conclut  le  cardinal  résigné;  le  Pape  sera 
content.  »  Et  Léon  XIII  en  effet  fut  content  (1). 

Le  «  grand  abbé  »  —  comme  depuis  son  ordination  l'appe- 
laient ses'élèves  —  s'en  fut  à  Rome,  aux  vacances  de  1882,  voir 
le  grand  Pape;  et  leurs  deux  imaginations  s'accordèrent.  Les 
coups  d'œil  de  Léon  XIII  traçaient  une  route  à  l'abbé  Mercier; 
ils  étaient  le  signe  qu'il  devait  «  aller  de  l'avant  :  »  le  car- 
dinal aime  ce  mot-là.  Le  Pape  ne  voulait  pas  seulement  «  qu'on 
appliquât  les  principes  de  la  philosophie  catholique  pour  faire 
produire  aux  sciences  physiques  et  naturelles  tous  les  fruits 
dont  elles  sont  susceptibles;  »  mais  il  constatait,  d'autre  part, 
que  les  anciens  scolastiques  s'étaient  préparés,  par  l'étude  des 
sciences  physiques  et  naturelles,  à  l'œuvre  propre  de  la  philo- 
sophie.  Un   quart  de  siècle  avant  que  les  admirables  travaux 

(1)  Pour  cette  histoire  de  l'œuvre  de  Mgr  Mercier  à  Louvain,  nous  devons 
beaucoup  au  cours  récemment  professé  par  M.  le  chanoine  Noël,  un  de  ses  plus 
distingués  disciples,  dans  une  chaire  de  l'Institut  catholique  de  Paris, 


774  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

historiques  du  regretté  physicien  Duhem  n'eussent  vengé  la 
culture  scientifique  des  scolastiques  du  mépris  où  la  tenait 
l'ignorant  xviii*  siècle  (1),  Léon  XIII  rendait  à  cette  culture  un 
hommage.  Le  professeur  iMercier,  appelé  brusquement  à  l'héri- 
tage de  ces  vieux  maîtres,  trouvait  dans  cet  hommage  une  leçon 
pour  lui-même,  et  concluait,  sans  ambages  ni  délais,  ^à  la  né- 
cessité d'élargir  constamment  ses  connaissances  scientifiques, 
Gharcot,  vers  cette  époque,  compta  quelque  temps  parmi  ses 
étudians  un  docteur  Mercier  :  il  n'était  autre  que  le  futur 
cardinal.  On  le  retrouvait  bientôt  à  Louvain  :  libéré  de  la 
barbe  qu'à  Paris  il  avait  laissé  pousser,  il  emprisonnait  pour 
toujours  dans  un  tiroir  les  deux  aigles  qui  lui  servaient  d'épingle 
de  cravate  au  temps  où  il  suivait  Gharcot;  il  redevenait  le  grand 
abbé;  et  sous  cet  habit,  le  seul  qu'il  aimât,  il  était  alternative- 
ment professeur  et  étudiant.  Etre  professeur,  et  professeur 
par  le  vouloir  d'un  Pape,  c'était  flatteur;  mais  allait-il  avoir 
des  élèves?  Les  étudians  entendaient  dire  «  que  le  nouvel 
enseignement  serait  quelque  chose  comme  un  cours  d'archéo- 
logie, l'exhumation,  respectueuse  d'ailleurs,  de  théories,  inté- 
ressantes peut-être,  mais  si  vieilles,  et  qui  d'aventure  plaisaient 
au  Pape  régnant  (2).  »  Ils  eurent  la  curiosité  d'aller  voir,  et 
puis  ils  revinrent  et  restèrent;  et  le  futur  cardinal  déroulait, 
devant  un  auditoire  composé  surtout  de  laïcs,  une  psychologie, 
une  logique,  une  critériologie,  une  ontologie,  qui  devaient  plus 
tard  paraître  en  volumes.  <(  Ge  qui  frappait  et  nous  séduisait  en 
lui,  expliquait  naguère  un  de  ses  meilleurs  élèves, 

...c'étaitl'intense  vérité  personnelle  de  ce  qu'il  faisait  et  de  ce  qu'il 
disait.  Rien  de  conventionnel,  rien  d'apprêté,  rien  de  guindé,  m^is  la 
communication,  toujours  libre  et  spontanée,  de  sa  vie  la  plus  intime, 
de  ses  sentimens  les  plus  vrais,  de  ses  pensées  les  plus  sincères,  telle 
était  la  méthode  constante  de  son  enseignement  et  de  sa  direction. 
Pour  se  livrer  sans  voiles,  il  faut  être,  sinon  parfait,  du  moins  exempt 
de  ces  faiblesses  qui  déconsidèrent  et  qui  ruinent  toute  autorité  ;  il 
faut  avoir  la  pensée  scrupuleusement  droite,  il  faut  être  exempt  de 
toute  servitude  et  de  tout  amour-propre,  il  faut  avoir  l'âme  jeune  et 
fraîche,  dévouée  sans  réserve,  prête  à  s'oublier  toujours  et  à  se  donner 
sans  compter.  Il  avait  en  lui  cette,  jeunesse,  ce  dévouement,  cette 

(1)  Voir  dans  la  Revue  du  15  juillet  1913  l'article  de  M.  Albert  Dufourcq. 
(2j  Toast  de  S.  Deploige  au  banquet  de  consécration  épiscopale  de  Mgr  Mer- 
cier, p.  7. 


LE    CARDINAL    MERCIER.  775 

droiture  d'es[  rit,  ce  zèle  de  l'idéal,  et  c'est  pourquoi  nos  âmes  de 
vingt  ans  s'attachaient  à  la  sienne  (1). 

La  spontanéité  de  l'entrain,  les  merveilleuses  vertus  d'en- 
traînement survivaient  h  la  leçon,  et  poussaient  le  professeur, 
ensuite,  vers  les  ateliers  de  recherches  où  ses  collègues  défri- 
chaient, chacun  à  part  des  autres,  un  petit  coin  du  terrain 
scientifique;  il  s'attardait  avec  une  prédilection  spéciale  chez  le 
neurologiste  Van  Gehuchten  ;  et  tout  humblement,  dans  ces 
studieuses  promenades,  il  prenait  posture  d'apprenti,  en  descen- 
dant de  la  chaire  où  il  avait  fait  la  besogne  d'un  maître. 

De  loin,  Léon  XIII  l'observait  :  il  lui  donnait  en  1886  une 
prélature  romaine.  Il  contemplait  avec  amour  le  magnifique 
labeur  de  ce  pionnier,  qui,  là-bas,  d'un  geste  audacieusement 
solitaire,  jetait  le  pont  entre  les  spéculations  du  Moyen-âge  et 
les  méthodes  d'observation  les  plus  modernes.  Et  peu  à  peu  le 
Pape  réfléchissait  que,  pour  faire  de  la  philosophie  la  synthèse 
des  sciences,  il  fallait  plus  qu'un  homme,  —  cet  homme  fût-il 
Mercier,  —  et  qu'il  fallait  plus  qu'une  chaire  :  qu'il  fallait  un 
Institut,  pourvu  de  chaires  spéciales  où  l'on  s'appliquerait  à 
((  façonner  des  jeunes  gens  d'élite  à  la  science  haute  et  désinté- 
ressée. »  Deux  brefs  pontificaux,  en  1888  et  1889,  développaient 
ces  perspectives,  et  ces  perspectives  étaient  des  ordres. 

IV 

En  1891,  dans  son  rapport  au  Congrès  de  Malines,Mgr  Mer- 
cier les  commentait.  Il  y  montrait  le  champ  de  la  science,  le 
recul  constant  de  ses  limites,  l'urgente  nécessité  d'une  main- 
d'œuvre  catholique.  «  Vous  vous  résignez  trop  facilement,  signi- 
fiait-il aux  catholiques,  au  rôle  secondaire  d'adeptes  de  la 
science,  et  trop  peu  parmi  vous  ont  l'ambition  de  travailler  à 
ce  que  l'on  a  nommé  la  science  à  faire;  trop  peu  parmi  vous 
visent  à  rassembler  et  à  façonner  les  matériaux  qui  doivent 
servir  à  former  dans  l'avenir  la  synthèse  rajeunie  de  la  science 
et  de  la  philosophie  chrétienne  (2).  »  Il  voulait  les  entraîner 
vers  la  science  pure,  cultivée  pour  elle-même,  sans  but  profes- 
sionnel, sans  but  apologétique  direct;  il  voulait  qu'ils  fussent 
les  chercheurs,  dont  ensuite  la  philosophie  ordonnancerait  les 

(1)  Miles,  Correspondant,  10  février  1916,  p.  418-419. 

(2)  Mercier,  Rapport  sur  les  études  supérieures  de  philosophie,  p.  76. 


776  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

découvertes,  qu'ils  fussent  les  patiens  analystes,  dont  ensuite 
la  philosophie  compléterait  l'œuvre  par  un  élan  de  synthèse. 

Un  Comte,  un  Taine  avaient  ainsi  rêvé,  chacun  à  sa  façon, 
d'une  philosophie  où  tout  le  savoir  s'unifierait  :  on  allait,  à 
Louvain,  créer  l'outillage  ;  et  dans  l'Institut  supérieur  de  phi- 
losophie, que  présidait  Mgr  Mercier,  se  groupaient  autour  de 
sa  chaire  d'autres  chaires  dans  lesquelles  certains  de  ses  collè- 
gues des  diverses  Facultés  préparaient,  chacun  en  son  domaine, 
la  convergence  des  sciences  vers  l'unité. 

Puis'  un  jour  vint,  —  ce  fut  en  1893,  —  où  les  propres 
élèves  de  Mgr  Mercier,  les  fils  immédiats  de  sa  pensée,  furent 
assez  nombreux,  assez  experts,  pour  pouvoir  occuper  eux- 
mêmes,  autour  du  maître,  les  chaires  de  l'Institut.  M.  Nys 
professait  la  cosmologie  ;  M.  de  Wulf,  l'histoire  de  la  scolas- 
tique;  M.  Thiéry,  la  physique;  M.  Deploige,  la  sociologie  : 
c'étaient  quatre  laïcs,  dont  plus  tard  deux  devinrent  prêtres. 
L'Institut  prenait  ainsi  l'aspect  d'une  famille  spirituelle  ;  un 
même  esprit  planait  sur  leurs  enseignemens,  qui  donnaient 
désormais  l'impression  d'être  coordonnés,  et  non  point  simple- 
ment juxtaposés  ;  ce  labeur  collectif  trouvait  son  organe  dans 
la  Revue  néo-scolastiqite,  et  son  cadre,  —  un  cadre  digne  de 
lui,  —  dans  une  belle  construction  gothique  dont  les  plans 
étaient  dus  au  futur  ministre  Helleputte,  ami  personnel  du 
futur  cardinal;  le  séminaire  Léon  XIII  s'ouvrait,  pour  accueillir 
les  jeunes  prêtres  qui  viendraient  coudoyer  les  laïcs  au  pied 
des  chaires  de  l'Institut;  et  un  bref  pontifical  de  4894  marquait 
la  place  de  l'Institut  dans  l'ensemble  du  corps  universitaire. 

Mais  il  manquait  à  cette  œuvre  une  suprême  consécration  : 
la  souffrance  de  l'homme  qui  Tavait  créée.  L'Institut  de  Lou- 
vain était  issu  d'une  impulsion  romaine;  il  était,  à  proprement 
parler,  une  pensée  de  Rome,  épanouie  sur  le  sol  belge  par  un 
réalisateur,  qui  avait  su  la  mûrir  et  la  féconder.  Et  dans  le 
haut  clergé  belge,  tous  ou  presque  tous  avaient  bien  vite 
accepté,  avec  une  nuance  de  respectueuse  curiosité,  la  création 
nouvelle.  Mais  la  réserve  même  qui  donnait  à  cette  curiosité 
quelque  chose  d'expectant  laissait  l'Institut  un  peu  désarmé 
vis-à-vis  d'une  coalition  de  jalousies.  Le  thomisme,  murmu- 
raient quelques-uns,  est  vraiment  coûteux  pour  la  charité  belge  ; 
et  tout  l'argent  qui  se  dépense  pour  ces  nouveautés,  nous  ne 
l'aurons  plus  pour  les  élections.   Et  d'autres  survenaient,  sç 


LE    CARDINAL    MÈRClÉIi. 


m 


demandant  si  le  thomisme,  tel  qu'il  s'exhibait  à  Louvain,  était 
bien,  en  définitive,  un  thomisme  authentique  :  on  observait 
que,  parlant  français,  il  employait  une  langue  qui  n'était  pas 
celle  de  saint  Thomas  ;  et  la  suite  prouva  que  l'observation 
portait  loin,  et  qu'elle  visait  haut. 

Les  efforts  convergèrent  pour  ébranler  la  confiance  de  Rome 
en  Mgr  Mercier  :  un  formidable  assaut  fut  livré.  Un  jour 
de  1896,  Mgr  Mercier  s'en  fut  à  Rome,  soudainement,  pour 
parer  les  coups.  Des  ennemis  l'y  devancèrent,  l'y  suivirent, 
occupèrent  les  avenues  et  tinrent  pour  certain  qu'il  s'en  retour- 
nait découragé.  Il  n'en  fut  rien.  Il  eût  pu  sortir  élégamment 
des  difficultés  en  acceptant  un  poste  honorifique  dans  une 
grande  paroisse  de  Bruxelles  :  il  refusa.  Abdiquer,  c'est  bon 
pour  des  sceptiques  :  il  croyait  en  son  œuvre.  Il  traversa  des 
heures  tragiques,  mais  ne  désespéra  jamais.  Sur  le  linteau  de 
sa  cheminée,  une  inscription  portait  ces  mots  :  Labora  sicut 
bonus  miles  Christi,  travaille  comme  un  bon  soldat  du  Christ  ; 
il  la  montrait  à  ses  étudians,  il  y  obéissait  lui-même  et  pour- 
suivait, sans  trêve,  humblement,  son  travail  menacé. 

Léon  XIII  continuait  d'observer  :  au  delà  des  dénonciations 
locales  qui  avaient  desservi  le  prélat,  il  regardait  l'Ecole  de 
Louvain  s'essaimer,  de  petits  centres  de  renouveau  thomiste  se 
fonder  sous  de  lointaines  latitudes,  les  élèves  de  Mgr  Mercier 
multiplier  en  de  nombreuses  langues  les  traductions  de  ses 
livres,  la  Revue  néo-scolastique  se  propager  (1).  Et  ces  succès 
étaient  dus  à  l'esprit  dont  s'animait  l'Ecole  de  Louvain,  à  la 
langue  aussi  qu'elle  parlait,  et  qui  lui  permettait  d'être,  parmi 
les  laïcs,  une  efficace  missionnaire  du  thomisme.  L'année  1898 
rendit  à  l'Institut  de  Louvain,  sous  la  forme  d'une  lettre  du 
cardinal  Satolli,  un  témoignage  de  l'approbation  romaine  et  la 
permission  de  faire  largement  usage  du  français  ;  et  lorsque,  à 
la  fin  de  1900,  Léon  XIII  reçut  en  audience  les  pèlerins  de 
l'Institut,  il  leur  dit  avec  fierté  : 

Je  suis  heureux  de  voir  à  votre  tête  les  professeurs  de  l'Institut 
supérieur  de  philosophie  fondé  par  moi.  Non  seulement  les  études 
supérieures  que  Mgr  Mercier  dirige  servent  aux  clercs,  mais  elles 
servent  aussi  aux  laïques  qui  sont  venus  étudier  la  philosophie,  même 
après  avoir  déjà  pris  d'autres  grades  :  tel,  De  Lantsheere,  qui  vient 

(1)  Pelzer,  L'Institut  supérieur  de  philosophie  à  l'Université  catholique  de 
Louvain  (189C-1904),  p.  20  et  suiv. 


778 


REVUE    DES    DEUX    MONDES.! 


d'entrer  à  la  Chambre  belge.  Voilà  pourquoi,  tout  en  tenant  à  ce  que 
la  philosophie  de  saint  Thomas  soit  étudiée  en  latin,  nous  avons 
établi  que  les  leçons  y  seraient  données  en  français.  Je  veux  et  sou- 
haite la  prospérité  de  mon  Institut  (1). 

L'Institut  fondé  par  moi;  mon  Institut  :  ainsi  Léon  XIII 
qualifiait-il  cette  œuvre,  dont  les  ennemis  prétendaient,  quatre 
ans  plus  tôt,  qu'elle  était  d'ores  et  déjà  désavouée.  Définitive- 
ment ils  avaient  échoué.  Ils  avaient  cru  nuire  au  professeur 
Mercier;  et  sans  le  savoir,  sans  le  vouloir,  ils  avaient  achevé 
de  modeler  en  lui  l'homme  d'énergie  patiente,  indomptable, 
égale  à  toutes  les  souffrances,  qui  plus  tard  étonnera  d'autres 
ennemis  et  saura  mettre  à  la  gêne  leur  orgueil  de  vainqueurs. 

L'Institut  supérieur  avait  échappé  à  la  crise  qui  risquait  de 
lui  être  mortelle  ;  et  sur  l'horizon  des  intelligences,  saint 
Thomas  continuait  de  monter.  Ce  n'est  pas  que  Mgr  Mercier 
fût  homme  à  jurer  systématiquement  sur  les  j)aroles  d'un 
maitre  ;  et  volontiers  il  rappelait  que  saint  Thomas,  tout  le 
premier,  eût  condamné  ceux  qui  eussent  asservi  leur  pensée  à 
la  sienne,  et  qu'il  nous  avertit,  au  début  de  la  Sojnme,  de  ne 
pas  exagérer  la  valeur  de  l'argument  d'autorité  (2).  A  l'instant 
même  où  Mgr  Mercier  venait  d'exprimer  son  admiration  pour 
la  psychologie  thomiste,  il  se  hâtait  d'ajouter  : 

Est-ce  à  dii-e  que  nous  regardions  la  psychologie  de  l'École  comme 
le  monument  achevé  de  la  science,  devant  lequel  l'esprit  devrait 
s'arrêter  dans  une  contemplation  stérile  ?  Évidemment  non  :  la 
psychologie  est  une  science  vivante  :  elle  doit  évoluer  avec  les 
sciences  biologiques  et  anthropologiques  qui  sont  ses  tributaires  (3). 

Il  admettait  qu'employée  à  contretemps,  la  méthode  scolas- 
tique  pouvait  avoir  des  inconvéniens  ;  et  il  reconnaissait, 
inversement,  que  la  philosophie  moderne  peut  être  utile  au  néo- 
thomisme, d'abord  en  posant  le  problème  de  la  valeur  de  la  con- 
naissance, puis  en  favorisant  le  développement  de  l'observation 
scientifique  et  de  l'expérience  en  psychologie  (4).  En  définitive, 
il  ne  tenait  pas  la  philosophie  thomiste  «  pour  un  idéal  qu'il  fût 
interdit  de  surpasser,  ni  pour  une  barrière  traçant  des  limites  à 

(1)  Revue  néo-scolastique,  février  1901,  p.  84-85. 

(2)  Mercier,  Logique,  S*  éd.  (1909),  p.  48,  n.  1. 

(3)  Ibid.,  Psychologie,  6"  éd.  (1903),  I,  p.   1. 

(4)  Ibid.,  Logique,  5*  éd.,  p.  349-351.   —  Les   origines  de  la  psychologie  con- 
temporaine, 2"  éd.,  p.   468  et  buiv. 


I 


LE    CARDINAL    MERCIER. 


779 


l'activité  de  l'esprit;  »  mais  il  maintenait,  «  après  examen,  qu'il 
y  a  sagesse  autant  que  modestie  à  la  prendre  au  moins  pour 
point  de  départ  et  pour  point  d'appui  (1).  »  Il  confrontait  avec 
elle  le  vieux  spiritualisme  classique,  celui  dont  Descartes  fut  le 
père:  il  y  relevait  un  «préjugé  antiscientifique,  »  qui  opposait  la 
psychologie  à  la  physique, et  qui  étudiait  à  part  l'àme  elle  corps 
sans  jamais  envisager  leur  union;  et  il  montrait  comment  cette 
erreur  primordiale  voila  toujours  aux  spiritualistes  du  xix®  siècle 
les  problèmes  soulevés  par  les  progrès  de  la  biologie,  et  comment 
les  hommes  de  laboratoire  furent  ainsi  conduits,  tout  douce- 
ment, à  une  interprétation  matérialiste  de  la  vie  psychique  (2). 
La  scolastique,  au  contraire,  possédait  à  la  fois  un  corps  de 
doctrines  systématisé  et  des  cadres  assez  larges  pour  accueillir 
et  synthétiser  les  résultats  croissans  des  sciences  d'observation. 
Louvain  convoquait  ces  sciences,  les  outillait;  et  Mgr  Mer- 
cier, s'adressant  aux  jeunes  chercheurs,  leur  disait  : 

Ne  soyons  pas  de  ceux  qui,  à  propos  de  ces  mille  et  un  petit  faits 

bien  précis  dont    l'étude   patiente    et  minutieuse    fait  la  force    et 

l'honneur  de  la  science  contemporaine,  ne  songent  jamais  qu'à  se 

demander  avec  un  dédain  mal  dissimulé  :  A  quoi  cela  sert-il  ?  Rien 

de  plus  antiscientifique  que  cette  préoccupation  intéressée.  Les  faits 

sont  des  faits  ;  et  il  suffit  qu'ils   soient,  pour  qu'ils  méritent  d'être 

étudiés.  D'ailleurs,  s'ils  ne  servent  pas  aujourd'hui,  ils    serviront 

demain  :  ce  sont  des  matériaux  destinés  à  entrer  dans  les  synthèses 

plus  compréhensives  de  l'avenir  (3). 

» 
Ainsi  faisait-on  provision  de  résultats  :  les  petits-neveux, 

plus  tard,  devraient  à  notre  époque  cette  richesse,  et  s'en  ser- 
viraient pour  la  synthèse, —  d'accord  avec  l'aïeul,  saint  Thomas. 
Les  laboratoires  s'enrichissaient,  créaient  leur  outillage,  par- 
fois, en  même  temps  que  leur  science  :  celui  de  psychophysio- 
logie devenait  célèbre  (4)...  Plus  tard  la  Kultur  est  survenue, 
détruisant  par  les  flammes  une  partie  de  ces  œuvres  de  science. 
L'Université  de  Louvain,  qui  avait  été  la  première  à  condamner 

(1)  Mercier,  Logique,  5»  éd.,  p.  48,  n.  1.  Comparer  le  livre  capital  de  son  élève 
M.  de  Wulf,  dont  les  malheurs  de  Louvain  ont  fait  un  professeur  à  l'Université 
de  Poitiers  :   Introduction  à   la  philosophie  néo-scolastique,  190 i. 

(2)  Ibid.,  Psychologie,  6*  éd.,  I,  p.  1  et  6-7,  et  H,  p.  271. 
Ci)ltjid.,  Psychologie,  6°  éd.,  I,  p.  2. 

(4)  La  notice  de  M.  le  chanoine  Noël  dans  la  Chronique  de  l'Institut  de  philoso- 
phie, ia^nvier  1914,  sur  «  le  bilan  de  1  école  de  Louvain,  »  donne  un  lumineux 
résumé  de  tout  ce  que  fit   l'Institut  jusqu'à  la  veille  de  l'attentat  germanique. 


780  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Luther  (1),  avait  ainsi,  jadis,  péché  contre  l'Allemagne  :  elle 
fut  punie.  Mais  les  flammes  de  la  Kultiir  s'éteignent  ;  celle  de 
l'esprit  subsiste.  L'œuvre  entreprise  par  Mgr  Mercier  était  une 
œuvre  à  longue  échéance  :  par  la  pensée,  il  y  attelait  des  généra- 
tions. Les  élans  qu'il  avait  donnés  doivent  survivre  è  la  guerre, 
comme  ils  survivaient  en  4906  à  son  éloignement  de  Louvain. 


C'est  la  marque  des  grands  initiateurs  de  pouvoir  s'effacer 
de  leur  œuvre  sans  qu'elle  périclite  :  elle  vit  d'une  vie  propre, 
par  eux,-^mais  en  dehors  d'eux;  l'ayant  servie  sans  nvoir  voulu 
la  confisquer,  ils  peuvent,  le  jour  venu,  la  déiacher  d'eux- 
mêmes,  comme  le  fruit  mûr  se  détache  de  l'arbre;  et  lorsque 
leur  âme  est  elle-même  une  âme  détachée,  ils  trouvent  dans 
l'àpreté  du  geste  un  parfum  de  sacrifice.  Pie  X,  en  1906,  pro- 
posa ce  geste  à  Mgr  Mercier  :  il  le  fit  archevêque  de  Matines, 
cardinal.  Il  fallut  laisser  inachevé  son  cours  de  philosophie,  où 
sa  plume  projetait,  après  tant  d'étapes,  d'aborder  enfin  Dieu;  il 
fallut  prendre  congé  de  ces  jeunes  gens  qui  depuis  un  quart 
de  siècle  étaient  l'entourage  de  son  âme.  Mais  leur  appar- 
tenir, c'était  encore  s'appartenir  à  lui-même  :  il  les  aimait  tantl 
La  volonté  papale  lui  rappelait  qu'il  n'appartenait  qu'à  Dieu. 
Il  accepta  son  nouveau  terrain  d'action,  et  d'emblée  s'y  installa. 

Comme  il  se  mettait  tout  entier  dans  son  œuvre  nouvelle, 
tout  de  suite,  dans  l'archevêque  de  Malines,  le  professeur  se 
retrouva.  Prenant  congé  de  ses  étudians,il  leur  parlait  des  res- 
ponsabilités de  l'épiscopat  :  «  Chers  étudians,  continuait-il,  je 
ne  veux  pas  avoir  peur  ;  »  et  il  leur  rappelait  le  petit  livre  du 
psychologue  italien  Mosso,  d'après  lequel,  dans  une  lutte  à 
armes  égales,  celui  qui  a  peur  est  le  vaincu  (2).  Dans  son  pre- 
mier mandement,  un  autre  psychologue  faisait  son  apparition, 
William  James  :  il  le  citait  pour  montrer  par  quelle  force 
mystérieuse  l'âme  du  croyant  triomphe  de  la  souffrance,  et  il 
ajoutait  :  «  Il  ne  vous  aura  pas  déplu  d'entendre  les  affirma- 
tions de  notre  Évangile  et  notre  expérience  chrétienne  confir- 
mées par  l'observation  scientifique  la  plus  désintéressée  (3).   » 

1)  Delannoy,   VUniversilé  de  Louvain,  p.   104.   —  Noël,  Louvain,  p.  110. 
(2)  Mercier,  Œuvres  pastorales,  I,  p,  22-23. 
3)  Ibid.,  1,  p.  60. 


LE    CARDINAL    MERCIER. 


781 


Claude  Bernard,  dans  un  sermon  de  retraite,  était  à  son  tour 
mobilisé,  pour  justifier,  au  nom  de  la  physiologie,  la  parole  de 
Bossuet,  d'après  laquelle  il  ne  suffit  pas  de  dire  que  nous 
moîirrons,  puisque  chaque  jour  nous  mourons  {i).  Bossuet  appa- 
raît au  cardinal  comme  «  le  plus  grand  penseur  des  temps  mo- 
dernes (2)  »  :  il  convoquait,  cependant,  pour  lui  faire  écho,  un 
savant  de  laboratoire.  Une  conférence  qu'il  donnait  en  1910  sur 
la  nécessité  de  la  liturgie  se  déroulait  comme  un  cours  de 
«  psychologie  des  foules,  »  à  l'issue  duquel  il  fallait  bien 
conclure  qu'étant  donné  la  nature  de  la  collectivité  humaine, 
l'Eglise  devait  nous  faire  prier  comme  elle  nous  fait  prier  (3). 
D'autres  fois,  un  axiome  de  scolastique  commandait  toute  une 
homélie  «  Les  impressions  coutumières  cessent  d'émouvoir, 
ab  assuetis  non  fit  passio  »  :  le  cardinal  s'abritait  derrière  ces 
cinq  mots  pour  signaler  à  ses  prêtres  qu'ils  sont  «  trop  familia- 
risés avec  le  spectacle  de  la  mort  pour  y  appliquer  souvent 
avec  intérêt  leur  pensée  (4).  »  Il  ne  lui  déplaisait  pas,  d'ail- 
leurs, à  son  arrivée  de  Louvain,  que  ses  prêtres  fussent 
un  peu  philosophes  :  publiant  une  lettre  pastorale  sur  Dieu, 
il  y  joignait,  pour  eux,  une  note  en  latin  sur  la  théodicée  ;  et 
leur  prêchant  sur  l'orientation  de  la  vie,  il  leur  montrait,  en 
termes  fort  techniques,  comment  leur  contingence  même  ren- 
dait nécessaire  que  Dieu  existât  (5). 

Il  apportait  ainsi  de  Louvain  ses  familiarités  intellectuelles 
coutumières,  et  ses  habitudes  de  pensée,  et  son  langage  de  pen- 
seur; il  apportait,  surtout,  une  belle  confiance  dans  l'intelligence 
humaine.  Catholicisme,  pour  lui,  «  est  synonyme  d'élargisse- 
ment intellectuel...  Ce  n'est  pas  à  un  esclavage  intellectuel  que 
le  Christ  convie  l'humanité,  mais  à  la  liberté  supérieure  des 
enfans  de  la  lumière.  »  Belle  confiance,  aussi,  dans  la  science; 
comme  archevêque,  il  tenait  à  l'affirmer  à  nouveau  :  «  Quoi 
qu'en  disent  certains  esprits  chagrins  ou  certains  hommes  de 
peu  de  foi,  la  science  enregistre  journellement  des  succès 
définitifs  ;  elle  va  de  l'avant,  n  Confiance,  encore,  dans  la 
force  éducatrice  de  la  réflexion  :  «  Comme  la  grâce,  disait-il  à 


(1)  Mercier,  Retraite  pastorale,  p.  99. 

(2)  Ibid.,  111,  p.  180. 

(3)  Ibid.,  Œuvres  pastorales,  III,  p.  55-65. 
{i)Ibid.,  Retraite  pastorale,  p.  89. 

(5)  Œuvres  pastorales,  1,  p.  194;  et  Retraite  pastorale,  p.  72-73, 


782  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

ses  séminaristes,  ne  se  substitue  pas  à  la  nature,  mais  s'y 
ajoute  et  se  sert  d'elle  pour  agir,  votre  perfection  chrétienne 
et  conséquemment  votre  éducation  sacerdotale  sont  solidaires 
de  votre  pouvoir  de  réflexion  (1).  »  Il  proclamait  sans  relâche 
la  dignité,  la  valeur,  l'efficacité  de  notre  instrument  pensant. 
«  Dans  le  royaume  de  la  philosophie,  l'unité  est  la  loi,  mais 
le  sceptre  ne  peut  appartenir  qu'à  l'intelligence  (2)  :  »  ainsi 
s'achève  le  discours  :  Vers  l' unité,  qu'il  prononçait  en  1913 
comme  président  de  l'Académie  royale  de  Belgique. 

Des  intellectuels  se  rencontrent,  pour  qui  l'intelligence  se 
résume  tout  entière  en  un  pouvoir  d'abstraction  :  tel  n'est  pas  le 
cardinal.  Ce  néo-scolastique  redoute  au  contraire  la  prépondé- 
rance des  abstractions  :  il  la  redoute  pour  la  vie  intérieure,  non 
moins  que  pour  la  science.  Car  de  même  qu'il  y  a,  pour  le 
savant,  des  faits  naturels  à  observer,  il  y  a,  pour  l'âme  chré- 
tienne, des  faits  surnaturels  à  contempler.  A  l'oratoire  non  plus 
qu'au  laboratoire,  l'abstraction  n'est  de  mise.  En  quelques  pages 
d'une  merveilleuse  finesse,  le  cardinal  prémunit  les  clercs  contre 
une  notion  purement  intellectuelle  de  la  méditation,  qui  en 
ferait  une  concentration  intense  de  la  pensée.  «  Mais  non,  leur 
dit-il,  la  méditation  n'est  pas  un  exercice  intellectuel  solitaire, 
mais  un  entretien  de  l'âme  avec  notre  Dieu  vivant  ;  et  son 
objet  principal  ne  sera  donc  pas  une  vérité  abstraite  à  mûrir 
pour  un  intérêt  mora!  ;  ce  sera  Notre-Seigneur,  sa  personne, 
son  enseignement,  ses  exemples,  ses  œuvres.  »  Le  cardinal 
recommande  la  méditation,  ainsi  conçue,  comme  un  contrepoids 
à  ce  que  l'étude  a  de  desséchant,  et  ses  intimes  savent  que  ces 
conseils  à  ses  clercs  nous  livrent  le  secret  de  sa  propre  vie  (3). 

Oui,  son  secret,  son  secret  avec  Dieu.  Il  y  a  quelques 
années,  le  peintre  Janssens,  voulant  faire  son  portrait,  s'en 
allait  chaque  dimanche  l'observer  à  la  cathédrale  de  Matines  à 
l'office  des  vêpres,  ponctuellement  présidé  par  le  prélat  :  il  le 
regardait  prier.  Le  rythme  intérieur  de  la  vie  du  cardinal 
reposa  toujours  sur  un  parfait  équilibre  entçe  l'étude  et  l'oraison, 
—  l'oraison  rendant  grâces  pour  l'étude,  et  l'étude  à  son  tour 
rendant  grâces,  en  quelque  mesure,  pour  les  bienfaits  de 
l'oraison,  et   l'enthousiasme  des  heures  contemplatives  se  pro- 

({)  Œuvres  pastorales,  I,  p.  320;  II,  p.  12  et  275  ;  A  mes  séminarisles,  p.  63. 
(3)  Revue  néo-scolaslique,  août  1913,  p.  2j3-218. 
(3)  A  mes  séminaristes,  p.  123-142. 


LE    CARDINAL    MERCIER.  783 

pageant  souvent  tout  au  long  des  heures  studieuses,  sans  jamais 
se  laisser  comprimer  par  ces  impressions  d'aridité  qui  parfois 
humilient  d'une  couronne  d'épines  la  royauté  intellectuelle  du 
savant.  Certains  moines  du  Moyen  âge  s'inquiétaient  de  l'anta- 
gonisme entre  la  dialectique  scolastique  et  l'intuition  mystique, 
entre  la  pensée  et  l'amour,  entre  l'intellectualisme  et  la  charité  : 
dans  une  personnalité  comme  le  cardinal  Mercier,  ret  antago- 
nisme se  résout  en  unité.  Et  par  ces  deux  livres  d'instructions 
qui  s'appellent  :  A  mes  séminaristes,  et  Retraite  pastorale,  le 
fondateur  de  la  néo-scolastique  rejoint  ces  grands  docteurs  qui 
savaient  être  des  maîtres  de  prière  aussi  bien  que  des  maîtres  de 
pensée,  un  Thomas  d'Aquin,  un  Bonaventure,  un  Duns  Scot. 

VI 

Six  ans  après  sa  consécration  épiscopale,  le  cardinal  fit  un 
recueil  de  ses  œuvres  pastorales  :  elles  occupèrent  trois  volumes, 
où  beaucoup  de  paroles  sont,  des  actes.  Chef  de  trois  mille  prêtres 
et  de  2300  000  fidèles,  il  est  soucieux,  surtout,  d'imprimer  des 
directions,  de  dire  une  fois  pour  toutes,  sur  chaque  question, 
ce  qui  doit  être  dit.  C'est  aux  prêtres,  aux  hommes  d'oeuvres,  de 
concerter  les  détails  d'application,  les  cadres  secondaires  de 
l'action,  et  de  faire ,  fructifier,  comme  une  semence,  le  verbe 
épiscopal.  Le  cardinal  oriente,  ce  qui  est  déjà  organiser  à  demi; 
à  eux  d'achever.  Il  vise,  lui,  à  propager  un  esprit. 

Vivant  en  un  pays  oiî,  tous  les  six  ans,  la  victoire  du  parti 
catholique  est  un  succès  temporel  pour  le  clergé,  il  semble 
qu'après  avoir  publiquement  fait  entendre,  pour  ces  triomphes 
électoraux,  V Alléluia  qui  convient,  il  éprouve  le  besoin  de 
corriger,  par  d'austères  conseils,  la  périlleuse  griserie  qui 
pourrait  s'emparer  des  vainqueurs.  L'orgueil  sacerdotal  est  un 
sentiment  qu'il  ignore;  les  responsabilités  du  prêtre  lui  appa- 
raissent comme  si  graves  que  la  grandeur  même  du  sacerdoce 
devient  une  occasion  de  s'humilier.  Le  cardinal  combat  tout 
esprit  de  caste.  Il  encourage  les  prêtres  à  souhaiter  l'aide  des 
laïcs  ;  il  annihile  les  objections  qui  les  amèneraient  à  la 
refuser.  Il  va  même,  parfois,  jusqu'à  leur  suggérer  l'imita- 
tion des  laïcs,  et  de  quel  laïc?...  l'ouvrier.  Parlant  devant  un 
auditoire  populaire,  il  raconte  avoir  connu  dans  sa  jeunesse  un 
prêtre  qui  s'était  proposé  pour  modèle  de  vie...   «  savez- vous 


'Î84  REVUE    DES    DEUX    MONDËSS., 

qui?  vous  ne  devineriez  jamais  :  l'ouvrier,  partageant  sa  jour- 
née entre  le  labeur  aux  champs  ou  à  l'usine  et  ses  sollicitudes 
pour  sa  femme  et  ses  enfans.  »  —  «  Les  pauvres  sont  nos 
maîtres,  redit-il  aux  confrères  de  Saint- Vincent  de  Paul  ;  ils 
nous  apprennent  à  donner,  à  prier,  à  aimer  le  Christ  (1).  » 

Car  dans  la  vie  chre'tienne  telle  que  le  cardinal  la  conçoit, 
on  se  fait  volontiers  l'apprenti  d'un  plus  petit  que  soi.  Un  jour 
de  1907,  déjà  vêtu  de  la  pourpre,  il  se  plait  à  rappeler  à  des 
étulians  comment  un  étudiant  l'éclaira  jadis,  lui  professeur  : 

Ce  jeune  homme,  à  qui  je  recommandais  la  pratique  quotidienne 
de  la  piété,  me  fit  observer  que,  s'il  ne  lui  était  pas  toujours  bien 
possible  d'aller  chaque  matin  à  la  messe,  cependant  il  ne  manquait 
jamais  de  visiter  une  famille  ouvrière  dans  la  gêne  ou  un  malade 
pauvre  auquel  il  s'intéressait,  et  il  ajoutait  qu'il  ne  s'en  trouvait  pas 
plus  mal,  religieusement  parlant.  Ce  simple  mot  fut  pour  moi  un  trait 
de  lumière,  —  comme  quoi  il  est  avéré,  chers  étudians,  que  si  nous 
nous  appelons  vos  maîtres,  vous  êtes  souvent,  en  réalité,  les  nôtres; 
mais  nous  ne  vous  l'avouons  que  sur  le  tard;  il  faut  bien,  n'est-ce 
pas,  sauvegarder  le  prestige  professoral! 

Et  couvrant  ainsi  de  son  autorité  l'attachante  audace  de  cet 
aveu,  il  rend  grâces  à  l'étudiant,  qui  lui  fit  si  bien  «  réaliser 
cette  maxime  de  la  théologie  morale,  d'après  laquelle  les  néces- 
sités corporelles  pressantes  du  prochain  priment  les  pratiques, 
même  obligatoires,  de  la  vie  spirituelle  (2).  » 

Il  est  de  pieux  cénacles,  où  parfois  s'embusque  l'esprit  de 
caste  :  le  cardinal  signale  tout  de  suite  le  péril.  Bénissant  à 
Bruxelles  une  confrérie  de  dames,  il  leur  dit  franchement  : 

Vous  formez  une  élite;  je  voudrais  vous  voir  vous  habituer 
à  une  pensée  plus  large,  à  un  sentiment  de  vie  chrétienne  plus  intense. 
Ayez  des  ambitions  de  conquête.  Intéressez-vous  à  toutes  les  âmes 
de  votre  paroisse,  aux  âmes  de  vos  compatriotes,  à  toutes  les  âmes 
de  la  catholicité.  Il  ne  faut  pas  que  vous  vous  regardiez  comme  appar- 
tenant à  un  groupe,  à  une  sorte  de  caste  dans  la  société  chrétienne. 
L'Église  ne  connaît  point  les  castes,  l'Église  ne  fait  point  d'acception 
de  personne,  l'Église  veut  du  bien  à  toute  l'humanité  (3). 

Le  cardinal  est  un  grand  docteur  de  fraternité  :  sa  pourpre 

(1)  Mercier,  Œuvres  pastorales,  111,  p.  487;  II,  p.  73;  II,  p.  381-384. 

(2)  Ibid.,  I,  p.  327. 

(3)  Ibid.,  1,  pp.  271-272. 


LE    CARDINAL    MERCIER. 


788 


cardinalice,  représentante  de  l'Église  maternelle,  a  des  allures 
fraternelles.  Il  réclame  ces  allures  de  tous  les  chrétiens  : 

Bien  des  personnes  d'un  certain  rang  social,  qui  volontiers 
s'inclinent  profondément  devant  un  miséreux,  seraient  tentées  de  se 
détourner  à  la  rencontre  d'un  ouvrier  aux  mains  calleuses,  d'une 
petite  bourgeoise  de  modeste  origine;  elles  rougiraient  de  leur 
tendre  la  main,  de  leur  prêter  service.  N'imitez  pas  cet  exemple. 
Les  castes  sont  pour  l'Inde,  elles  ne  sont  pas  de  l'Église  de  Dieu. 
Dans  l'Église,  nous  sommes  tous  frères  et  sœurs  (1). 

Il  a  pitié  de  ces  foules  ouvrières  que  les  conditions  maté- 
rielles de  leur  existence  éloignent  de  l'Eglise;  et  c'est  pour  les 
«  aider  à  sortir  de  leur  état  de  dépression,  à  rendre  leur  àme  plus 
libre,  »  qu'il  réclame  le  concours  des  catholiques  pour  l'orga- 
nisation des  métiers,  et  qu'il  veut  que  les  patronages  soient  des 
centres  d'éducation  positive,  de  solidarité  professionnelle  (2). 

Il  y  a  une  dernière  forme  de  l'esprit  de  caste  ;  c'est  un  cer- 
tain orgueil  de  l'orthodoxie  :  le  cardinal,  encore,  s'insurge  à 
rencontre.  La  charité  intellectuelle,  la  charité  tout  court,  lui 
paraissent  être  des  -vertus  dont  on  n'est  pas  dispensé  par  la 
correction  de  la  foi.  A  cette  correction,  nul  ne  tient  plus  que 
lui  :  sur  un  signe  de  Pie  X,  il  étudia  le  modernisme  avec  l'am- 
pleur d'un  philosophe, et  l'exactitude  d'un  témoin  sincère  et  pon- 
déré. Il  écrivait  d'autre  part,  au  début  du  présent  pontificat  : 

Nous  ne  nierons  pas  qu'en  certains  pays  catholiques,  en  Italie  et 
en  France  notamment,  l'anti-modernisme  avait  lancé  certains  tem- 
péramens  impétueux,  plus  puissans  d'ailleurs  en  paroles  qu'en 
œuvres,  dans  des  polémiques  âpres,  insidieuses,  personnelles.  II 
semblait  que  la  profession  de  foi  catholique  ne  suffît  plus  à  ces  che- 
valiers improvisés  de  l'orthodoxie,  et  que,  pour  obéir  plus  humble- 
ment au  Pape,  il  fallût  braver  l'autorité  des  évéques.  Brochuriers  ou 
journalistes  sans  mandat,  ils  excommuniaient  tous  ceux  qui  ne 
passaient  pas  de  bonne  grâce  sous  les  fourches  caudines  de  leur 
intégrisme.  Le  malaise  cominençait  à  travailler  les  âmes  droites; 
les  consciences  les  plus  honnêtes  souffraient  en  silence.  D'un  geste 
d'autorité,  Benoît  XV  remet  les  choses  au  point.  Quelques  lignes  de 
lui  sont  l'arrêt  de  mort  de  cet  intégrisme  brouillon  (3). 

(1)  Mercier,  Œuvres  pastorales,  I,  p.  76. 

(2)  Ibid.,  I,  p.  94  et  III,  p.  32-34. 

(3)  Mercier,  Per  crucem  ad  lucem,  p.  70. 

TOME   XL.   —    1917.  50 


786 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Tous  les  mots  ici  portent,  et  ils  soulagent,  comme  une 
revanche  de  la  justice.  Dans  le  diocèse  du  cardinal,  cet  inté- 
grisme n'eut  jamais  qu'à  se  taire  ;  Mgr  Mercier  donna  l'ordre 
de  célébrer  le  centenaire  de  Montalembert,  il  y  présida,  il  y 
parla,  sans  souci  de  ce  que  penseraient,  où  qu'ils  se  trou- 
vassent, les  chicaneurs  de  cette  grande  gloire. 

Il  prêche  aux  catholiques  l'indulgence  réciproque  ;  il  leur 
prêche,  aussi,  l'indulgence  pour  ceux  qui  ne  sont  pas  de 
l'Eglise.  Explique-t-il  que  la  libre  pensée  athée  est  incapable 
de  sauvegarder  la  moralité  et  qu'elle  a  perdu  ses  titres  à  la 
répression  du  crime,  il  se  hâte  d'ajouter  : 

J'ai  visé  des  doctrines,  et  me  défends  de  juger  ceux  qui  en  sont 
Imbus  ou  les  préconisent.  L'homme  qui  s'égare  vaut  toujours  mieux 
que  ses  principes,  parce  qu'il  y  a  dans  la  conscience  un  frein  naturel 
qui  empêche  l'homme  d'aller  jusqu'au  bout  de  la  logique  de  son 
erreur.  Par  contre,  le  disciple  de  la  vérité  est  toujours  inférieur  à 
son  programme,  parce  qu'il  y  a  dans  le  cœur  de  l'homme  des  convoi- 
tises mauvaises  qui,  si  elles  ne  sont  combattues,  paralysent  la  volonté 
et  la  retiennent  au-dessous  de  l'idéal  auquel  elle  aspire  (1). 

Phrases  riches  de  sens,  qui  sont  contre  le  pharisaïsme  un 
antidote  d'élite.  Le  cardinal  sait  être  cordial  pour  les  liommes 
du  dehors.  N'aimant  pour  l'Eglise  ni  l'elîacement,  ni  la  boude- 
rie, il  s'en  va  parler,  en  1907,  aux  côtés  de  M.  Paul  Janson,  le 
tribun  radical,  dans  une  assemblée  générale  d'œuvres. 

Quel  charme,  s'écrie  t-il,  dans  le  sentiment  de  confraternité  que 
me  procure  mon  assistance  à  cette  assemblée!  Aujourd'hui  que 
l'unité  des  croyances  chrétiennes  est  rompue,  il  est  si  rare  de  se 
rencontrer  avec  ceux  qui  ne  croient  plus  ou  n'ont  plus  la  même  foi, 
sur  un  terrain  de  cordiale  entente  !  Cette  unité,  j'ai  confiance  qu'elle 
se  reformera  un  jour  :  je  ne  sais  quand  ni  comment;  mais  à  en  juger 
par  l'universalité  de  l'intérêt  qui  se  manifeste  pour  les  classes 
ouvrières,  il  me  paraît  qu'elle  prendra  son  point  de  départ  dans  un 
sentiment  de  miséricorde  pour  les  douleurs  humaines  et  dans  un 
commun  désir  de  les  soulager  (2). 

Un  an  plus  tard,  donnant  à  Liège  une  conférence  contre 
l'alcoolisme,  il  supplie  son  auditoire  très  bigarré,  catholiques  et 
non-catholiques,  de  «   se  laisser  aller  au   moins  une  fois,  sans 

(1)  Mercier,  Œuvres  pastorales,  III,  p.  343. 

[2)  Ibid.,  I,  p.  274. 


LE    CARDINAL    MERCIER.  787 

contrainte,  aux  senti  mens  pacifiques,  aux  espérances  d'accord, 
aux  de'sirs  d'union,  et  de  mettre  en  commun  leurs  dévouemens.  » 

Oubliez  aujourd'hui,  leur  dit-il,  vos  préférences  religieuses,  poli- 
tiques, sociales,  professionnelles,  pour  vous  souvenir  que  vous  êtes 
mes  frères,  que  je  suis  le  vôtre,  que  nous  avons  tous  au  cœur  une 
même  flamme  d'apostolat  pour  nos  frères  qui  gisent  sur  la  voie  de 
la  souffrance,  rongés  par  les  morsures  du  breuvage  alcoolique  (1). 

Il  veut  que  rien  de  ce  qui  est  humain  ne  demeure  étranger 
à  l'Eglise;  il  salue,  comme  issues,  sans  parfois  le  savoir,  de  la 
pensée  chrétienne,  toutes  les  initiatives  sociales  par  lesquelles 
s'organise  l'amour  du  prochain.  Et  parce  que  notre  époque 
multiplie  ces  initiatives  il  a  foi  en  elle,  et  il  l'aime,  et  il  se 
demande  si  elle  ne  vaut  pas  toutes  les  autres  ;  car,  en  définitive, 
«  qu'est-ce  qui  compte  ?  Les  actes  de  charité,  ce  qui  se  passe 
invisiblement  au  dedans  des  âmes,  la  vie  d'amour  pour  Dieu, 
la  vie  d'union  pour  nos  frères  (2).  »  La  dialectique  même,  — 
cette  dialectique  qui  fit  sa  première  gloire,  —  est  à  ses  yeux 
dépassée  par  la  force  probante  de  l'amour  : 

Lisez  l'Évangile,  le  récit  des  Actes  des  Apôtres,  les  lettres  de  saint 
Paul,  et  vous  serez,  je  crois,  étonnés  de  la  part  minime  faite  par  ces 
grands  convertisseurs  à  l'attaque  directe  du  mal,  à  l'offensive  contre 
l'impiété.  Leurs  paroles  sont  presque  toutes  des  paroles  d'amour  (3). 

Et  les  œuvres  pastorales  du  cardinal,  à  l'imitation  de  ces 
écrits  apostoliques,  sont  tout  imprégnées  d'amour. 

VII 

De  Louvain  à  Malines,  son  inlluence  allait  croissant. 

Il  avait,  à  Louvain,  formé  toute  une  génération  de  catho- 
liques, qui  peu  à  peu,  grâce  à  lui,  apportaient  sur  la  scène  poli- 
tique, non  plus  seulement  des  opinions  héréditaires,  mais  une 
doctrine  et  des  faits,  et  non  plus  seulement  des  tendances,  mais 
une  conception  philosophique  de  l'Etat  et  un  bagage  d'expé- 
riences sociales.  Il  avait  ainsi  vivifié  d'une  sève  nouvelle  le  seul 
gouvernement  européen  qui   fût  officiellement  catholique. 

(i)  "Mercier,  Œuvres  pastorales,  II,  p.  144. 

(2)  Ibid.,  II,  p.  10. 

(3)  Ibid.,  III,  p.  69. 


788  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Mais  tandis  que  les  élèves  prolongeaient  ainsi  dans  la  vie 
publique  l'ascendant  du  professeur,  on  avait  senti  s'étendre  sur 
la  foule  des  consciences  l'ascendant  du  pasteur;  et  lorsqu'on 
assistait,  en  1909,  au  jubilé  de  l'Université  de  Louvain  et  au 
Congrès  de  Matines,  on  ne  croyait  pas  que  cet  ascendant  pût 
jamais  grandir.  Son  ascétique  profil  dominait  ces  assemblées. 
Avec  le  temps,  le  grand  abbé  s'était  voûté,  —  voûté,  mais  non 
courbé,  —  mais  le  mouvement  qui  lentement  projetait  ses 
épaules  en  avant  ne  visait  point  à  les  décharger  d'un  fardeau  ; 
il  n'était  point  un  fléchissement,  mais  comme  un  symbole,  au 
contraire,  de  l'orientation  de  cette  âme,  —  toujours  en  avant. 
La  flamme  du  regard  reflétait  cette  tenace  allégresse  d'enthou- 
siasme qui  récompense  l'immolation  d'une  vie  pour  une 
besogne.  Et  cette  allégresse  persuasive,  conquérante,  donnait  à 
la  majesté  cardinalice  je  ne  sais  quoi  d'abordable  :  on  se  sen- 
tait proche  d'elle,  par  l'entraînement  qu'elle  communiquait; 
le  spectacle  de  ce  chef  était  un  appel,  un  aimant  ;  c'était  l'idéal 
en  marche. 

Ces  quarante  mille  homrpes  que,  dans  son  Congrès  de 
Malines,  le  cardinal  avait  à  manier  représentaient  un  parti 
vainqueur  :  les  victoires  politiques  sont  des  préludes  de  défaite 
lorsqu'elles  ne  sont  pour  les  vainqueurs  que  des  motifs  de  suf- 
fisance. Le  cardinal,  par  les  exigences  mêmes  qu'il  imposait  à 
la  vie  chrétienne,  à  l'action  chrétienne,  tenait  ces  vainqueurs 
en  haleine.  Il  avait,  par  une  initiative  de  voyant,  convoqué 
toutes  les  reliques  des  saints  de  la  Belgique,  pour  qu'elles 
fussent  au  milieu  d'eux;  et  ces  saints  régnaient  avec  lui,  du 
fond  de  leurs  trente-six  châsses,  sur  la  vaste  fourmilière  des 
fidèles,  rassemblés  à  Malines  de  tous  les  coins  de  la  terre  belge. 
Il  faisait  parler  ces  morts  à  ces  vivans.  Il  se  mettait  à  leur 
suite;  il  était  comme  eux  un  témoin,  comme  eux  un  apôtre,  — 
un  témoin,  un  apôtre  qui  venait  après  eux.  Et  les  congres- 
sistes emportaient  la  belle  vision  d'une  antique  Eglise  de 
Belgique  planant  sur  la  Belgique  nouvelle,  et  d'une  pourpre 
cardinalice  essayant,  mais  en  vain,  de  s'efîacer  derrière  ces 
gloires  dont  elle  avait  concerté  la  résurrection. 

Le  cardinal  trouvait  des  mots,  des  gestes,  auxquels  tout 
Belge  était  sensible,  à  quelque  parti  qu'il  appartînt.  La  Bel- 
gique, lorsqu'il  parlait  d'elle,  cessait  d'apparaître  comme  la 
création    la   plus  récente   de    la   politique  européenne  :   dans 


LE    CARDINAL    MEUCIER.  789 

l'histoire  belge,  il  savait  mettre  du  recul,  et,  dans  la  conscience 
belge,  mettre  de  la  fierté.  On  l'entendait  proclamer,  à  Malines, 
dans  le  banquet  de  sa  conse'cration  épiscopale  : 

La  petite  Belgique  a  de  grandes  ambitions  :  si  petite  soit-elle, 
elle  a  marché  à  pas  de  géant.  Je  me  rappelle  un  souvenir  de  jeunesse 
universitaire.  Il  y  a  trente  ans,  nos  camarades  anglais  et  américains 
s"amusaient  à  nous  suivre  à  la  gare  quand  nous  repartions  pour  chez 
nous,  et,  d'un  petit  air  malicieux,  se  plaisaient  à  nous  faire  cette 
recommandation  qu'ils  prêtaient  à  nos  mères  inquiètes  :  «  Surtout, 
cher  enfant,  tenez  les  portières  bien  fermées.  »  Mais  aujourd'hui, 
les  portières  sont  larges  ouvertes  :  après  l'expansion  coloniale,  c'est 
l'expansion  mondiale  ;  nos  forces  sont  décuplées,  notre  activité 
déborde,  notre  fierté  nationale  grandit  et  s'affirme  (t^.  » 

Un  autre  jour,  sa  joie  de  patriote  s'exaltait,  en  observant 
que,  «  relativement  à  sa  population,  la  Belgique  tenait  la  tête 
des  nations  des  deux  mondes  dans  la  concurrence  écono- 
mique. »  Dans  une  lettre  que  signaient  avec  lui  ses  collè- 
gues de  l'épiscopat,  il  parlait  de  h  la  fierté  d'être  Belge  (2).  » 
D'épineux  débats  entre  Wallons  et  Flamingans  semblaient  faire 
brèche  dans  l'unité  morale  du  jeune  peuple  :  la  personnalité 
du  cardinal  visait  à  maintenir  l'unité.  II  avait,  jeune  homme, 
appris  le  flamand,  en  un  temps  où  peu  de  Wallons  l'appre- 
naient; il  considérait  comme  «  antichréliens,  antisociaux,  anti- 
nationaux, »  les  préjugés  qui  voulaient  évincer  la  culture 
flamande  (3);  il  ouvrait  à  cette  culture  ses  établissemens  d'ins- 
truction, avec  un  esprit  de  mesure  qui  garantissait  la  durée  de 
l'innovation.  Mais  tandis  que,  d'une  Belgique,  les  malentendus 
de  races  risquaient  d'en  faire  deux,  Léopold  II,  par  l'annexion  du 
Congo,  créait,  lui,  une  «  plus  grande  Belgique  ;  »  et  la  voix  de 
Mgr  Mercier,  s'élevant  avec  opportunité  pour  demander  que  la 
colonisation  fût  un  acte  collectif  de  charité  fraternelle,  rendait 
hommage  au  souverain  qui  venait  d'ouvrir  un  vaste  continent 
à  la  civilisation  (4).  «  Ses  initiatives  civilisatrices,  insistait 
le  cardinal,  ont  élevé  la  puissance  et  le  renom  de  la  patrie 
belge  à  des  hauteurs  que  seul  le  recul  de  l'histoire  permettra 

(1)  Mercier,  Œuvres  pastorales,  I,  p.  42-13. 

(2)  Ibid.,  II,  p.  272  et  II,  p.  118. 
(3  Ibid.,  I,  p.  156. 

(4)  Ibid.,  II,  p.  119,  434-433  et  290, 


790  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aux  générations  futures  de  mesurer  (I).  »  Ainsi  notait-il,  au 
jour  le  jour,  les  prestiges  de  la  patrie  belge.  Sa  lettre  pasto- 
rale de  1910  avait  pour  objet  la  piété  patriotique;  et  la  parole 
de  ce  prélat  devenait  l'une  des  forces  directrices  de  son  peuple. 
Ni  ce  prélat  ni  ce  peuple  ne  pressentaient  pourtant  la  gloire 
douloureuse  qui  les  attendait  l'un  et  l'autre,  et  qui  devait  les 
unir,  inséparablement,  dans  l'admiration  du  monde. 

VIII 

Le  cardinal  était  à  Rome  pour  le  conclave,  lorsqu'à  la  fin 
d'août  1914  il  apprit  coup  sur  coup  les  dévastations  incendiaires 
de  Louvain,  les  bombardemens  destructeurs  de  Matines.  Son 
premier  regard  fut  pour  son  crucifix,  pour  <(  Jésus  meurtri, 
enveloppé  de  son  sang  comme  d'une  tunique.  ««Il  ne  faut  pas 
que  le  serviteur  soit  mieux  traité  que  son  maître,  »  lisait-il  dans 
saint  Mathieu.  La  Belgique,  servante  du  Christ,  devait  donc 
accepter  «  une  place  de  choix  sur  la  montagne  du  Calvaire.  » 
A  chaque  coup  nouveau  que  l'Allemagne  frappera  sur  la  Belgique, 
le  cardinal,  interpellant  ses  ouailles,  leur  redira  que  le  Christ 
aussi  fut  frappé.  «  N'est-ce  pas,  leur  demandera-t-il,  que  vos 
cœurs  généreux  eussent  mal  supporté  que  notre  divin  Jésus  fùl 
seul  à  la  peine?  »  La  vie  même  du  Christ,  —  la  Passion  avant  la 
Résurrection,  la  mort  pour  arriver  à  la  vie,  la  croix  pour  entrer 
dans  la  gloire,  —  lui  apparaît  comme  offrant  en  un  raccourci  la 
solution  fondamentale  des  problèmes  essentiels  de  la  vie  des 
individus  et  des  nations  (2). 

Il  fallait  bien  expier,  d'ailleurs.  Sous  la  plume  du  cardinal, 
l'idée  d'expiation,  loin  de  s'acharner  sur  les  péchés  des  autres, 
devient  humblement  et  profondément  persuasive,  en  affectant 
l'émouvante  allure  d'un  mouvement  de  contrition. 

Et  nous,  religieux,  prêtres,  évêque,  nous  surtout,  dont  la  sublime 
mission  est  de  traduire  dans  notre  vie,  plus  encore  que  dans  nos  dis- 
cours, l'Évangile  du  Christ,  nous  donnions-nous  assez  le  droit  de 
redire  à  noire  peuple  la  parole  de  l'apôtre  des  nations  :  «  Copiez  votre 
vie  sur  la  mienne,  comme  la  mienne  est  copiée  sur  celle  du  Christ?  » 
Nous  travaillions,  oui;  nous  priions,  oui  encore,  mais  c'est  trop  peu. 
Nous  sommes,  par  devoir  d'état,  les  expiateurs  publics  des  péchés  du 

(1)  Mercier,  Œuvres  pastorales,  II,  p.  421. 

(2)  Mercier,  Per  crucein  ad  lucem,  p.  26-27,  15u,  157,  237. 


LE    CARDINAL    MERCIER.  791 

monde.  Or,  qu'est-ce  qui  dominait,  dans  notre  vie  :  le  bien-être  bour- 
geois, ou  l'expiation  (1)? 

Ainsi  le  primai  de  Belgique,  pre'parant  son  retour  parmi  ses 
ouailles  opprimées,  se  disposait-il  à  leur  demander  que  le  prêtre 
expiât  pour  le  fidèle,  et  le  fidèle  pour  le  prêtre,  et  k  revendiquer 
sa  part  du  fardeau,  dans  le  commun  portement  de  croix. 

Peu  après  la  mi-septembre  1914,  il  rentrait  dans  son  diocèse, 
voyait  Anvers  résister  puis  succomber;  et  parcourant  les  routes 
mêmes  où  s'était  engouffrée  l'invasion,  il  s'en  allait,  de  village 
en  village,  visiter  son  peuple.  Des  paroisses  entières  avaient 
disparu;  ailleurs,  les  deux  tiers,  les  neuf  dixièmes  des  maisons 
étaient  rasées.  Et  ses  ouailles,  s'empressant,  lui  racontaient  les 
fusillades,  les  déportations,  les  incendies,  les  massacres  des 
prêtres,  tout  ce  martyre  belge  dont  Pierre  Nothomb  allait  se 
faire  l'historien  tragique.  Le  cardinal  sentait,  au  fond  des  âmes 
déchirées,  certaines  révoltes  contre  Dieu,  qui  permettait  tout 
cela  :  il  voulait  les  apaiser,  devenir,  pour  elles,  un  maître  de 
souffrance,  un  maître  de  pénitence.  Il  publia  sa  lettre  :  Patrio- 
tisme et  endurance,  à  la  Noël  de  1914. 

Mais  soXitïrir,  était-ce  se  taire?  était-ce  abdiquer  l'idée  de 
lutte?  La  lettre  cardinalice  prouvait  le  contraire;  elle  était  un 
acte  de  lutte,  au  nom  du  droit.  Le  gouvernement  belge  était  au 
Havre;  l©  Roi,  près  des  armées.  A  Bruxelles,  l'Allemagne 
régnait;  mais  le  cardinal  était  là,  juge  de  l'Allemagne.  Il  redi- 
sait en  face  d'elle  l'absolutisme  du  droit;  il  déclarait  qu'affir- 
mer la  nécessité  de  tout  subordonner  à  la  justice,  à  l'ordre, 
à  la  vérité,  c'était  implicitement  affirmer  Dieu;  et  c'est  au  nom 
de  la  religion  même  qu'il  célébrait  l'héroïsme  des  soldats 
belges,  vengeurs  de  l'Absolu.  En  Italie,  en  Hollande,  certains 
u  habiles  »  avaient  dit  :  ((  Pourquoi  la  Belgique  n'a-t-elle  pas 
fait  un  simulacre  de  résistance? —  Gela  eût  été  indigne,  répli- 
quait-il; les  droits  de  la  conscience  sont  souverains.   » 

Il  précisait  l'attitude  séante  à  l'égard  desu  personnes  qui  par 
la  force  militaire  dominaient  la  Belgique  »  :  respect  pour  leurs 
règlemens,  «  aussi  longtemps  qu'ils  ne  lésaient  ni  la  liberté  de 
conscience  chrétienne  ni  la  dignité  patriotique.  »  Mais  ce  pou- 
voir, insistait-il,  «  n'est  pas  une  autorité  légitime  :  dans  l'intime 
de  votre  âme,  vous  ne  lui  devez  ni  estime,  ni  attachement,  ni 

(Ij  Mercier,  Per  ci^ucem  ad  lucem,  p.  40. 


792  REVUE    DES    DEUX   MONDES., 

obéissance  (1).  »  Le  cardinal  possédait  cette  force,  d'êlre 
à  la  fois  l'écho  et  le  guide  des  consciences  :  il  parlait  à  l'Alle- 
magne au  nom  de  la  Belgique,  à  toutes  deux  au  nom  de 
Dieu. 

Sa  lettre  fut  saisie  ;  il  y  eut  un  cachot  pour  l'imprimeur,  et 
des  cachots  pour  les  curés  qui  persistèrent  à  la  lire  en  chaire  ; 
et  le  gouverneur  von  Bissing  convoqua  le  cardinal,  pour 
qu'il  s'expliquât.  Le  cardinal  resta  chez  lui,  constata  que 
trois  jours  durant  on  le  mettait  aux  arrêts  ;  il  protesta  publi- 
quement au  nom  de  ses  droits  de  citoyen,  au  nom  de  ses  préro- 
gatives d'évêque,  au  nom  de  l'honneur  dû  à  sa  pourpre.  L'Alle- 
magne voulait  qu'il  se  défendit,  qu'il  s'excusât  :  c'était  lui  qui 
demandait  des  explications  à  l'Allemagne.  Etonnée,  l'Alle- 
magne recula  :  elle  rendit  à  ce  vieillard  sacré  le  droit  de  cir- 
culer de  nouveau  parmi  les  ruines  qui  gisaient  à  terre,  parmi 
les  âmes  qui  demeuraient  debout.  Quant  à  sa  lettre  —  la  lettre 
délinquante,  —  elle  circulait  au  delà  des  frontières.  En  vain 
les  policiers  de  Bissing  avaient  tenté  de  mettre  sous  le  boisseau 
l'angoissante  lumière  qu'elle  projetait  sur  les  horreurs  alle- 
mandes; en  France,  en  Angleterre,  en  Italie,  des  réimpres- 
sions de  cette  lettre  mettaient  la  lumière  sur  le  chandelier; 
on  les  introduisait  dans  nos  écoles  de  France,  pour  appren- 
dre à  lire  aux  petits  Belges  réfugiés  (2);  et  le  roi  Albert, 
digne  souverain  d'un  tel  citoyen,  digne  diocésain  d'un  tel 
pasteur,  écrivait  au  Pape  Benoit  XV  que,  «  comparable  aux 
plus  grands  évèques  du  passé,  l'archevêque  de  Malines  n'avait 
pas  craint  de  proclamer  le  droit  imprescriptible  d'une  juste 
cause  en  face  de  la  conscience  universelle.  » 

Laissant  les  ennemis  s'empêtrer  dans  leurs  projets  de  pour- 
suites, le  cardinal  reprit  solennellement  sa  besogne  de  pasteur, 
partageant  son  temps  entre  son  oratoire,  la  préparation  de  ses 
écrits  épiscopaux,  la  visite  à  ses  diocésains  ruinés,  et  l'organi- 
sation de  comités  de  secours.  Dans  chacun  de  ses  mandemens, 
quelques  lignes  resplendissaient,  pour  maintenir  à  l'encontre 
du  joug  prussien  l'élan  de  l'énergie  belge  :  c'étaient  tantôt  un 
vœu  pour  la  u  répression  des  violences  qui  avaient  troublé 
l'ordre  européen,  »  tantôt  une  évocation  de  la  victoire  de  la 
Marne,  tantôt  une  invite  à  prier  avec  une  prédilection  spéciale 

(1)  Mercier,  Per  crucem  ad  lucem,  p.  44-32. 

(2)  RocquaiQ,  Bievue  hebdomadaire,  21  avril  1917,  p.  333. 


LE    CARDINAL    MERCIER.  793 

pour  les  âmes  des  soldats  belges  et  allie's  (1).  Il  était  le  seul 
homme  qui,  dans  la  Belgique  obligatoirement  silencieuse,  pût 
libe'rer  les  âmes  en  libérant  la  sienne.  Il  en  appelait  à  Dieu 
des  crimes  allemands;  il  en  appelait  à  l'épiscopat  allemand  des 
«  accusations  impudentes  du  gouvernement  impérial  allemand  >* 
contre  les  prétendues  cruautés  belges;  il  les  stigmatisait  comme 
des  calomnies  (2). 

Conviés  à  une  enquête  qui  vengerait  l'honneur  belge,  les 
évèques  d'outre-Rhin  se  récusaient;  mais,  au  début  de  1916, 
Mgr  Mercier  partait  pour  Rome.  Le  cardinal  Hartmann,  do 
Cologne,  jaloux  de  l'y  devancer,  avait,  quelques  semaines  plus 
tôt,  fait  là-bas  un  rapide  voyage,  que  les  circonstances  avaient 
contraint  d'être  furtif  ;  il  n'en  avait  rien  rapporté  qui  lui  parût 
digne  d'être  publié  pour  l'avantage  de  la  cause  allemande. 
Mgr  Mercier  succéda'  :  de  gare  en  gare  l'Italie,  patrie  du  droit 
romain,  patrie  du  droit  canon,  l'acclamait  au  nom  du  droit;  il 
recevait  les  hommages  du  Capitole,  et  publiquement  les  agréait, 
comme  «  le  salut  adressé  par  la  municipalité  romaine  à  un 
peuple  martyr,  à  un  roi  d'un  héroïsme  indéfectible.  »  Il  voyait 
le  Pape,  les  cardinaux,  leur  montrait  ces  documens  dont  les 
évèques  allemands  —  et  pour  cause  —  avaient  évité  de  prendre 
connaissance;  et  le  cardinal,  quittant  Rome,  rapportait,  au  bas 
de  son  portrait,  ces  lignes  du  Pape  :  «  Nous  assurons  notre 
vénéré  Frère  que  nous  sommes  toujours  avec  lui  et  que  nous 
prenons  part  à  ses  douleurs  et  à  ses  angoisses,  puisque  sa  cause 
est  aussi  notre  cause.  >>  Une  lettre  pastorale  parlait  de  son 
voyage  ;  il  commentait  ces  lignes  pontificales,  déclarait  ancrée 
dans  son  âme,  plus  profondément  que  jamais,  la  conviction 
naturelle  et  surnaturelle  de  la  victoire  finale,  et  mettait  en 
lumière  «  un  fait  désormais  acquis  à  la  civilisation  et  à  l'histoire, 
le  triomphe  moral  de  la  Belgique  (3).  » 

Ce  ne  fut  plus  seulement  l'imprimeur,  mais  le  secrétaire 
archiépiscopal,  qui  fut  mis  en  prison;  et  von  Bissing, écrivant  t 
Mgr  Mercier,  lui  demanda  des  comptes,  sur  un  ton  de  menace. 
—  Pourquoi  mon  secrétaire  est-il  arrêté?  Pourquoi  ma  cor- 
respondance violée?  riposta  hautement  le  cardinal.  Et  de  nou- 
veau   l'arrogance    allemande   grinça,    mais    s'intimida,    et    le 

(1)  Mercier,  Fer  crucem  ad  luceni,  p.  124,142,173, 

(2)  Ibid.,ç.  177-201. 

(3)  Ibid.,  p.  206  et  210. 


794  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

<t  triomphe  moral  de  la  Belgique  »  connut  ainsi,  grâce  aux 
lourdes  maladresses  de  von  Bissing,  une  glorieuse  page  de 
plus. 

La  Belgique,  elle  n'est  plus,  ricanait  la  presse  allemande. 
—  Elle  est  plus  grande  que  jamais,  insistait  le  cardinal  du 
haut  de  la  chaire  de  Sainte-Gudule  ;  et  lorsque,  en  1930,  elle 
fêtera  son  centenaire,  les  années  qu'à  présent  elle  traverse 
apparaîtront  comme  «  les  plus  lumineuses  et  les  plus  majes- 
tueuses de  l'histoire  nationale  (1).  »  Mais  elles  n'étaient  lumi- 
neuses et  majestueuses  que  parce  que  les  martyres  endurés 
s'accompagnaient  de  toutes  les  protestations  que  la  justice 
requérait;  et  Mgr  Mercier,  témoin  des  mesures  de  déportation 
prises,  d'octobre  à  décembre  1916,  contre  90000  civils  belges, 
traquait  de  ses  réclamations  les  autorités  allemandes,  provo- 
quait une  démarche  du  Pape  auprès  de  l'Empereur.  Son  esprit 
de  fraternité  s'insurgeait,  non  seulement  contre  ces  mesures, 
mais  contre  l'arbitraire  qui  ne  les  faisait  peser  que  sur  la 
classe  ouvrière.  Il  demandait  pour  la  bourgeoisie,  pour  son 
clergé,  «  une  part  dans  le  sacrifice  que  l'occupant  imposait  à 
la  nation  ;  »  toujours  accueillant  pour  la  souffrancs,  mais  tou- 
jours insurgé  contre  l'injustice,  ce  n'était  pas  la  cruauté  du 
sacrifice,  mais  c'était  son  illégalité,  qui  soulevait  ses  protesta- 
tions ;  il  en  appelait  «  à  la  réprobation  du  monde  civilisé,  au 
jugement  de  l'histoire,  au  châtiment  de  Dieu  (2).  » 

On  saura  plus  tard,  par  le  menu,  comment  ses  rapports 
personnels  avec  les  autorités  allemandes  sanctionnaient  ces 
actes  de  sa  plume;  le  livre  :  Per  crucem  ad  lucem,  où 
Mgr  Baudrillart  a  groupé  ces  lettres  altières,  donne  un  avant- 
goùt  de  ce  que  nous  révélera  l'histoire.  Chacun  des  attentats 
de  l'Allemagne,  commenté  par  le  cardinal,  apparaissait  à  la 
nation  belge  comme  une  raison  nouvelle  pour  qu'à  l'encontre 
de  l'Allemagne  s'exerçât  la  vindicte  publique,  celte  vindicte 
dont  le  cardinal  osait  rappeler  que  «  d'après  saint  Thomas  elle 
était  une  vertu,  et  qu'elle  visait  à  sauver  quelque  chose  qui  ne 
se  pèse  pas,  ne  se  chiffre  pas,  ne  s'accapare  pas,  le  droit,  l'hon- 
neur, la  paix,  la  liberté.  » 

Les  catholiques  d'Allemagne  apprenaient  avec  stupeur,  à  la 
fin  de  janvier  1917,  que  le  cardinal  adressait  à  ses  doyens  une 

(1)  Per  crucem  ad  Lucem,  p.  225. 

(2)  Ibid.,  p.  275. 


LE  CARDINAL  MERCIER.  795 

allocution  solennelle  sur  la  justice  vindicative  (1).  On  les  vit 
alors,  d'un  geste  assez  gauche,  s'essayer  à  fonder  une  ligue 
pour  désarmer  cette  justice  qu'ils  commençaient  de  redouter,  et 
pour  renouer  avec  leurs  coreligionnaires  belges  les  liens  de  la 
«  fraternité  chrétienne.  »  Il  y  a  des  circonstances  où  l'usage  de 
certains  mots  est  sacrilège...  «  Les  Allemands,  reprit  le  cardinal, 
veulent  nous  faire  oublier  le  passé  abominable  que  nous  leur 
devons!  Non,  noire  devoir  est  simplement  d'insister  pour  le 
rétablissement  du  droit  violé,  le  châtiment  du  coupable  et  l'ac- 
quisition de  garanties  pour  l'avenir  :  une  autre  attitude  ferait 
de  nous  les  complices  de  nos  bourreaux  Un  crime  commis 
ouvertement  contre  notre  nation  ne  peut  pas  être  pardonné 
simplement!  »  L'idée  de  droit,  — d'un  droit  auquel  des  répa- 
rations sont  dues,  —  éclairait  ainsi  d'une  franche  et  claire 
lumière  toutes  les  démarches  du  cardinal,  et  prévalait  avec  la 
même  sérénité  sur  les  brutales  menaces  et  sur  les  tentatives  de 
paix  plâtrée. 

Il  avait  suffi  de  quelques  semaines,  en  août  1914,  pour  décon- 
certer à  jamais  les  illusions  do  la  «  conscience  moderne.  »  On 
avait  cru  à  l'efficacité  morale  de  la  Science,  et  la  Science,  maniée 
par  l'astuce  d'outre-Rhin,  apparaissait  comme  un  instrument 
de  crime.  On  s'était  fiatlé  de  faire  éclore,  aux  conférences  de 
La  Haye,  —  à  ces  conférences  d'où  le  Pape  était  absent,  —  une 
morale  intei^nationale;  et  ce  droit  des  gens  laïque,  précaire 
comme  toutes  les  élaborations  purement  humaines,  était  sauva- 
gement lésé  par  l'un  des  contractans,  par  celui  qui  momenta- 
nément était  le  plus  fort.  On  avait  acclamé  les  audaces  spécula- 
tives de  l'Allemagne  intellectuelle,  et  l'Allemagne  belligérante, 
messagère  du  droit  de  la  force,  cherchait  dans  ses  penseurs  sa 
propre  apologie,  et  l'y  trouvait.  Mais  la  conscience  moderne, 
après  tant  de  déboires,  se  sentit  un  instant  soulagée,  lorsqu'elle 
vit  ce  cardinal  se  dresser  devant  le  militarisme  germanique  au 
nom  de  la  transcendance  de  la  morale  et  de  son  inviolable  pré- 
{)ondérance  sur  un  droit  issu  de  la  force.  L'arrogant  hégélia- 
nisme,  représenté  jusqu'au  delà  des  Alpes  par  le  philosophe 
italien  Benedetto  Groce,  accusait  formellement  Mgr  Mercier  de 
((    sénilité   mentale  »   (2),  pour  oser  refaire   un   sort  à  d'aussi 

(1)  M.  Julien  de  Narfon,  dans  le  Figaro  du  2  juillet  1917,  a  donné  de  celte  allo- 
cution de  magniûques  extraits. 

(2)  La   Crilica,  1916,    XIV,   p.    81.   Dans  cet  étrange    article   intitulé  :  L'État 


796  REVUE    DÈS    t)ÉUX    MONDES. 

vieilles  idées,  gênantes  d'ailleurs  pour  l'Allemagne.  Mais  ces 
ve'rités  séculaires,  authentiquement  traditionnelles,  recommen- 
çaient de  se  révéler  comme  le  salut  de  l'humanité  ;  les  prin- 
cipes que  naguère  on  avait  crus  caducs  rendaient  soudainement 
aux  protestations  des  âmes  une  invincible  portée. 

La  conscience  moderne  —  affaire  d'habitude  —  regardait 
encore,  de  temps  à  autre,  vers  son  vieux  maître  Kant,  vers  ce 
maitre  dont  elle  avait  cru  pouvoir  proposer  la  morale  à  la  foule 
des  âmee  :  et  soudainement  il  lui  semblait  que  ce  maître 
s'effaçait,  se  dérobait,  qu'il  biaisait.  Certes  oui,  il  avait  voulu 
la  paix  éternelle,  mais  c'était  «  au  point  de  vue  du  noimiène  ;  » 
quant  au  monde  des  phénomènes,  —  et  c'est  dans  ce  monde-là 
que  travaille  l'Allemagne  de  Guillaume  II,  —  il  estimait,  ce 
doux  philosophe,  que  la  guerre  était  le  moyen  à  jamais  indis- 
pensable pour  tendre  vers  cette  fin  transcendante  :  la  paix.  Il 
parlait  de  la  vie  morale  en  un  langage  superbe  ;  mais  il  disait 
aussi  que  «  l'esprit  ne  peut  rien  pour  modifier  la  matière,  et  que 
cette  matière,  donc,  était  à  jamais  condamnée  à  demeurer  pure- 
ment matérielle,  c'est-à-dire  opposée  à  l'esprit  :  machine, 
inertie,  violence,  source  d'égoïsme  et  de  méchanceté.  »  Ainsi 
faisait-il  «  cheminer  éternellement  en  dehors  l'une  de  l'autre 
la  vie  naturelle  et  l-a  vie  morale,  »  à  la  faveur  d'un  «  dualisme 
radical  et  absolu  (1)  ;  »  et  sans  le  vouloir,  ce  maître  altier  d'une 
morale  pure  —  trop  pure  —  donnait  ainsi  quittance  à  la  vie 
matérielle,  à  la  matière,  tout  comme  Luther,  jadis,  au  terme 
de  sa  doctrine  sur  la  nature  et  la  grâce,  se  trouvait  avoir  donné 
quittance  au  péché.  De  ces  deux  grands  éducateurs  de  la 
conscience  moderne,  les  bourreaux  de  la  Belgique  retenaient 
surtout  ces  deux  quittances-là. 

Mais  le  cardinal  Mercier,  entretenant  précisément  de  la 
conscience  moderne,  en  1908,  les  membres  du  jeune  barreau 
d'Anvers,  avait  déjà  montré  comment  le  kantisme,  avec  ses 
bifurcations  factices  et  ses  cloisons  étanches,  «  menait  l'huma- 
nité dans  une  impasse  ;  »  et  comment  on  ne  pouvait  «  protéger 
le  contenu  intégral  de  la  conscience  morale  qu'en  renonçant  à 


comme  puissance,  M.  Benedetto  Croce  partage  ce  reproche  de  sénilité  mentale 
erttre  les  «  démocrates  maçons  »  qui  ont  le  culte  de  «  la  déesse  Justice  »  et  «  les 
scolastiques  type  cardinal  Mercier.  » 

(1)  Emile   Boutroux,  Morale    kantienne   et    morale    humaine.   [Revue  Bleue, 
lû-n  mars  1917,  p.  165), 


LE    CARDINAL   MERCIER.  797 

l'interprétation  kantienne  du  sentiment  du  devoir.  »  Ainsi 
constatait-il  les  embarras  du  kantisme,  pour  lui  opposer  la 
synthèse  de  la  philosophie  catholique  (1)...  Quelques  années 
passaient,  et  la  morale  kantienne  apparaissait  comme  une 
vaincue  de  la  guerre  :  on  sentait  que  l'Allemagne  ouvrière  de 
violence,  que  l'Allemagne  puissance  de  mal,  pouvait,  en  épilo- 
guant  un  peu,  trouver  en  certains  recoins  de  cette  morale  une 
oblique  absolution.  Et  la  conscience  moderne,  s'avouant  main- 
tenant un  peu  déçue  par  cette  morale  qu'elle  avait  tant  aimée, 
voyait  le  cardinal  en  arborer  une  autre,  plus  impérieusement 
exigeante  pour  l'ensemble  des  actes  humains.  Il  en  avait 
naguère,  comme  professeur,  posé  les  assises  et  défini  les  bien- 
faits :  aujourd'hui,  pasteur  et  défenseur  d'un  peuple,  il  avait 
l'àpre  et  douloureuse  occasion  de  la  mettre  à  l'épreuve,  et  d'éta- 
ler tout  ce  qu'elle  recelait  de  ressources  pour  le  redressement 
du  faible  et  l'humiliation  du  violent.  Ainsi  semblait-il  que  ces 
terribles  heures  eussent  la  vertu  d'unifier  les  deux  périodes 
de  sa  vie.  Dans  son  cher  Louvain,  il  n'y  avait  plus  que  des 
décombres  ;  mais  dans  les  accens  par  lesquels  ce  philosophe 
devenu  chef  d'Eglise  savait  venger  la  Belgique  et  l'honneur 
humain,  c'était  encore  un  souffle  de  Louvain  qui  passait. 

I  VIII 

En  acceptant  la  primatie  belge,  Mgr  Mercier  avait  dit  : 

Je  ne  veux  ni  gémir  sur  le  passé  qui  n'est  plus,  ni  rêver  follement 
de  l'avenir  qui  n'est  pas.  Le  devoir  de  l'homme  se  concentre  sur  un 
point,  l'action  du  moment  présent.  A  quoi  donc  se  réduit,  pour  cha- 
cun de  nous,  le  jeu  des  causes  secondes  dont  la  Providence  tenait, 
dans  notre  passé,  les  fils  ?  A  une  chose  unique,  à  préparer  le  moment 
présent.  C'est  ce  moment,  donc,  c'est  la  disposition  providentiellft 
d'aujourd'hui,  que  nous  voulons  adorer,  bénir,  et,  fût-ce  avec  des 
serremens  de  cœur  ou  môme  des  frissons,  intrépidement  réaliser  (j>). 

Ces  paroles,  qui  soulignaient  un  tournant  décisif  de  sa  car- 
rière, résument  la  philosophie  de  son  existence. 

Il  y  a  des  grands  hommes  qui  visent  à  gouverner  les 
circonstances  ou  même  à  les  créer,  et  qui  mettent  tout  leur  art 
et  tout  leur  orgueil  à  fléchir,  orienter,  assujettir  à  leur  volonté 

(1)  Mercier,  Œuvres  pastorales,  II,  p.  44  et  53. 

(2)  lbid.,'l,  p.  23. 


798  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  faits  dans  la  trame  desquels  s'encadre  leur  vie;  ils  aiment  à 
faire  régner  sur  leur  temps  les  improvisations  de  leur  vouloir; 
ils  se  flattent,  par  un  geste  d'arbitraire  souverain,  d'insérer 
eux-mêmes  dans  l'histoire,  qui  sous  leurs  yeux  se  déroule, 
un  certain  nombre  de  feuilles  blanches,  et  de  les  remplir  de 
leur  personnalité,  et  d'apporter  à  la  suite  de  l'histoire  des 
dérangemens  imprévus;  leur  caprice,  qui  pour  un  Bossuet  n'est 
rien  de  plus  qu'un  esclave  involontaire  des  conseils  divins,  se 
fait  l'efl'et  à  lui-même,  d'être  le  dictateur  superbe  des  évolu- 
tions humaines;  on  dirait  qu'ils  s'érigent  en  concurrens  de 
Dieu,  dont  ils  ne  sont  que  les  agens  inconsciens. 

Mais  loin  d'eux,  très  loin  d'eux,  dans  une  ombre  que  brus- 
quement certaines  heures  d'histoire  illuminent,  voici  surgir 
d'autres  grands  hommes  :  ils  ne  sont  point,  ceux-ci,  des  orgueils 
qui  sans  le  vouloir  se  livi'ent  à  Dieu  comme  des  jouets;  ils  sont 
des  dévouemens  qui,  de  propos  délibéré,  se  donnent  à  Dieu 
comme  des  auxiliaires;  ils  aspirent  à  servir  plutôt  qu'à  dominer; 
ils  font  au  jour  le  jour  ce  qui  doit  être  fait,  et  leur  devoir  «  se 
concentre  sur  un  point,  l'action  du  moment  présent.  »  Le 
cardinal  Mercier  se  dresse  devant  nous  comme  un  exemplaire 
magnifique  de  cette  façon  de  grandeur.  Se  mettre  à  la  hauteur 
des  circonstances  est  plus  malaisé,  parfois,  que  de  les  concerter. 
Il  y  a  une  façon  de  leur  obéir,  qui  est  tout  le  contraire  d'un 
esclavage;  il  y  a  une  façon  de  s'y  prêter,  et  de  s'y  adapter,  qui 
implique  à  leur  endroit  je  ne  sais  quelle  gérance  souveraine. 
Et  c'est  là  la  façon  du  cardinal  Mercier. 

L'humanité  se  flatte,  au  jour  le  jour,  de  faire  émerger  cer- 
tains hommes  et  de  prendre  leur  mesure;  mais  la  taille  qu'elle 
leur  attribue  n'est  qu'une  invention  de  son  propre  suffrage,  et 
des  hommes  sont  réputés  grands,  que  de  grands  événemens 
eussent  peut-être  montrés  fort  petits.  Mais  ces  événemens,  lors- 
qu'ils surviennent,  se  chargent  eux-mêmes  de  reviser  la  mesure 
des  hommes,  telle  que  croyaient  l'avoir  toisée  les  jugemens 
humains  ;  et  beaucoup  se  rapetissent,  et  quelques-uns  gran- 
dissent. Ceux  qui  se  rapetissent  n'avaient  auparavant  que  des 
façades  de  grandeur  ;  mais  ceux  qui  grandissent  n'avaient  pas 
attendu,  pour  être  vraiment  grands,  l'instant  d'histoire  qui  les 
montre  tels.  Ils  sont  grands  parce  qu'ils  l'étaient;  ils  paraissent 
plus  grands  parce  que  le  devoir  est  plus  haut,  d'une  altitude  à 
laquelle  sans  effort  leur  grandeur  s'élève; 


LE  CARDINAL  MERCIER.  799 

Supprimez  un  instant  la  personnalité  bienfaisante  de 
Léon  XIII  et  la  personnalité  malfaisante  de  Guillaume  II;  sup- 
primez ce  Pape  qui  sut  donner  au  crépuscule  du  dix-neuvième 
siècle  de  splendides  lueurs  d'aurore;  supprimez  cet  Empereur 
qui  soudainement  a  fait  trébucher  notre  vingtième  siècle  en 
d'inexpiables  mares  de  sang.  Tous  deux  disparus,  la  carrière 
de  Mgr  Mercier  aurait  eu  le  même  point  de  départ  :  une  chaire 
de  philosophie  au  séminaire  de  Malines.  Et  grâce  à  la  noblesse 
de  sa  physionomie  sacerdotale,  grâce  à  des  qualités  intellec- 
tuelles qu'un  petit  cercle  eût  connues,  elle  aurait  eu,  vraisem- 
blablement, le  même  couronnement  :  un  siège  épiscopal,  qui 
aurait  bien  pu  être  celui  même  de  Malines.  Et  dans  ce  même 
cadre  où  elle  l'admire,  l'humanité  l'eût  laissé  vivre  et  mourir 
sans  se  douter  que  cet  homme  était  grand. 

Mais  parce  qu'il  y  eut  un  Léon  XIII  et  parce  qu'il  y  eut, 
hélas!  un  Guillaume  de  Hohenzollern,  deux  momens  surgirent, 
dans  lesquels  la  simple  impulsion  du  devoir  présent,  mobile 
unique  de  ses  actes,  fît  de  ce  jeune  prêtre  un  initiateur  scienti- 
fique, et  de  ce  vieillard  opprimé  un  prophète  de  libération, 
entendu  d'un  bout  du  monde  à  l'autre.  L'Allemagne  se  trouble 
de  se  sentir  débile,  en  face  de  cette  voix  désarmée  ;  l'Allemagne 
s'étonne,  comme  d'un  paradoxe,  de  voir  ce  membre  d'un  peuple 
subjugué  parler  et  agir,  devant  l'univers  attentif,  comme  le 
véritable  maître  de  l'heure.  Cette  maîtrise  qu'il  exerce  sur  la 
vie  morale  de  l'humanité  civilisée  n'est  que  l'épanouissement 
d'une  humble  docilité  :  elle  consacre  son  ponctuel  souci  de  faire 
à  chaque  moment  ce  qui  doit  être  fait,  et  son  acceptation  fidèle 
de  la  peine  qui  suffit  à  chaque  jour;  elle  récompense  d'une  divine 
allégresse  sa  sujétion  constante  au  devoir  quotidien,  à  ce  devoir 
qui  depuis  bientôt  trois  ans  l'invite  à  faire  courber  le  front  des 
vainqueurs  —  des  vainqueurs  qui  passent  —  sous  le  souffle 
incoercible  d'un  langage  d'éternité. 

Georges  Goyau. 


RÉCITS  DE  L'INVASION 


m 


m" 

HISTOIRE 

DE  GOTTON  CONNIXLOO 


DEUXIEME    PARTIE 


Plusieurs  mois  s'étaient  écoulés  depuis  que  Gotton  avait 
avoué  au  forgeron  le  chagrin  dont  elle  avait  le  cœur  lourd.  Ils 
n'en  parlaient  pas  entre  eux;  mais  Luc  voyait  que  Gotton  était 
souvent  absorbée,  sa  bouche  avait  pris  un  pli  morne  et  le 
rayonnement  de  la  jeunesse  commençait  à  se  ternir  sur  son 
visage.  11  ne  l'aimait  pas  moins  ardemment,  mais  de  la  sentir 
insatisfaite  le  plongeait  dans  de  sombres  tristesses  qu'elle  per- 
cevait à  son  tour  et  attribuait  à  un  regret  semblable  au  sien.  Sa 
peine  et  son   inquiétude  s'augmentaient  d'autant. 

L'hiver  était  venu  et  l'on  approchait  de  la  fête  de  Noël.  Un 
soir,  Luc,  en  s'asseyant  à  table  pour  dîner,  dit  à  Gotton  : 
<(  Veux-tu  que  nous  allions  ensemble  à  Matines  pour  la  nuit  de 
Noël?  J'entends  dire  que  ce  sera  une  grande  fête  de  carillons 
et  que  toutes  les  cloches  de  la  ville  sonneront  à  la  fois.  >; 
Gotton  réfléchit  un  instant  avant  de  répondre.  Malines?  Elle 
n'y    avait  jamais   été.    Elle  imagina  une  grande  foule  dans 

(1)  Copyright  by  Camille  Mayran. 

(2)  Voyez  la  Revue  des  15  juillet  et  1"  août. 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CONNIXLOO.  801 

laquelle  elle  serait  pressée  ;  des  gens  qui  lui  parleraient  sans 
connaître  son  histoire,  des  e'glises  où  elle  oserait  entrer,  s'age- 
nouiller parmi  le  peuple  chrétien.  Avec  reconnaissance,  elle  dit 
à  Luc  qu'elle  aimerait  aller  à  cette  fête.  Pendant  trois  jours, 
elle  en  rêva,  goûtant  à  l'avance  les  heures  où,  confondue  dans  la 
multitude  étrangère,  elle  rejetterait  le  poids  du  mépris  public. 
Le  moment  venu,  ils  partirent  ensemble  et  gagnèrent  à  pied  la 
station  de  chemin  de  fer  la  plus  voisine.  Un  épais  brouillard 
enveloppait  la  terre  de  tiédeur.  Gotton,  le  front  appuyé  à  la 
vitre  de  son  compartiment  de  troisième  classe,  regarda  fuir  les 
campagnes  mouillées,  voilées  de  blanc  cotonneux,  au  milieu 
desquelles  les  peupliers  semblaient  courir  comme  des  spectres. 
Au  bout  d'environ  trois  quarts  d'heure,  elle  descendit  avec  Luc 
en  gare  de  Malines.  Le  brouillard  était  encore  plus  épais  dans 
la  ville  que  sur  les  champs.  On  allumait  les  réverbères.  Gotton 
s'étonna  de  toutes  ces  sphères  de  lumière  laiteuse  enfilées  le 
long  des  avenues  comme  les  perles  d'un  collier.  Gela  lui  parut 
merveilleusement  beau.  Luc  l'emmena  au  hasard,  par  les  rues* 
dont  les  boutiques,  bien  que  fermées,  avaient  pour  la  plupart 
un  brillant  éclairage  derrière  les  vitres  de  leurs  devantures. 

Dans  une  ruelle  de  traverse,  ils  s'arrêtèrent  devant  une 
auberge  de  modeste  apparence  dont  l'enseigne  portait  un  panier 
de  légumes  au-dessous  duquel  était  inscrit  en  français  et  en  fla- 
mand :  A  la  Jardinière  de  Riibens.  Ils  y  entrèrent,  y  retinrent 
une  chambre  pour  la  nuit  et  deux  places  à  la  table  du  réveillon. 
Puis  ils  reprirent  leur  promenade  sans  but  à  travers  les  rues 
inconnues  où  les  passans  surgissaient  et  s'effaçaient  comme  des 
fantômes  dans  le  brouillard.  Ils  coudoyaient  des  citadins  de 
Malines  et  des  paysans  venus  du  fond  des  Flandres,  et  de  riches 
étrangers,  des  Allemands  à  lunettes,  des  Américains  glabres 
accompagnés  de  maigres  jeunes  femmes  dont  la  beauté  agile  et 
hardie  se  rehaussait  de  bijoux.  Gotton  arrêtée  un  moment  dans 
un  remous  de  foule,  parmi  ces  étrangères,  les  considérait  avec 
une  admiration  infinie.  Soudain,  elle  rougit  d'étonnement  et  de 
plaisir  en  s' apercevant  que  ces  créatures  splendides  la  regar- 
daient aussi  et  l'admiraient.  Avec  une  intuition  rapide,  elle 
devina  qu'on  parlait  d'elle,  quoiqu'elle  ne  put  comprendre 
les  propos  qui  s'échangeaient  à  son  passage  :  «  Beaiitiful 
Flemish  girl!  —  Ach  mein  LieVl  sieKst  du  ivas  fur  ein  schônes 
Rùbens!  » 

TOME  XL.    —   1917.  gj 


802 


REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 


La  nouveauté  des  circonstances  lui  donnait  une  sorte 
d'ivresse.  De  longtemps,  Luc  ne  l'avait  pas  vue  si  gaie.  Ses 
yeux  brillans,  dans  le  poudroiement  humide  du  brouillard, 
erraient  sur  les  choses  avec  une  expression  d'enthousiasme,  son 
pas  était  vif;  de  temps  à  autre,  elle  se  retournait  à  demi  et 
s'appuyait  au  bras  de  Luc  avec  un  mouvement  plein  de  tendresse 
et  de  bonheur. 

Vers  sept  heures,  ils  dînèrent,  et  Luc  lui  fit  boire  du  vin. 

A  huit  heures,  les  cloches  commencèrent  de  tinter.  D'abord, 
ce  furent  des  sons  clairs,  égaux,  qui  s'essoraient  de  seconde  en 
seconde,  comme  pour  tàtcr  l'espace  avant  que  ne  s'y  déploie  le 
vol  nombreux  des  carillons.  Aux  premiers  tintemens,  le  silence 
s'était  fait  dans  la  foule  et  toutes  les  tètes  s'étaient  levées 
comme  si  l'on  avait  dû  voir  passer  dans  le  brouillard  des  ailes 
d'anges. 

Puis,  l'une  après  l'autre,  les  vénérables  cloches  de  la  cité 
s'ébranlèrent,  joignant  leurs  voix  à  la  voix  qui  s'était  élancée 
d'abord,  et  tout  le  ciel  fut  bientôt  animé  d'un  vaste  frémisse- 
ment. La  ville  entière  chantait;  elle  emplissait  l'espace  de  son 
âme  solennelle  et  joyeuse.  Les  ondes  aériennes  glissaient  les 
unes  dans  les  autres  comme  les  flots  d'une  rivière  fluide  et 
bruissante.  Il  semblait  que  les  écluses  d'un  fleuve  mystique  se 
fussent  ouvertes,  fleuve  d'allégresse  et  de  bénédiction  pour  la 
foule  immense  qu'effleurait  son  clair  bouillonnement.  De 
chaque  clocher,  tour  à  tour,  s'envolait  un  chant  qui  planait  sur 
les  remous  sonores,  une  mélodie  qui  faisait  monter  aux  lèvres 
flamandes  les  paroles  anciennes  de  quelque  noël  national. 

Gotton  écoutait;  les  vibrations  des  cloches  entraient  en 
elle,  dominant  toute  son  àme.  Il  lui  semblait  que  quelque 
chose  d'elle  volait  et  se  balançait  en  plein  ciel  sur  les  ailes  du 
son,  bien  loin  de  ses  peines  et  de  ses  joies  quotidiennes.  L'art 
modeste  du  sonneur  de  Metsys  l'avait  préparée  à  comprendre 
les  maîtres  de  Malines.  Par  momens,  elle  pensait  ce  soir  à  son 
père  et  à  cette  chambre  du  sonneur  dans  le  clocher  de  Metsys 
où,  petite  fille,  elle  était  souvent  montée  avec  lui  pour  le  voir 
tirer  sur  les  cordes,  suivant  un  rythme  souple  et  long.  Elle  se 
sentait  pour  lui  un  mouvement  d'affection  et  imaginait  com- 
bien il  serait  lieureux  de  passer  h  Malines  une  telle  nuit.  Mais 
ce  n'était  pas  possible  qu'il  fût  venu;  il  avait  à  sonner  au 
village  la  messe  de  minuit..,.  Infatigable,  Gotton  entraînait  Luc 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CONNIXLOO.  803 

à  travers  le  brouillard  opalescent,  peuple'  d'ombres  et  vibrant 
de  musique  pour  s'arrêter  au  pied  de  chaque  tour  chantante 
et  pénétrer  dans  chaque  église.  Dans  les  églises,  la  foule 
s'amassait  pour  attendre  la  messe  de  minuit;  les  candélabres 
étaient  allumés;  les  vastes  et  légères  harmonies  d'un  orgue, 
caressé  par  des  doigts  rêveurs,  se  mêlaient  parfois  au  chant 
dés  cloches.  Gotton  n'avait  jamais  vu  tant  de  gens  réunis; 
jamais  non  plus  elle  n'avait  éprouvé  cette  chaude  exaltation 
des  grandes  fêtes  catholiques  où  l'on  sent  dans  les  sanctuaires 
le  brasillement  des  âmes  pressées.  Pourtant,  elle  ne  s'arrêtait 
pas  dans  la  foule,  elle  n'essayait  pas  de  prier,  elle  aussi.  Quand 
elle  avait  regardé  un  moment,  dans  une  nef,  les  fidèles  age- 
nouillés, levant  vers  l'autel  de  pieux  visages,  puis  les  statues, 
les  luminaires,  la  crèche  encore  vide  entre  Joseph  et  Marie,  les 
bergers  et  les  petits  moutons,  en  attendant  qu'on  y  déposât  à 
l'heure  de  minuit  un  enfant  enveloppé  de  langes,  —  il  lui  fallait 
repartir  dans  le  brouillard  blanchâtre,  jusqu'à  ce  qu'elle  trou- 
vât une  nouvelle  église.  On  approchait  de  l'heure  solennelle 
où  les  prêtres  allaient  commencer  la  célébration  de  la  messe 
nocturne,,  lorsque,  dans  les  bas  côtés  d'une  étroite  et  sombre 
église  où  elle  venait  de  pénétrer  avec  Luc,  elle  s'arrêta  devant 
un  buisson  de  cierges  qui  brûlait  et  pleurait  la  cire,  aux  pieds 
d'une  image  de  Notre-Dame.  Elle  regarda  la  Vierge  Marie^ 
délicate  et  souriante  sous  son  haut  diadème,  appuyant  contre 
sa  taille  frêle  et  légèrement  ployée  les  genoux  de  l'Enfant 
qu'elle  porte  sur  son  bras.  Soudain,  Gotton  pâlit  comme  sous 
l'empire  d'une  émotion  intense,  et  ses  yeux  s'élargirent.  Au 
premier  rang  des  agenouillés,  le  visage  éclairé  en  plein  par  les 
longues  flammes  des  cierges  minces  qui  se  consumaient  trop 
vite,  elle  reconnaissait  son  père.  L'étonnement  ne  la  fit  pas 
hésiter  :  c'était  lui,  avec  ses  cheveux  noirs  et  plats,  les  quatre 
ou  cinq  rides  profondes  qui  répétaient  exactement  sur  son  front 
l'arc  double  de  ses  orbites,  ses  tempes  collées,  ses  yeux  bruns, 
trop  rapprochés.  Mais  le  visage  était  vieilli  ;  les  minces  narines 
avaient  pris  un  aspect  de  vieux  parchemin,  les  sillons  des  joues 
s'étaient  creusés.  Gonnixloo  fixait  son  regard  avec  ferveur 
sur  la  statue  de  la  Vierge  et  ses  lèvres  rapides  murmuraient 
des  prières.  Dans  ses  yeux  levés  Gotton  voyait  jouer  le  reflet 
des  cierges,  mais  voilà  que  le  reflet  se  brouille,  que  le  miroir 
des  yeux  devient  tout  entier  brillant  et  que  deux  gouttes  en 


804  RËVUË    DÈS    DEUX    MONDES., 

débordent  sur   la  paupière  jaune  et  plissée.  Le  vieux  chantre 
pleurait  en  priant  la  mère  de  toute  pureté. 

Gotton  se  détourna;  elle  chercha  Luc  :  il  était  absorbé  à 
regarder  un  tableau  dans  une  chapelle  voisine  et  n'avait  rien 
vu.  ((  Allons-nous-en,  »  dit-elle.  Il  fut  étonné  de  sa  brusquerie 
et  la  suivit  avec  inquiétude.  Pour  elle  le  charme  était  rompu, 
l'ivresse  épuisée  ;  en  un  instant,  elle  avait  perdu  l'illusion  d'être 
fondue  dans  le  peuple  chrétien. 

—  Je  voudrais  rentrer  à  l'auberge,  dit-elle  à  Luc,  dès  qu'ils 
furent  dehors.  Tu  entends,  les  carillons  cessent;  je  suis  trop 
fatiguée  pour  veiller  davantage. 

—  Comment?  dit  Luc.  Est-ce  que  tu  ne  veux  pas  rester  pour 
la  messe  de  minuit? 

—  Oh!  non,  fit-elle.  La  tête  me  tourne  de  tant  de  choses  que 
j'ai  vues! 

Ils  gagnèrent  l'auberge  où  l'on  dressait  la  table  pour  le 
réveillon.  Mais  ils  n'avaient  plus  envie  de  souper;  ils  se  cou- 
chèrent. Quand  Luc  se  fut  endormi  près  d'elle,  Gotton  ne  retint 
plus  ses  larmes.  Longtemps  elle  pleura,  tandis  qu'en  bas, 
autour  de  l'oie  rôtie,  résonnaient  les  rires.  Elle  ne  pouvait 
distraire  sa  pensée  de  ce  visage  malheureux  qui  lui  était 
apparu  dans  la  lumière  des  cierges  ;  ni  de  cette  ardente  prière 
dont  elle  ne  doutait  pas  qu'elle  fût  l'objet.  Pour  la  première 
fois  depuis  qu'elle  vivait  avec  Luc,  elle  se  sentit  non  plus 
seulement  déçue,  non  plus  seulement  méprisée,  mais  cou- 
pable. 

Gotton  reprit  sa  vie  à  la  forge  de  Meulebeke  sans  avoir  dit 
à  Luc  la  rencontre  qui  l'avait  troublée.  Elle  ne  lui  parla  pas 
davantage  du  chagrin  qu'elle  éprouvait  de  n'avoir  pas  d'enfans. 
Elle  l'aimait  ;  elle  s'attachait  à  ne  pas  le  faire  souffrir  et  aussi  à 
retarder  l'heure  où  naîtraient  chez  lui  des  regrets  qui  lui  sem- 
blaient presque  inévitables.  L'amour,  le  dévouement,  l'obéis- 
sance remplissaient  au  jour  le  jour  une  vie  dont  elle  ne  voulait 
pas  interroger  l'horizon.  Cependant,  lorsqu'elle  restait  seule,  il 
arrivait  parfois  qu'une  vague  de  tristesse  lui  débordât  du 
cœur. 

Un  après-midi  de  la  fin  d'avril  où  Luc,  rentrant  à  la  forge, 
l'avait  trouvée  ainsi  perdue  dans  ses  rêves  et  tout  en  larmes,  il 
lui  dit  à  voix  basse,  en  lui  baisant  les  cheveux  :  «  Viens  voir, 
il  fait  beau  comme  au  temps  où  tu  m'es  venue;  viens  un  peu 


HISTOIRE    t)E    GÔTTON    CONMXLOO.  805 

nous  promener  vers  les  bois.  »  Elle  se  laissa  conduire.  Ils  sor- 
tirent par  le  petit  chemin  qui  passait  derrière  leur  jardin,  pour 
éviter  de  traverser  le  village  ;  mais  bientôt  ils  rejoignirent  la 
route.  Luc,  poussé  par  les  souvenirs  qu'évoquait  cette  journée 
bleue  de  printemps,  avait  pris  la  direction  du  petit  bois  voisin 
de  Metsys  oii,  depuis  trois  ans  qu'ils  vivaient  ensemble,  ils 
n'étaient  encore  jamais  retournés.  Gotton  n'avait  pas  l'air  de 
s'en  apercevoir,  et  elle  se  taisait.  Tous  deux  regardaient  leurs 
ombres  unies  s'allonger  sur  la  route,  car  le  soleil  s'inclinait 
derrière  eux,  et  l'ombre  du  boiteux  se  dérythmait  bizarrement 
à  chaque  pas,  à  côté  de  l'ombre  harmonieuse  de  Gotton.  Les 
rayons  obliques  illuminaient  toute  la  verte  épaisseur  de  la 
prairie,  tachetée  de  pâquerettes  et  de  boulons  d'or.  Des  vergers 
en  fleur  épanchaient  dans  l'air  une  odeur  tendre  et  délicate,  et, 
par  endroits,  des  pétales  blancs  volaient  sur  la  brise.  La  trans- 
figuration de  cette  terre,  si  platement  laide  encore  quelques 
semaines  auparavant,  —  et  qui  pour  l'ignorance  de  la  pauvre 
Gotton  était  toute  la  terre,  —  représentait  à  ses  yeux  les  délices 
st  la  mystérieuse  béatitude  de  la  fécondité  dont  elle  était 
exclue.  Pourtant  la  chaude  pâleur  du  ciel  et  les  parfums  qui 
glissaient  sur  la  campagne  faisaient  pénétrer  jusque  dans  l'inti- 
mité de  sa  peine  une  influence  pacifique  et  voluptueuse.  Luc 
lui  parlait  maintenant  de  son  travail,  des  prochaines  com- 
mandes à  livrer,  de  sa  clientèle  qui  s'étendait  dans  la  région  ; 
et  elle  lui  répondait  avec  calme  et  sagesse,  comme  une  épouse 
attentive  à  la  prospérité  du  ménage.  Cette  causerie,  où  l'homme 
se  distrayait  de  son  inquiète  passion  amoureuse  et  la  fille  de 
son  chagrin  caché,  leur  donnait  un  sentiment  doux  et  profond 
de  la  communauté  de  leurs  vies.  Ils  se  reposaient  ensemble 
dans  cet  humble  aspect  de  l'amour.  Et  voilà  que  le  petit  bois  que 
Luc  avait  voulu  revoir  se  découvrait  sur  un  renflement  de  la 
plaine,  et  plus  loin,  — si  aigu,  si  léger  dans  le  bleu  du  soir  !  —  le 
clocher  de  Metsys.  Alors  Luc  étendit  son  bras  autour  de  la  taille 
de  Gotton  et  d'un  même  mouvement  ils  se  hâtèrent.  Ils  arri- 
vèrent à  l'endroit  précis  qu'ils  cherchaient  comme  le  soleil 
touchait  l'horizon.  Les  sous-bois  n'étaient  qu'un  fouillis  vert; 
mais,  aux  cimes  des  chênes  encore  trouées  d'azur,  les  feuilles 
petites  et  dorées  ressemblaient  à  des  flammes  de  cierges.  Les 
amans  s'étaient  arrêtés,  lorsque  soudain  ils  virent  sortir  du 
bois  une  bande  de  cinq  enfans  qui  se  poursuivirent  en  criant 


806 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


jusqu'à  la  route.  Le  plus  petit,  tout  blond  et  tout  ébouriffé,  qui 
restait  en  arrière,  quoique  courant  éperdument,  serrait  entre 
ses  bras  un  gros  bouquet  d'orchis  violets. 

Lg  forgeron  tressaillit  au  son  de  ces  jeunes  voix.  Le  plus 
grand  garçon  qui  menait  la  bande,  en  arrivant  au  bord  de  la 
route,  s'arrêta  tout  net,  dans  une  attitude  de  saisissement. 
Alors,  tout  bas,  Luc  dit  à  Gotton  :  «  Les  reconnais-tu?  »  Et  du 
regard  il  compta  ses  enfans.  Ils  étaient  bien  là,  tous  :  Jean- 
Baptiste,  Catherine,  Jean,  Bernard  et  le  petit  Louis;  ils  étaient 
beaux;  ils  avaient  les  yeux  étiocelans,  le  sang  aux  joues,  le 
souffle  court  comme  celui  des  jeunes  chiens  après  la  course. 
Ayant  dévalé  la  pente,  voilà  que,  sur  le  bord  blanc  de  la  route, 
ils  étaient  en  arrêt  tous  les  cinq,  et  il  semblait  que  les  plus 
petits  même  eussent  compris. 

Luc  fut  saisi  d'un  grand  désir  de  parler  avec  ses  enfans.  Sur 
un  ton  d'une  douceur  singulière,  il  appela  l'aîné  :  «  Tu  es  là, 
Jean-Baptiste?  »  L'enfant  ne  répondit  pas;  ses  yeux  se  fixaient 
avec  une  sauvagerie  hostile  sur  le  couple  qui  se  tenait  à 
quelques  mètres  de  lui.  Subitement  il  se  baissa,  ramassa  une 
pierre  et  la  lança  vers  Gotton.  Les  cinq  enfans  aussitôt,  sans 
proférer  un  son,  détalèrent  sur  la  route  comme  des  lutins  noirs 
dans  le  flamboiement  rose  de  l'horizon. 

Luc  s'élançait  après  eux,  mais  Gotton  s'abattit  sur  son 
épaule  avec  un  cri  sourd,  et  son  poids  était  tellement  inerte 
qu'il  la  crut  blessée.  Alors,  tout  en  la  soutenant,  il  se  baissa 
comme  avait  fait  son  fils;  mais  elle  l'enferma  entre  ses  deux 
bras  et  lui  cria  :  «  Tu  ne  vas  pas  leur  jeter  des  pierres,  à  tes 
petits!  »  Luc  la  traîna,  pour  l'y  étendre,  sur  ce  pré  où  il  était 
venu  respirer  le  souvenir  des  premiers  baisers. 

—  Où  as-tu  mal?  demandait-il.  Où  est-ce  qu'il  t'a 
frappée  ? 

Elle  cachait  sa  figure  dans  l'herbe  et  tout  son  corps  était 
agité  de  longs  frissons  et  de  sanglots.  Et  comme  il  répétait  : 
<(  Où  as-tu  mal?  »  elle  secouait  la  tête  sans  pouvoir  répondre. 
Il  essaya  de  la  caresser,  mais  elle  le  repoussa.  Il  comprit  que 
c'était  d'une  source  solitaire  et  longuement  creusée  que  débor- 
dait ce  flot  de  douleur;  il  se  sentit  seul  à  son  tour  et  désemparé.; 
Les  gémissemens  de  la  femme  qu'il  aimait  et  qu'il  avait  pu 
croire  unie  et  fondue  à  lui  de  tout  son  être  lui  arrivaient 
comme   de  l'autre   bord   d'un   abinie.    Une  fois  de  plus,  il  se 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CONNIXLOO. 


807 


pencha  sur  elle  et  enfin  il  entendit  les  paroles  qui  jaillissaient 
du  plus  profond  du  cœur  : 

—  Oh  !  Luc,  tu  les  avais,  ces  enfans;  tu  les  as  quittés  pour 
moi,  et  je  ne  t'en  ai  pas  donné  d'autres! 

Il  l'entoura  de  ses  bras,  lui  souleva  la  tête,  la  couvrit  de 
baisers  furieux. 

—  Je  t'aime,  lui  disait-il,  je  n'ai  souci  que  de  toi.  Ne  me 
parle  pas  de  cette  vermine!  Ne  me  parle  jamais  de  cet  enfant 
maudit  qui  t'a  frappée  ! 

Elle  répondit  avec  force  : 

—  C'est  nous  les  maudits! 

Et  un  nouveau  silence  tomba  sur  eux.  Puis  Luc  murmura 
d'une  voix  étouffée  : 

—  Gotton,  tu  ne  m'as  jamais  dit  cela.  Est-ce  que  tu  n'es  plus 
heureuse  avec  moi? 

Gotton  posa  sa  tête  contre  la  poitrine  de  Luc  comme  en  un 
profond  refuge.  Le  vent  léger  du  soir  passait  sur  sa  joue,  mais, 
sous  sa  tête,  elle  sentait  battre  à  grands  coups  le  cœur  du  for- 
geron. Elle  éprouva  que  tout  au  monde  lui  était  indifférent  ou 
étranger,  hors  ce  battement-là  et  cette  enclume  de  chair  où 
avait  été  forgé  son  propre  destin.  Sans  relever  son  visage  aux 
paupières  closes,  à  présent  tout  recueilli  dans  l'amour,  elle  dit  : 

—  Luc,  j'ai  une  peine  que  tu  ne  peux  pas  guérir.  Mais  je  suis 
toujours  une  chose  à  toi. 

III 

Il  y  avait  trois  semaines  que  le  fléau  de  l'invasion  progres- 
sait d'une  marche  horrible,  marquée  de  sang  et  de  décombres 
à  travers  les  campagnes  de  Belgique.  Et  le  tocsin  sonnait  h 
Metsys,  àMeulebeke,  àlseghem  parce  qu'on  savait  que  l'ennemi 
était  proche  et  que  ce  soir-là,  probablement,'  il  entrerait  dans  le 
canton.  Quelques  familles  étaient  parties.  Après  le  départ  des 
jeunes  gens  appelés  à  l'armée  au  commencement  d'août,  on 
avait  vu  s'ébranler  de  jour  en  jour  les  tristes  charrettes  où 
les  femmes  et  les  enfans,  en  habits  de  dimanche,  étaient  assis 
parmi  les  meubles  entassés,  et  les  hommes  marchaient  der- 
rière, et  le  fils  aîné  tenait  par  la  bride  le  cheval  de  labour  qui 
allait  tirer  jusqu'à  Anvers,  par  l'interminable  route  pous- 
siéreuse,  les  pauvres  restes  du  foyer  abandonné.  Mais  le  plus 


808 


REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 


grand  nombre  restait  parce  que  c'était  le  temps  d'engranger  les 
moissons. 

—  Veux-tu  que  nous  partions?  avait  dit  Luc  à  Gotton .  Et 
Gotton  avait  secoué  la  tête.  Elle  se  disait  :  «  Il  a  mis  toutes  ses 
économies  à  acheter  cette  forge  pour  que  nous  puissions  vivre 
ensemble.  Depuis  trois  ans,  il  n'en  a  guère  fait  de  nouvelles. 
Ailleurs,  il  faudrait  bientôt  mendier.  »  Et  puis  elle  était  devenue 
sensible  et  craintive  depuis  un  an  :  il  lui  semblait  qu'elle  aurait 
honte  de  s'en  aller  toute  seule  avec  son  amant  parmi  ces  foules 
de  gens  qui  fuyaient  pour  mettre  à  l'abri  leurs  petits  enfans. 
«  Qu'avons-nous  donc  à  sauver?  »  pensait-elle.  Mais  elle  s'inquié- 
tait des  petits  Heemskerque.  Elle  dit  à  Luc  :  «  Il  faut  que  tu 
y  ailles.  »  C'était  un  jour  où  Luc  venait  de  rapporter  de  mau- 
vaises nouvelles  :  l'ennemi  avait  incendié  Louvain,  Termonde, 
massacré  par  centaines  des  paysans  et  des  bourgeois  sur  le 
seuil  de  leurs  maisons.  Le  secours  anglais  n'arrivait  toujours 
pas.  L'armée  belge  débordée  se  retirait  sur  Anvers  et,  c'était 
sûr  maintenant,  le  pays  était  abandonné  —  livré  à  l'ennemi, 
on  allait  avoir  les  Bavarois.  Ils  étaient  debout  dans  leur 
chambre;  tous  deux  se  regardaient  pâles,  et  le  spectre  du 
remords  s'était  dressé  entre  eux. 

—  Il  faut  que  tu  y  ailles,  répétait  Gotton,  et  sa  bouche 
contractée  arrivait  mal  à  prononcer  les  mots.  Luc  se  mordait 
les  lèvres  et  tirait  sur  sa  barbe  rousse. 

—  Tu  ne  connais  pas  l'orgueil  des  Moorslede,  avait-il 
répondu;  ni  Gertrude,  ni  ses  parens  ne  voudront  seulement  me 
parler,  ils  me  mettront  dehors  comme  un  chien,  —  je  ne  verrai 
même  pas  les  enfans. 

—  Vas-y  tout  de  même  ;  il  faut  savoir  s'ils  sont  restés. 

—  Je  sais  qu'ils  sont  restés. 

—  Ahl  —  une  autre  souffrance  crispe  le  cœur  de  la  pauvre 
fille  :  il  s'était  informé  tout  seul,  sans  le  lui  dire  1  —  Mais  ils 
peuvent  peut-être  partir  aujourd'hui,  tu  n'en  sais  rien? 

—  Non. 

—  Luc,  vas-y! 

Luc  avait  tourné  le  dos  et  passé  dans  la  forge.  Il  devait 
encore,  le  lendemain,  livrer  du  travail.  Gotton  entendit  les 
coups  tomber  sur  1  enclume.  Elle  avait  le  vertige.  Les  mains 
pendantes,  incapable  de  rien  faire,  elle  regardait  autour  d'elle 
la  chambre  où  ils  s'étaient  aimés  et  qui  était  tout  ornée  des 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CONNIXLOO.  809 

présens  qu'au  hasard  de  ses  courses  Luc  avait  l'habitude  de  lui 
rapporter  :  des  rideaux  d'andrinople  pour  la  fenêtre,  une  lampe 
de  cuivre,  des  plats  de  faïence  peints  d'oiseaux  et  de  feuillages, 
des  pots  d'étain, —  puis  là-bas,  pendues  derrière  un  rideau, 
des  robes  de  toutes  les  couleurs,  des  jupes  à  raies,  des  fichus  à 
tleurs  ;  à  côte,  le  coffre  où  était  plié  le  beau  linge  blanc  et  qui 
recelait  aussi  une  petite  boîte  pleine  de  bijoux  d'or.  Gotton 
considérait  tout  cela  que  Luc  lui  avait  donné  depuis  trois  ans. 
Il  l'ava'it  traitée  comme  une  maîtresse  que  l'on  flatte,  que  l'on 
gâte,  pas  comme  une  vraie  femme  avec  qui  l'on  se  réjouit  des 
économies.  Elle  en  avait  été  attendrie  souvent;  aujourd'hui 
cette  pensée  augmentait  son  trouble  et  l'horreur  qu'elle  avait 
d'elle-même.  Elle  considéra  encore  un  miroir  pendu  au  mur, 
au  fond  duquel,  tandis  qu'elle  se  peignait  le  soir  sous  la  lampe 
et  que  des  cascades  d'or  ruisselaient  sur  sa  nudité,  elle  avait  si 
souvent  vu  apparaître  le  visage  ensorcelé  de  Luc.  Elle  se  vit 
elle-même  dans  le  miroir,  blanche  jusqu'aux  lèvres.  Tout  ce  que 
Luc  lui  avait  donné,  toutes  ces  choses  imprégnées  de  souvenir 
et  d'amour  lui  parurent  subitement  lointaines  comme  si  elle 
les  regardait  de  l'autre  côté  de  la  mort;  son  propre  visage 
l'observait  comme  un  fantôme.  Elle  se  sentait  immensément 
seule.  Le  bonheur  s'était  évanoui  comme  une  rosée  et  combien  il 
lui  semblait  maintenant  léger,  pâle,  fugitif  en  face  de  cette 
terrible  et  persistante  réalité  de  la  faute,  de  cette  honte  d'un 
père  qui  ne  peut  plus  protéger  ses  enfans  !  Les  coups  de  marteau 
qui  résonnaient  régulièrement  dans  la  forge  lui  écrasaient  le 
cœur.  ((  Il  n'ira  pasl  »  se  disait-elle.  Et  toute  la  vivante  chaleur 
des  baisers  dont  il  l'avait  vêtue  tant  de  nuits  se  dissipait  au 
souflle  de  la  condamnation  qu'elle  sentait  passer  sur  sa  vie.  Une. 
voix  criait  du  dedans  :  «  Pour  l'idolâtrie  de  mon  corps,  il  a 
quitté  depuis  trois  ans  la  femme  qu'il  avait  prise  devant  Dieu 
et  les  petits  qui  avaient  besoin  de  lui  !  »  Elle  se  sentait  nue  et 
défaillante  sous  les  fouets  du  remords. 

A  côté,  Luc  frappait  toujours  l'enclume  et  les  coups  ébran- 
laient fortement  l'espace  où  ne  passait  aucun  autre  bruit.  Dans 
son  vertige  il  semblait  à  Gotton  que  le  bras  de  Luc  rivait  autour 
d'elle  la  chaîne  de  son  péché. 

Luc  n'alla  pas  à  Iseghem  ce  jour-là,  ni  le  lendemain.  Mais 
seulement  le  troisième  jour,  qui  fut  celui  où  toutes  les  cloches 
du  canton   sonnèrent  à  la  fois  le  tocsin,  poussé  par  sa  propre 


810  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

inquiétude  plus  que  par  les  prières  de  Gotton,  il  se  mit  en  route 
pour  aller  savoir  ce  qu'on  avait  fait  de  ses  enfans.  Il  offrirait 
d'en  ramener  avec  lui  un  ou  deux,  pour  le  temps  de  la  crise, 
si  cela  pouvait  faciliter  les  choses.  L'essentiel  était  qu'on  les  tint 
enfermés.  Des  récits  affreux  circulaient  de  village  en  village  sur 
des  petits  enfans  à  qui  les  soldats  allemands  avaient  coupé  les 
mains. 

Quand  Luc  revint  à  Meulebeke,  seul,  vers  six  heures  du  soir, 
le  village  semblait  désert.  Les  habitans  s'étaient  retranchés 
derrière  leurs  portes  closes;  les  animaux  étaient  rentrés  dans 
l'étable  ou  la  basse-cour.  Sur  les  maisons  silencieuses  vibrait, 
à  de  lents  intervalles,  la  voix  des  cloches  désolées.  Gotton  se 
tenait  toute  seule,  près  de  la  fontaine,  derrière  l'église,  pâle 
comme  une  revenante.  Quand  elle  vit  Luc,  elle  fit  quelques  pas 
vers  lui,  la  bouche  entr'ouverte,  les  yeux  égarés. 

—  Qu'est-ce  que  tu  fais  là?  demanda-t-il  brusquement. 
Elle  montra  le  clocher  où  le  tocsin  sonnait  toujours. 

—  Tu  as  passé  en  vue  de  Metsys,  dit-elle  lentement  et  comme 
en  rêve.  Est-ce  que  là  aussi?...  Est-ce  que  tu  as  entendu? 

—  Oui,  là  aussi. 

—  Ah  I 

Elle  revit  son  père,  dans  la  chambre  du  sonneur  tirant  sur 
les  cordes. 

—  Et  à  Iseghem,  qu'ont-ils  fait  pour  les  enfans?  tu  ne 
ramènes  personne? 

Ils  arrivaient  devant  la  forge.  Luc  la  poussa  d'un  geste 
rude  à  l'intérieur.  Puis  il  ajusta  la  porte,  ferma  la  serrure 
à  double  tour  et  fixa  le  barreau  de  fer.  Se  retournant,  il  dit 
enfin  : 

—  Ça  s'est  passé  comme  je  te  l'avais  dit.  Ils  étaient  tous 
ensemble,  à  la  cuisine,  les  Moorslede  et  toutes  leurs  filles,  Ger- 
trude  avec,  assis  sans  rien  faire  autour  de  la  table.  Los  enfans 
n'étaient  pas  là.  Je  les  entendais  qui  faisaient  du  bruit  au  gre- 
nier. Le  père  Moorslede  a  craché  par  terre  quand  il  m'a  vu 
J'ai  parlé  tout  de  même;  j'ai  dit  :  «  Faites  excuse,  malgré  que 
je  vous  ai  offensés,  je  suis  venu  pour  parler  des  enfans.  »  Ils 
m'ont  renvoyé  avec  des  injures.  Gertrude  criait  plus  fort  que 
les  autres:  «  Voyez-vous  ça,  le  sacripant?  Voudrait  peut-être 
les  emmener  chez  sa  gueuse?  »  Allons,  ne  pleure  pas,  Gotton. 
C'est  toi  ma  femme  et  mon  enfant.  Vois,  le  barreau  est  accroché.. 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CONNIXLOO, 


8H 


As-tu  du  pain  pour  plusieurs  jours?  Je  ne  te  laisse  plus  mettre 
le  pied  dans  la  rue.  S'il  faut  que  nous  logions  du  monde,  je  te 
cache  au  grenier.  Tu  as  vu  le  barreau  et  l'anneau  que  j'ai  forgés 
pour  mettre  là-haut.  Les  Bavarois  ne  les  feront  pas  sauter.  Je 
te  garderai  bien,  mon  agneau,  mon  trésor;  n'aie  pas  peur. 

Goltun  n'avait  pas  peur  des  Bavarois  et  Luc  déchiiï'rait  mal 
ce  qu'exprimaient  sa  pâleur  et  la  fixité  obsédée  de  son  regard. 
Depuis  que  la  guerre  avait  éclaté,  ouvrant  ses  infinies  perspec- 
tives d'effroi,  elle  était  possédée  d'une  terreur  qui  n'éiait  pas 
celle  du  meurtre  ou  de  l'incendie,  celle  des  jours  sans  pain,  des 
nuits  sans  abri,  de  l'avenir  dévasté.  La  tragique  secousse  qui 
ébranlait  toutes  les  âmes  avait  résonné  pour  elle  comme  la 
trompette  du  Jugement.  Il  lui  semblait  que  la  fin  du  monde 
allait  arriver  et  elle  se  voyait  avec  épouvante  enchaînée  hors  de 
la  chrétienté  dans  les  liens  de  l'amour  coupable.  Elle  pensait 
au  malheur  suspendu  sur  chaque  toit  comme  à  un  ange  justi- 
cier et  tremblait  en  écoutant  la  voix  intérieure  qui  répétait  : 
Dans  quel  état  nous  sommes-nous  trouvés?  Elle  se  sentait 
reprise  tout  entière  par  des  impressions  de  crainte  fervente, 
solennelle  "qu'avait  connues  son  enfance  et  que  la  jeunesse  et 
l'amour  avaient  endormies  dans  leurs  parfums  de  floraison. 
Les  fleurs  du  printemps  charnel,  elles  étaient  toutes  tombées, 
maintenant  ;  l'orage  venait  de  secouer  les  dernières,  dénudant 
la  monstruosité  du  péché  dont  la  pauvre  Gotton  subissait  la 
vision  fixe  et  accablante.  Et  pourtant  elle  se  demandait  com- 
ment elle  aurait  pu  se  garder  du  mal.  Quand  elle  revivait  en 
rêve  les  semaines  de  la  fascination,  quand  elle  se  rappelait  les 
paroles  de  Luc  et  son  regard  et  comme^nt  elle  s'était  sentie 
prise  de  jour  en  jour,  si  fortement,  si  sûrement,  il  lui  sem- 
blait qu'elle  était  entrée  dans  l'amour  d'une  manière  aussi 
mystérieuse  et  inévitable  que  l'on  naît  et  que  l'on  meurt.  A 
cause  de  cela  même  et  parce  qu'elle  avait  conscience  de  n'avoir 
pas  voulu  le  mal,  elle  s'y  croyait  vouée.  «  Oh  !  qui  m'aidera?  » 
soupirait-elle  et  elle  avait  espéré  passionnément  que  Luc  lui 
ramènerait  un  de  ses  petits,  ou  deux  peut-être...  Les  plus  petits 
si  c'était  possible...  Mais  non,  ce  n'était  pas  possible  I  pourtant, 
est-ce  qu'on  sait  jamais?...  Des  enfans  à  garder,  à  soigner,  à 
qui  donner  de  son  propre  pain.  Dieu!  qu'elle  les  eût  aimés! 
qu'elle  se  fût  sacrifiée  pour  eux  de  bon  cœur  s'il  l'avait  fallu  î 
EL  il  lui  avait  toujours  paru  que  les  enfans  qu'on    a  sous  son 


812  REVUE    DES    DEUX    MONDES.- 

toit  devaient  prote'ger  contre  la  damnation.  Mais  Luc  reve- 
nait tout  seul  et  voilà  qu'elle  serait  seule  avec  lui,  seule  avec 
cet  homme  pour  qui  elle  s'était  perdue,  à  qui  elle  se  sentait 
appartenir  par  toutes  les  fibres  de  son  être,  qu'elle  n'aurait 
jamais  la  force  de  quitter...  seule,  inutile  et  bien  à  l'abri, 
derrière  les  barreaux  qu'il  avait  forgés  1 

Tous  deux  étaient  assis  en  silence  dans  la  chambre.  Il  n'y 
avait  plus  rien  à  faire.  Le  tocsin  s'était  arrêté;  un  orage  cou- 
vait dans  le  ciel.  Aux  dernières  nouvelles,  l'ennemi  était  déjà 
sur  le  canton. 

Vers  sept  heures,  on  entendit  sur  la  route  le  trot  rapide 
d'un  détachement  de  cavalerie.  Luc  monta  au  grenier,  mit  la 
tête  à  la  lucarne  :  une  cinquantaine  de  uhlans  traversaient  le 
village,  serrés  et  bien  en  ordre,  épaule  contre  épaule,  poitrail 
contre  poitrail,  les  hommes  silencieux  ne  tournant  la  tête  ni  à 
droite  ni  à  gauche,  les  chevaux  énormes  et  fougueux,  lancés  à 
vive  allure  et  cependant  tenus  en  rang.  A  voir  passer  ces  cava- 
liers dont  le  groupe  massif  et  rapide  donnait  une  impression 
singulière  de  force  et  de  volonté,  les  villageois  qui  avaient  mis 
comme  Luc  la  tête  à  la  fenêtre  éprouvèrent  ce  que  c'est  que  le 
joug  étranger. 

Le  lourd  silence  de  l'attente  retomba  sur  Meulebeke. 

Un  peu  plus  tard,  une  compagnie  de  fantassins  s'arrêta  sur 
la  place.  On  vit  le  capitaine,  un  gros  homme  à  barbe,  entrer 
chez  le  bourgmestre  puis  ressortir,  au  bout  de  dix  minutes, 
pour  donner  des  ordres.  Les  soldats,  sous  la  conduite  de  sous- 
officiers,  se  dispersèrent  en  petits  groupes  :  deux  d'entre  eux 
vinrent  frapper  à  la  forge.  Luc,  ayant  commandé  à  Gotton  de 
se  cacher  au  grenier,  souleva  la  barre  de  fer  qui  renforçait  sa 
porte  et  leur  ouvrit.  C'étaient  deux  jeunes  garçons  qui  se  res- 
semblaient comme  deux  frères.  Ils  avaient  l'air  fruste  et  timide; 
ils  venaient  de  marcher  dix  heures,  ils  étaient  couverts  de 
poussière  et  sentaient  la  bête.  Leurs  crânes  étroits,  leurs  petits 
yeux  entre  les  bourrelets  gras  des  paupières,  leur  grosses  lèvres, 
leurs  larges  épaules  annonçaient  une  race  étrangement  primi- 
tive ;  ils  ressemblaient  à  d'humbles  et  sauvages  serfs  venus  du 
fond  de  provinces  barbares.  Le  regard  dominateur  de  Luc  leur 
fit  peur  comme  celui  d'un  chef.  Luc  leur  montra  la  terre  battue, 
expliquant  du  geste  qu'ils  y  dormiraient,  puis  il  alla  leur 
chercher  du  pain,  du  lard  et  de  la  bière.  A  toute  communica,- 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CONNIXLOO.,  813 

tion,  les  deux  soldats  répondaient  :  «  Banke.  schôn!  Danke 
schôn!  »  Il  était  visible  que  la  tète  leur  tournait  de  fatigue. 

La  nuit  passa  tranquille  sur  le  village  humilié.  Une  sonne- 
rie de  clairon,  de  grand  matin,  réunit  les  hommes  sur  la  place 
pour  l'appel  et  l'exercice.  Les  gens  de  Meulebeke  leur  laissèrent 
tout  le  jour  la  rue  et  le  cabaret  :  nul  ne  mit  le  pied  hors  de 
sa  maison.  Enfermés  ensemble,  Luc  et  Gotton  étaient  les  plus 
malheureux  de  tous,  à  cause  de  cette  irrémédiable  séparation 
que  leur  vie  coupable  avait  établie  entre  eux  et  toutes  les 
familles,  tous  les  bons  chrétiens  de  ce  village.  C'était  bien  dur 
d'être  seuls  et  comme  exilés  jusque  dans  l'épreuve  publique 
qu'ils  partageaient  cependant.  Ils  ne  se  disaient  pas  cette  tris- 
tesse, mais  tous  deux  y  puisaient  un  plus  sombre  et  plus  âpre 
désir  d'amour.  Ils  étaient  inquiets  aussi.  On  pensait  qu'Iseghem 
était  occupé  comme  Meulebeke;  et  malgré  le  calme  étrange  des 
longues  heures  qui  s'écoulaient,  Gotton  tremblait  pour  les 
enfans  de  Luc.  Ce  calme,  c'était  tellement  inattendu,  après  tout 
ce  qu'on  avait  entendu  raconter!  Cela  ne  rassurait  personne  et 
donnait  simplement  du  temps  pour  méditer  la  menace  indécise 
suspendue, sur  tout  le  pays. 

Le  soir  se  glissait  dans  la  chambre  où  le  forgeron  et  sa 
maîtresse  rêvaient  en  silence  leurs  rêves  d'effroi.  Soudain  des 
coups  précipités  retentirent  à  la  porte  de  la  forge. 

«  Nos  Allemands  viennent  chercher  leur  diner,  »  pensa  Luc 
et  il  se  leva  pour  ouvrir.  Mais  Gotton  l'entendit  parler  en 
flamand  dans  la  forge  ;  elle  comprit  qu'on  lui  apportait  des 
nouvelles.  Son  cœur  se  mit  à  bondir  dans  sa  poitrine.  Quelques 
minutes  après,  Luc  rentra  dans  la  chambre,  pâle,  la  sueur  lui 
perlant  au  front.  Il  resta  un  moment  immobile,  les  yeux  fixés 
dans  le  vide,  sous  le  regard  de  Gotton  qui  n'osait  l'interroger. 
Puis  il  dit  à  voix  basse  : 

—  11  s'est  passé  du  vilain,  à  Iseghem.  Gertrude  a  été  tuée, 
avec  ses  sœurs  et  ses  parens.  Et  on  dit  qu'ils  vont  incendier 
le  village.  Je  m'en  vais  chercher  les  enfans. 

Il  sortit  aussitôt, 

Gotton,  restée  seule,  joignit  les  mains,  et  branlant  sa  tête 
blême,  elle  répéta  plusieurs  fois  :  «  Les  enfans  vont  périr 
aussi  ;  —  sûrement  que  les  enfans  vont  périr  aussi  ! . . .  »  Elle  sen- 
tait que  l'heure  du  châtiment  était  venue  et  il  lui  semblait  tout 
à  coup  inévitable  que  ce  fût  celui-là  même  dont  la  terreur  la 


814  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

hantait  mystérieusement  depuis  trois  semaines.  Rien  ne  lui 
semblait  pire;  elle  aurait  mieux  supporté  que  Luc  lui-même 
fût  massacré,  ou  pris  comme  soldat  et  tué  à  la  guerre.  Elle 
songeait  qu'on  peut  toujours,  quand  le  malheur  vous  chasse  de 
la  vie,  s'aller  noyer  dans  un  canal  ou  se  pendre,  la  nuit,  dans 
la  chambre  où  l'on  est  restée  seule;  mais,  du  remords  qui  ronge 
le  dedans,  comment  croire  que  l'eau  ou  la  corde  vous  déli- 
vreraient? 

Par  la  route  plate  et  poussiéreuse,  Luc  marchait  à  grands 
pas  entre  les  champs  moissonnés.  Il  gardait  les  yeux  fixés  sur 
les  toits  d'iseghem,  encore  distans  de  deux  kilomètres.  Le  cré- 
puscule était  calme,  nuageux,  d'un  bleu  lourd  et  profond. 
Aucun  signe  de  détresse  n'altérait  cette  quotidienne  douceur  du 
soir  et  les  fumées  habituelles  des  cheminées  montaient  encore 
en  fines  spirales  dans  l'air  immobile.  Luc  avançait  en  grande 
hâte,  sachant  que  d'un  instant  à  l'autre  la  flamme  de  l'incendie 
allait  jaillir  de  ces  paisibles  toits.  Gomme  il  n'était  plus  qu'à 
quelques  centaines  de  mètres  du  village,  il  entendit  des  cris, 
une  confuse  rumeur,  et  il  vit  venir  vers  Jui,  sur  la  route  rec- 
tiligne,  des  femmes  en  fuite.  Il  passa  au  milieu  d'elles,  cher- 
chant des  yeux  ses  petits  parmi  les  enfans  qu'elles  traînaient. 
Elles  allaient,  d'une  marche  incohérente,  appelant  des  êtres 
perdus.  Plusieurs  avaient  leurs  vêtemens  déchirés  et  por- 
taient les  marques  des  coups  et  des  larmes  sur  leurs  visages  en 
convulsion.  Luc  vit  que  ses  enfans  n'étaient  pas  là.  Il  ne  s'ar- 
rêta pas  pour  interroger,  mais  une  des  femmes  le  reconnut 
subitement  et  le  montrant  du  doigt,  elle  s'écria  de  sa  bouche 
hurlante  : 

—  Ha!  Celui-là!  Il  n'y  aura  donc  que  les  mauvais  qui  en 
réchapperont  1 

Luc  entra  dans  le  village.  Une  odeur  de  pétrole  infectait 
l'air.  La  rue  était  pleine  de  soldats.  C'était  dans  le  crépuscule 
une  bruyante  mêlée  d'hommes  en  uniformes  gris  :  les  uns,  ivres 
de  vin  ou  de  sanglante  luxure,  marchaient  en  roulant  des 
épaules  et  en  chantant;  les  autres,  calmes  et  actifs,  sous  la 
conduite  de  sous-officiers,  maniaient  des  pompes  d'arrosage 
avec  la  précision  méthodique  du  fantassin  allemand  à  l'exercice. 
On  préparait  l'incendie. 

Luc  remonta  la  rue.  Là,  sur  la  gauche,  était  le  logis  aux 
volets  verts  et  la  forge  où  il  avait  vécu  dix  ans  avec  sa  femme 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CONNIXLOO.  815 

et  d'où  il  était  parti  un  matin  de  printemps  pour  ne  plus 
revenir.  Un  peu  plus  loin,  il  arrivait  devant  la  maison  des 
Moorslede  où  Gertrude  était  rentrée  avec  ses  cinq  enfans  après 
^u'il  l'eut  abandonnée. 

La  porte  était  grande  ouverte  :  il  entra.  Dans  la  salle  basse 
où  il  avait  été  insulté  la  veille  par  l'orgueil  d'une  forte  famille 
paysanne,  il  respira  l'odeur  du  sang.  L'ombre  était  déjà  trop 
noire  pour  qu'il  pût  rien  distinguer,  mais  à  peine  eut-il  franctii 
le  seuil  que  des  cris  stridens  s'élevèrent  d'un  coin  de  la  chambre. 
Les  enfans  étaient  là,  terrifiés  dans  ces  ténèbres.  Il  appela  leurs 
noms  :  Jean-Baptiste  !  Catherine  I  Jean  !  Bernard  !  Louis  1  Mais 
ils  ne  firent  que  crier  plus  épcrdument.  C'était  comme  le 
tumulte  affolé  qu'on  entend  la  nuit  dans  un  nid  de  petits  oiseaux 
ensanglanté  par  le  hibou. 

A  tâtons,  il  voulut  marcher  vers  le  coin  où  les  petits  s'étaient 
blottis.  Son  pied  buta  contre  un  obstacle;  il  tomba,  les  mains 
en  avant,  par-dessus  un  cadavre.  Il  se  releva;  de  ses  doigts  où 
collaient  des  caillots  gluans,  il  chercha  le  visage  de  ce  mort  : 
à  la  longue  barbe  dont  il  distinguait  maintenant  la  blancheur 
dans  l'obscurité,  il  reconnut  son  beau-père,  le  vieux  Moorslede, 
un  homme  grand  et  gros  qui,  à  soixante-dix  ans,  avait  gardé 
sous  ses  cheveux  d'argent  des  joues  fleuries  ;  un  homme  qui 
avait  été  bon  pour  lui  autrefois,  pendant  bien  des  années  qu'il 
l'avait  appelé  son  fils.  Il  lui  sembla  que  le  goût  du  sang  lui 
remplissait  la  bouche,  les  cris  des  enfans  faisaient  monter  à  ses 
yeux  des  larmes  d'angoisse.  Enfin,  il  apercevait  dans  le  recoin, 
à  gauche  de  la  cheminée,  le  petit  groupe  convulsif.  Il  s'approcha, 
se  mit  à  genoux,  étendit  ses  bras  autour  d'eux  indistinctement, 
comme  un  oiseau  étend  ses  ailes  sur  sa  nichée,  et  il  leur  parla 
si  doucement  qu'il  les  calma  et  qu'il  sentit  contre  sa  poitrine 
leurs  petits  corps  s'arrêter  de  trembler.  ((  Il  faut  venir  avec 
moi,  leur  dit-il,  je  suis  votre  papa.  Personne  ne  vous  fera  de 
mal.  »  Il  s'était  relevé.  Son  fils  aîné  le  prit  par  la  main  et 
l'entraîna  vers  la  chambre  voisine.  Un  reste  de  jour  y  entrait 
par  une  fenêtre  dont  les  petits  carreaux  glauques  faisaient  face 
au  couchant.  Il  distingua  sur  le  plancher  plusieurs  formes 
gisantes,  et  encore  du  sang  étalé  en  nappes  noires.  Il  comprit 
qu'il  allait  voir  Gertrude;  il  eût  voulu  détourner  la  tête  et 
s'enfuir.  Mais  l'enfant  ne  lâchait  pas  sa  main  et  le  dominait  de 
sa  volonté  passionnée..    Il  le  conduisit  ainsi  jusque  devant  la 


816  RÉVUË    DÉS    DEUX   MONDÉS.i 

fenêtre  :  là,  le  cadavre  de  la  mère  était  étendu,  droit  et  rigide, 
la  face  levée,  les  yeux  grands  ouverts,  le  ventre  déchiré  à  coups 
de  sabre  ou  de  baïonnette.  Un  petit  fichu  blanc  encadrait  le 
cou  ridé  et  répandait  dans  l'ombre  une  livide  phosphorescence 
sur  le  visage  intact.  L'expression  de  ce  visage  restait  absolu- 
ment étrangère  à  la  hideuse  blessure  par  où  s'échappaient  les 
entrailles  :  elle  était  calme,  et  dure,  empreinte  d'une  étrange, 
d'une  auguste  dignité.  Immobiles,  le  père  et  l'enfant  regar- 
daient. Soudain,  une  clameur  s'éleva  dans  la  rue  et  l'on  entendit 
le  bruit  d'une  course  nombreuse  et  rapide.  Luc  comprit  que 
l'incendie  était  déchaîné.  11  fallait  fuir.  Il  mit  sa  main  sur 
l'épaule  de  l'enfant.  Celui-ci  se  courba  sur  le  visage  de  la  morte 
et  baisa  sa  joue  creuse. 

Une  minute  plus  tard,  Luc,  avec  ses  cinq  enfans  dont  il 
portait  le  plus  petit  entre  ses  bras,  descendait  la  rue  du  village. 
Déjà  la  fumée  les  piquait  à  la  gorge,  et  derrière  eux  les  flammes 
montaient.  Il  y  avait  encore  quelques  soldats  allemands  qui 
s'en  allaient,  par  petits  groupes,  se  bousculant,  faisant  sonner 
leurs  gros  rires.  Quelques-uns  se  montrèrent  du  doigt  avec  des 
moqueries  le  boiteux  qui  fuyait  entouré  d'enfans,  mais  ils  ne 
leur  firent  pas  de  mal.  Un  autre  qui  se  tenait  tout  seul  à  la 
sortie  du  village,  les  regarda  passer  en  pleurant. 

Le  reflet  des  flammes  sur  les  nuages  couvrait  la  plaine 
d'une  immense  tente  rouge,  éclairant  çà  et  là  sur  toutes  les 
routes  les  misérables  petits  troupeaux  noirs  des  gens  chassés  de 
leurs  foyers,  qui  erraient  entre  les  champs  qu'ils  avaient  cul- 
tivés de  leurs  mains,  sur  la  terre  où  ils  n'auraient  plus  de  gîte.; 
Quand  les  petits  étaient  trop  fatigués,  Luc  s'asseyait  avec  eux 
sur  le  bord  de  la  route;  ils  appuyaient  leurs  têtes  sur  ses 
épaules,  sur  ses  genoux;  de  faibles  sanglots  les  secouaient 
encore  par  intervalles;  s'ils  voyaient  passer  un  soldat  allemand, 
ils  tremblaient  et  se  cachaient  le  visage. 

Quand,  en  pleine  nuit,  Gotton  ouvrit  la  porte  du  côté  du 
jardin  et  vit  entrer  Luc  avec  les  cinq  enfans,  des  larmes  de  joie 
lui  coulèrent  des  yeux.  «  Ohl  LucI  cria-t-elle,  ils  n'ont  pas 
eu  de  mal?  —  Non,  dit  Luc  :  as-tu  de  quoi  manger?  »  Pour 
conjurer  son  pressentiment,  elle  avait  tout  préparé  comme  si 
elle  croyait  que  les  petits  allaient  venir;  elle  avait  fait  cuire  la 
soupe,  mis  des  draps  frais  au  grand  lit  où  elle  allait  les 
coucher.  Avec  des  serviettes  blanches  elle  lava  sur  leurs  mains 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CÔNNlXLOÔ.  SlT 

et  leurs  visages  des  traces  de  sang,  puis  délaça  sur  leurs  pieds 
gontle's  les  petites  chaussures.  Eux,  tout  apeurés,  se  laissèrent 
nourrir,  déshabiller,  embrasser  sans  résistance  et  peu  à  peu  la 
stupeur  de  leurs  jeunes  yeux  sauvages  fit  place  à  cette  sorte 
d'engourdissement  enivré  que  l'on  voit  aux  enfans  accablés 
de  fatigue.  Gotton  les  étendit  tous  les  cinq,  côte  à  côte,  dans  le 
lit.  Luc  et  elle  se  couchèrent  par  terre,  mais  de  quart  d'heure 
en  quart  d'heure  elle  se  relevait  pour  veiller  le  sommeil  des 
enfans.  L'aîné  était  rouge  et  agité;  il  semblait  avoir  la  fièvre; 
les  autres  dormaient  paisiblement.  Golton  admirait  les  boucles 
blondes  et  les  boucles  rousses  qui  se  mêlaient  sur  le  traversin, 
les  joues  qui  dans  le  sommeil  semblent  se  gonfler  d'un  sang 
plus  chaud,  les  lèvres  tendres  qui,  par  instans,  remuaient, 
dociles  au  rêve  fugitif,  les  paupières  si  blanches,  si  douces, 
les  cils  dorés.  De  quel  ardent  regard  elle  caressait  les  petites 
têtes!  Voilà  que  se  réalisait  ce  qu'elle  avait  tant  rêvé,  la 
maison  pleine  d'enfansl  Dans  quelques  jours  ils  riraient,  ces 
petits,  ils  oublieraient,  au  moins  les  plus  jeunes,  la  pauvre 
femme  qui  les  avait  portés  et  allaités,  et  qui  gisait  maintenant, 
le  ventre  ouvert,  dans  une  chambre  de  sa  maison.  Ils  embras- 
seraient Gotton,  l'adultère,  pour  qui  leur  mère  avait  été  mépri- 
sée; elle  peignerait  leurs  beaux  cheveux.  Non,  Gotton  sentait 
bien  que  ce  n'était  pas  possible.  Alors,  qu'est-ce  qui  allait  se 
passer?  Qu'est-ce  que  Luc  voudrait  faire?  Elle  ne  doutait  pas 
que  maintenant  les  enfans  ne  lui  prissent  tout  le  cœur.  Son 
désir  d'être  mère  lui  avait  fait  comprendre  ce  que  peut  être 
l'amour  des  parens  pour  leurs  petits.  Il  lui  semblait  inévitable 
que  cet  amour  finit  par  être  le  plus  fort,  et  par  vaincre,  dans 
le  cœur  paternel,  l'amour  de  la  femme.  Elle  revit  encore  une 
fois  le  printemps  de  trois  années  auparavant,  et  chacun  de  ses 
pas  vers  la  faute.  Elle  se  dit  qu'elle  était  entrée  dans  la  vie  comme 
une  pauvre  folle  qui  ne  sait  rien  et  ne  veut  pas  écouter  ceux 
qui  savent.  Le  mystère  que  l'enfant  apprend  par  la  tendresse 
dans  la  chaleur  des  bras  maternels,  son  père  ne  le  lui  avait  pas 
fait  connaître  ;  elle  l'avait  découvert  trop  tard,  femme,  dans  sa 
propre  souffrance. 

Jean-Baptiste  se  retourna  dans  le  lit  en  murmurant  : 
«  Maman  !  maman  1  »  Gotton  le  regarda  plus  fixement.  Elle  lui 
voyait  la  ténacité  de  Luc,  marquée  sur  le  visage.  Elle  songeait 
que  celui-là  n'oublierait   pas.  Il  la  haïrait  avec  force.  C'était  le 

TOME    XL.     1917.  52 


818 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


même  enfant  qui  au  printemps  dernier  lui  avait  jeté  une 
pierre. 

11  est  vrai  qu'il  avait  déjà  onze  ou  douze  ans.  On  pou- 
vait, si  les  choses  ne  -s'arrangeaient  pas,  l'envoyer  en  appren- 
tissage, et  garder  les  autres  à  la  maison.  Gotton  entrevoyait 
qu'après  tout  Luc  était  libre  maintenant;  il  pouvait  l'épouser 
demain,  elle  serait  la  femme  légitime,  la  seconde  femme  qui  a 
le  droit  d'élever  les  enfans  de  la  première,  et  la  morte  serait 
effacée,  remplacée,  vaincue  définitivement,  elle  n'aurait  pas 
même  une  tombe  où  ses  enfans  pussent  aller  prier,  car,  dans 
l'immense  incendie,  dont  la  moitié  du  ciel  rougeoyait,  son 
corps  n'était  plus  sans  doute  qu'un  petit  tas  d'ossemens  noircis 
parmi  les  décombres.  De  Gertrude  Moorslede,  il  ne  serait  plus 
jamais  question  :  et  pourtant  elle  vivait  dans  ces  petites  poi- 
trines d'enfans  pour  repousser  l'amour  de  la  fille  stérile. 

«  Il  faut  que  je  m'en  aille  !  »  se  redisait  Gotton  ;  et  les 
larmes  ruisselaient  sur  ses  joues.  Depuis  trois  ans  qu'elle  avait 
quitté  Metsys,  elle  n'avait  plus  rien  connu  en  ce  monde  que  la 
figure  taciturne  et  passionnée  de  Luc.  Son  pays  était  pour  elle 
un  désert;  il  n'y  avait  pas  un  être  auprès  de  qui  elle  pût  cher- 
cher refuge.  S'en  aller,  cela  signifiait  mourir  de  cœur  et  de 
corps... 

Pourtant,  sans  qu'elle  conçût  comment  cela  fût  possible, 
elle  était  sûre  qu'elle  s'en  irait.  Alors,  elle  pensa  :  «  Si  je  pou- 
vais être  tuée,  moi  aussi?  Ce  ne  doit  pas  être  difficile!  »  Elle 
alla  vers  la  fenêtre,  appuya  contre  la  vitre  son  front  lourd,  et, 
regardant  trembler  au  bord  des  nuages  la  lueur  de  l'incendie, 
elle  s'enfonça  dans  la  pensée  de  l'abime. 

Le  matin  se  leva,  triste  et  morne  comme  des  yeux  qui  ont 
trop  pleuré.  Une  poussière  de  pluie  rabattait  sur  l'horizon  inco- 
lore la  fumée  de  l'incendie.  Après  qu'on  eut  entendu  le  clairon 
allemand  sonner  l'appel,  Luc  sortit  dans  le  village,  tandis  que 
Gotton  habillait  les  enfans.  11  revint  au  bout  d'une  demi-heure 
et  lui  fit  signe  qu'il  voulait  lui  parler  bas.  Elle  le  suivit  dans 
un  coin  de  la  chambre.  11  lui  dit  : 

—  11  y  a  un  soldat  allemand  qui  a  été  tué  sur  la  commune. 
Je  l'ai  vu,  il  est  derrière  la  haie  du  vieux  Van  Dooren  qui  me 
l'a  montré.  11  a  dû  être  tué  cette  nuit  dans  une  affaire  entre 
soldats  et  traîné  là  ensuite;  il  n'y  a  pas  de  sang,  et  les  blessures 
sont  au  couteau.  Le  corps  est  couvert  de  feuilles.  Sans  doute 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CONNIXLOO.  819 

que  celui  qui  l'a  tué  voulait  l'eulerrer  là,  et  puis  il  aura  eu 
peur,  il  l'a  cache  comme  il  a  pu.  Ils  étaient  tous  ivres  ici  hier 
soir  et  il  parait  qu'on  a  entendu  venir  des  soldats  d'Iseghem 
qui  chantaient  et  criaient  comme  des  fous  après  l'incendie  et 
toutes  les  salete's  qu'ils  ont  faites.  L'homme  qui  a  été  tué  devait 
être  de  ceux-là,  car  pour  ceux  d'ici  ils  ont  déjà  passé  l'appel  et 
s'il  en  manquait  un  nous  aurions  entendu  du  bruit.  Mais 
quand  on  l'aura  trouvé,  c'est  nous  qui  payerons;  nous  serons 
incendiés  comme  à  Iseghem,  il  y  a  des  chances  ;  il  faudrait 
essayer  de  partir  avant. 

—  Luc,  dit-elle,  comment  veux-tu?  avec  les  enfans,  sans 
charrette  !  Regarde  Jean-Baptiste  comme  il  a  la  fièvre;  tu  ne  le 
ferais  pas  marcher  une  demi-lieue,  et  où  irions-nous? 

11  y  eut  un  silence,  et  puis  Gotton  dit  brusquement  : 

—  Va  de  ma  part  chez  le  curé  de  Metsys,  raconte-lui  tout 
ce  qui  s'est  passé,  et  que  nous  avons  les  enfans  chez  nous,  et 
demande-lui  pour  les  sauver  qu'il  nous  prête  sa  carriole  et  sa 
jument.  Il  le  fera,  il  est  très  bon.  Alors  tu  pourras  nous  mener 
jusqu'à  Malines.  Et  dis-lui  qu'il  me  bénisse,  et  qu'il  prie  pour 
moi. 

—  Je  ne  peux  pas  te  laisser  seule  ici.  Il  faut  que  tu  viennes 
avec  moi  et  que  tu  emmènes  les  enfans. 

—  Non,  fit-elle.  En  une  heure  et  demie,  tu  seras  de  retour; 
s'il  arrivait  malheur  avant  dans  le  village,  nous  irions  t'attendre 
sur  la  route. 

Elle  ajouta  avec  une  soudaine  fierté  : 

—  On  ne  me  verra  pas  mendiante  à  Metsys  ! 

II  n'insista  pas,  car  elle  avait  un  regard  qui  promettait  de 
ne  pas  céder.  Et  il  partit  en  hàto. 

Pendant  qu'il  parlait,  dans  un  éclair,  Gotton  avait  entrevu 
sa  rédemption.  Il  lui  semblait  qu'une  grande  miséricorde 
venait  de  lui  faire  signe;  elle  savait  maintenant  ce  qu'elle  vou- 
lait faire.  A  peine  Luc  fut-il  parti,  qu'elle  alla  chercher  dans 
un  vieux  tiroir  une  petite  bouteille  d'encre  et  une  plume.  Elle 
ouvrit  une  boite  de  papier  à  lettre  ornée  de  Heurs  qu'il  lui 
avait  naïvement  rapportée  un  jour,  sans  songer  qu'elle  n'écri- 
vait jamais  à  personne.  De  sa  main  ignorante, en  gros  caractères 
maladroits,  elle  écrivit  : 

((  Luc,  il  faut  que  je  m'en  aille;  je  ne  peux  pas  élever  ces 
petits  après  tout  le  mal  que  j'ai  fait  à  leur  mère.  Je  les  aime- 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rais,  eux  me  détesteraient  peut-être  :  ils  auraient  bien  raison. 
J'en  mourrais  de  honte  et  de  chagrin.  Toi,  maintenant,  tu  dois 
vivre  pour  eux;  tu  dois  te  marier  :  il  faut  qu'ils  aient  une 
mère,  et  que  ce  ne  soit  pas  une  indigne  comme  moi.  Je  pense 
à  cette  jeune  fille  qui  est  chez  les  Van  Dooren.  J'ai  entendu 
dire  qu'elle  est  très  bonne.  Elle  ne  m'a  jamais  dit  de  mau- 
vaises paroles.  Peut-être  qu'elle  voudra  bien.  Fais  cela  le  plus 
tôt  possible.  Luc,  j'ai  été  bien  heureuse  avec  toi  ;  mais  ça  ne 
pouvait  plus  continuer  après  ce  qui  est  arrivé.  N'aie  pas  trop 
de  regrets.  Si  tu  entendais  dire  bientôt  que  j'ai  péri,  moi  aussi, 
sois  heureux  pour  nous  deux.  Ce  sera  le  signe  que  nous  sommes 
pardonnes.  —  Ta  pauvre  amante  qui  t'aime  et  t'estime  à 
jamais.  —  Gotton  Connixloo.  » 

Elle  plia  le  beau  papier  à  fleurs,  mit  sa  lettre  dans  une  enve- 
loppe sur  laquelle  elle  écrivit  :  «  Luc  Heemskerque,  »  et  la 
posa  sur  la  cheminée.  Elle  embrassa  les  enfans,  recommanda 
à  Catherine  de  bien  veiller  sur  ses  petits  frères  et  de  ne  pas  les 
laisser  sortir  dans  le  jardin,  car  la  pluie  tombait  maintenant 
très  fort.  Puis,  à  son  tour,  elle  partit  en  serrant  sur  sa  poitrine 
les  plis  de  son  châle.  Elle  marchait  vite,  croisant  dans  la  rue 
de  nombreux  soldats  qui  fumaient  ou  sifflaient,  et  quelques 
rares  villageois  taciturnes  rasant  les  murs. 

Elle  traversa  le  village  et  suivit  la  route  jusqu'à  un  petit 
sentier  qui  mène  à  cette  ferme  des  Van  Dooren,  près  de  laquelle 
Luc  lui  avait  dit  qu'était  caché  un  cadavre  allemand.  Les  fer- 
miers, leurs  enfans,  leurs  serviteurs  restaient  prudemment 
enfermés,  et  sans  doute  la  nouvelle  du  meurtre  ne  s'était  pas 
répandue,  car  on  ne  voyait  âme  qui  vive  dans  ces  environs. 
Gotton  longea  la  haie  qui  enfermait  le  potager  de  la  ferme. 
Près  du  second  tournant,  elle  aperçut  un  cadavre  allemand  à 
demi  dissimulé  sous  des  branches  arrachées  à  un  cognassier, 
dont  la  ramure  débordait  la  haie  au-dessus  de  cet  endroit. 
Craintivement  elle  se  courba,  souleva  les  feuilles  bruissantes 
et  mouillées,  observa  les  hideuses  entailles  qui  bâillaient  des 
deux  côtés  du  cou,  puis  les  détails  de  l'uniforme,  le  numéro 
cousu  sur  la  patte  d'épaule.  Quand  elle  eut  bien  regardé,  elle 
laissa  retomber  les  rameaux  feuillus  et  s'en  revint  sous  la 
pluie  lourde,  par  le  sentier  toujours  désert,  puis  par  la  route 
jusqu'au  village  où  elle  s'arrêta  devant  la  Maison  commune. 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CONNIXLOO.  821 


Dans  la  maison  commune,  le  capitaine  de  la  compagnie 
cantonne'e  à  Meulebeke  travaillait  avec  ses  deux  lieutenans.  Des 
cartes  de  la  Flandre  occidentale  s'étalaient  devant  eux  sur  une 
large  table,  au  coin  de  laquelle  étaient  posés  un  broc  de  bière 
et  trois  verres  qu'ils    remplissaient  et   vidaient  fréquemment. 

Un  planton  parut  dans  la  porte. 

—  Mon  capitaine,  c'est  une  femme   qui  demande  à  entrer. 

—  Une  femme  qui  veut  entrer?  Allez  donc  voir,  Hillmer, 
dit  le  capitaine,  c'est  peut-être  un  renseignement. 

Le  lieutenant  Hillmer  était  un  officier  de  tenue  très  mili- 
taire. Il  avait  un  gros  cou  violacé  qui  débordait  en  bourrelet 
du  col  de  sa  tunique,  une  mâchoire  carrée,  de  belles  dents 
blanches.  Avec  la  raideur  rapide  d'une  ex«ellente  mécanique,  il 
se  leva  et  sortit. 

11  revint  au  bout  de  quelques  minutes. 

—  Mon  capitaine,  c'est  une  fille  de  ce  pays  qui  a  l'air  d'une 
folle.  Elle  vient  dire  qu'elle  a  tué  un  soldat  la  nuit  dernière. 

Le  capitaine  ne  put  réprimer  un  sursaut  : 

—  Gomment,  ici  ?  dans  notre  cantonnement,  on  a  tiré? 

—  Non,  tué  au  couteau  —  du  moins  c'est  ce  que  raconte 
cette  femme.  Ce  ne  devait  pas  être  un  homme  de  la  compagnie. 
Il  ne  manquait  personne  à  l'appel  ce  matin. 

Un  silence  suivit.  Le  lieutenant  Hillmer  regardait  son  capi- 
taine droit  dans  les  yeux  et  un  sourire  d'attente  relevait  sa 
lèvre  couleur  de  cuir  sur  ses  dents  blanches.  Le  capitaine,  un 
gros  homme  à  barbe  blonde  et  dont  les  paupières  tirées  cligno- 
taient, se  passait  et  repassait  la  main  sur  le  front. 

—  Il  faut  la  juger,  dit-il,  et  nous  tâcherons  d'arrêter 
l'affaire  avec  une  exécution. 

—  Pardon,  mon  capitaine,  reprit  Hillmer,  vous  vous 
rappelez  nos  ordres  :  punition  collective  toutes  les  fois  qu'on 
nous  aura  tué  un  homme.  Le  cas  d'aveux  spontanés  n'est  pas 
prévu. 

—  Hé  bien!  devant  un  cas  qui  n'est  pas  prévu,  j'interprète 
les  ordres,  que  diable!...  J'interprète!  Voyons,  Hillmer,  vous 
croyez  que  j'ai  envie  d'incendier  ce  trou?  Vous  croyez  que  ça 
me  ferait  plaisir,  dites?  Est-ce  que  vous  n'en  avez  pas  assez  de 
ces  cochonneries?  Il  y  a  quinze  jours  (|ue  je  ne  dors  pas..  La 


822  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tête  me  craque.  Fichez-moi  la  paix  et  tâchez  qu'on  puisse  cou- 
cher tranquille  ici  ce  soir. 

Il  plia  ses  cartes  et  mit  un  peu  d'ordre  sur  la  table,  puis 
s'étant  ressaisi  il  dit  d'une  voix  plus  calme  : 

—  Eh  bien,  nous  allons  nous  constituer  en  tribunal.  Hillmer 
à  droite,  Franz  à  gauche.  Hillmer,  vous  avez  un  interprète  ? 

—  Oui,  mon  capitaine!  J'ai  fait  descendre  le  bourgmestre. 

—  C'est  bien.  Vous  allez  maintenant  me  chercher  l'adjudant 
qui  nous  servira  de  greffier,  et  nous  interrogerons  cette  femme. 

Le  jeune  homme  que  le  capitaine  avait  appelé  Franz  prit  sa 
place,  puis  allongea  ses  jambes  sous  la  table  en  rejetant  le  buste 
contre  le  dossier  de  sa  chaise.  Il  avait  l'air  d'un  monsieur  des 
villes,  mince,  la  peau  blanche,  les  joues  plates,  le  sourire  mo- 
queur et  négligent.  II.  remarqua  de  sa  voix  froide  et  un  peu 
grêle  : 

^ —  Ce  n'est  tout  de  même  pas  ordinaire,  cette  aflaire-là,mon 
capitaine.  J'espère  que  vous  n'allez  pas  trop  la  dépêcher? 

Le  capitaine  semblait  avoir  de  l'indulgence  pour  ce  jeune 
homme.  Il  haussa  légèrement  les  épaules.  ((  Regardez-moi,  dit- 
il,  cette  espèce  d'intellectuel  1  Ça  fait  la  guerre  en  cherchant 
des  curiosités  1  »  Et  il  lui  sourit  avec  un  air  d'amitié. 

Au  même  moment,  le  lieutenant  Hillmer  rentrait  avec  l'ad- 
judant à  qui  le  capitaine  tendit  un  cahier  de  papier,  une  plume 
et  une  bouteille  d'encre.  Chacun  s'étant  installé,  l'adjudant  alla 
ouvrir  la  porte  et  fit  un  signe  au  dehors.  Gotton  apparut  sur  le 
seuil  entre  deux  soldats  baïonnette  au  canon.  Derrière  elle, 
venait  le  bourgmestre  retenu  en  otage  dans  la  maison  commune, 
un  homme  respectable,  qui  de  sa  vie  n'avait  parlé  à  Gotton 
et  qui,  tout  tremblant  de  peur,  fixait  sur  elle  un  regard  indigné. 
Elle  était  toute  mouillée  de  pluie;  des  mèches  blondes  rayaient 
ses  joues  blêmes  que  l'angoisse  en  quelques  jours  avait  évidées. 
Elle  se  tenait  les  mains  pendantes;  ses  yeux  scintillans  scru- 
taient les  trois  figures  d'officiers  allant  de  l'une  à  l'autre, 
essayant  de  surprendre  sur  les  physionomies  le  sens  des  paroles 
étrangères.  Le  cœur  lui  battait  si  fort  qu'elle  avait  peur  de 
tomber. 

—  Vous  dites  que  vous  avez  tué  un  soldat  allemand? 
demanda  le  capitaine,  et  le  bourgmestre  traduisit. 

Sans  baisser  les  yeux  Gotton  fit  signe  que  oui. 
: — :  Pourquoi? 


HISTOIRE    DE    COTTON    CONNIXLOO.  823 

Il  n'y  eut  pas  de  re'ponse. 

—  Voyons,  insinua  le  jeune  lieutenant  Franz,  cela  vous 
ennuie  de  nous  dire  qu'il  a  été  trop  aimable,  le  pauvre  garçon? 

Le  bourgmestre  ne  traduisit  pas.  Le  capitaine   demanda  : 

—  Où  est  son  corps? 

—  Derrière  la  ferme  des  Van  Doorcn,  dit  Gotton.  C'est  moi 
qui  l'ai  traîné  là  cette  nuit  pour  le  cacher. 

—  Vous  ne  voulez  pas  dire,  reprit  le  capitaine,  pourquoi 
vous  avez  commis  ce  meurtre.  Mais  pourquoi  est-ce  que  vous 
venez  vous  dénoncer? 

—  Pour  que  vous  ne  fassiez  pas  de  mal  au  village,  répondit- 
elle. 

Ils  se  mirent  à  causer  entre  eux,  elle  sentit  que  ce  qu'elle 
avait  dit  n'avait  pas  l'air  vrai,  et  ces  trois  hommes  lui  parais- 
saient si  dépourvus  de  toute  colère  qu'elle  eut  peur  d'être 
simplement  renvoyée  pour  folle.  Elle  se  tenait  immobile,  épiant 
leurs  moindres  gestes,  la  bouche  entr'ouverte,  une  étrange 
lumière  verte  palpitant  dans  ses  prunelles  brillantes.  Toute 
l'énergie  de  sa  profonde  nature  se  concentrait  dans  le  désir 
d'être  crue  et  d'obtenir  la  grâce  de  l'expiation. 

Ils  avaient  fini  de  causer.  D'un  seul  mouvement  ils  se  dres- 
sèrent tous  les  trois  et  une  sorte  de  majesté  impersonnelle 
uniformisait  bizarrement  leurs  visages.  Le  capitaine  scanda  une 
brève  formule,  puis  releva  la  tête  et  avança  le  menton  d'un 
geste  qui  congédie.  Gotton  comprit  qu'elle  était  exaucée.  A  la 
sortie,  le  lieutenant  Hillmer  la  suivit  et  s'adressant  au  planton 
de  service  à  la  porte  de  la  chambre  : 

—  Trouve-moi  tout  de  suite  six  hommes  de  la  compagnie, 
lui  dit-il;  c'est  pour  un  peloton  d'exécution. 

Dans  la  pièce  oii  il  étale  de  nouveau  les  cartes,  le  petit 
lieutenant  pâle,  au  sourire  négligent,  dit  au  capitaine  : 

—  Vous  avez  bien  compris  que  ce  n'était  pas  vrai,  son 
histoire? 

Le  capitaine  fait  un  geste  qui  signifie  :  qu'importe?  et  il 
ajoute  : 

—  Si  ce  n'est  pas  elle,  c'est  son  amant.  Je  vous  répète  que 
je  n'ai  pas  envie  de  brûler  ce  village.  Quand  l'affaire  éclatera, 
ce  sera  une  bonne  chose  de  pouvoir  montrer  que  justice  est 
faite. 


o2i  IlEVUË    DÈS    DEUX   MONDÈâ.: 


* 


Le  lendemain  matin,  Luc  Heemskerque  frappait  à  la  porte 
du  chantre  Connixloo.  Il  le  trouva  seul,  assis,  la  tête  entre  ses 
mains,  dans  la  sombre  chambre  où,  depuis  trois  ans,  personne 
n'enlevait  plus  les  toiles  d'araignée.  Connixloo,  se  levant,  recula 
d'un  pas  en  voyant  entrer  le  forgeron. 

—  Votre  fille  est  morte,  monsieur  Connixloo,  dit  Heems- 
kerque. 

—  Elle  est  morte,  oui,  pour  moi,  depuis  trois  ans. 

—  Elle  est  morte  volontairement,  monsieur  Connixloo,  et 
a  sauvé  Meulebeke,  il  faut  que  vous  le  sachiez. 

Connixloo  —  sans  répondre  —  releva,  comme  pour  écouler, 
sa  tête  aux  tempes  collées,  pâle  comme  un  vieux  parchemin,  et 
il  claquait  des  dents. 

Le  forgeron  lui  raconta  l'incendie  d'Iseghem,  comment  il 
avait  ramené  ses  enfans  à  Meulebeke,  comment  Gotton  les  avait 
soignés  et  couchés,  puis  l'inquiétude  que  l'on  avait  eue  le  len- 
demain pour  Meulebeke  après  la  découverte  du  cadavre  caché 
derrière  la  haie  des  Van  Dooren,  son  désir  de  partir,  la  ruse 
qu'avait  eue  Gotton  pour  l'éloigner. 

—  Quand  je  suis  arrivé  à  Metsys,  continua-t-il,  et  que  j'ai 
demandé  M.  le  Curé,  M.  le  Curé  a  été  bien  bon,  il  est 
descendu  pour  me  parler  lui-même,  e.t  me  demander  des  nou- 
velles de  Golton.  Il  m'a  dit,  comme  je  pouvais  m'y  attendre, 
qu'il  avait  prêté  sa  carrioleet  la  jument,  depuis  huit  joursdéjîi, 
à  une  veuve  de  la  paroisse  qui  était  partie  pour  Anvers  avec  ses 
enfans.  u  Le  Curé,  qu'il  disait,  on  sait  bien  qu'il  ne  s'en  va  pas; 
aussi  sa  carriole  est  la  première  prêtée.  J'aurais  été  content, 
qu'il  a  dit,  de  faire  quelque  chose  pour  Gotton.  » 

«  Alors  j'ai  couru  tout  le  chemin  de  retour  jusqu'à  Meulebeke. 
En  descendant  de  la  rue  avant  de  rentrer  chez  moi,  je  regar- 
dais s'il  n'y  avait  rien  de  changé. 

«  Je  remarquais  que  l'on  s'écartait  de  moi  comme  je  passais 
et  qu'on  me  regardait  pourtant.  J'ai  demandé  à  un  voisin  sur 
la  place  :  «  Rien  de  nouveau?  »  Il  m'a  montré  les  maisons  bien 
tranquilles  et  m'a  dit  :  «  Vous  voyez.  »  Alors  je  suis  rentré  à 
la  forge  et  j'ai  trouvé  une  lettre  que  Gotton  m'avait  écrite  :  elle 
disait  qu'elle  s'en  allait,  qu'elle  ne  pouvait  plus  élever  mes 
enfans,  et  elle  me  montrait  bien  qu'elle  avait  l'idée  de  chercher 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CONNIXLOO.'  825 

h  périr.  J'ai  couru  dehors,  j'ai  vu  du  monde  devant  la  maison 
commune,  il  y  a  un  homme  qui  est  venu  vers  moi  et  qui 
m'a  embrassé  en  pleurant,  et  il  disait  :  «  Elle  a  sauvé  le  vil- 
((  lage  !  »  Alors  j'ai  tout  compris,  monsieur  Connixloo  :  ce 
qu'elle  avait  été  dire  aux  officiers  qui  sont  dans  la  maison 
commune,  et  qu'elle  avait  dit  qu'elle  avait  tué  le  soldat  et 
qu'elle  était  morte. 

((Il  y  avait  beaucoup  de  monde  autour  de  moi,  il  y  en  avait 
qui  m'embrassaient  et  d'autres  qui  disaient  :  «  C'est  une  honte!  » 
parce  qu'ils  pensaient  que  c'était  moi  qui  avais  fait  le  coup. 
Moi,  la  tête  me  tournait...  Je  criais  :  «  Où  est-ell^?  «et  en 
même  temps  je  ne  pouvais  plus  avancer.  On  m'a  emmené  où  les 
goklats  l'avaient  fusillée,  derrière  la  maison  commune,  contre 
le  mur  du  jardin.  Elle  était  là,  couchée  par  terre  avec  une  figure 
douce  comme  celle  d'une  enfant.  Et  ses  vêtemens,  son  chàle 
noir  étaient  tout  pleins  de  sang,  et  le  mur  aussi  était  éclaboussé. 
A  côté  d'elle  il  y  avait  un  soldat,  ba'ionnet-te  au  canon.  J'ai 
crié  :  «  C'est  ma  femme,  je  veux  l'emporter!  »  Mais  le  soldat 
m'a  repoussé  avec  sa  baïonnette.  J'ai  compris  que  les  officiers 
avaient  donn'é  un  ordre,  pour  que  tout  le  monde  la  voie  et  que 
ça  fasse  peur.  J'ai  voulu  parler  aux  officiers,  mais  on  ne  m'a 
pas  laissé  entser  dans  la  maison.  Alors  je  suis  resté  près  d'elle 
a  genoux  jusqu'au  soir.  La  pluie  tombait  sur  elle  et  lui  mouil- 
lait les  joues  ;  je  voyais  son  sang  qui  s'écoulait  dans  les  ruis- 
seaux. Vers  sept  heures  un  soldat  est  venu  parler  à  la  sentinelle; 
alors  ils  m'ont  fait  signe  que  je  pouvais  l'emporter,  qu'ils  me 
la  laissaient  pour  que  je  l'enterre.  Je  l'ai  emportée  jusqu'à  la 
forge,  et  je  ne  l'ai  pas  enterrée,  monsieur  Connixloo,  parce  que 
je  crois  que  ça  devait  être  son  désir  qu'on  la  mette  au  cime- 
tière de  M^tsys,  à  côté  de  sa  mère,  si  vous  vouliez,  mon- 
sieur Connixloo...  » 

Le  chantre  semblait  accablé.  Il  murmurait  :  «  Ma  pauvre 
petite  fille,  ma  pauvre  petit  fille!  Et  elle  ne  s'est  même  pas 
confessée!  »  Heemskerque  ne  répondit  pas,  et  pendant  un  mo- 
ment il  n'y  eut  plus  dans  la  salle  basse  qu'un  bruit  étouffé  de 
sanglots. 

—  J'irai  avec  vous,  dit  Connixloo,  nous  n'aurons  que  nos 
bras,  je  pense,  pour  la  porter  jusqu'ici. 

Ils  partirent  ensemble,  le  vieux  chantre  et  le  forgeron,  et 
le  poids  du  chagrin  leur  courbait  les  épaules,  comme  ils  pas- 


826  REVUE    DES    DEUX    MONDES.- 

saient  entre  les  épaisses  prairies  fleuries   d'ombelles  blanches 
d'où  se  levait  pour  eux  l'image  de  Gotton. 

Ils  laissèrent  sur  la  gauche  les  ruines  d'Iseghem,  un  sque- 
lette de  village,  brisé,  noirci,  encore  fumant.  La  route  était 
déserte  et  coupée  de  grandes  flaques. 

—  Je  vous  ai  bien  grièvement  offensé,  monsieur  Connixloo, 
dit  Heemskerque;  mais,  voyez-vous,  votre  fille,  j'aurais  dix 
fois  donné  ma  vie  pour  elle.  Je  l'aimais  tellement  que  je  n'aurais 
pas  cru  possible  de  la  perdre.  Mais  Dieu  est  le  maître... 

«  Si  je  vous  demande  ce  que  je  vous  demande,  monsieur 
Connixloo,  reprit-il  après  un  lourd  silence,  c'est  à  cause  d'une 
parole  qu'elle  m'a  écrite  avant  de  s'en  aller  trouver  les  officiers 
à  la  maison  commune  :  «  Si  tu  entends  dire  bientôt  que  j'ai  péri, 
«  moi  aussi,  sois  heureux,  ce  sera  le  signe  que  nous  sommes  par- 
«  donnés.  «J'ai  peur  qu'elle  n'ait  eu  beaucoupde  tourmenspar  des 
pensées  que  je  n'ai  pas  connues.  Elle  s'en  est  allée  mourir  avec 
l'espoir  d'être  pardonnée  de  Dieu  :  je  crois  qu'elle  aurait  bien 
souhaité  de  savoir  que  son  père  lui  pardonnerait  aussi,  et  son 
village.  )) 

Connixloo  éleva  un  bras  au-dessus  de  sa  tête,  d'un  geste 
étrange  comme  pour  se  couvrir  devant  la  majesté  divine,  et  il 
murmura  : 

—  Dieu  est  juge,  moi  je  pardonne  à  mon  enfant. 

Ils  arrivèrent  à  la  forge.  Connixloo  recula  sur  le  seuil  en 
voyant  la  forme  blanche  et  voilée  étendue  dans  l'ombre,  sur  le 
sol  de  terre  battue. 

Puis,  s'approchant,  il  souleva  lui-même  le  linceul.  Luc  avait 
lavé  les  blessures  de  la  morte;  il  lui  avait  ôté  ses  vêtemens 
souillés  de  sang  et  de  boue  et  l'avait  revêtue  d'une  longue  che- 
mise; il  lui  avait  joint  les  mains  et  partagé  les  cheveux  qui, 
descendaient  comme  deux  ruisseaux  d'or  jusqu'à  ses  genoux. 
Et  maintenant  il  n'aurait  plus  osé  l'embrasser;  elle  était 
devenue  si  lointaine,  si  pure,  si  tranquille  I  Elle  n'avait  plus 
besoin  de  lui,  ni  de  rien.  Elle  avait  été  jusqu'au  bout  de  l'amour, 
et  jusqu'au  bout  de  l'expiation;  elle  semblait  plongée  dans  un 
immobile  assouvissement  et,  peut-être,  cette  puissante  et  bien- 
heureuse ardeur  dont  elle  rêvait,  petite  fille,  devant  les  vitraux 
de  Metsys,  avant  l'âge  de  la  passion  terrestre,  était  devenue  son 
partage. 

Dans  la  chambre  voisine,  les  enfans  étaient  réunis.  Catherine 


HISTOIRE    DE    GOTTON    CONNIXLOO.i  821 

venait  d'allumer  le  feu,  et  sagement,  comme  elle  l'avait  vu  faire 
à  sa  mère,  elle  e'pluchait  des  pommes  de  terre  et  des  carottes 
qu'elle  avait  prises  dans  des  provisions  entassées  au  grenier. 
Elle  avait  lavé  ses  petits  frères  qui  étaient  propres  et  frais  et 
jouaient  en  riant.  Luc  ayant  entr'ouvert  la  porte  les  regardait., 
Celle  qui  avait  été  pour  lui  toute  la  beauté,  la  douceur,  l'ivresse 
de  la  vie  était  couchée  là  dans  le  silence  éternel,  et  pourtant 
la  maison  n^avait  jamais  été  si  pleine  de  jeune  force  et  de  jeune 
espérance.  Ces  enfans,  qui  avaient  vu  massacrer  leur  mère  deux 
jours  à  peine  auparavant,  s'accoutumaient  au  nouveau  foyer 
avec  toute  l'humble  et  robuste  docilité  de  leur  âge.  Luc  songeait 
en  les  regardant  que  maintenant  sa  maison  leur  appartenait, 
sa  vie  aussi,  tout  lui-même  et  que  Gotton  l'avait  voulu  ainsi.. 
Il  referma  la  porte  et  se  retourna  vers  Connixloo. 

Sur  une  civière  de  branches  clouées,  ils  portèrent  ensemble 
le  corps  de  Gotton  jusqu'à  Metsys.  Là,  ils  la  couchèrent  en  terre 
bénite,  parmi  les  glaïeuls,  à  côté  de  Jeanne  Maers,  la  belle  amou- 
reuse à  qui  elle  avait  ressemblé.  Et  Connixloo  s'en  fut  chercher 
le  curé  pour  qu'il  vint  bénir  la  tombe.  Le  curé,  qui  était  gardé 
comme  otage  à  la  maison  commune,  vint  entre  deux  soldats 
réciter  les  prières  des  morts. 

Quand  il  eut  fini,  Connixloo,  redressant  ses  genoux  raidis, 
l'accompagna  jusqu'à  la  porte  du  cimetière.  Alors  le  vieux  curé 
lui  mit  tendrement  le  bras  sur  les  épaules  et  lui  dit  :  «  Ne  te 
fais  pas  trop  de  tourment,  mon  bon  Connixloo.  Le  Seigneur  est 
miséricordieux.  Vois-tu,  ta  pauvre  Gotton,  elle  n'avait  pas  la 
tète  bien  claire,  c'est  pourquoi  elle  s'est  laissé  induire  en  erreur; 
mais  c'était  une  fille  au  cœur  profond.  » 

Camille  Mayrans 


L'ÉTERNEL  CHAMP  DE  BATAILLE'" 


LES 

BONNES  GENS  DE  CHEZ  NOUS 

II 


Une  longue  figure  pâle  aux  joues  tombantes  et  avive'es  d'un 
peu  de  rose,  entre  deux  couples  de  papillotes  en  boudin  qui,  jus- 
qu'à sa  mort,  restèrent  du  plus  beau  brun,  et  qui  semblaient  les 
appendices  naturels  d'un  bonnet  à  ruches  et  à  rubans  violets, 
-^  un  bonnet  qu'elle  s'obstinait,  je  ne  sais  pourquoi,  à  appeler 
«  mon  bonnet  rouge,  »  —  un  caraco  de  soie  noire  bordé  de  petites 
perles  très  dures,  une  jupe  de  même  étoile,  —  le  tout  posé  sur 
un  ((  couvot,  ))  —  telle  est  restée  dans  mon  souvenir  la  silhouette 
de  ma  grand'mère  maternelle,  toujours  immobile  et  silencieuse 
dans  soi!  fauteuil,  impersonnelle  et  inexpressive  comme  une 
figure  mythologique  environnée  de  ses  attributs.  Si  j'ose  parler 
d'elle  ici,  c'est  que,  comme  ma  vieille  amie  de  Spincourt,  la 
mère  Charton,  cette  aïeule,  nonagénaire,  qui  était  devenue, 
avec  les  années,  à  peu  près  étrangère  à  la  vie  ambiante,  m'ap- 
parait,  elle  aussi,  merveilleusement  représentative  de  toute  une 
terre  lorraine,  la  région  de  Briey,  celle  des  riverains  de  la 
Moselle  entre  Metz  et  Thionville.  Pour  moi,  la  mère  Charton, 
c'est  la  VVoëvre,  avec  ses  grands  vents,  ses  pluies  diluviennes, 

(1)  Voyez  la  Revue  des  15  août  et  1"  septembre  1913,  1"  décembre  1916. 


LES    BOMVES    GENS    DE    CIIË?!    NOUS.  S29 

ses  boues  tenaces  et  profondes,  ses  immenses  plaines  àcére'aies. 
Ma  grand'mère,  c'est  le  Haut-Pays,  avec  ses  forêts  de  chênes  et 
de  bouleaux,  ses  usines,  ses  forges,  ses  fonderies  couronnées 
d'un  perpétuel  incendie  nocturne,  ses  wagons  de  fonte  et  de 
houille,  ses  routes  et  ses  allées  de  jardin  empierrées  ou  sablées 
de  <(  crasse  »  et  d'escarbilles,  paysage  à  la  fois  charbonneux  et 
verdoyant,  que  je  revois,  comme  au  temps  de  mon  enfance,  à 
travers  les  verres  coloriés  d'un  kiosque  rustique,  dans  une 
fantastique  lumière  de  topaze,  où  se  découpaient  des  bordures 
de  buis,  des  espaliers  d'arbres  fruitiers  et  des  corbeilles  de  fleurs 
aux  rigidités  métalliques,  toute  une  irréelle  végétation  miné- 
rale qui  semblait  pousser  naturellement  dans  ce  pays  du  Fer. 
Ma  grand'mère  était-elle  aussi  fortement  racée  que  la  mère 
Gharton,  je  n'oserais  pas  l'affirmer.  Cependant,  elle  était  née  à 
Briey,  dans  une  propriété  de  ses  grands-parens,  qu'on  appelle 
encore  aujourd'hui  La  Solle.  Son  aïeul  maternel  qui  s'intitulait 
pompeusement  «  seigneur  de  La  Solle  »  appartenait  à  une 
famille  de  petite  noblesse  parlementaire,  les  Adam  de  Fromeré- 
ville,  originaires  de  Saint-Mihiel  et  qui  possédèrent  jusqu'après 
la  révolution  le  domaine  d'Hattonchâtel.  C'étaient  donc  des 
riverains  de  la  Meuse.  Quant  à  son  propre  père,  bien  que  né  au 
château  de  Bouillon  en  Belgique,  où  commandait  son  grand- 
père,  il  descendait  d'une  vieille  famille  de  l'Orléanais,  les 
Bouvier  de  Lamotte,  comme  la  célèbre  M"'^  Guyon,  la  mystique 
amie  de  Fénelon,  qui  était  née  Jeanne  Bouvier  de  Lamotte. 
Ainsi,  mon  arrière-grand'père,  élevé  à  la  Flèche,  d'abord  lieu- 
tenant à  Montmédy  sous  les  ordres  du  marquis  de  Vogué,  puis 
au  régiment  de  Fort-Boyal  à  la  Martinique,  où  il  avait  été 
appelé  par  un  de  ses  cousins,  le  marquis  de  Beauharnais,  gou- 
verneur de  la  Guadeloupe,  le  futur  beau-père  de  l'impératrice 
Joséphine,  —  mon  bisaïeul  venait  des  bords  de  la  Loire.  En 
allant  à  la  Martinique,  il  ne  faisait  qu'obéir  d'ailleurs  à  une 
vieille  tradition  de  famille.  Plusieurs  de  ses  ascendans  furent 
capitaines  de  vaisseaux,  celui-ci  gouverneur  de  Québec  et  de  la 
Nouvelle-France,  celui-là  lieutenant  général  des  armées  navales. 
L'u:^  de  ces  coloniaux  avait  marié  sa  sœur  au  fils  de  Georges- 
Louis  Leclerc  de  Buffon,  le  fameux  naturaliste,  auquel  peut- 
être  il  avait  rapporté  des  «  coquilles!  »...  Qu'on  raisonne,  après 
cela,  sur  la  race  et  le  milieu  1  Qu'on  essaye  d'accorder  tant 
d'influences    diverses,    celles   du    Barrois   et  du   Gàtinais,    de 


830 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


la  Wallonie  belge  et  de  la  Martinique,  —  et  Joséphine  de 
Beauharnais  avec  M.  de  Buffon  !  Il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  ma  grand'raère  issue  d'un  sang  si  mélangé  et  si  voyageur, 
était,  autant  qu'on  peut  l'être,  une  femme  du  Haut-Pays,  —  et 
rien  que  cela. 


* 
♦  * 


Sa  longue  existence  se  déroula  tout  entière  entre  deux 
vieilles  maisons  provinciales,  dans  le  cadre  archaïque  et  pai- 
sible du  Briey  d'autrefois,  —  le  Briey  d'avant  la  découverte  et 
Texploitation  du  célèbre  «  bassin.  »  Elle  ne  sortit  que  deux  fois 
de  sa  petite  ville,  d'abord  pour  un  voyage  en  Alsace,  puis  pour 
un  autre  en  Prusse  rhénane.  Ce  dernier  surtout  avait  fait 
époque  dans  sa  vie.  C'est  ce  qu'elle  appelait,  avec  une  intonation 
respectueuse,  «  mon  voyage  aux  bords  du  Rhin.  »  Sa  troisième 
grande  sortie,  ce  fut  pour  s'en  aller  au  cimetière  rejoindre  son 
mari  et  ses  enfans  dans  le  caveau  familial.  Un  autre  déplace- 
ment, dont  elle  parlait  aussi,  lui  avait  laissé  des  impressions 
très  vives  :  un  court  séjour  à  Hattonchâlel,  berceau  de  sa 
famille  maternelle.  Elle  s'y  rendit,  non  point  pour  contempler 
le  castel  de  ses  aïeux,  —  elle  n'avait  aucune  vanité  nobiliaire, 
—  mais  pour  visiter  des  parens.  Le  milieu  était  assez  pareil  à 
celui  de  Briey  :  il  ne  la  dépaysait  point,  pas  plus  que  celui  de 
Longuyon,  de  Metz  et  de  Thionville,  oîi  elle  allait  fréquemment 
chez  des  amis,  des  alliés  ou  des  proches. 

J'ai  sous  les  yeux  une  aquarelle  exécutée,  du  temps  de 
Louis-Philippe,  par  un  amateur  ami  de  notre  famille,  et  qui 
représente  précisément  cet  antique  domaine  de  La  Solle  où 
naquit  ma  grand'mère.  C'est  un  logis  tout  rustique  d'aspect, 
auquel  donne  accès  une  allée  charretière,  bordée  d'un  côté  par 
un  jardin  potager,  de  l'autre  par  une  maison  de  ferme,  des 
granges  et  des  écuries.  Le  faitage  du  mur  qui  enclôt  le  jardin 
est  garni  de  fascines.  Vis-à-vis,  contre  le  mur  des  écuries,  on  a 
rangé  un  rouleau  pour  les  semailles.  Au  fond,  une  maison 
sans  style,  couverte  de  tuiles,  à  un  seul  étage,  niais  avec 
d'importans  greniers,  peut-être  des  greniers  à  fourrage,  si  j'en 
juge  par  la  dimension  des  fenêtres.  Le  corps  de  logis,  qui 
semble  fait  de  deux  morceaux,  est  tlanqué  d'une  tourelle  naïve 
et  débonnaire,  plus  semblable  à  un  pigeonnier  qu'à  un  donjon. 
A  côté  de  la  tourelle,  on  voit  des  perches  à  houblons,  déposées 


LES  BONNES  GENS  DE  CHEZ  NOUS.  831 

en  paquets  contre  la  muraille,  et  dont  l'extrémité  dépasse  les 
volets  du  premier  étage.  Tout  près,  un  puits  campagnard,  un 
puits  à  manivelle  avec  son  chaperon,  son  seau  de  bois,  l'auge 
pour  les  bestiaux.  Le  seul  luxe,  si  l'on  ose  dire,  la  seule  allu- 
sion seigneuriale,  c'est  la  coiffure  en  ardoise  de  la  tourelle,  — 
on  sait  que,  chez  nous,  l'ardoise  anoblit,  —  puis  les  grosses 
boules  de  pierre  en  têtes  de  quilles  qui  dominent  l'angle  du 
mur  de  chaque  côté  de  l'allée  charretière  et  qui  visent  à  donner 
l'illusion  majestueuse  d'un  portail. 

Depuis  cette  époque  déjà  lointaine,  La  Solle  a  traversé  bien 
des  vicissitudes.  Elle  a  été  vendue,  bouleversée  de  fond  en 
comble.  On  a  jeté  par  terre  la  vieille  tourelle  et  son  chapeau 
pointu,  remplacé  le  logis  bonhomme  par  une  bâtisse  à  préten- 
tions. Aujourd'hui,  au  moment  où  j'écris,  ce  sont  les  Allemands 
qui  l'occupent  —  pour  la  troisième  fois,  depuis  un  siècle. 
L'actuel  propriétaire,  un  de  nos  parens,  qui  avait  pieusement 
racheté  ce  débris  familial  (1),  a  dû  se  réfugier  en  France,  où  il 
attend  patiemment  l'heure  d'être  enfin  en  sûreté  dans  la  maison 
paternelle.  Si  j'en  crois  les  nouvelles  apportées  par  d'autres 
réfugiés  de  notre  pays,  les  envahisseurs  ont  coupé  tous  les 
arbres  de- La  Solle,  — des  sapins  gigantesques  et  magnifiques, 
autant  que  je  me  souvienne.  Deux  pas  plus  loin,  ils  ont  abattu 
des  noyers  plusieurs  fois  centenaires,  qui  ont  déjà  leur  légende 
parmi  nosLorraiips  évacués.  La  maîtresse  des  arbres  vénérables, 
personne  déjà  vénérable  elle-même,  se  serait  jetée  aux  pieds  de 
l'officier  prussien  chargé  de  l'exécution,  en  demandant  grâce 
pour  ces  bons  serviteurs.  Le  bourreau  fut  impitoyable.  Trem- 
blante, la  pauvre  dame  dut  assister,  de  sa  fenêtre,  à  l'assassinat 
de  ses  arbres.  Mais  au  premier  choc  de  la  cognée,  elle  reçut  un 
tel  coup  au  cœur  qu'elle  suffoqua  et  s'évanouit,  tant  et  si  bien, 
qu'on  vit  le  moment  où  elle  allait  passer.  Quand  ce  fut  fini  et 
qu'elle  eut  repris  ses  sens,  les  bûcherons  barbares,  par  un  raf- 
finement de  cruauté,  vinrent  lui  réclamer,  d'un  ton  gouailleur, 
le  prix  de  leur  sinistre  besogne. 

Déjà  en  1814,  ils  avaient  menacé  les  vieux  arbres  de  La 
Solle.  Au  lendemain  de  la  nouvelle  invasion  de  1870,  ma 
grand'mère  aimait  à  rappeler  leur  arrogance,  la  brutalité  de 
leur  ton  et  de  leurs  manières.  Elle  en  avait  conservé  une  sorte 

II)  M.  Martial  Bouvier   de  La  Motte,  à  qui  je  dois  tous  les  renseignemens 
généalogiques  dont  je  me  suis  servi  dans  les  pages  qui  précèdent. 


832 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


d'effroi  que  les  violences  toutes  récentes  des  Allemands  venaient 
encore  de  raviver.  Sans  doute,  dès  cette  époque  de  1815,  nos 
grands-parens  avaient  dû  envisager  la  perspective  d'une 
annexion  prussienne,  d'une  incorporation  de  notre  Basse-Lor- 
raine aux  pays  rhénans.  Nos  gens  de  Briey,  si  réfraclaires  à  la 
langue  allemande,  si  moqueurs  de  tout  ce  qui  sentait  la  lour- 
deur ou  la  grossièreté  germanique,  durent  peut-être  alors  se 
préparer  h  la  triste  nécessité  de  parler  la  langue  du  vainqueur. 
Toujours  est-il  que  ma  grand'mère  avait  gardé  dans  sa  mémoire 
,  deux  ou  trois  mots  d'allemand,  souvenirs  un  peu  honteux  de 
l'invasion,  qu'elle  s'était  empressée  d'oublier  pendant  toute 
cette  longue  période  de  sa  vie,  où  il  y  eut  un  regain  de  sécurité 
et  même  de  gloire  française,  et  qui  lui  revinrent  en  1870, 
lorsqu'il  fallut  de  nouveau  héberger  des  garnisaires  teutons. 
Elle  n'avait  pour  eux  que  du  dégoût,  comme  pour  leurs  pères 
de  1815.  En  revanche,  elle  ne  tarissait  pas  en  éloges  sur  les 
officiers  russes,  qui  s'étaient  montrés,  disait-elle,  beaucoup 
plus  humains  et  surtout  plus  polis  que  les  Prussiens.  Pour  elle, 
les  Russes  étaient  des  modèles  de  gentilhommerie,  de  courtoisie 
toute  française.  D'ailleurs,  ils  affectaient  de  ne  parler  que  le 
français,  au  rebours  des  Allemands  qui  prétendaient  imposer 
leur  odieux  jargon.  Quelques-uns  d'entre  eux  furent  très  pro- 
bablement les  hôtes  de  La  SoUe.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que 
l'apparition  de  ces  brillans  cavaliers  frappa  vivement  l'imagi- 
nation de  ma  grand'mère.  Cette  Lorraine,  de  sens  rassis,  cette 
bourgeoise  assez  froide  et  terre  à  terre,  je  ne  l'ai  jamais  vue 
s'animer  un  peu,  sortir  de  son  prosaïsme  imperturbable,  que 
lorsqu'elle  parlait  des  offlciers  russes.  C'était  son  petit  roman- 
tisme à  elle,  en  tout  cas  l'unique  rayon  de  poésie  qui  eût  tra- 
versé sa  jeunesse. 

L'existence  n'avait  pas  dû  être  bien  gaie  pour  elle  dans  ce 
rustique  manoir  de  La  Solle,  où  elle  était  née  en  1796,  au 
lendemain  de  la  tourmente  révolutionnaire  qui  venait  de  ruiner 
et  de  disperser  sa  famille.  Un  de  ses  oncles  avait  dû  émigrer. 
Son  grand'père,  Adam  de  Fromeréville,  qui  fut  inquiété  pendant 
la  Terreur,  eut  beaucoup  de  peine  à  sauver  sa  vie;  ce  ne  fut 
pas  pour  bien  longtemps  d'ailleurs  :  il  mourut  deux  ans  après, 
en  1795.  Quant  à  son  père,  Jacques-François-Marie  Bouvier 
de  Lamotte,  lieutenant  au  régiment  de  Fort-Royal,  elle  ignorait 
ce  qu'il  était  devenu  pendant  la  Révolution.  Il  dut  se  cacher 


LES  BONNES  GENS  DE  CHEZ  NOUS. 


833 


sans  doute,  soit  à  Hattonchâtel,  soit  dans  les  environs  de  Briey, 
pour  ne  reparaître  qu'après  le  Directoire.  En  tout  cas,  le  courage 
de  son  beau-père,  qui,  en  pleine  Terreur,  n'abandonna  point  sa 
maison  de  La  Solle,  lui  valut  de  conserver  ce  suprême  morceau 
du  patrimoine  de  sa  femme,  tout  entier  vendu  comme  bien 
national.  Mais  cette  propriété,  avec  la  ferme  attenante,  était  peu 
de  chose  pour  entretenir  une  famille  de  huit  enfansi  L'héritier 
des  seigneurs  de  La  Solle  dut  se  résigner  à  une  situation  des 
plus  modestes.  Ses  fils  aînés  s'engagèrent  dans  les  armées  de 
l'Empire.  Ses  filles  furent  élevées  avec  une  extrême  simplicité, 
si  j'en  juge  par  ma  grand'mère,  qui  savait  tout  juste  lire,  écrire 
et  compter.  Aucune  culture  littéraire,  aucun  art  d'agrément. 
On  ne  lui  avait  rien  appris,  en  dehors  du  catéchisme,  ce  caté- 
chisme impérial,  qui  fut,  paraît-il,  le  cauchemar  de  son  enfance, 
tant  il  était  compliqué,  surchargé  de  préceptes  révérencieux 
louchant  Sa  Majesté  l'Empereur  et  son  auguste  dynastie!  Quand, 
en  1872,  on  dut  substituer,  dans  nos  écoles,  le  catéchisme  du 
diocèse  de  Nancy  à  celui  du  diocèse  de  Metz,  je  me  souviens 
que  je  gémissais  et  que  je  me  dépitais  contre  la  longueur  des 
réponses.  Sur  quoi,  ma  grand'mère  me  rabrouait  : 

—  Qu'est-ce  que  tu  aurais  dit,  si  tu  avais  été  obligé,  comme 
moi,  d'apprendre  le  catéchisme  impérial!... 

Ces  notions  de  piété  et  une  infinité  de  contes  de  revenans 
composaient  tout  son  bagage  intellectuel.  Mais  de  fortes  tradi- 
tions de  famille  compensaient  ce  manque  de  culture.  Elle  avait 
gardé  de  sa  première  éducation  un  certain  sens  de  la  tenue,  du 
décorum,  voire  de  l'élégance,  et  aussi  le  culte  des  belles  rela- 
tions. Dans  le  Briey  somnolent  et  désœuvré  de  ce  temps-là,  on 
se  visitait  énormément.  L'existence  se  passait  mêm(;  tout  entière 
en  visites.  A  l'époque  de  ma  grand'mère,  il  s'y  trouvait  un 
minuscule  faubourg  Saint-Germain,  disparu  depuiis  longtemps 
lorsque  j'étais  petit,  et  dont  toutes  les  belles  dames  dormaient 
au  cimetière  sous  des  plaques  de  marbre,  où  je  m'évertuais  à 
déchiffrer  les  lettres  dédorées  de  leurs  noms.  C'étaient  toutes  des 
parentes  ou  des  alliées  de  la  famille  :  les  de  Lorme,  les  de 
Maygret,  les  de  Miscault.  Je  me  souviens  que  mes  tantes,  dans 
leurs  conversations,  rappelaient  parfois  le  nom  d'une  vieille 
demoiselle  nonagénaire,  depuis  longtemps  défunte,  qu'elles 
nommaient  familièrement  «  Chouchette  de  Miscault!...  »  Choti- 
chette,  dans  notre  français    local,,   veut   dire  «    frisette.   »    Et 

TOME  XL.  —  1917.  53 


834 


REVUE    DES    DEUX    MONDES* 


je  m'imaginais  cette  '(  Ghouchetle  de  Miscault  »  comme  une 
petite  vieille  éperdument  frisée,  avec  des  yeux  ronds  en  clous 
de  fauteuil  et  un  minois  folâtre...  Enfin  il  y  avait  une  autre 
dame  de  Miscault,  la  comtesse  d'Ollone,  —  dont  le  nom  se 
prononçait  avec  un  accent  de  vénération  toute  spéciale. 

Cette  vénération,  dont  j'ai  recueilli  les  suprêmes  échos,  ne 
datait  guèr<e  que  du  second  Empire.  Si  je  me  rappelle  bien  les 
propos  de  mes  tantes  et  grand'tantes,  les  bourgeois  de  Briey 
n'avaient,  sous  le  premier  Empire  et  même  sous  la  Restau- 
ration, qu'une  considération  médiocre  pour  les  derniers  repré- 
sentans  de  ces  vieilles  familles  à  demi  ruinées.  Et  c'est  peut-être 
pourquoi  ma  grand'mère,  marchant  sur  son  vingt-quatrième 
printemps,  fut  tout  heureuse  et  tout  aise  d'épouser  un  simple 
brasseur  qui  lui  donna  douze  enfans  et  une  aisance  que  l'on  ne 
connaissait  plus  chez  ses  parens.  Elle  quitta  sa  tour  pointue, 
son  manoir  de  La  Solle  et  le  beau  monde  de  la  Ville-Haute, 
pour  descendre  à  la  Ville-Basse  (il  fallait  entendre  de  quel  ton 
dédaigneux  on  disait  «  la  ville-basse  )>  chez  les  gens  de  la  «  ville- 
haute!  »)  et  pour  s'installer  dans  une  brasserie,  sise  au  bord  de 
l'eau,  à  côté  d'une  tannerie  et  d'un  moulin!  Cependant  elle  ne 
crut  point  déchoir.  Le  logis  où  elle  entrait  était  peut-être  plus 
antique  que  celui  dont  elle  sortait.  Mon  grand'père  pouvait 
étaler  des  quartiers  de  bourgeoisie  infiniment  respectables  et 
qui  valaient  '6ien  les'quartiers  de  noblesse  de  sa  femme.  J'ai 
vu,  de  mes  yeux,  dans  une  cave  de  la  maison,  une  ancienne 
croix  votive  encastrée  dans  la  muraille  et  dont  la  dédicace 
portait  que  l?tdite  croix  avait  été  érigée,  en  l'an  de  grâce  1694, 
par  un  bisaïeul  ou  trisaïeul  de  mon  grand'père,  pour  commé- 
morer la  réfe.ction  de  cette  brasserie  héréditaire. 

Mais,  même  sans  sa  petite  aisance  et  cette  tradition  bour- 
geoise déjà  longue,  mon  grand'père  avait  de  quoi  éblouir  sa 
fiancée.  Outre  ses  avantages  personnels,  il  était,  dans  le  Briey 
d'alors,  ce  qui  s'appelle  a  une  forte  tête.  »  Bonapartiste 
convaincu,  il  avait  groupé  autour  de  lui  tous  les  libéraux  de  la 
localité.  Sous  Louis-Philippe,  la  politique  le  mit  très  en  vue  : 
ce  qui  lui  permit  d'arrondir  considérablement  sa  fortune.  Sous 
le  second  Empire,  ce  fut  le  triomphe  :  il  devint  un  des  plus 
fermes  appuis  du  régime.  Lorsqu'il  mourut,  en  1861,  le  sous- 
préfet  de  Briey,  M.  Stéphen  Liégeard,  le  délicat  poète  des 
Abeilles  d'Or,  et,  actuellement,  l'unique  survivant,  je  crois,  des 


LES  BONNES  GENS  DE  CHEZ  NOUS. 


835 


anciens  députés  de  la  Moselle,  écrivit  à  ma  grand'mère  une 
lettre  de  condoléances,  que  j'ai  conservée,  et  qui  témoignait  de 
ia  plus  grande  considération  administrative  pour  cet  exemplaire 
serviteur  de  la  bonne  cause.  Parmi  nos  reliques  familiales,  je 
retrouve  un  ruban  rouge  strié  de  vert,  dans  une  petite  boîte 
blanche,  timbrée  de  l'aigle  impériale,  avec  cette  inscription  : 
Aux  compagnons  de  gloire  de  Napoléon  l^\  Cette  décoration 
aurait  été  remise,  parait-il,  à  mon  grand'père  par  le  même 
Stéphen  Liégeard,  sous-préfet,  qui  le  traitait  ainsi  fort  habi- 
lement comme  un  vieux  grognard,  bien  qu'il  n'eût  jamais  été 
que  garde  national  et  simple  conscrit  en  1814  ou  1815.  Néan- 
moins, il  avait  une  fort  belle  allure  militaire,  qui  ajoutait 
encore  à  son  prestige  dans  les  milieux  politiques.  Les  gens  du 
peuple  l'avaient  surnommé  Fanfan,  comme  les  La  Fleur  ou 
les  La  Tulipe  de  la  vieille  armée.  Il  était  adoré  de  ses  ouvriers, 
tous  libéraux  et  bonapartistes  qu'il  avait  enrôlés.  L'un  d'eux, 
un  vieux  cocher  nommé  Doudou,  ancien  soldat,  lui  avait  voué 
le  même  fanatisme  qu'à  l'Empereur  en  personne  :  à  sa  mort, 
il  le  veilla  et  il  le  pleura  comme  on  ne  pleure  pas  un  maître. 
Autoritaire,  ayant  le  verbe  haut  et,  dans  toute  sa  personne, 
un  air  dé  commandement,  ce  bourgeois  napoléonien  était 
consulté  avec  déférence,  non  seulement  par  les  autres  bourgeois 
de  la  ville,  mais  par  une  foule  de  cliens  éparpillés  à  dix  lieues 
à  la  ronde.  Il  était  écouté  comme  un  oracle  par  la  famille  de  sa 
femme,  qui  s'inclinait  devant  sa  supériorité  très  réelle.  A  table, 
dans  les  repas  solennels,  il  présidait  avec  une  majesté  quasi 
sacerdotale.  Pour  trancher  les  rôtis,  il  avait  des  gestes  augustes 
de  sacrificateur.  C'était  le  patriarche,  à  la  fois  roi  et  prêtre  à  son 
foyer.  Tous  les  soirs,  agenouillé  devant  la  haute  cheminée  de 
la  cuisine,  que  surmontait  un  crucifix  de  cuivre,  entouré  de  ses 
huitenfans  vivanset  de  ses  domestiques,  il  prononçait  la  prière.. ^ 
Complètement  éclipsée  par  ce  superbe  époux,  ma  grand'mère 
se  confina  dans  ses  fonctions  de  ménagère  et  de  maîtresse  de 
maison.  Cette  brasserie  où  elle  était  descendue,  peut-être  à 
regret,  elle' y  passa  certainement  les  meilleures  années  de  sa 
vie,  les  plus  exemptes  de  soucis,  les  plus  comblées  de  félicités 
matérielles.  Cette  vieille  maison  des  aïeux  a  suivi  le  sort  de  la 
Lorraine  et  de  la  France  monarchique.  Paisiblement  transmise 
de  père  en  fils  pendant  des  siècles,  elle  eut  du  mal  à  se  remettre 
des  secousses  de  la   Révolution  et  du  premier  Empire.   Puis, 


S36  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

après  un  éphémère  éclat  dans  la  première  moitié  du  siècle,  elle 
sombra  avec  la  défaite  de  1870. 

Jusqu'à  la  mort  de  mon  grand-père,  elle  fut  non  seulement 
un  centre  de  réunion,  mais  de  ralliement  moral  pour  la  famille. 
Après  lui,  vint  la  dispersion  et  l'oubli  des  traditions  anciennes. 
Pour  moi,  je  ne  l'ai  connue  que  dans  sa  décadence.  Néanmoins 
elle  résumait  à  mes  yeux  d'enfant  tant  de  vieilles  choses  éva- 
nouies ailleurs,  tant  de  vieilles  idées  et  de  vieilles  habitudes, 
qu'elle  m'a  laissé  un  souvenir  ineffaçable.  Je  revois  ses  caves, 
voûtées  comme  des  cryptes  de  cathédrale  et  perpétuellement 
inondées  par  les  coulures  des  foudres  et  des  cuves  de  fermenta- 
«  tion,  ou  par  les  rinçages  des  tonneaux.  On  s'y  aventurait  sur 
des  poutres  branlantes,  formant  ponceau  d'un  bout  à  l'autre  de 
ces  caves  en  enfilade,  parmi  les  garçons  brasseurs  qui  roulaient 
des  fûts  ou  qui  trimballaient  des  arrosoirs  d'eaii  bouillante. 
Ces  garçons  brasseurs,  dont  l'uniforme  consistait  essentielle- 
ment en  une  paire  de  bottes  et  un  tablier  bleu,  c'est  une  espèce 
aujourd'hui  disparue,  véritables  types  d'anciens  ouvriers  cor- 
poratifs. J'en  ai  connu  un  qui  était  au  service  de  la  brasserie 
depuis  soixante  ans.  Ils  s'y  succédaient  de  père  en  fils  et  ils  y 
étaient  traités  comme  les  enfans  de  la  maison.  On  disait  d'eux  : 
«  Not'  Jacques,  not'  Baptiste,  »  comme  on  disait  de  leurs  jeunes 
maîtres  :  «  Not'  Alphonse,  ou  not'  Èniile.  »  La  plupart  étaient 
de  francs  poivrots,  aux  moustaches  toujours  dégouttantes  de 
bière.  Ils  avaient  leur  tonneau  à  eux,  avec  un  gros  verre  posé 
dessus,  où  l'on  buvait  à  discrétion  du  matin  au  soir.  La  tradi- 
tion voulait  que,  lorsqu'on  mettait  un  nouveau  tonneau  en 
perce,  tout  le  personnel  de  la  brasserie  s'offrît  une  saoulerie 
complète.  Et  cela  leur  arrivait  souvent  de  tarir  un  tonneau  ! 

Métier  débonnaire  et,  en  somme,  peu  fatigant!  Le  plus 
pénible  pour  les  hommes,  c'était,  les  jours  de  brassin  (et  l'on 
ne  brassait  guère  plus  de  deux  fois  par  semaine),  de  porter  la 
hotte,  une  hotte  de  bois  cerclée  de  fer  comme  un  foudre  et  qui 
servait  à  véhiculer  la  bière  brûlante  des  chaudières  aux»  rafraî- 
chissoirs.  »  Quelle  bonne  odeur  exhalait  la  maison,  ces  jours- 
là  I  Odeur  laiteuse  d'orge  écrasée,  odeur  un  peu  âpre  et  sauvage 
de  houblon,  qui  m'apportait,  dans  une  buée  chaude,  une  vision 
naïve  des  grandes  plaines  d'Alsace.  Je  me  représentais  l'Alsace 
sous  l'aspect  d'une  immense  chaudière  fumante, où  des  paysans 
en  culottes  courtes,  comme  dans  les  images  d'Epinal,  déver- 


LES  BONNES  CENS  DE  CHEZ  NOUS.  837 

saient  continuellement  des  pannerées  de  houblon.  Cet  âpre 
parfum  me  poursuivait  dans  les  greniers,  où  les  balles  de  hou- 
blon, sangle'es  dans  leurs  bâches,  comme  de  grosses  cuisinières 
allemandes  dans  leur  corset,  attendaient  leur  tour  d'être  préci- 
pite'es  dans  la  chaudière.  Puis  c'étaient  les  greniers  à  orge, 
orge  en  sac,  orge  étalée,  qui,  après  maintes  manipulations, 
arrivait  dans  l'enfer  de  la  touraille,  —  la  touraille  avec  les 
larges  yeux  rouges  de  sa  fournaise  sans  cesse  bourrée  de  houille, 
avec  son  ronflement  perpétuel  et  sa  rauque  respiration  de 
monstre,  qui  hallucinait  mon  imagination  puérile.  La  four- 
naise, à  travers  d'énormes  tubes  en  spirale,  envoyait  sa  chaleur 
jusqu'à  une  chambre  métallique,  où  l'orge,  soumise  aune  tem- 
pérature torride,  arrêtait  une  germination  artificielle  commen- 
cée dans  les  vastes  salles  cimentées  des  «  germoirs.  »  Le  garçon 
chargé  de  la  retourner  à  l'aide  d'un  râteau  était  nu  jusqu'à  la 
ceinture.  Quand  il  sortait  de  là,  par  une  petite  porte  en  fer,  la 
face  livide,  l'air  hâve  et  squelettique,  enveloppé  dans  un 
grand  linge  blanc  pour  étancher  la  sueur  de  tout  son  corps, 
j'avais  un  petit  frisson  de  terreur  :  c'était,  pour  moi,  la  résur- 
rection de  Lazare... 

Du  temps  de  mes  grands-parens,  lorsque  la  machinerie  était 
encore  dans  l'enfance,  la  brasserie  exigeait  ainsi  une  main- 
d'œuvre  considérable.  La  maison  était  une  ruche  bourdon- 
nante, plei«ne  d'un  va-et-vient  de  tous  les  instans.  C'est  ainsi 
que  ma  grand'mère  se  trouvait  forcément  en  contact  avec  une 
domesticité  nombreuse  :  servantes,  couturières,  ravaudeuses, 
repasseuses,  garçons  brasseurs,  valets  d'étable  et  d'écurie.  Sui- 
vant un  vieil  usage  très  fraternel  et  très  chrétien,  les  domes- 
tiques non  mariés  mangeaient  à  la  table  de  famille,  que  prési- 
dait le  maître  du  logis.  C'étaient  de  belles  tablées.  Outre  la 
<(  maison  »  proprement  dite,  on  y  voyait  aussi  des  cliens,  gens 
de  la  campagne  ou  petits  propriétaires,  des  commis  voyageurs 
ou  des  marchands  d'orge  et  de  houblon,  ces  derniers  toujours 
Alsaciens  et  considérés  comme  des  amis,  presque  comme  des 
parens,  tellement  les  relations  commerciales  qu'on  entretenait 
étaient  cordiales,  affectueuses,  scrupuleusement  honnêtes.  Elles 
se  perdaient  dans  la  nuit  des  âges.  Les  Schott  de  Strasbourg 
fournissaient  notre  brasserie  depuis  un  temps  immémorial. 
D'autres  maisons  strasbourgeoises  étaient  unies  à  la  nôtre  par 
d'antiques  liens  d'amitié.    En  reconnaissance  de  l'hospitalité 


838  IXEVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

qu'ils  y  recevaient,  ces  vieux  amis  ne  manquaient  point  d'en- 
voyer un  pâté  de  foie  gras  pour  les  grandes  fêtes  de  l'année. 
Mon  grand-père  seul  en  mangeait,  au  milieu  de  l'admiration 
religieuse  des  convives...  Et  Ton  voyait  enfin  à  cette  table  de 
jeunes  Allemands  de  la  Prusse  rhénane  qui  venaient  apprendre, 
chez  nous,  leur  métier  de  brasseurs  et  s'initier  aux  élégances 
de  la  civilisation  et  de  la  langue  françaises. 

Evidemment,  je  n'ai  point  pris  ma  part  de  ces  agapes 
patriarcales;  je  n'ai  connu  ni  les  habitués  ni  les  hôtes  de  la 
brasserie.  Mais,  pendant  les  veillées  d'hiver,  à  l'époque  de  ma 
petite  enfance,  ma  grand'mère  aimait  à  m'entretenir  de  ce 
vieux  temps,  qui,  encore  une  fois,  fut  assurément  le  meilleur 
de  sa  vie.  Au  lendemain  de  l'invasion  de  1870,  alors  que  la 
frontière  rétrécie,  si  proche  alors  de  nos  foyers,  nous  donnait 
comme  une  sensation  d'étoulîement,  les  souvenirs  de  l'aïeule 
m'ouvraient  des  perspectives  sur  une  France  immense  et  glo- 
rieuse, qui  ne  finissait  qu'au  Rhin.  Pour  elle,  Saarbruck,  Kai- 
serslautern,  Trêves,  Coblentz  étaient  des  noms  aussi  familiers 
que  ceux  de  Metz  et  de  Thionville.  Et  malgré  les  récentes  hor- 
reurs de  la  guerre  allemande,  les  gens  qu'elle  connaissait  là-bas 
n'évoquaient  à  ses  yeux  que  de  bons  et  loyaux  visages,  des 
réceptions  charmantes,  des  parties  de  plaisir  égayées  de  danses 
et  de  musique  sentimentale.  Elle  y  avait  entendu  parler  notre 
langue,  acclamer  notre  pays...  Mais  surtout,  ce  que  je  retrou- 
vais dans  les  conversations  de  ma  bonne  femme  de  grand'- 
mère, c'était  l'écho  mourant  de  tous  les  langages  qui  se  par- 
laient, depuis  des  siècles,  dans  ces  contrées  riveraines  de  la 
Moselle  :  mots  paysans,  mots  bourgeois,  idiotismes  provinciaux, 
élégances  falotes  de  petits  hobereaux  ou  de  petits  robins  de 
bailliage,  elle  avait  recueilli  tout  cela  dans  son  entourage,  sans 
y  rien  ajouter  du  sien.  Sa  mémoire  était  une  plaque  stricte- 
ment réfléchissante,  que  nul  reflet  d'imagination  ne  troubla 
jamais.  De  même  que  la  mère  Gharton  était  un  vivant  réper- 
toire du  parler  de  Spincourt  et  de  la  Woëvre,  ma  grand'mère 
oITrait  le  vocabulaire  le  plus  complet  que  j'aie  connu  de  notre 
langage  briotin  et  bas-mosellan. 

* 

Les  Allemands  prétendent  que  tout  l'idéal  de  leurs  ver- 
tueuses ménagères  est  enclos  dans  ces  trois  mots  :  «  Kinder, 


LES  BONNES  GENS  DE  CHEZ  NOUS.  839 

kirche,  kûche:  les  enfans,  l'église,  la  cuisine.  »  Nos  Lorraines, 
même  celles  des  régions  à  dialectes  germaniques,  eussent 
d'abord  protesté  contre  ce  rapprochement  aussi  lourdement 
matériel  qu'irrévérencieux  de  l'église  et  de  la  cuisine,  et  ensuite 
eussent  déclaré  la  triple  formule  trop  étroite  pour  leur  usage. 
Les  soins  du  ménage,  auxquels  elles  se  donnaient  avec  un  beau 
zèle,  ne  les  empêchaient  point  de  songer  à  leurs  devoirs  de 
sociabilité  et,  en  général,  à  tous  les  plaisirs  mondains.  La 
cuisine,  —  certes  admirablement  outillée  et  fournie,  en  ses 
armoires,  d'une  foule  de  choses  succulentes  et  de  réserves 
copieuses,  —  ne  faisait  pas  oublier  le  salon.  Enfin,  pour  ce  qui 
est  de  l'église,  ces  dames  n'eussent  point  manqué  de  dire  : 
«  De  la  religion,  oui,  sans  doute,  c'est  excellent!  Mais  pas  trop 
n'en  faut.   » 

Telle  était  l'opinion  de  ma  grand'mère.  Elle  non  plus  n'était 
nullement  dévote.  C'était  le  cas,  d'ailleurs,  de  la  plupart  des 
femmes  élevées  sous  le  Directoire  et  le  premier  Empire  :  leur 
éducation  religieuse  avait  été  bien  négligée.  J'ajoute  que,  dans 
le  milieu  d'oii  elle  sortait,  ce  petit  monde  provincial  de  noblesse 
parlementaire,  militaire  surtout,  on  était  généralement  voltai- 
rien.  J'attribue  à  l'influence  de  mon  bourgeois  de  grand-père, 
homme  profondément  religieux,  la  régularité  et  la  correction 
que  ma  grand'mère  apportait  dans  ses  pratiques  de  piété.  Habi- 
tuellement, elle  assistait  à  la  grand'messe  du  dimanche,  avec 
son  mari  et  tous  ses  enfans,  et  elle  suivait  l'office  dans  un 
superbe  missel  en  maroquin  vert  et  à  tranches  dorées,  que  j'ai 
retrouvé  plus  tard,  au  fond  d'un  secrétaire,  à  une  époque  où 
elle  ne  pouvait  plus  s'en  servir,  les  caractères  étant  trop  fins 
pour  ses  yeux.  Ce  livre  somptueux,  qui  datait  du  xvin«  siècle, 
avait  dû  être  acheté  dans  une  vente,  ou  transmis  par  héritage. 
Je  vois  encore  le  nom  de  la  première  propriétaire,  tracé  d'une 
encre  jaunie  et  d'une  belle  écriture  diplomatique,  toute  fleurie 
de  boucles,  sur  la  page  de  garde  :  «  Pierron  la  Cadette.  »  Le 
texte  pieux  était  précédé  d'une  approbation  de  ((  IMgrdeCroy, 
évêque  de  Metz  et  prince  du  Saint-Empire  romain  germa- 
nique, ))  le  tout  timbré  de  ses  armes  et  publié  chez  Alcan 
(ou  CoUignon?),  libraire  de  Monseigneur,  à  l'enseigne  Aq  La 
Bib/r  d'or. 

Pendant  les  dernières  années  de  sa  vie,  la  pauvre  femme, 
devenue   presque  impotente,  se  faisait  néanmoins  un  devoir 


840  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'assister  aussi  régulièrement  qu'elle  le  pouvait  à  la  messe  de 
onze  heupes.  Mais  épuisée  par  cet  efTort,  elle  lisait  les  vêpres 
dans  son  fauteuil.  Ces  raisonnables  satisfactions  une  fois  accor- 
dées à  sa  conscience  et  aux  usages,  elle  ne  s'occupait  plus  du 
tout  des  choses  de  l'église,  sinon  lorsqu'il  s'agissait  de  quelque 
office  ou  service  solennel  à  l'intention  des  défunts  de  la  famille. 

Ces  fondations  pieuses  tenaient  une  grande  place  dans  les 
préoccupations  testamentaires,  comme  dans  l'existence  de  toute 
une  confrérie  de  vieilles  demoiselles,  qui  semblaient  n'avoir 
d'autre  raison  d'être  et  d'autre  emploi  au  monde  que  d'assister 
aux  messes  des  morts.  Le  dimanche,  au  prône,  le  curé  ou  les 
vicaires,  avant  de  commencer  leur  sermon,  annonçaient  une 
longue  kyrielle  de  ces  offices  funèbres,  et  l'on  entendait  ainsi 
hebdomadairement  rappeler  des  noms  de  paroissiens  enterrés 
depuis  plusieurs  siècles,  dont  personne  ne  se  souvenait,  dont 
les  familles  mêmes  étaient  depuis  longtemps  éteintes.  Pendant 
une  partie  de  mon  enfance,  j'ai  été  obsédé  par  une  de  ces  ren- 
gaines dominicales  qui  revenait  inexorablement  à  la  fin  du 
programme  liturgique  : 

—  Samedi,  messe  de  fondation,  pourM.Flayelle  et  son  épouse. 

Ma  grand'mère  elle-même  ignorait  qui  étaient  ce  «  M.  Flayelle 
et  son  épouse,  »  et  moi  je  les  aurais  volontiers  donnés  au  diable. 
Ce  n'est  que  bien  longtemps  après  que  j'ai  senti  tout  ce  qu'il  y 
avait  de  touchant  et  de  profondément  humain  dans  cette  cou- 
tume de  la  commémoration  des  morts.  On  peut  trouver  seule- 
ment que  certains  morts  privilégiés  abusaient  un  peu  trop  de 
l'attention  et  de  la  charité  de  leur  prochain.  Sans  les  spolia- 
tions de  ces  dernières  années,  je  suis  sûr  que,  jusqu'à  la  consom- 
mation des  temps,  les  chrétiens  de  Briey  eussent  entendu, 
chaque  dimanche,  tinter  à  leurs  oreilles  les  noms  de  «  M.  Flayelle 
et  de  son  épouse.  » 

* 

*  * 

Tout  cela  intéressait  médiocrement  ma  grand'mère.  Elle 
avait,  au  logis,  d'autres  chats  à  fouetter,  —  et  d'abord  une 
ribambelle  d'enfans.  En  ayant  eu  douze,  elle  savait,  comme  on 
dit,  ce  que  c'est  que  d'avoir  des  enfans  et  surtout  de  les  élever. 
Il  lui  fallut,  pour  cela,  des  trésors  de  patience,  dont  ses  filles 
s'émerveillèrent  plus  tard.  Et  c'est  peut-être  pour  cela,  parce 
que  les  bambins  ne  représentaient  à  ses  yeux  que  de  la  peine 


Les  èônnês  gens  de  ciie;^  Noiîâ.  S41 

et  de  l'ennui,  qu'elle  était  si  peu  tendre  au  jeune  âge.  D'ailleurs 
elle  avait  reçu  la  vieille  éducation  classique, —  l'éducation  tra- 
ditionnelle de  nos  pères,  non  encore  amollie  de  sentimentalité 
romantique.  Que  c'est  curieux  !  A  l'époque  où  les  parens 
n'aimaient  guère  les  enfans,  ceux-ci  foisonnaient.  Quand,  après 
Victor  Hugo,  on  s'est  mis  à  les  adorer,  pour  ne  pas  dire  à 
les  diviniser,  on  en  a  eu  de  moins  en  moins.  L'amour  des 
enfans  était  devenu  de  la  littérature.  Toujours  est-il  que  mes 
oncles  et  mes  tantes  —  principalement  mes  tantes  —  furent 
très  sévèrement  élevée.  Quand  ma  grand'mère  adressait  la  parole 
à  l'une  de  ses  filles,  elle  lui  disait  :  <(  Mademoiselle  !  »  d'un  ton  qui 
donnait  à  l'interpellée  la  conscience  immédiate  de  son  néant. 
Elle  se  montrait  extrêmement  distante  avec  elles  et  ne  les 
tutoyait  jamais.  Plus  tard,  par  une  adaptation  spontanée  aux 
usages,  elle  tutoya  ses  petits-enfans,  et  son  vieux  cœur  s'atten- 
drit si  bien  pour  eux  qu'ils  eurent  beaucoup  de  peine  à  com- 
prendre le  récit  de  ses  rigueurs  passées. 

Si  peu  sentimentale  qu'elle  fût  en  matière  d'éducation  pué- 
rile, elle  se  piquait,  en  tout  cas,  de  s'y  connaître.  L'hygiène  des 
nouveau-nés  n'avait  pas  de  secrets  pour  elle.  On  la  consultait 
là-dessus  comme  un  oracle.  D'ailleurs,  pour  toutes  les  maladies 
elle  connaissait  une  foule  de  recettes  et  de  thérapeutiques  que 
les  vieilles  bonnes  femmes  de  notre  pays  s'étaient  léguées  d'une 
génération  à  l'autre  et  où  les  onctions  d'huile  et  de  saindoux, 
les  cataplasmes,  les  embobelinemens  d'ouate  et  de  coton  jouaient 
un  rôle  capital.  Pour  l'emmaillotage  des  bébés,  elle  appartenait 
à  l'ancienne  écol'e  qui  ligotait  le  nourrisson  dans  ses  langes 
comme  une  momie  d'Egypte  dans  ses  bandelettes.  D'a[)rès  elle, 
celui-ci  n'était  jamais  assez  roidement  entravé.  Elle  disait  aux 
bonnes  : 

—  Serrez-moi  bien  les  lurelles  de  cet  enfant-là! 

Les  lurelles,  c'étaient  les  langes.  Et  elle  n'avait  de  cesse  que 
lorsque  le  poupoa  était  transformé  en  un  paquet  rigide  et  tout 
d'une  pièce,  comme  un  cervelas  de  Pâques. 

Les  rhumes  infantiles  étaient  redoutés  par  elle  à  l'égal  d'une 
catastrophe.  Pour  éviter  les  refroidissemens  et  jusqu'aux 
moindres  changemens  de  température,  elle  nous  faisait  affubler, 
pour  dormir,  de  robes  de  nuit  ouatées  et  capitonnées.  Nos  jambes 
étaient  emprisonnées  dans  des  sacs  de  flanelle,  qu'elle  appelait 
des  «  jambières  »  et  nos  pieds  lutinaient,  sous  les  couvertures, 


842 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


dos  briques  ou  des  cruchons  brûlans,  qu'on  plongeait,  tout 
habillés  de  linges,  entre  les  draps. 

Au  printemps  ou  à  l'automne,  le  temps  qui,  partout  ailleurs, 
est  assez  variable,  devient  facilement  très  aigre  et  même  glacial 
en  Lorraine.  Quand  nous  rentrions  de  promenade,  trempés  par 
une  averse  soudaine,  ma  grand'mère  s'affolait  à  la  pensée  de 
toutes  les  coqueluches  qui  pouvaient  fondre  sur  nous  : 

—  Je  vous  demande  un  peu  I  Les  voilà  tout  «  puransi  »  Pas 
un  fil  de  sec!.  .  Changez-les  vite,  Joséphine! 

Et  on  nous  déshabillait  des  pieds  à  la  tête.  On  faisait  chauffer 
nos  bas  de  laine  devant  le  fourneau  de  la  cuisine,  avant  de  nous 
les  enfiler.  Inutile  de  protester.  Ma  grand'mère  était  inflexible 
sur  ce  chapitre.  Convaincue,  suivant  le  vieil  adage  médical, 
qu'il  vaut  mieux  prévenir  le  mal  que  le  guérir,  elle  ne  voyait 
partout  que  rougeoles  et  scarlatines,  spectres  hideux  qui 
rôdaient  autour  de  nos  petits  lits.  Aucun  soin,  aucune  minutie 
n'étaient  superflus  pour  les  conjurer  ou  les  mettre  en  fuite... 

Au  fond,  malgré  sa  dureté  apparente  et  sa  sévérité,  elle  ne 
s'intéressait  qu'aux  enfans,  non  seulement  aux  siens,  mais  à 
ceux  des  parens,  des  amis,  de  tout  le  voisinage.  Gomme  une 
bonne  fermière  qui  épie  anxieusement  les  couvées,  elle  se  pas- 
sionnait pour  les  naissances,  était  assidue  aux  caquets  de  l'accou- 
chée, attentive  à  la  croissance  des  nouveau-nés  et  elle  s'émer- 
veillait de  les  voir  grandir,  comme  d'un  miracle  ravissant  et 
toujours  nouveau.  Elle  avait  des  mots  pour  tous  les  âges  et 
toutes  les  transformations  des  bambins,  pour  tous  leurs  gestes 
et  tous  les  menus  événemens  de  leur  existence.  Le  bébé  qui 
commençait  à  essayer  ses  petites  jambes  était  pour  elle  un 
trotrot  : 

—  Regardez-moi  ce  petit  «  trotrot  !  »  Un  vrai  Jésus  ! 

Plus  tard,  quand  l'enfant  étrennait  ses  premières  culottes  et 
usait  ses  premiers  souliers,  elle  s'ébahissait,  des  progrès  de  sa 
malice  et  de  la  scélératesse  de  ses  u  avisions.  »  A  chaque  méfait 
du  polisson,  elle  jetait  les  hauts  cris  : 

—  De  quoi  je  me  mêle  !  Un  u  bottré  »  de  cet  âge-là  ! 
J'imagine  qu'un  «   bottré  »  devait  être,  dans  son  idée,  un 

gamin  pas  plus  haut  que  la  botte.  Mais  l'étymologie  de  ces 
vieux  mots  est  très  difficile  à  retrouver.  Elle  en  avait  uii,  par 
exemple,  qui  est  encore  inexplicable  pour  moi,  mais  qui  était 
singulièrement  expressif,  — pour  désigner  la  fillette  déjà  montée 


LES    BONNES    GENS    DE    CHEZ    NOUS. 


843 


en  graine,  quelque  peu  minaudière  et  prélenLieuse,  qui  se  pousse, 
tant  qu'elle  peut,  afin  de  grandir  sa  petite  taille  : 

—  Avez-vous  vu  ce  petit  «  pinéguet  ?  »  s'exclamait  ma 
grand'mère  d'un  ton  narquois.  Qui  est-ce  qui  m'a  bâti  un 
«  pine'guet  »  de  cette  espèce-là? 

Rien  que  la  façon  pincée  dont  elle  prononçait  ce  mot  de 
«  pine'guet  »  évoquait  toute  la  prétention  de  la  jeune  mijaurée 
et  son  effort  désespéré  pour  hausser  la  plume  de  son  chapeau 
et  conquérir  l'attention  des  grandes  personnes.  Il  lui  arrivait 
même  quelquefois  d'employer  le  patois  des  gens  de  la  campagne, 
quand  elle  ne  savait  comment  exprimer" son  aversion  pour  la 
figure  de  certains  nourrissons  mal  venus  : 

—  Oh  !  le  peut' offant !  disait-elle,  en  se  voilant  la  face. 

«  Le  vilain  »  ou  «  le  hideux  enfant  »  ne  traduirait  pas  tout  ce 
que  cette  expression  campagnarde  signifie  de  laideur  grossière 
et  triviale.  Et  de  même,  les  mots  du  vocabulaire  français 
échouent  à  traduire  les  variétés  de  pleurnicheries  enfantines 
que  nos  mots  lorrains  exprimaient  d'une  façon  si  vive  et  si 
directe.  Ma  grand'mère  ne  s'y  trompait  jamais,  elle  appelait 
les  choses. par  leur  nom.  C'est  ainsi  qu'elle  disait,  lorsque  nos 
sanglots  s'achevaient  dans  une  sorte  de  geignement  sourd  et 
continu  : 

—  Auras-tu  bientôt  fini  de  «  hogner?  » 

«  Hogner  »  ce  n'était  pas  précisément  grogner,  ni  pleurer 
ni  sangloter;  mais  c'était  un  peu  de  tout  cela.  Et  il  y  avait 
aussi  «  chigner  »  qui  voulait  dire  encore  autre  chose.  «  Chi- 
gner  »  c'était  pleurer  pour  rire,  pour  apitoyer  une  grand'maman 
inexorable.  Ce  n'était  ni  sérieux,  ni  honnête.  Aussi  nous  décla- 
rait-elle de  son  air  le  plus  farouche  : 

—  Je  ne  veux  pas  de  a  chigneurs  »  ni  de  «  chigneuses  »  au 
logis  1 

Mais  pour  le  coup,  elle  sortait  hors  de  ses  gonds,  lors- 
qu'elle nous  entendait  pleurer,  en  poussant  des  cris  aigus, 
comme  gorets  conduits  en  foire  : 

—  11  n'y  a  pas  de  bon  sens  de  «  pincher  »  comme  çaî... 
Allons  1  que  ce  soit  fini  !  Et  torchez  vos  yeux  ! 

Car  «  pincher,  »  ce  n'était  pas  seulement  pousser  des  cris 
perçans,  mais  c'était  grincer  comme  une  corde  de  violon  faus- 
sée, c'était  racler  atrocement  les  nerfs  de  notre  pauvre  grand'- 
mère. Pourtant  elle  ne  se  fâchait  pas,  ou  si   peu   qu'il  fallait 


844 


REVUE    DES    DEUX    MONDES 


vraiment  que  ce  fût,  comme  on  disait  à  Briey,  pour  «  faire 
mention.  »  On  aurait  cru  qu'avec  les  années  elle  avait  perdu 
jusqu'à  la  faculté  de  s'émouvoir,  elle  qui,  autrefois,  était  si  peu 
endurante,  qui  s'exaspérait  contre  ses  filles,  lorsque  celles-ci 
plaquaient  des  fausses  notes  sur  le  piano,  en  estropiant  les 
morceaux  simplets  de  la  méthode  : 

—  Victorine,  finissez  I  Vous  me  sciez  le  dosl  Vous  ne  faites 
que  «  holquinerl  » 

Mais  ces  accès  d'humeur  n'étaient  plus,  de  mon  temps,  qu'un 
souvenir  historique  déjà  si  lointain  que  je  n'entrevoyais  que 
confusément  ce  que  pouvait  bien  signifier,  dans  la  langue  de 
ma  grand'mère,  ce  mot  de  «  holquiner.  »  Il  fallait  que  nous 
eussions  été  bien  méchans  pour  qu'elle  levât  le  bout  de  sa 
canne,  en  grondant  d'une  voix  cassée  : 

—  Ahl  matin  I  Je  te  «  gûgne!  » 

A  la  messe,  lorsque  nous  étions  dissipés,  ou  lorsque  nous 
nous  faisions  remarquer  en  tournant  continuellement  la  tête, 
celle-ci,  qui  occupait  le  premier  banc  derrière  le  nôtre,  nous 
«  gùgnait,  »  pour  nous  obliger  à  nous  tenir  tranquilles  :  ce 
qui  se  réduisait  à  nous  donner  une  légère  tape  sur  la  nuqye 
avec  le  dos  de  son  paroissien.  Ses  corrections  étaient  des  plus 
bénignes.  Et  cependant,  par  habitude,  elle  tonnait  contre  le 
((  libertinage  »  des  enfans,  et  elle  les  menaçait  d'une  «  hous- 
sine  »  imaginaire,  qui,  du  moins  pour  nous,  ne  sortit  jamais 
du  hangar  aux  fagots.  Quelquefois  aussi  elle  criait  du  ton  le 
plus  impressionnant  : 

—  Si  vous  continuez  à  être  libertins,  vous  aurez  pour  goûter 
une  «  tartine  à  la  gaille!  » 

Dans  notre  patois  lorrain,  une  «  gaille  »  c'est  une  chèvre. 
Cela,  je  le  savais.  Mais  qu'est-ce  que  pouvait  bien  être  cette  ter 
rible  punition  de  «  tartine  à  la  gaille  »  dont  nous  épouvantait  le 
courroux  de  notre  aïeule?  Longtemps,  je  m'imaginai  que  c'était 
être  condamné  à  manger  son  goûter  dans  l'élable  des  chèvres. 
A  dessein,  pour  nous  terroriser,  ma  grand'mère  évitait  de  pré- 
ciser ce  vague  épouvantail.  Ce  n'est  que  plus  tard  que  j'en  eus 
le  fin  mot  par  mes  tantes,  qui,  elles,  en  avaient  tàté  :  «  la  tartine 
à  la  gaille  »  consistait  en  un  morceau  de  pain  sec  trempé  dans 
de  l'eau,  et  saupoudré  de  quelques  grains  de  sel.  En  somme, 
la  pénitence  n'était  point  si  dure. 

Il  en  était  de  cela  comme  de  tous  les  châtimens  que    la 


LES  BONNES  GENS  DE  CHEZ  NOUS^  845 

pauvre  vieille  promettait  à  notre  turbulence,  et  qui  n'étaient 
guère  qu'en  paroles.  Elle  se  retranchait  derrière  l'autorité  de  nos 
parens  et  de  nos  maîtres  : 

—  Puisque  c'est  ainsi,  disait-elle,  je  te  ferai  donner  un 
•''  ratrot  »  par  ton  professeur  I...  Ah  I  tu  peux  préparer  tes 
culottes! 

Un  ((  ratrot  !  »  De  même  que  les  «  tartines  à  la  gaille,  »  je 
n'ai  jamais  su  au  juste  ce  que  c'était.  Il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  la  crainte  du  «  ratrot  »  fut  encore,  pour  tous  les  bam- 
bins de  ma  génération,  le  commencement  de  la  sagesse.  Gela 
se  réduisait  probablement  à  une  simple  semonce  plus  ou  moins 
véhémente,  selon  la  gravité  des  cas.  Ainsi,  par  exemple,  quand 
nous  rentrions  avec  une  bosse  au  front  ou  un  coup  de  griffe  à 
la  joue,  le  «  ratrot  »  était  aussi  infaillible  que  la  compresse, 
mais  d'un  pathétique  très  mitigé.  Ma  grand'mère  criait  (car 
toute  sa  vie  s'est  passée  à  crier  contre  Pierre  et  Paul)  : 

—  C'est  bien  fait  I  Tu  n'en  a  pas  moitié  I... 

Elle  voulait  dire  :  moitié  de  ce  que  nous  méritions.  L'expres- 
sion était  d'ailleurs  susceptible  d'une  foule  d'applications.  Une 
personne  -de  nos  amies  s'était-elle  conduite  de  façon  un  peu 
trop  fantaisiste  ou  sentimentale,  et  en  avait-elle  été  punie  par 
des  déboires,  des  humiliations,  des  pertes  d'argent, elle  pronon- 
çait avec  une  juste, sévérité  : 

—  C'est  bien  fait  !  Elle  n'en  a  pas  moitié  ! 

Elle  surveillait  notre  tenue  et  particulièrement  notre  atti- 
tude à  table,  mais  la  rigueur  de  ses  principes  avait  bien  fléchi, 
depuis  l'époque  de  ses  propres  enfans.  Néanmoins  une  foule  de 
choses  restaient  défendues.  On  ne  devait  pas  avoir  l'air  éval- 
tonné,  c'est-à-dire  prendre  des  allures  d'indépendance  ou  d'in- 
subordination. On  devait  éviter  la  négligence  dans  sa  mise  : 
«  Te  voilà  fait  comme  un  sottré  I  »  était  le  reproche  ordinaire 
qu'elle  adressait  aux  bambins  ébouriffés  et  mal  vêtus.  Le 
<(  sottré  »  est,  parait-il,  d'après  nos  légendes  lorraines,  le  lutin 
qui,  dans  les  écuries,  s'amuse  à  emmêler  les  crinières  ou  les 
queues  des  chevaux,  à  brouiller  l'orge  avec  l'avoine  dans  les 
coffres,  ou  dans  les  picotins.  Bref,  un  enfant  u  fait  comme  un 
sottré  »  ne  pouvait  être,  dans  les  idées  de  ma  grand'mère,  qu'un 
modèle  de  désordre  scandaleux.  Elle  critiquait  non  seulement 
nos  costumes,  mais  jusqu'à  nos  coiffures  et  jusqu'à  la  coupe  de 
nos  cheveux.  S'ils  étaient  secs  et  hérissés,  elle  déclarait  qu'a  il 


846  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

n'y  avait  pas  de  bon  sens  d'avoir  des  cheveux  hursus  dans  ce 
goùt-là.  »  S'ils  e'taient  trop  courts,  on  avait  l'air  d'un  pigeon" 
capucin;  trop  longs,  on  ressemblait  à  un  curé  ou  à  un  maître 
d'école. 

Mêmes  critiques  pour  le  boire  et  le  manger.  D'après  elle,  les 
enfans  devaient  déjeuner  d'une  assiettée  de  ((  mitonnade  »  (c'est 
ainsi  qu'elle  appelait  la  panade)  ;  le  café  au  lait  était  déclaré 
débilitant  et  elle  blâmait  nos  parens  de  nous  en  laisser  prendre. 
Nous  ne  devions  être  ni  «  narreux  »  ni  «  nâchons,  »  c'est-à- 
dire  ne  pas  faire  les  dégoûtés,  ne  pas  rechigner  sur  la  nourri- 
ture, ne  pas  la  gâcher  non  plus.  Une  côtelette  «  toute  dénâ- 
chonnée  »  était  une  côtelette  abîmée,  massacrée  par  nos  petites 
mains  maladroites.  Nous  ne  devions  pas  mettre  trop  d'eau  dans 
notre  vin,  —  autrement  ce  n'était  plus  qu'une  «  aouée,  »  —  ni 
répandre  par  terre  les  miettes  de  notre  pain  :  cela  s'appelait 
((  faire  des  grémiottes,  »  —  ni  avaler  notre  potage  par  trop 
petites  cuillerées  :  cela  s'appelait  «  cueilleroter,  »  —  ni  «  tri- 
ger  »  les  asperges,  c'est-à-dire  les  presser  avec  nos  doigts,  pour 
en  exprimer  le  jus.  Enfin,  quand  nous  n'étions  pas  exacts  pour 
l'heure  du  dîner,  l'excellente  femme  nous  avertissait,  en  pre- 
nant sa  grosse  voix,  que,  la  prochaine  fois,  nous  trouverions 
«  le  torchon  au  pot.  »  Ou  bien,  pour  nous  attraper,  ou  décevoir 
notre  gourmandise,  elle  nous  annonçait  comme  dessert  u  un 
petit  rien  entre  deux  plats.  »  Là-dessus  mon  imagination  tra- 
vaillait. Ce  «  petit  rien  »  était  pour  moi  une  friandise  extraor- 
dinaire, qui  se  servait  dans  un  plat  spécial  soigneusement 
recouvert  d'un  autre  plat,  pour  en  conserver  tout  l'arôme... 

♦ 
*    * 

Laveuses,  qui,  dès  l'heure  où  l'Orient  se  dore, 
Chantez,  battant  le  linge  aux  fontaines  d'Andorre I 

Seul,  le  poète  de  la  Légende  des  Siècles  a  pu  percevoir  les 
chants  mélodieux  des  laveuses  d'Andorre.  Avec  plus  de  vrai- 
semblance, Homère  compare  le  ramage  des  servantes,  dans 
VOdi/ssée,  aux  jacassemens  insupportables  des  grues  du  Caystre. 
Nos  laveuses,  à  nous,  ressemblaient  fort  à  ces  servantes  homé- 
riques. Nul  n'a  jamais  entendu  leurs  chants.  Mais,  telles  des 
oies  criardes,  elles  faisaient,  autour  de  leur  lavoir,  une  rumeur 
perçante  qui  se  répandait  au  loin.  Cette  rumeur,  scandée  par 


LES  BONNES  GENS  DE  CHEZ  NOUS.,  847 

les  coups  des  balloirs,  expirait  soudain  dans  la  ferveur  et  le 
vacarme  du  battage,  pour  reprendre  bientôt  sur  un  ton  plus 
aigu,  en  un  ensemble  assourdissant,  comme  dans  les  basses- 
cours,  lorsque  tout  à  coup,  sur  un  signal  mystérieux,  toutes  les 
volailles  se  mettent  à  s'égosiller  de  concert.  Puis,  cela  retom- 
bait, et  l'on  ne  distinguait  plus  que  le  roulement  des  battoirs 
qui  sonnaient  sur  les  planches  comme  un  temps  de  galop  sur 
une  piste  sonore.  Lorsque,  petits  garçons,  nous  traversions  le 
Pont-Rouge,  d'où  nous  dominions  les  baquets  de  nos  laveuses, 
nous  ne  manquions  jamais  d'imiter  le  sifflement  des  oies,  pour 
narguer  ces  bavardes  infatigables  :  ce  qui  nous  valait  une 
bordée  d'injures  et  la  menace  d'une  fessée  par  les  terribles 
battoirs,  brandis  contre  nous  au  bout  de  poignets  vigoureux. 
Mais  nous  les  «  bisions  »  de  plus  belle,  en  fuyant  à  toutes 
jambes. 

«  Biser,  »  c'était  se  croiser  les  deux  index  et  se  les  passer 
l'un  sur  l'autre,  en  sifflant  et  en  tirant  la  langue,  à  la  façon 
des  jars  en  colère.  Ce  petit  manège  avait  le  don  de  mettre  en 
fureur  ces  chères  laveuses,  comme  une  allusion  personnelle  qui 
les  couvrait  de  ridicule.  De  fait,  j'ai  revu  plus  tard  une  de  ces 
vieilles  braves  femmes,  toute  cassée,  toute  ridée,  toute  bran- 
lante. Mais,  dans  cette  décrépitude,  sa  redoutable  langue  de 
laveuse  était  restée  vivace  et  gaillarde.  Pareille  à  un  dard,  elle 
sortait  à  demi  de  la  bouche  édentée,  prête  à  transpercer  quel- 
qu'un de  sa  pointe  acérée.  D'avance,  elle  en  frétillait  d'aise,  et, 
rouge,  marinée,  recuite  dans  les  petits  verres  d'alcool,  elle 
Hambait  encore  comme  un  brandon  de  discorde. 

Cependant,  ces  rudes  travailleuses,  dont  nous  nous  moquions, 
étaient  fort  considérées  de  nos  mères.  C'étaient  des  personnages 
d'importance,  indispensables  à  l'économie  domestique.  Les 
lessives,  qui  n'avaient  lieu  que  deux  fois  par  an  et  qui  suppo- 
saient des  armoires  bourrées  de  linge,  devenaient  de  véritables 
solennités  du  foyer,  dont  les  laveuses  étaient  les  humides  prê- 
tresses. On  s'assurait  leur  concours  longtemps  d'avance.  Jl  y 
fallait  déployer  une  véritable  diplomatie.  Quelquefois,  on  se  les 
débauchait  mutuellement.  Enfin,  c'était  toute  une  affaire  que 
de  les  réunir  au  complet  pour  le  jour  dit  :  c'est  pourquoi  on  les 
flattait,  on  les  circonvenait,  on  les  comblait  d'attentions.  Aussi, 
quelle  joie  et  quel  orgueil,  quand  on  pouvait  annoncer  à  ses 
connaissances  : 


S48  fiEVUË    DES    DEUX  MÔNÛËS.1 

—  Vous  savez,  je  fais  ma  lessive,  lundi  prochain...  Quel 
tracasi  Pensez  I  j'ai  huit  femmes! 

Quand  on  avait  douze  femmes,  cela  devenait  tout  à  fait  admi- 
rable. Les  gens  sortaient  sur  le  pas  de  leur  porte,  pour  admirer 
la  pompe  du  défile',  lorsque  les  douze  laveuses,  ruisselantes  et 
ployées  sous  leurs  hottes,  comme  des  cariatides,  remontaient  la 
grand'rue,  l'une  derrière  l'autre  et  à  pas  comptés.  On  disait 
avec  un  frémissement  d'émotion  respectueuse  : 

—  C'est  la  lessive  de  M'"^  Une  Telle  1... 

Et,  après  avoir  dénombré  les  figurantes  de  cette  procession 
aquatique  : 

—  Pensez!  il  y  a  douze  femmes  I... 

Soûffiant  comme  des  bêtes  de  somme,  les  porteuses  de  hottes 
atteignaient  enfin  le  logis,  terme  de  leurs  fatigues.  On  les 
attendait  dans  la  cuisine,  où  d'immenses  tables  étaient  prépa- 
rées pour  l'étendage  et  le  pliage  du  linge.  Si  ces  dames  étaient 
en  retard,  à  peine  osait-on  y  faire  une  allusion  timide,  tant  on 
avait  peur  de  les  courroucer!  On  était  plein  de  prévenances 
pour  elles,  on  les  appelait  par  leurs  prénoms,  en  y  mettant  une 
nuance  affectueuse  : 

—  C'est  vous,  Zazette?  Vous  en  avez,  une  bottée  sur  le  dos!...^ 
Ah!  l'intrépide  ! 

Ou  bien  on  affectait  de  les  plaindre  : 

—  Ma  pauvre  Lalie,  comme  vous  voilà  «  hodéel...  »  Et 
vous,  IVIarguerite,  vous  êtes  «  crantée...  »  Mélanie,  vous  n'en 
pouvez  plus  :  vous  en  avez  plein  vos  traits  ! 

En  effet,  —  la  comparaison  tombait  juste,  —  ces  laveuses 
étaient  fortes  comme  des  chevaux.  Dès  qu'elles  avaient  déposé 
leurs  hottes,  on  leur  versait  à  chacune  un  plein  verre  de  vin. 
Puis  venait  un  repas  copieux.  Elles  engloutissaient  la  nourri- 
ture :  des  miches  entières  y  passaient.  Enfin,  après  le  café,  on 
leur  donnait  «  la  goutte.  »  Nul  ne  s'entendait  comme  elles  à 
siffler  un  petit  verre.  Leurs  langues  affilées  s'insinuaient  dans  les 
vases  les  plus  étroits  et  y  tarissaient  l'eau-de-vie  de  marc  avec 
une  pi'omptitude  merveilleuse. 

Ma  grand'mère,  débordée  par  le  souci  de  ses  enfans,  ne 
pouvait  apporter  à  ces  cérémonies  ménagères  l'intérêt  et  la 
passion  qu'y  mettaient  les  personnes  oisives.  C'est  tout  au  plus 
si  elle  se  préoccupait  de  faire  solidement  établir  dans  la  buan- 
derie,  sur  des   cales  exclusivement  réservées  à   cet  usage,   le 


LES  BONNES  GENS  DE  CHEZ  NOUS.i  849 

grand  cuveau  à  lessive,  quelquefois  flanqué  d'un  récipient  plus 
petit,  qu'elle  appelait,  sans  nulle  déférence,  le  «  cuvion  ovale.  » 
De  même  pour  la  cuisine  et  tout  le  ménage  :  elle  se  voyait 
obligée  d'en  abandonner  le  soin  aux  servantes.  L'essentiel,  à 
ses  yeux,  c'était  que  les  rôtis  ne  fussent  point  tropu  rameuchis,  » 
ou  encore  «  happés  »  par  la  chaleur  âpre  du  four,  ou  enfin  les 
légumes  trop  «  débrôlés.  »  Elle  ne  raffinait  pas  non  plus  sur  le 
soin  du  linge  et  des  appartemens.  Pourvu  qu'il  n'y  eût  pas  de 
«  frandouilles  »  aux  serviettes,  ni  de  «  minons  »  sous  les 
meublés,  —  c'est-à-dire  ni  effilochages,  ni  duvet,  elle  se  tenait 
pour  satisfaite.  Des  meubles  solides  et  carrés,  —  les  commodes 
Empire  avec  leurs  pesantes  applications  de  cuivre,  les  lits  en 
bateau  de  l'époque  Louis- Philippe  avec  leur  placage  d'acajou 
bien  luisant,  contentaient  tous  ses  désirs  de  luxe  et  de  magni- 
ficence. D'ailleurs,  les  bibelots  n'étaient  pas  de  son  temps.  Quand, 
vers  la  fin  du  second  Empire,  ils  commencèrent  à  envahir  les 
maisons  bourgeoises,  elle  ne  cessait  de  pester  contre  ces  inu- 
tilités sans  valeur,  qui  lui  dérangeaient  son  esthétique  : 

—  Enlevez-moi  ces  «  totés  !  »  disait-elle  à  ses  filles  :  ce  ne 
sont  que  des  ramasse-poussière! 

Dans  sa  brasserie,  elle  avait  tant  à  faire,  à  surveiller,  à  com- 
mander, à  gourmander,  qu'il  ne  lui  restait  vraiment  plus  de 
loisir  pour  les  vaines  élégances.  Outre  sa  maison,  il  lui  fallait 
encore  s'occuper  des  remises,  des  jardins,  du  pigeonnier,  de  la 
basse-cour,  qu'elle  nommait  la  «  quênerie.  »  Au  milieu  de  tous 
ces  tracas,  ses  seuls  momens  de  récréation  étaient  les  jours  où 
elle  avait  la  repasseuse,  ou  la  couturière.  Celles-ci  étaient  deux 
fonctionnaires  attitrées  de  la  maison,  où  elles  venaient  à  jour 
fixe.  La  couturière  surtout,  —  une  parente  pauvre,  —  faisait  la 
joie  de  ma  grand'mère.  Elle  lui  contait  tous  les  cancans  de  la 
ville,  lui  apportait  des  nouvelles  de  tout  le  pays  environnant, 
tant  ses  relations  étaient  étendues  et  brillantes!  Nul  n'était  ferré 
comme  elle  sur  les  généalogies,  les  alliances,  les  héritages. 
Elle  annonçait  les  morts,  généralement  dues  à  une  congestion  : 

—  Vous  ne  savez  pas?...  M™^  Z...  vient  de  mourir  d'une 
attaque.  Ce  sont  les  X...  qui  héritent  :  les  Y...  n'auront  rien  !... 

Et,  sur  le  récri  de  ma  grand'mère,  elle  prononçait  péremp- 
toirement : 

—  Eh  bien!  oui,  n'est-ce  pas?  ils  ne  sont  pas  du  même 
«  toquage !  » 

TOME    XL.    —    1917.  S4 


850  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cette  excellente  Delphine!  (c'était  le  nom  de  cette  incompa- 
rable couturière),  je  l'ai  très  peu  connue.  Mais  j'ai  sous  les  yeux 
une  photographie  qu'elle  s'était  fait  faire,  — à  Metz,  chez  Oulif, 
peintre-photographe,  rue  des  Jardins,  —  désireuse  de  léguer  à 
la  postérité  une  image  agréable  de  sa  personne...  Devant  une 
table  à  colonnes  torses  et  un  pan  de  rideaux  somptueux,  elle 
minaude  dans  une  jupe  de  soie  noire  à  manches  «  engageantes  » 
et  à  manchettes  de  mousseline  bouffantes,  le  corsage  boutonné 
jusqu'au  menton,  sous  un  petit  col  blanc,  que  ferme  une  broche 
en  camée.  Une  de  ses  mains  est  appuyée  sur  le  creux  de  son 
estomac,  et  l'autre,  négligemment,  tient  une  fleur  et  un  mou- 
choir de  dentelle  déployé... 

Ma  grand'mère  aimait  beaucoup  cette  vieille  fille,  qui  savait 
si  bien  conter  les  histoires.  En  récompense  de  ses  commérages, 
elle  lui  faisait  préparer  des  petits  plats.  Elle  la  choyait,  la 
dorlotait.  Car  non  seulement  celle-ci  déjeunait  et  dinait  à  la 
maison,  les  jours  où  elle  y  travaillait,  mais,  à  quatre  heures, 
selon  l'expression  consacrée,  elle  «  recinait.  »  Quand  elle  avait 
défilé  son  chapelet  de  nouvelles,  ma  grand'mère  lui  disait  d'un 
petit  air  affriolant  : 

—  Delphine,  je  vous  ai  fait  faire  une  surprise  pour  le 
goûter...  Vous  aurez  des  «  gamirons!  » 

Les  «  gamirons  »  étaient  une  espèce  de  beignets,  que  je 
crois  bien  n'avoir  jamais  mangés  qu'à  Briey  et  chez  ma  grand'- 
mère, laquelle  en  détenait  la  recette  depuis  longtemps  perdue, 
comme  le  nom  lui-même  de  cette  friandise.  On  les  apportait 
tout  chauds,  sortant  de  la  poêle,  sur  une  «  volette  »  d'osier. 
Et  je  vois  encore  Delphine,  la  couturière,  tout  en  croquant  ses 
«  gamirons,  »  tapoter  son  corsage  pour  en  expulser  les  miettes 
et  passer  une  langue  gourmande  sur  ses  lèvres  duvetées  et 
blanches  de  sucre... 


* 
*  * 


Comme  les  femmes  du  xviii^  siècle  qu'elle  avait  connues, 
ma  grand'mère  adorait  la  conversation,  non  pas  le  papotage 
féminin,  qui  est  de  toutes  les  époques  et  de  tous  les  milieux, 
mais  la  conversation  grave,  cérémonieuse,  celle  pour  laquelle 
on  s'habille,  on  se  met  en  frais  et  en  représentation,  pour 
laquelle  enfin  on  «  est  sur  son  pied.  »  Etre  sur  son  pied,  c'était 
être  en  grands  atours  et  en  parade,  comme  des  poupées  habillées 


LES  BONNES  GENS  DE  CHEZ  NOUS.  851 

sur  le  pied  de  bois  qui  les  maintenait  debout  derrière  la  vitrine 
des  marchands  de  jouets.  A  Briey,  on  salonnait  énormément, 
en  ce  temps-là,  et  on  se  mettait  volontiers  sur  son  pied.  A  côté 
et  au-dessus  des  «  coiroïls  »  populaires,  les  bourgeois  et  les 
hobereaux  de  l'endroit  avaient  leurs  petites  réceptions  assidues. 
Ma  grand'mère  ne  put  y  participer  régulièrement  que  vers  la 
fin  de  sa  vie,  lorsqu'elle  prit,  si  je  puis  dire,  sa  retraite.  Mais 
elle  avait  de  la  tradition  et  elle  s'était  fait  la  main  de  longue 
date!  Elle  savait  écouter.  A  peu  près  dépourvue  de  personnalité, 
elle  n'éprouvait  aucune  envie  de  briller  et  laissait  parler  son 
monde  indéfiniment,  avec  une  patience  qui  faisait  mon  admi- 
ration. Et  même,  je  suis  sur  qu'au  fond  elle  en  était  enchantée. 
En  prêtant  l'oreille  aux  palabres  de  ces  odieux  raseurs,  en  s'ins- 
tallant  quotidiennement  à  heure  fixe  dans  son  fauteuil  pour 
les  recevoir  avec  ses  papillotes,  son  bonnet  à  rubans  violets, 
son  <(  couvot  »  ou  sa  «  marchette  »  sous  ses  pieds,  elle  avait 
conscience  de  remplir  un  devoir  social,  auquel  une  personne 
de  sa  condition  ne  pouvait  pas  se  dérober.  Quand  elle  plaçait 
son  mot  dans  la  conversation,  c'était  généralement  une  expres- 
sion imagée,  sortie  toute  vive  du  terroir,  un  mot  drôle,  mais 
qui  ne  venait  pas  d'elle,  qu'elle  avait  recueilli,  soixante  ans 
plus  tôt,  sur  les  lèvres  d'une  aïeule,  d'un  fermier,  d'un  vieux 
serviteur  et  que  sa  mémoire  docile  avait  gardé.  Elle  était 
dépourvue  de  malice  :  naïvement,  elle  .s'étonnait  de  tout.  Son 
exclamation  favorite  était  :  «  Peut-on!  »  pour  :  «  Est-ce 
possible  !  »  —  qu'elle  répétait  à  propos  des  choses  et  des  événe- 
mens  les  moins  extraordinaires.  Sans  nulle  fantaisie,  sans 
humour,  sans  imagination  d'aucune  sorte,  elle  donnait  pourtant 
l'impression  de  tout  cela,  rien  qu'en  laissant  parler  en  elle  les 
voix  de  la  terre  et  de  la  race.  Ce  n'était  pas  elle  qui  parlait, 
c'était,  par  sa  bouche,  toute  une  petite  ville  moqueuse,  caus- 
tique, prompte  à  éplucher  le  voisin,  à  saisir  le  ridicule,  et  qui 
sentait  encore  la  rudesse  de  la  campagne  toute  proche. 

Lorsque  je  l'ai  le  mieux  connue,  elle  passait  ses  après-midi, 
embusquée  derrière  les  rideaux  de  sa  salle  à  manger,  le  dos 
tourné  à  la  «  cheminée  prussienne,  »  qui  ronflait  d'un  beau  feu 
clair.  En  face,  sur  une  haute  crédence  en  noyer  ciré,  les  lampes 
Carcel,  coiffées  d'un  bouchon  à  papillotes,  qui  s'étalaient  sur 
leurs  globes  comme  des  perruques  «  louisquatorziennes,  »  se 
faisaient  vis-à-vis  cérémonieusement.  Sa  boite  à  ouvrage  (car 


852  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

elle  cousait  encore  de  temps  en  temps)  bâillait,  à  ses  côtés,  sur 
une  chaise,  ou  sur  un  guéridon.  Elle  commençait  par  lire  la 
((gazette,  «en  quête  d'un  beau  fait  divers  bien  émouvant;  mais, 
très  vite  fatiguée  de  sa  lecture,  elle  rentrait  ses  lunettes  dans 
l'étui  et  posait  le  tout  sur  l'appui  de  la  fenêtre,  habituellement 
garni  d'un -faux  parterre  en  laine  frisée,  pour  imiter  la  mousse, 
et  tout  fleuri  de  liserons  et  de  grosses  roses  faites  au  crochet. 
Ce  parterre  artificiel,  avec  sa  flore  éclatante,  excitait  mon  admi- 
ration. Mais  il  était  moins  émaillé  de  fleurs  que  hérissé  d'une 
foule  d'objets  piquans  et  très  durs,  aiguilles  à  tricoter,  épingles 
st  ciseaux  qui  se  dissimulaient  sournoisement  sous  sa  toison 
moutonnière,  comme  des  vipères  sous  le  gazon.  Je  n'osais  pas  y 
toucher.  Je  me  bornais  à  contempler  ce  jardin  merveilleux, 
tandis  que  ma  grand'mère,  soulevant  à  demi  le  rideau  de  mous- 
seline empesée,  épiait  les  allées  et  venues  des  passans.  C'était 
son  théâtre  à  elle.  De  là  son  regard  tombait  tout  droit  sur  le 
parvis  de  l'église,  de  sorte  qu'elle  pouvait  suivre,  de  son  fauteuil, 
les  cortèges  de  mariages  et  d'enterremens.  Les  dimanches,  elle 
assistait  aux  sorties  de  vêpres,  qui,  en  ce  temps-là,  étaient  très 
courues  et  très  élégantes.  Rien  ne  lui  échappait,  aucun  détail 
de  toilette,  aucun  ridicule  de  costume  ou  d'attitude.  Cependant, 
elle  n'était  nullement  médisante.  Personne  ne  montrait  plus  de 
bienveillance  à  l'égard  du  prochain.  Quand  on  venait  lui  conter 
quelque  sotte  histoire  sur  une  de  ses  connaissances,  par  prin- 
cipe elle  refusait  d'y  croire  et  elle  fermait  la  bouche  aux  canca- 
nières, en  leur  disant  d'un  petit  ton  sec  : 

—  Taisez-vous  1  Tout  cela,  ce  sont  des  ((  dàdées!  » 

Mais  cela  ne  l'empêchait  point  de  prendre  un  vif  plaisir  à 
la  petite  comédie  inconsciente  que  lui  donnaient  journellement 
ses  contemporains,  —  simples  passans  ou  visiteurs.  Le  dimanche 
surtout,  dès  que  le  dernier  coup  des  offices  avait  sonné,  elle 
était  à  son  poste,  et,  à  mesure  que  les  fidèles  pénétraient  sous 
le  porche  de  l'église,  ses  exclamations  gouailleuses  les  silhouet- 
taient au  passage. 

—  Diantre  1  Mademoiselle  une  Telle I...  Quelle  ((  grima- 
cière!... »  Et  sa  mère!  se  mettre  en  blanc!  A  son  âge!  Peut- 
on!...  Ah!  C'est  ((  une  belle  au  jour!...  »  Je  vous  demande^ 
Madame  Chose,  à  soixante-quinze  ans,  oser  encore  sortir  ((  ei. 
taille!  »  Qu'elle  coure  se  cacher!  C'est  ma  tante  Aurore!... 
Regardez-moi  le  chapeau  de  madame  X. . .  ! . . .  Quelles  plumes  !  Ce 


LES  BONNES  GENS  DE  CHEZ  NOUS.  896 

n'est  pas  étonnant!  il  paraît  que  son  mari  gagne  de  l'or  en 
barre  dans  son  étude  de  tabellion  I...  Voilà  ce  que  c'est  que  de 
passer  tout  son  temps  à  sa  toilette!  Elle  est  en  retard  pour  la 
messe  1  Elle  n'arrivera  plus  qu'au  dernier  m«/o/... 

Les  jours  de  neige  et  de  verglas,  l'observatoire  de  ma 
grand'mère  devenait  tout  à  fait  amusant.  Les  gens  glissaient 
malgré  leurs  socques  fourrés,  perdaient  l'équilibre  et  s'éta- 
laient au  beau  milieu  de  la  place.  Certaines  fois,  c'était  une 
petite  vieille  demoiselle  en  chapeau  cabriolet,  dont  la  bosse 
miroitait  sous  le  satin  d'un  gros  manteau  ouaté  et  capitonné, 
qui  s'avançait  à  pas  si  menus,  si  réguliers,  qu'elle  semblait 
couler  sur  le  pavé.  Ma  grand'mère,  qui  la  guettait  derrière  sa 
croisée,  s'écriait  tout  à  coup,  en  poutîant  : 

—  Ak  I  voilà  cette  pauvre  Glorinde,  qui  vient  de  faire  «  le 
eul  de  bourrée  »  sur  la  glace!... 

La  chute  était  inoffensive,  tant  la  vieille  demoiselle  se  trou- 
vait matelassée  de  fourrures.  Dans  son  embuscade,  l'autre 
vieille  en  riait  d'un  petit  rire  d'enfant  qui  ne  s'arrêtait  plus, 
qui  devenait  un  fou-rire,  une  véritable  convulsion  de  gaieté,  et 
qui  la  faisait  pâmer  d'aise. 

Elle  n'épargnait  pas  plus  les  hommes  que  les  femmes  : 

—  Eh  mais?...  il  me  semble  que  je  reconnais  le  «  faufilé!  » 
disait-elle,  en  apercevant  un  vieux  monsieur,  contemporain  de 
son  propre  mari,  un  long  squelette  si  mince,  si  transparent, 
qu'il  semblait  n'avoir  plus  que  le  souffle. 

Le  «  faufilé!  »  C'était  un  surnom  du  vieux  temps,  qui 
remontait  à  une  antiquité  si  haute,  que  personne  ne  savait  plus 
ce  que  cela  voulait  dire.  Quand  on  interrogeait  ma  grand'mère 
à  ce  sujet,  elle  répliquait  d'un  air  entendu  : 

—  Eh  bien  !  oui,  n'est-ce  pas!  C'a  toujours  été  un  avorton  : 
il  n'était  que  faufilé,  il  n'était  pas  cousu  comme  les  autres 
hommes!... 

Ceux-ci,  elle  les  divisait  par  catégories,  ayant  chacune  son 
étiquette  plaisante.  Tout  au  sommet  de  la  hiérarchie  masculine, 
se  pavanaient  u  les  mirliflores  »  et  «  les  fashionables.  «  Puis 
venaient  les  gros  rentiers  du  pays,  tout  bouffis  de  graisse  et 
sanglés  dans  des  redingotes  de  coupe  surannée  et  vaguement 
grotesque  : 

—  Un  beau  mardi  gras  !  disait  ma  grand'mère,  en  haussant 
les  épaules.; 


854  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

Les  fermiers  endimanchés  et  les  proprie'taires  campagnards 
étaient  invariablement  traités  de  «  Colas  de  village.  »  Le  jeune 
paysan  prétentieux,  qui  essayait  d'en  faire  accroire  aux  gens  de 
la  ville,  se  voyait  blasonné  de  l'épithète  de  «  beau  Jacques.  » 
Mais  cela  se  disait  aussi  des  amoureux  transis  : 

—  Ah  !  il  a  bonne  mine  !  C'est  un  beau  Jacques  1... 

Enfin,  au  dernier  degré  de  l'échelle,  il  y  avait  le  «  pochi,  » 
' —  le  «  pochi,  »  digne  de  toutes  les  risées,  de  toutes  les  rebuf- 
fades et  de  tous  les  mépris  I  C'était  le  type  d^  parfait  goujat, 
gros  rustre  en  blouse,  à  la  figure  rubiconde  quelque  peu  mar- 
quée de  petite  vérole,  et  traînant  après  ses  grègues  toute  la 
crotte  de  son  hameau,  —  ou  bien  bourgeois  mal  élevé,  grossier, 
absolument  infréquentable. 

D'autres  catégories  burlesques  étaient  désignées  par  des 
expressions  qui  n'avaient  pas  changé  depuis  le  moyen  âge,  qui 
étaient  une  survivance  des  mystères  de  la  Passion  et  de  la 
vieille  scolastique  universitaire.  Un  boulanger,  long  et  osseux, 
à  la  face  blême  et  au  dos  rond  sous  son  tricot  enfariné,  venait-il 
à  descendre  la  petite  rue  en  pente,  le  «  gripet  »  qui  passait 
sous  les  fenêtres  de  ma  grand'mère,  celle-ci  le  coiffait  inconti- 
nent du  nom  de  «  Grand  Nicodème.  »  Un  maigre  séminariste, 
aux  cheveux  en  baguettes  de  tambour  et  tout  empêtré  dans  sa 
première  soutane,  ne  pouvait  être  qu'un  «  grand  quoniambo- 
nus.  »  Il  y  avait  d'ailleurs  une  foule  d'autres  locutions  ana- 
logues, qui  n'étaient  pas  précisément  locales,  mais  que  le 
fameux  mystère  représenté  à  Metz  en  1437  avait  certainement 
popularisées  dans  le  pays  :  «  pleurer  comme  une  Madeleine,  — 
vieux  comme  Hérode,  —  aller  d'Hérode  à  Pilate.  »  —  En  ce 
moment,  alors  que  les  Allemands  occupent  encore  le  bassin  de 
Briey,  il  n'est  sans  doute  pas  inutile  de  faire  remarquer  que 
toutes  ces  façons  de  dire,  usitées  depuis  des  siècles  par  nos 
aïeux,  sont  strictement  françaises. 

« 

«    » 

Sous  ces  vieux  mots  il  y  avait  aussi  des  façons  de  sentir  très 
particulières,  qui  se  sont  perpétuées  chez  nous  jusqu'à  ces  der- 
niers temps.  Et  parmi  elles  le  trait  le  plus  saisissant,  c'est  peut- 
être  cette  peur  du  ridicule,  que  les  Allemands  ne  possèdent  k 
aucun  degré  et  que  nos  gens  de  Briey  poussaient  jusqu'à  l'excès. 
Et  c'est  encore  la  crainte  de  se  singulariser,  l'effroi  de  tout  ce 


LES  BONNES  GENS  DE  CHEZ  NOUS.  855 

qui  pourrait  ressembler  ;i  i.ne  originalité  quelconque,  le  tout 
joint  à  un  sentiment  très  vif  de  l'indépendance  et  de  la  dignité 
individuelle. 

Mise  en  verve  par  les  petits  travers  extérieurs  des  étrangers» 
ma  grand'mère  n'épargnait  point  les  brocards  à  son  entourage, 
à  ses  filles,  à  ses  nièces,  à  ses  petits-enfans.  Les  toilettes  des 
uns  et  des  autres  étaient  examinées  et  jugées  par  elle  dans  un 
esprit  sévèrement  hostile  à  toute  prétention.  Je  me  rappelle 
que,  vers  1878,  lorsque  c'était  la  mode  pour  les  dames  de  se 
coiffer  ((  à  la  chien,  »  ou  d'avoir  des  frisures  sur  le  front,  elle 
ne  manquait  jamais  de  rabrouer  une  de  nos  cousines  qui  abu- 
sait vraiment  du  bigoudi  : 

—  Ah  !  tu  as  bonne  mine  avec  tes  «  chirouïlles  »  sur  le  nez  I 
Ou  bien,  comme  ses  souvenirs  commençaient  à  se  brouiller, 

elle  confondait  les  frisures  «  à  la  chien  »  avec  les  boucles  qui 
s'étaient  portées  sous  le  Directoire  et  le  premier  Empire.i 
Lorsque  ma  cousine,  calamistrée  d^e  frais,  s'approchait  de  son 
fauteuil,  elle  chaussait  ses  lunettes,  et,  après  l'avoir  dévisagée  un 
instant,  elle  faisait  une  moue  désapprobatrice  et  elle  soupirait  : 

—  Te  Voilà  coiffée  «  à  la  Titus!...  »  Qu'est-ce  qu'il  faut 
voir,  mon  Dieu  ! 

Pour  elle,  cette  coiffure  «  à  la  Titus  »  évoquait  l'idée  des 
pires  dévergondages.  En  fait  de  danses,  elle  réprouvait  égale- 
ment la  gigue,  qui  en  ce  temps-là  faisait  fureur,  comme 
d'ailleurs  la  plupart  des  danses  étrangères  qui  l'avaient  tour 
à  tour  scandalisée  à  l'époque  de  leur  première  nouveauté  :  la 
valse,  la  mazurka,  la  polka.  Je  l'ai  entendue  longtemps  citer 
avec  une  nuance  de  blâme  la  jeune  personne  «  évaltonnée,  » 
qui  avait  rapporté  de  Paris  la  polka  et  qui  l'inaugura  chez 
nous,  au  grand  mécontentement  des  vieilles  dames.  La  catchu- 
cha  (1),  danse  espagnole,  probablement  introduite  à  Metz  par 
les  hussards  de  Lassalle,  symbolisait  à  ses  yeux  les  entrechats 
et  les  débordemens  les  plus  orgiaques.  Lorsqu'une  cuisinière  un 
peu  brutale,  ou  prise  d'une  fureur  soudaine,  saccageait  tout 
dans  sa  cuisine,  ma  grand'mère  s'indignait  : 

—  Peut-on  I...  La  voilà  qui  fait  danser  la  catchucha  à  nos 
casseroles! 

Enfin  elle  censurait  tous  les  excès,  jusqu'à  la  couleur  trop 

(1)  Exactement,  en  espagnol,  cachucha. 


856  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

voyante  d'un  ruban  ou  d'une  étoffe  :  une  jiipe  vert  tendre 
était  qualifiée  par  elle  de  «  beau  vergoso!  »  —  Un  «  beau 
trimâzô  »  désignait  une  personne  outrageusement  parée,  ou 
qui  s'était  livrée  à  une  véritable  débauche  de  mauvais  goût. 
L'excès  même  dans  la  laideur  lui  semblait  une  chose  inconve- 
nante, qu'on  ne  se  permet  pas  quand  on  est  bien  élevé.  Elle 
refusait  d'y  arrêter  sa  vue  ou  sa  pensée  : 

—  Mademoiselle  Une  Telle?...  Qu'elle  coure  se  cacher  I  c'est 
un  <(  monin  1  » 

Il  n'était  pas  jusqu'aux  embonpoints  qui  ne  dussent,  pour 
elle,  observer  une  certaine  mesure.  Un  monsieur  qui  se  singu- 
larisait par  un  trop  gros  ventre  excitait  immédiatement  ses 
sarcasmes  : 

—  Quelle  indécence  !  ricanait-elle  :  il  ne  peut  plus  se  baisser  ! 

Les  jeunes  filles  qu'on  traitait  inconsidérément  de  «  musi- 
ciennes ))  ou  qui  affichaient  des  ambitions  «  artistes  »  étaient 
renvoyées  par  elle  à  leurs  chiffons  : 

—  Elle  oiiante  comme  une  perdue  I  gémissait  ma  grand'- 
mère  :  elle  me  rend  moitié  sotte I  Elle  ne  fait  que  «  russonner  » 
du  matin  au  soir!...  Que  voulez-vous,  c'est  une  «  bayâte  !  » 

«  Bayâtes  »  aussi  les  chanteuses  des  rues,  qui  s'arrêtent 
devslnt  lee  maisons  avec  un  orgue  à  manivelle!  Et  non  moins 
«  bayâts  »  les  gens  qui  ont  l'habitude  de  crier,  de  s'emporter  en 
paroles.  Elle  disait  de  son  mari  : 

—  Ah!  c'était  un  fameux  «  bayât!  » 

Mais  ce  qui  dominait  toutes  ces  petites  critiques,  c'était  la 
défiance  instinctive  et  héréditaire  du  Lorrain  :  la  terreur  d'être 
dupe.  Invariablement,  chaque  fois  que  nous  lui  faisions  part 
d'un  projet  un  peu  téméraire,  à  son  avis,  d'une  affaire  peu 
sûre,  d'wne  liaison  risquée,  elle  s'empressait  de  déclarer  : 

—  Prends  garde!  Sinon,  c'est  moi  qui  te  le  dis  :  tu  seras  le 
((  dabô!  » 

Un  mot  que  je  lui  entendis  prononcer  tout  enfant,  dont  je 
me  suis  toujours  souvenu  et  qui  emprunte  aux  circonstances 
actuelles  un  accent  tragique,  ce  mot  exprime  pour  moi  toute 
la  douloureuse  et  stoïque  résignation  de  notre  Lorraine  sans 
cesse  rançonnée  et  torturée  par  le  reitre  qui  passe.  Un  jour  que 
je  me  plaignais  d'un  de  mes  professeurs,  qui  m'avait  infligé  une 
punition  imméritée,  elle  me  répondit  assez  durement  : 

N'empêche  :  il  faut  obéir!  Qui  est  maîti^e  est  maître! 


LES  BONNES  GENS  DE  CHEZ  NOUS.  857 


Tous  ces  dictons,  toute  cette  petite  sagesse,  un  peu  âpre  et 
prosaïque,  du  terroir,  tout  cela  n'était  pas  elle.  Je  ne  saurais 
trop  le  répéter  :  cette  pauvre  grand'mère  n'eut  pour  ainsi  dire 
pas  d'existence  personnelle.  Elle  n'en  eut  pas,  parce  que  toute 
sa  vie  se  passa  à  se  donner  et  à  donner.  Elle  se  donna  à  ses 
enfans  d'abord,  chair  et  sang,  corps  et  âme,  —  p^is  à  ses  pro- 
ches, à  ses  amis,  à  ses  domestiques,  au  premier  pauvre  qui 
entrait.  Elle  était  la  Mère  aux  jupes  de  qui  l'on  se  suspend, 
dont  l'unique  tâche  est  de  rassasier  les  bouches  qui  demandent. 
En  vraie  maîtresse  de  maison,  elle  se  sentait  charge  d'âmes. 
Avec  n'importe  qui,  son  premier  geste  était  d'olTrir.  Elle  avait, 
comme  on  dit,  le  cœur  sur  la  main.  D'une  génération  à  l'autre, 
les  enfans  de  ses  serviteurs  venaient  frapper  à  sa  porte,  sûrs 
d'y  trouver  l'accueil  et  le  réconfort.  Elle  avait  habillé  les  pères 
et  les  mères,  cousu  les  petits  bonnets,  préparé  les  langes  des 
nouveau-nés.  Pendant  plus  de  cinquante  ans,  elle  avait  tenu 
table  ouverte,  hébergeant  les  riches  et  les  indigens,  les  intimes 
et  les  inconnus,  qu'on  ne  reverrait  plus  jamais,  dressant  des 
l.its  pour  le  passant,  lui  glissant  un  viatique  dans  la  main. 
Pauvre  vieille  grand'mère,  elle  n'a  pas  fait  fortune  à  ce  métier! 
Je  songe  à  elle,  en  ce  moment,  le  cœur  gros  de  tendresse  et  de 
reconnaissance,  et  aussi  d'une  angoisse  qui  ne  prendra  fin 
qu'avec  la  victoire  et  la  paix  françaises.  Dans  ce  petit  cimetière 
de  Lorraine  où  elle  dort  son  dernier  sommeil,  s'est-elle  réveillée 
d'horreur  et  d'effroi  en  entendant  sonner  encore  une  fois  autour 
de  sa  tombe  les  talons  des  bottes  allemandes,  en  reconnaissant, 
dans  les  insulteurs  ei  les  bourreaux  de  son  pays,  les  descendans 
de  ces  étrangers  qu'elle  a  reçus  à  son  foyer,  avec  qui  elle  a 
partagé  son  pain,  —  et,  prise  de  dégoût  devant  une  telle  bas- 
sesse d'âme,  se  repent-elle  d'avoir  été,  comme  notre  France 
insoucieuse,  bonne  jusqu'à  l'oubli  de  soi-même,  généreuse 
jusqu'au  dénûment?...j 

Louis  Bertrano,, 


POÉSIES 


LE  POÈME  DES  JARDINS 


Je  VOUS  aime  à  jamais,  ô  parcs  d'Ile-de-France I 
Dans  mes  heures  d'exil  je  sens  quelle  souffrance 
Peut  endurer  un  cœur  soudain  privé  de  vous 
Et  ce  qui  manque  en  lui  de  puissant  et  de  doux..., 

Les  premiers  à  ma  vue  en  vos  robes  royales, 
Jardins  à  la  Française  aux  lignes  si  loyales, 
Soumis  à  ce  bel  ordre,  artisan  de  grandeur, 
Vous  éveillez  en  moi  le  respect  et  l'ardeur. 

D'autant  qu'aux  jours  d'été  vous  m'êtes  plus  présente. 
Terrasse  de  Saint-Gloud,  ma  douloureuse  absente, 
Mes  yeux  sont  attendris  et  se  voilent  de  pleurs, 
Beaux  arbres,  graves  eaux,  et  parterres  en  fleurs! 

Vous  portez  des  rayons  encore  à  votre  face, 
Marly,  dans  votre  val  où  votre  âme  s'efface, 
0  vous  qui  désormais  dans  le  soir  le  plus  beau 
Majestueusement  descendez  au  tombeau! 

Je  revois  vos  gazons,  vos  vertes  perspectives,       ^ 
Et  la  terrasse  haute  aux  rampes  attentives, 
0  mon  beau  Chantilly,  d'où  s'offrent  les  dessins 
Unis  et  mesurés  de  vos  calmes  bassins. 


POÉSIES.-  859 

Et  vous,  Fontainebleau,  dont  l'âme  est  si  diverse, 
Je  sens  votre  parterre  en  moi-même  qui  verse 
La  lente  majesté  de  son  siècle  écoulé, 
Au  cœur  des  bois  vieillis  ô  bouquet  déroulé  1 

* 

*  « 

Si  vos  buis  composés  ou  vos  eaux  transparentes 
OlTrent  à  l'infini  des  beautés  différentes, 
Pourtant  d'un  même  cœur  héroïque  et  puissant 
Dans  un  rythme  pareil  s'élance  un  même  sangl 
Charmilles,  palpitez!  Fleurissez,  ô  balustres  1 
Dans  ces  parfaits  séjours,  secrets  autant  qu'illustres, 
Que  la  rose  au  parterre  élève  son  baiser 
Et  qu'aux  terrasses  monte  un  nuage  embrasé  ! 
Blancs  aux  feuillages  verts,  dans  ces  lieux  d'épopée. 
Sous  les  arbres  levant  le  sceptre  ou  bien  l'épéa 
Malgré  tant  de  saisons  qui  se  font  leur  bourreaux, 
Que  survivent  les  dieux  où  naissaient  les  héros! 

* 

*  » 

Miroir  du  parc  d'Ognon,  avec  quelle  tendresse 

J'aime  à  rêver  de  vous...  Nulle  part  ne  se  dresse 

Aussi  fidèlement,  dans  sa  forme  et  sa  voix, 

L'image  de  jadis  que  j'entends  et  je  vois. 

Relique  du  Grand  Siècle  en  ces  bois  oubliée, 

Clairière  d'eau  splendide  à  la  forêt  liée, 

Si  tout  parle  à  mes  yeux  tout  est  silencieux 

Et  sur  le  cœur  de  l'eau  s'abandonnent  les  cieux! 

Vieux  arbres  vert-feuillus  de  la  racine  au  faîte, 

Vases  purs,  dieux  altiers,  «  Gloriette  »  de  fête, 

Tels  surpris  au  filet  de  superbes  oiseaux. 

Vous  êtes  des  captifs  que  retiennent  les  eaux... 

Décor  indétloré  de  sa  fête  galante, 

Sur  le  degré  tranquille  ou  bien  sur  l'onde  lente 

C'est  là  que  dans  son  rêve  eût  regardé  Watteau 

S'avancer  le  cortège  et  voguer  le  bateau... 

Et  là  même,  aujourd'hui,  La  Touche  au  clair  génie 

N'eût  pas  manqué  d'otfrir,  dans  toute  l'ironie 

D'un  pinceau  lumineux,  d'un  esprit  inlassé, 

Un  hommage  imprévu  du  Présent  au  Passé  1 


860  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Bercé,  dans  un  beau  soir,  de  la  phrase  très  tendre 
De  LuUi,  de  Rameau,  j'espérerais  entendre 
Aussi,  dans  l'autre  instant,  y  flotter  à  fleur  d'eau 

Un  chant  de  Debussy,  Ducasse  ou  Reynaldo 

Jardins  qui  reposez,  solitaire  merveille. 
Que  de  l'Enchantement  jamais  ne  vous  éveille 
De  ses  doigts  amoureux  quelque  Prince  Charmant, 
Vous  de  tous  les  jardins  la  Belle-au-bois-dormant  1 

Las  de  tanj;  de  grandeur  et  de  tant  de  noblesse, 
Rejetant  le  compas  et  le  ciseau  qui  blesse, 
Le  dix-huitième  siècle,  aimant  à  transformer, 
Fatigué  d'éblouir,  résolut  de  charmer. 

Dès  lors  vous  êtes  nés,  et  votre  fantaisie, 
0  Jardins  à  l'anglaise,  est  la  courbe  choisie 
Où  s'enroule  l'allée  au  temple  comme  au  banc 
Aussi  bien  que  se  noue  au  boudoir  un  ruban! 

Vous  files  Bagatelle  et  son  Rocher  où  tinte 
L'eau  qui  tombe  à  l'étang  que  paisiblement  teinte 
Chaque  changeant  feuillage  o'u  chaque  floraison 
Dans  l'accord  nuancé  que  pose  la  saison. 

Sur  un  brocart  ancien  fraîche  fleur  épinglée, 
Votre  Hameau  pimpant,  sa  Rivière  réglée. 
Aux  dessins  d'autrefois  sachant  se  réunir. 
Superbe  Chantilly,  viennent  vous  rajeunir! 

Dominant  votre  Lac,  le  bois  se  glorifie 

Du  monument  offert  à  la  Philosophie, 

Ermenonville,  ô  vous  à  qui  vint  se  lier 

La  gloire  d'un  Tombeau  que  ceint  le  peuplier... 

Puis  encor,  beaux  jardins,  vous  ofl'rez  à  la  vue 
Votre  Rocher,  Neuilly,  votre  Tour,  Bellevue, 
Et  votre  Naumachie  où  seul  et  doux  vaisseau 
Vogue  la  feuille  d'or  de  l'automne,  ô  Monceau! 


POESIES. 

0  désordre  savant,  beauté  capricieuse, 
Œuvre  d'art  si  fragile,  et  par  là  précieuse, 
Où  chaque  arbre  qui  meurt  altère  le  tableau, 
Découronnant  le  temple  et  dépossédant  l'eau  ! 

Dans  ces  jardins  d'amour  tout  est  grâce  et  caresse, 
Mais  la  femme  en  ces  temps  n'est-elle  pas  maîtresse? 
Or  voici  son  miroir  où  se  peint  le  reflet 
Des  caprices  sans  nombre  où  sa  beauté  se  plaît. 

«    * 

Dès  l'horizon  de  rêve  aux  ormes  contenue, 
0  Versaille  immortel,  c'est  dans  votre  avenue 
Qu'autrefois  s'avançait,  à  vos  fastes  promis, 
Plus  d'un  ambassadeur  par  avance  soumis. 

Et  voici,  solennel,  et  la  grille  franchie, 
Le  palais  de  la  Gloire  et  de  la  Monarchie, 
Etincelant  jadis,  aujourd'hui  déserté. 
Temple  de  Souvenir,  asile  de  Beauté. 

Versailles...  aussitôt  l'image  éblouissante 
Des  miroirs  endormis  ou  de  l'eau  jaillissante 
Apparaît  à  nos  yeux,  royaume  où  tant  de  fleurs 
Aux  buis  enveloppans  proclament  leurs  couleurs. 

Divinité  de  l'art,  debout  sur  la  terrasse. 
Vous  réglez  l'iniîni  que  votre  vue  embrasse  : 
Tout  à  l'entour  de  vous,  fuyant  aux  horizons. 
Vos  perspectives  sont  comme  autant  de  rayons! 

Escaliers  de  Titans,  «  Cent  Marches  »  fabuleuses, 
Vous  montez  lentement  aux  cimes  merveilleuses. 
Au  château  qui  s'avance  à  son  miroir  tremblant 
Fleuri  de  bronze  noir,  bordé  de  marbre  blanc. 

Le  sommeil  des  gazons  et  la  lueur  des  marbres 
S'enchâssent  aux  accueils  de  l'allée  et  des  arbres, 
Tandis  que  noblement  de  leur  rythme  ont  vibré 
La  statue  à  la  rampe  et  le  vase  au  degré. 


861 


862 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Diadème  au  bosquet,  voici  la  Colonnade, 
Le  règne  de  Neptune,  et  l'effort  d'Encelade, 
Le  jet  droit  du  Dragon,  l'Allée  aux  larmes  d'eau, 
Les  Saisons  aux  bassins  qui  posent  leur  fardeau..., 

Dressée  au  cœur  serein  du  balustre  impassible 

Voici  la  vasque  où  monte,  aux  «  Dômes,  »  l'eau  flexible, 

Les  secrets  de  l'Etoile,  et  le  Vertugadin, 

Et  r  c(  Obélisque  »  au  ciel,  bouquet  d'eau  du  jardin  1 

Magicienne,  c'est  la  salle  des  Rocailles 
Où  nous  hantent  les  bals  des  nuits  d'or  de  Versailles. 
—  Le  Bosquet  de  la  Reine,  écho  d'un  autre  instant, 
De  ses  refuges  verts  répond  en  s'atlristant... 

C'est,  dans  son  clair  silence  au-dessus  de  l'eau  verte, 
La  grotte  d'Apollon  et  sa  clairière  ouverte, 
Et  le  Jardin  du  Roi,  ses  suprêmes  joyaux. 
Délicate  retraite  à  tant  de  jeux  royaux. 

Et  tous  ces  noms  fameux  sont  entrés  dans  l'Histoire; 
Ils  chantent  hautement  comme  un  bruit  de  victoire; 
A  leur  appel  divin  qui  trouble  un  cœur  fervent 
Que  de  fronts  tout  à  coup  s'inclinent  en  rêvantl... 

Fastueux  Grand-Canal,  de  vos  lignes  hautaines 
Vous  tracez  fièrement  vos  conquêtes  lointaines. 
Chevalier  qui  portez,  debout  sur  le  gazon. 
Four  manteau  la  forêt,  pour  cimier  l'horizon! 
Votre  bras  étendu  dans  un  grave  mystère 
Dépose  sur  le  cœur  d'un  jardin  solitaire 
La  fleur  de  Trianon  qu'il  vous  a  plu  d'offrir. 
Fraîche  rose  à  vos  doigts  qui  ne  sait  se  flétrir.. .j 
0  Trianon  de  marbre,  et  péristyle  où  s'arque, 
Pour  qu'attende  la  Cour  et  passe  le  Monarque, 
Un  cintre  répété,  frontispice  hautain 
Où  déjà  s'entrevoit  le  tranquille  jardin... 
Parterres  et  degrés,  bassins  calmes  on  sombre 
Un  vertige  de  ciel  et  de  feuilles  sans  nombre, 


POÉSIES.  863 

Marronniers  et  tilleuls,  royale  frondaison 

Etroitement  unie  au  front  de  la  maison; 

Beaux  rêves  retenus,  perspectives  secrètes 

Qui  craignez  l'Infini  dans  vos  closes  retraites 

Et  ne  voulez  ici  d'autre  aboutissement 

Qu'un  <(  Buffet  »,  qu'un  «  Miroir  »  ou  qu'un  bassin  dormant, 

Parc  cérémonieux,  familières  allées. 

Dessinés  pour  des  jeux  de  nobles  «  assemblées  » 

Où  savait  se  mêler  la  mesure  à  l'ardeur. 

Vous  offrez  à  nos  yeux  une  intime  splendeur, 

* 

Mais  n'est-ce  point  assez  de  toutes  ces  magies 
Pour  éveiller  en  nous  les  chères  nostalgies 
D'un  Passé  qui  sourit  dans  sa  robe  d'antan, 
Ou  qui  porte  à  son  front  un  soleil  éclatant? 

Non  I  voici  que,  paré  d'une  beauté  sereine, 
Fleur  d'arrière-saison,  le  «  Jardin  de  la  Reine  » 
A  Versaille  est  éclos,  —  car  tel  était  le  nom 
Que  l'on  donna  d'abord  au  Petit-Trianon. 

Rochers  élyséens  et  sentier  idyllique, 
Faces  de  diamant,  sur  l'eau  mélancolique, 
Du  Belvédère  blanc  que  porte  le  gazon. 
Où  tour  à  tour  s'inscrit  le  dieu  de  la  saison; 

Epanouissement  harmonieux  du  Temple 
Où  l'Amour  à  jamais  de  son  île  contemple. 
Sous  le  dôme  parfait  aux  colonnes  posé. 
Son  rêve  ou  son  royaume  enfin  réalisé! 

Hameau  qui  vient  pencher  dans  la  paix  bocagère 
Sur  le  Lac  endormi  son  image  légère 
Et  que  préside,  ainsi  qu'un  frivole  seigneur, 
La  Maison  de  la  Reine  et  sa  façade  en  fleur; 

Moulin  fragile  qui  du  temps  des  Bergeries 
Semble  garderie  fard;  changeantes  broderies 
Du  printemps  verdissant  et  de  l'automne  roux 
Dont  se  voile  à  demi  la  Tour  de  Marlborough; 


864  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Sur  les  pavés  moussus,  au  cœur  de  la  prairie, 
Silence  du  portail  et  de  la  Métairie 
Où  plus  d'une  Beauté  jadis  en  souriant 
Contemplait 'vos  retours,  Bergers  de  Florian  1 

* 
*  * 

Clairs  sentiers  déroulés  en  lignes  lumineuses 

Sous  les  pas  nonchalans  des  belles  promeneuses, 

Feuillages  délivrés,  et  rameaux  affranchis, 

—  Courtisans  de  l'azur  sur  les  eaux  réfléchis,  — i 

Tièdes  après-midis  à  l'ombre  des  Chaumières, 

Nuits  où  le  Temple  en  feu  s'embrasait  de  lumières, 

Vous  fûtes  autrefois  les  divertissemens 

Qui  surent  enchanter  ces  fortunés  momens. 

Sous  les  cèdres  profonds  souvent  s'est  réunie 

La  plus  spirituelle  et  vive  compagnie. 

En  ces  jours  disparus  où  jetaient  leurs  éclairs 

Les  traits  étincelans  de  Ligne  et  de  Boufflers. 

Après  les  jeux  des  champs,  et  de  la  Laiterie, 

C'était  l'heure  du  soir,  sous  un  ciel  de  féerie, 

Où  le  Comte  d'Artois  menait  sur  l'eau  du  Lac 

Les  grâces  de  Lamballe  ou  bien  de  Polignac. 

A  l'instant  où  le  jour  contre  tant  d'ombres  lutte, 

La  basse  et  le  hautbois,  la  viole,  la  flûte 

Versaient  sans  se  hâter  dans  le  cœur  attendri 

L'élégie  et  les  chants  de  Gluck  et  de  Grétry... 

Hélas  r  c'est  dans  ces  bois  qu'une  aurore  sanglante 

Surprend  la  Reine,  et  livre  à  la  foule  insolente 

Sa  grâce  sans  reproche  et  son  cœur  sans  défaut, 

Pour  les  porter  soudain  du  trône  à  l'échafaud  1 


Soit  qu'une  discipline  inflexible  vous  presse 
Ou  que  s'offrent,  changeans,  vos  détours  à  nos  yeux, 
Tous  graves  ou  charmans,  superbes  ou  joyeux, 
Jardins  1  je  vous  chéris  d'une  égale  tendresse  I 

Mais  vous,  resplendissant  et  franc  comme  un  soleil, 
Vous  êtes  à  jamais,  plus  qu'un  autre,  Versaille, 
Pour  mes  yeux  pleins  d'amour  et  mon  cœur  qui  tressaille, 
La  leçon  lumineuse  et  le  fervent  conseil. 


POÉSIES.;  865 

II  n'est  point  de  mensonge,  il  n'est  point  de  mystère 
Dans  vos  jardins  où  tout  se  lit  avec  clarté', 
Où  tout  dérive  et  naît  de  la  calme  beauté 
De  votre  perspective  et  de  votre  parterre. 

Si  vous  dictez  ici  l'héroïsme  vainqueur, 

N'est-il  pas  désirable  aussi  que  l'embellisse 

Et  lui  réponde  au  loin  la  grâce  ou  le  délice 

Qu'un  Trianon  fait  vivre  au  fond  de  notre  cœur?  * 

Que  Nolhac  vous  raconte,  ou  que  Régnier  vous  chante, 
Sur  les  pas  du  poète  et  de  l'historien, 
Ah  !  combien  notre  cœur  s'élance  avec  le  sien 
Lorsqu'un  artiste  pur  nous  berce  ou  nous  enchante  1 

Car  c'est  la  fleur  glanée  et  le  couronnement 
D'une  scène  immortelle  où  les  beautés  sans  leurre 
De  l'Art  à  son  sommet,  des  Saisons  et  de  l'Heure 
Donnent  ainsi  leur  rêve  ou  leur  enseignement. 

0  Lieux  sacrés  et  forts  où  fleurit  l'Espérance 
Qui  sait  atténuer  nos  plus  intimes  deuils. 
Vous  êtes  pour  toujours  l'objet  de  nos  orgueils. 
Car  vous  êtes  un  peu  de  ce  qui  fait  la  France  I 

Ernest  de  Ganay* 


TOMB  XL.  —  1917.  K5 


LE  MARTYRE   DE  REIMS 


LES 

ÉCOLES  DANS  LES  CAVES 


JOURNAL.    DE    L'INSPECTEUR   PRIMAIRE 

La  relation  qu'on  va  lire  est  la  reproduction  d'une  partie  des 
notes  que  j'ai  prises  au  jour  le  jour  à  mesure  que  les  événe- 
mens  s'accomplissaient.  Le  récit  de  ces  faits  douloureux  m'a 
paru  assez  éloquent  par  lui-même  pour  se  passer  d'amplifica- 
tions littéraires.  Il  aura  du  moins  le  mérite,  à  défaut  d'autre, 
d'avoir  été  vécu  et  d'être  absolument  sincère. 

Reims,  ville  ouverte,  n'a  cessé  d'être  sous  le  feu  de  l'ennemi 
depuis  le  12  septerabre  1914  jusqu'aujourd'hui.  L'année  scolaire 
ne  commen«^ant  qu'au  mois  d'octobre,  je  ne  parlerai  pas  ici  de 
ce  qui  se  passa  en  août  et  septembre  1914.  Il  y  aurait  trop  à  dire 
d'ailleurs  sur  la  vie  à  Reims  pendant  cette  période  où,  en 
quelques  jours,  on  passa  avec  une  rapidité  déconcertante  de 
l'enthousiaste  et  aveugle  confiance  dans  le  succès,  aux  craintes 
de  l'invasion,  à  l'affolement  général,  à  l'éxode  en  masse,  et 
finalement  aux  hori^eurs  de  l'invasion  allemande!  On  vivait 
beaucoup  dehor-,  le  temps  çtant  superbe;  les  rues  étaient  sans 


LES  ÉCOLES  DANS  LES  CAVES.  867 

cesse  noires  de  monde.  Durant  les  premiers  jours,  la  foule 
se  massa  surtout  sur  le  pont  de  Laon  d'où  l'on  voyait  se  suc- 
céder jour  et  nuit,  à  quinze  ou  vingt  minutes  d'intervalle,  les 
longs  convois  lleuris  qui  transportaient  nos  soldais  joyeux  et 
chantans.  Les  jours  suivans,  on  se  réunissait  plutôt  sur  les 
promenades,  face  à  la  gare,  où  furent  amenés  les  premiers 
prisonniers  que  chacun  voulait  voir,  et  bientôt  aussi,  —  la 
nuit,  —  nos  premiers  blessés. 

Vers  le  11  août,  le  flot  des  Belges  fuyant  devant  l'ennemi  et 
dévalant  à  travers  le  faubourg  Gérés  nous  apporta  une  première 
vision  de  la  terrible  réalité.  Depuis  cette  époque  jusqu'au 
début  de  septembre,  ce  tableau  quotidien  alla  toujours  s'assom- 
brissant.  Après  les  Belges  de  Liège,  ce  furent  ceux  de  Char- 
leroi,  puis  nos  malheureux  compatriotes  de  Givet,  de  Mézières, 
de  Bethel,  se  repliant  en  hâte  devant  un  ennemi  qui  les 
chassait  comme  un  troupeau.  Et  l'on  assista  au  lamentable 
défilé  de  ces  pauvres  gens  poussant  devant  eux  leurs  bestiaux 
qui  traînaient,  efflanqués,  de  vieilles  charrettes  grinçantes 
portant  quelques  bottes  de  foin  sur  lesquelles  s'entassaient 
pêle-mêle  les  enfans,  les  vieillards,  la  batterie  de  cuisine,  la 
cage  aux  oiseaux  et  les  souvenirs  de  famille,  souvent  les  plus 
futiles...  Puis  ce  fut  le  repliement  de  notre  armée.  D'abord,  le 
corps  des  douaniers  mobilisés  qui,  quatre  par  quatre,  descen- 
daient le  faubourg  Gérés.  Puis  les  dragons,  les  hussards  et  le 
reste  de  la  cavalerie  partie  quinze  jours  avant  avec  tant  d'en- 
thousiasme, qui  maintenant  allait  se  masser  en  arrière  de 
Beims,en  attendant  de  se  replier  vers  la  Marne  où,  enfin,  devait 
avoir  lieu  le  «  grand  rétablissement.  » 

Dès  le  30  août,  on  percevait  au  loin  la  canonnade  alle- 
mande; le  31  août,  on  l'entendait  très  distinctement  et,  le  2  sep- 
tembre, les  Allemands  étant  à  nos  portes,  le  conseil  de  se 
replier  fut  donné  officiellement  aux  fonctionnaires  dont  le 
séjour  n'était  pas  indispensable  dans  la  ville.  Deux  jours  plus 
tard,  le  4  septembre  1914,  les  Allemands  entraient  dans  Reims 
qu'ils  avaient  au  préalable,  et  «  par  erreur,  »  disent-ils,  arrosé 
d'obus  pendant  une  bonne  demi-heure  l'après-midi.  Ils  devaient 
l'occuper  jusqu'au  12  au  soir,  date  où  ils  en  furent  délogés  par 
nos  troupes  qui,  malheureusement,  ne  purent  les  refouler  assez 
loin  pour  mettre  la  ville  hors  de  leur  atteinte.  Ils  s'instal- 
lèrent sur  les  hauteurs  qui,  au  Nord  et  à  l'Est,  dominent  la 


868 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


ville  et,  dès  le  13,  commencèrent  à  la  bombarder,  La  jour- 
née du  19  fut  parmi  les  plus  terribles  :  c'est  à  cette  date 
qu'eurent  lieu  le  bombardement  et  l'incendie  de  la  cathédrale, 
ainsi  que  de  toutes  les  rues  avoisinantes  ;  le  quartier  des 
Laines,  les  abords  de  la  place  Royale,  le  centre  de  la  ville  et 
une  grande  partie  du  deuxième  canton  furent  également  très 
éprouvés.  Comme  la  mobilisation  avait  beaucoup  réduit  le 
corps  des  sapeurs-pompiers,  les  incendies  prirent  rapidement 
de  grandes  proportions  et  leurs  ravages  furent  considérables. 
Les  jours  suivans,  eurent  lieu  des  attaques  françaises  sur  Bri- 
mont  et  près  de  la  Pompelle  et  des  ripostes  allemandes  dans  ces 
deux  secteurs  avec  le  but  évident  de  reprendre  la  ville.  L'in- 
succès fut  le  même  d'un  côté  et  de  l'autre.  Nous  occupâmes 
Brimont  pendant  quelques  heures,  les  Allemands  nous  le 
reprirent;  par  contre,  un  régiment  de  la  garde  prussienne  se 
fit  écraser  à  Cormontreuil  et  laissa  entre  nos  mains  quelques 
centaines  de  prisonniers  en  essayant  de  rentrer  à  Reims  par 
le  canal. 

iS  octobre  1914.  —  Aujourd'hui  dimanche,  comme  presque 
chaque  jour  depuis  un  mois,  les  Allemands  arrosent  la  ville. 
Du  plateau  de  Bezannes,  où  nous  sommes  venus  comme  d'ordi- 
naire passer  l'après-midi,  on  a  l'impression  que  «  ça  tombe  »  sur 
le  faubourg  de  Laon.  —  Ah!  ce  plateau  de  Bezannes!  Ce  qu'il 
fut  fréquenté  en  septembre,  octobre  et  novembre  1914!  —  Situé 
au  Sud-Ouest  de  la  ville,  il  la  domine  légèrement  et  permet  d'en 
découvrir  à  peu  près  tous  les  quartiers.  Ajoutez  à  cela  qu'il  est 
tout  à  côté  du  faubourg  de  Paris  où,  depuis  le  furieux  bombar- 
dement du  19  septembre,  s'est  réfugiée  une  grande  partie  de  la 
population  qui,  candidement,  s'y  croit  à  l'abri  des  canons 
ennemis.  Et  comme  cette  population,  attendant  chaque  jour 
la  délivrance  espérée  pour  reprendre  son  travail,  est  inoccupée, 
elle  vient  là  quotidiennement,  le  temps  étant  délicieux,  passer 
l'après-midi,  avoir...  bombarder  sa  ville,  quelquefois  môme  sa 
propre  maison,  ou  à  écouter  le  sifflement  sinistre  des  obus 
dont  elle  fait  le  compte  sans  s'interrompre  de  causer.  Nombre  de 
personnes  apportent  des  longues-vues  pour  bien  déterminer  les 
points  de  chute  et  mieux  voir  les  incendies,  car  il  y  a  souvent 
encore  des  bombes  incendiaires,  ou  poursuivre  mieux  et  plus 
longtemps  le  vol  des  avions.  Les  dames  se  munissent  de  tabou- 
rets ou  de  plians;  d'autres,  plus  simples,  utilisent  les  bancs  de 


LES  ÉCOLES  DANS  LES  CAVES.  869 

la  route  devant  le  cimetière;  de  pauvres  gens  enfin  n'hésitent 
pas  à  s'installer  à  même  la  pelouse.  Assis  en  cercle,  ici  on  lit, 
surtout  les  journaux  —  auxquels  on  commence  à  ne  plus  croire, 
d'ailleurs;  là  on  tricote,  on  fait  de  la  tapisserie,  partout  on 
cause  :  le  plateau  de  Bezannes  est  devenu  le  dernier  salon  de 
Reims.  Il  faut  bien  prendre  son  mal  en  patience  puisqii  aussi 
bien  071  n'en  a  pas  pour  longtetJips  :  chacun  sait  que  «  les  Noirs  » 
sont  arrivés  et  que  d'ici  trois  à  quatre  jours  ce  sera  le  «  grand 
coup  ». 

Il  y  a  ainsi  chaque  jour  des  centaines  et  des  centaines  de 
personnes  qui  se  rencontrent  tant  sur  le  plateau  de  Bezannes 
que  sur  le  chemin  qui  y  accède  et  dans  les  sentiers  ou  les  prés 
voisins.  Gomme  cet  automne  est  superbe,  après  avoir  assisté  à 
la  «  représentation  »  toujours  la  même  :  bombardement  de  deux 
à  trois  ou  de  trois  à  quatre  heures,  on  fait  un  détour  par  les 
routes  de  Soissons,  de  Ghamery,  ou  d'Épernay,  on  remonte 
jusqu'à  la  Maison  Blanche,  puis  on  rentre  chez  soi  à  la  nuit 
tombante. 

En  s'en  revenant,  on  assiste  à  l'exode  quotidien  des  pauvres 
gens  qui  chaque  soir  descendent  du  faubourg  Gérés,  de  la  rue 
de  Gernay'ou  simplement  du  centre  de  la  ville  pour  aller  cou- 
cher au  faubourg  de  Paris,  s'y  croyant  plus  en  sécurité  contre 
le  bombardement.  G'est  une  habitude  qui  remonte  aux  jours  de 
septembre.  Les  émigrans  mettent  sur  une  «  guindé  »  (1)  le  plus 
précieux  du  «  berloquin  »  (2)  et  en  route  pour  l'avenue  de 
Paris;  là,  ces  malheureux  campent  oii  ils  peuvent  :  chez  des 
parens,  des  amis,  d'anciens  voisins,  tous  également  hospitaliers. 
Mais  comme  le  nombre  des  lits,  et  même  des  maisons,  est  tout 
à  fait  insuffisant,  on  s'étend  oii  on  peut.  A  la  fin  de  septembre, 
quand  les  nuits  étaient  encore  douces,  certains  dormaient  sur 
les  trottoirs,  près  de  leur  «  guindé;  »  maintenant  tous  rentrent, 
s'entassent  pêle-melo  sur  le  parquet  des  appartemens,  sur  le 
foin  des  hangars  ou  la  paille  des  écuries  :  c'est  la  guerre  1 
—  ((  Eh,  bieni  nos  poilus  sont-ils  donc  mieux  dans  les  tran- 
chées? »  —  Et  le  lendemain  malin,  plus  ou  moins  dépenaillés, 
ils  reprennent  le  chemin  de  leur  maison  ou  de  celles  qu'ils 
((  gardent,   )>  dans  les  quartiers  voisins  des  lignes.  Quelle  tris- 

(1)  Petite  voiture   à  deux  roues  qu'on  pousse  devant  soi. 

(2)  Terme  local  désignant  le  petit  mobilier  et  les  souvenirs  personnels  d'une 
famille  pauvre. 


870  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

tesse  que  ces  déménagemens  périodiques,  ce  va-et-vient  de 
pauvres  sans  travail  et  sans  autres  ressources  que  les  secours  du 
Bureau  de  bienfaisance,  l'allocation  de  l'Etat  ou  l'indemnité  de 
((  garde  »  que  leur  paient  mensuellement  les  riches  proprié- 
taires émigrés  I 

Lundi  '26.  —  Tous  les  directeurs  d'écoles  absens  de  Reims, 
que  j'ai  convoqués  pour  conférer  avec  moi  sur  la  situation  et 
sur  ce  que  nous  pouvons  faire,  sont  arrivés  hier  dimanche.  La 
situation  leur  paraît  très  dangereuse  et  ils  estiment  qu'il  n'y 
a  lieu  de  rouvrir  aucune  école.  C'est  aussi,  actuellement, 
l'opinion  du  maire;  je  vais  donc  attendre.  Je  rends  sa  liberté  à 
ce  personnel  que  je  rappellerai  le  moment  venu. 

Mercredi  28. —  Je  suis  allé  ce  matin,  pendant  une  accalmie, 
voir  ma  maison  sur  laquelle  deux  obus  sont  tombés  lors  du 
bombardement  du  4  septembre.  Les  quartiers  au  nord  de  la 
place  Royale  sont  lugubres.  Personne  dans  les  rues  ou  à  peu 
près;  ce  ne  sont  que  maisons  éventrées  ou  brûlées,  poutres 
de  fer  tordues,  pans  de  murs  branlans.  La  circulation,  même 
par  u  temps  calme,  »  y  est  périlleuse  :  à  l'angle  de  la  rue  de 
Bétheny  et  de  l'ancien  marché  Saint-André,  un  homme  qui 
passait  hier  devant  une  maison  récemment  incendiée  a  été  tué 
par  une  grosse  pierre  qui  s'est  subitement  détachée  de  la  façade. 
Ma  pauvre  maison  est  dans  un  triste  état  :  les  obus  l'atteignent 
maintenant  par  derrière  depuis  le  recul  des  Boches.  Un  projec- 
tile a  traversé  l'immeuble  du  haut  en  bas,  faisant  à  tous  les 
étages  des  dégâts  considérables. 

Jeudi  5  novembre.  —  Je  viens  de  faire  une  promenade  noc- 
turne dans  la  ville.  Le  spectacle  de  Reims  le  soir  vaut  d'être 
décrit.  Depuis  les  bombardemens  de  septembre,  il  n'y  a  plus  ni 
gaz  ni  électricité  :  on  s'éclaire  au  pétrole.  Mais  comme  nous 
sommes  sur  le  front,  l'autorité  militaire  a  interdit  depuis  quelques 
jours  tout  éclairage  des  rues  et  même  toute  filtration  de  lumière 
par  les  portes  ou  les  fenêtres  des  appartemens.  Il  paraît  qu'il  y 
aurait  encore  des  espions  qui  la  nuit  font  des  signaux  optiques 
à  l'ennemi.  Si  bien  que  cette  ville,  autrefois  ruisselante  de 
lumière  le  soir,  est  maintenant,  à  la  chute  du  jour,  plongée  dans 
la  plus  noire  obscurité.  La  circulation  devient  difficile,  inquié- 
tante même.  On  marohe  à  tâtons,  se  heurtant  parfois  les  uns 
les  autres  ou  buttant  contre  les  poteaux  du  trolley  des 
tramways.  Cependant,  de  distance  en  distance,  s'allument  de 


LES  ÉCOLES  DANS  LES  CAVES.  871 

petites  lampes  électriques  qui  brillent  quelques  secondes  puis 
s'éteignent  pour  se  rallumer  un  peu  plus  loin.  On  dirait  une 
procession  d'étoiles;  c'est  très  pittoresque,  mais  beaucoup 
moins  pratique,  parce  que  ces  lampes  aveuglent  le  passant 
qui  vient  se  heurter  contre  vous.  La  nuit,  on  s'enferme  chez 
soi  :  défense  de  sortir  de  huit  heures  du  soir  à  six  heures  du 
matin.  On  n'a  pas  idée  combien  cet  isolement,  cette  claustra- 
tion forcée,  douze  heures  sur  vingt-quatre,  est  pénible,  ni  de 
quelle  interminable  longueur  semblent  les  nuits  1 

Jeudi  26-  —  Encore  un  bombardement  qui  peut  compter 
parmi  les  plus  terribles.  —  A  huit  heures  dix  du  soir,  alors  que 
le  couvre-feu  venait  de  sonner  pour  les  civils,  cinq  officiers 
sortant  de  leur  u  popote  »  se  rendaient  chez  eux  à  l'extré- 
mité de  la  rue  de  Vesles,  lorsqu'un  210  vint  s'abattre  à 
quelques  mètres,  en  tua  trois  et  blessa  les  deux  autres.  Détail 
atroce  :  la  cervelle  de  l'un  d'eux,  le  commandants...,  rejaillit 
à  la  figure  de  son  fils  qui  l'accompagnait,  mais  qui  ne  fut  pas 
blessé.  Jamais  jusqu'ici  l'ennemi  n'avait  tiré  si  loin  dans  le 
faubourg  de  Paris.  C'était  à  cent  mètres  environ  du  pont 
d'Épernay.  Dès  le  lendemain,  beaucoup  de  gens  du  quartier 
déménageaient,  les  uns  quittant  Reims,  les  autres  allant  sim- 
plement se  loger  plus  haut,  à  la  Haubette.  L'autorité  militaire 
ordonna  aux  marchands  qui,  jusque-là,  tenaient  leur  éventaire 
à  cette  extrémité  de  la  rue  de  Vesles,  de  s'installer  dorénavant 
avenue  de  Paris,  au  Sad  du  pont  d'Epernay  :  on  ne  devait  pas 
tarder  d'ailleurs  à  s'apercevoir  qu'ils  n^'y  étaient  pas  plus  en 
sécurité.  La  rue  de  Vesles  perdit  ainsi  beaucoup  de  son  ani- 
mation et  de  son  pittoresque.  Il  était  vraiment  original,  ce 
marché  en  plein  vent,  tant  par  son  installation  rudiraentaire 
que  par  l'attitude  de  ces  marchandes  qui,  bruyamment,  inter- 
pellaient les  passans  et  appelaient  la  clientèle.  Avec  cela,  très 
fréquenté  :  c'était  comme  le  rendez-vous  quotidien  de  tout  le 
faubourg  de  Paris,  c'est-à-dire  de  plusieurs  milliers  de  per- 
sonnes. 

Jeudi  3  décembre. —  Reçu  ce  matin  la  visite  de  M"'*  Deresme, 
institutrice,  réfugiée  dans  les  caves  Pommery.Elle  me  demande 
de  l'autoriser  à  ouvrir  une  garderie  dans  les  caves.  Je  l'y  ai 
autorisée  bien  volontiers,  lui  conseillant  même  de  transformer 
cette  garderie  en  école  dès  qu'elle  pourrait  y  réunir  une  ving- 
taine d'enfans.  (Ce  devait  être  la  première  École  de  cave.) 


872  REVUE    DES    DEUX    MONDES.i 

Vendredi  4.  —  Les  journalistes  des  pays  neutres  sont  venus 
à  Reims,  aujourd'hui.  Leur  visite  a  été  rapide.  Mais,  vers  trois 
heures,  la  caravane  a  été  saluée  par  un  certain  nombre  d'obus  : 
à  quatre  heures,  comme  ces  messieurs  filaient  de  toute  la  vitesse 
de  leurs  autos  sur  la  route  d'Epernay,  le  bombardement  faisait 
encore  rage  et  la  rue  des  Créneaux  flambait.  Ils  ont  certaine- 
ment dû  emporter  un  bon  souvenir  des  procédés  de  la 
«  Kultur.  » 

1915.  Mercredi  13  janvier.  —  Je  viens  de  voir  le  maire, 
M.  le  docteur  Langlet,et  lui  ai  proposé  d'ouvrir  quelques  écoles 
pour  recevoir  les  enfans  qui  courent  les  rues,  exposant  inutile- 
ment leur  vie,  ou  fréquentent  les  cantonnemens.  Comme  le 
bombardement  sévit  presque  chaque  jour,  ces  écoles  seraient, 
ainsi  qu'à  la  maison  Pommery,  tenues  dans  les  caves  si  c'est 
possible;  je  vais  procéder  à  une  enquête. 

Les  jeudi  14,  vendredi  15  et  samedi  16  janvier,  j'ai  parcouru 
la  ville  et  visité  la  plupart  des  caves  des  maisons  de  Champagne. 
Parmi  celles  qui  sont  libres,  trois  seulement  se  prêtent  à  l'in- 
stallation d'écoles.  Ce  sont  :  les  caves  Pommery,  Champion 
(place  Saint-Nicaise)  et  Mumm  (rue  du  Ghamp-de-Mars).  Chez 
Pommery  nous  serons  à  dix  mètres  sous  terre,  par  conséquent 
très  en  sécurité;  nous  occuperons  trois  couloirs  où  auront  lieu 
la  classe,  la  récréation,  les  exercices  physiques,  car  nous  ne 
saurions  négliger  l'éducation  physique  dans  une  école  ouverte 
sous  le  patronage  du  créateur  du  «  Parc  des  Sports  »  et  du 
«  Collège  d'athlètes  de  Reims.  »  Chez  Champion,  nous  nous 
installerons  dans  le  bas-cellier,  laissant  inoccupés  les  deux 
autres  qui  sont  au-dessus  :  trois  caves  superposées  permettront 
en  cas  de  danger  de  s'abriter  immédiatement.  Ces  celliers  n'ont 
encore  jamais  été  utilisés;  la  construction  n'en  est  même  pas 
complètement  achevée.' 

De  ma  visite  chez  Mumm  je  devais  emporter  une  impres- 
sion qui  ne  s'effacera  plus  de  ma  mémoire.  L'administrateur, 
M.  Robinet,  me  faisait  visiter  divers  celliers  où  il  pensait  qu'on 
pouvait  installer  une  école,  et  qui  d'ailleurs  ne  me  parurent  pas 
assez  sûrs,  en  sorte  que  je  leur  préférai  les  caves  mêmes. 
En  parcourant  ces  celliers,  j'eus  sous  les  yeux  un  spectacle 
lamentable.  Nous  étions  au  début  du  «  siège  »  de  Reims.  Beau- 
coup de  malheureux  Ardennais,  descendus  de  Mézières  et  de 
Rethel,  et  de  Rémois  qui  avaient  quitté  temporairement  leurs 


LES    ECOLES    Î3ANS    LES    GAVES.  873 

domiciles  bombardés,  croyant  à  la  délivrance  prochaine  de  la 
ville,  étaient  venus  mettre  en  sûreté  leur  «  berloquin  »  dans  ces 
celliers  où  on  leur  avait  généreusement  offert  l'hospitalité.  Ils 
étaient  bien  deux  cents  dans  un  des  plus  vastes,  devenu  une 
véritable  cour  des  Miracles.  Quand  on  y  pénétrait,  une  odeur 
acre  vous  prenait  à  la  gorge.  Par  quelques  imprécises  allées  on 
avait  bien  cherché  à  diviser  en  compartimens  ce  grand  espace 
de  50  mètres  sur  20,  mais  on  n'avait  en  réalité  constitué  que 
des  compartimens  factices  et  il  fallait  souvent,  pour  avancer, 
enjamber  des  couchettes  étendues  à  même  le  dallage,  ou  faire 
le  tour  des  lits,  écarter  des  chaises  et  des  fourneaux  à  pétrole. 
Ces  pauvres  gens  avaient  apporté  là  matelas  ou  paillasses.  Sur 
des  cordes  tendues  d'un  pilier  à  l'autre  se  balançaient  des  bas  \ 

troués,  quelques  étoffes  rapiécées  et  du  linge  encore  humide.,  Jf 
Nous  ne  circulions  que  difficilement,  courbant  le  dos  pour 
franchir  ces  obstacles  tendus  à  hauteur  de  nos  têtes.  Près  de  la 
couchette,  unique  souvent  pour  la  mère  et  plusieurs  enfans,  un 
anémique  fourneau  à  pétrole  enfumait  plus  qu'il  ne  chauffait 
la  casserole  où  était  censée  cuire  la  soupe  du  soir,  et,  par-ci 
par-là,  pendaient  aux  piliers  de  l'édifice  une  cage  à  oiseaux  vide 
de  ses  captifs,  une  vieille  glace  étoilée,  un  coucou  grinçant  ou 
un  œil-de-bœuf  n'ayant  plus  qu'une  aiguille,  pauvres  souve- 
nirs qu'avait  en  partie  épargnés  le  bombardement  et  qui  res- 
taient encore  précieux  pour  ces  pauvres  gens. 

Desftwîimes,  pour  la  plupart  débraillées  et  mal  coiffées,  avec 
des  enfans  accrochés  à  leurs  jupes,  allaient  et  venaient  dans  ce 
vaste  hall,  bien  heureuses  encore  d'y  trouver  un  asile.  Ceux  qui 
n'ont  pas  vu  quelles  souffrances  physiques  et  morales  endu- 
rèrent, pendant  les  premiers  mois  de  la  guerre  surtout,  les 
malheureux  émigrés  obligés  de  fuir  devant  l'envahisseur,  ne 
savent  pas  à  quel  degré  le  fléau  de  l'invasion  peut  éprouver  les 
âmes  même  les  mieux  trempées.  J'avais  hâte  d'éloigner  les 
enfans  de  ce  milieu  aussi  peu  propice  à  leur  santé  physique  qu'à 
leur  éducation  morale  et  je  pensais  qu'en  ouvrant  l'école  dans 
un  local  tout  proche,  la  maîtresse  pourrait,  par  ses  leçons,  ses 
conseils  et  même  les  exigences  réglementaires  au  point  de  vue 
de  la  propreté  et  de  l'hygiène,  contribuer  à  améliorer  la  con- 
dition non  seulement  des  enfans,  mais  peut-être  aussi  des 
parens  touchés  indirectement.  J'ouvris  donc  le  22  janvier 
l'école  «  Joffre.  » 


874  REVUE    DES    DEUX    MONDES.- 

S  février.  —  Quels  douloureux  spectacles  dans  ces  rues 
bombardées  depuis  six  mois!  Les  glaces  des  beaux  magasins  du 
centre,  presque  toutes  brisées  par  les  explosions,  ont  été 
remplacées  ici  par  une  devanture  aux  trois  quarts  en  bois, 
le  reste  en  verre  ;  là  par  des  fermetures  entièrement  en  bois,  si 
bien  qu'il  faut  tenir  la  porte  ouverte  pour  éclairer  l'intérieur, 
ailleurs  par  des  planches  à  peine  rabotées  ou  par  des  tôles.  — 
Rue  de  Talleyrand,  de  grandes  glaces  fortement  étoilées  ont  été 
consolidées  avec  du  papier  de  toutes  les  couleurs;  rue  des  Deux- 
Anges,  la  maison  d'un  luthier  est  fermée  par  des  couvercles  de 
caisses  portant  encore  cette  inscription,  qui  par  hasard  se 
trouve  juste  à  l'emplacement  de  l'ancienne  porte  :  «  Côté  à 
ouvrir.  »  Non  loin  une  maison  de  tailleur,  jadis  très  impor- 
tante, est  indiquée  par  celte  simple  mention  écrite  à  l'encre 
avec  un  bout  de  bois  :  «  Auberge,  tailleur  —  civil  et  militaire.  » 
Un  marchand  de  cycles  de  la  rue  de  l'Etape  s'est  mis  encore 
moins  en  frais  et,  dans  sa  hâte,  a  tout  uniment,  sur  les  pan- 
neaux de  son  magasin,  griffonné  à  la  craie,  en  gros  carac- 
tères :  «  Pour  les  articles  cyclistes,  s'adresser  au  bistro 
voisin.  »  A  l'angle  de  la  même  rue,  un  cabaretier  a  fermé  son 
débit  avec  les  rallonges  de  sa  table.  Et  sur  les  monumens 
publics,  aux  carrefours  des  rues,  un  peu  partout,  imprimée 
sur  papier  vert  tirant  l'œil,  mais  à  moitié  déchirée  ou  maculée, 
se  lit  l'odieuse  «  Proclamation  »  allemande  informant  les 
Rémois  que  l'armée  ennemie  ayant  pris  possession  de  la 
«  Ville  et  Forteresse  »  (?)  de  Reims,  ils  n'ont  qu'à  se  bien 
tenir  s'ils  ne  veulent  encourir  une  des  nombreuses  peines  qui 
les  menacent,  notamment  la  pendaison.  Suit  une  longue  et 
interminable  liste  d'otages. 

Ne  croyez  pas  cependant  que  la  ville,  quoique  bombardée 
presque  chaque  jour,  soit  une  ville  morte.  Dans  la  rue  de 
Vesles,  la  circulation  est  assez  active,  de  huit  à  dix  heures  du 
matin,  et  l'après-midi  à  partir  de  deux  heures,  car  c'est  généra- 
lement entre  dix  et  quatorze  heures  que  nos  excellens  voisins, 
toujours  très  méthodiques,  nous  arrosent.  Nombre  de  maga- 
sins sont  ouverts  et  môme  achalandés  :  les  cliens  «  civils,  » 
contrairement  à  ce  qu'on  pourrait  croire,  y  sont  aussi  nombreux 
que  les  militaires. 

Les  Rémois  donc  vont  et  viennent  dans  les  rues,  sans  souci 
du  danger  qui  les  menace   à  chaque  pas,  circulant  au  milieu 


LES  ÉCOLES  DANS  LES  CAVES.  875 

des  ruines,  tenant  à  se  rendre  compte  des  effets  du  bombarde- 
ment d'hier,  regardant  les  cartes  postales  récentes  qui  répan- 
dront à  travers  le  monde  l'image  des  atrocités  chaque  jour 
renouvelées  et  chaque  jour  plus  terribles  de  la  «  kultur  alle- 
mande. »  La  ville,  quoiqu'au  tiers  détruite,  et  où  des  tas  de 
décombres  soigneusement  alignés  devant  les  maisons  atteintes, 
rappellent  au  promeneur  les  effets  des  obus  de  tous  calibres,  est 
toujours  propre,  et  le  visiteur  n'est  pas  peu  surpris  de  trouver 
les  rues  aussi  bien  entretenues  qu'avant  la  guerre.  —  C'est 
qu'un  avis  de  la  municipalité,  daté  du  14  octobre  1914,  ordonne 
de  nettoyer  les  trottoirs  et  la  chaussée  «  aussitôt  la  chute  des 
bbus,  »  et  que  le  service  de  la  voirie  continue  à  être  très  bien 
fait.  Ajoutez  que  le  ravitaillement  est  assuré  avec  une  régula- 
rité parfaite,  grâce  à  la  prévoyance  de  la  municipalité  qui  fait 
emmagasiner  chaque  jour  de  grandes  quantités  de  farine.  La 
longue  théorie  des  voitures  chargées  de  sacs  défile  l'après- 
midi,  à  travers  le  faubourg  de  Paris,  allant  porter  dans  des 
écoles  désaffectées  toutes  ces  réserves  qui  suffiraient  à  soutenir 
un  siège  de  plusieurs  mois.  Les  mêmes  mesures  sont  prises 
pour  le  charbon  et  pour  toutes  les  denrées  de  première 
nécessité. 

...Au  coin  du  pont  de  Vesles,  un  vieux  bonhomme  qu'aucun 
bombardement  n'effraye,  sans  doute  parce  qu'il  porte  le  ruban 
de  chevalier  de  la  Légion  d'honneur,  tient  crânement  sous  le 
bras  son  carton  à  journaux,  criant  à  tue-tête  :  «  Demandez 
rÉclaireiir  de  l'Est,  aujourd'hui  quatre  pages.  »  Les  deux  jour- 
naux locaux  ne  tirent  d'ordinaire  que  sur  deux  pages,  qui  suf- 
fisent amplement  pour  enregistrer  la  chronique  locale  peu  riche 
en  événemens  variés... 

Lundi  '2^.  —  Quelle  nuit  affreuse!  Il  faisait,  hier  dimanche, 
un  temps  magnifique  :  gai  soleil,  température  douce,  et  calme 
absolu  ;  tout  Reims  était  dehors.  Le  soir,  à  huit  heures 
cinquante-cinq,  un  sifflement  sinistre  se  fait  entendre  suivi 
d'un  éclatement  tout  proche  ;  presque  aussitôt  d'autres  siffle- 
mens  et  éclatemens  se  produisent,  puis  d'autres  et  d'autres 
encore  sans  arrêt.  Rapidement,  tout  le  monde  descend  à  la  cave, 
où  bientôt  des  voisins  viennent  nous  rejoindre.  Nous  restons 
là  jusqu'à  deux  heures  vingt.  Dehors  les  obus  sifflent  sans 
discontinuer  par  rafales  de  huit  ou  dix  et  ces  sifflemens  inin- 
terrompus, se  répercutant  sous  les  voûtes  de  notre  asile,  nous 


876  REVUE    DES    DEUX    MONDES.) 

déchirent  les  oreilles.  Vers  onze  heures,  pendant  une  accalmie, 
je  monte  au  grenier  :  on  distingue  cinq  ou  six  grands  foyers 
d'incendie.  Dix  minutes  ne  se  sont  pas  écoulées,  que  de  nou- 
veaux éclatemens  tout  proches  m'avertissent  que  l'arrosage 
n'est  pas  terminé.  A  la  cave  où  je  redescends,  les  dames,  accou- 
rues dans  cet  abri  et  installées  au  petit  bonheur  sur  des 
chaises,  des  bancs,  des  madriers,  grelottent  de  froid.  L'énerve- 
ment  chez  chacune  d'elles  se  traduit  de  manière  différente. 
Mademoiselle  P...  rit  d'un  rire  nerveux  et  continu  qui  fait  peine 
à  entendre;  mademoiselle  G...  parle  sans  cesse  comme  pour 
s'étourdir  et  se  donner  du  ton  et  madame  T...  à  chaque  siffle- 
ment rapproché  crie  affolée  :  «  Encore  une!  )>  Les  obus  tombent 
en  avant,  en  arrière,  dans  le  canal,  dans  les  champs  où 
souvent  ils  n'éclatent  pas,  sur  les  maisons  voisines  où  ils 
font  un  bruit  d'enfer,  au  loin,  sur  le  centre,  partout.  Enfin., 
deux  heures  et  demie,  puis  trois  heures  arrivent  et,  transis 
de  froid  autant  que  rompus  de  fatigue  nous  remontons  nou." 
coucher.  Mais,  malgré  l'accablante  lassitude,  comment  dormir 
après  de  pareilles  secousses? 

Ce  matin,  on  m'affirme  qu'il  ne  serait  pas  tombé  moins  de 
3  à  4  000  obus  sur  Reims.  Pas  un  quartier  n'a  été  épargné, 
mais  c'est  surtout  la  rue  de  Vesles  qui  a  été  atteinte.  II  y  aurait 
en  ville  beaucoup  de  victimes  :  Rue  de  l'Etape,  deux  femmes 
ont  été  ensevelies  sous  les  décombres  de  leur  maison  et  les 
pompiers  qui,  trop  peu  nombreux,  ont  vainement  essayé  toute 
la  nuit  d'éteindre  les  incendies  viennent  de  partir  pour  déli- 
vrer les  emmurées.  II  serait  tombé  des  obus  jusqu'à  la  Haubette 
qu'on  croyait  hors  de  la  portée  des  canons-ennemis  et  le  fau- 
bourg de  Paris  a  eu  largement  son  compte. 

Afin  que  les  élèves  puissent  se  remettre  de  leurs  émotions, 
e  viens  de  fermer  toutes  les  écoles  pour  une  durée  de  trois 
ours.  L'effroi  ressenti  par  la  population  a  été  si  grand  que 
es  départs  se  multiplient  dans  des  proportions  considérables; 
amais  Reims  n'avait  subi  pareil  ((  arrosage.  » 

Mardi  2  mars.  —  Le  bombardement  a  recommencé  hier  soir 
et  duré  toute  la  nuit.  Vers  six  heures  d'abord,  sont  tombés 
quelques  obus,  puis  à  partir  de  neuf  heures  ils  nous  arrivèrent 
par  rafales.  J'ai  constaté  trois  grands  foyers  d'incendie  illumi- 
nant toute  la  ville;  dans  la  nuit  noire  c'était  sinistre  et  gran- 
diose, cela  rappelait  l'effroyable  incendie  de  la  cathédrale. 


LES    ÉCOLES    DANS    LES    CAVE^.  877 

Le  jour  arrive  et  on  annonce  que  l'e'cole  maternelle  Gour- 
meaux  est  brùle'e  ainsi  que  nombre  de  maisons  particulières  et 
de  magasins.  Il  y  avait,  parait-il,  vingt-deux  incendies  allumés 
en  même  temps!  Aussi,  les  dévastations  dans  certains  quar- 
tiers ont  été  considérables.  Il  est  avéré  que  les  Boches  n'ont  pas 
lancé  cette  nuit  moins  de  2  500  obus  dont  150  incendiaires. 

Mercredi  3-  —  Après  cette  nuit  terrible,  j'ai  donné  congé 
aux  écoles  de  la  rue  de  Courlancy  dont  les  élèves  avaient  été 
très  impressionnés  par  le  bombardement  et  suis  allé  visiter, 
aux  caves  Mumm,  l'école  JofTre,  que  j'ai  fait  photographier. 

Vendredi  5.  —  Bombardement  général  de  la  ville  :  je  ferme 
pour  deux  jours  l'école  «  Albert  P"",  »  située  dans  un  quartier 
très  «  arrosé  »  et  où  se  trouvent  des  cantonnemens  de  troupes. 

Samedi  6.  —  A  dix  heures  m'arrive  M.  Brodiez,  directeur 
de  l'école  u  Dubail  »  (caves  Champion),  qui  m'annonce  qu'un 
150  vient  de  tomber  sur  l'école  et  que  des  éclats  ont  rejailli 
jusque  près  des  enfans  qui  jouaient  dans  le  cellier  du  rez-de- 
chaussée.  Personne  de  blessé  cependant  :  les  enfans  ont  été 
terrifiés,  naturellement,  mais  il  n'y  a  eu  aucune  panique. 
Depuis  trois" ou  quatre  jours,  l'ennemi  s'acharne  sur  cette  école 
et  sur  le  quartier.  L'école  «  Dubail  »  sera  fermée  pour  huit 
jours. 

A  quatre  heures,  M""^  Philippe,  directrice  de  l'école  «  Jofîre,  » 
vient  m'informer  que  l'insécurité  augmente  encore  dans  le 
quartier  des  caves  Mumm  sans  cesse  bombardé,  si  bien  que  les 
enfans  courent  les  plus  grands  dangers  et  en  se  rendant  en 
classe  et  en  quittant  l'école. 

Lundi  '2'2.  —  Encore  une  bien  mauvaise  journée.  Dès 
six  heures  du  matin,  les  avions  volent  de  tous  côtés.  A  11  heures 
un  quart,  un  avion  boche  survole  le  quartier  de  Courlancy  et 
jette  cinq  bombes  dont  une  sur  la  route  de  Bezannes,  près  du 
passage  à  niveau,  où  il  tue  une  femme.  Grand  émoi  au  groupe 
scolaire  de  Courlancy  en  entendant  ces  formidables  détonations. 
Je  fais  réunir  les  enfans  dans  une  petite  salle  carrée  au  centre 
du  bâtiment,  qui  me  paraît  plus  protégée  que  le  reste.  Un  mot 
de  réconfort  à  tout  le  monde,  les  enfans  reprennent  leur  air 
rieur  et,  l'aéro  étant  passé,  les  classes  recommencent  au  bout 
d'un  quart  d'heure.  Le  lendemain,  pas  un  enfant  ne  manquait: 
voilà  l'effet  que  produisent  sur  les  petits  Rémois  les  bombes 
allemandes! 


878  BEVUE    DES    DEUX   MONDES^ 

Après  midi,  grande  activité  des  deux  artilleries.  Visite  de 
M.  Millerand,  ministre  de  la  guerre,  La  nuit,  bombardement 
«  intermittent  et  méthodique  :  »  chaque  heure  régulièrement, 
une  rafale. 

Vendredi  9  avril.  —  Dans  la  nuit  du  8  au  9,  bombardement 
de  neuf  à  onze  heures  du  matin,  sans  arrêt;  nombreuses  bombes 
incendiaires.  L'ennemi  tape  surtout  sur  le  centre  de  la  ville 
et  le  faubourg  de  Laon.  Sont  incendiées  notamment  la  maison 
Minard,  rue  Gambetta,  les  Folies-Bergère,  même  rue,  une 
maison  en  face  de  l'école  maternelle,  rue  Anquetil;  plus  légè- 
rement atteints  divers  immeubles  rue  de  l'Ecu,  et  la  Société 
Générale,  place  Royale,  si  bien  que  vers  minuit  on  peut  compter 
une  quarantaine  de  feux  simultanés. 

Lundi  %.  —  Pendant  la  nuit,  violente  canonnade  sur  le 
front  de  Reims,  surtout  à  l'Est  vers  Prunay  et  Sillery.  Ce  sont 
de  gros  canons  qui  entrent  en  action,  puis  bientôt  les  mitrail- 
leuses et  les  fusils,  pendant  que  les  fusées  éclairent  tout  le 
front;  il  n'y  a  pas  de  doute  :  c'est  une  bataille  sur  toute  la 
ligne. 

Mardi  ^7.  —  Canonnade  prolongée,  encore  à  l'est  de  Reims, 
avec  quelques  gros  coups  sourds  venant  de  Brimont  et  de 
Bétheny;  la  bataille  continue  sans  doute.  Vers  quatre  heures 
un  quart,  elle  atteint  son  maximum  de  violence  :  le  canon  tonne 
sans  cesse  et  on  entend  très  distinctement  les  rafales  de  75,  ainsi 
que  le  crépitement  des  mitrailleuses. 

Mercredi  19  mai.  — •  A  neuf  heures,  j'accompagne  à  l'école 
«  Dubail  »  M.  Dramas,  journaliste  rémois,  qui  m'a  demandé  de 
la  visiter.  A  deux  heures,  nous  allons  ensemble  à  la  cathédrale. 
Un  désastre  1  L'intérieur  cependant  est  moins  atteint  que  le 
dehors.  Les  statues  de  la  tour  du  Nord  sont  presque  complète- 
ment calcinées,  et,  à  l'intérieur,  les  stalles  de  gauche  sont 
brûlées  complètement.  Un  obus  a  troué  la  voûte  au-dessus  du 
maitre-autel  :  chose  extraordinaire,  l'horloge  est  intacte,  ainsi 
que  les  orgues. 

Mardi  :25.  —  Les  journaux  de  Paris  nous  apportent  la 
grande  nouvelle  :  l'Italie  a  déclaré  la  guerre.  Aussitôt,  je  me 
fais  un  agréable  devoir  de  rendre  visite  à  M.  Mazucchi,  consul 
général  d'Italie  :  réception  très  chaleureuse,  congratulations 
réciproques.  A  mon  retour,  je  passe  dans  les  classes  annoncer 
la  bonne  nouvelle,  je  la  commente  un  instant  devant  les  élèves 


LES  ÉCOLES  DA;nS  LES  CAVES.  879 

réunis  et  donne  un  jour  de  congé  aux  écoles.  Une  conférence 
sera  faite  dans  chaque  établissement  sur  l'alliance  italienne.  A 
dix  heures  du  soir,  par  un  clair  de  lune  splendidc,  bombarde- 
ment violent.  Les  Allemands  se  vengent  sur  Reims  de  l'alliance 
italienne. 

Mardi  P"^  juin.  —  Dès  huit  heures  et  demie,  bombardement 
du  centre  de  la  ville,  puis  le  tir  s'allongeant  atteint  jusqu'au 
faubourg  de  Paris.  A  dix  heures  et  demie,  comme  les  coups  se 
précipitent,  je  descends  dans  les  classes.  A  l'instant  précis 
où  j'y  arrive,  se  produit  une  très  forte  explosion  :  une  bombe 
est  tombée  chez  M.  Choubry,  au  n°  48  de  la  rue  de  Gourlancy,  et 
l'école  est  au  n°  2!  Naturellement,  les  enfans  ont  été  saisis  par 
ce  bruit  formidable.  Les  maîtresses  ont  pris  les  mesures  habi- 
tuelles, ont  rassuré  les  plus  impressionnés,  et,  à  onze  heures 
vingt,  le  calme  étant  revenu,  j'ai  ordonné  la  sortie.  Renseigne- 
mens  pris,  la  bombe  de  la  rue  de  Courlancy  a  tué  une  femme; 
beaucoup  d'autres  victimes  ont  été  faites  en  ville,  surtout  dans 
le  centre. 

Samedi  S  juillet.  —  A  neuf  heures  dix  du  soir,  j'étais  assis 
dans  la  cour  de  l'école  lorsque  retentit  un  formidable  éclate- 
ment, bientôt  suivi  d'un  autre,  puis  d'un  autre  encore.  Je 
rentre  dans  les  classes  et  j'appelle,  pour  descendre  à  la  cave,  les 
personnes  qui  habitent  au  premier,  car  les  sifflemens  et  les 
éclatemens  se  multiplient  dans  tout  le  quartier.  M"^*F...  et  G..., 
et  M.  T...  descendent  en  hâte,  non  sans  apporter  chacun  l'ordi- 
naire sac  contenant  toute  leur  fortune,  ce  sac  qu'on  n'oublie 
jamais  et  qui  reste,  la  nuit,  posé  près  du  lit  de  chaque  Rémois 
pour  être,  en  cas  d'alerte,  emporté  dans  la  fuite.  Avec  M.  T... 
nous  nous  blottissons  dans  un  coin  du  «  labyrinthe  »  aménagé 
près  des  classes.  Alors  commence  la  scène  habituelle.  A  chaque 
sifflement,  j'entends  de  la  cave  monter  la  voix  de  M'^^  G. . .  disant  : 
«  Encore  une!  »  ou  :  «  Pas  éclatée!  »  «  G'est  dans  le  canal  I  » 
«  C'est  rue  de  Vesles  !  »  etc. 

Samedi  iO.  —  Départ  du  premier  convoi  d'enfans  pour  ces 
«  Golonies  de  vacances  »  que  nous  avons  réussi  à  organiser. 
Grand  remue-ménage  rue  de  Gourlancy,  en  face  de  l'école  ma- 
ternelle d'où  partent  ces  convois.  Accompagnés  par  leurs 
parens,  nos  «  petits  bombardés  »  arrivent  dès  six  heures  du 
matin  (le  départ  est  à  sept  heures),  chacun  portant  le  sac  bourré 
de  vêtemens,  de  jouets  et  aussi  de  victuailles,  car  il  ne  faut  pas 


880  REVUE    DES    DEUX    MÔNDES.i 

se  laisser  mourir  de  faim  en  route,  et  certains  traverseront  toute 
la  France.  Des  charrettes,  des  camions  à  ridelles  conduisent, 
sous  la  surveillance  de  maîtresses,  tout  ce  monde  à  la  gare  de 
Pargny,  distante  de  sept  kilomètres.  Là,  après  qu'on  a  fait  un 
nouvel  appel,  les  enfans  prennent  place  dans  le  chemin  de 
fer  de  banlieue  qui  les  transportera  jusqu'à  Dormans,  où  ils 
attendront  le  grand  train  Nancy-Paris.  Arrivés  à  Paris,  la 
Société  <(  l'Accueil  français  »  les  transportera  dans  les  locaux 
où  elle  les  hospitalise  en  attendant  (un  jour  généralement)  leur 
départ  pour  l'endroit  où  ils  passeront  leurs  vacances.  C'est 
beaucoup  de  fatigue  pour  nos  instituteurs  et  institutrices  sur- 
tout, mais  cela  fait  tant  de  plaisir  aux  familles  I  et  nos  coura- 
geux élèves  ont  si  bien  mérité  ce  repos  loin  des  bombes! 

Vendredi  17  septembre.  —  L'instituteur-soldat  G...  informe 
M"^  G...  que  les  rumeurs  relatives  à  l'offensive  prochaine,  au 
«  grand  coup,  »  seraient  fondées  :  cela  se  mijote. 

Le  calme  est  à  peu  près  général  sur  le  front  et  en  ville, 
même  la  nuit.  A  l'hôtel  de  ville  on  ne  parle  que  du  «  grand 
coup  »  prochain.  Dans  ces  conditions,  je  préfère  ne  pas  faire 
rentrer  les  enfans  envoyés  en  colonies  de  vacances.  Ils  ne 
reviendront  que  fin  octobre.  A  1'  «  Ouvroir  »  que  j'ai  installé 
rue  de  Gourlancy,  les  institutrices  fabriquent  en  hâte  des  mil- 
liers de  lunettes  pour  masques  anti-asphyxians  demandés  par 
l'Intendance. 

Samedi  i8.  —  Toujours  les  mêmes  rumeurs  relatives  au 
«  grand  coup.  »  Un  soldat  a  dit  à  T.. .  que  tout  doit  être  prêt 
pour  le  20  courant  et  que  l'offensive  peut  avoir  lieu  tous  les 
jours,  à  compter  de  cette  date.  L'action  serait  engagée  sur  tout 
le  front.  F*artout,  en  ville  et  dans  les  cantonnemens,  fiévreuse 
agitation  des  officiers  et  des  soldats.  Les  cantines  des  officiers 
sont  prêtes  et  placées  en  lieu  sur;  on  en  transporte  de  pleines 
charrettes  à  la  Haubette.  Tous  les  hôpitaux  et  ambulances 
sont  vidés  et  prêts  à  recevoir  de  nouveaux  blessés.  Il  nous  faut 
prendre  aussi  nos  dispositions  contre  le  bombardement  possible  : 
j'ordonne  la  fermeture  des  trois  garderies  de  vacances  encore 
ouvertes  (Dubail,  Gourlancy,  Libergier)  et  interdis  de  nouvelles 
ouvertures  sans  autorisation  formelle.  Les  écoles  de  la  campagna 
resteront  également  fermées.  Le  calme  cependant  continue  à 
régner.  Voici  qu'on  apporte  à  1'  «  Œuvre  des  Institutrices  »  des 
toiles  à  couper  et  à  coudre  pour  faire  2  800  sacs  à  terre.; 


LES  ÉCOLES  DANS  LES  GAVÉS.  881 

Dimanche  19.  —  G...  et  S...  contirment  les  renseignemens 
donne's  antérieurement.  L'offensive  aura  bien  lieu  aux  environs 
du  20.  Le  général  irait  habiter  les  caves  Pommery  où  tout  est 
prêt  depuis  longtemps  pour  le  recevoir.  Il  emmènerait  trois 
secrétaires,  les  autres  restant  à  la  Division.  On  parle  beau- 
coup en  ville  d'une  proclamation  du  général  Jolfre  qui  serait 
lue  aux  troupes  aujourd'hui  à  trois  heures.  On  croit  pouvoir 
en  donner  môme  les  termes.  M"'  F...  «  fortifie  »  la  classe 
de  M'"s  L...  par  des  rangées  de  caisses  pleines  de  linge, 
par  des  tables  superposées,  des  tableaux  noirs,  des  meubles,  des 
fauteuils  et  y  place  un  lit.  L'ouïe  de  la  cave  est  fermée  par  des 
sacs  pleins  de  cailloux.  Au  premier  étage,  je  fais  vider  les  armoires 
à  linge  dont  le  contenu  est  descendu  à  la  cave.  On  range  tous 
les  meubles  et  le  piano  dans  la  cuisine,  qui  parait  plus  protégée. 
Aujourd'hui  il  y  a  encore  moins  d'animation  en  ville  et  on 
entend  une  canonnade  très  intense  des  nôtres  sur  le  front  Est. 

Jeudi  '2S.  —  Pas  de  nouvelles  sensationnelles,  sinon 
l'annonce  par  S...  et  G...  d'une  proclamation  très  courte  du 
général  JoiTre  aux  troupes.  Est-ce  enfin  le  déclenchement? 
Dans  le  ciel;  vers  quatre  heures,  nombreux  aéros  boches  et 
français,  nombreux  combats  que  je  suis  avec  T...  du  plateau  de 
Bezannes.  De  quatre  heures  à  cinq  heures  et  demie,  violent 
bombardement  de  la  ville.  Nous  voyons  distinctement  tomber 
les  bombes  et  s'élever  la  fumée  noire,  notamment  au  centre  et 
aux  environs  de  la  cathédrale  et  de  l'hôtel  de  ville. 

Samedi  25.  —  On  vient  de  faire  évacuer  le  cantonnement 
des  brancardiers  divisionnaires,  logés  à  l'école  de  garçons  voi- 
sine. A  six  heures.  G...  nous  annonce  que  le  préfet  a  téléphoné 
à  la  Division  que  nous  avions  aujourd'hui  avancé  de  trois  kilo- 
mètres à  Auberive;  des  officiers  disaient  entre  eux  que  les 
Anglais  avaient  avancé  dans  le  Nord  de  trois  kilomètres  sur  un 
front  de  dix.  Attendons  confirmation  de  ces  bonnes  nouvelles. 
A  neuf  heures  vingt,  ce  soir,  premier  coup  très  violent  d'un  de 
nos  gros  canons  placés  à  Saint-Brice.  La  lueur  de  l'explosion  a 
illuminé  l'horizon  et  le  coup  a  fait  trembler  notre  maison  tout 
entière,  si  bien  que  nous  croyions  à  l'explosion  d'une  bombe 
allemande,  mais  de  quart  d'heure  en  quart  d'heure  de  nouveaux 
coups  semblables  nous  ont  rassurés.  Il  paraît  que  c'était  «  la 
grosse  Julie  »  qui  tirait. 

Dimanche  '26.  —  Toute  la  nuit,  de  demi-heure  en  demi-heure, 

TOME    XL.    —    1917.  56 


882  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  Julie  »  a  continué  de  tirer.  Ce  matin,  au  «  Communiqué,  »  de 
bonnes  nouvelles,  et  ce  soir  à  deux  heures  G...  est  venu  nous 
annoncer  que  l'avance  de  nos  troupes  est  officielle.  On  a  gagné 
trois  kilomètres  en  profondeur,  fait  40  000  prisonniers.  Bravo! 
Nous  nous  empressons  de  répandre  cette  nouvelle  partout  autour 
de  nous.  Officiers,  sous-officiers  et  soldats,  eux,  se  chargent  de  la 
faire  vite  connaître  en  ville  où  toutes  les  figures  sont  radieuses 
et  la  gaîté  générale,  car  on  espère  encore  en  une  prompte 
délivrance  !  Le  «  Communiqué  »  de  trois  heures  annonce 
12000  prisonniers  et  confirme  l'avance  en  Artois.  On  se  réunit 
entre  amis,  pour  sabler  le  Champagne. 

Lundi  '27.  —  Tout  le  monde  attend  toujours  l'offensive  en 
face  de  Reims.  Du  plateau  de  Bezannes,  excellent  lieu  d'obser- 
vation, on  entend  tonner  formidablement  le  ca.non  vers  Berry- 
au-Bac  et  sur  la  ligne  de  l'Aisne.  Et,  dominant  ce  bruit  terrible, 
de  quart  d'heure  en  quart  d'heure,  se  fait  toujours  entendre  la 
grosse  voix  de  «  Julie.  » 

Mardi  SS.  —  Encore  rien  de  nouveau  sinon  que  le  «  Commu- 
niqué »  de  sept  heures  nous  annonce  75  canons  pris  en  Cham- 
pagne, au  lieu  de  30.  Ce  soir,  pas  de  journaux  de  Paris., 
Le  c(  Communiqué  »  de  quatre  heures  est  plus  que  maigre. 
Chacun  recommence  à  s'énerver. 

Ogtavb  1*'orsant. 
(A  suivre./ 


où  EN  EST 

L'AR3IÉE  ALLEMANDE? 


LE  BILAN  DE  DEUX  MOIS  DE  CAMPAGNE 

(9  AVRIL  —  8  JUIN  1917) 


I.    —   LA    MANŒUVRE    DE   HINDENBURG    ET   LE    REPLI    STRATEGIQUE 

Le  5  mars  1917,  on  apprit  une  nouvelle  étrange  :  les  Alle- 
mands se  repliaient  devant  le  front  anglais  et  abandonnaient 
sans  combat  la  redoute  de  Warlencourt.  Ils  semblaient  renoncer 
à  défendre  Bapaume.  Le  bois  de  Saint-Pierre-\V  aast,  le  village 
de  Sailly-Saillisel,  objets  tant  disputés  des  combats  de  l'au- 
tomne, tombaient  tour  à  tour  des  mains  de  l'ennemi  dans 
celles  de   nos  alliés. 

Ce  n'était  encore  qu'un  prélude.  Brusquement,  le  17  mars, 
a;>rès  une  semaine  d'attente,  le  mouvement  d'abord  lent,  limité 
avec  précaution  à  des  secteurs  étroits  de  la  vallée  de  l'Ancre, 
s'étendait  à  tout  le  front  entre  la  Scarpe  et  l'Oise,  sur  un  espace 
de  60,  puis  de  120  kilomètres.  Tout  le  saillant  occidental  des 
lignes  allemandes,  l'immense  arc  de  cercle  qu'elles  traçaient 
entre  Arras  et  Soissons  s'amincissait,  s'aplatissait  jusqu'à  ne 
plus  former  qu'une  droite,  suivant  une  direction  qui  était  à  peu 
près  la  corde  de  cet  arc.  Tout  l'espace  intérieur,  jusqu'à  une 


884  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

profondeur  qui  passait  par  endroits  trente-cinq  kilomètres, 
trois  mille  kilomètres  carrés  de  territoire,  trois  cents  villages, 
des  villes,  Péronne,  Bapaume,  Chauny,  Guiscard,  Nesle,  Roye, 
flam,  Noyon,  nous  étaient  subitement  rendus.  C'était  une  pro- 
vince, un  grand  lambeau  de  France  prisonnière  qui  échappait  à 
l'invasion,  revenait  à  nous  en  trois  jours. 

On  se  rappelle  l'état  de  fièvre  que  cette  suite  d'événemens 
créa  dans  le  public.  Chose  curieuse  :  en  Allemagne,  ce  décon- 
certant recul  était  également  célébré  à  l'envi  d'une  victoire. 
Toutes  les  voix  de  la  presse  entonnent  un  chœur  unanime  à  la 
gloire  d'Hindenburg.  Ce  n'est  plus  un  recul,  c'est  le  «  génial  » 
repli.  Le  héros  national  nous  eùt-il  pris  autant  de  villes  qu'il 
venait  d'en  perdre  en  un  moment,  il  n'eût  pas  reçu  plus  de 
couronnes  ou  plus  d'acclamations.  Cette  retraite  prenait  tour- 
nure de  triomphe.  L'Empereur  approuvait.  Jamais  on  n'avait 
vu  retraiter  une  armée,  ni  perdre  une  conquête  avec  plus  de 
satisfaction. 

Sans  doute,  tout  le  monde  n'était  pas  dupe.  L'opinion  alle- 
mande, si  disciplinée  qu'elle  fût,  ne  pouvait  s'empêcher  de 
trahir  son  émotion.  On  avait  beau  administrer  des  formules 
calmantes  :  <(  Ne  jamais  considérer  aucun  détail  isolément... 
Tout  fait  partie  d'un  tout...  Tout  se  tient...  »  il  est  clair  que  beau- 
coup s'alarmaient  de  ce  »  détail.  »  Que  devenait  la  (c  carie  de 
la  guerre?  »  Dans  cette  Allemagne  pareille  à  «  un  grand  bazar 
vide,  »  déjà  tant  de  fois  trompée  sur  l'époque  de  la  victoire  et  la 
date  de  la  paix,  les  bulletins  de  Ludendorff  sur  le  «  repli  volon- 
taire ))  devaient  être  accueillis  avec  une  nuance  de  doute  et  de 
découragement. 

11  était  vrai  pourtant  que  le  principe  d'un  repli  avait  été, 
depuis  quelque  temps,  un  des  partis  envisagés  par  le  comman- 
dement allemand.  Il  était  question  d'un  «  raccourcissement  du 
front»  qui  devait  libérer  des  forces  pour  un  grand  coup.  L'idée 
semble  contemporaine  de  la  bataille  de  la  Somme.  Cette  grande 
bataille,  peu  comprise  chez  nous,  n'en  a  pas  moins  eu  une 
portée  qu'on  serait  aveugle  de  ne  point  voir.  Nous  avons  hésild 
à  y  reconnaître  une  victoire;  l'ennemi  en  a  mieux  jugé  :  il  y  a 
pris  la  conscience  terrible  de  notre  supériorité.  Il  a  pu  réussir, 
à  grand'peine,  à  sauver  la  face  et  à  éviter  la  débâcle;  il  s'est 
défendu  pied  à  pied  et  n'a  cédé  de  terrain  qu'à  la  dernière 
extrémité.  Mais,  sans  parler   d'autres  résultats  assez  cQnside- 


où   EN    EST    l'armée    ALLEMANDE?  885 

rables  —  70  000  prisonniers,  304  canons  captures,  Verdun  sauvé, 
■ —  nous  avions  imprimé  à  l'Allemagne  le  sentiment  d'un  ascen- 
dant dont  ce  n'est  pas  trop  de  dire  qu'elle  en  a  conservé  l'épou- 
vante. Cette  bataille  a  mis  son  armée  à  une  épreuve  telle  qu'elle 
ne  s'est  plus  senti  la  force  d'en  affronter  une  seconde.  Si  à 
Verdun  elle  a  engagé  en  un  an  56  divisions,  elle  a  dû  sur  la 
Somme,  entre  le  l"  juillet  et  le  31  octobre,  en  consommer  90, 
dont  25  sont  retournées  au  feu  deux  et  trois  fois.  Une  ins- 
truction de  la  VIF  armée  nous  met  dans  le  secret  des  angoisses 
du  commandement,  quand  il  s'agit  de  faire  face  à  cette  effroyable 
usure  :  où  trouver  des  ressources  pour  continuer  la  lutte?  «  Que 
valent  encore  vos  troupes?  demande  ce  précieux  questionnaire. 
Critérium  unique  :  sont-elles  capables  de  servir  sur  le  front  de  la 
Somme?  Et,  comme  toutes  celles  de  l'armée  y  ont  déjà  passé, 
dans  quelle  mesure  se  sont  effacées  les  impressions  de  ces  com- 
bats? Dans  quelle  mesure  les  pertes  ont-elles  été  comblées? 
(Prière  d'éviter  l'expression  :  Division  épuisée.)  Quel  est  le 
degré  d'instruction  de  vos  recrues?  Ne  pas  rechercher  la  per- 
fection; ne  pas  exiger  l'impossible.  On  ne  fait  pas  les  difficiles 
dans  les  circonstances  urgentes  (1).  » 

Voilà  à  quelle  nécessité  le  commandement  allemand  se 
trouve  réduit  dès  le  mois  de  novembre.  Il  savait  que  l'hiver 
n'apporterait  qu'une  trêve  et  ne  ferait  qu'accroître  le-s  forces 
de  l'Alliance.  Alors,  devant  l'offensive  imminente  de  celle-ci, 
il  ne  restait  plus  qu'une  parade,  puisque  l'autre,  la  parade  de 
la  paix  préventive,  avait  échoué  en  décembre  :  c'était  de  rompre 
avant  l'attaque  et  de  refuser,  dans  ces  conditions,  une  nouvelle 
bataille.  L'appréhension  d'un  désastre,  retardé  plutôt  que  con- 
juré au  cours  de  l'été  précédent,  dictait  à  Hindenburg  l'ordre 
de  la  retraite.  C'était,  à  six  mois  d'intervalle,  la  conséquence 
de  la  longue  pression  antérieure.  La  volonté  allemande  cédait 
à  notre  volonté. 

Tel  est  le  fait.  Comment  le  faire  passer  pour  un  succès? 

II  s'agissait  de  prouver  : 

l"*  Que  la  retraite  ruinait  nos  projets  d'olîensive. 

2°  Qu'elle  rendait  à  l'armée  une  liberté  d'action  dont  nous 
ne  tarderions  pas  à  ne  plus  nous  louer. 

Ces  deux  articles  constituent  le  sens  de  la  «  manœuvre,  » 

(1)  16  novembre  1916.  Le  document  est  reproduit  in  extenso  dans  la  Revue  de 
Paris  du  1"  juillet  1917,  p.  70. 


886  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  premier  était  le  plus  prochain  et  le  plus  apparent.  C'est 
celui  que  la  presse  développe  bruyamment  comme  premier 
bénéfice  de  l'opération.  Le  thème  uniforme  est  le  suivant  :  «  Les 
plans  de  l'Entente  sont  <(  déjoués  »  et  «  réduits  à  néant.  » 
Que  reste-t-il  aujourd'hui  de  ses  préparatifs?  Tout  cet  échafau- 
dage croule  à  bas  d'un  seul  coup.  » 

L'ouvrage  de  longs  mois,  les  parallèles  de  départ  d'où  devait 
s'élancer  l'assaut,  les  masses  d'artillerie  qui  devaient  frayer  la  route 
par  un  déluge  de  feu  aux  colonnes  d'attaque,  les  chemins  de  fer,  les 
routes  construites  à  grands  frais,  les  réserves  accumulées  déjà 
derrière  le  front,  tout  cela  se  trouve  inutile  :  tout  a  été  fait  en  pure 
perte.  Au  lieu  de  la  victoire  à  cueillir,  de  nouvelles  tâches  s'imposent  : 
d'abord,  il  faudra  reconnaître,  en  glissant  dans  le  sang,  ce  qu'est 
devenu  l'adversaire;  il  faudra  refaire  d'autres  plans,  répartir  autre- 
ment ses  forces,  avec  le  lourd  souci  des  mille  surprises  désagréables 
qui  peuvent  survenir  pendant  ce  moment  de  trouble.  Telle  est  la 
situation  pénible  à  laquelle  se  trouve  condamnée  l'Entente  par  la 
manœuvre  d'Hindenburg  (1). 

On  pourrait  multiplier  les  citations  du  même  genre.  On 
sent  à  quel  orage  l'Allemagne  pensait  se  soustraire,  et  avec 
quel  soulagement  elle  le  voyait  se  dissiper.  Evidemment,  on 
reculait;  mais  le  prestige  d'Hindenburg  est  au-dessus  d'une 
reculade  (2).  D'autres  y  auraient  laissé  ou  compromis  leur 
gloire:  la  sienne  est  sortie  de  là  plus  solide  que  jamais.  L'Alle- 
mand, quand  il  n'a  pas  la  force,  n'aime  rien  tant  que  la  ruse, 
la  subtile  Klugheit  qui  sait  jouer  au  plus  fin,  «  engeigner  » 
l'adversaire.  Et  c'était  pour  le  populaire  une  joie  sans  mélange 
que  le  spectacle  imaginaire  de  notre  déconvenue  et  surtout  du 
dépit  de  l'Anglais  frustré  du  fruit  de  ses  travaux,  bafoué  et 
encombré  de  l'immense  bagage  qui  lui  restait  pour  compte.  Car 
cette  Allemagne,  naguère  si  vaine  de  son  outillage,  a  changé 
de  chanson;  à  mesure  que  ce  monopole  lui  échappe,  elle  se 
retranche  dans  le  domaine  des  supériorités  abstraites  et  dans 
le  privilège  de  «  l'art.  » 

Mais  la  merveille  de  cet  «  art,  »  ce  n'était  pas  de  renverser 
les  combinaisons  de  l'adversaire;  c'était,  par  ce  coup  de  poing 
donné  dans  l'échiquier,  d'avoir   subitement  recouvré  l'initia- 

(1)  Lokal  Anzeiger,  14  mars. 

(2;  F. -G.  Endres,  Frankfurter  Zeitung,  18  mars. 


où    EN    EST    l'aHMÉE    ALLEMANDE?  887 

tive;  c'était  cette  péripétie  qui  retournait  la  situation,  et  grâce 
à  quoi  l'htomme  assailli,  déjà  pris  à  la  gorge,  se  dérobe  à 
l'étreinte  et  reprend  sou  indépendance.  C'est  lui  qui  mainte- 
nant traîne  l'ennemi  à  sa  remorq'ue  et  l'oblige  à  le  suivre  (1). 
Il  bouscule  ses  plans,  le  déroute  et  le  place  en  présence  d'une 
énigme  (2).  Mieux  encore  :  parce  magnifique  «  décrochage,  »  le 
vieux  maître  inaugure  une  ère  nouvelle  de  la  guerre.  «  L'His- 
toire, écrit  Salzmann,  enregistrera  un  jour  comme  un  fait  capi- 
tal le  chef-d'œuvre  d'intelligence  qui  préside  à  la  création  de  la 
situation  présente  (3).  )>  La  guerre,  en  elYet,  immobile  depuis 
deux  ans,  figée  sur  place  dans  les  tranchées,  avait  pris  une 
forme  stationnaire  dont  aucun  effort  des  deux  partis  n'avait 
réussi  à  la  tirer.  Tout  le  monde  avait  fini  par  accepter  cette 
formule  comme  la  condition  fatale  et  le  dernier  mot  de  la 
guerre  moderne.  0  miracle!  Hindenburg  parait  et  le  charme 
est  rompu.  «  La  pensée  a  repris  ses  droits  sur  la  matière  (4).  » 
Puissance  de  l'idée  (5)  !  Il  suffit  au  grand  homme  d'un  acte  de 
sa  volonté  :  aussitôt  le  front  s'ébranle,  et  voilà  restitués  à  ces 
masses  inertes  le  mouvement  et  la  vie.  La  rigueur  des  fronts 
défensifs  se  transforme  en  souplesse,  l'ankylose  en  élasticité. 
La  guerre,  si  longtemps  pétrifiée,  retrouve  la  llexibilité  des 
lignes,  l'espace,  la  manœuvre,  la  jeunesse.  Il  n'a  fallu  pour 
cela  que  le  souftle  du  génie! 

Ainsi,  nos  projets  bouleversés;  nos  préparatifs  rendus  vains; 
l'initiative  des  batailles  arrachée  à  l'Entente  et  l'Allemagne 
maîtresse  de  la  conduite  de  la  guerre;  l'engourdissement  des 
tranchées,  la  longue  stagnation  des  affaires  rompue  par  une 
solution  grandiose,  et  le  champ  infini  des  surprises  et  de  la 
manœuvre  ouvert  devant  l'armée  allemande  :  qu'était-ce,  au 
prix  de  tout  cela,  que  la  frange  de  terrain  qu'on  abandonnait  à 
l'ennemi?  Du  reste,  on  s'y  prenait  de  façon  à  ne  pas  lui  en 
rendre  la  possession  agréable... 

Enfin,  Hindenburg  gagne  du  temps.  Moraht,  l'oracle  mili- 
taire du  Berline?'  Tageblatt,  écrit  le  5  avril  :  «  Dans  le  camp 
ennemi,  les  critiques  compétens  admettent  une  perte  de  temps 


(1)  Lokal  Anzeiger,  14  mars. 

(2)  Ibid. 

(3)  Vossische  Zeilung,  24  mars. 

(4)  Kolnische  Zeilung,  17  mars. 
(•)  Frankfurter  Zeilung,  19  mars. 


888  tlÈVUË    DES    DEUX    MONDÉS. 

à! au  moins  trois  mois;  c  est-à-dire  quil  faudra  trois  mois  pnw 
remettre  sur  pied  une  offensive  franco-anglaise.  »  On  peut  d'ail- 
leurs se  demander  «  si  la  guerre  sous-marine  permettra  à 
l'Entente  de  se  procurer  le  matériel  nécessaire  à  la  construction 
d'une  nouvelle  base  d'attaque  (1).  »  En  attendant,  l'Allemagne 
tient  les  Alliés  à  sa  merci  ;  condamnés  aux  tourmens  de  l'insé- 
curité, environnés  partout  <(  d'incertitudes  et  de  menaces,  » 
ils  cherchent  inutilement  à  «  percer  les  ténèbres  »  et  à  déchif- 
frer le  mystère  des  intentions  d'Hindenburg  (2). 

Telle  est,  d'après  les  Allemands,  la  situation  au  lendemain 
de  la  retraite  :  l'offensive  des  Alliés  est  ruinée  ;  la  guerre 
maritime  se  charge  d'en  prévenir  le  retour.  L'Amérique,  il  est 
vrai,  vient  de  déclarer  la  guerre  ;  mais  l'Amérique  est  loin  et 
son  concours  problématique.  La  révolution  de  Pétrograd  para- 
lyse la  Russie.  Hindenburg  est  le  maître  des  événemens  et 
l'arbitre  de  l'heure.  Que  l'ennemi  étourdisse  le  monde  de  ses 
clameurs  de  victoire  pour  quelques  misérables  bribes  de  terre 
"reconquise,  mais  qu'il  se  hâte  de  se  réjouir!  ((  Rira  bien  qui 
rira  le  dernier  (3j.  » 

II.    —    LES    PROJETS    ALLEMANDS    ET    LES    ACCROISSEMENS    DE    l'aRMÉE 

En  effet,  ce  mouvement  n'était  qu'une  préface.  II  était  bien 
entendu  qu'après  ce  premier  acte  le  rideau  se  relèverait  sur  un 
nouveau  coup  de  théâtre,  qui  pourrait  cette  fois  être  un  coup  de 
tonnerre.  Chacun  répétait  en  Allemagne  que  la  retraite  n'était 
qu'une  feinte,  et  ne  faisait  que  cacher  une  de  ces  idées  de  der- 
rière la  tête  «  qui  sont  la  marque  de  toutes  les  conceptions 
d'Hindenburg  (4).  »  «  Le  seul  point  sur  lequel  le  doute  n'est 
'pas  permis,  c'est  que  l'idée  fondamentale,  aujourd'hui  comme 
hier,  est  l'idée  d'offensive  (5).  »  —  «  Nous  voulons,  écrit-on 
encore,  mener  librement  le  combat  décisif  au  lieu  et  au  moment 
de  notre  choix,  dans  les  meilleures  conditions  pour  épargner 
nos  troupes  et  briser  à  jamais  les  forces  de  l'ennemi  (6).  » 
Ëndres,  derrière  le  stratagème  de  l'armée  allemande,  entrevoit 

(1)  Schwubischer  Merkur,  22  mars. 

(2)  Lokal  Anzeiger,  14  mars. 

(3)  F. -G.  Endres,  Frankfiirler  Zeitung,  1"  avril. 

(4)  Lokal  Anzeiger,  14  mars. 

(5)  Ibid.,  19  mars. 

(6)  Rheinische  Westfùlische  Zeitung,  19  mars. 


où    EN    EST    l'armée    ALLEMANDE?  889 

la  menace  <(  d'une  de  ces  vastes  nmanœuvres  en  tenailles  dont 
Hindenburg  a  le  secret  (1).  »  Le  soldat  sait  bien  que  ce  recul 
n'est  pas  définitif  «  Il  fait  quelques  pas  en  arrière,  mais  c'est 
pour  mieux  mener  la  charge  (2).  »  Et  le  général  von  Ardenne  : 
<(  Les  Anglais,  ricane-t-il,  s'apercevront  bientôt  si  nous  leur 
montrons  le  dos,  ou  si  ce  n'est  pas  le  clair  regard  d'un  visage 
résolu  (3).  » 

Là-dessus,  on  citait  l'exemple  des  retraites  qui  avaient  fini 
par  des  victoires;  on  rappelait  ces  fortes  manœuvres,  suivies 
de  foudroyantes  surprises,  dont  Hindenburg  s'est  fait  une 
spécialité.  C'est  ainsi  qu'en  1916  il  prélude  à  l'invasion  de 
la  Roumanie  par  l'évacuation  d'une  partie  de  la  Transylvanie. 
C'est  ainsi  que,  dans  l'automne  de  1914,  pris  sur  sa  gauclie  par 
les  Russes  pendant  sa  marche  sur  la  Vistule,  il  répond  à  celte 
attaque  de  flanc  par  l'abandon  de  toute  la  Pologne  et  par  un 
regroupement  imm.édiat  dans  la  région  de  Posen  :  prodromes 
de  sa  victoire  de  Lodsz  que  devait  suivre,  en  mai,  la  percée 
de  la  Dunajec.  C'est  toujours  le  même  Hindenburg  qui  venait 
de  commander  la  retraite  de  la  Somme.  Qui  sait  quel  coup 
de  boutoir  il  méditait  encore? 

Il  est  naturellement  assez  difficile  de  le  dire,  puisque  ses 
desseins  n'ont  pas  reçu  un  commencement  d'exécution.  Ce  qui 
est  sur,  c'est  que  toute  l'armée  s'attendait  à  la  reprise  de  la 
guerre  de  mouvement,  et  que  les  critiques  s'accordaient  à  y 
voir  la  meilleure  de  ses  chances  contre  des  adversaires  qui  ne 
la  faisaient  plus  depuis  trois  ans  ou  qui,  comme  les  Anglais, 
ne  l'avaient  jamais  faite.  Les  troupes  allemandes,  au  contraire, 
étaient  là  dans  leur  élément  :  presque  toutes  avaient  pris  part 
aux  marches  et  aux  campagnes  du  front  oriental.  Les  Alliés  ne 
pouvaient  lutter  sur  ce  terrain  avec  les  vétérans  de  Pologne, 
de  Serbie  et  de  Roumanie.  Dans  cette  guerre  nouvelle  l'Alle- 
magne, à  défaut  du  nombre,  retrouvait  tous  ses  avantages. 
Dans  les  dépôts,  les  recrues  n'étaient  plus  exercées  qu'à  la 
guerre  de  mouvement. 

Le  reste  est  forcément  du  domaine  de  la  conjecture.  Des 
différentes  hypothèses  qu'il  pouvait  se  proposer,  sur  laquelle 
l'état-major   allait-il  arrêter   son   choix?  Il  y  en  a  une  qui  est 

(1)  Frankfurter  Zeitung,  18  mars. 

(2)  Ihid.,  2o  mars. 

(3)  Magdeburgische  Zeitung,  23  mars. 


890 


REVUE    DBS    DEUX    MONDES. 


tout  de  suite  à  écarter,  c'est  l'idée  d'un  retour  offensif  sur  le 
terrain  de  la  retraite,  et  qui  nous  y  bousculerait  avant  de  nous 
laisser  le  temps  de  nous  installer  :  s'il  voulait  manœuvrer  par 
là,  liindenburg  n'eût  pas  commencé  par  dévaster  le  pays  et  par 
couper  les  routes.  Il  est  clair  qu'un  [»areil  «  glacis  »  n'a  qu'un 
sens  défensif.  Certains,  se  souvenant  qu'Hindenburg  est 
l'homme  du  front  oriental,  où  il  a  remporté  les  plus  beaux  de 
ses  succès,  ne  doutaient  pas  qu'il  ne  portât  ses  premiers  coups 
contre  la  Russie;  mais  on  répondait  qu'il  pouvait  s'en  épar- 
gner la  peine:  il  n'avait,  en  effet,  qu'à  laisser  faire  les  déma- 
gogues; ils  auraient  vite  achevé  de  décomposer  l'armée,  et  il 
aurait  alors  bon  marché  de  la  Russie.  En  attendant,  la  Révolu- 
tion le  laissait  tranquille  de  ce  côté.  D'autres  rappelaient  que 
la  méthode  allemande  est  de  tomber  avec  toutes  ses  forces  sur 
l'adversaire  le  plus  faible,  et  montraient  l'Italie  comme  la 
victime  désignée  de  la  prochaine  exécution. 

Enfin,  les  derniers  soutenaient  comme  la  plus  vraisemblable 
l'hypothèse  d'une  nouvelle  offensive  sur  le  front  occidental;  là 
se  trouve  l'adversaire  principal,  le  plus  fort  et  le  plus  détesté. 
Après  la  manœuvre  de  mars  et  le  «  refus  du  centre,  »  ils  atten- 
daient, comme  conclusion,  quelque  vaste  tentative  d'envelop- 
pement par  les  ailes,  le  gros  de  l'effort  se  portant  surtout  à  l'aile 
droite,  avec  Calais  pour  objectif,  c'est-à-dire  les  bases  navales 
de  l'Angleterre  ;  à  moins  qu'ajournant  cette  manœuvre,  liinden- 
burg s'onfermàt  sur  terre  dans  une  attitude  défensive,  mais 
tout  en  lessinant  par  mer  une  menace  d'investissement  de  plus 
grande  envergure  encore,  agissant  par  ses  sous-marins  sur  les 
communications  de  l'ennemi,  pesant  sur  les  artères  qui  lui 
apportent  la  subsistance  (1).  La  marine,  dans  ce  système, 
était  une  nouvelle  armée,  une  sorte  de  bras  immense  ajouté  à 
l'armée  de  terre  et  prolongeant  sa  droite  à  travers  l'Océan, 
jetant  ses  tentacules  autour  de  l'Angleterre,  lui  suçant  le  sang 
avec  la  vie.  C'est  en  ce  sens  que  l'Allemagne  peut  dire  que  le 
temps,  qui  travaillait  pour  les  Alliés,  travaille  maintenant  pour 
elle.  Ainsi  s'articulaient  les  pièces  du  mécanisme  géant,  la 
retraite  de  l'armée  et  l'offensive  de  la  flotte,  jusqu'au  momenl 
où,  l'heure  venue,  et  l'Angleterre  haletante,  épuisée  par  la 
guerre  navale,  il  suffirait  d'un  seul  assaut  pour  lui  donner  le 
coup  de  grâce. 

(1)  Frankfurter  Zeitung  14  avril. 


où    EN    EST    l'armée    ALLEMANDE?  891 

Reste  une  dernière  hypothèse,  fort  difîe'rente  des  précédentes, 
plus  fine  et  peut-être  plus  profonde.  C'est  que  toutes  ces  idées 
d'offensive,  tous  ces  développemens  complaisans  des  journaux 
sur  le  «  fier  privilège  de  l'initiative,  »  n'étaient  peut-être  autre 
chose  qu'un  bluff  destiné  à  amuser  les  badauds  d'Allemagne 
en  les  entretenant  dans  leurs  illusions  favorites,  et  à  inquiéter 
les  Alliés  en  leur  présentant  de  tous  côtés  de  vagues  épouvan- 
tails,  tandis  que  le  commandement,  persuadé  de  la  fiivolité  de 
toute  entreprise  de  «  percée,  »  serait  bien  résolu  à  ne  plus  rien 
tenter  de  ce  genre  pour  son  compte,  et  à  en  faire  passer  l'envie 
à  qui  viendrait  le  provoquer.  En  somme,  dans  cette  opinion, 
Hindenburg  serait  un  vieux  malin  qui  cacherait  son  jeu  et, 
sous  des  airs  de  matamore,  se  contenterait  de  demeurer  pru- 
demment sur  l'expectative...  Il  va  sans  dire  que  cette  opinion, 
si  elle  est  exacte,  équivaut  à  un  aveu  de  défaite.  Quand  on  se 
rappelle  tout  ce  qu'on  sait  et  tout  ce  qu'a  écrit  l'état-major 
allemand  sur  la  valeur  «  en  soi  »  et  le  mérite  absolu  de  toute 
solution  offensive,  quand  on  se  souvient  de  ses  premières  ambi- 
tions et  de  ses  premières  assurances,  on  est  forcé  de  convenir 
que,  pour  'en  arriver  là,  il  faut  qu'il  y  ait  dans  la  machine 
militaire  allemande  quelque  chose  qui  ne  va  plus,  et  qu'une 
pareille  démission  de  l'armée  est  ce  qu'on  peut  imaginer  pour 
elle  de  plus  accablant. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  conjectures,  une  chose  est  certaine  : 
c'est  que  l'Allemagne  se  livrait  à  un  fiévreux  travail  d'orga- 
nisation militaire.  Elle  trouvait  le  moyen  d'accroître  son  armée. 
Les  dépôts,  qui  étaient  à  sec  au  mois  de  novembre,  regorgent 
de  nouveau.  Elle  porte  à  2.34  le  nombre  de  ses  divisions.., 
(L'armée  du  temps  de  paix  en  comprenait  50.)  Elle  vient  d'en 
créer  treize  et  se  prépare  activement  à  en  forger  huit  ou  dix 
autres.  Ce  que  signifie  d'ordinaire  ce  genre  d'accroissemens,  it 
suffit  de  consulter  les  dates  pour  le  comprendre.  Chacun 
d'eux  correspond  à  l'une  des  entreprises  allemandes  et  a  pour 
raison  d'être  une  de  ces  campagnes  dont  l'Empire  a  tour  à  tour 
attendu  la  victoire.  On  ferait  l'histoire  de  la  guerre  par  celte 
élude  technique  des  transformations  de  l'armée. 

Chacune  de  ces  «  époques  »  répond  à  un  dessein  de  ma- 
nœuvre défini,  campagne  de  l'Yser,  campagne  contre  la  Russie 
ou  contre  la  Roumanie,  —  et  chaque  accroissement  de  forces 
s'explique    par    les    besoins    de     cette     manœuvre.     Qui    dit 


892  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

«  manœuvre,  »  d'ailleurs,  ne  dit  pas  nécessairement  «  offen- 
sive :  ))  on  peut,  dans  le  cas  contraire,  n'avoir  pour  objet  que  de 
se  créer  des  pièces  ou  des  unités  de  rechange,  ce  qu'on  appelle 
des  ((  volans,  »  pour  soutenir  une  bataille  d'usure.  Dans  tous 
les  cas,  il  est  enfantin  de  prétendre  que  la  réduction  du 
saillant  de  la  Somme  avait  pour  but  de  procurer  à  l'état-major 
allemand  quelques  «  disponibilités;  »  la  différence  des  fronts, 
avant  et  après  la  retraite,  est  de  45  kilomètres,  représentant  le 
secteur  de  cinq  à  six  divisions.  Cette  économie  insignifiante  (et 
nous  faisions  la  même,  d'ailleurs,  de  notre  côté)  en  valait-elle 
la  peine,  quand  l'Allemagne,  en  s'établissant  sur  la  ligne  du 
Sereth,  venait  justement  d'opérer  un  autre  «  raccourcissement  » 
de  quelque  mille  kilomètres? 

Au  début  de  l'hiver,  elle  est  en  plein  travail  :  on  assiste  au 
plus  vigoureux  de  ses  efforts  pour  se  créer  des  ressources  nou- 
velles et  pour  utiliser,  exploiter  à  l'extrême  son  capital  en 
«  personnel.  »  Jamais  on  n'a  vu  triturer  d'une  poigne  plus 
rude  la  pâte  ou  la  matière  humaine.  Une  série  de  mesures 
d'une  énergie  extraordinaire  parvient,  dans  ce  pays  qui  parais- 
sait vide  en  automne,  à  extraire  encore  une  armée.  On  sait  que 
l'Allemagne,  dès  le  printemps  de  1915,  avait  inauguré  un  type 
de  divisions  légères,  constituées  à  trois  régimens  par  la  réduc- 
tion des  anciennes  divisions  à  quatre  régimens;  ce  système  ter- 
naire devient  partout  la  règle  :  on  supprime  dans  les  régimens 
les  quatrièmes  bataillons,  qui  formeront  le  noyau  des  créations 
nouvelles.  L'effectif  de  combat  est  unifié  dans  le  bataillon  à 
650  hommes  ;  les  services  accessoires  (cuisiniers,  plantons, 
ordonnances)  seront  remplis  par  des  inaptes,  des  malingres, 
les  déchets  des  dépôts,  par  une  catégorie  de  vieux,  de  pères  de 
famille,  employés  jusqu'alors  aux  menus  services  de  l'intérieur, 
douanes,  postes,  etc.  :  cette  opération,  à  25  hommes  par  com- 
pagnie, devra  rendre  à  l'armée  active  250  000  hommes  aguerris. 
Par  le  même  procédé,  on  en  tirera  25  000  autres  des  compagnies 
de  mitrailleuses.  Leurs  remplaçans  seront  remplacés  à  leur  tour 
par  d<}s  auxiliaires  du  service  civil.  Cette  substitution  se  pour- 
suivra dans  les  bureaux,  les  hôpitaux,  les  ateliers  et  les  usines. 
En  principe,  le  service  civil  est  volontaire,  mais  l'administration 
fait  jouer,  faut-il  le  dire?  tous  les  divers  ressorts  de  la  pression 
et  de  la  contrainte;  elle  dispose  de  l'allocation,  de  la  carte  de 
viande.  Grâce  à  cette  mobilisation  universelle  des  deux  sexes, 


où    EN    EST    L*ARMÉË    ALLEMANDE?  893 

l'Àiiemagne  peut  se  vanter  de  posséder  encore,  après  deux 
ans  et  demi  de  guerre,  une  armée  «  en  puissance  »  plus  consi- 
dérable que  toutes  celles  que  Moltke  a  jamais  menées  en 
campagne. 

Ce  système  d'expédiens  et  de  récupérations,  de  substitutions 
et  de  remplacemens,  permet,  une  fois  de  plus,  de  faire  le 
«  plein  »  dans  les  dépôts.  Ces  ressources,  ajoutées  à  celles  des 
jeunes  classes  et  des  blessés  guéris,  vont  suffire  :  1°  à  alimenter 
le  front  et  à  combler  les  pertes  courantes;  2°  à  réaliser  tout  un 
programme  de  créations.  Ce  programme  comprend  deux  parties. 
Une  première  série  de  divisions  sera  prête  à  entrer  en  ligne  au 
mois  de  mars  1917.  Elle  est  formée  de  35  régimens  (442  à  477) 
3t  porte,  dans  la  série  des  divisions,  les  numéros  231  à  242 
(outre  la  15^  bavaroise.)  Une  autre  série  de  divisions,  portant 
les  numéros  de  la  dizaine  suivante  (251  et  au  delà)  est  en  train 
de  s'organiser,  dès  la  fin  de  janvier,  avec  les  régimens  de  la 
série  600.  Au  début  d'avril,  une  dizaine  d'entre  elles  sont  déjà 
repérées.  Enfin,  onze  autres  divisions  sont  formées  au  cours 
du  printemps,  soit  par  prélèvemens,  soit  par  transformations 
d'unités  existantes. 

Au  mois  de  mars,  ce  programme  gigantesque  est  en  voie 
d'achèvement.  L'Allemagne  est  un  vaste  chantier  de  construc- 
tions; elle  fabrique  à  outrance  des  canons,  des  sous-marins  et 
des  divisions,  mais  cet  effort  représente  à  peu  près  sa  limite. 
Elle  ne  peut  puiser  davantage  dans  son  réservoir  d'hommes 
sans  tarir  l'avenir.  Déjà  les  divisions  de  la  première  série 
(231  et  suivantes)  font  leur  apparition.  L'Allemagne  a  bcsoir» 
d'un  peu  de  temps  encore  pour  mener  à  bien  son  ouvrage.  Ce 
délai,  la  retraite  va  le  lui  assurer.  On  a  vu  que  Moraht  estime 
gagner  ainsi  deux  ou  trois  mois.  Dans  trois  mois,  les  sous-marins 
auront  fait  de  la  besogne.  L'immense  tenaille  de  la  guerre  navale 
aura  resserré  ses  pinces;  l'Angleterre  sera  sur  le  point  de  crier 
grâce.  Ce  sera  (si  l'on  admet  l'hypothèse  <(  offensive  »)  le 
moment  de  lancer  les  réserves,  les  trente  ou  quarante  divisions 
dont  le  général  von  Ardenne  commence  à  nous  menacer  (1), 
de  jouer  cette  carte  imprévue  et  d'obtenir,  par  un  coup  de  masse, 
une  écrasante  victoire. 

(1)  Berlimr  Tageblatt,  13  avril. 


REVUE    DES    DEUX   MONDES^ 


m.    —   LA    BATAILLE   D  AVRIL    A    ETE,    POUR   L  ENNEMI, 
UNE    BATAILLE   DÉFENSIVE 

Tel  était,  dans  ses  grandes  lignes,  autant  qu'on  peut  le 
deviner,  le  plan  dont  la  retraite  était  le  premier  acte.  Tel  est 
du  moins  le  programme  apparent,  le  scénario  officiel  que  le 
commandement  allemand  fait  développer  par  ses  journaux... 

Il  dut  s'apercevoir,  au  bout  de  peu  de  jours,  que  sa  manœuvre 
ne  lui  donnerait  pas  tout  ce  qu'il  s'en  promettait.  La  bataille 
qu'il  venait  de  refuser  au  centre  se  dessinait  sur  les  ailes.  Il 
avait  vanté  le  mouvement  de  sa  ligne  u  oscillant  d'une  façon 
élastique  entre  les  solides  points  d'appui  »  que  représentent 
ces  deux  ailes  (1).  Ce  sont  ces  points  d'appui  —  le  double  pilier 
de  la  manœuvre  —  qui  allaient  se  trouver  attaqués. 

Rendons  justice  à  l'ennemi  :  il  nous  a  fort  bien  vus  venir., 
Une  bataille  moderne,  avec  ce  qu'elle  comporte  d'apprêts  et  de 
transports,  n'est  pas  une  chose  qui  se  cache.  Du  reste,  à  tout 
hasard,  il  avait  pris  ses  précautions.  Il  avait,  chez  nous,  le  10  jan- 
vier, 130  divisions  ;  le  10  avril,  il  en  avait  147,  dont  plus  de  40 
au  repos  formaient  une  réserve  immédiatement  disponible  (2). 
Neuf  autres  étaient  en  route  pour  se  joindre  à  celles-là  :  deux 
venues  de  Russie,  le  reste  de  formation  nouvelle.  Ou  voit 
que  les  Allemands  se  tenaient  sur  leurs  gardes.  Sur  un 
point,  leur  prudence  se  trouva  en  défaut  :  ils  n'avaient  pas  pré- 
vu   que   notre    front    d'attaque    s'étendrait    à   la   Champagne. 

L'attaque  anglaise  du  lundi  de  Pâques  devança  pourtant 
leurs  calculs;  l'ennemi  ne  l'attendait  pas  si  lot.  La  nôtre, 
huit  jours  plus  tard,  le  trouva  mieux  en  éveil.  L'aviation  redou- 
blait de  vigilance  et  montait  activement  la  garde;  l'artillerie 
se  montrait  chaque  jour  plus  agressive.  Nous  tombions  sur  un 
adversaire  parfaitement  préparé.  Ses  réserves  étaient  à  pied 
d'œuvre.  Un  placard  de  von  Boehm,  affiché  le  jour  de  Pâques, 
avertissait  l'armée  de  la  prochaine  offensive  entre  Soissons  et 
Reims. 

Les  ordres  sont  catégoriques  :  on  ne  devra  jamais  céder 
un  pouce  de  terrain.  ((  Gomme  les  organisations  en  arrière 
du  front,  dit  le  5  avril  une  note  de  la  39°  brigade   de  réserve, 

(1)  Frankfûrler  Zeitung,  20  mars. 

(2)  Sur  ce  nombre,  cinq  seulement  venaient  du  front  oriental. 


où    EN    EST    l'armée    ALLEMANDE?  81)5 

ne  sont  pas  très  développées  ou  font  même  complètement 
défaut,  il  faut  tenir  coûte  que  coûte  notre  position.  »  A  la 
183"  division,  sur  le  Chemin  des  Dames,  l'ordre  est  plus  expli* 
cite  encore  : 

I  a.  N°  638.  Personnel.  18  mars  1917. 

A  M.  le  général  commandant  la  33^  brigade  de  réserve. 

La  dernière  fois  qu'il  a  passé  dans  les  tranchées,  le  général  a  eu 
l'impression  que  tous  les  officiers  ne  sont  pas  encore  persuadés  de 
la  nécessité  de  tenir  à  tout  prix  notre  première  position  {die  vordersie 
Stellung  ).  Je  ne  m'explique  pas  comment  cette  pensée  a  pu  leur 
venir  en  tête,  car  tous  les  ordres  prescrivent  que  la  première  ligne 
doit  être  défendue  coûte  que  coûte  et  que,  si  elle  était  perdue,  il 
faudrait  se  battre  jusqu'à  ce  qu'elle  soit  reconquise. 

IVolre  principale  ligne  de  combat  est  la  première  ligne  :  voilà,  à 
l'excUision  de  toute  autre,  la  seule  pensée  à  s'enraciner  dans  l'esprit. 
Veuillez  en  pénétrer  vos  officiers  et  tous  vos  hommes.  Vous  me 
rendrez  compte  pour  le  23  mars  au  soir. 

VoN    SCULUSSER. 

L'instruction  est  répétée  sous  cette  forme  par  la  brigade  : 
33"  brigade  de  réserve. 

Vous  me  rendrez  compte,  le  22  mars  au  matin,  que  tous  les 
officiers  et  hommes  de  troupe  ont  reçu  de  nouveau  l'instruction 
formelle  que  la  première  li;tme  doit  être  défendue  à  toute  extrémité. 
Au  cas  où  une  compagnie  aurait  eu  le  malheur  de  laisser  pénétrer 
dans  ses  lignes  des  fractions  ennemies,  le  commandant  de  cette 
compagnie  devra,  par  une  contre-attaque  immédiate,  s'assurer  la 
reprise  de  ces  positions.  11  faut  s'y  exercer,  bien  que  ce  cas  doive 
être.  Dieu  merci,  l'exception. 

J'espère  que  désormais  il  ne  se  trouvera  plus  personne  à  la 
brigade  pour  répondre  qu'il  essayera  de  tenir  sur  la  première  ligne, 
mais  qu'on  répondra  que  la  première  ligne  doit  être  tenue  coûte  que 
coûte. 

VON    WURM. 

On  se  rend  compte,  par  de  tels  textes,  du  prix  que  l'ennemi 
attachait  à  ses  positions  et  de  l'effort  qu'il  s'apprêtait  à  faire 
pour  les  conserver.  Il  y  allait  de  la  gloire  des  armes  alle- 
mandes (1).  Du  succès  éclatant  des  attaques  françaises  de  l'au- 

(1)  Ordre  du  général  von  Boehm  à  la  Vil'  armée,  12  avril  1911. 


896 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


tomne, surtout  de  la  double  victoire  de  Douaumont-Lonvemont, 
remporte'e  coup  sur  coup,  en  quelques  heures,  presque  sans 
pertes,  l'Allemagne  avait  gardé  un  ressentiment  profond.  Ces 
revers  si  cuisans  lui  restaient  sur  le  cœur.  Par  deux  fois, 
en  octobre  et  en  décembre,  nos  divisions  «  soigneusement 
instruites,  »  après  une  préparation  d'artillerie  de  plusieurs 
jours,  s'étaient  élancées  à  la  charge  <(  comme  à  la  manœuvre.  » 
Par  deux  fois  elles  avaient  fait  ce  qu'il  leur  avait  plu,  franchi 
en  se  jouant  les  barrages,  sans  que  les  troupes  ni  l'artil- 
lerie allemandes  aient  su  leur  opposer  un  obstacle  sérieux.  Le 
Français  n'est  plus  l'adversaire  brave  et  écervelé  qui  ne  compte 
que  sur  son  élan  :  chose  plus  grave,  il  a  une  méthode,  et 
cette  méthode  s'est  trouvée  victorieuse,  (c  L'ennemi,  dit  une 
instruction  du  Kronprinz,  emploiera  désormais  les  mêmes 
procédés,  perfectionnés  encore,  même  dans  des  attaques  de 
plus  grande  envergure.  Il  faut  que  la  défense  s'oriente  d'après 
cette  règle.  Les  causes  des  succès  de  l' ennemi  sont  connues.  Il 
s'agit  que  ces  succès  ne  soient  plus  possibles  à  l'avenir  (1).  » 

Ainsi  l'expérience  de  Verdun  et  de  la  Somme  a  révélé  aux 
Allemands  notre  supériorité  technique.  Force  est  de  recon- 
naître «  les  progrès  indéniables  de  l'infanterie  française.  »  Il 
ne  sera  pas  dit  que  la  France  aura  eu  raison  de  la  science  et 
de  la  ténacité  allemandes.  Aussitôt,  avec  cette  énergie  et  cet 
esprit  de  suite  qui  le  caractérisent,  l'état-major  allemand  entre- 
prend de  refondre  sa  tactique  de  combat  et  d'opposer  à  notre 
méthode  d'attaque  une  nouvelle  méthode  de  défense.  De  là,  le 
plan  de  la  «  ligne  Hindenburg.  » 

Dans  un  mémoire  confidentiel  du  26  décembre  1916,  Hin- 
denburg analyse  les  raisons  des  «  graves  et  douloureux  échecs  » 
des  semaines  précédentes  et  trace  les  grandes  lignes  du  sys- 
tème. A  V^erdun,  la  première  défense  culbutée,  nous  n'avions 
plus  trouvé  devant  nous  d'organisations  sérieuses;  les  réserves 
se  sont  vues  submergées  par  nos  troupes  sans  avoir  lo  temps 
d'intervenir.  En  deux  heures,  nous  progressions  de  trois  kilo- 
mètres jusqu'aux  positions  de  batteries.  Il  faut  donc  avant  tout 
retarder  l'ennemi  et  opposer  à  son  avance  des  difficultés  sans 
cesse  renouvelées  :  qu'il  ne   puisse   franchir  un  obstacle  sans 

[{)  Considérations  sur  la  dé fense  el  la  construction  des  positions,  mémoire  de 
l'état-major  du  groupe  d'armées  du  Kronprinz,  3  février  1917,  signé  :  Von 
Schulcnbiug. 


où    EN    EST    l'armée    ALLEMANDE?  897 

tomber  sur  un  autre  ;  qu'il  soit  contraint  de  s'arrêter  sous  le  feu 
et  d'y  cruellement  souffrir;  qu'il  trouve  un  terrain  semé  do 
pièges,  he'rissé  de  défenses,  de  fils  de  fer  bien  camoullés,  dis- 
posés en  dents  de  scie,  en  écharpe,  en  couloirs,  qui  disloquent 
l'attaque,  l'accrochent,  l'effiloquent,  tandis  que  des  feux  d'enfi- 
lade partis  de  points  bien  choisis,  au  besoin  de  nids  de  mitrail- 
leuses embusquées  en  plein  vent,  achèvent  de  le  détruire.  Si 
quelques  groupes  plus  heureux  parviennent  malgré  tout  jusqu'à 
la  deuxième  ligne,  ce  sera  pour  s'y  faire  ramener  ou  ramasser 
par  la  garnison. 

L'essentiel  du  système  se  ramène  à  ce  qu'on  appelle  l'c  he- 
lonnement  en  profondeur,  par  opposition  à  l'ordre  mince  ou 
linéaire.  Une  fortification  du  type  Hindenburg  comportera 
généralement  deux  ou  trois  «  positions,  »  comprenant  chacune 
au  moins  deux  «  lignes,  »  la  ligne  de  défense  et  la  ligne  de 
soutien,  réunies  entre  elles  par  des  boyaux,  le  tout  agencé  de 
manière  à  obtenir  un  cloisonnement,  un  compartimentage 
étanche  du  terrain,  afin  de  limiter  l'irruption  de  l'ennemi,  avec 
des  points  d'appui  s'étayant  mutuellement  et  un  usage  complet 
de  tous, les  organes  de  flanquement,  «  qui  constituent  l'arma- 
ture et  le  squelette  du  système  (1).  )>  On  multiplie  à  l'intérieur 
les  «  bretelles,  »  les  crans  d'arrêt,  les  cadenas,  les  «  verrous 
(Riegelstellung);  »  on  les  doublera  en  arrière  de  «  lignes  de 
sûreté.  »  C'est  un  ouvrage  de  serrurerie  extrêmement  compli- 
qué, qu'une  position  Hindenburg.  La  disposition  des  abris  est 
assez  particulière.  Dans  la  ligne  avancée,  rien  que  des  postes  de 
guetteurs;  dans  la  ligne  de  soutien,  un  abri  tous  les  deux 
cents  mètres  pour  un  «  groupe,  »  c'est-à-dire  pour  une  dizaine 
d'hommes.  Les  grands  abris  de  réserve  sont  placés  en  arrière. 
Plus  d'abris  de  combat  enterrés  trop  avant  et  d'où  la  garnison 
n'arrive  pas  à  sortir  :  en  revanche,  partout  une  débauche  de 
béton.  On  s'en  servira  surtout  pour  les  blockhaus  à  mitrail- 
leuses. En  résumé,  une  «  foule  d'ouvrages  de  petites  dimen- 
sions, disséminés,  dissimulés,  se  soutenant  d'après  un  plan 
précis,  »  sans  aucune  régularité,  et  disposés  toujours  en 
chicane  ou  en  échiquier.  Les  linéamens  de  cette  organisation 
apparaissent  nettement  dès  la  fin  de  janvier.  L'Allemagne  y 
emploie  les  prisonniers,  les  déportés,  l'immense  main-d'œuvre 

(1)  Supplément  d'instructions  relatives   à  la  construction  des  positions  défen- 
sives, document  de  la  Vil'  armée  allemande,  27  septembre  1916. 

•joMt  \L.  —  1917.  .^7 


898 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


de  ses  esclaves.  Cette  position,  dans  sa  pensée,  devait  être 
imprenable.  —  Ajoutons  que  la  u  ligne  Hindenburg  »  est 
inconnue  sous  ce  nom  dans  le  lexique  allemand  :  on  n'y  connaît 
qu'une  position  qui  porte  des  noms  divers  emprunte's  à  la 
mythologie  wagne'rienne,  position  Siegfried  vers  le  Nord, 
Wotan  ou  Albérich  au  centre.  Depuis  que  nous  l'avons 
emportée,  les  Allemands  nient  son  existence  :  il  est  clair  que 
dans  ces  conditions  elle  ne  sera  jamais  prise... 

Ce  n'est  pas  tout.  A  ce  système  de  fortification  correspond 
une  nouvelle  formule  de  la  défensive.  Une  défense  vraiment 
«  active  »  comporte  deux  élémens  :  la  résistance  «  opiniâtre  »  et 
la  contre-attaque.  La  première  est  l'affaire  de  la  garnison  des 
premières  lignes,  la  seconde  celle  des  soutiens  et  des  bataillons 
de  réserve.  Les  lignes  avancées  seront  tenues  par  peu  de  monde, 
afin  de  limiter  les  pertes  ;  de  plus,  cette  ligne  sera  mobile  et 
devra,  si  le  feu  rend  la  place  intenable,  se  déplacer,  s'égailler 
de  côté  et  d'autre  dans  les  trous  d'obus,  en  dehors  de  la  zone  de 
feu,  de  préférence  en  avant.  L'assaillant  parvient-il  à  déborder 
la  position?  Ne  pas  considérer  la  partie  comme  perdue  :  «  Ce 
n'est  pas  la  force  d'une  position,  c'est  l'esprit  et  l'habileté  de  la 
défense  qui  repoussent  l'attaque.  »  Alors,  se  déclenche  le 
mécanisme  de  traquenards  qu'on  a  décrit  plus  haut,  et  ont  beau 
jeu  les  feux  d'enfilade,  les  surprises  latérales,  les  mitrailleuses 
qui  se  démasquent  sur  les  flancs  de  l'assaillant.  Celui-ci  a  pour 
principe  de  filer  droit  devant  lui  pour  s'emparer  de  points 
essentiels,  sans  s'arrêter  à  étouffer  en  chemin  les  résistances  . 
il  n'y  a  qu'à  le  laisser  faire.  Qui  enveloppe,  risque  d'être  enve- 
loppé à  son  tour  :  ce  sera  l'affaire  des  «  soutiens  »  de  lui 
régler  son  compta.  Il  peut  arriver  un  moment  où  les  postes  des 
premières  lignes  se  verront  noyés  de  toutes  parts  dans  un  Ilot 
d'ennemis  :  c'est  alors  que  «  les  hommes  de  cœur,  aux  nerfs 
d'acier,  sont  les  colonnes  de  la  bataille.  »  Ils  peuvent  disputer 
le  terrain,  gêner  les  progrès  de  l'adversaire,  rendre  la  victoire 
incertaine,  attendre  la  contre-attaque  qui  les  délivrera.  Voilà 
la  défense  élastique,  la  résistance  en  profondeur.  La  défense 
n'est  plus  localisée  nulle  part,  arrêtée  sur  une  ligne  rigide.  Ce 
n'est  plus  la  bataille  frontale  qui  se  décide  en  un  moment  et 
où  la  poussée  du  plus  fort  fait  céder  ou  éclater  l'autre  ;  c'est  un 
genre  de  combat  diffus,  sans  bords  ou  sans  contours  précis,  et 
qui  se  passe  «  autour  de  la  première  ligne,  »  avec  des  oscilla- 


où    EN    EST    l'armée    ALLEMANDE?  899 

lions  (le  pendule  calculées  pour  en  revenir  à  peu  près  au  point 
mort. 

La  contre-atlaque  enfin  est  l'âme  du  système  ;  elle  en  est 
le  nerf  essentiel.  Le  principe  est  de  surprendre  l'assaillant  en 
plein  de'sordre  dans  sa  victoire,  de  préférence  sur  les  flancs  : 
la  contre-attaque  le  met  en  pièces.  Les  Allemands  en  dis- 
tinguent plusieurs  sortes.  Celle  des  compagnies  de  soutien, 
placées  immédiatement  en  arrière  du  front,  doit  être  instan- 
tanée. C'est  la  réplique,  la  réaction  automatique  comme  un 
réflexe;  elle  se  déclenche  sans  ordres;  moins  la  riposte  tarde, 
plus  elle  a  de  chances  de  réussir.  Si  elle  échoue,  le  commande- 
ment fait  donner  les  réserves.  Enfin,  en  dernier  ressort,  si  la 
situation  l'exige,  on  lancera  la  grande  opération  (c  montée,  » 
avec  préparation  complète  d'artillerie,  ce  que  les  Allemands 
appellent  la  «  contre- attaque  de  profondeur  »  (Gegenstoss  ans 
der  Tiefe).  Ceci  suffit  à  montrer  è  quel  degré  de  perfection  ils 
avaient  porté, pendant  l'hiver,  la  doctrine  de  la  défensive:  c'est 
même  ce  qu'on  discerne  de  plus  clair  dans  les  desseins  mena- 
çans  qu'on  prête  à  Hindenburg.  Les  documens  de  leur  école 
d'exercices  de  Solesmes  forment  un  manuel  complet  de  ce 
genre  de  manœuvre.  La  leçon  de  l'automne  leur  avait  profité  : 
ils  n'avaient  pas  perdu  leur  temps.  Toute  une  tactique  était 
prévue  contre  les  engins  nouveaux,  en  particulier  contre  les 
tanks;  une  artillerie  spéciale  était  créée  pour  les  combattre. 

Enfin,  tout  était  prêt.  Rien  n'était  négligé  pour  rendre 
confiance  à  la  troupe  et  la  persuader  du  succès.  Aux  dernières 
attaques  de  Verdun,  le  nombre  alarmant  des  prisonniers  avait 
paru  un  grave  symptôme  de  fléchissement  moral.  Les  ordres 
insistent  sur  ce  point  :  '<  Aucun  chef  ne  devra  ordonner  ou 
permettre  à  une  troupe  de  se  rendre.  Défense  à  qui  que  ce  soit 
de  se  constituer  prisonnier .  Tout  chef  a  le  devoir  de  faire 
entendre  à  ses  hommes  qu'une  telle  lâcheté  est  une  trahison, 
qui  n'échappera  pas,  après  la  guerre,  à  la  rigueur  des  lois.  » 
(Ordre  du  7^  Bavarois  de  réserve,  signé  Aschnauer,  du  6  avril 
1917.)  —  «  II  sera  porté  à  la  connaissance  de  tous  que  des 
réserves  considérables  se  trouvent  en  arrière  de  la  division, 
prêtes  à  exécuter  une  contre-attaque  immédiate,  et  que,  par 
conséquent,  les  élémens  qui  se  trouveraient  enveloppés  peuvent 
être  certains  d'être  secourus.  11  faut  faire  comprendre  à  tous 
que  c'est  une  honte  de  se  laisser  capturer  sans  résistance  et  quau 


900  REVUE    DÈS    DEUX   MONDÉS. 

besoin,  on  a  toujonrs  sa  baïonnette  pour  s'ouvrir  un  passage.  )i 
(Ordre  de  la  40''  division,  31  mai,  avant  la  bataille  de  Messines.) 
On  re'agit  contre  le  relâchement  de  la  tenue  et  de  la  disci- 
pline. On  recommande  les  théories,  —  «  ce  pain  quotidien  de 
la  troupe,  »  —  sur  ce  thème,  par  exemple  :  «  En  prenant 
pour  point  de  départ  notre  offre  de  paix  et  le  refus  de  nos 
ennemis,  le  commandant  de  compagnie  expliquera  aux  hommes 
qu'il  s'agit  pour  nous  d'être  ou  de  ne  pas  être.  Plus  de  scru- 
pules :  la  colère  et  la  rage  doivent  seules  nous  inspirer  pour  les 
combats  décisifs  qui  approchent.  »  (Ordre  de  la  42*^  brigade, 
signé  von  Davans.)  Les  généraux  interviennent  en  personne 
par  des  proclamations  : 

5  mars  1911. 
VII«  armée. 

Le  Général  commandant  en  chef, 
«  Soldais  de  la  VIP  armée  ! 

«  L'offensive  de  nos  ennemis,  précipitée  par  les  succès  de  n«s 
sous-marins,  semble  maintenant  imminente  et  tournera  ses  princi- 
paux coups  contre  le  front,  longtemps  tranquille,  de  la  VIP  armée. 

u  L'armée  est  prête  à  recevoir  l'adversaire  comme  il  faut  et  à  le 
renvoyer  chez  lui. 

«  Vous  savez  de  quoi  il  s'agit  et  ce  que  vous  avez  à  faire.  Jetez  les 
yeux  autour  de  vous;  voyez  ces  campagnes  dévastées,  ces  villages 
détruits,  ces  forêts,  ces  récoltes  ruinées  :  voilà  ce  qui  menace  notre 
patrie,  si  nous  ne  sommes  pas  vainqueurs.  C'est  pour  nos  toits,  pour 
nos  foyers,  pour  nos  femmes,  nos  enfans,  que  nous  nous  ballons  ici 
sur  l'Aisne,  comme  si  nous  maniions  la  garde  sur  le  Rhin. 

«  Veillez  donc  et  ne  vous  laissez  pas  surprendre!  Soyez  durs 
comme  l'acier  au  feu.  Frappez  avec  la  fermeté  allemande  quiconque 
s'approche  de  vous.  Français  blanc,  noir  ou  brun.  Frappez  jusqu'à  ce 
que  l'ennemi  sans  force  implore  la  paix  allemande,  qu'il  repoussait 
naguère  dans  son  aveuglement. 

«  Qui  voudrait  revenir  dans  ses  foyers  sans  cette  paix  viclorieuse? 
A  quoi  bon  vivre,  s'il  fallait  vivre  esclaves  de  nos  vainqueurs?  Non, 
jamais  !  Nous  voulons  vaincre,  nous  vaincrons,  parce  qu'il  nous  faut 
la  victoire. 

«  VoN  Schubert.  » 

Ces  ordres  se  multiplient  aux  premiers  jours  d'avril.  Vers  le 
10,  le  canon  commence  son  tonnerre  :  l'assaut  n'est  plus  qu'une 


ou    EN    EST    LARJIEE    ALLEMANDE 


901 


question  d'heures.  Le  15,  veille  de  l'attaque,  une  proclamation 
du  Kronprinz  porte  à  la  connaissance  des  troupes  un  message 
de  l'Empereur  :  «  L'Allemagne  a  les  yeux  fixés  sur  ses  braves 
enfans.  Ma  pense'e  est  avec  eux;  Dieu  sera  avec  nous!  » 

IV.    —  LES  ALLEMANDS    PERDENT  LEURS  POSITIONS  AVEC  l'iNITIATIVE. 
l'usure  de    LEUR  ARMÉE. 

On  n'entre  point  ici  dans  le  récit  de  la  bataille,  —  cette 
bataille  que  l'Allemagne,  dans  un  communiqué  anxieux, 
appelle  «  une  des  plus  grandes  de  tous  les  temps,  »  et  qui  a 
coûté  à  son  orgueil  les  plus  grands  cris  de  détresse  que  nous 
ayons  eu  encore  la  joie  d'en  arracher  (1).  Le  détail  des  opéra- 
tions fera  plus  tard  l'objet  d'une  étude  militaire.  Nous  ne  nous 
occupons  ici  que  des  résultats  généraux. 

Pour  s'en  tenir  aux  grands  faits,  les  Allemands  se  flattaient, 
par  leur  repli  du  17  mars,  qu'ils  nous  avaient  mis  pour  des 
mois  hors  d'état  d'attaquer  :  moins  de  trois  semaines  plus 
tard,  l'attaque  anglaise  commençait.  Ils  se  vantaient  que  leurs 
positions  étaient  tout  à  fait  imprenables  :  elles  ont  été  prises 
sur  toute  la  ligne.  Ils  s'étaient  juré  de  ne  pas  laisser  un  pri- 
sonnier entre  nos  mains  :  les  Alliés  en  avaient  fait,  dès  le 
1®""  mai, 39000  qui  devenaient,  à  la  fin  de  juin,  plus  de  63  000, 
dont  plus  de  1  200  officiers,  c'est-à-dire  un  nombre  presque 
égal  à  celui  de  nos  prisonniers  faits  sur  la  Somme  en  quatre 
mois.  500  canons,  autant  de  canons  de  tranchées,  plus  de 
1300  mitrailleuses  demeuraient,  entre  nos  mains,  les  trophées 
de  la  victoire. 

La  puissance  du  coup  est  clairement  attestée  par  toutes  les 
lettres,  les  carnets  de  notes  trouvés  sur  les  cadavres  ou  sur  les 
prisonniers.  Un  mot  revient  comme  un  refrain  :  «  C'est  pis  que 
sur  la  Somme.  »  Les  eïï^iU  du  bombardement  sont  effrayans  : 

a  9  avril.  La  nouvelle  bataille  de  la  Somme  bat  son  plein  :  deuxième 
édition  revue  et  corrigée.  J'ai  eu  hier  une  veine  inouïe  :  je  suis  arrivé 
sans  trop  de  mal  à  mon  poste  de  bataillon,  en  nage,  voilà  tout  ;  mais 
la  porte  à  peine  fermée,  voilà  le  tir  à  démolir  qui  recommence  sur 
les  boyaux.  Sortir  d'ici,  il  n'y  a  pas  à  y  songer.  //  n'y  a  pas  d'autre 
issue  que  les  mains  hautes.  Je  vous  avertis  franchement  que  si  vous 

(1)  V^oir,  en  particulier,  l'article  de  Salzmann  intitulé  :  «  Des  nerfs  !  n(Vossische 
Zeilung.) 


î^02  REVUE    DES    DEUX    MONDES^ 

restez  sans  nouvelles  pendant  plus  de  trois  semaines,  c'est  que  je 
serai  mort  ou  prisonnier.  Nous  avons  tous  fait  noire  testament.  »  (D'un 
homme  du  10'  grenadiers  de  la  Garde,  Falaise  de  Vimy.) 

Ce  sont  des  pensées  du  même  genre  qui  peuplent  chaque 
souterrain,  rampent  au  fond  des  «  caves  à  héros  »  [Helden- 
keller)  où  les  troupes  entassées,  secouées  par  les  coups  sourds 
des  grosses  explosions  qui  agitent  la  terre  jusqu'aux  entrailles, 
croient  attendre  leur  dernier  jour  : 

«  16  avril.  Je  suis  encore  en  bonne  santé,  mais  notre  secteur  si 
tranquille  est  devenu  un  véritable  enfer.  Si  nous  devons  rester  long- 
temps là-dedans,  nous  deviendrons  tous  fous.  Que  penses-tu  d'une 
faix  séparée  avec  la  Russie?  »  (D'un  homme  du  201^  de  réserve,  sur 
l'Aisne.) 

Le  ravitaillement  n'arrive  plus  : 

«  Je  commence  à  en  avoir  assez.  Et  je  n'ai  plus  de  vivres  de 
réserve.  Il  me  reste  quelques  boîtes  de  conserves.  Aujourd'hui,  j'ai 
distribué  une  boîte  pour  trois  hommes,  ils  ne  pourront  pourtant  pas 
tenir  toute  une  journée  avec  ça,  et  moi  encore  moins  que  les  autres. 
F...  non  plus  n'a  aucune  idée  de  relève.  D'ailleurs  je  crois  que  noug 
sommes  ici  jusqu'au  jour  du  départ  pour  Paris.  Je  m'exerce  conscien- 
cieusement :  «  Pardon,  monsieur  f  »  et  haut  les  mains.  Je  ny  arrive  déjà 
pas  trop  mal.  »  (Sans  origine,  front  de  TAisne.) 

Le  carnet  d'un  sous-officier  du  202®  de  réserve  (43®  division 
de  réserve)  nous  dépeint  l'existence  aux  alentours  du  fort  de 
Brimont  : 

«  9  avril,  lundi.  Activité  d'artillerie  particulièrement  grande. 

«  10  avril,  mardi.  Encore  et  toujours,  sans  arrêt,  violente  canon- 
nade. A  2  h.  30,  après-midi,  alerte  aux  gaz.  Au  même  moment,  des 
hommes  arrivent  du  fort  de  Brimont;  celui-ci  est  soumis  à  un  bom- 
bardement de  grosses  pièces;  il  y  a  cent  hommes  enterrés.  Le  reste 
s'est  enfui  dans  les  bois.  Je  me  demande  avec  angoisse  ce  que  sont 
devenus  MM.  les  officiers.  A  3  h.  10  précises,  nous  recevons  des 
marmites  de  380;  cela  dure  jusqu  à  ♦>  h.  30.  Tous  les  accès  du  fort 
sont  obstrués  ;  il  ne  reste  que  le  passage  par-dessus  les  remparts. 
On  ne  peut  peindre  réellement  l'horreur  de  ces  scènes  souterraines.  A 
chaque  instant,  il  faut  s'attendre  à  être  enseveli.  A  1  h.  10  du  matin, 
ordre  d'alerte  renforcée.  » 


où    EN    EST    l'armée    ALLEMANDE?  903 

Une  lettre  du  brancardier  B...  (418''  de  réserve)  se  termine 
par  un  trait  étrange  et  éloquent  de  désespoir  : 

«  Soupir,  12  avril.  Je  ne  puis  vous  décrire  ce  qui  se  passe  ici  :  une 
seconde  bataille  de  la  Somme  se  livre.  Depuis  sept  jours  et  sept  nuits, 
les  Français  ne  se  contentent  pas  de  niveler  tous  nos  abris  et  nos 
tranchées  :  ils  déiruisent  encore  toutes  nos  communications  à  l'ar- 
rière. Nous  sommes  réduits  à  demeurer  accroupis  dans  nos  trous  et 
à  nous  laisser  tirer  dessus.  Quant  à  notre  artillerie,  pas  un  coup  de 
canon;  elle  fait  des  économies,  et  toutes  les  liaisons  sont  coupées 
avec  la  première  ligne.  Nos  hommes  ont  été  enterrés  par  douzaines.  On 
ne  sait  où  se  sauver.  /!.  y  a  bien  peu  d'espoir  de  sortir  de  cette  four- 
naise. J'estime  qu'il  est  bon  de  vous  prévenir.  La  captivité  serait  le 
salut;  autremeyit,  plus  d'espoir.  En  arrière  du  front,  ils  démolissent 
tous  les  villages  et  les  cantonnemens.  Pas  un  chemin  n'est  prati- 
cable. Qu'ai-je  fait  pour  vivre  de  telles  horreurs? 

«  Adieu,  mes  amis.  Ne  vous  faites  pas  de  bile  à  cause  de  moi. 
Quand  une  fois  on  a  rejoint  les  camarades  qui  sont  sous  terre,  on  est 
au  m.oins  délivré  de  cet  enfer.  » 

Des  'troupes  se  mutinent  et  refusent  d'obéir.  Le  12  avril, 
devant  Vimy,  un  homme  de  la  Garde  écrit  :  «  On  nous  relève. 
Les  homrtws  n'en  veulent  plus.  Un  peloton  a  refusé  de  monter 
aux  tranchées;  il  y  a  une  foule  d'exemples  semblables.  »  Un 
autre,  le  même  jour  :  «  La  tranchée  est  terriblement  mau- 
vaise :  ce  nest  pas  étonnant  que  les  hommes  ne  marchent  plus. 
Nous  aussi,  nous  avons  refusé  de  prendre  les  tranchées.  Ils 
peuvent  nous  mettra  en  prison;  peut-être  qu'ainsi  la  guerre  sera 
finie  pour  moi.  » 

Ainsi,  une  fois  de  plus,  s'imposait  à  l'ennemi  l'impression 
de  notre  puissance.  Et  c'est  à  cette  puissance  qu'il  a  été 
contraint  de  céder,  en  dépit  d'une  résistance  acharnée  et  de 
contre-attaques  réitérées  dont  la  rage  n'a  fait  que  s'exaspérer 
au  cours  de  ces  trois  mois.  Ce  fait  suffirait  à  montrer  l'impor- 
tance des  positions  que  nous  lui  avons  ravies.  Il  ne  s'est  pas 
couvert  de  l'insignifiance  d'une  perte  qui  n'aurait  pas  valu  ce 
qu'elle  eût  coûté  à  recouvrer.  C'est  le  prétexte  qu'il  avait  donné 
lors  de  sa  défaite  à  Douaumont  :  ce  point  n'offrait  plus  d'intérêt, 
du  moment  que  l'on  renonçait  à  l'entreprise  de  Verdun.  Et  le 
commandement  venait  encore,  par  sa  récente  retraite,  d'offrir 
un  exemple  frappant  de  son  indépendance  à  l'égard  du  «  qu'en 


904 


REVUE    DES    DEUX    MONDES 


dira-t-on  »  et  de  sa   liberté  d'esprit  au  sujet  des  sacrifices  de 
terrain. 

Mais  il  n'en  allait  pas  de  même  cette  fois.  Jamais  il  ne  s'est 
agi  d'un  repli  sur  les  positions  que  nous  venons  de  conquérir. 
Ces  positions  étaient  le  pivot  de  la  manœuvre  d'Hindenburg  : 
la  sécurité  de  la  manœuvre  reposait  tout  entière  sur  la  soli- 
dité du  pivot.  Ce  n'est  pas  tout  :  c'étaient  ces  falaises  don^i- 
nantes,  ces  situations  de  crêtes  et  de  hauteurs  dont  l'armée 
allemande  a,  dès  le  premier  jour,  su  s'assurer  la  possession. 
L'immense  falaise  du  Chemin  des  Dames,  qui  court  tout  le  long 
de  la  vallée  de  l'Aisne  comme  la  muraille  de  quelque  cita- 
delle géante,  commande  toute  la  contrée  de  Soissons  jusqu'à 
Reims;  c'est  à  ce  butoir  que  se  heurta  notre  poursuite  après  la 
Marne.  Là,  dans  les  durs  combats  d'octobre  1914,  s'étaient 
brisés  tous  nos  efforts  pour  escalader  cette  muraille;  là  s'était 
produite  la  grande  poussée  allemande  de  janvier  191o,  pour 
nous  refouler  au  Sud  de  l'Aisne.  De  là-haut  l'ennemi  voyait 
tout  à  la  ronde.  Pas  un  de  nos  mouvemens  ne  lui  échappait, 
et  il  nous  cachait  tous  les  siens  à  la  faveur  du  couloir  de 
l'Ailette.  La  crête  de  Vimy  jouait  le  même  rôle  devant  les 
plaines  de  Picardie,  et  le  massif  de  Moronvilliers  devant  celles 
de  Champagne.  C'était  le  théâtre  de  nos  offensives  de  mai  1913 
en  direction  de  Lens,  et  de  celle  de  septembre  pour  culbuter 
l'ennemi  dans  la  vallée  de  la  Suippe.  Dans  toutes  ces  batailles, 
il  avait  réussi  à  garder  les  hauteurs.  Aucun  effort  n'était  par- 
venu à  l'en  déloger.  Il  songeait  moins  que  jamais  à  les  aban- 
donner :  qui  a  les  vues,  tient  le  pays.  Il  en  était  le  maître  soit 
pour  la  défensive,  soit  pour  tout  autre  dessein  qu'il  pourrait 
méditer.  On  voit  toutes  les  raisons  qu'il  avait  de  tenir  à  cette 
ligne.  Il  venait  de  la  renforcer  encore  d'après  lès  dernières 
recettes  du  système  Hindenburg  :  c'était  le  nec  plus  ultra  de 
la  fortification.  Cette  ligne  est  maintenant  tout  entière  entre 
nos  mains.  La  situation  est  retournée  :  c'est  nous  qui  voyons 
chez  l'Allemand  comme  il  voyait  chez  nous.  Toute  la  ceinture 
d'observatoires  qui  lui  servait  à  surveiller  chacun  de  nos  mou- 
vemens, à  régler  le  tir  de  ses  canons,  à  deviner  nos  gestes,  à 
préparer  ses  plans,  lui  échappe  :  nous  lisons  dans  son  jeu 
comme  il  lisait  dans  le  nôtre.  Il  perd  sa  base  d'opérations.  Il 
faut  qu'il  reprenne  celle-là  ou  qu'il  en  cherche  une  nouvelle 
quelque  part  en  arrière.  Il  se  prévaut,  en  attendant,  de  nous  avoir 


où    EN    EST    l'armée    ALLEMANDE?  905 

interdit  d'aller  plus  loin  que  cette  ligne.  Il  est  vrai  qu'il  a  réussi 
à  retarder  notre  avance.  Mais  le  temps  ne  fait  rien  à  l'affaire  : 
il  y  a  dans  la  situation  qui  vient  d'être  cre'ée  des  conséquences 
fatales  qu'aucune  controverse  n'empêchera  de  se  dérouler. 

Ce  n'est  pourtant  là  encore  que  le  petit  côté  de  l'affaire. 
Pour  en  comprendre  toute  l'importance,  il  faut  savoir  ce  qu'il 
en  coûte  à  l'armée  allemande  et  de  quels  prodigieux  sacri- 
fices l'ennemi  a  payé  la  perte  de  ses  lignes. 

On  a  vu  que  les  Allemands,  au  commencement  de  la 
bataille,  avaient  sur  le  front  occidental  147  divisions;  dès  le 
début  de  mai  ce  nombre  était  élevé  à  156,  sur  un  total  de  234, 
c'est-à-dire  que  l'ennemi  nous  opposait  les  deux  tiers  de  l'en- 
semble de  ses  forces,  le  front  oriental  absorbant  le  dernier 
tiers.  Ce  chiffre  n'a  pas  été  sensiblement  diminué. 

De  ces  156  divisions  l'ennemi,  dans  le  premier  niois  de  la 
bataille,  s'est  vu  contraint  d'en  engager  87,  et  dans  le  second 
25  autres,  ce  qui  forme  pour  cette  période  un  total  de  112  divi- 
sions engagées.  23  ont  subi  le  feu  deux  fois.  —  Un  an  de  Verdun 
n'avait  coulé  que  56  divisions.  Six  mois  de  la  Somme  en  ont 
coûté  96.  L'usure  résultant  de  la  dernière  bataille  est  donc 
ejiviron  double  de  ce  quelle  a  été  dans  les  batailles  passées  (1); 
et  comme  on  sait  que  l'effet  des  pertes  est  fonction  de  la  rapidité 
et  qu'elles  sont  d'autant  plus  graves  qu'elles  se  précipitent  en 
moins  de  temps,  on  peut  dire  que  jamais  l'Allemagne  n'avait,  au 
cours  de  la  guerre,  subi  plus  effroyable  et  plus  mortelle  saignée. 

Le  jeu  des  relèves,  la  manière  dont  l'ennemi  engage  ses 
forces  dans  le  combat  ne  sont  pas  moins  instructifs.  A  la  date 
du  1" avril,  les  Allemands  disposaient  en  arrière  du  front  d'une 
réserve  d'environ  40  divisions  reposées;  9  autres  étaient  en 
route  pour  se  joindre  aux  premières  :  c'était  une  masse  fraîche 
de  plus  de  50  divisions,  soit  le  tiers  des  forces  totales  sur  le 
front  occidental. 

Dès  la  fin  d'avril^  toute  cette  réserve  a  été  absorbée.  Il 
faut  alors  puiser  dans  les  secteurs  tranquilles  comme  dans  un 

(1)  Le  tableau  suivant  est  très  clair.  On  compte  le  nombre  de  relèves   ou  de 
passages  de  divisions  : 

Septemlire-Octobre  1916  [i  mois).  Iyl7  (9  avril  8  mai). 

Verdun 18  divisions  Artois 43  divisions 

Somme 82        —  Aisne-Champagne.       60        — 

Total.  .   .     100  Total.   .   .     103 


906  REVUE    DES    DEUX    MONDES., 

réservoir  pour  alimenter  la  bataille,  afin  de  remplacer  les  divi- 
sions éprouvées  :  les  troupes  retirées  du  combat  sont  remises 
en  ligne  à  la  place  de  celles  que  l'on  envoie  dans  la  fournaise. 
On  leur  donnait  d'abord  quelques  jours  de  répit;  une  division 
épuisée  ne  reparaissait  en  secteur  qu'après  deux  ou  trois  semai- 
nes; on  lui  laissait  le  temps  de  se  refaire  et  de  reprendre 
haleine.  Bientôt,  plus  de  ces  ménagemens.Les  débris  des  troupes 
démolies  sont  jetés  sans  transition  de  la  bagarre  dans  quelque 
coin  de  l'Argonne  ou  des  Hauts-de-Meuse,  en  bouche-trou;  la 
2"  division  de  la  Garde,  écharpée  du  5  au  10  mai  sur  le  plateau 
de  Californie,  se  retrouve  le  16  mai  dans  le  secteur  de  la 
Harazée;  la  28^  de  réserve,  abimée  vers  Graonne  et  Ghevreux, 
est  relevée  de  là  le  18  mai  pour  prendre  la  garde,  le  25,  sur  la 
côte  duïalou.  Il  n'y  a  dans  l'intervalle  que  le  temps  du  voyage. 
On  n'impose  pas  volontiers  de  tels  efforts  aux  hommes  :  il  saute 
aux  yeux  que  le  commandement  est  à  court  de  ressources. 

Ce  surmenage  suffit  à  peine  à  faire  face  aux  besoins.  L'usure 
s'accélère  dans  des  proportions  effrayantes,  à  mesure  que  nos 
coups  se  précipitent.  Les  divisions  qui  ont  reçu  l'attaque  anglaise 
du  9  avril  n'ont  été  retirées  du  front  qu'au  bout  de  six  jours. 
Après  notre  attaque  du  16,  les  troupes  sont  usées  en  quatre  jours, 
Après  l'attaque  anglaise  du  7  juin,  à  Messines,  en  quarante- 
huit  heures  :  deux  jours  ont  suffi  à  les  dévorer.  Trois  divisions 
ont  dû  être  retirées  le  soir  même.  L'une  d'elles,  la  3°  bavaroise, 
ne  tenait  les  tranchées  que  depuis  la  veille.  Elle  a  donc  pris 
le  secteur,  s'est  fait  détruire  et  a  été  ramenée  en  arrière,  le  tout 
en  vingt-quatre  heures. 

Dans  quel  état  se  trouvent  les  unités  retirées  du  front? 
Quel  est  pour  chacune  le  degré  d'épuisement  où  les  a  laissées 
la  bataille?  Les  chiffres  suivans  pourront  en  donner  une  idée; 
il  ne  s'agit  que  de  divisions  auxquelles  il  a  été  fait  plus  de 
500  prisonniers  : 

ATTAQUE    ANGLAISE    DU    9    AVRIL 

14^  division  bavaroise 2  800  prisonniers 

lie         —  — 2200  — 

17e   —   Réserve 2d00    — 

79e   —     _ 1 600    —  ^ 

1"   —     — 1500    — 

18*   —     — 500 

10  700  dont  4  300  Bavarois. 


14«  réserve  bavarois. 

985 

3«     —             — 

979 

80«  régiment  .... 

972 

10*  réserve  bavarois. 

831 

OÙ    EN    EST    l'armée    ALLEMANDE?  907 

ATTAQUE  FRANÇAISE  HU  16  AVRIL 

9*  division  réserve  bavaroise  .     2  383 

21"  division 2  319 

5«      —     réserve  bavaroise    .    .     1 929 
43«  division  réserve 1  374 

8005  dont  4  312  Bavarois. 

Un  calcul  empirique,  le  plus  souvent  vérifié,  montre  que  le 
chiffre  des  prisonniers  représente  communément  le  tiers  ou 
le  quart  du  chiffre  total  des  pertes.  Les  unités  dont  on  parle  ici 
sont  donc  des  unités  pratiquement  anéanties.  La  4.")"'  de  réserve, 
éreintée  le  5  mai  dans  la  région  de  Laffaux,est  arrivée  en  Woëvre 
à  l'état  de  squelette,  avec  des  effectifs  de  vingt  hommes  par 
compagnie.  Il  y  a  tel  régiment  dont  il  ne  subsiste  que  le  sou- 
venir :  nous  avons  fait  des  prisonniers  des  trois  bataillons,  et 
tué  ou  mis  hors  de  combat  ce  qui  ne  s'est  pas  rendu.  Tel  a 
disparu  en  entier  comme  dans  un  cataclysme;  c'est  le  cas, 
par  exemple,  du  476*"  (242"  division),  qui  a  eu  deux  bataillons 
engloutis  dans  le  tunnel  du  Gornillot,  tandis  que  le  troisième 
se  faisait  détruire,  à  la  surface,  dans  une  série  de  contre-attaques. 
La  presse  a  publié  le  récit  de  la  première  descente  qu'on  ait  faite 
dans  ce  sépulcre  :  on  trouva  les  galeries  obstruées  par  sept  ou 
huit  cents  cadavres  et,  au  milieu  de  ce  charnier,  un  brancardier 
fou,  accroupi  entre  quatre  bougies. 

A  ces  pertes  déjà  formidables  viennent  enfin  s'ajouter  celles 
des  contre-attaques.  II  ne  s'est  presque  pas  passé  de  jour,  depuis 
le  16  avril  et  le  5  mai,  sans  que  les  Allemands  essayassent  de 
reprendre  quelque  lambeau  de  leurs  anciennes  lignes.  C'est 
tantôt  sur  la  charnière  du  moulin  de  Laffaux,  tantôt  sur  l'isthme 
d'Hurtebise,  sur  les  musoirs  de  Vauclerc  ou  de  Californie,  ou 
sur  les  dômes  de  Moronvilliers,  le  «  Casque  »  ou  le  «  Téton,  » 
qu'ils  renouvellent  leurs  efforts  presque  quotidiens.  Sans 
doute,  le  plus  grand  nombre  de  ces  opérations  ne  sont  que  de 
forts  coups  de  main,  menés  par  quelques  bataillons.  La  pre- 
mière attaque  d'ensemble  se  produit  le  20  mai,  sur  le  Chemin 
des  Dames,  et  il  est  déjà  surprenant  que  l'ennemi  ait  eu  besoin 
de  quinze  jours  pour  réagir.  Dans  la  nuit  du  2  au  3  juin,  il 
jette  sur  le  saillant  d^  Californie  deux  divisions  nouvelles 
arrivées  de  Russie   :  elles  se   font  exterminer   sans  résultat; 


908 


RKVUE  DES  DEUX  MO.NDES.1 


l'attaque  devait  se  produire  en  quatre  «  vagues  »  succes- 
sives; les  deux  dernières  ne  parviennent  même  pas  à  débou- 
cher. Il  se  passe  alors  tout  un  mois  avant  que  l'ennemi,  en 
dehors  des  affaires  de  détail,  soit  capable  de  monter  un  nou- 
veau coup  de  grand  style  :  l'attaque  est  lancée  le  3  juillet,  sur 
un  front  de  17  kilomètres,  avec  un  effectif  de  45  000  hommes. 
Elle  s'écrase  sur  nos  positions,  sans  les  faire  bouger  d'une 
ligne,  sans  faire  un  prisonnier,  et  reflue  en  désordre  avec  des 
pertes  cruelles.  Le  fait  est  grave.  «  Toute  doctrine  défensive  est 
fondée  sur  l'axiome  que  l'assaillant  s'use  plus  vite  que  le  défen- 
seur. Si  c'est  le  contraire  qui  arrive,  si  la  défense  perd  plus  de 
monde  que  l'attaque,  tout  en  cédant  le  terrain  et  en  subissant  la 
dépression  morale  qui  accompagne  le  recul,  la  défensive  n'a 
plus  de  sens  miiltaire,  et  n'est  plus  qu'un  aveu  désastreux 
d'impuissance  (1).  » 

Un  désastre  :  le  mot  n'est  pas  trop  fort  pour  exprimer  le 
résultat  de  la  campagne  par  rapport  à  l'armée  allemande.  La 
perte  semble  passer  la  proportion  connue.  «  Incroyable,  »  nous 
dit  une  lettre  d'Allemagne.  En  prenant  la  mesure  ordinaire, 
qui  est  d'un  prisonnier  pour  4  ou  5  blessés  ou  tués,  les  63  000  pri- 
sonniers comptés  jusqu'au  l*""  juillet  devraient  donner  une  perle 
totale,  à  cette  date,  de  250000  ou  de  300  000  hommes.  Or,  nous 
tenons  de  bonne  source  que  la  perte  réelle  était,  le  '27  mai, 
de  350000  honmies;  ce  compte  ne  comprend  ni  les  30000  hommes 
de  l'affaire  de  Messines,  ni  la  «  note  »  des  contre-attaques  des 
30  et  31  mai  à  Moronvilliers,  du  3  juin  sur  le  plateau  de 
Craonne,  du  20  juin  à  Vauxaillon,  du  29  juin  autour  de  Gerny, 
du  3  juillet  sur  les  dix-sept  kilomètres  du  Chemin  des  Dames, 
des  20  et  22  juillet  enfin  .sur  les  promontoires  de  Vauclerc  et 
de  Californie.  Là  s'est  engagée  une  balaille  qui  rappelle  les  plus 
sanglantes  époques  de  la  bataille  de  Verdun.  A  un  an  d'inter- 
valle, le  Kronprinz  renouvelle  les  pratiques  meurtrières  de  sa 
tactique  enragée.  Il  avance  sur  des  hécatombes.  Chacun  de  ses 
pas  coûte  un  carnage.  On  sera  modéré  en  estimant  à  450  000  ou 
à  500  000  hommes  1'  «  addition  »  des  trois  premiers  mois  de 
la  campagne. 

Une  des  conséquences  immédiates  a  été  celle-ci.  On  a  vu 
que  l'Allemagne,  par  un  prodigieux  effort,   s'était  imposé  un 

[i)  Journal  des  Débals,  Situaiion  mililfiirç. 


où    EN    EST    l'armée    ALLEMANDE?  009 

programme  de  cre'ations  et  était  parvenue  à  le  re'aliser;  à  la 
fin  de  l'hiver,  elle  avait  mis  sur  pied  13  divisions  nouvelles 
(série  231)  dont  10,  au  mois  d'avril,  se  trouvaient  sur  noire 
front;  elle  était  en  train  de  forger  les  régimens  600  pour  en 
former  encore  une  douzaine  d'autres  divisions  (série  251)  : 
42  de  ces  régimens  étaient  déjà  tout  prêts  dans  les  dépôts  de 
l'intérieur.  Mais  l'usure  de  la  bataille  a  été  si  rapide  que 
l'Allemagne  renonce  aux  créations  projetées.  Aucune  des  divi- 
sions de  la  nouvelle  série  n'a  pu  être  envoyée  sur  le  front  ; 
leurs  régimens  se  voient  dissoudre  à  peine  formés  pour  combler 
les  vides  des  unités  exténuées.  Dès  la  fin  de  mai,  douze  d'entre 
eux  sont  déjà  disloqués,  et  servent  à  replâtrer  les  divisions  les 
plus  malmenées.  C'est  ainsi  que  la  44«  de  réserve  reçoit  pour  se 
remonter  700  hommes  du  514®.  1  000  hommes  du  624®  et  un 
bataillon  du  625®  servent  à  reconstituer  la  56°  division.  Voici 
d'autres  exemples;  les  régimens  suivans  ont  été  démembrés  : 

Le  613«  (de  Zossen)  pour  renforcer  la  1''*  division  de  rés.  de  la  Garde. 
Le  619"  (Magdebourg)  —  79«  division  de  réserve. 

Le  620«  (Itzehœ)  —  18«  division. 

Le  626^  (Rastadt)  —  29»        — 

Le  627"  (Ulm)  —  27e        _ 

C'est  le  remède  héroïque  de  la  transfusion  du  sang;  mais  le 
donneur  périt  pour  sauver  le  malade. 

On  voit  quel  désordre  profond  l'hémorrhagie  de  ces  deux 
mois  apporte  jusque  dans  les  forces  vives  de  l'Allemagne.  Cette 
perte  n'absorbe  pas  seulement  la  réserve  normale  des  dépôts 
de  recrues  :  toute  la  classe  1917  est  au  feu  depuis  le  mois  de 
mars;  la  classe  18  a  commencé  d'apparaître  sur  le  front.  On 
incorpore  la  classe  19  :  l'Allemagne  mange  son  blé  en  herbe. 
Pour  pallier  le  danger,  elle  est  contrainte  de  démolir  la 
machine  nouvelle  qu'elle  construisait  avec  amour  et  de  jeter  à 
la  fonte,  en  vrac,  le  métal  humain  qu'elle  choyait  comme  l'arme 
secrète  de  sa  victoire. 

V.    —   CONCLUSION 

En  résumé,  l'Allemagne,  au  début  de  1916,  pour  prévenir 
notre  offensive  de  la  Somme,  prend  les  devans  et  attaque 
e-lle-mème  à  Verdun.  En   1917,  dans  une  situation  analogue, 


910 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


elle  ne  trouve  que  l'expédient  du  repli  «  volontaire:  »  c'est  la 
seule  ressource  qui  lui  reste  pour  reconquérir  l'initiative.  Elle 
se  flatte  de  gagner  du  temps,  de  nous  réduire  à  l'impuissance 
par  sa  campagne  sous-marine,  et  de  nous  écraser  peut-être  avec 
l'armée  nouvelle  qu'elle  s'occupe  de  rassembler.  Au  rebours, 
elle  est  mise  en  demeure  d'accepter  la  bataille.  Elle  rompt  sur 
toute  la  ligne.  Elle  perd  un  ensemble  de  positions  capitales,  sur 
lesquelles  ses  efforts  s'appuyaient  depuis  deux  ans.  La  base 
matérielle  de  ses  opérations  lui  échappe,  avec  le  pouvoir  de 
les  exécuter  :  l'épée  lui  a  sauté  des  mains. 

Contrainte  depuis  un  an  à  subir  la  pression  et  la  volonté  de 
''adversaire,  elle  comptait  sur  la  retraite  pour  desserrer  l'étreinte 
et  sur  les  sous-marins  pour  lui  faire  lâcher  prise  ;  elle  cherche 
en  même  temps  à  dénouer  par  l'intrigue  les  liens  de  l'Entente 
et  négocie  avec  la  Russie,  afin  d'avoir  les  mains  libres  contre 
l'Angleterre  et  la  France.  Des  156  divisions  qu'elle  avait  réunies, 
grâce  à  cette  sorte  de  trêve  du  front  oriental,  il  ne  lui  en  restait 
plus,  vers  le  15  juin,  que  24  à  engager  dans  la  bataille,  si  l'on 
ne  tient  pas  compte  de  20  divisions  de  landwehr  qui  ne  sont 
pas  des  troupes  d'attaque.  C'est  avec  ce  capital  singulièrement 
réduit  que  le  commandement  entreprend  de  restaurer  ses 
affaires  et  lance  les  assauts  ruineux  de  juin  et  de  juillet. 

Telle  est  la  situation  de  l'armée  allemande  à  la  date  où 
j'écris  :  ses  positions  perdues,  avec  un  matériel  immense 
et  beaucoup  plus  de  400  000  hommes;  une  armée  blessée,  qu'on 
est  en  train  de  rebouter  avec  les  élémens  destinés  à  d'autres 
desseins;  la  classe  18  entamée;  la  maîtrise  des  opérations 
évanouie  sans  remède,  avec  la  ligne  qui  l'assurait  et  les  réser- 
ves neuves  qui  devaient  en  être  l'instrument;  les  plans  de 
l'Empire  abattus  du  même  coup  que  ses  forces.  A  la  même 
heure,  le  front  oriental  se  ranime  et  les  bataillons  d'Amé- 
rique défilent  sur  notre  sol. 

Sans  doute,  l'offensive  russe  a  été  suivie  de  prompts  revers. 
Trahi  en  plein  élan,  Broussiloff  a  dû  évacuer  presque  toute  la 
Galicie.  Mais  la  Révolution  s'est  déjà  ressaisie.  Elle  répond  à  la 
trahison  en  organisant  la  Terreur.  La  liberté,  l'honneur  sauront 
sauver  encore  la  patrie  en  danger.  Déjà  les  choses  s'améliorent  : 
l'Allemagne  n'a  pas  eu  de  quoi  exploiter  sa  victoire;  elle  tenait 
l'armée  russe  enfermée  dans  sa  main,  et  n'a  pas  eu  la  force  de 
refermer  la  main.  Ce   n'est   même  pas  elle  qui  a  provoqué   la 


où    EN    EST    l'armée    ALLEMANDE?  911 

Russie,  dont  la  léthargie  la  servait.  Elle  s'arrête  au  bout  de 
six  jours  pour  soufiïer  et  compter  ses  morts.  Et  de  Stauislau, 
où  il  est  accouru  pour  lancer  à  son  peuple  des  bulletins  de 
triomphe,  l'Empereur  s'inquiète  de  la  recrudescence  du  canon 
dans  les  Flandres.  La  nouvelle  bataille  qui  commence  a  déjà 
pour  effet  de  dégager  le  front  de  l'Aisne  et  de  la  Champagne;  le 
feu  se  ralentit  sur  le  Chemin  des  Dames.  La  ventouse  sera- 
t-elle  suffisante  pour  aspirer  encore  quelques-unes  des  forces 
du  front  oriental?  Peut-être.  En  tout  cas  la  Galicie  ne  rendra 
pas  des  hommes  à  l'Allemagne,  et  c'est  d'hommes  qu'elle  a 
besoin  pour  soutenir  la  tempête  qui  crève  à  l'Occident. 

Les  aftaires  de  l'Empire  demeurent  donc  très  critiques. 
Toute  la  situation,  en  dépit  de  succès  faciles  et  provisoires, 
dus  moins  à  la  force  qui  lui  reste  qu'à  d'impardonnables  défail- 
lances, est  encore  dominée  à  cette  heure  par  l'état  de  pertes  de 
l'armée  et  par  les  périls  qu'elle  court  sur  le  front  occidental,  — ■ 
par  le  passif  de  ces  trois  mois  et  par  la  menace  de  ceux  qui 
s'ouvrent.  L'Entente,  au  contraire,  redouble  d'énergie  et 
s'apprête  à  frapper  ses  coups  les  plus  puissans.  Elle  voit  s'ajouter 
à  ses  forces  immenses  les  forces  fraîches  d'un  nouveau  monde. 
C'est  dans  ces  conditions  assez  graves  que  l'Allemagne  devra 
pourvoir  à  sa  défense  avec  des  alliés  affaiblis  et  avec  une  armée 
qui  porte  dans  le  flanc  une  de  ces  plaies  profondes  dont  il  est 
malaisé  de  guérir. 


LA 

SITUATION  AGRICOLE 

EN  FRANCE 


Faut-il  s'inquiéter  aujourd'hui,  après  trois  ans  de  guerre, 
du  problème  de  la  production  agricole  dans  notre  pays? 

Pour  répondre  à  cette  question  et  justifier  une  conclusion, 
nous  ne  pouvons  pas  mieux  faire  que  de  marquer  les  princi- 
paux traits  de  la  situation  faite  à  nos  cultivateurs,  d'en 
indiquer  les  dangers,  et  de  faire  connaître  les  remèdes  dont 
l'expérience  a  prouvé  l'efficacité.  Nous  l'affirmons,  à  cette 
heure,  avec  une  parfaite  sincérité  :  il  est  nécessaire  de  se  préoc- 
cuper du  problème  agricole,  sinon  de  s'en  inquiéter,  et  l'enquête 
à  laquelle  nous  venons  de  nous  livrer,  en  parcourant  nos 
campagnes,  démontre  clairement  l'urgence  de  l'application 
d'une  réforme  générale. 

Au  lieu  de  parler,  au  lieu  de  légiférer,  au  lieu  de  décourager 
par  la  contrainte,  il  faut. agir,  et  surtout  laisser  agir  tous  ceux, 
toutes  celles  aussi  qui  mettent  en  valeur,  avec  leurs  bras  robustes 
et  leurs  mains  adroites,  le  sol  de  la  France. 

LA   HAUSSE   DES    PRIX    ET  LES    DOLÉANCES   DU   PUBLIC 

S'il  est  malaisé,  ou  parfois  impossible  de  connaître,  avec 
quelque  exactitude,  les  quantités  de  denrées  alimentaires  pro- 
duites dans  nos  campagnes,  rien  n'est  plus  facile,  au  contraire, 
que  de  constater  la  marche  des  prix.  A  cet  égard,  toutes  les 


LA    SITUATION    AGRICOLE    EN    FRANCE. 


91.1 


ménagères  dressent  des  statistiques  qu'elles  croient  exactes,  et 
formulent  des  plaintes  qu'elles  trouvent  justifiées.  Depuis  le 
printemps  de  l'année  1915,  il  s'est  produit  une  hausse  générale 
des  alimens  d'origine  végétale  ou  animale.  Au  cours  d'une 
récente  tournée  faite  dans  nos  départemens  depuis  la  Nor- 
mandie jusqu'à  la  Provence,  en  passant  par  le  Limousin  et  les 
Charentes,  nous  avons  relevé  nous-même  les  mercuriales,  et 
comparé  leurs  chiffres  avec  ceux  des  périodes  précédentes. 

Il  est  parfaitement  établi  que  l'élévation  des  cours  est  géné- 
rale et  considérable.  Elle  est  générale  en  ce  sens  qu'elle  porte 
sur  tous  les  produits  du  sol  sans  distinction,  et  qu'elle  n'est 
pas  spéciale  à  certaines  régions.  Qu'il  s'agisse  du  bétail  et  de 
la  viande,  du  lait,  du  beurre  et  des  fromages,  des  grains  et 
des  légumes,  des  fruits,  du  vin  ou  du  cidre,  on  observe  toujours 
une  hausse  variant  de  20  pour  100,  à  100  pour  100,  par  rapport 
aux  moyennes  des  années  1913-1915. 

La  hausse  n'est  donc  pas  seulement  générale,  elle  est  encore 
considérable. 

Sans  doute,  l'intervention  de  l'Etat  a  pu  limiter  parfois  cette 
hausse,  en  taxant  certains  produits.  Mais  la  taxe  ne  modifie 
pas  les  prix  réels,  ceux  qui  résulteraient  normalement  du  jeu 
de  la  concurrence  et  des  effets  de  la  liberté  des  transactions; 
elle  dissimule  ces  prix  réels  pratiqués  et  acceptés  au  besoin  par 
les  particuliers,  en  marge  de  la  loi  qui  les  gêne,  et  de  plus, 
comme  l'Etat  est  bien  forcé  de  subir  la  règle  commune,  comme 
son  action  ne  s'exerce  pas  à  l'étranger,  toutes  les  importations 
faites  sont  cotées  aux  cours  vrais.  Le  consommateur  qui  béné- 
ficie de  la  taxe  et  le  producteur  qui  en  souffre,  supportent  à 
litre  de  contribuables  les  conséquences  des  achats  faits  à  perte 
pour  dissimuler  la  réalité  et  retarder  le  règlement  inévitable 
des  différences  dont  l'Etat  est  responsable  1 

Que  faut-il  penser  de  la  hausse  dont  nous  parlons  et  que 
nous  avons  partout  constatée? 

Assurément  elle  étonne  les  gens  mal  informés,  elle  irrite 
tous  ceux  dont  elle  froisse  les  intérêts,  et  enfin  elle  fait  supposer 
au  public  que  nous  souffrons  d'une  disette,  d'une  énorme 
réduction  des  disponibilités  ordinaires.  A  la  gène  réelle  imposée 
aux  Français  dont  le  revenu  modeste  est  en  même  temps  un 
revenu  fixe,  s'ajoute  une  inquiétude  morale  qui  se  traduit  par 
des  plaintes,  par  des  appels  à  l'intervention  de  l'Etat,   et  par 

TOME  XI,.   —  1917,  58 


914 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


des  achats  de  précaution  portant  sur  des  denrées  de  conserva- 
tion facile,  — ■  sucre,  œufs,  légumes  secs,  salaisons,  farines.  Ces 
achats,  multipliés  en  raison  même  de  la  hausse  nouvelle  que 
l'on  redoute,  précipitent  l'élévation  des  prix  et  correspondent  à 
un  état  d'esprit  qui  influe  sur  la  cote  en  même  temps  qu'il 
paraît  justifier  ou  excuser  l'ingérence  de  plus  en  plus  marquée 
de  l'Etat  dans  le  domaine  économique. 

En  fait,  comme  nous  le  montrerons  bientôt,  la  hausse  des 
prix  est  parfaitement  justifiée  par  les  conditions  nouvelles  de  la 
production  agricole,  en  France,  et  de  la  concurrence  étrangère 

De  plus,  la  hausse  ne  correspond  nullement  à  une  réduc- 
tion énorme  ou  désastreuse  de  la  production  au  point  de  vue 
des  quantités. 

Jusqu'à  présent,  au  contraire,  les  denrées  restent  abondantes, 
—  relativement,  —  c'est-à-dire  qu'en  dépit  des  difficultés  prodi- 
gieuses dont  doivent  triompher  les  agriculteurs  —  et  les  femmes 
de  nos  agriculteurs  mobilisés,  les  récoltes  ou  les  produits  sont 
loin  d'avoir  diminué  dans  la  proportion  que  semblerait  indiquer 
l'élévation  des  prix.  Une  hausse  de  100  pour  100  ne  correspond 
nullement  à  une  diminution  de  moitié  du  total  des  quantités 
réellement  disponibles.  Et  c'est  cela  qu'il  faut  bien  noter  et 
comprendre  pour  juger  sainement  la  situation  agricole,  au  lieu 
de  parler  de  famine  et  de  désastre.  C'est  cela  que  nous  avons 
constaté. 

Enfin  la  hausse  n'a  pas  d'adversaire  plus  redoutable  que  la 
hausse  elle-même,  en  ce  sens  que  l'appât  d'une  recette  de  plus 
en  plus  élevée,  équivalant  souvent  à  un  profit  de  plus  en  plus 
grand,  stimule  les  énergies,  éveille  les  désirs  de  gain,  et  fait 
des  miracles  qui  se  traduisent  précisément,  à  la  même  heure, 
sur  tous  les  points  du  territoire,  par  un  labeur  obstiné.  Ce 
labeur  maintient  la  production,  l'assure,  et  prévient,  à  coup 
sûr,  les  réductions  dont  la  hausse  des  prix  conduit  à  exagérer 
l'importance  quand  on  ne  réfléchit  pas  et  qu'on  n'observe  pas 
les  faits  sur  place. 

Distinguons  donc  avec  soin  la  marche  des  prix  et  les  varia- 
tions de  la  production.  Ecoutons  avec  sympathie  les  plaintes  de 
ceux  qui  souffrent  réellement  de  la  hausse  parce  qu'elle  réduit 
leur  bien-être,  mais  n'oublions  pas  ce  que  tant  de  gens  oublient 
à  cette  heure  :  c'est  que  nous  sommes  en  guerre.  La  lutte  for- 
midable, subie  avec  tant  de  fermeté  et  poursuivie  par  la  France 


LA    SITUATION    AGRICOLE    EN    FRANCE.  915 

avec-tant  de  courage,  doit  avoir  d'inévitables  répercussions  sur 
le  bien-être  de  tous.  Il  est  aussi  déraisonnable  que  puéril 
d'exiger  que  personne  ne  souffre  des  conséquences  de  la 
guerre. 

Quelles  ont  été  précisément  ces  répercussions  en  ce  qui 
touche  les  conditions  de  la  production  rurale?  C'est  ce  que  nous 
allons  dire  en  utilisant  tous  les  renseignemens  recueillis  par 
nous  depuis  plus  d'un  an. 

LES    CONDITIONS    NOUVELLES   DE   LA   PRODUCTION    AGRICOLE   EN   FRANCE 

Deux  faits  caractérisent  les  conditions  nouvelles  de  la  pro- 
duction agricole  dans  notre  pays  à  l'heure  où  ces  lignes  sont 
écrites  :  il  s'agit  tout  d'abord  de  l'extraordinaire  rareté  de  la 
main-d'œuvre,  de  la  hausse  de  son  prix  et  des  exigences  excep- 
tionnelles du  travailleur  salarié  ;  il  s'agit,  en  outre,  de  l'éléva- 
tion du  prix  de  toutes  les  matières  qu'utilisent  et  achètent  nos 
agriculteurs,  de  telle  sorte  que  l'augmentation  de  leur  coût  de 
production  comporte  nécessairement,  autant  que  logiquement, 
la  hausse  du  cours  de  leurs  denrées. 

Insistons  sur  ces  deux  points. 

Il  est  clair  que  la  mobilisation  a  privé  nos  campagnes  de 
tous  les  travailleurs,  de  tous  les  chefs  d'exploitations  notam- 
ment, qui  étaient  en  âge  de  se  battre.  A  cet  égard,  aucune 
preuve  n'est  nécessaire  :  l'évidence  s'impose.  Les  femmes,  les 
enfans,  les  adolescens,  les  hommes  d'âge  mûr  et  les  vieillards 
constituent  assurément  une  réserve  fort  importante,  et  la  néces- 
sité de  travailler  a  été  acceptée  par  tous  ces  braves  gens,  par 
toutes  ces  courageuses  femmes  en  particulier.  Leur  éloge  n'est 
plus  à  faire.  Ils  concourent  tous  de  la  façon  la  plus  efficace  à 
entretenir  la  vie  nationale,  et,  par  suite,  à  défendre  la  patrie. 
On  a  eu  raison  de  dire  que  le  patriotisme  était  la  religion  du 
sol.  Personne  ne  pratique  cette  religion  avec  plus  de  ferveur 
que  nos  «  paysans,  »  les  gens  du  pays! 

L'énergie,  l'expérience  et,  disons-le  sans  fausse  pudeur,  le 
désir  de  gagner,  ont  rendu  possible  l'exploitation  de  notre  ter. 
ritoire  par  les  habitans  des  campagnes  ;  mais  il  leur  a  fallu 
rechercher  des  auxiliaires  salariés.  Ceux-ci,  devenus  très  rares, 
se  sont  montrés  très  exigeans  au  double  point  de  vue  de  l'ali- 
mentation et  du  prix  de  la  main-d'œuvre. 


916  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  vin  ou  le  cidre,  la  viande  au  moins  deux  fois  par  jour,  le 
café,  sont  le  plus  souvent  exigés  par  les  ouvriers  nourris  et  par 
les  domestiques. 

Remarquons,  à  ce  propos,  que  les  salariés  agricoles  ne  sup- 
portent pas  les  conséquences  de  la  hausse  des  denrées  alimen- 
taires. C'est  le  patron,  c'est  l'employeur  qui  subit  les  augmen- 
tations de  dépense  et  qui  voit  s'élever  le  prix  de  revient  de  ses 
produits. 

Enfin,  les  gages  ou  salaires  ont  suivi  une  marche  ascension- 
nelle encore  plus  rapide  que  celle  des  principales  denrées 
alimentaires. 

Dans  nos  départemens  du  Centre,  un  jeune  homme  de  dix- 
sept  ans  pouvait  déjà  gagner,  en  1914,  de  500  à  600  francs  par 
an  comme  domestique  de  ferme,  et  il  était,  bien  entendu, 
nourri  et  blanchi.  Ces  gages  se  sont  élevés  à  800  francs  en  1915 
et  à  1200  francs  en  1916. 

Pendant  la  période  des  grands  travaux  de  la  fenaison  et  de 
la  moisson,  un  ouvrier  de  la  même  région  gagnait,  en  1914, 
de  6  à  7  francs  par  jour,  et  son  salaire  a  varié  de  7  à  10  francs 
en  1915,  puis  de  10  à  12  francs  en  1916.  Le  tâcheron  nourri 
peut  obtenir  aisément  8  francs  par  jour  pendant  les  autres 
périodes  de  l'année,  et  les  femmes  exigent  2  fr.  50.  Fort  souvent 
le  coût  de  la  main-d'œuvre  a  doublé  depuis  le  commencement 
de  la  guerre. 

Le  prix  des  engrais  industriels  a  également  augmenté 
de  100  pour  100  au  moins.  Tel  est  le  cas  pour  le  superphosphate 
de  chaux  et  le  nitrate  de  soude.  Les  alimens  destinés  au  bétail 
pour  compléter  les  rations  de  fourrage  ou  de  racines  ont  subi 
une  hausse  de  80  pour  100. 

Il  y  a  plus,  et  nous  nous  bornons  ici  à  reproduire  les  notes 
que  nous  ont  dictées  des  gens  parfaitement  informés  : 

«  Le  charron,  le  maréchal  ferrant  ont  doublé  et  parfois 
triplé  leurs  prix.  Les  socs  de  charrue  ont  doublé  de  valeur,  et 
le  prix  des  instrumens  agricoles  a  augmenté  de  30  à  100  pour  100. 
Cette  hausse  continue.  » 

En  regard  de  ces  chiffres,  il  est  intéressant  de  placer  ceux 
qui  se  rapportent  aux  cours  des  principaux  produits  du  sol. 
Il  y  a  six  mois  environ,  avant  la  hausse  désordonnée  qui  a  eu 
pour  causes  de  fâcheuses  mesures  administratives  et  la  diffi- 
culté des  transports,  l'élévation  du  prix  des  denrées  agricoles 


LA    SITUATION    AGRICOLE    Èx    FRANGE.  917 

était  bien  moins  conside'rable  qu'on  ne  le  suppose.  Les  cours 
dont  nous  parlons  sont  des  prix  de  gros,  bien  entendu,  et  non 
des  prix  de  détail.  Voici  les  variations  relevées  par  un  homme 
dont  la  sincérité  et  la  compétence  nous  inspirent  une  entière 
confiance.  Il  s'agit  des  moyennes  constatées  dans  la  même  région 
du  Centre  de  la  France. 

Le  quintal  de  blé,  vendu  27  francs  en  1914,  valait  seule- 
ment 32  francs  en  191  G,  à  cause  de  la  taxe  qui  en  réduisait  le 
prix. 

La  hausse  n'atteint  que  18  pour  100. 

Le  quintal  d'orge  valait  20  francs  en  1914  et  23  francs 
en  1916. 

La  hausse  s'élève  à  2o  pour  100. 

L'avoine,  cotée  22  francs  en  1914,  était  vendue  35  francs 
en  1916. 

La  hausse  atteint  51  pour  100. 

Les  pommes  de  terre  ont  subi  une  hausse  de  20  pour  100 
seulement,  dans  le  même  intervalle. 

Pour  le  bétail,  citons  les  plus-values  suivantes  dans  le  cours 
des  deux  années  1914-1916  : 

Bœuf,  au  poids  vif 30  p.   100 

Mouton        —         27      — 

Porc  —        106      — 

On  voit  que,  sauf  pour  le  porc,  les  hausses  constatées  ne 
sont  pas  aussi  considérables  que  l'élévation  des  salaires,  du 
prix  des  engrais,  ou  du  cours  des  alimens  destinés  au  bétail  ! 

Par  contre,  les  fromages  ont  à  peu  près  doublé  de  prix,  et  le 
beurre,  qui  valait  3  francs  par  kilo,  est  vendu  près  de  5  francs, 
accusant  ainsi  une  hausse  de  60  pour  100.  Bien  entendu,  le 
lait  a  subi  une  augmentation  de  prix  analogue,  bien  qu'elle 
soit,  en  général,  moins  marquée. 

Voici  un  exemple  pris  sur  le  vif  à  propos  des  fromages  et 
du  lait  : 

Dans  le  Cantal,  la  hausse  de  la  tomme  dépasse  100  pour  lOB 
et  sa  fabrication  fait  ressortir  la  valeur  du  litre  de  lait  à 
40  centimes  environ. 

Dans  ces  conditions  il  est  clair  que  le  lait  vendu  à  l'état  frais 
dans  les  villes  ou  villages  s'élève  rapidement  pour  se  rapprocher 
du  cours  obtenu  par  les  fromagers.  Il  est  bien  certain  que  dans 


918  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  Franche-Comté,  par  exemple,  la  hausse  des  «  Gruyère  »  a 
exercé  la  même  influence  sur  le  prix  du  lait  vendu  en  nature, 
à  l'état  frais.  La  valeur  du  produit  industriel  a  pour  contre- 
partie la  valeur  de  la  matière  première,  et  la  hausse  du  premier 
entraîne  la  hausse  de  la  seconde. 

«  Il  est  déplorable,  dit-on,  de  voir  augmenter  le  prix  des 
denrées  de  première  nécessité!  » 

La  hausse  n'est-elle  pas  expliquée  et,  en  somme,  parfai- 
tement justifiée  par  les  conditions  nouvelles  de  la  production? 
Qui  pourrait  le  nier  quand  on  a  vu  quels  étaient  désormais  les 
salaires  et  les  cours  des  produits  dont  les  agriculteurs  font 
usage? 

Que  n'a-t-on  pas  dit  cependant  à  propos  de  la  hausse?  Toute 
variation  de  prix  dans  le  sens  de  la  cherté  apparaît  au  public 
comme  une  sorte  d'attentat  contre  la  tranquillité  de  tous  et 
contre  les  intérêts  de  la  société.  La  cherté  des  denrées  alimen- 
taires ne  peut  être,  à  ses  yeux,  que  le  résultat  d'une  entente 
frauduleuse  et  criminelle,  d'une  insupportable  avarice,  ou  d'un 
accaparement  dont  il  faut  châtier  les  auteurs  avec  une  impi- 
toyable sévérité.  Sans  doute  les  esprits,  plus  exaltés  et  généreux 
que  perspicaces  et  réfléchis,  se  bornent  d'ordinaire  à  blâmer  les 
intermédiaires,  les  négocians,  les  revendeurs,  les  marchands 
au  détail,  mais,  en  ce  moment,  ils  n'hésitent  plus  à  dénoncer 
les  agriculteurs  eux-mêmes.  Ils  croient  très  sincèrement  que 
ces  derniers  veulent  s'enrichir  aux  dépens  d'autrui,  et  ils  disent 
que  la  terre,  l'air,  l'eau  et  le  soleil  n'ayant  pas  changé  de  prix, 
les  denrées  agricoles  fournies  par  la  Nature  ne  devaient  pas 
subir  une  hausse!  Ce  sont  là  de  pauvres  raisonnemens.  L'agri- 
culture comme  toutes  les  industries  est  obligée  de  faire  des 
avances,  et  les  valeurs  qu'elle  consomme  pour  produire  doivent 
avoir  pour  contre-partie  des  valeurs  au  moins  égales  repré- 
sentées par  ses  Fecettes.  Parmi  ces  avances  figurent  précisément 
les  salaires,  les  matières  premières  achetées  par  les  cultivateurs, 
semences,  engrais  industriels,  alimens  donnés  au  bétail  et 
fournis  par  l'industrie.  Dès  lors,  la  hausse  de  ces  avances 
comporte  logiquement  l'élévation  du  prix  des  denrées  agricoles. 

Les  cours  montent  ainsi  sans  que  les  cultivateurs  soient  le 
moins  du  monde  responsables  de  cette  marche  ascensionnelle 
Jamais  le  producteur  rural  ne  fixe  les  prix;  jamais  il  n'accapare 
ou    ne    constitue  des  groupemens  capables   de  provoquer  un 


LA    SITUATION    AGRICOLE    EN    FRANCE^  919 

renchérissement.  On  sait  avec  quelle  lenteur  et  quelles  diffi- 
cultés les  syndicats  agricoles  ont  été  établis  dans  notre  pays  où 
ils  ne  groupent  d'ailleurs  qu'une  minorité.  Combien  il  serait 
plus  diificile  encore  de  former  des  coalitions  ou  des  trusts  agri- 
coles sur  tout  le  territoire  du  pays!  Jamais  on  n'a  pu  nous 
signaler  une  seule  tentative  réelle  d'accaparement  1 

La  hausse  ne  pourrait  être  efficacement  combattue  ou  limitée 
que  par  la  concurrence  étrangère  et  par  la  liberté  des  impor- 
tations. Or,  la  cote  des  marchés  étrangers  a  subi  les  mêmes 
fluctuations  que  les  mercuriales  françaises,  et,  d'autre  part, 
nos  tarifs  douaniers  mettent  un  obstacle  aux  entrées  des  produits 
capables  de  concurrencer  les  nôtres.  En  outre,  l'élévation  des 
prix  de  transport  exagère  l'action  des  droits  de  douane  et  les 
rend  prohibitifs. 

Enfin,  il  faut  se  souvenir  que  si  la  France  n'est  pas  menacée 
de  la  disette,  il  est  cependant  bien  certain  que  les  quantités 
produites  et  disponibles  pour  la  vente  ont  diminué  sous  une 
double  influence  :  celle  de  la  réduction  de  la  main-d'œuvre 
jointe  à  la  diminution  des  stocks  de  matières  fertilisantes,  et 
celle  des  àgens  atmosphériques  qui  ont  été  peu  favorables, 
notamment  à  la  production  des  grains  en  1916.  Cette  rareté 
toute  relative  des  denrées  agricoles  a  exercé  naturellement  une 
action  sur  les  cours  et  ne  pouvait  que  contribuer  à  leur  relè- 
vement. 

Mais,  remarquons-le  bien  parce  qu'il  importe  de  ne  pas 
exagérer,  et  surtout  de  ne  pas  parler  de  famine  ou  de  disette, 
notre  production  agricole  reste  encore  suffisante  pour  satisfaire 
à  nos  besoins,  si  nous  savons  faire  un  utile  emploi  de  nos 
'•-essources  en  renonçant  momentanément  au  bien-être  que  trop 
de  gens  considèrent  comme  une  nécessité. 

Bien  que  les  conditions  de  la  production  aient  changé,  bien 
que  les  quantités  produites  aient  diminué,  nous  disposons 
encore  de  quantités  supérieures  à  celles  que  l'on  considérait 
comme  normales,  en  pleine  paix,  il  y  a  soixante  ans. 

Ainsi  la  production  annuelle  de  blé  constatée  durant  la 
période  4842-1861  s'élève,  en  moyenne,  à  60  millions  de  quin- 
taux. Eh  bien  !  la  moisson  de  1916a  été  supérieure  à  ce  chiffre, 
si  l'on  y  joint  la  récolte  disponible  de  l'Algérie-ïunisie.  On 
faisait,  il  est  vrai,  un  plus  large  usage,  à  l'époque  dont  nous 
parlons,   sous    le    règne  du  Louis-Philippe,  des  céréales  infé- 


92Ô  BEVUE    DES    DEUX    MÔNDËâ. 

Heures,  telles  que  le  seigle,  le  mais  ou  le  sarrasin,  mais  rien 
ne  nous  empêche  de  reprendre  cette  tradition  au  lieu  de  dépen- 
ser des  centaines  de  millions  que  l'Etat  consacre  (aux  frais 
des  contribuables)  à  des  achats  de  blés  étrangers.  Nos  finances 
s'en  trouveraient  mieux,  et  nos  forces  ne  seraient  nullement 
affaiblies  pour  cela. 

On  dit  que  notre  troupeau  a  diminué,  et  nous  croyons,  en 
effet,  que  son  poids  a  été  réduit  parce  que  nombre  d'animaux 
adultes  ont  été  sacrifiés.  Mais,  d'une  part,  les  jeunes  bêtes  qui 
vont  rem»placer  les  absens  arrivent  plus  vite  qu'autrefois  à  leur 
développement  maximum,  et,  d'autre  part,  le  poids  de  chacune 
d'elles  est  plus  élevé  qu'il  y  a  cinquante  ans.  Avec  nos  effec- 
tifs réduits,  nous  pouvons  fournir  encore,  par  tête  d'habitant, 
plus  de  viande  que  sous  le  second  Empire.  Ce  poids  ne  s'élevait 
qu'à  20  kilos  environ  vers  1862,  et  il  atteignait  57  kilos  en  1900, 
d'après  les  évaluations  officielles.  Or,  notre  troupeau  peut  certes 
produire  encore  beaucoup  plus  de  la  moitié  de  la  quantité  de 
viande  fournie  par  lui  il  y  a  seize  ans.  Nos  disponibilités  restent 
donc  supérieures  à  ce  qu'elles  étaient  en  1862,  et  personne  ne 
parlait  à  cette  époque  de  jours  sans  viande,  de  disette  ou  de 
souffrances  I 

Ces  observations  générales  se  trouvent  confirmées  par  nos 
informations  personnelles.  En  Normandie,  dans  le  Nivernais,  le 
Bourbonnais,  l'Auvergne,  nous  avons  constaté  la  présence  d'un 
bétail  plus  jeune,  comme  âge  moyen,  que  durant  les  années 
antérieures,  mais  ce  bétail  est  nombreux,  en  excellent  état,  et 
l'élévation  de  son  prix  encourage  les  éleveurs  qui  réalisent  de 
sérieux  profits.  Nous  nous  trouvions  dans  le  Cantal  à  la  fin  de 
septembre,  au  moment  où  les  troupeaux  descendaient  de  la 
montagne.  Il  est  impossible  de  voir  des  animaux  en  meilleur 
état,  et,  dans  cette  région,  les  réserves  sont  abondantes. 

C'est  là  une  certitude  qui  s'impose  à  l'esprit  de  tout  obser- 
vateur attentif. 

Souvenons-nous,  enfin,  que  la  guerre  nous  impose  des 
sacrifices,  et  apprenons  à  nous  contenter  de  ce  qui  paraissait 
suffisant  à  nos  pères.  C'est  ce  que  nous  devons  affirmer  sans 
hésitation,  en  achevant  de  présenter  les  observations  que  nous 
suggère  l'étude  des  conditions  nouvelles  de  notre  production 
agricole. 


LA    SITUATION    AGRICOLE    EN    FRANCE.  921 


LA   QUESTION  DE  LA  TAXATION   ET  LES  DANGERS   DE   LA   FIXATION   ARBITRAGE 

DES   PRIX 

Nous  avons  signalé  plus  haut  les  doléances  du  public  à 
propos  de  la  cherté  relative  des  denrées  alimentaires.  Le 
consommateur  des  villes,  notamment,  a  vivement  protesté 
contre  la  hausse,  et,  sans  s'inquiéter  des  conditions  nouvelles 
de  la  production,  il  a  demandé  au  législateur  de  le  protéger 
contre  les  prétentions  intolérables  des  intermédiaires,  des  acca- 
pareurs ou  des  agriculteurs  eux-mêmes. 

C'est  au  nom  des  familles  nombreuses,  au  nom  des  humbles 
et  des  gens  de  fortune  modeste,  que  les  partisans  de  la  taxation' 
ont  élevé  la  voix.  Leurs  réclamations,  leurs  appels  à  l'interven- 
tion de  la  puissance  publique  ont  été  d'autant  mieux  accueillis 
que  la  hausse  se  produisait  plus  rapidement. 

La  loi  du  16  octobre  1915  permit  tout  d'abord  à  l'État  de  pro- 
céder à  des  opérations  de  vente  et  d'achat  de  blé  pour  assurer 
le  ravitaillement  de  la  population  civile.  Ce  texte  prévoyait  les 
réquisitions  imposées  aux  producteurs  comme  aux  détenteurs 
de  blé,  et  fixait  à  30  francs  le  prix  maximum  alloué,  par  quintal, 
aux  propriétaires  des  grains  réquisitionnés.  En  même  temps,  le 
droit  de  douane,  supprimé  en  1914,  était  rétabli.  Dès  lors,  le 
prix  de  revient  du  blé  majoré  de  7  fij&ncs  par  100  kilos  rendait 
toute  opération  impossible  pour  les  particuliers  qui  ne  pou- 
vaient pas  utiliser  les  réquisitions  à  leur  profit.  L'État  se  trou- 
vait ainsi  investi  de  tous  les  pouvoirs  nécessaires  pour  monopo- 
liser, en  fait,  le  commerce  du  froment  tant  à  l'intérieur  qu'à 
l'extérieur.  Quant  à  l'agriculteur,  il  était  bel  et  bien. contraint 
de  céder  son  grain  à  30  francs  par  quintal,  alors  que  le  prix 
normal  se  fût  élevé  pour  lui  à  3.5  ou  36  francs  ssus  le  régime 
de  la  liberté  du  commerce!  Enfin,  la  farine  était  également 
taxée. 

A  ce  moment,  un  partisan  enthousiaste  de  la  taxation  disait 
dudacieusement  : 

((  Le  consommateur  qui  paie  toujours  son  pain  4o  centimes 
le  kilo  constate  que,  dans  la  crise  générale  de  la  vie  chère, 
l'élément  essentiel  de  son  alimentation,  la  base  de  la  nourriture 
de  la  famille  française,  est  demeuré  invariablement  accessible 
aux  petites  bourses  et  aux  familles  nombreuses.  » 


922 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


En  réalité,  la  taxation  imposait  à  tous  les  producteurs  de 
blé  un  sacrifice  de  5  à  6  francs  par  quintal,  puisqu'ils  se  trou- 
vaient contraints  de  céder  leur  grain  à  30  francs  au  lieu  de  le 
vendre  35  ou  36  francs,  et,  d'autre  part,  en  achetant  du  blé  au 
dehors  à  38  ou  40  francs  pour  le  vendre  30  francs  seulement, 
l'Élat  faisait  une  opération  commerciale  désastreuse  dont  la 
perte  était  naturellement  subie  par  le  contribuable!  Sans  doute, 
le  consommateur  bénéficiait  d'une  réduction  de  dépense,  mais 
il  en  supportait  partiellement  les  conséquences  sous  forme 
d'impôt,  et  il  forçait  le  cultivateur  à  subir  une  véritable 
confiscation. 

Est-il  besoin  de  dire  que  les  producteurs  de  blé  accueillirent 
avec  la  plus  vive  irritation  une  mesure  qui  réduisait  leurs 
recettes  au  moment  où  leurs  dépenses  augmentaient?  Nous 
avons  constaté  partout,  au  cours  de  nos  voyages,  le  fâcheux 
effet  moral  de  la  taxation  imposée  aux  agriculteurs.  Une  consé- 
quence déplorable  de  l'intervention  arbitraire  du  législateur  fut 
bientôt  constatée.  Les  autres  grains,  et  notamment  l'avoine, 
n'ayant  pas  été  taxés  au  même  moment,  leur  cours  s'éleva 
rapidement  et  dépassa  même  très  largement  celui  du  blé.  Les 
agriculteurs  avaient  dès  lors  intérêt  à  vendre  l'avoine  ou  l'orge 
et  à  faire  consommer  le  blé  par  leurs  animaux  de  ferme.  Cette 
substitution  fut,  en  effet,  opérée,  et  nous  avons  vu  sur  la  place 
du  marché  de  X...,  à  100  kilomètres  de  Paris,  les  musettes  d<3s 
chevaux  pleines  de  blé!  Bien  entendu,  les  quantités  de  froment 
ainsi  consommées  par  le  bétail  devaient  être  remplacées,  et 
l'État  se  voyait  forcé  d'acheter  fort  cher  à  l'étranger  lé  poids  de 
grains  que  le  cultivateur  donnait  aux  animaux  au  lieu  de  lo 
porter  au  moulin  pour  servira  la  fabrication  de  la  farine  et  du 
pain.  La  perte  subie  de  ce  fait,  s'est  trouvée  aggravée  par  les 
dépenses  de  transport  depuis  le  lieu  de  débarquement  jusqu'au 
point  où  le  blé  devait  être  amené,  moulu  et  consommé  sous 
forme  de  pain.  Enfin,  une  autre  conséquence  de  la  taxation 
arbitraire  du  blé  ne  tarda  pas  à  être  connue.  Comme  il  est  tou- 
jours plus  facile  de  produire  de  l'avoine  et  de  l'orge  que  du  blé, 
comme  ces  deux  premières  espèces  de  grains  sont  semées 
notamment  au  printemps,  on  a  constaté  que  les  agriculteurs 
réduisaient  les  surfaces  consacrées  aux  blés  d'automne  pour 
augmenter  l'étendue  des  champs  réservés  aux  autres  céréales. 
D'ordinaire  cette  pratique  se  trouve  en  opposition  avec  Tinté- 


LA    SITUATION    AGRICOLE    EN    FRANGE.^  923 

rêt  du  producteur  parce  que  le  produit  en  argent  d'une  récolte 
de  blé  est  largement  supérieur  à  celui  de  la  récolte  d'orge  et 
d'avoine  sur  la  même  terre;  mais  la  taxation  ayant  désormais 
bouleversé  l'ordre  normal  des  choses  et  déprécié  le  froment 
pendant  que  les  autres  grains  montaient  de  prix,  il  devenait  au 
contraire  avantageux  d'augmenter  la  production  des  céréales 
communes  en  réduisant  d'autant  celle  du  froment. 

On  pourrait  dire,  il  est  rrai,  que  nous  raisonnons  sur  des 
((  espèces,  »  c'est-à-dire  en  généralisant  abusivement.  En  réa- 
lité, les  faits  que  nous  signalons  et  les  craintes  que  nous 
exprimons  se  trouvent  exactement  confirmés  et  justifiés  par  le 
ministre  de  l'Agriculture  lui-même.  Dans  un  rapport  daté  de 
mars  1916  et  adressé  au  Président  de  la  République,  l'honorable 
M.  Méline  insiste  sur  les  dangers  de  la  taxation  en  demandant 
que  le  prix  maximum  du  blé  soit  porté  de  30  à  33  francs  par 
quintal  quand  le  Ministère  de  la  Guerre  fera  des  achats  par  voie 
de  réquisitions  à  l'intérieur  du  pays.  Voici  comment  il 
s'exprime  : 

«...  Il  est  du  plus  haut  intérêt  pour  l'alimentation  publique 
et  celle  de  l'armée,  aussi  bien  que  pour  le  bon  état  de  nos 
finances,  d'intensifier  la  production  du  blé  qui  est  le  produit 
français  par  excellence.  11  devient  d'autant  plus  précieux  que 
les  cours  du  blé  étranger  ne  cessent  pas  de  s'élever  et  la 
hausse  ne  fera  que  s'aggraver.  Chaque  quintal  de  blé  étranger 
introduit  en  France  fait  perdre  iO  francs  au  Trésor  et  augmente 
la  crise  du  change. 

((  Nos  agriculteurs  ne  se  refusent  pas  à  faire  le  maximum 
d'eiîorts  pour  diminuer  le  déficit  en  se  concentrant  sur  la  pro- 
duction du  blé,  mais  ils  sont  découragés  par  le  prix  fixe  et 
immuable  de  30  francs  qui  leur  a  été  imposé  au  début  de  la 
guerre,  et  qui  était  déjà  insuffisant.  » 

Depuis  l'automne  dernier,  il  l'est  devenu  bien  davantage,  los 
frais  de  production  et  les  difficultés  de  culture  n'ayant  pas  cessé 
de  s'accroître.  Ainsi,  le  ministre  constate  précisément  que  les 
conditions  de  la  production  ont  changé,  et  ses  conclusions 
confirment  les  nôtres. 

Voici  maintenant  le  passage  relatif  aux  conséquences 
fâcheuses  de  la  taxation. 

«  L'enquête  récente  publiée  par  le  ministère  établit  que  la 
surface  cultivée  en  blé  a  été,  eu  l'Jlo,  inférieure  de  475000  hec- 


924  BEVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

tares  à  celle  de  1914.  Il  esl  indispensable  de  s'arrêter  sur  cette 
pente  pour  l'anne'e  1916,  et  la  première  précaution  à  prendre 
doit  s'appliquer  aux  ensemencemens  du  printemps  qui  com- 
mencent en  ce  moment. 

((  Nos  agriculteurs  livre's  à  eux-mêmes  choisiront  naturel- 
lement les  céréales  qui  leur  coûtent  le  moins  ctier  à  produire  et 
qui  rapportent  le  plus,  et  ils  donneront  la  préférence  à  l'avoine 
et  à  l'orge  dont  les  cours  n'ont  pas  cessé  de  monter.  » 

La  conclusion  logique  de  cette  argumentation  devait  être  la 
suppression  de  toute  taxe,  jointe  à  la  liberté  du  commerce  des 
grains,  mais  l'honorable  ministre  de  l'Agriculture  se  borne  à 
demander  que  la  taxe  soit  relevée  à  33  francs  pour  les  achats  de 
l'Intendance,  et  pour  les  blés  de  printemps  seulement. 

Il  est  aisé  de  comprendre  que  cette  mesure  sanctionnée  par 
le  décret  du  14  mars  1916  devait  être  inopérante.  Le  relève- 
ment de  la  taxe  ne  s'appliquant  qu'aux  achats  de  la  Guerre,  sa 
portée  restait  médiocre,  et  il  était,  d'autre  part,  singulièrement 
difficile  de  distinguer  les  blés  de  printemps  des  autres  blés,  une 
fois  la  moisson  faite  I 

Ce  que  nous  devons  retenir  seulement  du  rapport  officiel, 
c'est  la  preuve  solidement  établie  des  conséquences  redou- 
tables de  la  taxation  du  blé.  Le  u  découragement  »  du  produc- 
teur est  notamment  signalé  d'une  façon  officielle. 

Chose  étrange,  au  lieu  de  supprimer  la  taxe  du  froment,  le 
législateur  décida,  au  contraire,  qu'il  y  avait  lieu  de  taxer  désor- 
mais les  grains  tels  que  l'orge,  l'avoine,  le  seigle,  et  même  les 
résidus  industriels  de  mouture,  c'est-à-dire  le  son  et  les  issues  I 
Tel  fut  l'objet  de  la  loi  récente  du  17  avril  1916.  Bien  mieux, 
un  autre  texte,  celui  du  20  avril  de  la  même  ann-ée^  autorisa  la 
taxation,  soit  par  décret,  soit  par  arrêtés  préfectoraux,  des 
pommes  de  terre,  du  lait,  et  des  légumes  secs.  Enfin,  la  loi  du 
30  octobre  dernier  permet  de  fixer  arbitrairement  le  prix  des 
beurres  et  des  fromages,  tout  en  autorisant,  il  est  vrai,  la 
taxation  des  tourteaux  destinés  au  bétail  et  que  l'agriculteur 
achète  tandis  qu'il  vendlQS  autres  produits. 

Il  est  clair  que  le  découragement  signalé  par  le  ministre  de 
l'Agriculture  est  devenu  plus  visible  et  plus  dangereux  que 
jamais.  La  loi  du  29  juillet  1916  a  bien  élevé  d'une  façon  gé- 
nérale à  33  francs  le  prix  de  réquisition  du  blé,  porté  récemment 
à  36  francs,  mais  le  producteur  sait  parfaitement  que  les  achats 


LA    SITUATION    AGRICOLE    EN    FRANCE.  925 

faits  à  l'étranger  par  l'État  sont  beaucoup  plus  onéreux  et  que 
le  vendeur  français  est  moins  bien  traité  que  le  vendeur  amé- 
ricain ou  argentin.  Ce  contraste  lui  paraît  inexplicable.  Il  se 
demande  pourquoi  la  taxe  réduit  le  montant  de  ses  recettes, 
non  seulement  quand  il  s'agit  des  grains,  mais  lorsqu'il  est 
question  de  lait,  de  beurre,  de  fromages,  de  légumes  secs;  il 
n'admet  pas  que  le  législateur  hésite  à  taxer  dès  lors  les  salaires 
des  ouvriers  agricoles,  le  fer  des  charrues,  et  tous  les  objets 
qui  sont  achetés  par  les  producteurs  ruraux. 

D'ailleurs  le  législateur  se  rend  compte  lui-même  de  la 
situation  faite  à  l'agriculteur  et  des  sentimens  qui  l'animent. 
On  a  proposé,  l'hiver  dernier,  d'accorder  à  tout  producteur  de 
blé  une  prime  de  3  francs  par  quintal,  et  une  autre  prime  de 
20  francs  par  hectare  ensemencé  au  delà  de  la  surface  consacrée 
à  la  culture  du  froment  en  1915.  Cette  prime  double  n'a  pas 
été  votée;  son  effet  sur  les  semailles  d'automne  a  donc  été  nul, 
et,  d'autre  part,  le  payement  de  ces  allocations  spéciales  ne 
pouvait  manquer  d'entraîner  des  vérifications,  des  enquêtes, 
des  lenteurs  et  des  déceptions  de  toutes  sortes  1 

Ainsi,. à  l'heure  où  il  conviendrait  de  stimuler  toutes  les 
énergies,  de  faire  appel  à  toutes  les  bonnes  volontés,  de  récom- 
penser tous  les  labeurs  utiles,  le  système  de  la  taxation  est  au 
contraire  généralisé,  il  décourage,  il  irrite,  il  refuse  aux  meil- 
leurs serviteurs  du  pays,  à  ceux  qui  le  nourrissent,  les  prix 
élevés  dont  bénéficient  pourtant  ceux  qui  vendent  à  ces  mêmes 
agriculteurs,  ou  leur  travail,  ou  leurs  produits  industriels. 

Certes  nous  n'approuvons  pas  le  système  du  maximum 
adopté  par  la  Convention  nationale,  mais  du  moins  nous  faut-il 
reconnaître  que  cette  Assemblée  avait  traité  les  agriculteurs 
avec  moins  de  partialité  et  de  rigueur,  car  elle  avait  taxé  les 
salaires  ruraux,  les  gages,  et  tous  les  produits  achetés  par  les 
«  laboureurs.  » 

Le  traitement  qui  leur  est  infligé  aujourd'hui  ne  saurait 
donc  manquer  de  produire  les  effets  déplorables,  déjà  constatés 
pourtant  sous  la  première  Révolution. 

Si  nos  taxes  actuelles  réussissent  à  réduire  les  prix  de  vente 
des  produits  agricoles  en  dépit  de  l'augmentation  des  dépenses 
de  l'agriculteur,  celui-ci  cessera  de  produire.  Ce  sont  les  quan- 
tités disponibles  qui  diminueront  parce  que  le  cultivateur 
découragé  n'aura  plus  ni  la  volonté,  ni  la  possibilité  d'accom- 


926  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plir  sa  tâche.  Avant  même  que  la  taxation  ne  produise  ces  effets 
désastreux,  la  lutte  commencera  entre  l'agriculteur  qui  défend 
ses  intérêts  légitimes  et  l'Etat  qui  prétend  lui  imposer  un  sacri- 
fice arbitraire.  Si  le  producteur  ne  porte  pas  ses  denrées  sur  le 
marché,  on  devra  lui  imposer  des  réquisitions,  des  visites  domi- 
ciliaires, lui  infliger  les  peines  prévues  par  les  textes  en 
vigueur  ou  par  d'autres  lois  dont  la  rigueur  devra  permettre 
de  triompher  de  ses  résistances! 

Est-ce  ainsi  que  l'on  espère  obtenir  ce  concert  de  bonnes 
volontés,  cette  ardeur  au  travail  que  rien  ne  saurait  remplacer? 

Déjà  les  mêmes  moyens  ont  été  employés  autrefois,  et  voici 
comment  un  Conventionnel  les  appréciait  :  <(  Je  ne  parle  pas, 
disait-il,  de  la  tyrannie  de  ce  moyen,  —  la  réquisition,  —  mais 
je  vous  prie  de  considérer  son  insuffisance.  Il  n'y  a  rien  de  si 
difficile  que  de  forcer  un  homme  à  se  ruiner;  s'il  y  a  quelque 
expédient  secret  pour  l'éviter,  soyez  sûrs  qu'il  le  découvrira. 
L'intérêt  privé  est  toujours  plus  habile  que  les  lois  prohibitives 
ne  furent  rigoureuses.  Recourez  aux  confiscations,  vous  serez 
odieux  et  mieux  trompés,  voilà  tout.  » 

Peut-on,  d'ailleurs,  réquisitionner,  emmagasiner  et  répartir 
des  denrées  périssables?  Evidemment  nonl  Déjà  le  problème 
est  fort  difficile  à  résoudre  pour  le  blé,  et  l'Etat  a  trouvé  plus 
simple  d'immobiliser  des  stocks  dans  les  greniers  du  cultivateur. 
Mais  pour  les  pommes  de  terre,  qui  se  corrompent  aisément,  la 
question  devient  à  peu  près  impossible  à  résoudre. 

A  propos  du  beurre  qui  s'altère,  d'un  jour  à  l'autre,  com- 
ment ferait-on?  C'est  la  question  que  posait  dernièrement  au 
ministre  de  l'Intérieur  M.  le  comte  de  Saint-Quentin,  et  ce  der- 
nier avait  raison  de  dire  : 

a  Vous  réquisitionnerez,  vous  aurez  des  stocks  de  beurre  et 
de  fromages!  Comment  les  répartirez-vous?...  Il  faut  voir  où  ce 
système  va  nous  mener.  La  réquisition,  la  répartition,  qu'est-ce 
que  cela?...  C'est  le  rationnement...  » 

Ce  n'est  pas  seulement  le  rationnement  (qui  suppose  l'exis- 
tence préalable  d'une  ration),  c'est  l'anéantissement  de  la 
production,  car  la  taxation  complétée  par  la  réquisition,  c'est-à- 
dire  imposée  par  la  violence,  a  pour  conséquence  fatale 
l'inertie  du  cultivateur,  sa  mauvaise  volonté,  et  l'abandon 
même  de  la  terre. 

Les  difficultés  de  la  taxation  sont  d'ailleurs  démontrées  dès 


LA    SITUATION    AGRICOLE    EN    FRANCE.-  927 

à  présent  par  l'expérience.  Les  prix  fixés  arbitrairement  ne  peu- 
vent jamais  représenter  que  des  moyennes,  et  c'est  alors  la 
dernière  qualité  de  la  marchandise  qui  est  vendue  au  tarif 
fixé,  les  autres  qualités  devenant  introuvables  ou  s'échangeant 
de  gré  à  gré  —  en  marge  de  la  taxe  —  au  prix  normal.  Nous 
avons  relevé  nous-même  un  exemple  curieux  de  ces  pratiques. 
A  X...,  dans  un  département  du  bassin  de  la  Loire,  l'autorité 
avait  taxé  les  pommes  de  terre.  Celles-ci  étaient  bien  vendues 
à  ce  taux,  mais  il  s'agissait  de  tubercules  petits,  de  qualité  mé- 
diocre, provenant  de  tris  faits  par  les  producteurs  qui  trou- 
vaient ainsi  le  moyen  d'écouler  à,  un  bon  prix  des  pommes  de 
terre  de  conservation  impossible. 

Si  la  taxe  est  plus  élevée  dans  une  région  que  dans  l'autre, 
les  marchandises  sont  aussitôt  expédiées  là  où  leur  prix  est 
plus  avantageux  pour  les  vendeurs,  et  la  disette  sévit  ailleurs. 

C'est  ce  qui  vient  d'être  observé  à  Paris,  quand  le  beurre  fut 
taxé  au-dessous  des  cours  pratiqués  en  province.  Les  expédi- 
teurs se  gardèrent  bien  d'envoyer  aux  Halles  les  marchandises 
taxées  à  plus  haut  prix  sur  d'autres  marchés,  et  les  arrivages 
constatés  "à  Paris  diminuèrent  dans  de  fortes  proportions.  En 
même  temps,  les  beurres  inférieurs  furent  vendus  au  prix  de  la 
taxe,  c'est-à-dire  a  un  prix  maximum  devenu  un  prix  unique 
par  suite  de  la  rareté  de  la  marchandise  et  de  l'activité  de  la 
demande.  Sous  la  pression  de  la  nécessité,  la  taxe  des  beurres 
a  été  abolie,  et,  à  Paris  comme  en  province,  on  a  vu 
augmenter  les  arrivages  pendant  que  les  prix  s'abaissaient  au 
lieu  de  s'élever  1 

Enfin,  la  taxe  ne  saurait  rester  fixe  alors  que  tous  les  élé- 
niens  des  prix  de  revient  agricoles  varient  sans  cesse,  et  notam- 
ment ces  frais  augmentent  parce  que  les  difficultés  de  la  pro- 
duction sont  toujours  plus  grandes. 

Si  l'expérience  du  passé  pouvait  éclairer  le  législateur 
de  1917,  il  méditerait  les  sages  paroles  d'un  Conventionnel, 
Ducos,  qui  disait  déjà  en  1793  : 

«  Je  parlerai  tout  d'abord  de  la  difficulté  d'établir  un  i.rix 
avec  quelque  raison  et  quelque  équité... 

((  Sans  doute,  en  fixant  le  prix  des  grains,  vous  voulez  faire 
entrer  dans  ce  prix,  comme  données  nécessaires,  les  avances  de 
la  semence,  celles  de  la  culture,  l'achat  des  bestiaux,  des 
instrumens  aratoires,  des  transports,  le  prix  du  travail,  euiin 


928  REVUE  DES  DEUX  MONDES.i 

du  laboureur  et  du  fermier  ;  car,  pour  vous  faire  vivre,  il  faut 
bien  qu'ils  puissent  vivre  eux-mêmes...  Si  la  fixation  du  prix 
(les  grains  n'était  pas  en  proportion  avec  la  cherté  des  autres 
comestibles,  avec  les  avances  de  la  culture,  avec  le  salaire  des 
manouvriers ,  le  cultivateur,  ne  tirant  alors  aucun  produit  de 
l exploitation  de  son  champ,  cesserait  de  cultiver,  la  plus  grande 
partie  des  terres  serait  en  friche  l'année  prochaine,  et  le  peuple 
înourrait  de  faim . . . 

«  J'ai  dit  que  la  taxe,  pour  être  équitable,  devrait  être  en 
proportion  avec  une  foule  d'avances,  de  frais,  de  salaires  dont  le 
prix,  variant  sans  cesse,  devrait  faire  varier  aussi  chaque  jour 
celui  de  la  taxe;  et  j'ajoute  que  le  commerce,  et  le  commerce 
libre,  peut  seul  suivre  tous  les  degrés  de  ces  variations... 

«  Pour  labourer,  il  faut  des  bœufs  ou  des  chevaux.  Eh  bien  I 
un  cheval  qui  coûtait  300  livres  il  y  a  trois  ans,  coûte  aujour- 
d'hui 1  200  ou  même  1  500  livres.  Votre  taxe  suivra-t-elle  cette 
effrayante  progression  ? 

«  Si  l'on  proposait  au  cordonnier  de  taxer  les  souliers 
à  6  livres,  il  répondrait  :  «  Le  prix  du  cuir  a  doublé;  les  jour- 
«  nées  de  mes  ouvriers  étaient  de  50  sous,  il  y  a  quelques 
«  années;  elles  sont  à  4  livres  aujourd'hui.  Je  ne  puis  faire  des 
«  souliers  qu'à  12  livres.  Payez-les  à  ce  prix  ou  je  renonce  à 
«  mon  métier.  » 

u  Le  cultivateur  peut  dire  à  son  tour  :  «  Taxez  à  une  pro- 
«  portion  raisonnable  tous  les  comestibles,  tous  les  objets  prin- 
ce cipaux  d'industrie,  toutes  les  avances  et  lous  les  travaux,  ou 
«  ne  taxez  point  le  produit  de  mon  travail  I...  » 

On  répond,  il  est  vrai,  à  tous  ces  argumens  que  la  taxe  sera 
établie  pour  tous  les  produits  agricoles  en  tenant  compte  du 
-prix  de  revient  et  d'un  bénéfice  raisonnable  I  Dernièrement, 
c'est  en  utilisant  la  méthode  des  prix  de  revient  que  les  préfets 
ont  été  invités  à  taxer  le  lait  et  les  dérivés  du  lait,  tels  que  les 
beurres  ou  les  fromages  I 

Mais  cette  méthode  ne  tient  pas  compte  des  variations  du 
coût  de  production,  variations  incessantes  que  la  taxe  ne  peut 
pas  suivre,  et,  en  outre,  le  calcul  des  prix  de  revient  précis  est 
impossible,  parce  qu'il  devrait  varier  avec  chaque  ferme,  avec 
chaque  saison,  avec  chaque  cultivateur.  Les  prix  calculés  par 
les  commissions  préfectorales  sont  donc  inexacts,  trop  forts  ici 
9t  insuffisans  ailleurs.  Les  poursuites  intentées  contre  des  lai- 


LA    SITUATION    AGRICOLE    EN    FRANCE.  929 

tiers  ont  pour  résultat  de  rendre  le  lait  plus  rare  et  de  forcer 
maint  producteur  à  vendre  ses  vaches  pour  ne  pas  être  expose 
à  des  amendes,  voire  à  des  condamnations  plus  graves, 
s'il  ne  veut  pas  voir  ses  recettes  tomber  au-dessous  de  ses 
dépenses.  Et  c'est  encore  Ducos  qui  disait  très  justement  à  ce 
propos  : 

«  Comme  la  proportion  entre  les  prix  et  les  dépenses  s'éta- 
blira bien  mieux  par  la  force  des  choses  que  par  tous  vos 
calculs,  comme  les  échanges  sociaux  sont  toujours  justes  quand 
ils  sont  libres,  parce  qu'ils  sont  l'ouvrage  des  intérêts  respectifs 
et  le  résultat  de  leurs  conventions,  tandis  que  ce  qui  est  forcé 
est  souvent  injuste  parce  que  le  législateur  ne  voit  pas  tout, 
comme  l'intérêt  privé  n'oublie  rien,  il  en  résulte  qu'il  vaut 
mieux  ne  pas  établir  de  taxe...  » 

Qu'est-ce,  en  outre,  que  ce  bénéfice  raisonnable  dont  les  cir- 
culaires ministérielles  ou  les  commissions  locales  parlent 
aujourd'hui?  S'agit-il  d'un  profit  de  5  pour  100, de  10  pour  100, 
en  admettant  qu'il  soit  possible  de  calculer  le  montant  des 
capitaux  engagés?  Le  mot  «  raisonnable  »  est  assez  vague  pour 
autoriser  d'avance  les  actes  les  plus  arbitraires,  sous  prétexte 
qu'il  faut  protéger  les  intérêts  de  l'acheteur.  En  fait,  le  profit 
raisonnable  est  celui  qui  résulte  de  la  concurrence  des  produc- 
teurs et  de  l'activité  variable  de  la  demande  combinée  avec 
l'abondance  non  moins  variable  des  offres. 

Gomment  ne  voit-on  pas  que  l'intérêt  du  public  n'est  pas 
sacrifié  à  l'avidité  du  cultivateur  aujourd'hui  plus  qu'hier?  Si 
les  conditions  nouvelles  de  la  production  nous  forcent  à  subir 
la  hausse  des  prix,  cette  hausse  n'est-elle  pas  moins  dangereuse 
qtie  la  disette  provoquée  par  le  découragement  de  l'agri- 
culteur? 

Il  n'est  pas  question  d'ailleurs  d'oublier  les  souffrances 
réelles  infligées  par  l'élévation  des  prix  à  tous  les  pauvres  dont 
les  ressources  ou  les  revenus  fixes  ne  sont  pas  en  rapport  avec 
le  cours  des  denrées  de  première  nécessité. 

C'est  un  devoir  que  de  songer  aux  malheureux,  mais  il 
importe  d'en  préciser  le  nombre  pour  montrer  que  l'État 
peut  les  secourir  sans  anéantir  la  production  en  taxant  le 
cultivateur. 

Voici  ce  que  l'on  peut  dire  à  ce  sujet. 

TOME  XL.  —  1017.  50 


930  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


LA    HAUSSE    DES    PRIX    ET   LE    SORT   DES   PAUVRES 

Nous  savons  fort  bien  qu'aux  yeux  des  partisans  de  la  taxa- 
tion, il  est  nécessaire  de  s'opposer  à  la  hausse  des  denrées  pour 
épargner  aux  pauvres  toutes  les  souffrances  qu'entraîne  la 
cherté  des  alimens.  Cette  préoccupation  généreuse  fait  honneur 
à  de  bons  Français,  mais  il  s'agit,  en  fait,  de  savoir  si  l'on 
vient  réellement  au  secours  des  déshérités  en  multipliant  des 
taxes  qui  doivent  décourager  l'agriculteur  et  provoquer  la 
disette. 

Ne  serait-il  pas,  en  vérité,  plus  expédient  et  plus  sage,  ne 
serait-il  pas  moins  coûteux  de  secourir  les* pauvres  avec  discer- 
nement plutôt  que  de  ruiner  tout  le  monde  et  de  réduire  la 
production  agricole  au  moment  où  nous  avons  précisément 
besoin  de  l'assurer,  sinon  de  la  développer?  Tout  est  là. 

Nous  pensons  qu'on  exagère  trop  volontiers  le  nombre  des 
personnes  que  la  taxation  doit  protéger  contre  la  misère. 
Quelques  renseignemens  précis  à  cet  égard  sont  donc  indispen- 
sables, et  nous  montrerons  du  même  coup  que  les  dépenses  à 
prévoir  pour  secourir  les  plus  pauvres  ne  sont  pas  aussi  consi- 
dérables qu'on  pourrait  le  supposer  et  qu'on  le  croit  effecti- 
vement. 

Une  première  remarque  s'impose.  La  plupart  des  agricul- 
teurs ne  sont  pas  le  moins  du  monde  protégés  par  la  taxation 
des  denrées  alimentaires,  bien  au  contraire,  et  le  sacrifice  qu'ils 
subissent  est  largement  supérieur  à  celui  qu'on  leur  épargne. 

Gomme  le  cultivateur  produit,  en  effet,  non  pas  toutes  les 
denrées,  mais  la  plupart  des  denrées  qu'il  consomme,  la  cherté 
ne  lui  cause  aucune  gêne  intolérable.  En  lui  permettant  de 
réaliser  des  profits  normaux  correspondant  aux  recettes  basées 
sur  des  prix  librement  débattus,  on  améliore  même  sa  situation, 
bien  loin  de  la  rendre  plus  douloureuse  ou  plus  misérable.  C'est 
l'évidence  même. 

Les  salariés  de  l'agriculture  constituent,  d'autre  part,  deux 
groupes  distincts,  celui  des  domestiques  nourris,  logés  à  la 
ferme,  et  celui  des  journaliers  qui  ne  prennent  généralement 
qu'un  repas  à  l'exploitation  rurale.  Visiblement,  le  premier 
groupe  ne  souffre  nullement  de  la  cherté  des  vivres,  pas  plus 
que  tous  les  domestiques  qu^Is  qu'ils  soient,  et  le  second   ne 


LA    SITUATION    AGRICOLE    EN    FRANGE.  931 

supporte  que  partiellement  les  conséquences  pénibles  de  la 
hausse.  D'ailleurs,  pour  les  journaliers  des  deux  sexes  comme 
pour  les  domestiques,  l'augmentation  considérable  du  prix  de  la 
main-d'œuvre  compense  —  et  fort  souvent  au  delà  —  l'élévation 
du  cours  des  denrées  alimentaires,  surtout  à  la  campagne,  où 
les  familles  d'ouvriers  ruraux  possèdent  un  jardin  et  profitent 
de  sa  culture.  Un  très  grand  nombre  de  journaliers  sont  même 
propriétaires,  et  non  pas  seulement  locataires  d'une  certaine 
étendue  de  terre. 

En  un  mot,  le  groupe  agricole  dans  notre  pays  ne  saurait 
être  intéressé  au  maintien  ou  à  l'établissement  des  taxes. 

Or,  la  population  agricole  —  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec 
la  population  rurale  —  représente  environ  45  pour  100  de  la 
population  totale  de  la  France.  Ce  chiffre  doit  être  retenu;  il  est 
assurément  instructif  et  suggestif  au  point  de  vue  qui  nous 
intéresse. 

On  nous  accordera  que  dans  les  autres  groupes  sociaux, 
parmi  les  industriels,  les  commerçans,  les  fonctionnaires,  les 
personnes  exerçant  des  professions  libérales,  le  nombre  des 
nécessiteux-  est  fort  restreint.  A  cette  heure,  cependant,  les  plus 
riches  comme  les  plus  pauvres  profitent  de  la  taxation,  et 
notamment  ils  bénéficient  des  dépenses  énormes  faites  par 
l'Etat  pour  acheter  à  l'étranger  des  denrées  alimentaires  qu'il 
revend  à  perte,  de  façon  à  ne  pas  élever  les  prix.  Nos  seuls 
achats  de  blé  ont  occasionné  des  sacrifices  se  chiffrant  par  des 
centaines  de  millions.  Quelques  indications  précises  nous  ont 
été  fournies,  à  cet  égard,  par  des  documens  officiels. 

Les  salariés  du  commerce,  de  l'industrie, des  transports,  etc., 
sont  à  coup  sur  intéressaos,  mais  les  statistiques  relatives  au 
chômage  nous  rassurent  encore,  et,  de  plus,  nous  savons  très 
exactement  que  les  salaires  se  sont  élevés  avec  une  extrême 
rapidité  depuis  dix-huit  mois  ou  deux  ans.  Nous  avons  recueilli 
nous-même,  en  province,  des  informations  nombreuses  se  rap. 
portant  spécialement  aux  salaires  féminins.  Dans  les  usines,  les 
manufactures,  les  ateliers,  les  salaires  ont  au  moins  doublé.  A 
ce^  salaires  s'ajoutent  pour  les  femmes  de  très  nombreuses 
allocations  distribuées  —  c'est  l'opinion  générale  —  avec  une 
générosité  excessive. 

Enfin,  les  institutions  de  «  secours  aux  pauvres  »  n'ont  pas 
cessé  de  fonctionner  et  la  solidarité  sociale,  à  titre  public  ou 


932 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


privé,  vient  encore  protéger  bien  des  déshe'rités  contre  la  misère 
provoquée  par  la  cherté.  Il  y  a  lieu  de  ne  pas  oublier  cela  et  de 
souhaiter  que  toutes  les  œuvres  de  ce  genre  multiplient  leurs 
services  au  lieu  de  les  restreindre.  Il  n'est  pas  question  d'aban- 
donner à  leur  sort,  ce  qui  serait  cruel,  des  femmes  chargées  de 
famille,  des  veuves  momentanément  sans  emploi,  des  enfans 
orphelins  ou  des  vieillards.  Nous  pensons  seulement  que  la 
tâche  de  l'Etat  ou  de  la  bienfaisance  privée  pourrait  utilement 
consister  à  secourir  les  malheureux,  au  lieu  d'abaisser  par  des 
taxes  le  prix  des  denrées  qu'achètent  les  riches  et  les  gens  aisés 
aussi  bien  que  les  plus  pauvres.  Les  sacrifices  imposés  aux  agri- 
culteurs et  ceux  que  l'Etat  supporte  en  vendant  à  perte 
profitent  ainsi  a  des  personnes  dont  la  situation  ne  justifie  en 
rien  de  pareilles  largesses.  En  accordant  des  secours  aux  pauvres, 
aux  vrais  pauvres,  et  à  eux  seuls,  on  n'aurait  pas  à  déplorer  les 
conséquences  de  la  taxation,  tout  en  soulageant  les  misères 
réellesl  C'est  exactement  ce  que  disaient  les  Conventionnels 
effrayés  à  la  fois  des  dépenses  énormes  du  Trésor  et  des  consé- 
quences du  maximum.  Richaud  disait  à  ce  propos  :  «  Craignez 
de  détourner  les  capitaux  de  l'Agriculture  par  le  maximum  qui 
la  ruine...  Il  n'en  a  pas  moins  coûté  à  la  République  lorsqu'il  a 
fallu  tirer  du  dehors  des  subsistances  de  toute  espèce  qui 
coûtaient  fort  cher  et  qu'on  vendait  dans  l'intérieur  au  maxi- 
mum, et  le  riche  comme  le  pauvre  profitait  des  pertes  énormes 
que  faisait  le  gouvernement  à  ce  commerce  ruineux.  Dans  le 
nouveau  système  (suppression  du  maximum),  il  n'y  aura  au 
moins  de  sacrifices  à  faire  que  pour  les  troupes  et  de  secours  à 
donner  quaux  indigens.  » 

Ces  réflexions  n'ont  rien  perdu  de    leur  sagesse  et  de  leur 
actualité.  Elles  semblent  écrites  d'hier! 


CONCLUSION 


Il  ressort  clairement  des  observations  faites  dans  nos  cam- 
pagnes que  le  système  de  la  taxation,  sans  cesse  aggravé  par 
des  applications  nouvelles,  tend  à  décourager  l'agriculteur,  à 
réduire  la  production,  et  à  nous  forcer  de  multiplier  nos  achats 
a  l'étranger,  achats  ruineux  puisque  l'Etat  vend  à  perte  et 
contribue  à  provoquer  la  hausse  sur  les  marchés  neutres.  Au 
lieu  de  stimuler  toutes  les  énergies  et  de  récompenser  tous  les 


LA    SITUATION    AGRICOLE    EN    FRANCE.  933 

efforts  en  vue  de  rendre  notre  production  plus  abondante,  le 
système  du  maximum,  inauguré  de  nouveau  en  France,  para- 
lyse les  bonnes  volontés  et  brise  le  ressort  de  l'intérêt  per- 
sonnel. Cet  intérêt  personnel,  ce  désir  du  gain  légitime  corres- 
pondant, aujourd'hui,  à  des  eiïorts  extraordinaires,  est  pourtant 
seul  capable  de  déterminer  des  actes,  partout,  au  même  moment, 
sans  violences  et  sans  menaces.  Quelle  est  la  loi  qui  peut  exercer 
une  pareille  action  et  rallier  sans  difficulté  toutes  les  opinions? 

Il  y  a  plus.  Sous  l'étreinte  de  la  nécessité  représentée  par 
la  cherté,  la  production  peut  être  accrue  en  obligeant  partout 
les  moins  fortunés  à  travailler  pour  se  procurer  les  alimens 
dont  ils  ont  besoin. 

Il  n'est  pas  de  commune  rurale  qui  ne  puisse  mettre  à  la 
disposition  des  artisans,  des  journaliers  agricoles  ou  industriels, 
des  familles  nombreuses,  une  dizaine  d'hectares  prélevés  sur 
des  terres  communales,  sur  des  domaines  ruraux  dont  quelques 
parties,  sans  être  réellement  délaissées,  sont  soumises  cepen- 
dant au  système  de  la  jachère  ou  de  la  dépaissance.  En  met- 
tant ces  parcelles  à  la  disposition  de  ceux  qui  voudraient  les 
cultiver,  on  augmenterait  comme  par  miracle,  sous  la  seule 
pression  du  besoin  et  de  l'intérêt  personnel,  nos  ressources  en 
pommes  de  terre,  en  légumes  verts  ou  secs,  sans  compter  les 
grains  eux-mêmes  dont  quelques  ares  ensemencés  peuvent 
porter  une  récolte  capable  de  nourrir  toute  une  famille  pen- 
dant un  an.  Pour  cela,  la  réquisition  est  inutile  ;  il  suffît  d'in- 
demniser les  propriétaires  après  entente  amiable,  et  de  se 
confier  aux  suggestions  de  l'intérêt  personnel.  Ceux  qui  ont 
besoin  d'augmenter  leurs  ressources  n'hésiteront  pas  à  travailler 
dans  ce   dessein. 

A  un  autre  point  de  vue,  au  point  de  vue  des  économies  à 
réaliser,  le  système  de  la  taxation  n'est  pas  moins  critiquable, 
car  il  supprime  l'effort  nécessaire.  Bien  entendu,  nous  ne 
songeons  pas  à  rationner  le  pauvre  en  réduisant  la  quantité  des 
alimens  qu'il  serait  capable  d'acheter;  mais  nous  songeons  à 
ces  substitutions  d'alimens  qui  correspondent  à  de  véritables 
économies  et  à  une  meilleure  utilisation  des  ressources  dispo- 
nibles. Nous  avons  prouvé,  —  croyons-nous,  —  que  ces  res- 
sources, par  tête  d'habitant,  étaient  encore  supérieures  aujour- 
d'hui à  celles  dont  disposaient  nos  pères  il  y  a  soixante  ans, 
quand  on  tient  compte  de  la  production  nationale. 


934  REVUE    DES    DEUX    MONDES.; 

Pourquoi  notre  population  civile  ne  se  contente-t-elle  pas, 
en  ces  heures  de  crise,  du  bien-être  matériel  qui  paraissait  suf- 
fisant à  la  génération  précédente?  Pourquoi  ses  exigences 
actuelles  sont-elles  considérées  comm-e  légitimes,  et  pourquoi 
la  consommation  ne  prend-elle  pas,  —  au  point  de  vue  de  la 
qualité,  —  le  caractère  de  celle  que  l'on  acceptait  librement 
vers  18S0? 

C'est  qu'aujourd'hui  la  taxation  vient  abaisser  les  prix  et 
rend  dès  lors  possible  la  persistance  des  habitudes  prises  depuis 
quelques  années  seulement. 

On  prétend,  à  cette  heure,  qu'il  ne  faut  ni  mécontenter,  ni 
inquiéter  les  acheteurs  !  Mais  la  force  des  choses,  plus  puissante 
que  toutes  les  lois,  ne  va-t-elle  pas  contraindre  le  législateur  à 
renoncer  au  système  qu'il  a  momentanément  adopté?  Les 
sacrifices  imposés,  en  fait,  à  la  nation  tout  entière,  pour  abaisser 
artificiellement  le  prix  des  alimens,  ne  sauraient  être  indéfini- 
ment prolongés  et  accrus. 

Cependant  la  taxation  va  provoquer  la  réduction  de  la  pro- 
duction agricole  nationale,  et  les  pertes  imposées  à  l'Etat  com- 
merçant dépasseront  dès  lors  les  forces  contributives  du  pays 
en  épuisant  ses  ressources  financières. 

Eh  bien!  au  lieu  de  farder  la  vérité,  il  faut  la  révéler;  il 
faut  que  tout  le  monde  la  voie  en  face.  Il  faut  que  la  situation 
véritable  du  marché  soit  connue, et  que  la  cherté  même  récom- 
pense les  énergies' productives  pour  prévenir  un  désastre,  ou, 
du  moins,  pour  éviter  un  grand  danger. 

Nous  voyons  clairement  ce  danger.  Le  système  de  la  taxa- 
tion, de  la  réquisition  et  des  achats  de  l'Etat  l'a  créé.  C'est  ce 
système  qu'il  convient  d'abolir  avant  qu'il  ait  produit  toutes 
les  conséquences  dont  on  ne  saurait  trop  résolument  dénoncer 
la  gravité. 

D.    ZOLLA. 


REVUE  SCIENTIFIQUE 


LES  PLAIES   DE  GUERRE 


Quand  la  guerre  éclata,  les  générations  médicales  formées  depuis 
25  à  30  ans  ne  connaissaient  plus  guère  que  théoriquement  un  grand 
nombre  des  terribles  complications  des  plaies,  qui  avaient  empoi- 
sonné la  pratique  des  générations  précédentes.  La  plupart  des  méde- 
cins n'avaient  jamais  -voi  de  pourriture  d'hôpital,  de  pyohémie,  de 
gangrène  gazeuse.  Ils  n'avaient  que  bien  rarement  l'occasion  de  voir 
du  tétanos  ou  de  la  septicémie.  Toutes  ces  affections  constituaient  des 
maladies  d'ordre  «  paléontologique,  »  qu'on  me  permette  cette  ex- 
pression. Ils  ne  connaissaient  guère  ces  espèces  pathologiques  dis- 
parues que  théoriquement,  comme  ils  connaissaient  par  exemple  la 
peste  et  lebéri-béri,  ou  comme  le  biologiste  connaît  le  mammouth. 

Au  milieu  du  siècle  dernier,  le  grand  chirurgien  Nélaton  disait 
qu'il  faudrait  élever  une  statue  en  or  à  celui  qui  saurait  d<''barrasser  la 
chirurgie  —  alors  si  pleine  d'aléas  —  de  l'infection  purulente  et  des 
complications  septiques  des  plaies.  La  récompense  proposée  ne 
paraîtra  pas  excessive  si  l'on  songe  que,  par  suite  de  ces  complica- 
tions, tous  les  amputés  de  cuisse  de  l'hôpital  Saint-Louis  à  Paris,  sauf 
un,  avaient  succombé,  pendant  la  guerre  de  1870-71.  Ce  précédent 
est  d'autant  plus  caractéristique  que  l'amputation  de  cuisse  est  la 
plus  fréquemment  faite  des  amputations  en  chirurgie  de  guerre.  Le 
rêve  de  Nélaton  s'était  depuis  lors  réalisé.  Sous  l'influence  des  doc- 
trines de  Pasteur,  on  trouva  que  les  complications  infectieuses  des 
plaies  étaient  provoquées  par  des  germes  microscopiques.  Lister 
appliqua  l'antisepsie,  qui  arrête   le  développement  de  ces  germes, 


936  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mais  ne  s'imposa  pas  sans  lullos.  Un  jeune  chirurgien,  épris  du  pro- 
grès et  conquis  par  ce  qu'il  avait  vu  chez  Lister  à  Edimbourg,  Lucas- 
Championnière,  essaya  de  réaliser  saméthode  à  Paris.  Sans  relâche,  il 
lutta  pour  la  faire  connaître.  On  aura  une  idée  des  difficultés  qu'il 
eut  à  surmonter  en  se  rappelant  qu'un  professeur  de  la  Faculté  de 
Paris  —  d'ailleurs  bon  chirurgien,  quoique  misonéiste,  —  disait 
qu'on  devrait  poursuivre  en  cour  d'assises  cet  homme  assez  auda- 
cieux pour  tenter  la  cure  chirurgicale  des  hernies,  tant  était  grave 
alors,  sans  l'antisepsie,  toute  intervention  opératoire. 

Peu  à  peu  l'antisepsie  s'imposa.  Elle  régna  en  souveraine  maî- 
tresse en  chirurgie.  Puis,  sous  l'influence  des  recherches  scienti- 
fiques et  par  la  marche  du  progrès,  à  l'antisepsie  qui  emploie  des 
procédés  chimiques  —  non  sans  quelques  inconvénients  parfois,  — 
succéda,  grâce  à  Terrier  et  à  son  école,  l'asepsie,  qui  use  de  pro- 
cédés d'ordre  physique  et  mécanique  et  qui  se  borne  à  toucher  le 
moins  possible  aux  plaies  en  évitant  de  les  infecter,  qui  en  un  mot 
est  défensive  plutôt  qu'offensive. 

Dans  la  pratique  d'avant-guerre,  les  chirurgiens  vivaient  donc 
sur  la  doctrine  d'asepsie,  ne  soupçonnant  pas  que  la  guerre  nous 
ramènerait  à  foison  les  terribles  complications  des  plaies  qu'avaient 
connues  leurs  prédécesseurs.  Sans  doute  quelques  clairvoyans,  au 
premier  rang  desquels  se  trouvait  Lucas-Championnière,  n'oubliaient 
pas  que  si  l'ère  antiseptique  avait  quasi  fait  disparaître  ces  accidens 
anciens,  au  point  que  les  nouvelles  générations  médicales  ne  les 
connaissaient  plus,  il  était  à  prévoir  qu'elles  renaîtraient  avec  la 
guerre,  dont  chacun  sentait  l'imminence. 

Multa  renascentur  guœ  jam  cecidere. 

Mais  Champion  nière  n'était  pas  écouté. ..  ou  guère,  et  nous  vivions 
avant  1914.  dans  le  dogme  très  consolateur  —  trop  —  de  l'abstention 
au  point  de  vue  du  traitement  des  plaies  de  guerre.  On  pensait  et  on 
enseignait  qu'avec  la  ^itesse  considérable  des  nouveaux  projec  les, 
avec  leur  force  de  pénétration,  ceux-ci  seraient  en  quelque  sorte  asep- 
tiques et  que  la  chirurgie  de  guerre  serait  essentiellement  conserva- 
trice. La  chirurgie  mutilatrice,  disait-on,  a  vécu.  Cette  doctrine  s'est 
d'ailleurs  trouvée  assez  souvent  exacte  pour  les  balles  reçues  de 
plein  fouet  à  longue  distance,  et  qui  rendues  antiseptiques  par  la 
haute  température  que  produit  le  frottement  dans  l'air,  traversent 
d'autre  part  l'étoffe  sans  l'entraîner  à  cause  de  leur  mince  forme 
arrondie. 

On  n'a  pas  oublié,  dans  les  milieux  militaires,  les  sensationnels 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  931 

«  Conseils  aux  chirurgiens  »  donnés  tout  au  début  de  la  guerre 
(août  1914),  par  une  importante  personnalité  —  administrativement, 
sinon  scientifiquement  parlant  —  de  la  médecine  militaire.  <*  Ne 
touchez  pas  aux  plaies.  »  C'est  sous  cette  forme  schématique  et 
brève  que  pouvaient  se  résumer  ces  conseils  qui  furent  adressés  à 
tous  les  médecins  mobilisés.  Car,  c'est  endormie  sur  le  mol  oreiller 
inerte  de  l'asepsie  que  la  chirurgie  militaire  aborda  la  guerre  pré- 
sente. 

Le  réveil  fut  terrible  et  net.  La  dure  expérience,  mère  de  toute 
vérité,  comme  dit  Poincaré,  nous  apprit  clairement  et  promptement 
que  la  conduite  à  tenir  devait  être  toute  différente,  je  dirai  même 
opposée,  si  l'on  voulait  é^iter  les  pires  désastres.  C'est  ainsi  que  lé 
conflit  actuel,  qui  nous  a  donné  tant  d'enseignements  révolution- 
naires en  tactique,  n'a  pas  été  moins  fécond  en  surprises  dans  cette 
autre  bataille  contre  le  mal  qu'est  la  chirurgie  de  guerre. 

Une  chose  frappante,  dans  les  combats  d'aujourd'hui,  est  la  mul- 
tiplicité extraordinaire  des  plaies  qu'on  rencontre  souvent  chez  le 
même  blessé.  Cela  est  dû  avant  tout  à  la  prédominance  considérable 
des  plaies  par  éclats  d'obus,  de  torpilles  ou  de  grenades  sur  les  plaies 
par  balles.  Dans  les  guerres  antérieures  en  rase  campagne,  les  pro- 
jectiles frappaient  en  général  de  plein  fouet.  Aussi  les  blessures  par 
balles  étaient-elles  de  beaucoup  les  plus  fréquentes.  Aujourd'hui, 
c'est  l'inverse  qui  se  produit.  La  guerre  de  tranchées  a  développé 
d'une  façon  formidable  le  rôle  de  l'artillerie.  Pour  atteindre  l'ennemi 
dans  les  tranchées,  on  emploie  essentiellement  le  tir  indirect,  l'artil- 
lerie avec  sesobusiers  et  ses  lance-torpilles  diverses,  l'infanterie  avec 
les  grenades.  La  balle  tirée  de  plein  fouet  ne  sert  plus  guère  que 
contre  un  adversaire  s'avançant  en  terrain  découvert,  c'est-à-dire 
dans  le  minimum  des  cas.  Mais,  même  dans  ceux-ci,  les  projectiles 
explosifs  sont  encore  les  plus  efficaces  et  les  plus  employés  à  cause 
de  leur  grand  rayon  d'action,  et  parce  que  la  supériorité  de  la  balle, 
sa  longue  portée  est  inutile  dans  cette  guerre. 

De  là  résulte  la  prépondérance  marquée  des  plaies  par  éclats 
d'obus,  de  grenades  ou  de  torpilles  sur  les  plaies  par  balles.  Celles-ci 
se  produisent  surtout  dans  les  assauts.  Alors  entrent  en  jeu  les  ter- 
ribles mitrailleuses  qui  font  de  si  grands  ravages  chez  l'assaillant  si 
la  préparation  d'artillerie  n'a  pas  été  suffisamment  poussée. 

On  constate  donc  beaucoup  plus  souvent  des  plaies  par  éclats 
d'obus  ou  de  projectiles  similaires.  En  éclatant,  l'obus  ou  la  grenade 
se  divise   en  un  grand  nombre  de   fragmens.   Ceux-ci    entraînent 


938  REVUE    DES    DEUX    MONDES» 

d'ailleurs  des  débris  de  pierre,  de  bois,  etc.  Aussi  les  blessures  qui 
en  résultent  ont-elles  grandes  chances  d'être  multiples.  Cette  multi- 
plicité des  plaies  est  parfois  extraordinaire,  et  l'on  a  vu  des  soldats 
porteurs  de  plus  de  cent  blessures.  Eu  outre,  la  vitesse  relativement 
faible  de  ces  fragmens  de  projectiles  ne  les  échauffe  souvent  pas  assez 
pour  tuer  les  microbes  que  porte  leur  surface  maculée.  Enfin  leurs 
bords  déchiquetés  décMrent  et  entraînent  dans  la  plaie  des  fragmens 
d'uniforme  et  de  Hnge  eux-mêmes  remplis  d'impuretés.  Donc  généra- 
lement la  plaie  de  guerre  n'est  dès  l'abord  pas  aseptique. 

Quelles  sont  les  lésions  constituées  par  les  différens  projectiles, 
autrement  dit  en  quoi  consiste  essentiellement  la  plaie  de  guerre? 
L'examen  détaQlé  d'une  telle  question  nous  entraînerait  trop  loin  et 
nous  nous  bornerons  à  en  tracer  un  schéma,  en  éliminant  d'ailleurs  les 
plaies  des  cavités  du  crâne,  du  thorax  et  de  l'abdomen.  Celles-ci 
diffèrent  du  reste  beaucoup  à  la  fois  les  unes  des  autres  et  des  plaies 
des  membres. 

Un  membre  envisagé  schématiquement  comprend  essentiellement, 
de  l'extérieur  à  l'intérieur,  les  couches  anatomiques  suivantes  :  la 
peau  doublée  d'un  tissu  cellulaire  plus  ou  moins  épais  et  d'une  apo- 
névrose d'enveloppe  du  membre.  Ces  trois  couches  réunies  constituent 
un  ensemble  élastique  et  résistant.  Au-dessous  se  trouve  la  masse 
musculaire  dans  laquelle  sont  les  vaisseaux  et  nerfs  principaux.  Cette 
masse  musculaire  est  moins  élastique  et  surtout  moins  résistante 
que  le  système  cutanéo-aponévrotique  (qu'on  me  pardonne  ces  termes 
barbares,  mais  il  faut  bien  appeler  les  choses  par  leur  nom)  qui  enve- 
loppe le  membre.  Enfin  vient  l'os,  qui  est  très  résistant  et  pas  élas- 
tique. 

En  somme,  le  membre  peut  être  envisagé  comme  composé  d'une 
couche  excentrique  assez  résistante,  et  d'une  couche  centrale  très 
résistante  ;  entre  ces  deux  couches  se  trouve  la  couche  musculaii'e 
peu  résistante.  Cet  ensemble  peut  être  lésé  par  des  agens  vulnérans 
variables.  Nous  ne  parlerons  pas  des  contusions  qui  constituent  les 
cas  les  plus  simples,  et  sont  en  général  peu  graves  et  partant  peu 
intéressantes,  ni  même  des  plaies  par  armes  blanches.  Ces  dernières, 
lorsqu'elles  ne  sont  pas  d'une  gravité  telle  qu'elles  amènent  la  mort 
à  brève  échéance,  sont  au  contraire  souvent  bénignes  et  ne  diffèrent 
guère  des  plaies  accidentelles  qu'on  rencontre  dans  la  pratique  de 
la  chirurgie  civile. 

Les  plaies  par  armes  à  feu  sont  de  beaucoup  les  plus  fréquentes 
et  les  plus  graves  dans  la  guerre  actuelle.    On  en  rencontre   deux 


REVUE    SCTENTrFIQUE.  939 

types  principaux,  selon  la  nature  et  la  force  de  pénétration  de  l'agent 
A^ulnérant. 

Dans  le  premier  type,  il  s'agit  d'un  projectile  à  grande  vitesse 
animé  d'un  mouvement  sensiblement  régulier  qui  a  conserA-6  sa 
forme  primitive  et  qui  frappe  de  plein  fouet.  C'est  le  cas  de  la  balle 
de  fusil  ou  de  mitrailleuse  n'ayant  pas  ricoché.  Cette  balle  détermine 
soit  un  sillon,  soit  un  cul  de-sac  lorsqu'elle  reste  incluse  dans  les 
tissus,  soit  un  tunnel  lorsqu'elle  traverse  le  membre  de  part  en  part. 
Dans  ce  dernier  cas,  l'orifice  de  sortie  est  toujours  plus  étendu  que 
l'orifice  d'entrée. 

En  effet,  en  franchissant  la  peau  par  son  extrémité  effilée,  la  balle 
animée  d'une  force  de  pénétration  aussi  régulière  que  possible 
écarte  pour  ainsi  dire  les  élémens  du  revêtement  cutané,  en  utilisant 
au  maximum  son  élasticité.  La  résistance  rencontrée  par  le  projectile 
dans  l'intérieur  du  membre  et  la  déviation  même  relatiA-ement  légère 
qu'il  y  subit,  jointes  à  la  diminution  de  vitesse  qui  en  résulte,  font 
que  l'orifice  de  sortie  est  nécessairement  plus  grand  que  celui 
d'entrée.  C'est  en  effet  la  rotation  de  la  balle  qui  la  maintient 
tangente  à  sa  trajectoire  ;  cette  rotation  étant  diminuée,  la  moindre 
dissymétrie  dans  les  résistances  rencontrées  fait  un  peu  basculer  le 
projectile  sur  sa  trajectoire,  produit  dans  son  mouvement  ce  que  les 
astronomes  appellent  des  nutations,  avec  comme  conséquence  une 
augmentation  de  la  surface  traversée  par  la  balle.  L'orifice  de  sortie 
peut  même  être  relativement  considérable,  alors  que  celui  d'entrée 
est  presque  punctiforme.  Lorsque  cette  balle  n'a  pas  intéressé 
d'organe  important,  gros  vaisseau  ou  nerf,  ou  os,  la  plaie,  comme  nous 
l'avons  dit,  est  en  général  peu  septique  et  elle  guérit  facilement.  On  a 
ATI  ainsi  des  balles  entrer  par  exemple  à  la  racine  du  nez,  passer  entre 
la  face  et  le  crâne  et  ressortir  dans  la  région  occipitale  après  avoir 
traversé  toute  la  masse  céphaUque,  sans  occasionner  de  troubles 
importans  et  sans  empêcher  le  blessé  de  retourner  au  feu  au  bout  de 
quelques  jours. 

Un  deuxième  type  de  plaie  de  guerre  tout  différent  est  celui  qui 
est  déterminé  par  un  projectile  ou  fragment  de  projectile  à  explosif, 
de  forme  irrégulière  et  animé  de  mouvemens  asymétriques  sur  sa 
trajectoire  :  éclat  d'obus,  de  torpille  ou  de  grenade.  C'est  là  un  genre 
de  blessure  bien  plus  fréquent,  comme  nous  l'avons  dit,  que  le 
premier  type.  Le  projectile,  en  pénétrant  dans  les  tissus,  perfore  la 
couche  superficielle  constituée  par  la  peau,  le  tissu  cellulaire  et 
l'aponévrose,  puis  dans  un  mouvement  giratoire  dont  l'incompressi- 


940  KEVUE    DES    DEUX    MONDES.. 

bilité  des  liquides  organiques  multiplie  les  ravages,  il  creuse  dans  la 
masse  musculaire  une  vaste  cavité.  Car  frappant  les  tissus  dans  une 
propulsion  géométriquement  non  normale,  entraînant  des  débris  de 
vétemens  (capotes  ou  autres,  bois,  pierre,  etc.),  aux  mouvemens  de 
translation  qu'avait  précédemment  le  projectile  s'ajoutent  des  mou- 
vemens de  rotation  irréguliers  qui  sont  facteurs  delà  constitution  de 
cette  cavité  de  dilacération  intramusculaire. 

Si  le  projectile,  comme  cela  se  produit  très  souvent,  rencontre 
l'os,  celui-ci  lui  oppose  sa  résistance,  et  les  facteurs  d'éclatement 
sont  encore  accrus  notablement  par  la  production  d'esquilles  osseuses 
plus  ou  moins  détachées  qui  agissent  de  leur  côté  comme  de  nou- 
veaux projectiles  et  aggravent  les  lésions  par  dilacération.  Le  ou  les 
projectiles  sont  souvent  situés  à  des  distances  très  éloignées  de  ce 
que  l'on  pourrait  supposer  par  leur  orifice  d'entrée  et  leur  volume. 
Fait  paradoxal  :  les  débris  vestimentaires  se  rencontrent  souvent  en 
des  points  tous  différens  des  projectiles  dans  les  cavités  d'attrition. 
Nouvelle  preuve  des  phénomènes  de  ricochet  et  de  rotation  considé- 
rables dont  ont  été  le  siège  ces  cavités.  La  question  de  la  recherche 
des  projectiles  mérite  d'ailleurs  à  elle  seule  une  étude.  Nous  y  revien- 
drons dans  la  suite. 

Entre  ces  deux  types  de  plaies,  —  plaie  par  balle  de  plein  fouet  et 
plaie  par  éclat  irrégulier  de  projectile  explosif  —  se  place  un  type 
intermédiaire  comme  degré  de  gravité.  C'est  celui  qu'occasionne  un 
shrapnell.  Celui-ci  en  effet  est  un  projectile  à  faible  vitesse,  non 
ricoché,  et  généralement  retenu  dans  les  tissus  comme  l'éclat  d'obus. 
Selon  les  cas  et  le  degré  d'infection  du  projectile,  on  aura  une 
blessure  participant  des  caractères  de  l'un  ou  l'autre  type  :  plaie  peu 
septique  ou  plaie  infectée  modérément  en  général  et  guérissant  par 
l'ablation  du  projectile. 

Il  convient  maintenant,  pour  que  cet  exposé  ne  soit  pas  trop 
incomplet,  d'examiner  en  quelques  mots  ce  qui  a  heu  au  point  de  vue 
histologique  dans  les  différentes  plaies  de  guerre. 

* 
*  * 

Rien  n'est  plus  intéressant  que  d'étudier  microscopiquement  les 
phénomènes  successifs  dont  est  le  siège  une  plaie  de  guerre  du  type 
le  plus  général,  c'est-à-dire  produite  par  un  fragment  irrégulier  de 
projectile  explosif.  Dans  «  cet  horrible  mélange  d'os  et  de  chair 
meurtris  »  et  oùToeil  lui-même  n'aperçoit  qu'un  douloureux  chaos,  le 
microscope  va  nous  découvrir  tout  un  champ  de  bataille  où  des  êtres 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  941 

I 

minuscules  se  livrent  une  lutte  sauvage  pour  et  contre  la  défense 
de  l'organisme  lésé.  Lutte  passionnante,  avec  des  hauts  et  des  bas, 
où,  dans  l'infiniment  petit,  les  tactiques  et  les  stratégies  se  contre- 
battent  énergiquement  et  dont  dépend  la  mort,  la  mutilation  ou  le 
salut  du  blessé.  Étrange  analogie  qui  fait  que  le  sort  du  soldat 
dépend  des  combats  d'êtres  infimes  par  rapport  à  lui,  comme  celui  de 
ce  grand  corps  qu'est  la  Patrie  elle-même  dépend  des  luttes  de 
bipèdes  humains  infiniment  petits,  au  moral  comme  au  physique, 
par  rapport  à  elle  ! 

Il  est  du  plus  haut  intérêt  de  suivre  dans  son  détail  et  dans  ses 
phases  l'évolution  microscopique  de  la  plaie  de  guerre.  Car  cet 
examen  est  seul  de  nature  à  conduire  à  un  traitement  rationnel.  Dans 
cette  bataille  qu'est  le  soin  des  bleàsés,  comme  dans  la  bataille  des 
hommes,  il  faut  d'abord  voir  et  observer  avant  d'agir  et  pour  agir 
utilement.  Et  l'étude  microscopique  continue  des  lésions  est  la  base 
nécessaire  de  leur  guérison,  comme  l'observation  est  celle  des  bons 
tirs  d'artillerie,  ainsi  que  je  l'ai  montré  dans  ma  dernière  chronique. 
Veni,  Vidi,  Vici  indique,  en  chirurgie  comme  ailleurs,  les  trois 
étapes  nécessaires  de  la  victoire. 

Regardons  donc,  du  haut  de  cet  observatoire  magique  qu'est  le  mi- 
croscope, ce  qui  se  passe  dans  la  plaie.  Par  lui  le  LilUput  microbien  \a. 
nous  révéler  ses  secrets  et  les  étranges  combats  qui  l'agitent  sur  le 
champ  de  bataille  de  la  pauvre  chair  meurtrie  des  soldats.  Les  récens 
travaux  de  divers  chercheurs  et  notamment  de  MM.  Policard,  Phelip, 
Fiessinger,  nous  ont  apporté  à  cet  égard  des  révélations  fort  sugges- 
tives. 

A  l'intérieur  de  la  cavité,  à  orifice  déchiqueté  et  relativement 
étroit,  qu'a  produite  dans  la  masse  musculaire  la  giration  du  projec- 
tile déchirant,  on  trouve  d'abord  un  magma  formé  par  un  mélange 
de  muscle  arraché,  de  caUlots  de  sang,  et  de  sérosité  auquel  sont 
incorporés  des  corps  étrangers  :  le  projectile  lui-même,  des  débris  de 
vêtement,  de  la  boue,  des  fragmens  divers  de  cailloux,  de  bois  ou 
d'acier.  Tous  ces  corps  étrangers  et  plus  ou  moins  maculés  ont 
entraîné  avec  eux  un  certain  nombre  de  microbes  qui  vont  trouver 
un  terrain  très  favorable  à  leur  développement,  car  on  sait,  et  le  pro- 
fesseur Dieulafoy,  en  particulier,  y  a  insisté,  que  les  cavités  closes 
favorisent  la  virulence  des  infections. 

Pourtant,  immédiatement  après  que  la  blessure  a  été  faite,  le 
microscope  ne  révèle  d'abord  que  des  élémens  anatomiques  détachés 
de  leurs  connexions  normales,  des  tissus  meurtris,  et  qui  ont  perdu 


942 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


leur  irrigation  sanguine.  Mais,  chose  curieuse,  pendant  plusieurs 
heures  ces  élémens  conservent  leur  aspect  habituel  et  il  ne  se  passe 
rien.  —  On  aurait  pu  croire  que  les  germes  infectieux  devaient  attaquei 
immédiatement,  sans  délai  et  sans  répit,  les  tissus  meurtris  par  le 
projectile  qui,  nouveau  cheval  de  Troie,  les  a  introduits  subreptice- 
ment dans  la  citadelle.  Il  n'en  est  rien.  Les  deux  camps  semblent 
s'observer.  Il  y  a  là  une  période  d'activité  latente  et  invisible,  comme 
si  dans  la  guerre  des  microbes  contre  les  tissus  et  leurs  défenseurs, 
les  phagocytes,  les  premiers  restaient  d'abord  à  l'affût  et  mobilisaient 
en  quelque  sorte  leurs  ressources  avant  d'assaillir  l'adversaire,  tandis 
que  celui-ci  prépare  sa  défense.  On  dirait  que  les  microbes  patho- 
gènes ont  appris  depuis  longtemps  —  bien  avant  nos  stratèges  —  que 
toute  attaque  doit  être  précédée  d'une  préparation.  Tout  ceci  a  lieu 
avant  la  cinquième  heure  qui  a  suivi  le  traumatisme. 

Puis  la  situation  se  modifie.  Ces  élémens  cellulaires  ([ui  ont  été 
meurtris  cl  qui  ont  perdu  leurs  connexions  vasculaires  et  humorales 
physiologiques,  c'est-à-dire  qui  sont  séparés  de  leur  ravitaillement,  se 
mortifient  bientôt.  Au  microscope  on  voit  alors  les  microbes,  notam- 
ment le  B.  perfringens  et  le  B.  capsulatus  aerogenes  —  puisqu'il  faut 
les  appeler  par  leur  nom  —  sortir  de  leurs  repaires,  j'allais  dire  de 
leurs  tranchées,  et  commencer  à  se  multiplier  dans  le  caijlot.  C'est 
qu'ils  trouvent  un  milieu  de  culture  extrêmement  favorable  à  leur 
prolifération  dans  les  albumines  qui  résultent  de  la  décomposition 
des  tissus  cellulaires  mortifiés.  II  convient  à  ce  propos  de  remar- 
quer qu'il  y  a  ici  une  grande  différence  entre  la  guerre  des  infiniment 
petits  et  celle  de  ces  êtres  qui  ne  sont  pas  infiniment  grands,  les 
hommes  :  ce  n'est  pas  dans  des  dépôts,  dans  des  réserves  straté- 
giques que  les  microbes  recrutent  des  combattans  supplémentaires, 
c'est  sur  place,  en  plein  champ  de  bataille,  par  l'enfantement  continuel 
de  nouveaux  guerriers  ;  ici,  lorsque  la  latte  se  développe  librement,  le 
nombre  des  naissances  dépasse  singulièrement  celui  des  morts.  Ce 
sont  là  des  choses  qui  différencient  les  microbes  des  hommes  beau- 
coup plus  que  ne  fait  leur  importance  relative  dans  l'univers  stellaire. 

A  ce  déclenchement  de  l'attaque  ennemie  répond  alors  une  réac- 
tion de  défense  de  l'organisme,  un  tir  de  barrage  contre  les  microbes 
ennemis,  une  contre-attaque,  que  constitue  un  afflux  de  globules 
blancs.  Ces  bons  microbes,  qu'on  appelle  aussi  des  leucocytes,  ou, 
comme  disait  Metchnikoff,  des  phagocytes,  —  le  nom  ne  fait  rien  à 
l'affaire,  —  et  que  l'organisme  avait,  dès  le  temps  de  paix,  c'est- 
à-dire  avant  toute  blessure,  mobilisés  en  grand  nombre  dans  le  réseau 


REVUE    SCIENTIFIQUE.  943 

sanguin,  c'est-à-dire  sur  les  voies  de  communication  capables  de  les 
déverser  vite  aux  points  menacés,  ces  bons  microbes,  dis-je,  déclen- 
chent en  plein  leur  riposte  aux  environs  de  la  vingtième  heure.  A 
ce  moment,  la  bataille  est  engagée  dans  toute  sa  violence.  Cette 
phase  de  la  réaction  de  l'organisme  est  marquée  par  l'apparition  de 
la  suppuration  et  du  pus.  C'est,  pour  continuer  mon  parallèle,  à  peu 
près  l'équivalent  de  la  phase  guerrière  où  se  trouvaient,  ces  dernières 
semaines,  arrivés  nos  amis  russes. 

Les  tissus  mortifiés  ont  alors  disparu.  En  pratique,  on  ne  ren- 
contre guère  à  ce  moment  comme  microbes  que  des  cocci  ou  des 
coccobacilles. 

Quant  aux  leucocytes,  pour  ne  rien  celer  de  leur  état  civil,  je 
rappellerai  que  ce  sont  des  polynucléaires  neutrophiles.  J'ai  eu  l'oc- 
casion naguère  d'examiner  ici  même  le  mécanisme  de  la  réaction 
phagocylaire,  et  de  montrer  que  les  idées  de  M.  MetchnikofT  sur  ce 
sujet,  pour  ingénieuses  et  intéressantes  qu'elles  soient,  ne  consti- 
tuent pas  toute  la  vérité.  A  côté  de  la  phagocytose,  qui  est,  comme 
on  sait,  un  phénomène  de  destruction  et  d'absorption  des  microbes 
pathogènes  parles  globules  blancs  qui  les  étreignent  et  les  digèrent, 
à  côté  de  cette  action  directe,  il  est  aujourd'hui  prouvé  que  les  leu- 
cocytes agissent  autant,  sinon  davantage,  d'une  façon  indirecte,  par 
les  produits  non  vivans  qu'ils  sécrètent  et  qui  sont  de  diverses 
natures  :  les  uns  neutralisant  les  substances  toxiques  produites  par 
la  décomposition  des  tissus  ou  émises  par  les  microbes  ennemis, les 
autres  paralysant  ces  microbes  eux-mêmes. 

Il  y  a  dans  tout  cela  des  analogies  multiples  et  profondes  avec  ce 
qui  se  passe  dans  la  guerre  humaine.  La  phagocytose,  la  lutte  de  deux 
microbes  qui  s'étreignent,  n'est-ce  pas  la  lutte  corps  à  corps  de 
deux  guerriers,  la  forme  la  plus  ancienne  du  combat,  celle  qui  ne 
disparaîtra  jamais  ?  Les  substances  sécrétées  par  les  microbes  patho- 
gènes ou  les  leucocytes  ne  sont-elles  pas  analogues  aux  projectiles, 
aux  nappes  de  gaz,  aux  jets  de  flamme  par  lesquels  les  combattaiis 
agissent  de  loin,  soit  sur  leurs  adversaires,  soit  sur  le  milieu  qui 
abrite  et  ravitaille  ceux-ci?  On  pourrait  pousser  très  loin  jusque  dans 
les  détails  ce  parallèle. 

N'est-il  pas  suggestif  aussi  que,  de  même  que,  dans  la  guerre 
présente  on  a  cru  d'abord  à  l'efficacité  prépondérante  des  hommes, 
puis  plus  tard  seulement  \  celle  du  matériel  et  des  engins,  pareille- 
ment la  théorie  phagocytaire,  où  le  corps  à  corps  des  microbes 
était  tout,  se  soit  vue  supplantée  bientôt  par  la  théorie  humorale  qui 


944  REVUE    DES    DEUX    MONDES.: 

montre  les  produits  fabriqués  par  les  microbes  beaucoup  plus  meur- 
tiiers  et  plus  efficaces  que  les  microbes  eux-mêmes? 

Il  ne  faut  pas  croire  d'ailleurs  que  tout  soit  parfaitement  éclairci 
en  ce  domaine,  pas  plus  que  dans  l'art  militaire.  Il  serait  trop 
choquant  que  nous  connaissions  les  microbes  mieux  que  nous- 
mêmes,  et  il  y  aurait  là  un  paradoxe  analogue  à  celui  de  l'astronomie 
découvrant  dans  le  soleil  et  dans  les  confins  obscurs  de  la  Voie  lactée 
des  corps  nouveaux  que  l'on  ne  devait  trouver  que  plus  tard  dans 
l'air  même  que  nous  respirons. 

Nous  n'en  sommes  pas  encore  là  dans  le  domaine  de  la  vie 
microscopique;  c'est  heureux  pour  divers  amours-propres,  car 
enfin  quelle  contenance  devraient  garder  tant  d'augures  s'il  fallait 
demander  aux  cohortes  des  êtres  monocellulaires  les  secrets  de  faire 
de  la  meilleure  manière,  battre  les  hommes  entre  eux?  La  vérité  c'est 
que  le  rôle  des  phagocytes  dans  l'évolution  des  plaies  reste  sur  bien 
des  points  très  obscur,  et  il  y  a  là  matière  pour  nos  successeurs  à 
diverses  découvertes  qui  pourraient  bien  rabattre  rétrospectivement 
notre  superbe  et  montrer  un  fourmillement  d'incertitudes  et  d'erreurs 
dans  nos  idées  actuelles. 

Car  enfin,  lorsque  tout  va  bien  dans  la  marche  de  la  plaie,  et  que 
l'ennemi  faiblit  devant  l'énergique  défense  de  l'organisme,  quand  les 
plaies  commencent  à  se  restaurer,  quand  elles  sont,  comme  on  dit,  au 
stade  de  réparation,  alors  l'afflux  des  leucocytes  diminue  beaucoup. 
Cette  diminution  est  même  une  condition  essentielle  de  la  bonne 
évolution  d'une  plaie.  Ce  qui  domine  la  scène  à  ce  moment,  c'est  la 
naissance  du  tissu  conjonctivo-vasculaire  jeune.  Or,  l'arrivée  d'une 
grande  quantité  de  leucocytes  polynucléaires  nuit  à  la  poussée  du 
tissu  conjonctif.  La  thérapeutique  rationnelle,  loin  de  chercher  à 
favoriser  l'afflux  des  leucocytes,  doit  donc  alors  s'efforcer  de  l'arrêter. 
Ce  ne  sont  donc  pas  des  panacées  universelles  que  les  phagocytes, 
qu'on  croyait  toujours  débonnaires  et  bienfaisans,  du  bon 
M.  Metchnikoff.  Ils  me  semblent  plutôt,  à  l'instar  de  M.  Pru- 
dhomme,  porteurs  d'armes  qui  servent  à  défendre  notre  constitu- 
tion ou  au  besoin  à  la  combattre. 

Et  puisque,  malgré  nous,  notre  esprit  ne  saurait  s'échapper  des 
parallélismes  analogiques,  car  nous  avons  besoin  dans  noire  isole- 
ment de  sentir  partout  nos  affinités  avec  les  autres  créatures,  com- 
ment ne  pas  remarquer  la  haute  et  grave  leçon  que  nous  donnent 
ces  guerriers  infimes  et  candides  —  c'est  leur  nom  qui  le  dit — pré- 
posés à  la  garde  du  corps  humain  et  de  sa  santé?  Une  fois  l'ennemi 


RENTE     SCIENTIFIQUE.  945 

repoussé,  ces  combattans,  ne  pouvant  se  i  csigner  à  l'inaction,  veulent 
continuer  à  combattre  et  à  faire  dépendre  d'eux  seuls  le  salut  de  la 
cité.  El,  alors  qu'en  résulte-t-il?  La  formation  du  tissu  conjonctif,  la 
restauration  et  la  prospéiilé  de  ce  qui  a  été  lésé  ne  peut  se  faire  tran- 
quillement et  l'organisme  ne  peut  retrouver  son  équilibre  par  la 
faute  même  de  ceux  qui  l'ont  empêché  de  le  perdre.  Si  l'Allemagne 
avait  médité  sur  ces  leçons  de  l'infiniment  petit,  elle  n'aurait  pas 
laissé  son  militarisme  la  gouverner  en  temps  de  paix;  elle  ne  lui 
permettrait  pas  aujourd'hui  d'empêcher  la  fragile  reconstitution 
du  tissu  conjonctif.  Elle  aurait  maintenu  à  leur  place  qui  est  de 
servir  et  non  de  commander,  de  défendre  la  loi  et  non  de  la  faire,  ses 
microbes  blancs  et  ses  cuirassiers  blancs.  Et  bien  des  choses  tristes 
n'auraient  pas  eu  lieu  qui  ont  fait  pleurer  la  terre. 

Il  importe  donc  essentiellement  que,  pour  savoir  où  en  sont  les 
choses  et  s'il  doit  activer  ou  au  contraire  ralentir  thérapeutiquement 
la  production  et  l'afflux  des  leucocytes,  le  chirurgien  sache  d'une 
manière  presque  continue  à  quel  stade  de  son  évolution  en  est  la 
plaie  de  guerre. 

Les  renseignemens  du  microscope  sont  alors  d'un  grand  intérêt 
pratique,  spécialement  en  ce  qui  concerne  la  détermination  du 
moment  où  il  conviendra  de  faire  la  suture  secondaire  de  la  plaie. 
On  aura  ces  renseignemens  en  dénombrant  périodiquement  dans  le 
champ  du  microscope  :  1°  le  nombre  de  germes  pathogènes,  2°  le 
nombre  des  élémens  de  défense,  des  leucocytes  polynucléaires, 
S*"  celui  des  germes  de  la  régénération  du  tissu  conjonctif,  cellules 
mononucléaires.  C'est  ce  qu'on  appelle  la  détermination  des  indices 
microbiens  relatifs  à  ces  trois  sortes  de  germe.  On  tracera,  à  l'aide  des 
nombres  obtenus,  des  courbes  qui  fourniront  les  élémens  positifs 
nécessaires  au  chirurgien  pour  établir  les  modes  et  les  époques  de 
ses  diverses  interventions. 

En  outre,  la  constatation  de  la  présence  et  du  nombre  des  cellules 
épithéliales  fournit  des  renseignemens  précieux  sur  l'activité  vasculi- 
formatrice  dans  la  plaie,  élément  capital  de  la  réparation,  et  sur 
l'absence  de  tout  exsudât  leucocytaire  de  mauvais  pronostic. 

Je  m'excuse  encore  un  coup  d'employer  parfois  dans  cet  exposé 
des  mots  un  peu  barbares,  et  qui  peuvent  paraître  singuliers  à  ceux 
de  mes  lecteurs  qui  ne  sont  pas  coutumiers  des  promenades  dans  les 
plates-bandes  ésotériques  du  jardin  médico-chirurgical.  Mais  ces 
mots  sont  de  pratique  aujourd'hui  courante  parmi  les  séides  d'Escu- 
lape;  la  Faculté  leur  a  donné  des  lettres  de  grande  naturalisation,  et 

XOME  XL.  —   1917.  60 


946 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


si  Molière  lui-même  les  entendait,  il  serait  obligé,  après  avoir  ri 
beaucoup  de  l'anatomie  bizarre  de  leurs  syllabes  assemblées,  de 
convenir  tjue  ces  néologismes  ont  une  certaine  valeur  abréviative  qui 
dispense  des  périphrases.  Et  puis  comment  pourrait-on  se  formaliser, 
en  présence  des  phénomènes  nouveaux  dont  la  science  découvre 
sans  cesse  l'existence,  qu'il  faille  des  mots  nouveaux  pour  les  nommer, 
alors  que  tant  de  mots  anciens  désignent  des  choses  qui  n'existent 
pas  ! 

Dans  ce  qui  précède,  nous  avons  décrit  sommairement  l'évolution 
microscopique  spontanée  d'une  plaie  de  guerre  normale.  Mais  il  se 
peut  qu'arrivés  au  stade  oii  nous  nous  sommes  arrêtés  en  dernier 
lieu,  la  plaie  n'évolue  pas  vers  la  guérison,  et  que  par  suite  de  la 
virulence  des  germes  pathogènes  et  de  la  faiblesse  des  moyens  de 
résistance  du  sujet,  la  défense  succombe  devant  les  microbes  assail- 
lans.  L'infection  a  tendance  alors  à  dépasser  les  régions  lésées,  à 
atteindre  les  régions  voisines  et  même  à  les  dépasser  pour  atteindre 
l'individu  tout  entier.  C'est  alors  le  navrant  défilé  des  complications 
infectieuses,  la  gangrène  gazeuse,  l'empoisonnement  total  par  les 
toxines  que  charrie  le  réseau  sanguin  et  qui  provient  tant  des  germes 
pathogènes  eux-mêmes  que  de  la  décomposition  des  tissus  désin- 
tégrés et  putréfiés.  Bien  d'autres  complications  et  dégénérescences 
surviennent  alors  qui  amènent  souvent  la  mort;  ou  du  moins,  la  gué- 
rison est  alors  beaucoup  plus  difficile,  de  même  qu'un  peuple  envahi 
souffre  plus  de  la  guerre  et  a  plus  de  peine  à  puiser  en  lui-même  les 
ressources  nécessaires  pour  battre  l'ennemi  qu'un  peuple  qui  ne 
l'est  pas. 

Telle  peut  être  l'évolution  de  la  plaie  de  guerre  évoluant  sponta 
nément  dans  un  sujet  en  état  de  résistance  forcément  diminuée  par 
le  choc  et  par  les  fatigues. 

Le  rôle  essentiel  de  la  chirurgie  de  guerre  est  ou  du  moins  doit 
être  de  contrecarrer  celte  évolution  et  de  la  diriger  dans  le  sens  pré- 
cédemment indiqué,  où  la  défense  leucocytaire  jugule  l'attaque 
microbienne,  puis  de  favoriser  le  stade  de  reconstitution  des  tissus. 
Comment  la  chirurgie  a-t-elle  appris  à  s'acquitter  de  ce  rôle  ?  C'est  ce 
qui  nous  reste  à  examiner. 

Charles  Nordmann. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


La  roue  a  Aite  tourné.  L'armée  russe,  qui  avait  semblé  bien 
partie,  portait  en  elle  des  germes  de  décomposition.  En  moins  de 
huit  jours,  Tarnopol  était  prise,  les  Austro-Allemands  se  glissaient 
par  les  vallées  du  Sereth  et  de  la  Strypa,  se  répandaient  sur  les  deux 
rives  du  Dniester,  réoccupaient  Halicz,  Stanislau,  Nadvorna,  obli- 
geaient le  général  Korniloff  à  une  retraite  qu'ils  inquiétaient;  ren- 
traient dans  Kolomea,  s'emparaient  de  Kuty,  pointaient  vers  Czerno- 
Adtz,  vers  KLmpolung,  débloquaient  les  cols  des  Carpathes;  et  tous 
ensemble,  le  prince  Léopold  de  Bavière,  Boehm-Ermolli,  l'archiduc 
Joseph,  Kœwess,  poussant  de  toutes  leurs  forces,  à  toute  vitesse, 
rejetaient  les  Russes  hors  de  la  Gahcie,  les  pressaient  en  Bukovine, 
les  ramenaient  à  leur  frontière,  la  franchissaient.  Le  Kaiser,  réapparu 
à  la  lumière,  après  les  entretiens  de  Berlin  d'où  il  s'était,  en 
l'honneur  de  son  fils,  si  inopinément  exclu,  était  venu  à  Tarnopol, 
moins  sans  doute  pour  voir  que  pour  être  vu  ;  et,  bien  installé  au 
spectacle,  dans  son  automobile  changée  en  trône  roulant,  il  avait  à 
loisir  admiré  les  heureux  effets  de  la  valeur  de  ses  soldats  et  du 
travail  de  ses  agens. 

Malgré  la  magnifique  ardeur  de  Kerensky,  malgré  la  volonté  des 
chefs,  malgré  l'effort  énergique  des  régimens  restés  intacts  ou 
ressaisis,  la  trahison  et  l'anarchie  ont  accompli  leur  œuvre.  Le  com- 
muniqué russe  en  fait,  étape  par  étape,  le  douloureux,  l'expiatoire 
aveu.  «  En  raison  de  l'inexécutioTi  de  certains  ordres  militaires,  la 
résistance  de  nos  troupes  ne  s'étant  pas  artirmée  comme  suffi- 
sante..., »  dit-il  le  21  juillet.  Le  23,  relatant  un  combat  qui  s'était 
d'abord  dessiné  favorablement  dans  la  direction  de  Vilna,  région 
du  bourg  de  Krevo  :  «  La  conduite  d'une  partie  de  nos  troupes 
n'a  pas  permis  d'exploiter  ce  succès.  »  Le  2d  :  «  Nos  contre- attaques, 


948  lŒVl  E    DES    DEUX    xMONDES.: 

par  suite  des  faibles  effectifs  de  nos  élémens  ainsi  que  des  conditions 
morales,  n'ont  amené  aucun  résultat  positif.  Quelques,  élémens 
continuent  à  abandonner  leurs  positions  et  n'exécutent  pas  les  ordres 
prescrits.  »  Mais,  bâlons-nous  de  le  remarquer,  il  y  a  la  contre-partie. 
Le  bulletin  relève,  comme  une  consolation:  «  Il  faut  souligner  1^ 
vaillance  des  officiers  qui  sont  tombés  en  grand  nombre  dans  l'ac- 
complissement de  leur  devoir...  »  —  «  Les  officiers  se  sont  fait 
remarquer  par  leur  héroïsme  et  se  sont  fait  massacrer  en  grand 
nombre.  »  Et  comme  une  espérance  :  «  A  côté  de  tels  élémens  se 
trouvent  des  troupes  qui  remplissent  avec  abnégation  leurs  devoirs 
envers  la  patrie  et  qui  opposent  une  résistance  obstinée  à  l'ennemi.  » 

Enthousiaste  et  impassible  en  même  temps,  dans  un  esprit  de 
total  sacrifice,  sachant  ce  qu'il  risque  et  le  risquant  délibérément, 
Kerensky  s'efforce  de  reprendre  en  main  l'État  et  l'armée.  Il  ne  recule 
pas  devant  les  mesures  extrêmes.  Il  a  juré  au  peuple  russe,  il  s'est 
juré  à  lui-même,  dans  sa  grande  pitié  de  la  patrie,  de  faire  un  gou- 
vernement de  Salut  public.  Or  il  sait  qu'un  gouvernement  de  Salut 
public,  gouvernement  de  désespoir,  de  combat  au  dedans  et  au 
dehors,  doit  être  ou  plutôt  ne  peut  pas  éviter  d'être  un  gouvernement 
<(  de  sang  et  de  fer.  »  C'est  précisément  le  langage  qu'il  tient  ;  ce  sont 
justement  les  mots  qu'il  emploie;  ce  sont  ceux  qu'il  dicte  ou  qu'il 
inspire  à  ses  commissaires  aux  armées.  Il  le  fallait.  Il  faut,  comme 
quelqu'un  osa  jadis  l'écrire  en  une  formule  à  la  fois  cynique  et 
superbe,  «  il  faut  que  la  patrie  se  défende  ou  avec  ignominie  ou  avec 
gloire;  et,  n'importe  comment,  elle  est  bien  défendue.  »  Il  faut  donc 
ce  qu'il  faut  pour  que  cela  soit.  Parlant  de  cette  nécessité  première  et 
revenant  à  cette  nécessité  première,  se  déroulent,  enchaînées,  toutes 
les  autres  nécessités. 

«  Pour  que  le  sang  des  héros  n'ait  pas  été  répandu  inutilement, 
télégraphiait  le  commissaire  Savinkoff  (qui  devient  ministre),  à  la 
suite  de  soninspection  de  la  7^  armée,  il  faut  que  vous  fassiezpreuve 
d'une  volonté  de  fer...  Qu'ils  soient  punis,  ceux  qui  refuseront 
d'exposer  leur  vie  pour  la  patrie  commune.  Alors  seulement  le  sang 
n'aura  pas  été  versé  en  vain.  »  Korniloff,  Tcherbatcheff,  les  meil- 
leurs généraux,  tous  les  bons  soldats,  ont  pensé  et  parlé  ainsi.  Il 
en  a  été  ainsi  ordonné.  «  Placé  devant  l'alternative  soit  de  sacrifier 
l'armée  aux  lâches  et  aux  traîtres,  soit  d'avoir  recours  à  l'unique 
moyen  qu'ils  puissent  craindre,  »  le  gouvernement  révolutionnaire  a 
dû  rétablir  sur  le  front  la  peine  de  mort  qu'il  avait  abolie. 

Dans  de  pareils  cas,  c'est  moins  le  mauvais  troupeau  qui  est  cou- 


tlËVUÈ.    —     CURÔMQUE.  ÎH9 

pable,  que  le  mauvais  berger,  que  le  cheuiineau  jeteur  de  sorts.  A. 
l'intérieur  aussi,  Ua  fallu  se  résignera  sévdr.Trop  longtemps  couverts 
par  le  voile  d'une  popularité  indignement  captée,  Lénine  et  ses  com- 
plices sont  apparus  tels  qu'ils  étaient,  et  l'on  a  eu  la  preuve  qu'ils 
n'étaient  pas  seulement  des  politiciens  extravagans  et  délirans  ;  de 
Berlin  à  Stockholm  et  de  Stockholm  à  Pefrograd,  on  a  pu  suivre  à  la 
trace  les  trente  deniers  de  Judas.  Oulianoff,  dit  Lénine,  s'est  eni'ui  :il 
a  sans  doute  trouvé  un  refuge  en  Allemagne,  son  pays  de  prédilection. 
Reste  sa  séquelle,  moins  puissante  maintenant  que  ses  mobiles  sont 
découverts,  mais  toujours  dangereuse  par  ses  artifices.  La  trahison  est 
comme  un  fleuve  qu'il  est  possible  de  tarir  à  sa  source,  très  difficile 
de  briser  dans  son  cours,  impossible  d'empêcher  d'inonder  et 
d'emporter  tout,  quand  il  a  pris,  en  coulant  largement,  la  force  de 
s'épandre.  Si  Kerensky  veut  en  venir  à  bout,  c'est  chez  les  faux 
Zinovieff  et  les  faux  Kameneff,  chez  les  Apfelbaum  et  les  Rosen- 
feld,  qu'il  est  obligé  d'aller  la  chercher,  puisqu'il  ne  peut  étendre  le 
bras  assez  loin  pour  l'atteindre  à  son  origine. 

En  attendant,  les  conséquences  sont  là  :  tout  l'effort  militaire  de 
trois  ans  est  compromis,  ou  même  davantage;  l'oflfensive  de  Brous i 
silofT,  celle  de  l'été  de  1916,  avec  ses  500  000  prisonniers,  ses  milUers 
de  kilomètres  carrés  reconquis  ou  conquis,  est  annulée;  en  GaUcie, 
en  Bukovine,  les  Empires  centraux  effacent  et  rectifient  «  la  carte 
de  guerre;  »  ils  entament  la  Podolie,  la  Moldavie;  ils  guettent  la 
Bessarabie.  La  Russie,  mordue  au  Nord,  ne  mord  plus  au  Sud  ; 
envahie,  elle  ne  rend  plus  l'invasion.  Peut-être,  à  présent  que  l'état- 
major  allemand  ne  croit  plus  avoir  d'intérêt  à  la  ménager,  et  qu'U  a 
versé  dans  ses  veines  les  philtres  de  dissolution,  se  prépare-t-il  pour 
elle  de  grandes  batailles.  Mais  la  plus  grande  de  toutes  est  certaine- 
ment celle  que  Kerensky  livre  à  l'anarchie.  Qu'il  la  gagne,  qu'il 
forme  à  son  image  un  gouvernement  de  guerre,  qu'il  le  pénètre  et 
quU  pénètre  la  nation  de  cette  vérité  élémentaire  que  la  guerre  a 
ses  lois  auxquelles  les  révolutions  elles-mêmes  ne  sont  pas  dispen- 
sées de  se  soumettre,  et  rien  n'est  définitivement  perdu.  En  soi,  le 
fer  et  le  sang  sont  injustes  et  impurs,  un  gouvernement  de  Salut 
public  est  tyrannique;  il  n'est  gouvernement  de  Salut  public  et  ils 
n'en  deviennent  les  instrumens  sacrés,  ils  ne  se  purifient  qu'à  la 
condition  qu'ils  sauvent. 

Par  bonheur,  sur  les  autres  fronts,  les  Alliés  ont  eu  d'assez  belles 
compensations,  des  revanches  où  la  Russie,  la  première,  s'est  taillé 
sa  part.  L'armée  russo-roumaine,  —  indemne  ou  moins  touchée  en 


9S0  \EVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ses  élémens  russes,  reconstituée  en  ses  élémens  roumains,  —  a 
attaqué,  dans  les  vallées  du  Trotus,  de  la  Susita  et  de  la  Putna;  sur 
une  longueur  de  soixante  kilomètres,  elle  a  enfoncé  les  lignes 
ennemies  d'une  vingtaine  de  kilomètres  en  profondeur;  mais  les 
événemens  qui  se  sont  passés  sur  le  Dniester  ralentissent  et  sus- 
pendent sa  marche,  s'ils  ne  la  mettent  en  péril. 

Sur  notre  front  occidental,  les  Anglo-Français,  ayant  mené  à  bien 
une  préparation  d'artUlerie  telle  que  cette  guerre,  qui  en  avait  déjà 
vu  tant,  et  à  pleine  puissance,  n'en  connaissait  pas  encore  d'aussi 
formidable,  se  sont  ébranlés  simultanément,  une  armée  française 
en  liaison,  sur  sa  droite,  avec  les  armées  britanniques,  sur  sa 
gauche,  avec  l'armée  belge.  Une  bataille  s'est  engagée,  formidable 
comme  sa  préparation  même,  mais,  selon  toute  probabiUté,  formi- 
dable en  durée  comme  en  intensité;  bataille  de  patience  autant  que 
de  violence,  dans  laquelle  la  tempête  du  f'août  et  les  pluies  dilu- 
viennes qui  l'ont  suivie  n'auront  fait  que  marquer  une  pause,  juste 
le  temps  d'organiser  le  terrain  gagné  et  de  faire  avancer,  par  des  che- 
mins défoncés,  les  canons  géans.  Une  bataille  aussi  décisive  qu'au- 
cune bataille  puisse  l'être  dans  cette  guerre  jusqu'ici  sans  décision  où 
chaque  bataille  est  toute  une  guerre,  c'est  bien  ainsi  que  la  jugent  les 
Allemands  qui  la  voyaient  venir,  puisque  la  seule  image  en  a  par 
avance  glacé  la  joie  lyrique,  assombri  l'éclat  oratoire  et  épistolaire 
de  l'Empereur,  dans  sa  harangue  de  Tarnopol,  dans  ses  dépêches  à 
Hindenburg  et  à  M.  Kaempf,  dans  ses  manifestes  commémoratifs  à 
la  nation  et  à  l'armée.  Les  nuées  que  le  vent  amasse  dans  l'Ouest 
obscurcissent  à  ses  yeux  le  nouveau  soleil  qui  se  levait  à  l'Orient.  Il 
pense  au  «  bombardement  »  qui,  là-bas,  se  prolonge,  s'accroît  sans 
cesse,  se  décuple,  se  multiplie,  aux  «  assauts  »  qui  vont  se  produire. 
Il  sent,  sur  sa  tête  et  sur  sa  langue,  le  poids  «  d'un  monde  d'enne- 
mis. »  Où  sont  les  trompettes  du  triomphe  ?  Le  ton  est  résigné,  le 
souffle  court.  Par  habitude,  automatiquement,  dans  un  soupir  beau- 
coup plus  que  dans  un  défi,  Guillaume  II  balbutie  encore  :  «  Dieu  est 
avec  nous  !  »  Les  deux  larrons  du  Gol gotha  purent  aussi  le  dire  sur 
leur  croix.  Mais  ils  ne  ressuscitèrent  pas  avec  Jésus,  le  troisième  jour 

Pour  nous,  la  bataille  des  Flandres  commence  bien,  et  même 
un  peu  mieux  que  bien,  mais  elle  ne  fait  que  commencer,  et  nous 
devons  savoir,  nous  ne  devons  pas  oublier  que,  comme  toutes  les 
batailles  de  cette  guerre,  elle  sera  longue  et  dure.  Longue  et  dure 
comme  cette  guerre  elle-même,  dont  la  fin  seule  est  sûre.  Elle  va 
continuer,  avec  des  intermittences,  des  péripéties,  des  contretemps^ 


REVUE.    CHRONIQUE. 


951 


des  incertitudes,  des  émotions,  pendant  des  semaines  etdes  semaines, 
peut-être  pendant  plusieurs  mois.  Ne  retombons  pas  dans  les  fautes 
ou  dans  les  erreurs  d'un  récent  passé.  Ne  nous  élançons  pas  trop 
haut  et  ne  nous  lassons  pas  trop  tôt.  Vaincre,  dans  une  bataille  de 
durée,  est  naturellement  une  affaire  d'endurance.  Verdun  et  l'Aisne 
ont  démontré  que  nous  avions  cette  vertu,  ou  qUe  nous  l'avons 
acquise,  et  que  nous  sommes  capables  de  la  conserver.  Mais  mesu- 
rons et  bornons  nos  desseins,  sinon  nos  désirs  ;  réglons  sur  le  possible 
sinon  nos  ambitions,  nos  satisfactions.  De  la  bataille  qui  commence, 
et  sur  le  caractère  de  laquelle  il  importe  de  ne  pas  se  tromper,  n'atten- 
dons pas  directement,  immédiatement,  de  trop  grands  résultats  terri- 
toriaux. Là,  dans  ce  décor  historique,  sur  ce  sol  humide  et  bourbeux, 
sur  cette  espèce  de  chaussée  ou  de  digue  à  peine  émergente,  comme 
sur  une  planche  jetée  au-dessus  des  marécages,  va  être  vidée,  en 
champ  clos,  la  querelle,  depuis  longtemps  fatale,  de  l'Allemagne  et 
de  l'Angleterre.  C'est  là  qu'avec  les  Belges  et  nous  comme  seconds, 
«  la  misérable  petite  armée  anglaise,  »  que  ce  grossier  Allemand 
d'Erzberger  voulait  jadis  faire  prendre  tout  entière  par  un  vieux  gé- 
néral prussien  décrépit,  hissé  sur  un  cheval  fourbu,  pour  l'exhiber, à 
titre  de  curiosité,  dans  les  cirques,  cette  petite  armée,  devenue  une 
nation  en  armes,  — et  quelle  nation,  qu'ahmentent  les  ressources  de 
la  moitié  de  l'univers  !  —  a  appelé  en  duel  la  colossale  armée  de 
l'Empire,  grossie  de  toutes  les  classes  qu'elle  a  drainées  jusqu'aux 
raclures  et  épluchures,  encadrée  par  ses  plus  vieilles  bandes,  com- 
mandée par  ses  chefs  les  plus  réputés. 

Déjà,  dans  la  période  préparatoire  et  dans  la  première  phase  de  la 
bataille  même,  l'Allemagne  paraît  être  dominée.  Nos  alliés  et 
nous,  lui  opposons  cinq  pièces  de  canon  pour  une  ;  ses  feux  sont 
éteints,  ses  a\dons  descendus,  ses  yeux  crevés,  ses  réseaux  barbelés 
détruits,  ses  repaires  éventrés,  toutes  ses  malfaisantes  et  maudites 
inventionsi,  ses  flammes  et  ses  fumées  d'enfer  retournées  contre  elle, 
à  son  tour  empoisonnée  par  ses  odeurs,  tuée  par  sa  propre  pesti- 
lence. Elle  n'a  pas  répugné  à  faire  de  toutes  les  sciences  une  encyclo- 
pédie du  meurtre  ;  en  invoquant,  à  l'aide  de  sa  perfidie  et  de  sa  bru- 
talité, une  chimie  dévastatrice,  assassine  et  incendiaire,  elle  nous  a 
forcés,  pour  nous  défendre,  à  convenir,  plus  de  cent  ans  après  la 
Révolution  française,  que  la  République,  elle  aussi,  peut  avoir  besoin 
de  chimistes.  L'Allemagne  a  voulu  faire  la  guerre  d'usure,  voir  qui 
frapperait  le  plus  fort,  qui  supporterait  le  plus  aisément.  La  voilà 
accrochée  au  croc  qu'elle  a  elle-même  tendu.  Lorsqu'elle  sortira  de 


9S2  REVUE    DES    DEUX    MON  D  29., 

la  bataille  des  Flandres,  quelle  que  soit  la  variation  de  la  «  carte 
de  guerre,  »  quelle  que  soit,  sur  le  terrain,  l'étendue  de  nos  gains  et  de 
ses  pertes,  il  n'y  aura  plus  qu'un  coup  de  lime  à  lui  donner.  Et  la  lime 
sera  de  belle  taille  et  de  bonne  trempe,  tenue  par  une  main  robuste. 
Elle  sera,  comme  on  dit  à  Paris,  quand  on  y  veut  tout  dire,  «  améri- 
caine !  » 

Ainsi  se  présente,  en  son  ensemble,  dégagée  de  considérations 
incidentes  ou  accessoires  qui  n'y  changeraient  rien,  la  situation  mi- 
litaire, dans  ce  qu'elle  a  de  favorable  et  ce  qu'elle  a  de  défavorable. 
Tâchons,  en  simplifiant  de  même,  de  montrer  aussi  clairement  de 
quelle  situation  politique  elle  se  double.  Une  des  forces  de  l'Alle- 
magne dans  cette  guerre  a  été  de  souder  l'une  à  l'autre  les  deux  tac- 
tiques,  de  joindre  et  de  combiner  ses  deux  ofTensives.  Parlant  de  la 
crise  allemande,  nous  en  avons  parlé  sérieusement,  comme  si, 
sérieusement,  il  y  avait  eu  crise  en  Allemagne.  Nous  avons  cherché 
de  notre  mieux  le  sens  du  discours  prononcé  au  Reichstag  par  le 
nouveau  chancelier,  comme  si  M.  le  docteur  Michaëlis  avait  tenu  à 
ce  qu'il  eût  un  sens,  à  ce  qu'on  lui  en  donnât  un,  et  à  ce  que  ce 
fût  bien  celui  que  l'on  préférait  y  attacher.  Mais  l'opération  peut  se 
présenter  sous  un  autre  aspect.  Il  n'est  pas  interdit  d'admettre,  ou 
du  moins  on  ne  doit  pas  rejeter  a  priori,  l'hypothèse  d'une  pure 
comédie,  dans  laquelle  M.  Scheidemann,  M.  Erzberger,  M.  Michaëlis 
lui-même,  auraient  joué  chacun  leur  rôle,  dont  tous  les  groupes  poli- 
tiques se  seraient  faits  plus  ou  moins  les  comparses,  et  qui  aurait  eu 
pour  objet,  en  faisant  croire  à  un  désir  de  paix  chez  les  Allemands, 
de  surexciter  les  «  maximalistes  »  russes,  de  semer  des  hésitations 
ou  des  dissentimens  chez  les  Alliés,  de  rompre  dans  les  différens 
pays  l'union  des  âmes,  et  de  brouiller  entre  elles,  si  c'était  possible, 
les  puissances  de  l'Entente,  sournoisement  induites  à  se  méfier  les 
unes  des  autres.  Une  chose,  après  coup,  corrobore  l'hypothèse  qu'il  y 
eut,  dans  la  dernière  crise,  de  la  comédie  :  l'incident  que  vient  de 
soulever,  avec  une  inconscience  rare  même  parmi  ses  compatriotes, 
M.  le  docteur  Michaëlis. 

Il  n'avait  pas  dû  être  enchanté  de  ses  débuts  comme  chancelier 
devant  le  Parlement  de  l'Empire,  où  il  avait  en  effet  trouvé  le  secret 
de  décevoir  ou  de  mécontenter  tout  le  monde  et  de  ne  réaliser  ni  les 
espérances  ni  les  craintes  que  sa  nomination  avait  fait  naître.  Ce 
fonctionnaire  bien  noté,  mais  peu  reluisant,  que  la  fortune  était  allée 
soudain  tirer  du  rang  des  gens  «  qui  ne  sont  pas  nés,  »  qui  ne  sont  ni 
hoch^  ni    wohl,  ni,  à  plus  forte  raison,  hochivohigeborcn,  et  dont  elle 


REVUE      CHRONIQUE. 


953 


avait  fait,  en  le  touchant,  un  personnage,  le  premier  de  l'Allemagne 
après  l'Empereur,  avait  laissé  surtout  à  son  auditoire  une  impression 
de  médiocrité.  Il  l'a  senti.  D'autre  part,  les  journaux,  le  Times  en  tète, 
venaient  de  rappeler  l'attention  sur  la  Conférence  tenue  à  Potsdam,  le 
5  juillet  19 14, un  mois  avant  la  déclaration  de  guerre,  entre  Allemands 
et  Autrichiens,  souverains  et  princes  héritiers,  ministres,  chefs  d'état- 
major;  et  par  cette  publication,  qui  n'était  du  reste  qu'une  réédition, 
venait  d'être  posée  derechef,  ravivée,  la  question  toujours  brûlante 
des  «  responsabilités  de  la  guerre,  »  que  Guillaume  II  s'évertue  à 
secouer,  mais  qioi  lui  colle  au  dos  comme  une  tunique  enduite  de 
soufre.  Le  crime  des  Empires  du  Centre,  qui,  dans  la  position  réci- 
proque de  l'Allemagne  et  de  l'Autriche,  dans  l'enchaînement  des 
causes  et  des  faits,  est  avant  tout  le  crime  allemand,  —  ici  encore, 
l'Allemagne,  l'Allemagne  par-dessus  tout!  —  était  une  fois  de  plus 
démontré.  M.  MichaëUs,  encore  novice,  s'est  cru  assez  mahn  pour 
donner  le  change,  par  un  recours  à  la  ruse  puérile  que  pratiquent 
tous  les  écoliers, et  dont  nous  avons  souri  l'autre  jour  :  «  Ce  n'est 
pas  moi!  C'est  lui!  »  Mais  tandis  que,  d'abord,  iU'avait  fait  avec  une 
légèreté  relative,  ensuite,  de  peur  que  le  coup  n'eût  pas  porté,  il  a 
insisté  germaniquement.  Ne  pouvant,  décemment  ou  indécemment, 
prétendre  que  c'était  la  France  qui,  il  y  a  trois  ans,  avait  rendu  la 
guerre  inévitable,  il  s'est  proposé  d'établir  que  c'était  elle  qui  main- 
tenant en  rendait  nécessaire  la  prolongation. 

Par  cette  révélation,  M.  Michaëlis  se  flattait  de  faire  du  neuf,  de  se 
distinguer  de  M.  de  Bethmann-Hollweg,  demeuré  empêtré  dans  ses 
chiffons  de  papier,  et  de  ses  compères  viennois  qui  n'avaient  su  que 
rabâcher  piteusement  des  fables  ridicules,  des  histoires  absurdes,  des 
contes  à  dormir  debout.  Et  l'instant  lui  paraissait  bon.  Chargé  de  ré- 
soudre le  problème,  il  en  repassait  en  esprit  les  données,  telles  qu'U 
aimait  à  se  les  représenter  :  la  débâcle  russe,  le  fléchissement,  signalé 
avec  complaisance  et  combien  d'exagération!  du  moral  des  nations 
de  l'Entente,  les  difficultés  que  certains  d'entre  les  Alliés  devaient  avoir 
à  s'accorder  sur  certains  points,  les  lenteurs  obligées,  mais  pesantes, 
de  l'intervention  américaine,  la  lassitude  plus  sensible  au  quatrième 
anniversaire  (l'Allemand,  homme  d'imitation,  est,  naturellement  aussi, 
un  homme  à  anniversaires),  la  douleur  des  familles  ravagées  ou 
séparées,  les  souffrances,  les  privations,  la  gêne,  la  satiété  de  la  mort, 
la  poussée  de  la  vie  qui  veut  renaître,  les  agitations  des  partis  et  des 
syndicats  de  profiteurs  qui  pensent  aux  affaires  de  demain,  les  tra- 
casseries en  vue  d'une  paix  brusquée  et  bâclée  dont  quelques-uns 


954  REVUE  DES  DEUX  MONDES.i 

grilleraient  de  s'attribuer  le  mérite,  fût-il  illusoire,  et  l'avantage,  ne 
fût-il  qu'électoral.  Le  milieu,  comme  l'instant,  était  donc  propice.  Le 
chancelier  a  alors  lancé  son  brûlot,  tiré  son  pétard,  dernier  gaz 
asphyxiant  sorti  du  laboratoire  de  la  Wilhelmstrasse.  Solennelle- 
ment, comme  s'il  déposait  une  pièce  capitale  dans  les  archives 
des  siècles,  M,  Michaëlis  a  pris  le  monde  à  témoin.  «  Il  sera  de  la 
plus  haute  importance  pour  le  monde  entier,  a-t-il  dit  aux  cin- 
quante reporters  qu'il  avait  convoqués  tout  exprès,  de  connaître 
que  des  preuves  écrites  de  la  convoitise  de  nos  ennemis  sont  tombées 
entre  nos  mains  et  que  nous  savons  ainsi  les  vraies  raisons  de  la 
continuation  des  sanglans  massacres  entre  les  nations.  Je  veux  parler 
des  rapports  de  témoins  oculaires  et  auriculaires  des  débats  secrets 
dans  la  Chambre  française  des  députés,  le  1*''  et  le  2  juin.  » 

Expédions  tout  de  suite  une  question  préjudicielle.  A  interpréter 
littéralement  l'affirmation  de  M.  Michaëlis,  le  chancelier  allemand 
aurait  entre  les  mains  «  des  preuves  écrites  »  de  nos  «  convoitises  ;  » 
et  ces  preuves  écrites  seraient  «  des  rapports  »  émanant,  à  un  degré 
quelconque,  de  «  témoins  oculaires  et  auriculaires  »  du  comité  secret 
de  la  Chambre  française.  Ce  n'est,  à  coup  sûr,  un  mystère  pour  per- 
sonne que  des  comptes  rendus  d'un  des  comités  précédens  ont  couru 
tout  Paris,  qu'on  en  offrait  des  copies  à  prix  fixe,  et  que,  pour  le 
dernier,  celui  auquel  M.  Michaëlis  a  fait  allusion,  il  en  a  circulé  de 
café  en  café  des  versions,  les  unes  assez  fidèles,  les  autres  défigu- 
rées. On  l'a  su.  La  police  l'a  su,  le  gouvernement  l'a  su,  la  Chambre 
des  députés  l'a  su.  Qui  s'en  est  ému  ?  Ou  du  moins  qui  a  fait  quelque 
chose  de  plus  que  si  l'on  ne  s'en  émouvait  pas?  Et,  aujourd'hui  que 
des  «  rapports  »  fondés  sur  ces  feuillets  clandestins  sont  arrivés  en 
Allemagne,  qu'est-ce  que  cela  prouve?  Non  point  qu'il  y  ait  quelque 
part  chez  nous  un  traître,  mais  qu'il  y  a  dans  la  Chambre  beau- 
coup de  bavards,  et  qu'un  secret  confié  à  six  cents  personnes  ne 
saurait  plus  être,  on  s'en  doute  bien,  un  secret  (l'art  des  conjurations 
le  bornait  strictement  à  trois,  et  encore!).  Gela  prouve,  par  surcroît, 
que  les  comités  secrets,  qui  sont  sans  secret,  ne  sont  pas  sans  incon- 
vénient, comme  voulut  le  dii'e  M.  le  général  Lyautey,  à  qui  il  en 
coûta  son  portefeuille  de  s'être  permis  de  le  supposer. 

Mais,  sur  le  fond,  sincèrement,  sans  commettre  une  indiscrétion 
que  nous  reprocherions  à  d'autres,  nous  pouvons  nous  porter  garant 
que,  si  la  chancellerie  a  payé  cher  ce  prétendu  document,  elle  a 
été  volée.  Il  a  peut-être  été  dit,  en  comité  secret,  les  1"  et  2  juin, 
quelque  chose  de  cela,  mais  pas  cela,  et  pas  comme  cela.  L'informa- 


REVUE.    CHRONIQUE.  955 

teur  des  informateurs  de  la  chancellerie  s'est  embrouillé  dans  une  ma- 
tière délicate,  tout  en  nuances,  qu'il  est  possible  que  tous  «  les  témoins 
oculaires  et  auriculaires  »  n'aient  pas  toutes  très  finement  discernées 
ni  très  exactement  perçues;  qu'au  demeurant  il  était  impossible  aux 
informateurs  de  seconde  main,  même  s'ils  n'étaient  pas  professionnel- 
lement des  déformateurs,  de  comprendre  et  de  rendre  en  leur  subti- 
lité. Nous  n'osons  dire  rien  de  plus,  et  c'est  dommage  :  M.  Michaëlis 
verrait  à  quel  point  il  a  été  trompé.  Il  lui  est  d'ailleurs  facile  de  le 
deviner,  et  même  de  le  toucher  du  doigt.  S'il  tient  à  être  renseigné 
sur  ce  point  d'histoire,  qui  n'est  et  ne  sera,  quoi  qu'il  veuille,  qu'un 
point  d'histoire,  qu'il  lise  attentivement  la  réponse  de  M.  Ribot. 
Jamais  un  plus  honnête  homme  n'a  tenu  un  plus  honnête  langage. 

A  quoi  bon  biaiser  ?  Le  point  vif,  et  que  le  chanceUer  a  voulu 
faire  aigu,  c'est  la  condition  future  de  la  rive  gauche  du  Rhin.  Il  a 
accusé  nos  ministres,  ou  même  personnellement  M.  le  Président  de 
la  République,  d'avoir  conclu,  à  ce  sujet,  dans  les  derniers  temps 
de  l'ancien  régime  en  Russie,  un  traité  secret  avec  le  tsar,  nous 
réservant  de  procéder,  sur  la  rive  gauche  du  Rhin,  à  «  de  vastes  mo- 
difications territoriales.  »  M.  Ribot  a  répondu  :  «  Il  ne  s'agit  que  de 
nous  garantir  contre  une  nouvelle  agression,  non  pas  en  annexant  à 
la  France  les  territoires  de  la  rive  gauche  du  Rhin,  mais  en  faisant  au 
besoin  de  ces  territoires  un  État  qui  nous  protégerait  ainsi  que  la 
Belgique  contre  une  invasion  d'outre-Rhin.  »  M.  Michaëlis  lui-même 
doit  voir  à  présent  qu'il  y  a  une  nuance,  et  il  doit  en  prendre  son 
parti.  Personne  en  France  ne  veut  aller  au  delà,  mais  personne  non 
plus  ne  veut  rester  en  deçà.  Contre  une  nouvelle  agression  de 
l'Allemagne,  nous  qui  les  comptons  par  centaines  depuis  qu'il  y  a  des 
Allemands  et  avant  même  qu'il  y  eût  une  Allemagne,  nous  entendons 
qu'on  nous  donne  des  garanties,  et  des  garanties  positives.  Nous  ne 
disons  pas  «  territoriales,  »  par  des  annexions,  mais  nous  disons  caté- 
goriquement positives,  par  des  démantèlemens,  des  démobilisations, 
des  démilitarisations,  en  un  mot  par  une  «  déprussification.  »  En 
quoi  nous  nous  montrons  singulièrement  plus  modérés  que  les  pan- 
germanistes,  qui  réclament  Longwy,  Briey,  Calais,  Dunkerque, 
Anvers  et  toute  la  côte  belge,  au  minimum.  A  qui  la  faute,  si  l'Alle- 
magne est  un  voisin  si  incommode  que  l'on  ne  puisse  vivre  à  côté 
d'elle  sans  s'en  garder  par  une  «  marche?  » 

C'est  tout,  et  voilà  bien  du  bruit.  Mais  peut-être  M.  Michaëlis 
désirait-il  simplement  faire  beaucoup  de  bruit.  Hors  d'Allemagne, 
l'Alsace-Lorraine,  du  point  de   vue   allemand,  ne  «  rend  »  plus.  Il 


9S6  HEVLE    DES    DEUX    M0NDË3. 

n'est  pas,  jusqu'au  Soviet  qui,  sous  réserve  des  formes,  ne  s'associe  à 
notre  revendication,  et  que  la  chancellerie  impériale  ne  renonce  à 
échauffer  ou  à  refroidir  sur  l'Alsace-Lorraine.  Mais  elle  a  cru  qu'il  en 
irait  bien  autrement  de  la  rive  gauche  du  Rhin,  surtout  en  y  mêlant 
les  sinistres  projets  du  tsarisme  exécré.  Elle  a  cru  souverainement 
habile  de  marier  à  nouveau,  après  la  lettre,  le  tsar  et  la  République 
française.  Et  elle  n'a  pas  visé  la  Russie  seulement.  Ailleurs  encore, 
de  l'autre  côté  de  l'Océan,  les  mots  d'annexions  et  de  conquêtes  pou- 
vaient faire  dresser  l'oreille  dans  un  geste  ombrageux.  Divide  et  im- 
pera,  disait  l'autre  ;  mais  il  avait  la  manière.  M.  Michaëlis  ne  l'a  pas  ; 
il  découvre  trop  son  jeu;  il  montre  trop  la  patte.  Ce  n'est  pas  du  bel 
ouvrage.  La  double  fin  de  sa  machination  se  voit  des  extrémités  de 
la  planète  :  soutenir  l'esprit  de  guerre  en  Allemagne,  et  le  faire  baisser 
dans  l'Entente, troubler  les  Alliés  et  attendrir  les  neutres,  en  feignant 
que  l'Allemagne  veut  une  paix  raisonnable  que  la  vorace  Entente 
s'obstine  à  repousser.  Cependant,  avec  une  maladresse  qui  a  l'air 
d'une  flatterie,  le  comte  Czernin  appuie  la  manœuvre.  Lui,  c'est  à 
l'Angleterre  qu'il  s'adresse.  Il  affecte  de  prendre  au  bond  une  phrase 
de  lord  Robert  Cecil  disant  :  «  L'Autriche-Hongrie  n'est  pas  notre 
principal  ennemi.  »  Qu'est-ce  à  dire,  pour  le  comte  Czernin?  Il  sup- 
prime l'épithète,  comme  évidemment  déplacée,  et  c'est-à-dire  : 
«  L'Autriche  n'est  pas  notre  ennemi.  »  Sur  quoi,  tout  allié  qu'il  est 
de  l'Allemagne  qui  matin  et  soir  prie  Dieu  de  punir  l'Angleterre  et  de 
faire  de  l'Empereur  le  ministre  de  ses  vengeances,  il  offre  tranquil- 
lement son  arbitrage. 

De  l'une  et  de  l'autre  démarche,  nous  concluons  que  les  Empires 
du  Centre,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  veulent  encore  la  guerre,  mais 
qu'en  dépit  de  chances  mihtaires  que  la  complexité  même  de 
l'Entente  fait  reverdir  à  chaque  saison,  ils  la  peuvent  de  moins  en 
moins,  et  ne  la  pourront  bientôt  plus.  Cette  guerre  n'est  point  une 
guerre  ordinaire  :  plus  de  la  moitié  de  l'univers  y  est  en  lutte  contre 
quatre  puissances,  deux  grandes  et  deux  petites,  sous  le  régime  des 
nations  armées,  mais  armées  de  tout  ce  qu'elles  possèdent  ou  se  pro- 
curent, population,  production,  richesses,  subsistances,  industrie, 
capacité  d'achat  et  de  transport.  Il  est  possible  qu'elle  se  termine  par 
une  victoire  qui  ne  soit  pas  une  action  spécifiquement  mihtaire,  par 
une  défaite  qui  soit  surtout  une  failUte  ou  une  défaillance.  Mais  ce 
qui  est  tout  à  fait  impossible,  dune  impossibilité  physique  et  mathé- 
matique, c'est  qu'à  la  longue,  l'univers  ne  l'emporte  pas. 

Tan  lis  que   le   chancelier  s'occupait,  avant    de  commencer    ses 


REVUE.    —    CnROIVIQUE.  951 

visites,  à  préparer  ainsi  son  camouflet  (dans  les  deux  sens  du  mot),  la 
Conférence  des  Alliés;  à  Paris,  était  close  par  la  déclaration  réitérée 
de  leur  inébranlable  résolution.  Certaines  difficultés,  qu'on  escomptait 
dans  le  camp  adverse,  ou  n'avaient  pas  été  soulevées,  ou  avaient  été 
écartées,  ou  avaient  été  esquivées.  Le  fagot  d'épines  des  questions 
balkaniques  avait  été  délié  par  les  mains  souples  des  Grecs  et  des 
Italiens  assis  autour  de  la  même  table.  L'opinion  de  la  révolution 
russe  sur  «  les  buts  de  guerre  »  et  le  ferme  propos  des  puissances 
occidentales  ne  s'étaient  pas  entre-choqués.  La  suite  des  conver- 
sations avait  été  opportunément  renvoyée  aune  seconde  réunion  qui 
devait  se  tenir  à  Londres.  Mais,  dans  le  même  temps  et  à  Paris  même, 
siégeaient,  en  une  sorte  de  Conférence  officieuse,  à  côté  de  la 
Conférence  officielle,  des  délégués  des  partis  socialistes  de  France, 
d'Angleterre  et  de  Russie.  Toujours  la  concurrence  des  diplomaties. 
Le  Soviet  de  Petrograd  s'y  était  fait  représenter  par  quatre  plénipo- 
tentiaires, notamment  par  MM.  Ehrlich  et  Goldenberg,  qui  sont,  à 
n'en  pas  douter,  d'excellens  patriotes  russes,  bien  que  leurs  noms 
ne  rendent  pas  un  très  pur  son  de  cristal  slave.  Ces  quatre  citoyens, 
tout  frais  émoulus  de  l'autocratie,  nous  ont  prodigué  leurs  conseils 
avec  une  largesse  parfois  un  peu  choquante.  «  Voici  ce  que  nous 
voulons,  ')  tranchent-ils.  Mais  que  veulent  les  autres?  Car  les  autres 
aussi  ont  le  droit  de  vouloir.  La  révolution  russe,  ou  quelques  révo- 
lutionnaires, pensent  et  parlent  de  la  sorte,  c'est  entendu.  Et,  avec 
leurs  avis,  qu'est-ce  qu'ils  apportent? 

Ce  que  MM.  Ehrlich,  Goldenberg  et  leurs  compagnons  ont  dit, 
dans  cette  conférence  à  côté,  nous  passionne  médiocrement  et  môme 
nous  intéresserait  peu  si  nos  socialistes,  à  nous,  ne  l'avaient  pas 
entendu,  et  si  ce  n'étaient  pas  des  perroquets.  Le  lendemain, 
M.  Renaudel  se  perchait  à  la  tribune  de  la  Chambre.  Sous  le  prétexte 
un  peu  gros  d'empêcher  M.  le  président  du  Conseil  de  favoriser  par 
son  silence  la  manœuvre  de  M.  Michaëlis,  il  le  sommait  de  renoncer 
publiquement  pour  l'avenir  à  toute  autre  garantie  contre  le  retour 
d'une  agression  allemande  que  l'institution  de  la  «  Société  des 
nations.  »  Mais  l'homme  peut  s'instruire  chez  les  bêtes,  et  se  souvenir 
que  la  première  «  Société  des  nations  »  fut  celle  du  Loup  et  de 
l'Agneau,  et  la  seconde,  celle  des  Animaux  malades  de  la  peste. 
M.  Ribot  l'a  vu  clairement  et  clairement  dit.  Il  convient  de  lui  en 
savoir  gré,  autant  que  d'avoir  posé,  comme  une  borne  infranchis- 
sable à  des  empiétemens  qui  devenaient  excessifs,  cette  maxime 
fondamentale  :  «  Il  n'y  a  pas,  en  France,  d'autre  gouvernement  que 


958 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


le  Gouvernement.  »  Que  si  tout  ce  tapage  avait  pour  objet  final 
d'obtenir  de  la  fatigue  de  l'autorité  la  facilité  de  se  rendre,  au 
sortir  d'une  conférence  préliminaire,  à  un  autre  congrès  interna- 
tional, où  ne  seraient  pas  seulement  des  socialistes  alliés,  quand  il 
abandonnerait  Stockholm  pour  Christiania,  nous  nous  retournerions 
encore  vers  M.  le  président  du  Conseil  et  nous  en  appellerions  de 
M.  Kenaudel  à  M.  Ribot.  Les  paroles  restent. 

Il  y  a  des  paroles  qui  méritent  de  rester.  M.  Balfour,  M.  Bonar 
Lavv,  M.  Sonnino,M.  Pacbitch,  en  ont  prononcé  ces  jours-ci.  M,  Lloyd 
George,  à  lui  seul,  peut  en  inscrire  deux  à  son  compte.  «  La  guerre, 
a-t-il  dit,  est  une  terrible  chose,  mais  joas  aussi  terrible  que  le  serait 
une  mauvaise  paix.  »  Et  encore  :  «  L'Allemagne,  qui  a  manqué  son 
coup,  s'arrangerait  pour  ne  pas  le  manquer  une  autre  fois.  //  faut  quil 
n^ y  ait  pas  d'autre  fois.  »  Une  paix  juste  et  réparatrice,  une  paix  solide, 
une  paix  durable,  une  paix  moins  terrible  que  cette  terrible  guerre, 
et  la  guerre  qu'U  faut  pour  l'assurer,  tant  qu'il  la  faudra,  parce  qu'il 
nous  faut  une  paix  définitive,  c'est  à  cette  pensée  que  le  globe  est 
comme  suspendu.  Toute  sa  vie  se  rassemble  et  s'organise  autour  de 
cet  axe.  Autour  de  lui,  se  groupent  en  un  système  d'événemens  les 
accidens  ou  incidens  quotidiens  dont  la  terre  et  les  mers  s'emplis- 
sent jusqu'à  en  déborder.  Même  les  affaires  intérieures  de  chaque 
pays,  conflits  constitutionnels,  orages  parlementaires,  embarras  minis- 
tériels, empruntent  de  cette  grande  et  unique  affaire  un  immense 
surcroît  d'importance.  Affaires  d'Irlande,  d'Espagne,  de  Grèce  : 
l'Occident,  le  Midi,  l'Orient,  l'Extrême-Orient.  Il  nous  est  arrivé  de 
dire  de  la  Chine  qu'elle  ne  faisait  rien  comme  personne.  Nous  lui 
devons  amende  honorable.  Elle  vient  de  faire  comme  tout  le  monde 
(y  compris  la  république  noire  de  Libéria),  et  de  déclarer  la  guerre  à 
l'Allemagne. 

Charles  Benoist. 


Le  Directeur-Gérant, 
René  Dgumic. 


SIXIÈME   PÉRIODE.    —   LXXXVIP  ANNÉE 


TABLE    DES    MATIÈRES 


DU 


QUARÀINTIÈME  VOLUME 


JUILLET   —   AOUT 


Livraison  du  l^'  Juillet. 

Pages. 

L\   Ci.osEpiE    DE    Champdolent,    dernière    partie,    par   M.    René    BAZIN,   de 

l'Académie  française ^ 

Visites   au  front.  —   Sur  le   front   anglais   (juin   1916).  —  1.   Vers    les 

TRANCHÉES.   —   DEVANT  LA    CRÈTE  DE  VlMY,   par  M.   AnDRÉ   CHEVRILLON  ■         46 

Le  Péril  de  notre  marine  marchande.  —  III.  L'Insuffisance  de  nos  ports 

DE  commerce,  par  M.  J.  CHARLES-ROUX 81 

Poésies,  par  Madame  la  Comtesse  DE  NOAILLES 108 

L'Extké.mk-Orient  pendant  la  guerre  (1914-1917),  par  M.  A.  GÉRARD.    ,    .     121 
Notre  avenir  économique.  —  France  et  Espagne,  par  M.  Louis  DE  LAUNAY, 

de  l'Académie  des  Sciences 150 

Lendemains  de  révolution  a  Pétrograd.  —  LE  Conseil  des  députés,  ouvriers 

ET     SOLDATS.    —    LA      FÊTE    RÉVOLUTIONNAIRE.     —     UNE    INTERVIEW     DE 
M.    MlLlOUKOFF.    —    LÉNINE    AU    PALAIS     DE    LA    DANSEUSE,    par    MaRYLIE 

MARROVITGH 180 

Revue  dramatioie.  —  L'Élévation,  à  la   Comédie-Française,  par  M.  René 

DOUMIC,  de  l'Académie  française ' 211 

Revck     littéraire.    —    Les     Amours    d'un     philosophe,    par    M.    André 

BEAUNIER 211 

Chronique   de  la  quinzaine,  histoire  politiquk,  par    M.  Charles  BENOIST, 

de  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques 22? 

Livraison  du   15  Juillet. 

La  Bataille  des  Flandres.  —  L'Yser  et  Ypres.  —  I.  La  Course  a  la  mer. 

—  Les  Belges  sur  l-Yser.  —  Les  Anglais  au  sud  d'Ypres.  —  Une  armée 
française  de  Belgique  (avec  cartes),  par  M.  Louis  MADELIN 241 

Marseille  pendant  la  guerre,  par  M.  Louis  BERTRAND 277 

Récits  de  l'invasion.  —  I.  L'Oubliée,  par  Camille  MAYRAN 306 

Visites  au  front.  —  Sur  le   front  anglais   (juin    1916).   —    II.    Quelques 
métbodes.  —  Voix  du  dimanche.  —  Le  Champ  de  bataille  de  u Artois. 

—  Ceux  que  nous  garderons,  par  M.  André  CHEVRILLON 34.^ 

Un  nouvel  acteur  sicilien  :  Angelo  Musco,  par  M.  Paul  HAZARD 378 

L'Aventure  sentimentale  de  J.-Il.  Bernstorff  (1741-1748),  par  M™®  Martine 

RÉMUS.\T 387 


960 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Pages. 

Aux  Régions  dévastées.  —  I.  Les  Ruines,  par  M.   Gaston  DESCHAMPS.   .  406 

Les  Offensives  conjuguées,  par  M.  le   Contre-Amiral  DEGOUY 432 

Réceptions  académiques.  —  Réception  de  M.  Alfred  Capus,  par  M.  Henry 

BIDOU 449 

Revue  scientifique.  —  Le  Réglage  du  tir  de  vartillerie,  par  M.  Charles 
NORDMANN 457 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique,  par  M.  Charles  BENOIST, 
de  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques 469 

Livraison  du  1^''  Août. 

L'Alsace-Lorraine  a  la  veille  de  la  délivrance,  par  M.  l'Abbé  WETTERLÉ.     481 
La  Bataille  des  Flandres.  —  L'Yser  et  Ypres.  —  II.  La  Bataille  d'Ypres. 

—  L'Offensive  alliée.  —  L'Assaut  allemand.  —  Le  Rétablissement. 

—  Les  Résultats  (avec  une  carte),  par  M.  Louis  MADELIN ;i06 

Récits  de  l'invasion.   —   II.  Histoire    de   Gotton   Connixloo,  par  Camille 

MAYRAN 540 

Trois  ans  après.  —  Le  Miracle  français,  II,  par  M.  Victor  GIRAUD.    .  .   .    S70 
La  Guerre  en  montagne.  —  Les   Routes  D'une  armée.  —  Au  Cœur   des 

pierres.    —  PODGORA,    GORITZ.   —   DES   ARMÉES    ET    DES    AVALANCHES.  — 

Le  Front  du  Trentin,  par  M.  Rudyard  KIPLING .     60! 

En  Amérique.  —  Avec  M.  Viviani  et  le  maréchal  Joffre,  par  Pierre 
DE  LEYRAT 632 

La  Russie  au  bord  de  l'abîme.  —  Pour  et  contre  le  gouvernement  provi- 
soire i'20  AVRlLjS  MAI).  —  LA  «  GARDE  ROUGE.  »  —  On  DÉf-ERTE...  ON  FRA- 
TERNISE.  —   L'ANARCHIE    DANS    LES     VILLES.   —   LA    JACQUERIE    DANS    LES 

CAMPAGNES.  —  UNE  ÉCLAIRCIE,  par  Marylie  MARROVITGH 666 

Revue   littéraire.  —  Nouveaux  Essais  de  Théodore  de  Banville,  par 

M.  André  BEAUNIER 697 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire   politique,  par  M.  Charles    BENOIST, 

de  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques 709 

Livraison  du  15  Août. 

L'Enigme  de  Charleroi.  —  I.La  Manœuvre  de  Belgique.—  Les  Combats  de 
LA  Sambre  [16-95  AOUT  i9ii),  avcc  cartes,  par  M.  G.  HANOTAUX,  de  l'Aca- 
démie française 721 

Le  Cardinal  Mercier,  par  M.  Georges  GOYAU. 762 

Récits  de  l'invasion.  —  Histoire  de  Gotton  Connixloo  (deuxième  partie), 
par  Camille  MAYRAN 800 

L'Éternel  champ    de    bataille    :    Les   Bonnes  gens   de  chez   nous,    H,    par 

M.  Louis  BERTRAND 828 

Poésies.  —  Le  Poème  des  Jardins,  par  M.  le  Comte  Ernest  DE  GANAY  .  .  8.j8 
Le  Martyre  de  Reims.  —  Les  Écoles  dans  les  caves.  —  Journal  de  L'ins- 
pecteur PRIMAIRE,  par  M.   0.  FORSANT 866 

Où  en  est  l'armée  allemande?  par  **' 883 

La  Situation  agricole  en  France,  par  M.  Daniel  ZOLLA 912 

Revue  scientifique.  —  Les  Plaies  de  guerre,  par  M.  Charles  NORDMANN.  935 
Chronique  de    la  quinzaine,  histoire   politique,  par  M.  Charles  BENOIST, 

de  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques 947 


Parti.  —  Typ.  Philippe  Renooard,  19,  rue  des  Saiots-P^res. 


TUFTS  UNIVERSITY  LIBRARIES 


3  9090  007  539  253